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Paul Rassinier
Le mensonge dâUlysse
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LE MENSONGE DâULYSSE
Le livre de Paul Rassinier, Le Mensonge dâUlysse, qui est paru dâabord auxEditions bressanes en 1950. Cette premiĂšre partie Ă©tait parue auparavant sous le titrePassage de la ligne en 1948. Lâensemble a Ă©tĂ© plusieurs fois rĂ©Ă©ditĂ© par diffĂ©rentsĂ©diteurs, de droite comme de gauche. Nous utilisons lâĂ©dition procurĂ©e en 1980 parLa Vieille Taupe, Ă Paris. Signalons quâil existe une traduction anglaise un peuabrĂ©gĂ©e (il y manque les trois premiers chapitres) parue, avec dâautres textes deRassinier, sous le titre Debunking the Genocide Myth, parue en 1978 aux Etats-Unis.
Revue de presse concernant Le passage de la ligne (1948)
« DĂ©position saisissante Ă lâheure oĂč les camps de concentration, devenusmoyen de gouvernement, se multiplient dans le monde. »
(Franc-Tireur)
« Le rĂ©quisitoire objectivement circonstanciĂ© dâun pacifiste et dâun socialisteinternationaliste... Le premier tĂ©moignage froidement et calmement Ă©crit, contre lessollicitations du ressentiment et de la haine imbĂ©cile ou chauvine. »
(La Révolution prolétarienne)
« Paul Rassinier, en nous rapportant ces choses, nâenfle pas la voix. Il les ditsimplement. Plus encore : il les dit sans haine. Et câest peut-ĂȘtre par lĂ que cessouvenirs de bagne se distinguent le plus de tous les autres. »
(J.-B. SĂ©verac, La RĂ©publique libre)
« Lucide, intransigeant, terriblement honnĂȘte, Rassinier poursuit une sĂ©rie detableaux cruels et vrais, des photographies dâun justesse, dâune exactitude quiĂ©tonnent tout au long du rĂ©cit. Bourreaux comme concentrationnaires passent aucrible de sa raison toujours prĂ©sente. Il compare les deux Ă©tats avec un esprit critiquetoujours froid. »
(Le Populaire-Dimanche)
« Lâauteur a su garder la plus pure objectivitĂ© dans ces pages qui nous livrentenfin une interprĂ©tation humaine dâun phĂ©nomĂšne qui ne se situe que tropnormalement dans le cycle habituel aux frĂ©nĂ©sies guerriĂšres. Ă lire et Ă faire lire pourdĂ©bourrer les crĂąnes. »
(SERGE, DĂ©fense de Monime)
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« Une mise au point discrĂšte Ă certains tĂ©moignages oĂč la passion politique, lahaine ou le ressentiment lâont trop souvent emportĂ© sur lâobjectivitĂ©. »
(Le ProgrĂšs de Lyon)
« Passage de la ligne, de Paul Rassinier, ajoute un document Ă tous ceux quenous connaissons, avec cette originalitĂ© quâau lieu de sâen prendre Ă ses bourreaux,câest Ă la pratique mĂȘme des camps de concentration quâil sâattaque et Ă toutes lesbassesses quâelle engendre. Il ne parle que de ce quâil a vu, de ce quâil a endurĂ©, et ilen parle avec une Ă©mouvante bonne foi. »
(Parisien libéré)
« Ce qui ajoute Ă ce rĂ©cit qui prendra sa place Ă cĂŽtĂ© de ceux de David Roussetet dâEugen Kogon, ce sont les trois croquis du camp, un schĂ©ma de la hiĂ©rarchie, etsurtout une sĂ©rie absolument Ă©tonnante dâarticles cueillis dans les journaux de 47-48et qui visent Ă dĂ©montrer, sans commentaires, que les horreurs des camps allemandsne sont pas un fait unique - que partout, dans ce monde, les S.S. ont fait et fontencore des adeptes, que ces invraisemblables nouvelles des abĂźmes du sadisme nousarrivent de tous les horizons et spĂ©cialement des plus inattendus ou des plusvolontairement oubliĂ©s. »
(Le Libertaire)
« Le document qui manquait à la collection littéraire sur les camps deconcentration. »
(Ăcole libĂ©ratrice)
« Importante mise au point aprÚs tant de rodomontades communistes ! »(Le Crapouillot)
« Ce livre est un livre rare. Il est rare parce quâil est un tĂ©moignage trĂšs fortdans sa nuditĂ©, parce que la sincĂ©ritĂ© de ses accents est frappante, parce que Rassiniera passĂ© la ligne au-delĂ de laquelle la haine nâa plus de sens. Vous sortirez de salecture maudissant seulement la servilitĂ©, lâimbĂ©cillitĂ©, le fanatisme, la haine et laguerre. Câest donc un livre, bienfaisant et fondamentalement humain... »
(J. Carrez, Bulletin du Syndicat des Instituteurs du Doubs)
« Ce Rassinier pousse lâobjectivitĂ© Ă la provocation. Il assure quâil nây avaitpas de chambre Ă gaz Ă Dora, ni Ă Buchenwald. Et puis non, je nâose pas direjusquâoĂč il va, câest du dĂ©lire et ça ferait pleurer tous les Mauriac. »
(Albert Paraz, Valsez Saucisses, chez Amiot-Dumont)
« Un livre bien Ă©crit, et oĂč lâesprit de vĂ©ritĂ© domine sans faiblir toute vaineimagination, tout faux lyrisme, la partialitĂ© politique et la haine. »
(LâEuropĂ©en)
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Revue de presse concernant Le mensonge dâUlysse (1950-1976)
« Câest une utile et premiĂšre contribution critique Ă cette histoire rationnelle etsolide des camps qui est encore dans les langes. Tant de mauvaise foi contre unhomme qui a le courage de la sincĂ©ritĂ© ne peut quâinciter Ă lire Le MensongedâUlysse. »
(Maurice Dommanget, LâĂcole Ă©mancipĂ©e, octobre 50)
« Rassinier a raison dâĂȘtre sĂ©vĂšre pour ceux qui brodent, qui romancent, qui enajoutent : la vĂ©ritĂ© suffit sana quâon la sollicite, et elle mâeu est que plus frappante. »
(Jean Puissant (ex-Buchenwald), Faubourgs, juillet 51)
« On ne pourra pas ne pas considĂ©rer comme Ă©lĂ©ment Important du dossierlâouvrage de Rassinier, dĂ©portĂ© Ă Buchenwald et Ă Dora, ce qui lui donne quelquedroit Ă dire les choses comme il les comprend. »
(Georges Lefranc, RĂ©publique libre, 13 mai 1955)
« Paul Rassinier, qui a dĂ©crit son expĂ©rience de dĂ©portĂ© dans Le Passage de laligne et qui dans Le Mensonge dâUlysse a tentĂ© de refaire sur le thĂšmeconcentrationnaire le travail accompli par Norton Cru au sujet des tĂ©moignages deguerre dans la littĂ©rature europĂ©enne de 1914 Ă 1930. Paul Rassinier nâest pas unInconnu dans les milieux dâavant-garde. Ancien rĂ©dacteur en chef du Travailleur deBelfort, passĂ© Ă lâopposition communiste avec Souvarine et Rosmer, collaborateur dela presse S.F.I.O. puis Ă divers organes libertaires et pacifistes, Il est restĂ© un franc-tireur du journalisme et de la politique, en marge de toutes les orthodoxies de parti etde secte. »
(André Prudhommeaux, Témoins, 1954)
« La souffrance suffit Ă la souffrance rance ! Si le crime Ă©clabousse, sonexploitation avilit. La vĂ©ritĂ©, telle la coulĂ©e dâun mĂ©tal ardent, gagne Ă sâĂȘtredĂ©barrassĂ©e des scories qui, ternissent son Ă©clat. Paul Rassinier lâa compris. Sous sonburin, les formes ont perdu leur lourdeur, et il nous a livrĂ© une visionconcentrationnaire copieusement Ă©barbĂ©e. Pour cela, il lui fallait reconstituerlâhistoire. Il lâa fait avec une rigueur qui Ă©carte du sujet le modelage douteux destĂącherons de la veine concentrationnaire. »
(Maurice Joyeux, LâUnitĂ©, fĂ©vrier 51)
« Ces lignes ont seulement pour but de dire tout le bien que je pense de lâĆuvrede Rassinier et cela pour la seule raison qui lâinspire et qui la justifie : la fidĂ©litĂ© Ă lavĂ©ritĂ©. Nous nous devons de dĂ©fendre son Ćuvre et de la faire connaĂźtre. »
(L. Roth, LâĂcole Ă©mancipĂ©e, avril 55)
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« Lorsque, en 1950, Paul Rassinier, militant chevronnĂ© du socialismeinternational, publia Le Mensonge dâUlysse, nous avons dit ici que cette sorte dethĂšse sur le rĂ©gime concentrationnaire allemand sâaccordait remarquablement avecles thĂšses constantes du socialisme sur la rĂ©pression capitaliste, dans la tradition desBlanqui, Louise Michel, Guesde, Vaillant, etc., et rejoint dans ses conclusions AlbertLondres (Dante nâavait rien vu), le Dr Louis Rousseau (Un mĂ©decin au bagne),Belbenoit (Les compagnons de la belle), Mesclon (Comment jâai fait quinze ans debagne), Ville de la Ware, etc.. »
(Correspondance socialiste internationale, octobre 54)
« Oui, dâaccord avec Rassinier : Jâai souffert dans ma chair, et du S.S., et descaĂŻds quâils avaient choisis surtout (...) Constater, comme lâont fait Rousset, Kogon,Martin-Chauffier puis Rassinier, ne peut que nous donner raison Ă nous, chair dedĂ©portĂ©s, et Ă vous, chair de dĂ©portĂ©s en puissance, quand nous accusons lâĂtatTOTALITAIRE, quel quâil soit, qui fait de lâhomme un robot maniaque et cruel, Ă son image... »
(Henri Pouzol (ex-Dachau), Faubourgs, juillet 51)
Les actions judiciaires contre Le mensonge dâUlysse : Ă©checcomplet
« Bourg-en-Bresse â M. Edmond Michelet, dĂ©putĂ©, qui avait introduit uneaction en dommages et intĂ©rĂȘts contre Le Mensonge dâUlysse, de M. Paul Rassinier,sâest dĂ©sistĂ© de cette action... M. Michelet a, en outre, offert le remboursement desfrais occasionnĂ©s par la partie adverse. »
(Nouvelle Rép. du c.-ouest, 14 décembre 50)
« Paul Rassinier, en nous remerciant pour notre soutien, nous informe que lestrois organisations de la RĂ©sistance qui avaient engagĂ© des poursuites contre luiviennent dâĂȘtre dĂ©boutĂ©es et condamnĂ©es aux dĂ©pens de la procĂ©dure, au tribunal deBourg-en-Bresse. Nous ne pouvons que nous en fĂ©liciter. Le Mensonge dâUlysse adonc droit de citĂ©. »
(Le Libertaire, mai 51)
« M. Paul Rassinier, auteur de lâouvrage que la FNDIR, partie civile,considĂ©rait comme une atteinte portĂ©e Ă la RĂ©sistance, a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă quinze joursde prison avec sursis et Ă 100 000 francs dâamende et solidairement Ă 800 000 francsde dommages et intĂ©rĂȘts Ă la FNDIR. La saisie et la destruction de tous lesexemplaires du livre ont Ă©tĂ© ordonnĂ©es. »
(Franc-tireur, 3 novembre 1951)
« Pour ne pas ignorer ce que veut dire la bureaucratisation (dans non sensPolitique et « asiatique »), sa progression et sa pérennité, trois livres qui semblent se
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suivre apportent des éclaircissements : Sans patrie ni frontiÚre, de Jan Valtin. rééditépar J.C. LattÚs ;
Le Mensonge dâUlysse, de Paul Rassinier, livre maudit sur les camps deconcentration, qui ne risque pas dâĂȘtre rĂ©Ă©ditĂ© parce quâil montre bien lâhorreur, nonseulement des faits, mais du systĂšme concentrationnaire dans ses composantesbureaucratiques. »
(Errata, avril 1976)
« Poursuivis en diffamation depuis 1951 lâauteur, le prĂ©facier et lâĂ©diteur duMensonge dâUlysse sont finalement relaxĂ©s par la cour de Grenoble.
Lâaffaire fut appelĂ©e en premiĂšre instance devant le tribunal correctionnel deBourg-en-Bresse, qui, le 9 mai 1951, avait rendu un jugement de relaxe condamnantles parties civiles aux dĂ©pens.
Sur appel des deux associations et du ministĂšre publie, la cour dâappel de Lyondevait rendre un arrĂȘt de culpabilitĂ© le 2 nov. 1951 â M. Rassinier Ă©tait condamnĂ© Ă quinze jours de prison avec sursis et 100 000 F dâamende, M. Paraz Ă huit jours deprison et 100 000 F dâamende, M. Greusard Ă 50 000 F dâamende. Les parties civilesobtenaient 800 000 F de dommages et intĂ©rĂȘts. En outre, les exemplaires duMensonge dâUlysse furent saisis par la police et dĂ©truits.
Cependant un pourvoi en cassation fut signĂ© contre lâarrĂȘt de la cour de Lyon,et le 16 dĂ©cembre dernier la Cour suprĂȘme lâannulait et renvoyait lâaffaire devant lacour de Grenoble, oĂč le dĂ©bat recommença le 29 avril dernier. »
(Le Monde, 26 mai 1955)
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TABLE DES MATIERES
Table des matiĂšres ___________________________________________________________ 7Prologue __________________________________________________________________ 10PremiĂšre partie : LâexpĂ©rience vĂ©cue ___________________________________________ 17
Chapitre I ______________________________________________________________ 17Un grouillement dâhumanitĂ©s diverses aux portes des enfers_____________________ 17
Chapitre II _____________________________________________________________ 32Les cercles de lâenfer____________________________________________________ 32
Chapitre III_____________________________________________________________ 44La barque de Charon ____________________________________________________ 44
Chapitre IV_____________________________________________________________ 62Un havre de grĂące antichambre de la mort ___________________________________ 62
Chapitre V _____________________________________________________________ 73Naufrage _____________________________________________________________ 73
Chapitre VI_____________________________________________________________ 77Terre des hommes « libres » ______________________________________________ 77
Deuxieme partie : LâexpĂ©rience des autres_______________________________________ 93Chapitre I ______________________________________________________________ 93
La littérature concentrationnaire ___________________________________________ 93Chapitre II ____________________________________________________________ 103
Les tĂ©moins mineurs ___________________________________________________ 103I â FrĂšre Birin ______________________________________________________ 103
Le dĂ©part en Allemagne (de la gare de CompiĂšgne) ______________________ 104LâarrivĂ©e Ă Buchenwald____________________________________________ 104Le rĂ©gime du camp _______________________________________________ 104Ă Dora _________________________________________________________ 105Des erreurs graves ________________________________________________ 106Le destin des dĂ©portĂ©s _____________________________________________ 107
II â AbbĂ© Jean-Paul Renard ___________________________________________ 108III â AbbĂ© Robert Ploton _____________________________________________ 109
Appendice au Chapitre II ________________________________________________ 112La discipline à la Maison Centrale de Riom en 1939 __________________________ 112Dans les prisons de la « libération » _______________________________________ 113à Poissy_____________________________________________________________ 114Allemands prisonniers en France _________________________________________ 114
Chapitre III____________________________________________________________ 116Louis Martin-Chauffier _________________________________________________ 116
Type de raisonnement________________________________________________ 116Autre type de raisonnement ___________________________________________ 118Le régime des camps ________________________________________________ 118Mauvais traitements _________________________________________________ 121
Chapitre IV____________________________________________________________ 123Les psychologues _____________________________________________________ 123David Rousset et LâUnivers concentrationnaire ______________________________ 123
Le postulat de la thĂ©orie ______________________________________________ 125Le travail__________________________________________________________ 126La HĂ€ftlingfĂŒhrung__________________________________________________ 127LâobjectivitĂ© _______________________________________________________ 131
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Tradutore, traditore__________________________________________________ 136Appendice au Chapitre IV _______________________________________________ 138
DĂ©claration sous la foi du serment ________________________________________ 138Le rapport dâun sous-lieutenant Ă un lieutenant ______________________________ 139
Chapitre V ____________________________________________________________ 142Les sociologues _______________________________________________________ 142Eugen Kogon et LâEnfer organisĂ©_________________________________________ 142
Le dĂ©tenu Eugen Kogon ______________________________________________ 143La mĂ©thode ________________________________________________________ 144La HĂ€ftlingfĂŒhrung__________________________________________________ 146Les arguments______________________________________________________ 148Le comportement de la S.S. ___________________________________________ 152Le personnel sanitaire________________________________________________ 156DĂ©vouement _______________________________________________________ 157CinĂ©ma, sports _____________________________________________________ 159La maison de tolĂ©rance_______________________________________________ 159Mouchardage ______________________________________________________ 160Transports_________________________________________________________ 162Tableau ___________________________________________________________ 162ApprĂ©ciations ______________________________________________________ 164Nota bene _________________________________________________________ 165
Conclusion _______________________________________________________________ 168Avant-propos de lâauteur pour la seconde et la troisiĂšme Ă©dition ____________________ 178La hiĂ©rarchie dans un camps de concentration __________________________________ 196PrĂ©face dâAlbert Paraz Ă la premiĂšre Ă©dition ____________________________________ 197
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LE MENSONGE DâULYSSE
« Laissez dire ; laissez-vous blĂąmer,condamner, emprisonner ; ce nâest pas undroit, câest un devoir. La vĂ©ritĂ© est toute Ă tous... Parler est bien, Ă©crire est mieux ;imprimer est excellente chose Si votrepensĂ©e est bonne, on en profite ; mauvaise,on la corrige et lâon en profite encore. Maislâabus ? Sottise que ce mot ; ceux qui lâontinventĂ©, ce sont eux vraiment qui abusent dela presse, en imprimant ce quâils veulent,trompant, calomniant et empĂȘchant derĂ©pondre. » Paul-Louis Courier.
« Ăcris comme si tu Ă©tais seul danslâUnivers et que tu nâaies rien Ă craindre desprĂ©jugĂ©s des hommes. » La Mettrie
Ă Albert LONDRES Hommageposthume
et Ă JEAN-PAUL pour quâil sacheque son pĂšre nâeut point de haine
Avec une grande abondance de dĂ©tails et plus ou moins de bonheur ou detalent, un certain nombre de tĂ©moins ont fait, depuis la LibĂ©ration, le tableau deshorreurs des camps de concentration. II ne peut avoir Ă©chappĂ© Ă lâopinion quelâimagination du romancier, Les excĂšs de lyrisme du poĂšte, la partialitĂ© intĂ©ressĂ©e dupoliticien ou les relents de haine de la victime, servent tour Ă tour ou de concert, detoile de fond aux rĂ©cits jusquâici publiĂ©s. Jâai pensĂ©, pour ma part, que le momentĂ©tait venu dâexpliquer ces horreurs avec la plume froide, dĂ©sintĂ©ressĂ©e, objective, Ă lafois impartiale et impitoyable, du chroniqueur â tĂ©moin, lui aussi, hĂ©las ! âuniquement prĂ©occupĂ© de rĂ©tablir la vĂ©ritĂ© Ă lâintention des historiens et dessociologues de lâavenir.
P.R.
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PROLOGUE1
BĂąle, 19 juillet. â Buchenwald, que lâon croyait relĂ©guĂ© au rang des mauvaissouvenirs laissĂ©s par la pĂšgre nazie, est redevenu un camp de la mort lente, oĂčsâĂ©teignent les individus jugĂ©s dangereux pour le rĂ©gime. Avec sept autres camps âdont les plus tristement fameux sont ceux dâOrianenburg et de Torgau â il abriteraitenviron 10.000 dĂ©portĂ©s.
Deux journalistes danois qui, au risque de leur vie, ont pu entrer en contactavec les prisonniers, rapportent des scĂšnes effarantes. Ă Torgau, par exemple, dansdes cases de 25 mĂštres carrĂ©s, sont entassĂ©es, comme des bĂȘtes, de 10 Ă 18personnes, dans des conditions dâhygiĂšne pitoyables. Pour tout repas, on sert Ă cesmalheureux une soupe et un morceau de pain sec. Plusieurs rescapĂ©s ont expliquĂ©quâils avaient Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s en pleine nuit par des militaires russes qui opĂ©raient encollaboration avec la police allemande, et soumis, pendant des heures, sous lalumiĂšre intense des projecteurs, aux violences dont on pensait que les AllemandsdĂ©tenaient seuls le secret.
Militaires, anciens fonctionnaires, nazis, gros propriĂ©taires terriens, directeursdâusines et intellectuels, sont particuliĂšrement visĂ©s.
(Les Journaux, 20 juillet 1947)
Londres, 21 juillet (Reuter). â Le ComitĂ© central de lâE.A.M. a informĂ© lesgouvernements amĂ©ricain, russe, britannique et français, ainsi que le Conseil deSĂ©curitĂ© de la FĂ©dĂ©ration syndicale mondiale, que les quinze mille personnesrĂ©cemment arrĂȘtĂ©es et dĂ©portĂ©es par le Gouvernement central de GrĂšce, se trouvaientactuellement dans diffĂ©rentes Ăźles, sans abris et sans nourriture.
Le message de lâE.A.M. dit notamment : « Nous prenons Ă tĂ©moin le mondecivilisĂ© en lui demandant de nous prĂȘter son appui pour mettre un terme auxsouffrances du peuple grec. La situation qui existe dans ce pays est une honte pour lacivilisation. »
(Les Journaux, 22 juillet 1947)
Washington, 20 aoĂ»t. â Des rapports rĂ©cemment parvenus de Roumanie auDĂ©partement de lâEtat ont rĂ©vĂ©lĂ© que prĂšs de 2000 victimes de la rĂ©cente rafle desdirigeants des partis de lâopposition, qui sâest Ă©tendue Ă tout le pays et a Ă©tĂ© dirigĂ©epar le rĂ©gime Groza, contrĂŽlĂ© par les communistes, se trouvent actuellement dans des
1 Partie intégrante de la premiÚre édition de Passage de la Ligne (1918)
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prisons ou dans des camps de concentration oĂč ils sont soumis Ă des traitementscruels et inhumains, apparemment « dans un but dâextermination ».
(Les Journaux, 22 août 1947)
« DĂ©sireux de jeter un coup dâĆil sur les prisonniers qui se rendaient Ă leurtravail, je me levai de bonne heure. Une pluie froide tombait. Un peu aprĂšs sixheures, je vis arriver un contingent dâenviron quatre cents prisonniers des deux sexes,ils marchaient en colonne par dix, sous bonne garde, et se dirigeaient vers les atelierssecrets.
Il y avait des annĂ©es que je voyais des malheureux de cet acabit et je ne pensaispas quâil mâĂ©tait rĂ©servĂ© de contempler un jour des crĂ©atures dâun aspect plustragique encore que celles que jâai vues dans lâOural ou en SibĂ©rie. Lâhorreur avaitici quelque chose de proprement diabolique et dĂ©passait tout ce quâon pouvaitimaginer. Les visages exsangues et dâune horrible couleur jaunĂątre des dĂ©tenusressemblaient Ă des masques mortuaires. On eĂ»t dit des cadavres ambulants,empoisonnĂ©s par les produits chimiques quâils manipulaient dans leur affreuxpurgatoire souterrain.
Parmi eux, il y avait des hommes et des femmes qui pouvaient bien avoircinquante ans et plus, mais aussi des jeunes ayant Ă peine dĂ©passĂ© leur vingtiĂšmeannĂ©e. Ils allaient dans un silence accablĂ©, comme des automates, sans regarderautour dâeux, ils Ă©taient vĂȘtus dâune façon effarante. Plusieurs dâentre eux portaientdes galoches de caoutchouc attachĂ©es avec des ficelles, dâautres avaient les piedsenveloppĂ©s de chiffons. Certains Ă©taient affublĂ©s de vĂȘtements de paysans ; quelquesfemmes portaient des manteaux dâastrakan dĂ©chirĂ©s, et je reconnus sur certainsprisonniers les vestiges de vĂȘtements de bonne qualitĂ© et de provenance Ă©trangĂšre.Au moment oĂč la sinistre colonne passait devant lâimmeuble dâoĂč je lâobservais, unefemme sâaffaissa soudain. Deux gardes la tirĂšrent hors des rangs, mais pas un desprisonniers nâeut lâair de sâen apercevoir. Toute sympathie, toute rĂ©action humaineĂ©taient mortes en eux.
Mais peut-ĂȘtre des hommes de bonne foi se demanderont-ils sâil ne sâagit paslĂ de situations exceptionnelles, de faits atroces mais isolĂ©s. Jusque dans les milieuxouvriers les plus sincĂšres, des hommes ont cru voir Ă ĂȘtre ainsi persĂ©cutĂ©s en Russie,uniquement une minoritĂ© de mĂ©contents, minoritĂ© qui serait trĂšs restreinte. Or, il estimpossible Ă tout esprit se refusant au parti pris, de ne pas apercevoir le caractĂšredâextension, de tendance vers la gĂ©nĂ©ralisation du travail forcĂ© qui sâaffirme enRussie. »
Voici les donnĂ©es de Kravchenko quant Ă la masse humaine qui est lâobjet dece travail forcĂ© :
« Dâautres contingents, arrivant de diffĂ©rentes directions, se rendaient Ă lâenfersouterrain. Ils venaient des colonies du N.K.V.D., cachĂ©es au loin, dans les forĂȘts, Ă plusieurs kilomĂštres de distance. Le soir, je vis une colonne deux fois plus longue
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que celle du matin, qui pataugeait dans la boue et sous la pluie, en route pour letravail de nuit.
Je ne fus pas autorisĂ© Ă descendre sous terre et, en vĂ©ritĂ©, je nâen avais guĂšreenvie, mais les conversations que jâeus pendant les deux journĂ©es que je passai lĂ , mepermirent de me faire une idĂ©e assez prĂ©cise de toute la misĂšre qui rĂ©gnait dans cetendroit. Lâusine souterraine Ă©tait mal aĂ©rĂ©e, ayant Ă©tĂ© construite en plein affolementet sans quâon se souciĂąt le moins du monde de la santĂ© des ouvriers. AprĂšs quelquessemaines passĂ©es Ă respirer ses vapeurs nocives et sa puanteur, lâorganisme humainĂ©tait empoisonnĂ© Ă jamais. Le taux de la mortalitĂ© Ă©tait extrĂȘmement Ă©levĂ©. Lâusineconsommait la « matiĂšre humaine » presque aussi vite que les matiĂšres premiĂšresquâelle transformait.
Le directeur de lâentreprise Ă©tait un communiste au visage rĂ©barbatif, quiportait sur sa tunique je ne sais quel ordre et toute une rangĂ©e de dĂ©corations.Lorsque jâen vins Ă lâinterroger sur ses ouvriers, il me regarda dâune façon Ă©trange,comme si je lui eusse demandĂ© des nouvelles dâun lot de mules destinĂ©es Ă lâĂ©quarrissage. »
(V. A. Kravchenko, Jâai choisi la LibertĂ©)
Lyon, 15 juin. â Le Commissaire Jovin a Ă©tĂ© Ă©crouĂ©, lâenquĂȘte menĂ©e Ă sonsujet ayant Ă©tabli que le prĂ©venu y Ă©tait mort de coups reçus pendant soninterrogatoire.
(Les Journaux, 16 juin 1947)
Paris, 31 juillet. â Vingt-deux femmes dĂ©tenues pour des peines lĂ©gĂšres onttrouvĂ© la mort hier soir, vers 23 heures, dans un incendie qui, pour des causes encoreindĂ©terminĂ©es, sâest dĂ©clarĂ© dans le dortoir-atelier 12 de la prison des Tourelles.
Lâex-caserne des Tourelles, situĂ©e boulevard Mortier, Ă la Porte des Lilas,nâĂ©tait pas faite pour abriter des dĂ©tenus. Construction lamentable, elle avait Ă©tĂ©depuis longtemps abandonnĂ©e par la troupe, et ce nâest quâaux Allemands quâelle dutson utilisation. Construction lĂ©preuse et pratiquement dĂ©pourvue de toute installationsanitaire, lâennemi y entassa pendant des annĂ©es les patriotes quâil allait dĂ©fĂ©rer auxcours spĂ©ciales. Puis, Ă la LibĂ©ration, les coupables Ă©taient incarcĂ©rĂ©s par milliers :aux premiers jours de lâĂ©puration, les autoritĂ©s françaises expĂ©diĂšrent lĂ de nombreuxcollaborateurs. Les geĂŽles Ă©taient trop peu nombreuses alors. Mais cela remonte Ă trois ans.
Depuis, avait-on apporté quelque changement à la détention des jeunes,hommes et femmes, inacceptables par Fresnes ou la Petite Roquette ? Aucune. Lesdétenues vivaient là dans des dortoirs (comportant des lits à étages identiques à ceuxdes P.G. en Allemagne), séparés par des cloisons en planches, le bois étant lematériau principal de la construction.
Cette prison, qui occupe le bùtiment central de la caserne, abrite actuellement380 détenus, employés dans la journée à des travaux manuels consistant à confectionner des colliers de paillettes de celluloïd et de matiÚre plastique.
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Par groupes de 25 ou 30, ces femmes, il faut le souligner, toutes prévenues demenus délits, sont enfermées de 7 heures du soir à 9 heures du matin.
Or, hier soir, vers 22 h 15, un passant aperçut dans la rue de longues flammesqui apparurent immĂ©diatement aprĂšs une courte explosion et donna lâalarme,cependant que les dĂ©tenues affolĂ©es se cramponnaient aux barreaux des fenĂȘtres enappelant au secours.
Les gardiens, par veulerie, lĂąchetĂ©, ou afin de se conformer aux ordres quâilsavaient reçus, refusĂšrent dâouvrir les portes, et ce furent les soldats du centre derassemblement du personnel 202 (C.R.A.P.) qui durent enfoncer les portes dudortoir-atelier n· 12, situĂ© au premier Ă©tage, pour se porter au secours desmalheureuses.
Mais cette manĆuvre prit du temps, et lorsque les soldats purent entrer, ils netrouvĂšrent que 21 cadavres. Seule une 22e dĂ©tenue, atrocement brĂ»lĂ©e, vivait encore,mais, transportĂ©e Ă lâhĂŽpital Tenon, elle ne tarda pas Ă succomber Ă son tour. »
(Les Journaux, 1er août 1947)
Ceux de « lâExodus », jetĂ©s dâune cage Ă lâautre, roulent dans les camps⊠âQuelle dĂ©tresse et quelle rage se peignent sur les visages de ces Ă©migrants crispĂ©s auxbarreaux de leurs cages, cependant que, sur la passerelle du navire, les soldatsassomment ceux qui rĂ©sistent. Dans une bagarre furieuse, les soldats assomment lesĂ©migrants du « Runnymede-Park » qui se refusaient Ă dĂ©barquer Ă Hambourg Ă coupsde matraque, on persuade les Ă©migrants de descendre des bateaux-cages, etc., etc.. »
(Les Journaux, 9 et 10 septembre 1947)
AprĂšs la mutinerie du camp de La NoĂ«. â Au cours de son Ă©vasion du campde dĂ©tenus politiques de La NoĂ«, Ă 30 km de Toulouse, Roger Labat, ex-capitaine decorvette, internĂ© pour faits de collaboration, a Ă©tĂ© tuĂ© dâune balle en plein cĆur parun gardien M. Amor, directeur de lâadministration pĂ©nitentiaire, a dĂ©clarĂ© : « LedĂ©tenu sâĂ©tait dĂ©jĂ rendu aux gardiens lorsquâil fut abattu. Il y a donc eu meurtre. »
(Les Journaux, 18 septembre 1947).
La Rochelle, 18 octobre 1948. â Instruit de faits scandaleux dont il sâĂ©taitrendu coupable lâancien officier Max-Georges Roux, 36 ans, qui fut adjoint aucommandant du camp de prisonniers allemands de ChĂątelaillon-Plage, le jugedâinstruction de La Rochelle en a saisi le tribunal militaire de Bordeaux oĂč Roux aĂ©tĂ© transfĂ©rĂ©. Lâancien officier purge actuellement une peine de 8 mois de prison, quilui fut infligĂ©e en aoĂ»t dernier Ă La Rochelle, pour abus de confiance et escroqueriesau prĂ©judice de diverses associations.
Infiniment plus graves sont les dĂ©lits commis par Roux au camp de prisonniers.Il sâagit de crimes authentiques et dâune telle ampleur quâil apparaĂźt difficile queRoux en porte seul la responsabilitĂ© devant les juges. Ă Chatelaillon, lâignoblepersonnage avait fait notamment dĂ©vĂȘtir plusieurs P.G. et les avait battus Ă coups decravache plombĂ©e. Deux des malheureux succombĂšrent Ă ces sĂ©ances de knout.
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Un tĂ©moignage accablant est celui du mĂ©decin allemand Clauss Steen, qui futinternĂ© Ă Chatelaillon. InterrogĂ© Ă Kiel, oĂč il habite, M. Steen a dĂ©clarĂ© que, de mai Ă septembre 1945, il avait constatĂ© au camp de P.G. les dĂ©cĂšs de cinquante de sescompatriotes. Leur mort avait Ă©tĂ© provoquĂ©e par une alimentation insuffisante, pardes travaux pĂ©nibles et par la crainte perpĂ©tuelle dans laquelle les malheureuxvivaient dâĂȘtre torturĂ©s.
Le rĂ©gime alimentaire du camp, qui Ă©tait placĂ© sous les ordres du commandantTexier, consistait, en effet, en une assiette de soupe claire, avec un peu de pain. Lereste des rations allait au marchĂ© noir. Il y eut une pĂ©riode oĂč le pourcentage dedysentĂ©riques atteignit 80 p. 100.
Texier et Roux, avec leurs subordonnés, procédaient, en outre, à des fouillessur leurs prisonniers, leur enlevant tous leurs objets de valeur. On évalue à centmillions le montant des vols et des bénéfices effectués par les gangsters à galons, quiavaient si bien organisé leur affaire que les billets de banque et les bijoux étaientenvoyés directement en Belgique, par automobile.
On veut espĂ©rer quâavec Roux les autres coupables seront bientĂŽt incarcĂ©rĂ©s aufort du HĂą et quâune sanction exemplaire sera prise contre ces vĂ©ritables criminels deguerre.
(Les Journaux, 19 octobre 1948)
Au cours de lâannĂ©e 1944, une jeune femme de nationalitĂ© serbe, YellaMouchkaterovitch, nĂ©e le 11 janvier 1921, a Lyon, avait Ă©tĂ© abattue par la RĂ©sistancepour avoir dĂ©noncĂ© par lettre onze personnes de Pont-de-Veyle. Quelques jours plustard, son bĂ©bĂ© de 8 mois Ă©tait abattu Ă son tour dans lâĂ©curie dâune ferme, au hameaude Mons, Ă GriĂšges.
La police mobile de Lyon apprĂ©henda, au mois de mars, deux des auteurs de cemeurtre : Gaston Convert, 31 ans, rue du Tonkin, Ă Lyon, et Louis Chambon, 37 ans,originaire de Grand-Croix (Loire), propriĂ©taire de lâHĂŽtel de la Gare, Ă Pont-de-Veyle.
Le Parquet de Bourg vient dâĂȘtre dessaisi de cette affaire au bĂ©nĂ©fice duTribunal militaire. Les deux prĂ©venus ont Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©s Ă la prison de Montluc.
(Les Journaux, 28 avril 1948)
Se rendant parfaitement compte que tout le parti communiste est compromispar lâaffaire Gastaud, ses dirigeants marseillais ont essayĂ© avec violence de justifierlâassassinat du commissaire de lâEstaque. Non sans quelque maladresse dâailleurs.
Ils ont organisé en faveur de Marchetti un meeting de « masses », au coursduquel un orateur a eu le front de déclarer :
â Gastaud Ă©tait « impopulaire », et la population lui aurait fait un mauvaisparti si on le lui avait livrĂ©
Marchetti sâest contentĂ© de lui tirer une balle dans la nuque aprĂšs lui avoir faitcouper la langue et brĂ»ler les organes sexuels avec la flamme dâune bougie.
(Les Journaux, 27 octobre 1948)
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Le camp de concentration de Buchenwald, en zone soviétique, reçoit, depuis le14 septembre, de nouveaux détenus.
Les nouveaux prisonniers sont arrivés à la gare de Weimar dans trente-sixwagons de marchandises. Chaque wagon contenait de 40 à 50 hommes et femmes detous ùges, ainsi que des enfants et des vieillards, les prisonniers se sont rendus à piedde Weimar au camp de concentration.
Bien que les rues aient Ă©tĂ© Ă©vacuĂ©es sur lâordre de la police soviĂ©tique, lesdĂ©tenus cherchaient Ă ameuter la population en criant quâils Ă©taient membres departis dĂ©mocratiques de Berlin.
Les jours qui suivirent, quatorze trains, comprenant 30 à 40 wagons, ontconduit directement les détenus de Weimar au camp de Buchenwald.
(A. F. P., 11 novembre 1948)
Treize cents personnes dĂ©placĂ©es, vivant dans le camp de Dachau (zoneamĂ©ricaine), ont demandĂ© aujourdâhui au gouvernement de BaviĂšre de les asphyxierdans les chambres Ă gaz utilisĂ©es par les nazis « pour que leurs misĂšres prennentfin ».
Pour attirer lâattention sur leur sort et protester contre leurs conditionsdâexistence, les rĂ©fugiĂ©s ont dĂ©jĂ hier fait la grĂšve de la faim.
(Reuter, 14 novembre 1948)
Il existe dans le Sud-AlgĂ©rien, exactement Ă AĂŻn-Sefra, un camp oĂč lâon aparquĂ©, pĂȘle-mĂȘle, des condamnĂ©s de droit commun et de jeunes condamnĂ©s desCours de justice qui, ayant purgĂ© leur peine, doivent accomplir leur service militaire.Ce nâest pas, bien sĂ»r, un camp de « dĂ©portĂ©s ». Câest un camp dâ« exclus ».Nuance !
(Carrefour, 2 décembre 1948)
Etc., etc.
Voici maintenant deux opinions :
AprĂšs la LibĂ©ration, les dĂ©tenus politiques se sont comptĂ©s par dizaine demilliers, voire, au dĂ©but, par centaines de milliers. Ils ont Ă©tĂ© entassĂ©s dans des campsdont lâorganisation est dĂ©plorable, dans des conditions quâon a le droit de direinsupportables. Si le public connaissait ces conditions, il sortirait sans doute de sonindiffĂ©rence, quâon lui reproche souvent, qui est en effet blĂąmable mais qui, le plussouvent, tient Ă son manque dâinformation Le nombre et la condition de ces dĂ©tenusposent un problĂšme angoissant du quadruple point de vue du christianisme, de lajustice, de la concorde nationale et du relĂšvement du pays.
(Journal de GenÚve, 19 février 1949.)
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Puisque les camps demeurent, gris et grouillants abattoirs, nous sommes encoredans les camps.
La pensĂ©e que dâautres hommes, en ce prĂ©sent instant, rampent sous les mĂȘmesfouets, tremblent sous les mĂȘmes froids, meurent sous les mĂȘmes faims, est-ce pournous une pensĂ©e supportable, pour nous qui savons ?
(Léon Mazaud, Bulletin de la Fédération des Déportés de la Résistance, mars1949)
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PREMIERE PARTIE : LâEXPERIENCE VECUE1
« La vĂ©ritĂ©, câest que la victimecomme le bourreau Ă©taient ignobles : que laleçon des camps, câest la fraternitĂ© danslâabjection ; que si toi, tu ne tâes pas conduitavec ignominie, câest que seulement letemps a manquĂ© et que les conditions nâontpas Ă©tĂ© tout Ă fait au point ; quâil nâexistequâune diffĂ©rence de rythme dans ladĂ©composition des ĂȘtres ; que la lenteur durythme est lâapanage des grands caractĂšres ;mais que le terreau, ce quâil y a dessous etqui monte, monte, monte, câest absolument,affreusement, la mĂȘme chose. Qui le croira ?Dâautant que les rescapĂ©s ne sauront plus. Ilsinventeront, eux aussi, de fades imagesdâEpinal. De fades hĂ©ros de carton-pĂąte. LamisĂšre de centaine de milliers de mortsservira de tabou Ă ces estampes. » (DavidRousset, Les Jours de notre mort)
CHAPITRE I
Un grouillement dâhumanitĂ©s diverses aux portes desenfers
Six heures du matin : au jugĂ©. Nous sommes lĂ , une vingtaine dâhommes detous Ăąges et de toutes conditions, tous Français, affublĂ©s des plus invraisemblablesoripeaux et sagement assis autour dâune grande table Ă trĂ©teaux. Nous ne nousconnaissons pas et nous nâessayons pas de faire connaissance. Muets ou Ă peu prĂšs,nous nous contentons de nous dĂ©visager et de chercher, quoiquâavec paresse, Ă nousdeviner mutuellement. Nous sentons que, liĂ©s Ă un sort dĂ©sormais commun, noussommes destinĂ©s Ă vivre ensemble une Ă©preuve douloureuse et quâil faudra bien nousrĂ©signer Ă nous livrer les uns aux autres, mais nous nous comportons comme si nousvoulions le plus possible en retarder le moment: la glace a peine Ă se rompre.
1 Paru en 1948 sous le titre Passage de la ligne
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AbsorbĂ©s chacun par son propre soi-mĂȘme, nous essayons de reprendre nosesprits, de rĂ©aliser ce qui vient de nous arriver : trois jours et trois nuits Ă cent dans lewagon, la faim, la soif, la folie, la mort ; le dĂ©barquement dans la nuit, sous la neige,au milieu des claquements de revolvers, des hurlements des hommes et desaboiements des chiens, sous les coups des uns et les crocs des autres ; la douche, ladĂ©sinfection, la « cuve Ă pĂ©trole », etc. Nous en sommes tout abrutis. Nous avonslâimpression que nous venons de traverser un No manâs land, de participer a unecourse dâobstacles plus ou moins mortels, savamment graduĂ©s et mĂ©ticuleusementminutĂ©s.
AprĂšs le voyage et sans transition, une longue enfilade de halls, de bureaux etde couloirs souterrains, peuplĂ©s dâĂȘtres Ă©tranges et menaçants, ayant chacun sa nonmoins Ă©trange et humiliante formalitĂ©. Ici, le portefeuille, lâalliance [15], la montre,le stylo ; ici, la veste, le pantalon ; lĂ le caleçon, les chaussettes, la chemise ; endernier lieu le nom : on nous a tout volĂ©. Puis le coiffeur qui a fait coupe blanchedans tous les coins, le bain de crĂ©syl, la douche. Enfin lâopĂ©ration inverse : Ă ceguichet, une chemise en lambeaux, Ă celui-ci un caleçon Ă trous, Ă cet autre unpantalon rapiĂ©cĂ©, et ainsi de suite jusquâaux claquettes et Ă la bande qui porte lematricule en passant par la redingote Ă©limĂ©e ou la vareuse hors dâusage, et le bonnetrusse ou le chapeau bersaglier. On ne nous a redonnĂ© ni un portefeuille, ni unealliance, ni un stylo, ni une montre.
â Câest comme Ă Chicago, a laissĂ© tomber en brandissant son numĂ©ro, lâundâentre nous qui voulait faire un mot : Ă lâentrĂ©e de lâusine ils sont cochons, Ă lasortie boĂźtes de conserves. Ici, on entre en homme et on sort numĂ©ro.
Personne nâa ri : entre le cochon et la boĂźte de conserves de Chicago, il nây asĂ»rement pas plus de diffĂ©rence quâentre ce que nous Ă©tions et ce que nous sommesdevenus.
Quand nous sommes arrivĂ©s, tout ce premier groupe, dans cette grande salleclaire, propre, bien aĂ©rĂ©e, Ă premiĂšre vue confortable, nous avons Ă©prouvĂ© comme unsoulagement : le mĂȘme, sans doute, quâOrphĂ©e remontant des Enfers. Puis, nous noussommes laissĂ© aller Ă nous-mĂȘmes, Ă nos prĂ©occupations, Ă celle qui domine etrefrĂšne toute envie de spĂ©culations intĂ©rieures et qui se lit dans tous les yeux :
â Aurons-nous Ă manger aujourdâhui ? Quand pourrons-nous dormir ?Nous sommes Ă Buchenwald, Block 48, FIĂŒgel a. Il est six heures du matin : au
jugĂ©. Et câest dimanche â dimanche 30 janvier 1944. Sombre dimanche.
Le Block 48 est en pierre â bĂąti en pierre, couvert en tuiles â et,contrairement Ă presque tous les autres qui sont en planches, il comprend un rez-de-chaussĂ©e et un Ă©tage. Aisances et commoditĂ©s en haut et en bas : toilettes avec deuxgrandes vasques circulaires Ă dix ou quinze places, et jet dâeau retombant endouches, w.-c. avec six places assises et six debout. De chaque cĂŽtĂ©, communiquantpar un entre-deux, un rĂ©fectoire (Ess-Saal) avec trois grandes tables Ă trĂ©teaux, et undortoir (Schlaf-Saal) qui contient trente ou quarante chĂąlits en Ă©tage. Un dortoir et un
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rĂ©fectoire jumelĂ©s composent une aile ou FlĂŒgel : quatre FlĂŒgel, a et b au rez-de-chaussĂ©e, c et d Ă lâĂ©tage. Le bĂątiment couvre environ cent [16] vingt Ă centcinquante mĂštres carrĂ©s, vingt Ă vingt-cinq de long sur cinq Ă six de large : lemaximum de confort dans le minimum dâespace.
Hier, en prĂ©vision de notre arrivĂ©e, on a vidĂ© le Block 48 de ses occupantshabituels. Il nâest restĂ© que le personnel administratif qui fait corps avec lui : leBlockĂ€ltester ou doyen, câest-Ă -dire le chef de Block, son Schreiber ou comptable, lecoiffeur et les Stubendienst â deux par FlĂŒgel â ou hommes de chambrĂ©e. En tout,onze personnes. Maintenant et depuis lâaube, il sâemplit Ă nouveau.
Notre groupe, qui est arrivĂ© le premier, a Ă©tĂ© casĂ© dans le FlĂŒgel mĂȘme du chefde Block. Petit a petit, il en arrive dâautres. Petit Ă petit aussi, lâatmosphĂšre sâanime.Des compatriotes arrĂȘtĂ©s en mĂȘme temps ou dans la mĂȘme affaire se retrouvent. Leslangues se dĂ©lient. Pour ma part, jâai retrouvĂ© Fernand qui vient sâasseoir Ă cĂŽtĂ© demoi.
Fernand est un de mes anciens Ă©lĂšves, un ouvrier solide et consciencieux.Vingt ans. Sous lâoccupation, il sâest tout naturellement tournĂ© vers moi. Nous avonsfait le voyage, enchaĂźnĂ©s lâun Ă lâautre jusquâĂ CompiĂšgne, et Ă CompiĂšgne dĂ©jĂ ,nous avions formĂ© un Ăźlot sympathique parmi les dix-sept arrĂȘtĂ©s dans la mĂȘmeaffaire que nous. Ă vrai dire, nous les avions plaquĂ©s : dâabord, il y avait celui quisâĂ©tait mis Ă table Ă lâinterrogatoire ; ensuite, lâinĂ©vitable sous-officier de carriĂšredevenu agent dâassurances et qui, en mĂȘme temps quâil sâĂ©tait dĂ©corĂ© de la LĂ©giondâhonneur, avait jugĂ© indispensable Ă sa dignitĂ© de se promouvoir de lui-mĂȘme augrade de capitaine. Enfin, il y avait les autres, tous gens rangĂ©s et sĂ©rieux, dont lesilence et le regard disaient Ă chaque instant la conscience quâils avaient de sâĂȘtre misdans un mauvais cas. Lâagent dâassurances, surtout, nous agaçait avec samĂ©galomanie, ses maniĂšres grandiloquentes, ses airs entendus dâĂȘtre dans le secretdes dieux, et les bobards bĂȘtement optimistes dont il ne cessait de nous abreuver.
â Viens, mâavait dit Fernand, câest pas des gens de notâmonde.Ă Buchenwald, oĂč nous Ă©tions arrivĂ©s dans le mĂȘme wagon, nous nous
sommes Ă nouveau accrochĂ©s lâun Ă lâautre, et nous avons profitĂ© dâun momentdâinattention du groupe pour filer Ă lâanglaise et offrir nos personnes lâune derriĂšrelâautre Ă ce quâil faut quand mĂȘme appeler les formalitĂ©s dâĂ©crou. Un instant sĂ©parĂ©s,nous nous sommes retrouvĂ©s ensemble ici.
Ă huit heures du matin, il ne reste pas la place pour [17] caser un Ćuf autourdes tables, et les bavardages, si bruyants quâils incommodent le chef de Block et lesStubendienst, vont leur train. Les prĂ©sentations se font, les professions sâannoncent,les unes aux autres par dessus les tĂȘtes, accompagnĂ©es des postes occupĂ©s dans larĂ©sistance : des banquiers, de gros industriels, des commandants de vingt ans, descolonels Ă peine plus ĂągĂ©s, des grands chefs de la rĂ©sistance ayant tous la confiancede Londres et dĂ©tenant ses secrets, en particulier la date du dĂ©barquement. Quelquesprofesseurs, quelques prĂȘtres qui se tiennent timidement Ă lâĂ©cart. Peu sâavouentemployĂ©s ou simples ouvriers. Chacun veut avoir une situation sociale plus enviableque celle du voisin, et surtout avoir Ă©tĂ© chargĂ© par Londres dâune mission de la plus
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haute importance. Les actions dâĂ©clat ne se comptent pas. Nos deux modestespersonnes sâen trouvent Ă©crasĂ©es
â Du gratin, de la haute volĂ©e Mazette, me glisse Fernand Ă lâoreille et tout,tout bas.
Au bout dâun quart dâheure, vraiment gĂȘnĂ©s, nous Ă©prouvons une irrĂ©sistibleenvie de pisser. Dans lâentre-deux qui conduit aux w.-c, une conversation trĂšs animĂ©eĂ cinq ou six. En passant, nous entendons agiter des millions.
â Dieu, dans quel milieu sommes-nous donc tombĂ©s ?Aux w.-c. toutes les places sont occupĂ©es, on fait la queue et nous sommes
obligĂ©s dâattendre. Au retour, une bonne dizaine de minutes aprĂšs, le mĂȘme groupeest toujours dans lâentre-deux et la conversation roule toujours sur les millions. Il estquestion de quatorze maintenant. Nous voulons en avoir le cĆur net et nous nousarrĂȘtons ; câest un pauvre vieux qui se rĂ©pand en lamentations sur les sommesfabuleuses que son sĂ©jour au camp lui fera perdre.
â Mais enfin, Monsieur, risquĂ©-je, quâest-ce que vous faites donc dans le civilpour manipuler des sommes pareilles ? Vous devez avoir une situation considĂ©rable.
Jâai pris un air de commisĂ©ration admirative pour dire cela,â Ah ! Mon pauvre Monsieur, ne mâen parlez pas : ça !Et il me montre les claquettes quâil a aux pieds. Je nâai pas la force de ne pas
Ă©clater de rire. Il ne comprend pas et il recommence pour moi ses explications.â Vous comprenez, ils mâen ont dâabord commandĂ© mille paires quâils sont
venus chercher sans contrĂŽler ni le nombre, ni les factures. Puis mille autres paires,puis deux mille, puis cinq mille, puis... Ces temps derniers, les commandesaffluaient. Et jamais ils ne contrĂŽlaient. Alors, jâai commencĂ© Ă tricher un peu sur lesquantitĂ©s, puis sur [18] les prix. Dame : plus on leur prenait dâargent, plus on lesaffaiblissait, et plus on facilitait la tĂąche des Anglais. Ces sales boches, tout demĂȘme ! Un beau jour, ils ont collationnĂ© les factures et les comptes rendus de leursrĂ©ceptionnaires : il faut sâattendre Ă tout de la part de ces gens-lĂ . Ils ont trouvĂ© quâilsavaient Ă©tĂ© volĂ©s dâune dizaine de millions. Alors ils mâont envoyĂ© ici. Directement.Et sans le moindre jugement, Monsieur. Mais vous vous rendez compte : moi, unvoleur ? RuinĂ©, je vais ĂȘtre ruinĂ©. Monsieur ! Et sans le moindre jugement.
Il est vraiment scandalisĂ©. TrĂšs sincĂšrement, il a lâimpression quâil a accompliun acte dâun patriotisme indiscutable et quâil est, comme tant dâautres, la victimedâun dĂ©ni de justice. Les autres compatissent manifestement Ă sa douleur. Lâun dâeuxenchaĂźne sans sourciller :
â Câest comme moi, Monsieur, jâĂ©tais intendant Ă©conomique dans la ...â Allez, viens, me dit Fernand, tu vois bien !
Les jours passent. Nous nous familiarisons, autant que faire se peut, avec notrenouvelle vie.
Dâabord, nous apprenons que nous sommes ici pour travailler, que nous seronstrĂšs prochainement affectĂ©s Ă un kommando vraisemblablement extĂ©rieur au camp et
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quâalors nous partirons « en transport ». En attendant, nous resterons en quarantainetrois ou six semaines, selon quâil se dĂ©clarera ou non parmi nous une maladieĂ©pidĂ©mique.
Ensuite, on nous donne connaissance du rĂ©gime provisoire auquel nous serontsoumis. Pendant la quarantaine, interdiction absolue de quitter le Block ou sa petitecour dâailleurs entourĂ©e de barbelĂ©s. Tous les jours, rĂ©veil Ă quatre heures et demie,â en « fanfare », par le Stubendienst, gummi a la main pour ceux qui seraient tentĂ©sde traĂźnasser â toilette au pas de course, distribution des vivres pour la journĂ©e (250g de pain, 20 g de margarine, 50 g de saucisson ou de fromage blanc ou de confiture,un demi-litre de cafĂ©-ersatz non sucrĂ©), appel Ă cinq heures et demie et qui durerajusquâĂ six heures et demie ou sept heures. De sept Ă huit heures, corvĂ©es denettoyage du Block. Vers onze heures, nous toucherons un litre de soupe derutabagas, et vers seize heures, le cafĂ©-trink. Ă dix-huit heures, nouvel appel quipourra durer jusque vers vingt-et-une heures, rarement au-delĂ , mais ordinairementjusquâĂ vingt heures. Puis cou[19]cher. Entre-temps, livrĂ©s Ă nous-mĂȘmes, nouspourrons, assis autour des tables et Ă condition de nâĂȘtre pas trop bruyants, nousraconter nos petites histoires, nos dĂ©couragements, nos craintes, nos apprĂ©hensions etnos espoirs.
En fait, du matin au soir, la conversation roulera sur la date de la cessationĂ©ventuelle des hostilitĂ©s et la façon dont elles prendront fin : lâopinion gĂ©nĂ©rale estque tout sera fini dans deux mois, lâun dâentre nous ayant gravement annoncĂ© quâilavait reçu un message secret de Londres lui donnant le dĂ©but de mars comme datecertaine du dĂ©barquement.
Progressivement, Fernand et moi, nous faisons connaissance avec notreentourage, tout en gardant nos distances et en restant sur la rĂ©serve. En deux jours,nous avons acquis la certitude que la moitiĂ© au moins de nos compagnons dâinfortunene sont pas ici pour les motifs quâils avouent, et quâen tout cas ces motifs nâontquâune parentĂ© assez lointaine avec la rĂ©sistance : le plus grand nombre des victimesnous paraĂźt venir du marchĂ© noir.
Ce qui est plus compliquĂ©, câest de saisir le rythme de la ronde dans laquellenous venons dâentrer. Par la personne interposĂ©e dâun Luxembourgeois qui sait Ă peine le français, le chef de Block nous fait bien des discours explicatifs tous lessoirs Ă lâappel, mais Ce chef de Block est le fils dâun ancien dĂ©putĂ© communiste auReichstag, assassinĂ© par les nazis. Il est communiste, il ne sâen cache pas â ce quimâĂ©tonne â et lâessentiel de ses palabres consiste dans lâaffirmation rĂ©itĂ©rĂ©e que lesFrançais sont sales, bavards comme des pies, et paresseux ; quâils ne savent pas selaver et que ceux qui lâĂ©coutent ont la double chance dâĂȘtre arrivĂ©s au moment oĂč lecamp Ă©tait devenu un sanatorium, et dâavoir Ă©tĂ© affectĂ©s Ă un Block dont le chef soitun politique au lieu dâĂȘtre un droit commun. On ne peut pas dire que ce soit unmauvais garçon : il y a onze ans quâil est enfermĂ© et il a pris les habitudes de lamaison. Rarement il frappe : ses manifestations de violence consistent gĂ©nĂ©ralementen vigoureux « Ruhe1 » lancĂ©s au milieu de nos bavardages et suivis dâimprĂ©cations
1 Du calme !âŠ
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dans lesquelles il est toujours question de Krematorium. Nous le craignons, maisnous craignons plus encore ses Stubendienst russes et polonais.
Du reste du camp, nous ne savons rien ou presque, notre champdâinvestigations se limitant aux quatre FlĂŒgel du Block. Nous pressentons quâontravaille autour de nous, que le travail est dur, mais nous nâavons que radio-bobard[20] pour nous fixer sur sa nature. Par contre, nous connaissons trĂšs rapidement tousles coins et recoins de notre Block et de ses occupants. Il y a de tout, lĂ -dedans : desaventuriers, des gens dâorigine et de condition sociales mal dĂ©finies, des rĂ©sistantsauthentiques, des gens sĂ©rieux, des CrĂ©mieux, le Procureur du Roi des Belges, etc.Inutile de dire que Fernand et moi, nous nâĂ©prouvons pas le dĂ©sir de nous agglutinerĂ lâun quelconque des groupes dâaffinitĂ©s qui se sont constituĂ©s.
La premiĂšre semaine a Ă©tĂ© particuliĂšrement pĂ©nible.Parmi nous il y a des Ă©clopĂ©s, des mutilĂ©s dâune jambe ou des deux, des
estropiĂ©s congĂ©nitaux qui ont dĂ» laisser leurs cannes, leurs bĂ©quilles ou leurs jambesartificielles Ă lâentrĂ©e, en mĂȘme temps que leur portefeuille ou leurs bijoux : ils setraĂźnent lamentablement, on les aide ou on les porte. Il y a aussi de grands malades Ă qui on a pris les mĂ©dicaments indispensables quâils portaient toujours sur eux : ceux-lĂ , incapables de sâalimenter, meurent lentement. Et puis, il y a la grande rĂ©volutionprovoquĂ©e dans tous les organismes par le changement brutal de la nourriture et satragique insuffisance : tous les corps se mettent Ă suppurer, le Block est bientĂŽt unvaste anthrax que des mĂ©decins improvisĂ©s ou sans moyens soignent ou fontsemblant de soigner. Enfin, sur le plan moral, des incidents inattendus rendent plusinsupportable encore la promiscuitĂ© qui nous est imposĂ©e : lâintendant Ă©conomiqueavec grade de colonel sâest fait prendre alors quâil dĂ©robait le pain dâun malade dontil avait voulu ĂȘtre lâinfirmier ; une violente dispute a opposĂ© le Procureur du Roi desBelges Ă un Docteur, Ă propos du partage du pain ; un troisiĂšme qui se promenait degroupe en groupe en brandissant sa qualitĂ© de PrĂ©fet pour aprĂšs la LibĂ©ration, a Ă©tĂ©surpris en train de prĂ©lever sur la ration commune au moment de son arrivĂ©e auBlock, etc. Nous sommes Ă la Cour des Miracles.
Tout cela provoque le rĂ©veil des philanthropes : il nây a pas de Cour desMiracles sans philanthropes et la France, riche en ce domaine, en a forcĂ©mentexportĂ© ici qui ne demandent quâĂ rendre leur dĂ©vouement ostensible, et si possiblerĂ©munĂ©rateur. Un beau jour ils jettent un regard de commisĂ©ration hautaine sur cettemasse dâhommes en haillons, abandonnĂ©s Ă toutes les constructions de lâesprit, etvictimes possibles de toutes les perversions. Notre niveau [21] moral leur paraĂźt endanger et ils volent Ă son secours car, dans une aventure comme celle-ci, le facteurmoral est essentiel. Câest ainsi dans la vie : il y a des gens qui en veulent Ă votre pain,dâautres Ă votre libertĂ©, dâautres Ă votre moral.
Un Lyonnais, qui se dit rĂ©dacteur en chef de LâEffort, â voyez rĂ©fĂ©rence ! âun colonel, si jâai bonne mĂ©moire, un haut fonctionnaire du ravitaillement et un petitboiteux qui se dit communiste, mais que les Toulousains accusent de les avoir
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donnĂ©s Ă la Gestapo lors de son interrogatoire, mettent sur pied un programme detours de chants et de confĂ©rences sur des sujets divers. Jusquâau dimanche, nousentendons un exposĂ© sur la syphilis des chiens, un autre sur la production pĂ©trolifĂšredans le monde, et le rĂŽle du pĂ©trole aprĂšs la guerre, un troisiĂšme sur lâorganisationcomparĂ©e du travail en Russie et en AmĂ©rique : ces discours nâarrivent pas jusquâĂ nous
Le dimanche, un programme suivi de trois Ă six, avec rĂ©gisseur. Une dizaine devolontaires y sont allĂ©s chacun de « la sienne », les sentiments les plus divers sontremontĂ©s du fond des Ăąmes, les personnalitĂ©s les plus variĂ©es se sont affirmĂ©es : duViolon brisĂ© au Soldat alsacien en passant par G.D.V., Margot reste au village, etCĆur de Lilas. Les gauloiseries les plus osĂ©es, les monologues les plus cocassesaussi. Ces pitreries jurent avec lâendroit, le public, la situation dans laquelle nousnous trouvons, et les prĂ©occupations qui devraient ĂȘtre les nĂŽtres : dĂ©cidĂ©ment, lesFrançais mĂ©ritent bien la rĂ©putation de lĂ©gĂšretĂ© que le monde leur a faite.
« Je sais une Ă©glise au fond dâun hameau »âŠDes larmes montent aux yeux de tous, les visages reprennent des airs
dâhumanitĂ©, ces dĂ©saxĂ©s redeviennent des hommes. Je rĂ©alise ce que « le lentGaloubet de Bertrandou, le Fifre ancien Berger », fut pour les Cadets de Gascognede Cyrano de Bergerac. Je pardonne aux philanthropes et, sur le champ, je voue unereconnaissance Ă©ternelle Ă Jean LumiĂšre.
La deuxiĂšme semaine, changement de dĂ©cor : il y a encore des formalitĂ©s Ă accomplir. Le lundi matin, les infirmiers font irruption dans le Block, la lancette Ă lamain : les vaccinations. Tout le monde Ă poil dans le dortoir ; au retour dans lerĂ©fectoire, on est cueilli au passage, piquĂ© Ă la chaĂźne. [22] LâopĂ©ration se rĂ©pĂšte troisou quatre fois, Ă quelques jours dâintervalle. LâaprĂšs-midi, câest le politischeAbteilung â bureau politique du camp â qui opĂšre une descente et procĂšde Ă uninterrogatoire serrĂ© sur lâĂ©tat civil, la profession, les convictions politiques, lesraisons de lâarrestation et de la dĂ©portation : ça prend trois ou quatre jours Ă chevalsur les vaccinations et la « corvĂ©e de m ».
La corvĂ©e de m... : ah ! mes amis ! Toutes les dĂ©fĂ©cations des quelque trente Ă quarante mille habitants du camp convergent dans un contre-bas qui fait cĂŽne dedĂ©jection. Comme il faut que rien ne se perde, tous les jours, un kommando spĂ©cialrĂ©pand la prĂ©cieuse denrĂ©e sur des jardins qui dĂ©pendent du camp et produisent deslĂ©gumes pour les S.S. Depuis que les convois dâĂ©trangers affluent Ă jet continu, lesdĂ©tenus allemands qui ont la direction administrative du camp ont imaginĂ© de fairefaire ce travail par les nouveaux arrivĂ©s : ça leur tient lieu de la traditionnelle farcequâon fait aux bleus dans les casernes de France, et ça les amuse Ă©normĂ©ment. CettecorvĂ©e est des plus pĂ©nibles : les dĂ©tenus, attelĂ©s deux Ă deux Ă une « trague »(bassin en bois en forme de tronc de pyramide Ă base rectangulaire), contenant lachose, tournent en rond, du rĂ©servoir aux jardins, comme des chevaux de cirque,
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pendant douze heures consécutives, dans le froid, dans la neige, et, le soir, rentrent auBlock, fourbus et empuantis.
Un jour, on nous annonce que, sans que nous soyons pour autant affectĂ©s Ă unkommando, notre Block devra fournir chaque matin et chaque aprĂšs-midi, pendanttout le reste de la quarantaine, une corvĂ©e de pierres. Le chef de Block a dĂ©cidĂ© quâaulieu dâenvoyer des groupes de cent hommes qui se relaieraient et travailleraientdouze heures dâaffilĂ©e, il nous serait plus lĂ©ger dây aller tous, câest-Ă -dire les quatrecents, et de ne rester que deux heures dehors pour chaque service. Tout le monde estdâaccord.
Ă partir de ce jour, tous les matins et tous les soirs nous dĂ©filons Ă travers lecamp, pour nous rendre au Steinbruck â Ă la carriĂšre â oĂč nous prenons une pierredont le poids est a la mesure de notre force : nous la ramenons au camp Ă des Ă©quipesqui la cassent pour faire des avenues, et nous rentrons au Block. Ce travail est lĂ©ger,surtout en comparaison de celui des carriers qui extraient la pierre sous les injures etles coups des Kapos â K.A.Po., abrĂ©viation de Kontrolle Arbeit Polizei ou Police decontrĂŽle du travail. Quatre fois par jour, nous passons Ă proximitĂ© des villas oĂč larumeur veut que LĂ©on Blum, Daladier, Raynaud, [23] Gamelin et la PrincesseMafalda, fille du Roi dâItalie, soient gardĂ©s Ă vue. Nous envions tous le sort de cesprivilĂ©giĂ©s. Ă chaque passage, jâentends des rĂ©flexions :
â Les loups ne se mangent pas entre eux !â Selon que vous serez puissant ou misĂ©rableâ Les gros, mon vieux, tu te fais crever la peau pour eux et ils se font des
politesses !â Les lois raciales dâHitler sâappliquent Ă tous les juifs sauf un.Etc., etc.Dans nos rangs, il y a un ancien premier Ministre de Belgique, un ancien
Ministre français, dâautres personnages aussi, plus ou moins considĂ©rables. Ceux-lĂ sont plus mortifiĂ©s que nous du traitement dont bĂ©nĂ©ficient les habitants des villas.On raconte quâils ont chacun deux piĂšces, la T.S.F., les journaux allemands etĂ©trangers, quâils font trois repas par jour. Et on a la certitude quâils ne travaillent pas.
LĂ©on Blum est plus particuliĂšrement enviĂ©. Le hasard a voulu quâĂ un voyage,Fernand et moi qui ne nous quittons jamais, nous nous trouvions Ă cĂŽtĂ© du ministrefrançais :
â Pourquoi LĂ©on Blum et pas moi ? nous dit-il.Ă lâinflexion de sa voix, nous avons senti quâil ne trouvait pas du tout Ă©trange
que nous soyons affectĂ©s Ă ces basses besognes dâesclaves ; mais lui, voyons, Lui,Ancien Ministre !
Fernand hausse les épaules. Je suis perplexe.Un autre jour, au lieu de nous conduire à la corvée de pierres, on nous emmÚne
au service de lâanthropomĂ©trie oĂč on doit nous photographier (de face et de profil) etrelever nos empreintes digitales. Des individus gros et gras, bien fourrĂ©s, au restedĂ©tenus comme nous, mais portant au bras lâinsigne dâune autoritĂ© quelconque et Ă lamain le gummi qui la justifie, hurlent Ă nos chausses. Devant moi marchent le
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Docteur X et le petit boiteux communiste qui est dans les grĂąces du chef de Block etpasse pour son homme de confiance aux yeux des Français. JâĂ©coute la conversation.Le Docteur X, dont tout le monde sait que, dans son dĂ©partement, il fut Ă plusieursreprises candidat de lâU.N.R., au Conseil gĂ©nĂ©ral ou Ă dâautres Ă©lections, explique aupetit boiteux quâil nâest pas communiste, mais pas non plus anticommuniste, bien aucontraire : la guerre lui a ouvert les yeux et peut-ĂȘtre, quand il aura eu le tempsdâassimiler la doctrine Depuis deux jours, on parle dâun transport possible Ă Dora etle Docteur X commence Ă poser des jalons pour rester Ă Buchenwald. MisĂšre !
Soudain, je reçois un formidable coup de poing : absorbĂ© [24] dans lesrĂ©flexions nĂ©es de la conversation, jâai dĂ» sortir un peu des rangs. Je me retourne etje reçois en plein visage une avalanche dâinjures en allemand dans lesquelles jedistingue : « Hier ist Buchenwald, Lumpe, Schau mal, dort ist Krematorium ». Câesttout ce que je saurai sur la raison du coup de poing. Par contre et comme pourmâexpliquer combien il Ă©tait justifiĂ©, le petit boiteux sâest retournĂ© vers moi :
â Tu pouvais pas faire attention : câest Thaelmann !Nous arrivons Ă lâentrĂ©e du bĂątiment de lâanthropomĂ©trie. Un autre personnage
Ă brassard et Ă gummi, nous colle brutalement en rangs contre la paroi. Cette fois,câest le petit boiteux qui reçoit un coup de poing et qui est abreuvĂ© dâinjures. LâoragepassĂ©, il se tourne vers moi :
â Ăa mâĂ©tonne pas de ce câŠ-lĂ : câest Breitscheid.Je nâĂ©prouve pas le moins du monde le besoin de vĂ©rifier lâidentitĂ© des deux
lascars. Je me borne Ă sourire Ă la pensĂ©e quâils ont enfin rĂ©alisĂ© lâunitĂ© dâaction dontils ont tant parlĂ© avant la guerre, et Ă admirer ce sens aigu des nuances que le petitboiteux possĂšde jusque dans ses rĂ©flexes.
Je suis un pessimiste, du moins jâen ai la rĂ©putation.Dâabord, je me refuse Ă prendre pour argent comptant les nouvelles optimistes
que chaque soir Johnny rapporte au Block. Johnny est un nĂšgre. Je lâai vu pour lapremiĂšre fois Ă CompiĂšgne oĂč je lâai entendu raconter avec un accent amĂ©ricainfortement prononcĂ©, quâil Ă©tait capitaine dâune forteresse volante et quâau cours dâunraid sur Weimar, son appareil ayant Ă©tĂ© touchĂ©, il avait dĂ» sauter en parachute. ArrivĂ©Ă Buchenwald, il sâest mis Ă parler le français couramment et il sâest donnĂ© commemĂ©decin. Il parle deux autres langues Ă peu prĂšs aussi bien que le français :lâallemand et lâanglais. GrĂące Ă cette supĂ©rioritĂ©, Ă son imagination et Ă uneindiscutable culture, il rĂ©ussit Ă se faire affecter comme mĂ©decin au Revier avantmĂȘme que la quarantaine soit finie. Les Français sont persuadĂ©s quâil nâest pas plusmĂ©decin que capitaine de forteresse volante, mais ils sâinclinent devant la maĂźtriseavec laquelle il a su se planquer. Chaque soir il est trĂšs entourĂ© : le Revier passe pourĂȘtre le seul endroit dâoĂč peuvent venir les nouvelles sĂ»res. Aussi, malgrĂ© sarĂ©putation de hĂąbleur, Johnny est-il pris au sĂ©rieux par tout le monde quand il parledes Ă©vĂ©nements de la guerre. Un soir, il revient avec la rĂ©volution [25] Ă Berlin, unautre avec un soulĂšvement de troupes sur le front de lâEst, un troisiĂšme avec le
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dĂ©barquement des alliĂ©s Ă Ostende, un quatriĂšme avec la prise en charge des campsde concentration par la Croix-Rouge internationale, etc., etc. Johnny nâest jamais Ă court de bonnes nouvelles qui font que chaque soir, aprĂšs son arrivĂ©e au Block,lâopinion gĂ©nĂ©rale est, en fĂ©vrier 44, que la guerre sera finie dans deux mois. IImâexcĂšde et les autres aussi avec leur crĂ©dulitĂ©. Ă ceux qui mâabordent avec lacertitude que leur insuffle Johnny, jâai pris lâhabitude de rĂ©pondre que, pour ma part,jâĂ©tais persuadĂ© que la guerre ne serait pas finie avant deux ans. Comme je suis parailleurs de ceux, trĂšs rares, qui nâavaient cru Ă la chute de Stalingrad, pour ainsi direque sur le vu de la chose, et que je lâai avouĂ© mĂȘme aprĂšs coup, je suis tout de suitecataloguĂ©.
De fait, jâaccueille tout avec un scepticisme inĂ©branlable : les horreurs les plusraffinĂ©es quâon raconte sur le passĂ© des camps, les suppositions optimistes sur lecomportement futur des S.S. qui sentent, dit-on, passer sur lâAllemagne le vent de ladĂ©faite, et qui veulent se racheter aux yeux de leurs futurs vainqueurs, les bruitsrassurants sur notre affectation ultĂ©rieure. Je nie mĂȘme ce qui paraĂźt ĂȘtre lâĂ©vidence,par exemple, la fameuse inscription qui se trouve sur la grille en fer forgĂ© qui fermelâentrĂ©e du camp. En allant Ă la corvĂ©e de pierres, jâai lu un jour : « Jedem dasSeine », et les rudiments dâallemand que je possĂšde mâont fait traduire : « Ă chacunsa destinĂ©e ». Tous les Français sont persuadĂ©s que câest la traduction de la cĂ©lĂšbreapostrophe que Dante place sur la porte des Enfers : « Vous qui entrez ici,abandonnez tout espoir »1.
Câest le comble et je suis un mĂ©crĂ©ant.
Le Block est partagĂ© en deux clans : dâun cĂŽtĂ©, les nouveaux arrivĂ©s, de lâautreles onze individus, chef de Block, Schreiber, Friseur et Stubendienst, Germains ouSlaves, qui constituent son armature administrative, et une sorte de solidaritĂ© qui faittable rase de toutes les oppositions, de toutes les diffĂ©rences de conditions ou deconceptions, unit [26] tout de mĂȘme dans la rĂ©probation, les premiers contre lesseconds. Ceux-ci, qui sont des dĂ©tenus comme nous, mais depuis plus longtemps, etpossĂšdent toutes les roueries de la vie pĂ©nitentiaire, se comportent comme sâilsĂ©taient nos maĂźtres vĂ©ritables, nous conduisent Ă lâinjure, Ă la menace et Ă la trique. Ilnous est impossible de ne pas les considĂ©rer comme des agents provocateurs, ou deplats valets des S.S. Je rĂ©alise enfin et seulement ce que sont les Chaouchs, prĂ©vĂŽtsdes prisons et hommes de confiance des bagnes, dont fait Ă©tat la littĂ©rature françaisesur les pĂ©nitenciers de tous ordres. Du matin au soir, les nĂŽtres, bombant le torse, setarguent du pouvoir quâils ont de nous envoyer au Krematorium Ă la moindreincartade et dâun simple mot. Et, du matin au soir aussi, ils mangent et fument cequâils dĂ©robent, au vu et au su de tous, insolemment sur nos rations : des litres de
1 ImmĂ©diatement aprĂšs ma libĂ©ration, en mai 1945, alors que jâĂ©tais encore en Allemagne et
sur le chemin du retour, jâai entendu une causerie radiophonique par un dĂ©portĂ© â Gandrey Retty, sijâai bonne mĂ©moire â et qui donnait cette traduction. Ainsi naissent les bobards.
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soupe, des tartines de margarine, des pommes de terre fricassĂ©es Ă lâoignon et aupaprika. Ils ne travaillent pas. Ils sont gras. Ils nous rĂ©pugnent.
Dans ce milieu, jâai fait la connaissance de Jircszah.Jircszah est tchĂšque. Il est avocat. Avant la guerre il fut adjoint au maire de
Prague. Le premier travail des Allemands prenant possession de la TchĂ©coslovaquiefut de lâarrĂȘter et de le dĂ©porter. Il y a quatre ans quâil traĂźne dans les camps. Il lesconnaĂźt tous : Auschwitz, Mauthausen, Dachau, Oranienburg. Un accident banal lâasauvĂ© il y a deux ans et ramenĂ© Ă Buchenwald, dans un transport de malades. Ă sonarrivĂ©e, un de ses compatriotes lui a trouvĂ© la place dâinterprĂšte gĂ©nĂ©ral pour lesSlaves. Il espĂšre quâil la conservera jusquâĂ la fin de la guerre quâil ne croit pas touteproche, mais quâil sent enfin venir. Il vit avec les Chaouchs du Block 48 qui leconsidĂšrent comme Ă©tant des leurs, mais il nous donne tout de suite des gages quinous le font considĂ©rer comme Ă©tant des nĂŽtres : ses rations quâil distribue, des livresquâil se procure et quâil nous prĂȘte.
Jircszah prend pour la premiĂšre fois contact avec les Français. Il les regardeavec curiositĂ©. Avec pitiĂ© aussi : câest ça les Français ? Câest ça la culture françaisedont on lui a tant parlĂ© au temps de ses Ă©tudes ? Il est déçu il nâen revient pas.
Mon scepticisme et la façon dont je me tiens presque systĂ©matiquement Ă lâĂ©cart de la vie bruyante du Block le rapprochent de moi.
â Câest ça, la rĂ©sistance ?Je ne rĂ©ponds pas. Pour le raccommoder avec la France, je lui prĂ©sente
CrĂ©mieux.[27]Il nâapprouve certes pas le comportement des Chaouchs, mais il nâen est plus
choquĂ© et il ne les mĂ©prise mĂȘme pas : ils font aux autres ce quâon leur a fait.â Jâai vu pire, dit-il Il ne faut pas demander aux hommes trop dâimagination
dans la voie du bien. Quand un esclave prend du galon sans sortir de sa condition, ilest plus tyran que ses tyrans eux-mĂȘmes.
Il me raconte lâhistoire de Buchenwald et des camps.â Il y a beaucoup de vrai dans tout ce quâon dit sur les horreurs dont ils sont le
thĂ©Ăątre, mais il y a beaucoup dâexagĂ©ration aussi. Il faut compter avec le complexedu mensonge dâUlysse qui est celui de tous les hommes, par consĂ©quent de tous lesinternĂ©s. LâhumanitĂ© a besoin de merveilleux dans le mauvais comme dans le bon,dans le laid comme dans le beau. Chacun espĂšre et veut sortir de lâaventure aveclâaurĂ©ole du saint, du hĂ©ros ou du martyr, et chacun ajoute Ă sa propre odyssĂ©e sansse rendre compte que la rĂ©alitĂ© se suffit dĂ©jĂ largement Ă elle-mĂȘme.
Il nâa pas de haine pour les Allemands. Dans son esprit, les camps deconcentration ne sont pas spĂ©cifiquement allemands et ne relĂšvent pas dâinstincts quisoient propres au peuple allemand.
â Les camps â les Lagers, comme il dit â sont un phĂ©nomĂšne historique etsocial par lequel passent tous les peuples arrivant Ă la notion de Nation et dâEtat. Onen a connu dans lâAntiquitĂ©, au Moyen Age, dans les Temps modernes : pourquoivoudriez-vous que lâEpoque contemporaine fasse exception ? Bien avant JĂ©sus-Christ, les Egyptiens ne trouvaient que ce moyen de rendre les Juifs inoffensifs Ă leur
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prospĂ©ritĂ©, et Babylone ne connut son apogĂ©e merveilleuse que grĂące auxconcentrationnaires. Les Anglais eux-mĂȘmes y eurent recours avec les malheureuxBoers, aprĂšs NapolĂ©on qui inventa Lambessa. Actuellement, il y en a en Russie quinâont rien Ă envier Ă ceux des Allemands ; il y en a en Espagne, en Italie et mĂȘme enFrance : vous rencontrerez ici des Espagnols et vous verrez ce quâils vous diront, parexemple, du camp de Gurs, en France, oĂč on les parqua au lendemain du triomphe deFranco.
Je risque une observation :â En France, tout de mĂȘme, câest par humanitĂ© quâon a recueilli les
RĂ©publicains espagnols, et je ne sache pas quâils furent maltraitĂ©s.â En Allemagne aussi, câest par humanitĂ©. Les Allemands. quand ils parlent de
lâinstitution, emploient le mot Schutzhaftlager, ce qui veut dire camp de dĂ©tenusprotĂ©gĂ©s. [28] Au moment de son arrivĂ©e au pouvoir, le National-Socialisme, dans ungeste de mansuĂ©tude, a voulu mettre ses adversaires hors dâĂ©tat de lui nuire, maisaussi les protĂ©ger contre la colĂšre publique, en finir avec les assassinats au coin desrues, rĂ©gĂ©nĂ©rer les brebis Ă©garĂ©es et les ramener Ă une plus saine conception de lacommunautĂ© allemande, de sa destinĂ©e et du rĂŽle de chacun dans son sein. Mais leNational-Socialisme a Ă©tĂ© dĂ©passĂ© par les Ă©vĂ©nements, et surtout par ses agents. Câestun peu lâhistoire de lâĂ©clipse de lune quâon raconte dans les casernes. Le colonel ditun jour au commandant quâil y aura une Ă©clipse de lune et que les gradĂ©s devrontfaire observer le phĂ©nomĂšne Ă tous les soldats en le leur expliquant. Le commandanttransmet au capitaine et la nouvelle arrive au soldat par le caporal sous cette forme :« Par ordre du colonel, une Ă©clipse de lune aura lieu ce soir Ă 23 heures ; tous ceuxqui nây assisteront pas auront quatre jours de salle de police ». Ainsi en est-il descamps de concentration ; lâEtat-Major national-socialiste les a conçus, en a fixĂ© lerĂšglement intĂ©rieur que dâanciens chĂŽmeurs illettrĂ©s font appliquer par des Chaouchspris parmi nous. En France, le Gouvernement dĂ©mocratique de Daladier avait conçule camp de Gurs et en avait fixĂ© le rĂšglement : lâapplication de ce rĂšglement Ă©taitconfiĂ©e Ă des gendarmes et gardes mobiles dont les facultĂ©s dâinterprĂ©tation Ă©taienttrĂšs limitĂ©es.
« Câest le Christianisme qui a introduit dans le droit romain le caractĂšrehumanitaire qui est confĂ©rĂ© Ă la punition, et lui a assignĂ© comme premier but Ă atteindre la rĂ©gĂ©nĂ©ration du dĂ©linquant. Mais le Christianisme a comptĂ© sans lanature humaine qui ne peut arriver Ă la conscience dâelle-mĂȘme que sur un fond deperversitĂ©. Croyez-moi, il y a trois sortes de gens qui restent les mĂȘmes chacun dansson genre, Ă tous les Ăąges de lâHistoire, et sous toutes les latitudes : les policiers, lesprĂȘtres et les soldats. Ici, nous avons affaire aux policiers. »
Ăvidemment, nous avons affaire aux policiers. Je nâai eu maille Ă partirquâavec les policiers allemands, mais jâai souvent lu et entendu dire que les policiersfrançais ne se distinguaient pas par une douceur particuliĂšre. Je me souviens quâĂ cemoment du discours de Jircszah, jâai Ă©voquĂ© lâaffaire Almazian. Mais Almazian Ă©taitimpliquĂ© dans un crime de droit commun, et nous sommes des politiques. Les
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Allemands, eux, ne semblent pas faire de différence entre le droit commun et le droitpolitique, et cette promiscuité des uns et des autres dans les camps.
â Allons, allons, me dit Jircszah, vous semblez oublier [29] que câest unFrançais, un intellectuel dont la France est fiĂšre, un fin lettrĂ©, un grand philosophe,Anatole France, qui a Ă©crit un jour : « Je suis partisan de la suppression de la peine demort en matiĂšre de droit commun, et de son rĂ©tablissement en matiĂšre de droitpolitique ».
Avant la fin de la quarantaine, les S.S. ne se mĂȘlant jamais de la vie propre ducamp qui semblait ainsi livrĂ© Ă lui-mĂȘme, maĂźtre de ses lois et de ses rĂšglements,jâĂ©tais persuadĂ© que Jircszah avait en grande partie raison : le National-Socialisme,les S.S. Ă©taient revenus Ă ce moyen classique de coercition, et les dĂ©tenus lâavaientdâeux-mĂȘmes rendu plus mauvais encore.
Nous avons agitĂ© ensemble dâautres problĂšmes, notamment celui de la guerreet de lâaprĂšs-guerre. Jircszah Ă©tait un bourgeois dĂ©mocrate et pacifiste :
â Lâautre guerre a partagĂ© le monde en trois blocs rivaux, me disait-il : lesAnglo-Saxons capitalistes traditionnels, les Soviets et lâAllemagne, cette derniĂšresâappuyant sur le Japon et lâItalie : il y en a un de trop. LâaprĂšs-guerre connaĂźtra unmonde partagĂ© en deux, la dĂ©mocratie des peuples nây gagnera rien et la paix nâensera pas moins prĂ©caire. Ils croient quâils se battent pour la libertĂ© et que lâAge dâornaĂźtra des cendres dâHitler. Ce sera terrible aprĂšs : les mĂȘmes problĂšmes se poserontĂ deux au lieu de se poser Ă trois, dans un monde qui sera ruinĂ© matĂ©riellement etmoralement. Câest Bertrand Russell qui avait raison au temps de sa jeunessecourageuse : « Aucun des maux quâon prĂ©tend Ă©viter par la guerre nâest aussi grandque la guerre elle-mĂȘme ».
Je partageais cet avis, et mĂȘme jâenchĂ©rissais.Dans la suite, jâai souvent pensĂ© Ă Jircszah.
10 mars, quinze heures : un officier S.S. entre au Block rassemblement dans lacour.
â Raus, los ! Raus, raus !Nous allons partir, et les formalitĂ©s vont commencer. Depuis une huitaine de
jours, le bruit courait de ce transport et les suppositions allaient leur train : Ă Dora,disaient les uns, Ă Cologne pour dĂ©blayer les ruines et sauver ce qui pouvait encorelâĂȘtre, rĂ©cupĂ©rer ce qui pouvait ĂȘtre utilisĂ©, disaient les autres. Câest cette derniĂšresupposition qui lâemporte dans lâopinion : les gens bien informĂ©s mettent en avantque maintenant lâEtat-Major du National-Socialisme [30] sentant la partie perdue,laisse tomber le Kommando de Dora considĂ©rĂ© comme lâenfer de Buchenwald et nâyenvoie plus personne. Ils ajoutent quâemployĂ©s dĂ©sormais aux travaux dangereux dedĂ©blaiement, nous serons bien traitĂ©s. Ă tout moment, on risquera lâĂ©clatement dâunebombe, mais on mangera Ă sa faim, dâabord la ration du camp, et ensuite ce quâontrouvera dans les caves dont certaines sont pleines de denrĂ©es comestibles.
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Nous ne savons pas ce que câest que Dora. Aucun de ceux qui y ont Ă©tĂ©envoyĂ©s jusquâici nâest jamais revenu. On dit que câest une usine souterraine enperpĂ©tuel Ă©tat dâamĂ©nagement, et dans laquelle on fabrique des armes secrĂštes. Onvit lĂ -dedans, on y mange, on y dort et on y travaille sans jamais revenir au jour.Tous les jours, des camions ramĂšnent des cadavres Ă plein charroi pour ĂȘtre brĂ»lĂ©s Ă Buchenwald, et câest de ces cadavres quâon dĂ©duit les horreurs du camp.Heureusement, nous nâirons pas lĂ -bas.
Seize heures : nous sommes toujours debout devant le Block, dans la positiondu Stillgestanden1 sous les yeux du S.S. Le chef de Block passe dans les rangs et enfait sortir un vieillard ou un Ă©clopĂ©, et les juifs. CrĂ©mieux, qui remplit Ă lui tout seulcette triple condition, est du nombre. Le petit boiteux aussi et quelques autres figuresqui nâappartiennent ni Ă des vieillards, ni Ă des Ă©clopĂ©s, ni Ă des juifs, mais dont noussavons tous que leurs propriĂ©taires sâĂ©tant fait passer pour communistes, ou lâĂ©tantrĂ©ellement, sont dans les grĂąces du chef de Block.
Seize heures trente : direction de lâinfirmerie pour la visite de santĂ© â pour lavisite de santĂ©, câest une façon de parler. Un mĂ©decin S.S. fume un Ă©norme cigare,affalĂ© dans un fauteuil ; nous passons devant lui Ă la queue-leu-leu, et il ne nousregarde mĂȘme pas.
Dix-sept heures trente : direction de lâEffektenkammer2 : on nous habille deneuf, pantalon, veste et capote rayĂ©s, chaussures ad hoc (en cuir, semelle de bois)pour remplacer les claquettes impropres au travail.
Dix-huit heures trente : appel qui dure jusquâĂ vingt et une heures. Avant denous coucher, nous devons encore coudre nos numĂ©ros sur les effets que nous venonsde toucher, Ă hauteur du sein gauche pour la veste et la capote, sous la poche droitepour le pantalon.
11 mars, quatre heures trente : réveil. [31]Cinq heures trente : appel jusque vers dix heures. Ah ! ces appels ! En mars,
dans le froid, quâil pleuve ou quâil vente, rester des heures et des heures debout Ă ĂȘtrecomptĂ©s et recomptĂ©s ! Celui-ci est un appel gĂ©nĂ©ral de tous ceux, Ă quelque Blockquâils appartiennent, qui ont Ă©tĂ© dĂ©signĂ©s pour le transport, et il a lieu sur la place delâappel, devant la Tour.
Ă onze heures, la soupe.Ă quatorze heures, nouvel appel qui dure jusquâĂ dix-huit ou dix-neuf heures :
nous avons perdu la notion de la durĂ©e.12 mars : rĂ©veil comme dâhabitude, appel de cinq heures et demie Ă dix heures.
Appel, toujours appel. Ils veulent nous rendre fous. Ă quinze heures, nous quittonsdĂ©finitivement le Block 48 et, aprĂšs un stage de quelques heures sur la place, noussommes dirigĂ©s sur le Block du cinĂ©ma oĂč nous passons la nuit, les plus favorisĂ©sassis, le plus grand nombre debout.
RĂ©veil le lendemain matin, Ă trois heures trente, une heure plus tĂŽt quedâhabitude. On nous conduit sous la tour oĂč nous attendons, debout, dans la nuit,
1 Garde-Ă -vous.2 Magasin dâhabillement.
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dans le froid, rien au ventre depuis la veille Ă onze heures, dâĂȘtre embarquĂ©s. Entresept et huit heures, nous montons dans les wagons.
Voyage sans histoire : nous sommes Ă lâaise et nous bavardons. ThĂšme : oĂčallons-nous ? Le train prend la direction de lâouest : Ă Cologne, ça y est, nous avonsgagnĂ© ! Ă seize heures environ, il sâarrĂȘte en pleins champs, dans une sorte de garede triage, oĂč, sous la neige, pataugeant dans la boue, des malheureux, hĂąves, sales, enguenilles rayĂ©es de la mĂȘme façon que nos habits neufs, dĂ©chargent des wagons,creusent des canalisations, vĂ©hiculent les dĂ©blais. Des gens Ă brassard et Ă numĂ©ros,bien vĂȘtus, pleins de santĂ©, les encouragent Ă la menace, Ă lâinjure et au gummi.DĂ©fense de leur adresser la parole. En passant Ă cĂŽtĂ© dâeux, si par hasard ils sont horsde portĂ©e de toute surveillance, nous risquons des questions Ă voix aussi basse quepossible :
â Dis, oĂč est-on ici ?â Ă Dora, mon vieux, tâas pas fini dâen ch... !Fernand et moi, qui nous tenons par la main, nous nous regardons. Nous
nâavions cru que difficilement au bobard optimiste de Cologne. Un granddĂ©couragement nous saisit cependant, les bras nous tombent des Ă©paules, noussentons passer sur nous lâombre de la mort. [32]
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CHAPITRE II
Les cercles de lâenfer
Le 30 juin 1933, Buchenwald nâĂ©tait que ce que le mot signifie : une forĂȘt dehĂȘtres, un lieudit perchĂ© sur une colline des contreforts du Harz, Ă neuf kilomĂštres deWeimar. On y accĂ©dait par un sentier rocailleux et tortueux. Un jour, des hommessont venus en voiture jusquâau pied de la colline. Ils ont gagnĂ© le sommet Ă pied,comme en excursion. Ils ont gravement inspectĂ© lâendroit. Lâun dâeux a dĂ©signĂ© unclair-fourrĂ©, puis ils sâen sont retournĂ©s aprĂšs avoir fait un bon dĂ©jeuner, en repassantĂ Weimar.
â Unser FĂŒhrer wird zufrieden werden, ont-ils dĂ©clarĂ©1.Quelque temps aprĂšs, dâautres sont venus. Ils Ă©taient enchaĂźnĂ©s par cinq les uns
aux autres et constituaient un dĂ©tachement de cent unitĂ©s, encadrĂ©s par une vingtainede S.S., lâarme au point : il nây avait plus de place dans les prisons allemandes. Ilsont gravi le sentier sous les injures et les coups, comme ils ont pu. Arrivant ausommet, extĂ©nuĂ©s, ils ont Ă©tĂ© mis au travail sans transition. Un groupe de cinquante aderechef montĂ© des tentes pour les S.S. pendant que lâautre mettait en place un cerclede barbelĂ©s de trois rangs de hauteur et dâenviron cent mĂštres de rayon. Le premierjour, câest tout ce qui a pu ĂȘtre fait. On a mangĂ© en hĂąte, et presque sans arrĂȘter letravail, un maigre casse-croĂ»te et, le soir, trĂšs tard, on sâest endormi Ă mĂȘme le sol,enroulĂ© dans une mince couverture. Le lendemain, le premier groupe de cinquante adĂ©chargĂ© tout le jour des matĂ©riaux de construction, des Ă©lĂ©ments de baraques enbois, que de lourds tracteurs rĂ©ussissaient Ă amener jusquâĂ mi-pente de la colline, etles a montĂ©s Ă dos dâhomme jusquâau sommet, [33] Ă lâintĂ©rieur des barbelĂ©s. Lesecond groupe lui, a abattu des arbres pour faire place nette. On nâa pas mangĂ© cejour-lĂ car on nâĂ©tait parti quâavec un jour de vivres, mais la nuit on a mieux dormi, Ă lâabri des branchages et dans les anfractuositĂ©s des tas de planches.
Ă partir du troisiĂšme jour, les Ă©lĂ©ments de baraques se sont mis Ă arriver Ă unrythme accĂ©lĂ©rĂ© et Ă sâentasser Ă mi-pente. Sây trouvaient joints un attirail de cuisine,des habits rayĂ©s en nombre, des outils et quelques vivres. Les S.S. ont fait valoir dansleur rapport quotidien quâavec cent hommes ils ne rĂ©ussissaient pas Ă dĂ©charger aufur et Ă mesure des arrivĂ©es : dâautres leur ont Ă©tĂ© envoyĂ©s. Les vivres sont devenusinsuffisants. Ă la fin de la semaine, une cinquantaine de S.S. se dĂ©battaient avec ungrand millier de dĂ©tenus quâils ne savaient oĂč loger la nuit, quâils pouvaient Ă peinenourrir, et au milieu desquels ils Ă©taient dĂ©bordĂ©s dans lâorganisation du travail. Ilsavaient bien fait plusieurs groupes ou kommandos affectĂ©s chacun Ă une tĂącheparticuliĂšre : la cuisine des S.S. dâabord, et lâentretien de leur camp, la cuisine desdĂ©tenus, le montage des baraques, le transport des matĂ©riaux, lâorganisation
1 Notre FĂŒhrer sera content !
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intĂ©rieure, la comptabilitĂ©. Tout cela sâappelait S.S. KĂŒche, HaftlingkĂŒche,Barrackenkommando, BauIeitung, Arbeitstatistik, etc. et, couchĂ© sur le papier, dansdes rapports, traduisait une organisation claire et mĂ©thodique. Mais, en fait, câĂ©taitune grande pagaille, un horrible grouillement dâhommes qui mangeaient pour laforme, travaillaient Ă merci, dormaient, Ă peine couverts, dans un fatras de plancheset de branchages. Comme ils Ă©taient plus faciles Ă surveiller au travail quâensommeil, les journĂ©es Ă©taient de douze, quatorze et seize heures. Les gardes-chiourmes en nombre insuffisant avaient Ă©tĂ© dans lâobligation de choisir sur la mineun complĂ©ment de co-adjuteurs dans la masse des dĂ©tenus, et comme ils se sentaientmal Ă lâaise devant leur conscience, ils faisaient rĂ©gner la terreur en maniĂšre dâexcuseet de justification. Les coups pleuvaient et non seulement les injures et la menace.
Les mauvais traitements, la mauvaise et insuffisante nourriture, le travailsurhumain, lâabsence de mĂ©dicaments, la pneumonie, firent que ce troupeau se mit Ă mourir Ă une cadence effrayante et dangereuse pour la salubritĂ©. Il fallut songer Ă faire disparaĂźtre les cadavres autrement que par lâinhumation qui prenait trop detemps et se serait trop souvent rĂ©pĂ©tĂ© : on eut recours Ă lâincinĂ©ration plus rapide etplus conforme aux traditions germaniques. Un nouveau [34] kommando devint Ă sontour indispensable, le Totenkommando et la construction dâun four crĂ©matoiresâinscrivit sur la liste des travaux Ă effectuer avec lâordre dâurgence commandĂ© parles circonstances : ainsi se trouva-t-il quâon construisit lâendroit oĂč ces hommesdevaient mourir, avant celui oĂč on se proposait de leur permettre de vivre. ToutsâenchaĂźne, le mal appelle le mal, et quand on est pris dans lâengrenage des forcesmauvaises.
Au surplus, le camp nâĂ©tait pas conçu dans lâesprit de lâĂtat-major national-socialiste pour ĂȘtre seulement un camp mais une collectivitĂ© devant travailler soussurveillance Ă lâĂ©dification du IIIe Reich, au mĂȘme titre que les autres dĂ©tenus de lacommunautĂ© allemande restĂ©s dans la libertĂ© relative que lâon sait : aprĂšs lecrĂ©matoire, lâusine, la Guszlow. Par quoi on voit que lâordre dâurgence de tous lesamĂ©nagements Ă©tait dĂ©terminĂ© dâabord par le souci de tenir sous bonne garde, ensuitepar celui de lâhygiĂšne, en troisiĂšme lieu par les besoins du travail rentable. Enfin, eten dernier ressort, par les droits prescriptibles de la personne humaine : le garde-chiourme, le crĂ©matoire, lâusine, la cuisine. Tout est subordonnĂ© Ă lâintĂ©rĂȘt collectifqui piĂ©tine lâindividu et lâĂ©crase.
Buchenwald fut donc, pendant la pĂ©riode des premiers amĂ©nagements, unStraflager1 oĂč nâĂ©tait envoyĂ©e que la population des prisons rĂ©putĂ©e incorrigible, puisĂ partir du moment oĂč lâusine, la Guslow, fut en Ă©tat de fonctionner, un Arbeitslager2
ayant des Straf-kommandos, enfin un Konzentrationslager3, câest-Ă -dire ce quâil Ă©taitquand nous lâavons connu, un camp organisĂ© avec tous ses services mis en place, oĂčtout le monde Ă©tait envoyĂ© indistinctement. Ă partir de ce moment, il y eut des sous-camps ou kommandos extĂ©rieurs qui dĂ©pendaient de lui et quâil achalandait en
1 Camp de punition.2 Camp de travail.3 Camp de concentration.
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matĂ©riel humain ou tout court. Tous les camps ont passĂ© par ces trois Ă©tapessuccessives. Il sâest malheureusement produit que, la guerre Ă©tant survenue, lesdĂ©tenus de toutes origines et de toutes conditions, de toutes infractions et de toutespeines disciplinaires, furent au petit bonheur la chance, au grĂ© de lâhumeur des chefsou du dĂ©sordre des circonstances, indiffĂ©remment dirigĂ©s sur le Straflager,lâArbeitslager ou le Konzentrationslager. Il en rĂ©sulta un effroyable mĂ©langedâhumanitĂ©s diverses qui constitua, sous le signe du gummi, un gigantesque panierde crabes sur [35] lequel le National-Socialisme si maĂźtre de lui, si mĂ©thodique dansses manifestations, mais dĂ©bordĂ© de toutes parts par les Ă©vĂ©nements quicommençaient Ă le maĂźtriser, jeta un non moins immense et gigantesque manteau deNoĂ©.
Dora naquit sous le parrainage de Buchenwald et dans les mĂȘmes conditions. IlcrĂ»t et prospĂ©ra en suivant le mĂȘme processus.
En 1903, des ingĂ©nieurs et des chimistes allemands sâĂ©taient aperçus quâĂ cetendroit la pierre du Han Ă©tait riche en ammoniaque. Comme aucune sociĂ©tĂ© privĂ©enâavait voulu risquer des capitaux dans son extraction, lâĂtat sâen chargea. LâĂtatallemand ne possĂ©dait pas, comme ses voisins, des colonies susceptibles de mettre Ă sa disposition des Cayenne ou des NoumĂ©a : ses bagnards, il Ă©tait obligĂ© de lesconserver Ă lâintĂ©rieur et il les parquait dans des endroits dĂ©terminĂ©s oĂč il lesemployait Ă des travaux ingrats. Câest dans ces conditions quâun bagne semblable Ă tous les bagnes du monde, Ă quelques nuances en mieux ou en plus mal prĂšs, naquit Ă Dora. En 1910, on ne sait trop pourquoi, mais probablement parce que le rendementen ammoniaque Ă©tait bien infĂ©rieur Ă celui quâon avait escomptĂ©, lâextraction de lapierre fut arrĂȘtĂ©e. Elle fut reprise pendant la guerre de 1914-1918, sous les espĂšcesdâun camp de reprĂ©sailles pour P.G., en un moment oĂč lâAllemagne pensait dĂ©jĂ Ă sâenterrer pour limiter les dĂ©gĂąts des bombardements. De nouveau, elle futinterrompue par lâarmistice. Pendant lâentre-deux-guerres, on oublia totalementDora : une vĂ©gĂ©tation dĂ©sordonnĂ©e masqua lâentrĂ©e de ce commencement desouterrain, et autour, dâimmenses champs de betteraves poussĂšrent pour alimenter lasucrerie de Nordhausen, Ă six kilomĂštres de lĂ .
Câest dans ces champs de betteraves que, le 1er septembre 1943, BuchenwalddĂ©gorgea un premier kommando de deux cents hommes sous bonne escorte :lâAllemagne sentant de nouveau le besoin de sâenterrer, dâenterrer au moins sesindustries de guerre, avait repris le projet de 1915. Construction du camp S.S., duKrematorium, amĂ©nagement du souterrain en usine, des cuisines, des douches, delâArbeitstatistik, le Revier ou infirmerie en dernier lieu. Comme il y avait cesouterrain, on y dormit le plus longtemps possible, repoussant toujours Ă plus tard letravail non rentable de construction des Blocks pour dĂ©tenus et lui prĂ©fĂ©rant le foragetoujours plus avant de la galerie du tunnel, pour permettre la mise Ă lâabri dâusines entoujours plus grand nombre menacĂ©es Ă ciel ouvert.
Quand nous sommes arrivĂ©s Ă Dora, le camp Ă©tait encore [36] au stade duStraflager : nous en fĂźmes un Arbeitslager. Quand nous lâavons quittĂ© avec ses 170
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Blocks, son Revier, son ThĂ©Ăątre, son Bordel, ses services en place, son tunnelachevĂ©, il Ă©tait sur le point de devenir un Konzentrationslager. DĂ©jĂ , Ă lâextrĂ©mitĂ© dudouble tunnel, un autre camp, Ellrich, Ă©tait nĂ© sous son parrainage et se trouvait, lui,au stade du Straflager. Car il ne pouvait y avoir de solution de continuitĂ© danslâĂ©chelle descendante de la misĂšre humaine.
Mais les Anglo-Américains et les Russes en avaient décidé autrement et, le 11avril 1945, vinrent nous délivrer.
Depuis, le systĂšme pĂ©nitentiaire de lâAllemagne est aux mains des Russes quinây ont pas changĂ© une virgule. Demain, il sera aux mains desâŠ
Car il ne faut pas non plus quâil y ait solution de continuitĂ© dans lâHistoire.
Un camp de concentration, quand il est au point, est une vĂ©ritable citĂ© isolĂ©e dumonde extĂ©rieur qui lâa conçue par une enceinte de barbelĂ©s Ă©lectrifiĂ©s Ă quintuplesrangs de hauteur, au long de laquelle tous les cinquante mĂštres environ, des miradorsabritent une garde spĂ©ciale armĂ©e jusquâaux dents. Pour que lâĂ©cran entre elle et luisoit plus opaque encore, un camp de S.S. est Ă©galement interposĂ© et jusquâĂ cinq ousix kilomĂštres alentour, des sentinelles invisibles sont disposĂ©es dans la pĂ©riphĂ©rie ;celui qui tenterait de sâĂ©vader aurait ainsi un certain nombre dâobstacles successifs Ă surmonter et il vaut mieux dire que toute tentative est matĂ©riellement vouĂ©e Ă unĂ©chec certain. Cette citĂ© a ses lois propres, ses phĂ©nomĂšnes sociaux particuliers. LesidĂ©es qui y naissent isolĂ©ment ou en courants viennent mourir contre les barbelĂ©s etrestent insoupçonnĂ©es du reste du monde. De mĂȘme tout ce qui se passe Ă lâextĂ©rieurest inconnu Ă lâintĂ©rieur, toute interpĂ©nĂ©tration est rendue impossible par lâĂ©cran danslequel il nây a pas une faille1. Des journaux arrivent : ils sont triĂ©s sur le volet et nedisent que des vĂ©ritĂ©s [37] spĂ©cialement imprimĂ©es pour les concentrationnaires. Ilsâest trouvĂ© quâen temps de guerre les vĂ©ritĂ©s pour concentrationnaires Ă©taient lesmĂȘmes que celles dont les Allemands devaient faire leur Evangile, et câest pourquoiles journaux Ă©taient communs aux deux, mais câest un pur hasard. La T.S.F. estchĂątiĂ©e. Il sâensuit que la vie du camp, axĂ©e sur dâautres principes moraux etsociologiques, prend une orientation tout autre que la vie normale, que sesmanifestations revĂȘtent des aspects tels quâelle ne peut ĂȘtre jugĂ©e avec les unitĂ©s demesures communes Ă lâensemble des hommes. Mais câest une citĂ©, une citĂ© humaine.
Ă lâintĂ©rieur, â ou Ă lâextĂ©rieur, â mais Ă proximitĂ© une usine est la raison devivre du camp et son moyen dâexistence : Ă Buchenwald, la Guslow, Ă Dora, letunnel. Cette usine est la clĂ© de voĂ»te de tout lâĂ©difice et ses besoins quâil fautsatisfaire sont sa loi dâairain. Le camp est fait pour lâusine et non lâusine pouroccuper le camp.
1 On a dit que lâAllemagne presque entiĂšre ignorait ce qui se passait dans les camps et je le
crois : les S.S., qui vivaient sur place en ignoraient une grande partie, ou nâapprenaient certainsĂ©vĂ©nements que longtemps aprĂšs coup. Dâautre part, qui, en France, connaĂźt aujourdâhui les dĂ©tails dela vie des dĂ©tenus de CarĂšre, La NoĂ© et autres lieux ? (Cf. p. 137 en Appendice au Chap. II la relationde Pierre Bernard sur la Maison centrale de Riom et lâopinion de E. Kogon, p. 194).
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Le premier service du camp est lâArbeitstatistik qui tient une comptabilitĂ©rigoureuse de toute la population et qui la suit unitĂ© par unitĂ©, jour par jour dans sontravail ; Ă lâArbeitstatistik on est capable de dire Ă nâimporte quel moment de lajournĂ©e Ă quoi est employĂ© chaque dĂ©tenu et lâendroit prĂ©cis oĂč il se trouve. Ceservice, comme tous les autres dâailleurs, est assurĂ© par des dĂ©tenus et il occupe unpersonnel nombreux et relativement privilĂ©giĂ©.
Vient ensuite le Politische-Abteilung, lequel tient la comptabilitĂ© politique ducamp et se trouve, lui, Ă mĂȘme de donner pour nâimporte quel dĂ©tenu quelquerenseignement que ce soit sur sa vie antĂ©rieure, sa moralitĂ©, les motifs de sonarrestation, etc. Câest lâanthropomĂ©trie du camp, son Sicherheitsdienst (police desĂ©curitĂ©) et il nâoccupe quâun personnel ayant la confiance des S.S. Encore desprivilĂ©giĂ©s.
Puis, la Verwaltung ou administration gĂ©nĂ©rale qui tient la comptabilitĂ© de toutce qui entre au camp : nourriture, matĂ©riel, vĂȘtements, etc. Câest lâintendance ducamp, le sergent-major de la compagnie. Le personnel, occupĂ© Ă un travail de bureau,est toujours privilĂ©giĂ©.
Ces trois grands services coiffent le camp. Ils ont Ă leur tĂȘte un Kapo qui enassure le fonctionnement sous la surveillance dâun sous-officier S.S. ouRapportfĂŒhrer. Il y a un RapportfĂŒhrer pour tous les services-clĂ©s, et chacun dâeuxfait chaque soir son rapport au RapportfĂŒhrer gĂ©nĂ©ral du camp, qui est un officier,gĂ©nĂ©ralement un Oberleutnant. Ce RapportfĂŒhrer gĂ©nĂ©ral communique avec le campdes dĂ©tenus par lâintermĂ©diaire de ses sous-ordres et du LagerĂ€ltester ou doyen desdĂ©tenus, qui a la responsabilitĂ© gĂ©nĂ©rale du camp et qui rĂ©pond de sa bonne marchejusque et y [38] compris sur sa vie mĂȘme1.
ParallĂšlement, les services de seconde zone : le SanitĂ€tsdienst, ou service desantĂ©, qui comprend les mĂ©decins, les infirmiers, le service de la dĂ©sinfection, celuidu Revier et celui du Krematorium ; la Lagerschutzpolizei, ou police du camp ; laFeuerwehr, ou protection contre lâincendie ; le Bunker, ou prison pour dĂ©tenus prisen flagrant dĂ©lit dâinfraction aux rĂšglements du camp ; le Kino-Theater, ou cinĂ©ma-thĂ©Ăątre, et le bordel, ou Pouf.
Il y a encore la KĂŒche ou cuisine, lâEffektenkammer ou magasin dâhabillement,qui est rattachĂ© Ă la Verwaltung ; la HĂ€ftlingskantine, ou cantine, qui fournit auxdĂ©tenus nourriture et boissons complĂ©mentaires contre espĂšces sonnantes, et la Bank,institut dâĂ©mission de la monnaie spĂ©ciale qui nâa cours quâĂ lâintĂ©rieur du camp.
La masse des travailleurs, maintenant.Elle est rĂ©partie dans des Blocks construits sur le mĂȘme modĂšle que le
Buchenwald 48, mais en bois et ne comportant quâun rez-de-chaussĂ©e. Elle nây vitque la nuit. Elle y arrive le soir aprĂšs lâappel, vers 21 heures, et elle les quitte chaquematin avant lâaube, Ă quatre heures trente. Elle y est encadrĂ©e par les chefs de BlockentourĂ©s de leurs Schreiber, Friseur, Stubendienst, qui sont de vĂ©ritables satrapes. Lechef de Block contrĂŽle la vie du Block sous la surveillance dâun soldat S.S. ouBlockfĂŒhrer qui rend compte au Rapport-fĂŒhrer gĂ©nĂ©ral. Les BlockfĂŒhrer ne se
1 Voir p. 256 et 257 le tableau de la hiérarchie dans un camp.
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montrent que trĂšs rarement : en gĂ©nĂ©ral, ils se bornent Ă rendre une visite amicale auchef de Block dans la journĂ©e, câest-Ă -dire en lâabsence des dĂ©tenus, si bien quecelui-ci est en dernier ressort seul juge et que toutes ses exactions sont pratiquementsans appel.
Dans la journĂ©e, câest-Ă -dire au travail, les dĂ©tenus sont pris dans les maillesdâun autre encadrement. Tous les matins, pour ceux qui ne travaillent que le jour, ilssont rĂ©partis dans des Kommandos ayant Ă leur tĂȘte chacun un Kapo assistĂ© dâun, dedeux ou de plusieurs chefs dâĂ©quipe ou Vorarbeiter. Chaque jour, Ă partir de quatreheures trente, les Kapos et les Vorarbeiter se trouvent sur la place de lâAppel, Ă unendroit dĂ©terminĂ© â toujours le mĂȘme â et constituent leurs Kommandos respectifsquâils conduisent au pas cadencĂ© sur le lieu du travail oĂč un Meister ou contremaĂźtrecivil leur donne connaissance de la tĂąche quâils doivent faire effectuer Ă leurshommes dans [39] la journĂ©e. Les Kommandos employĂ©s par lâusine font les deux 12et non les trois 8. Ils sont rĂ©partis en deux Ă©quipes ou Schicht : il y a le Tagschichtqui se prĂ©sente Ă ses Kapos et Vorarbeiter, Ă 9 heures du matin, et la Nachtschicht, Ă 9 heures du soir. Les deux Schicht font Ă tour de rĂŽle une semaine de jour et unesemaine de nuit.
Ainsi Ă©tait le Buchenwald que nous avons connu. La vie y Ă©tait supportablepour les dĂ©tenus dĂ©finitivement affectĂ©s au camp, un peu plus dure pour les passagersdestinĂ©s Ă nây sĂ©journer que le temps de la quarantaine. Dans tous les camps, il eĂ»tpu en ĂȘtre de mĂȘme. Le malheur a voulu quâau moment des dĂ©portations massivesdes Ă©trangers en Allemagne, il y avait peu de camps au point, Ă part Buchenwald,Dachau et Auschwitz, et que la presque totalitĂ© des dĂ©portĂ©s nâa connu que descamps en pĂ©riode de construction, des Straflager et des Arbeitslager et non desKonzentrationslager. Le malheur a voulu aussi que, mĂȘme dans les camps au point,toutes les responsabilitĂ©s fussent confiĂ©es Ă des Allemands dâabord, pour la facilitĂ©des rapports entre la gens des Haftling et celle de la FĂŒhrung, Ă des rescapĂ©s desStraflager et des Arbeitslager ensuite, qui ne concevaient pas le Konzett, comme ilsdisaient, sans les horreurs quâils y avaient eux-mĂȘmes endurĂ©es et qui Ă©taient bienplus que les S.S. des obstacles Ă son humanisation. Le « Ne faites pas aux autres ceque vous ne voudriez pas quâon vous fit » est une notion dâun autre monde qui nâapas cours dans celui-ci. « Faites aux autres ce quâon vous a fait » est la devise de tousces Kapos, qui ont passĂ© des annĂ©es et des annĂ©es de Straftlager en Arbeitslager, etdans lâesprit desquels les horreurs quâils ont vĂ©cues ont crĂ©Ă© une tradition que, parune dĂ©formation bien comprĂ©hensible, ils croient avoir pour mission de perpĂ©tuer.
Et si par hasard les S.S. oublient de maltraiter, ces dĂ©tenus, eux se chargent derĂ©parer lâoubli.
La population du camp, sa condition sociale et son origine, sont aussi unĂ©lĂ©ment qui sâinsurge contre son humanisation. Jâai dĂ©jĂ notĂ© que le National-Socialisme ne faisait aucune diffĂ©rence entre le dĂ©lit politique et le dĂ©lit de droitcommun et que, par consĂ©quent, il nây avait en Allemagne ni droit, ni rĂ©gime
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politique diffĂ©renciĂ©s. Comme dans la plupart des nations civilisĂ©es, il y a donc detout dans les camps â de tout et autre chose encore. Tous les [40] dĂ©tenus, dequelque catĂ©gorie de dĂ©lit quâils relĂšvent, vivent ensemble et sont soumis au mĂȘmerĂ©gime. Il nây a pour les distinguer les uns des autres que le triangle de couleur quiest lâinsigne de leur dĂ©lit.
Les politiques portent le triangle rouge.Les droits commun, le triangle vert : nu, pour les Verbrecher ou criminels
simples ; agrĂ©mentĂ© dâun S pour les Schwereverbrecher ou grands criminels, et dâunK pour les Kriegsverbrecher, criminels de guerre. Ainsi sont graduĂ©s les dĂ©lits dedroit commun du simple voleur Ă lâassassin et au pilleur dâintendance ou de magasindâarmement.
Entre les deux, toute une sĂ©rie de dĂ©lits intermĂ©diaires :â Le triangle noir (saboteurs, chĂŽmeurs professionnels) ; le triangle rose
(pĂ©dĂ©rastes) ; le triangle jaune fixĂ© Ă lâenvers sur le rouge, de façon Ă former uneĂ©toile (juifs) ; le triangle violet (objecteurs de conscience).
â Les gens qui, ayant fini un temps de prison dĂ©terminĂ©, doivent ensuiteaccomplir ce que nous appellerions le doublage, ou la relĂ©gation Ă temps ou Ă vie, etqui portent en lieu et place de triangle, un cercle noir sur fond blanc avec un grand« Z » au centre : les libĂ©rĂ©s de la Zuchthaus ou maison de force.
â Dâautres enfin et qui portent le triangle rouge la pointe en haut : les dĂ©litbĂ©nins commis Ă lâarmĂ©e et Ă propos desquels une condamnation a Ă©tĂ© prononcĂ©e parun conseil de guerre.
Il y aurait encore Ă ajouter quelques particularitĂ©s dans lâĂ©cussonnage desdĂ©tenus : le triangle rouge surmontĂ© dâune barre transversale de ceux qui sontenvoyĂ©s au Konzett pour la deuxiĂšme ou troisiĂšme fois, les trois petits points noirsportĂ©s en brassard sur fond jaune et blanc pour les aveugles, etc. Enfin, ceux quâonappelait jadis les Wifo : le mĂȘme cercle que les Zuchthaus, mais Ă lâintĂ©rieur duquelle « Z » Ă©tait remplacĂ© par un « W ». Ces derniers Ă©taient des travailleurs volontaires,Ă lâorigine. Ils avaient Ă©tĂ© employĂ©s par la firme Wifo qui fut la premiĂšre Ă sâĂ©vertuerdans la rĂ©alisation des Vergeltungsfeuer, les fameuses V1, V2, etc. Un beau jour etsans motif apparent, ils touchĂšrent des habits rayĂ©s et ils furent mis en camp deconcentration. Le secret des V1 et V2 sortant de la phase dâessai, entrait dans la voiede la production intensive et il ne fallait pas quâil circulĂąt librement, mĂȘme dans lapopulation allemande : les internĂ©s par raison dâĂtat. Les Wifo constituaient la plusmisĂ©rable population du camp : ils continuaient Ă toucher leur salaire, dont la moitiĂ©leur Ă©tait remise au camp mĂȘme, [41] le reste Ă©tant envoyĂ© Ă leurs familles. Ilsavaient le droit de conserver des cheveux longs, dâĂ©crire quand bon leur semblait, Ă condition de ne rien rĂ©vĂ©ler du sort qui leur Ă©tait fait et, comme ils Ă©taient les plusfortunĂ©s, ils introduisirent le marchĂ© noir dans les camps et en firent monter lescours.
Sous le rapport de la population, les camps de concentration sont donc devĂ©ritables tours de Babel dans lesquelles les individualitĂ©s se heurtent par leursdiffĂ©rences de nationalitĂ©s, par leurs diffĂ©rences dâorigine, de condamnation et de
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conditions sociales antĂ©rieures. Les droits communs haĂŻssent les politiques quâils necomprennent pas, et ceux-ci le leur rendent bien. Les intellectuels regardent lesouvriers manuels de haut, et ceux-ci se rĂ©jouissent de les voir « enfin travailler ». LesRusses enveloppent dans le mĂȘme mĂ©pris de fer tout lâOccident. Les Polonais et lesTchĂšques ne peuvent pas voir les Français, en raison de Munich, etc. Sur le plan desnationalitĂ©s, il y a des affinitĂ©s entre Slaves et Germains, entre Germains et Italiens,entre Hollandais et Belges, ou entre Hollandais et Allemands. Les Français quiarrivĂšrent les derniers et qui se mirent Ă recevoir les plus magnifiques colis devictuailles, sont mĂ©prisĂ©s par tout le monde, sauf par les Belges, doux, francs et bons.On considĂšre la France comme un pays de Cocagne, et ses habitants comme desSybarites dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s, incapables de travailler, mangeant bien et uniquement occupĂ©s Ă faire lâamour. Ă ces griefs, les Espagnols ajoutent les camps de concentration deDaladier. Je me souviens dâavoir Ă©tĂ© accueilli au Block 24, Ă Dora, par unvigoureux :
â Ah ! les Français, vous savez maintenant ce que câest que le Lager. Pasdommage, ça vous apprendra !
CâĂ©taient trois Espagnols (il y en avait en tout 26 Ă Dora) qui avaient Ă©tĂ©internĂ©s Ă Gurs en 1938, embrigadĂ©s dans les compagnies de travail en 1939, etenvoyĂ©s Ă Buchenwald au lendemain de Rethel. Ils soutenaient quâil nây avait entreles camps français et les camps allemands que le travail comme diffĂ©rence, les autrestraitements et la nourriture Ă©tant, Ă peu de chose prĂšs, en tous points semblables.MĂȘme ils ajoutaient que les camps français Ă©taient plus sales.
O Jircszah !
Les S.S. vivent dans un camp parallĂšle. En gĂ©nĂ©ral, ils sont une compagnie. AudĂ©but, cette compagnie Ă©tait une [42] compagnie dâinstruction pour jeunes recrues, etseuls les Allemands en faisaient partie. Dans la suite, il y eut aussi de tout dans lesS.S. : des Italiens, des Polonais, des TchĂšques, des Bulgares, des Roumains, desGrecs, etc. Les nĂ©cessitĂ©s de la guerre ayant fini par imposer lâenvoi au front desjeunes recrues, avec une instruction militaire limitĂ©e, ou mĂȘme sans aucuneprĂ©paration spĂ©ciale, les jeunes furent remplacĂ©s par des vieux, des gens qui avaientdĂ©jĂ fait la guerre de 14-18, et sur lesquels le national-socialisme nâavait quâĂ peinemarquĂ© son emprise. Ceux-ci Ă©taient plus doux. Dans les deux derniĂšres annĂ©es de laguerre, la S.S. devenant insuffisante, les rebuts de la Wehrmacht et de la Luftwaffe,qui ne pouvaient ĂȘtre utilisĂ©s Ă rien dâautre, furent affectĂ©s Ă la garde des camps.
Tous les services du camp ont leur prolongement dans le camp S.S. oĂč tout estcentralisĂ© et dâoĂč partent directement sur Berlin, dans les services de Himmler, lesrapports quotidiens ou hebdomadaires. Le camp S.S. est donc en fait lâadministrateurde lâautre. Dans les dĂ©buts des camps, pendant la pĂ©riode de gestation, il administraitdirectement ; dans la suite et dĂšs quâil le put, il nâadministra plus que par la personneinterposĂ©e des dĂ©tenus eux-mĂȘmes. On pouvait croire que câĂ©tait par sadisme et,aprĂšs coup, on nâa pas manquĂ© de le dire : câĂ©tait par Ă©conomie de personnel, et pour
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la mĂȘme raison, dans toutes les prisons, dans tous les bagnes de toutes les nations, ilen est de mĂȘme. Les S.S. nâont administrĂ© et fait rĂ©gner lâordre intĂ©rieur directementque tant quâil leur fut impossible de faire autrement. Nous nâavons, nous, connu quele self-government des camps. Tous les vieux dĂ©tenus qui ont subi les deux mĂ©thodessont unanimes Ă reconnaĂźtre que lâancienne Ă©tait en principe la meilleure et la plushumaine, et que si elle ne le fut pas en fait, ce fut parce que les circonstances, lanĂ©cessitĂ© de faire vite, la prĂ©cipitation des Ă©vĂ©nements, ne le permirent pas. Je lecrois : il vaut mieux avoir affaire Ă Dieu quâĂ ses Saints.
Les S.S. donc nâassurent que la garde extĂ©rieure et on ne les voit pour ainsidire jamais Ă lâintĂ©rieur du camp oĂč ils se contentent de passer en exigeant le salutdes dĂ©tenus, le fameux « MĂŒtzen ab ». Ils sont assistĂ©s dans cette garde par unevĂ©ritable compagnie de chiens merveilleusement dressĂ©s, toujours prĂȘts Ă mordre etcapables dâaller rechercher un dĂ©tenu qui se serait Ă©vadĂ©, Ă des dizaines dekilomĂštres. Tous les matins, les kommandos qui vont travailler Ă lâextĂ©rieur, souventĂ cinq, six kilomĂštres [43] Ă pied â quand il fallait aller plus loin, on utilisait lecamion ou le train â sont accompagnĂ©s, selon leur importance, par deux ou quatreS.S., lâarme au poing et tenant, chacun, en laisse, un chien muselĂ©. Cette gardeparticuliĂšre, qui complĂšte lâencadrement par les Kapos, se contente de surveiller etnâintervient dans le travail quâau cas oĂč il faut prĂȘter main-forte, rarement dâelle-mĂȘme.
Le soir, Ă lâappel par Block, quand tout le monde est lĂ , un coup de sifflet, tousles BlockfĂŒhrer se dirigent vers le Block dont ils ont la responsabilitĂ©, comptent lesprĂ©sents et sâen retournent pour rendre compte. Pendant cette opĂ©ration, des sous-officiers circulent entre les Blocks et font respecter le silence et lâimmobilitĂ©. LesKapos, chefs de Block et Lagerschutz1 leur facilitent grandement la tĂąche dans cesens. De temps Ă autre, un S.S. se distingue des autres par sa brutalitĂ©, mais câestrare, et en tout cas, jamais il ne se montre plus inhumain que les sus-nommĂ©s.
Le problĂšme de la HĂ€ftlingsfĂŒhrung2, domine des camps de concentration, et lasolution qui lui est apportĂ©e conditionne leur Ă©volution dans le sens du pire ou delâhumanisation.
Au dĂ©but de tout camp, il nây a pas de HĂ€ftlingsfĂŒhrung : il y a le premierconvoi qui arrive dans la nature, encadrĂ© par ses S.S., lesquels assument eux-mĂȘmestoutes les responsabilitĂ©s, directement et dans le dĂ©tail. Il en est ainsi jusquâaudeuxiĂšme, troisiĂšme ou quatriĂšme. Ăa peut durer six semaines, deux mois, six mois,un an. Mais, dĂšs que le camp a pris une certaine extension, le nombre des S.S. qui yest affectĂ© nâĂ©tant pas extensible Ă lâinfini, ceux-ci sont obligĂ©s de prendre parmi lesdĂ©tenus le personnel complĂ©mentaire nĂ©cessaire Ă la surveillance et Ă lâorganisation.
1 Policiers pris parmi les dĂ©tenus.2 Direction du camp par les dĂ©tenus eux-mĂȘmes. (Cf. p. 256, la hiĂ©rarchie dans un camp de
concentration)
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Il faut avoir vĂ©cu la vie des camps et assimilĂ© leur histoire pour biencomprendre ce phĂ©nomĂšne et lâaspect quâĂ lâusage il a pris.
Au moment oĂč les camps naissent, en 1933, lâĂ©tat dâesprit est tel en Allemagneque les adversaires du National-socialisme sont considĂ©rĂ©s comme les pires bandits.DâoĂč la facilitĂ© avec laquelle les nouveaux maĂźtres ont rĂ©ussi Ă faire admettre quâilnây avait pas des crimes ou des dĂ©lits de [44] droit commun et des crimes ou desdĂ©lits de droit politique, mais seulement des crimes et des dĂ©lits tout court. Ils Ă©taientsi semblables les uns aux autres, mĂȘme et dans certains cas, il y avait si peu Ă fairepour rendre les seconds apparemment plus odieux que les premiers, aux yeux dâunejeunesse fanatisĂ©e, enrĂŽlĂ©e dans les S.S. et Ă laquelle avait Ă©tĂ© confiĂ©e la rĂ©alisationdu projet ! Mettez-vous maintenant Ă la place des cinquante S.S. de Buchenwald, lejour oĂč, dĂ©bordĂ©s par un millier de dĂ©tenus et lâĂ©norme masse du matĂ©riel Ă lâembouteillage, ils ont dĂ» constituer le premier encadrement de leurs victimes etdĂ©signer le premier LagerĂ€ltester. Entre un Thaelmann ou un Breitscheid, signalĂ©sparticuliĂšrement Ă leur attention, et le premier criminel venu qui avait assassinĂ© sabelle-mĂšre ou violĂ© sa sĆur, mais qui Ă©tait docile et plat Ă souhait, ils nâont pashĂ©sitĂ©, ils ont choisi le second. Ă son tour, celui-ci a dĂ©signĂ© les Kapos et lesBlockĂ€ltester et, forcĂ©ment, il les a pris dans son monde Ă lui, câest-Ă -dire parmi lesdroits communs.
Ce nâest que lorsque les camps ont pris un certain dĂ©veloppement quâils sontdevenus de vĂ©ritables centres ethnographiques et industriels et quâil a vraiment falludes hommes dâune certaine qualitĂ© morale et intellectuelle pour apporter Ă laS.S.FĂŒhrung une aide efficace. Cette derniĂšre sâest aperçue que les droits communsĂ©taient la lie de la population, au camp comme ailleurs, et quâils Ă©taient bien au-dessous de lâeffort quâon leur demandait. Alors les S.S. ont eu recours aux politiques.Un jour, il a fallu remplacer un LagerĂ€ltester vert par un rouge, lequel aimmĂ©diatement commencĂ© Ă liquider, Ă tous les postes, les verts au profit des rouges.Ainsi est nĂ©e la lutte qui prit rapidement un caractĂšre de permanence, entre les vertset les rouges. Ainsi sâexplique-t-on aussi que les vieux camps, Buchenwald, Dachau,Ă©taient aux mains des politiques quand nous les avons connus, tandis que les jeunes,encore au stade du Straflager ou de lâArbeitslager, Ă moins de hasards miraculeux,Ă©taient toujours aux mains des verts.
On a essayĂ© de dire que cette lutte entre les verts et les rouges, qui ne dĂ©bordadâailleurs que trĂšs tard le contingent allemand de la population des camps, Ă©tait lerĂ©sultat dâune coordination des efforts des seconds contre les premiers : câest inexact.Les politiques mĂ©fiants les uns vis-Ă -vis des autres, dĂ©semparĂ©s, nâavaient entre euxque de trĂšs vagues et trĂšs tĂ©nus liens de solidaritĂ©. Mais du cĂŽtĂ© des verts, par contre,il en Ă©tait tout autrement : ils formaient un bloc compact, puissamment cimentĂ© par laconfiance instinctive [45] qui existe toujours entre gens du milieu, piliers de prisonsou gibier de potence. Le triomphe des rouges ne fut dĂ» quâau hasard, Ă lâincapacitĂ©des verts et au discernement des S.S.
On a dit aussi que les politiques â et surtout les politiques allemands âavaient constituĂ© des comitĂ©s rĂ©volutionnaires, tenant des assemblĂ©es dans les camps,
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y stockant des armes et mĂȘme correspondant clandestinement avec lâextĂ©rieur, oudâun camp Ă lâautre : câest une lĂ©gende. Il se peut quâun bienheureux concours decirconstances ait, une fois par hasard, permis Ă un individu de correspondre aveclâextĂ©rieur, ou avec un compagnon dâinfortune dâun autre camp, Ă la barbe de la S.S.FĂŒhrung : un libĂ©rĂ© qui va porter avec beaucoup de prĂ©cautions des nouvelles dâundĂ©tenu Ă sa famille ou Ă un ami politique, un nouvel arrivant qui fait lâopĂ©rationinverse, un transport qui vĂ©hicule des nouvelles dâun camp Ă lâautre. Mais il Ă©taitextrĂȘmement rare, pendant la guerre du moins, quâun dĂ©tenu soit libĂ©rĂ©, et quant auxtransports, personne dans le camp, mĂȘme pas le commun des S.S., ne connaissait leurdestination avant quâils y fussent rendus. On apprenait gĂ©nĂ©ralement quâun transportayant eu lieu, il y avait quelques semaines ou quelques mois, sâĂ©tait rendu Ă Dora, ouEllrich, par des malades qui, par exception, en revenaient, par les morts le plussouvent, quâon ramenait au camp pour y ĂȘtre incinĂ©rĂ©s, et sur la poitrine desquels onpouvait lire le numĂ©ro et la provenance. Dire que ces liaisons Ă©taient prĂ©mĂ©ditĂ©es,organisĂ©es, suivies, relĂšve de la plus haute fantaisie. Passons sur les stockagesdâarmes : dans les derniers jours de Buchenwald, grĂące Ă la pagaille, des dĂ©tenus ontpu dĂ©tourner des piĂšces disparates dâarmes, et mĂȘme des armes complĂštes, sur lafabrication courante, mais de lĂ Ă avancer quâil sâagissait dâune pratiquesystĂ©matisĂ©e, il y a le monde qui sĂ©pare le bon sens du ridicule. Passons Ă©galementsur les comitĂ©s rĂ©volutionnaires et les assemblĂ©es quâils tenaient ; jâai bien ri quand,Ă la libĂ©ration, jâai entendu parler du comitĂ© des intĂ©rĂȘts français du camp deBuchenwald. Trois ou quatre braillards communistes ; Marcel Paul1 et le fameuxcolonel ManhĂšs en tĂȘte, qui avaient rĂ©ussi Ă Ă©chapper aux transports dâĂ©vacuation,ont fait surgir ce comitĂ© du nĂ©ant aprĂšs le dĂ©part des S.S. et avant lâarrivĂ©e desAmĂ©ricains. Ils ont rĂ©ussi Ă faire croire aux autres quâil sâagissait dâun comitĂ© nĂ© delongue [46] date2, mais câest une pure galĂ©jade et les AmĂ©ricains ne lâont pas prise ausĂ©rieux. Leur premier travail, Ă leur entrĂ©e au camp, a Ă©tĂ© de prier les trublions de setenir cois, la foule qui sâapprĂȘtait Ă les Ă©couter, de rentrer docilement dans les Blocks,et tout le monde de se plier par avance Ă une discipline de laquelle ils entendaientrester seuls maĂźtres. Ensuite de quoi ils se sont occupĂ©s des malades, duravitaillement et de lâorganisation des rapatriements, sans mĂȘme vouloir prendreconnaissance des avis et des suggestions que quelques importants de la derniĂšreheure essayĂšrent en vain de faire monter jusquâĂ eux. Ce fut aussi bien dâailleurs : ilnâen a coĂ»tĂ© quâune leçon dâhumilitĂ© Ă Marcel Paul et un certain nombre de vies ontpu ĂȘtre sauvĂ©es.
Enfin, on a dit que les politiques, quand ils avaient la haute main sur la H-FĂŒhrung, Ă©taient plus humains que les autres. Ă lâappui on tire argument de
1 Stubendienst au block 56, puis au block 24.2 En fait de comitĂ© nĂ© de longue date, il nây en eut quâun dans tous les camps : une association
de voleurs et de pillards, verts ou rouges, dĂ©tenant des S.S. les leviers de commande, par surcroĂźt. Ă laLibĂ©ration, ils ont essayĂ© de donner le change et il faut convenir quâils ont rĂ©ussi dans une honnĂȘtemesure.
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Buchenwald : câest exact1, Buchenwald Ă©tait Ă notre arrivĂ©e un camp trĂšs supportablepour les indigĂšnes de lâendroit dĂ©finitivement soustraits Ă la menace dâun transport.Mais il le devait plus au fait quâil Ă©tait arrivĂ© au terme de son Ă©volution, quâĂ celuidâavoir une H-FĂŒhrung politique. Dans les autres camps en retard sur lui, ladiffĂ©rence entre les rouges et les verts nâĂ©tait pas sensible. Il eĂ»t pu se produire que lecontact des politiques moralisĂąt les droits communs : câest le contraire qui est arrivĂ©et câest les droits communs qui ont dĂ©voyĂ© les politiques. [47]
1 Encore quâil y ait lieu de porter Ă lâactif de ce camp les retentissants « abat-jour en peau de
dĂ©tenus » dont Ilse Koch, dite la chienne de Buchenwald reste seule, aujourdâhui, Ă porter lâeffroyableresponsabilitĂ© la femme du Lager-Kommandant se promenait-elle dans le camps Ă la recherche desbeaux tatouages dont elle dĂ©signait elle-mĂȘme les malheureux propriĂ©taires Ă la mort ? Je ne puis niconfirmer, ni infirmer. Je prĂ©cise cependant, quâen fĂ©vrier-mars 1944, la rumeur concentrationnaireaccusait les deux Kapos du Steinbruch et du Gartnerei, de ce crime, jadis perpĂ©trĂ© par eux, avec lacomplicitĂ© de presque tous leurs « collĂšgues ». Les deux compĂšres avaient industrialisĂ© la mort desdĂ©tenus tatouĂ©s dont ils vendaient, contre de menues faveurs, les peaux Ă Ilse Koch et Ă dâautres, parlâintermĂ©diaire du Kapo et du S.S. de service au Krematorium. De sorte que, la thĂšse de lâaccusation,si elle Ă©tait fondĂ©e, nâen serait pas moins assez fragile.
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CHAPITRE III
La barque de Charon
Notre prise en compte par Dora sâest faite dans les rĂšgles habituelles au milieu.Descente des wagons, course effrĂ©nĂ©e Ă travers le fatras des matĂ©riaux, dans la
boue jusquâaux chevilles, sous la neige fondante, les injures et menaces hurlĂ©es, lesaboiements, les coups.
TraversĂ©e du S.S. Lager : une cinquantaine de Blocks amĂ©nagĂ©s, pas dechemins pour aller de lâun Ă lâautre, â des sentiers boueux Ă travers champs.
LâentrĂ©e du H-Lager : deux Blocks en bois (tout est en bois), de chaque cĂŽtĂ©dâun cheval de frise qui sâouvre devant nous. On nous compte.
â Zu fĂŒnf ! Zu fĂŒnf ! Mensch blöde Hund ! Pan, un coup de poing. Pan, un coupde gummi. Pan, un coup de pied.
De lâautre cĂŽtĂ© du cheval de frise, le camp lui-mĂȘme. Une dizaine de Blocks,une douzaine tout au plus, dissĂ©minĂ©s, posĂ©s lĂ , au hasard, sans quâapparaisse aucuneintention coordinatrice. Au passage, nous pouvons lire de loin les numĂ©ros sur lesBlocks : 4, 35, 24, 104, 17.
â OĂč sont les Blocks intermĂ©diaires ?Une piste marquĂ©e dâune multitude de piĂ©tinements, part de lâentrĂ©e et monte
la colline sans quâon puisse dire quâelle conduit quelque part : on nous la fait prendreet nous arrivons au Gemeinde Abort (w.c. public) oĂč nous sommes parquĂ©s enattendant les ordres. Le Gemeinde Abort est un Block dans lequel il nây a que dessiĂšges, des pissotiĂšres et des lavabos-bassins. ImpossibilitĂ© de sâasseoir ou desâĂ©tendre, interdiction de sortir. Nous sommes harassĂ©s. AffamĂ©s aussi. Vers dix-huitheures, une soupe, 300 g de pain, un bĂąton de margarine, une rondelle de saucisson.Nous remar[48]quons que les rations sont plus fortes quâĂ Buchenwald. Un ventdâoptimisme souffle sur nous :
â On travaillera, mais au moins on mangera, se confie-t-on de bouche Ă oreille.Les gens Ă brassard apparaissent Ă vingt heures : une table est dressĂ©e, un
scribouillard sâinstalle. Un Ă un, nous passons devant la table oĂč nous dĂ©clinons notrenumĂ©ro matricule, nos noms, prĂ©noms, professions. Les gens Ă brassard sont desTchĂšques et des Polonais internĂ©s pour des dĂ©lits divers : ils ont la main lourde,alourdie encore par le gummi dont ils font un gĂ©nĂ©reux usage.
â Hier ist Dora ! Mensch ! Blöde Hund ! Et pan, pan !Ă minuit, les opĂ©rations sont terminĂ©es. Tout le monde dehors : nous faisons le
chemin en sens inverse, dans la nuit, cette fois, et toujours encadrĂ©s de Kapos et deS.S. Soudain, nous nous trouvons devant une immense excavation qui sâouvre Ă flancde colline : le Tunnel. Les deux Ă©normes battants de fer sâouvrent : ça y est, nousallons ĂȘtre enterrĂ©s, car il ne vient Ă personne lâidĂ©e que les battants de fer puissent Ă
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nouveau sâouvrir devant nous avant la libĂ©ration. Les horreurs que nous avonsentendues Ă Buchenwald sur ce « souterrain », nous torturent lâesprit.
Nous entrons de plain-pied. Vision dantesque : dehors, câĂ©tait lâobscuritĂ© â Ă IâintĂ©rieur, câest la pleine lumiĂšre. Deux voies ferrĂ©es parallĂšles dâun mĂštre : lestrains font donc la navette dans le centre du monstre. Une rame de wagons chargĂ©s etbĂąchĂ©s : les torpĂ©dos, les fameuses V1 et V2 â immenses obus plus longs que leswagons qui les portent. On dit quâelles font 13 m de longueur et, au jugĂ© leurdiamĂštre dĂ©passe la hauteur dâun homme.
â Ăa doit faire un drĂŽle de travail oĂč ça tombe !La discussion se met Ă rouler sur le mĂ©canisme et le mode de lancement des
V1 et V2 dont nous entendons parler et que nous voyons pour la premiĂšre fois. Ă magrande stupĂ©faction, je mâaperçois quâil y a parmi nous des gens trĂšs renseignĂ©s quisortent sur les engins en question, avec lâair le plus sĂ©rieux, des dĂ©tails trĂšs prĂ©cis,mais qui se rĂ©vĂ©leront dans la suite comme Ă©tant les plus fantaisistes bobards.
Nous nous enfonçons vers lâintĂ©rieur. De chaque cĂŽtĂ©, des bureaux, desanfractuositĂ©s amĂ©nagĂ©es en ateliers. Nous arrivons dans la partie du Tunnel qui estencore en gestation : des Ă©chafaudages, des hommes hĂąves, maigres et diaphanes(des ombres) juchĂ©s un peu partout, collĂ©s aux parois comme des chauve-souris,forent la roche. Au sol, les S.S. se promĂšnent, lâarme au poing, les Kapos hurlentdans les allĂ©es et [49] venues en tous sens de malheureux qui portent des sacs ouvĂ©hiculent des brouettes pleines de dĂ©blais. Le bruit des machines, â des cadavresallongĂ©s sur les bas-cĂŽtĂ©s.
Une anfractuositĂ© est amĂ©nagĂ©e en Block dâhabitation : Stop ! Ă lâentrĂ©e, deuxtinettes et une quinzaine de cadavres. Ă lâintĂ©rieur, des hommes qui courent affolĂ©s,des bagarres individuelles ou collectives entre des rangĂ©es de chĂąlits Ă trois, quatreou cinq Ă©tages. Parmi eux, graves et imposants, des Stubendienst qui essaient en vainde rĂ©tablir lâordre. Câest lĂ que nous devrons passer la nuit. Les Stubendienstinterrompent leur mission policiĂšre pour sâoccuper de nous.
â Los ! Los ! Mensch ! Hier ist Dora !Les gummis entrent en danse, ou plutĂŽt changent seulement de cible. Le chef
de Block, un gros Allemand, regarde faire, lâĆil Ă la fois amusĂ©, goguenard etmenaçant. Nous nous jetons tout habillĂ©s sur les paillasses quâon nous indique.Enfin ! Ă lâaube, nous nous rĂ©veillons : toutes nos chaussures, et ce qui nous restaitde la distribution de vivres de la veille, ont disparu. Nos poches mĂȘmes sont vidĂ©esde leur contenu : nous admirons la dextĂ©ritĂ© des Russes qui ont rĂ©ussi ce pillagegĂ©nĂ©ral sans nous rĂ©veiller. Ă peine si deux ou trois se sont fait prendre en flagrantdĂ©lit : les victimes les ont conduits au chef de Block et ont Ă©tĂ© ramenĂ©es Ă leurpaillasse Ă coups de gummi par les Stubendienst complices.
â Hier ist Dora, mein Lieber !Nous sommes, câest bien certain, tombĂ©s dans un repaire de brigands dont la
loi est celle de la jungle.DÚs le réveil, nous sommes remontés au jour. Nous respirons : nous ne
sommes donc pas encore enterrés définitivement. La matinée, nous la passons debout
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devant lâArbeitstatistik Ă piĂ©tiner dans la boue et dans la neige ; nous sommesfrigorifiĂ©s, et de nouveau nous avons faim. LâaprĂšs-midi, on nous rĂ©partit enkommandos : Fernand et moi, nous Ă©chouons au Strassenbauer 52 (Constructeurs deroutes). Tous de suite, on nous met au travail : jusquâĂ lâappel, nous transportons, augalop, des sapins, du camp Ă la gare.
Ă dix-huit heures, appel : il durera jusquâĂ vingt-et-une heures.Vingt-et-une heures : direction le Block 35. Cette fois, nous avons la certitude
que nous ne serons pas enterrĂ©s au Tunnel, mais nous apprenons que pas mal dâentrenous ayant annoncĂ© des professions fantaisistes de spĂ©cialistes pour ĂȘtre employĂ©s enusine, y ont Ă©tĂ© envoyĂ©s et nâen [50] remonteront, selon toute probabilitĂ©, pas avantla libĂ©ration.
Le chef du Block 35 est TchĂšque, les Stubendienst aussi, par voie deconsĂ©quence. Le Block lui-mĂȘme est encore nu : nous dormirons entassĂ©s, Ă mĂȘme leparquet, sans couverture, tout habillĂ©s. Au prĂ©alable, on nous distribue, dans uneindescriptible bousculade, un litre de soupe de rutabagas que nous mangeons debout :câest tout ce que nous avons mangĂ© ce jour-lĂ .
à vingt-deux heures nous pouvons nous endormir avec cette autre certitudeque nous faisons maintenant partie intégrante de Dora.
â Dora !âŠ
La premiÚre journée de travail.Quatre heures trente, un gong résonne par quatre fois dans cet embryon de
camp, les lumiĂšres du Block sâallument, les Stubendienst, gummi Ă la main, fontirruption dans la Schlafsaal.
â Aufstehen ! Aufstehen ! Los ! Waschen !Puis, sans transition :â Los, Mensch, Los, Waschen !Les deux cents hommes se lĂšvent comme un seul, traversent en cohue la
Esszimmer, nus jusquâĂ la ceinture et arrivent dans lâentre-deux, Ă la porte du lavabo,en mĂȘme temps que les deux cents de lâautre FlĂŒgel. Le lavabo peut contenir unevingtaine de personnes. Ă lâentrĂ©e, deux Stubendienst, le jet dâeau Ă la main,endiguent cette invasion :
â Langsam, Langsam Langsam, Lumpe !Et en mĂȘme temps, le jet dâeau entre en action. Les malheureux reculent
Cependant, deux autres Stubendienst qui ont prévu le coup endiguent à leur tour lerepli :
â Los ! Los ! Schnell, Mensch ! Ich sage : waschen !Et les gummis sâabattent impitoyables sur les Ă©paules nues et maigres.Tous les matins ce sera la mĂȘme tragi-comĂ©die. Elle ne sâarrĂȘte pas lĂ ,
toutefois. AprĂšs la toilette, la distribution des vivres pour la journĂ©e : on passe Ă laqueue leu leu, tenant Ă la main la contre-marque remise au lavabo (on ne peuttoucher sa nourriture quâaprĂšs avoir prouvĂ© quâon sâest lavĂ©) et quâon doit donner Ă un Stubendienst. Nouvelle et tout aussi inĂ©narrable bousculade. Lâheure qui est
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accordĂ©e par le rĂšglement pour lâaccomplissement de cette double formalitĂ© est vitepassĂ©e. [51]
Cinq heures trente : les Kapos chaudement emmitouflĂ©s sont sur la place delâAppel et y attendent lâarrivĂ©e de la masse humaine. La voilĂ qui se prĂ©cipite verseux, venant de tous les Blocks, courant dans le matin glacial en finissant de sâhabilleret en avalant la derniĂšre bouchĂ©e de la maigre part qui a Ă©tĂ© faite, dans la rationquotidienne pour le dĂ©jeuner. Les Kapos procĂšdent au rassemblement deskommandos, font lâappel de leurs hommes : les coups et les injures pleuvent. LâappelterminĂ©, les kommandos se mettent en branle Ă un tour calculĂ©, en tenant compte dela distance Ă laquelle ils vont travailler. Il y en a qui vont Ă six et huit kilomĂštres : ilspartent les premiers. Viennent ensuite ceux qui nâont quâune heure de marche, puisceux qui nâont quâune demi-heure. Le Kommando 52 est Ă 20 minutes : il part Ă sixheures quarante. Ă sept heures prĂ©cises, tout le monde est sur le lieu de son travail.Les kommandos du Tunnel sont rĂ©glĂ©s par un autre horaire : rĂ©veil Ă sept heures dumatin pour lâĂ©quipe de jour et Ă sept heures du soir pour celle de nuit, et tous lesprĂ©liminaires du travail ont lieu au Tunnel mĂȘme.
Sept heures : voici donc le Kommando 52 sur son chantier de terrassement, yarrivant, aprÚs avoir participé aux opérations de la toilette et de la distribution desvivres, fait le pied de grue en grelottant, les pieds dans vingt centimÚtres de boue,dans la position du Stillgestanden pendant une heure et dix minutes, franchi au pascadencé les quelque deux kilomÚtres qui le séparent du camp, épuisé déjà bien avantde commencer le travail.
Le travail : construire une route qui va de la gare au camp, en empruntant leflanc de la colline. Une ellipse de voie ferrĂ©e Decauville dont le plus grand diamĂštrepeut ĂȘtre de 800 m., est posĂ©e lĂ , en dĂ©clivitĂ©. Deux rames de huit wagons Ă bennesbasculantes, traĂźnĂ©es par une locomotive Ă pĂ©trole, font une sorte de circuit perpĂ©tuelsur les rails. Pendant que 32 hommes â quatre par wagon â chargent la rame qui setrouve au sommet, 32 autres dĂ©chargent celle qui se trouve au pied, en ayant soin demettre les dĂ©blais Ă niveau. Quand la rame vide arrive au sommet, lâautre doitrepartir pleine : toutes les vingt minutes. GĂ©nĂ©ralement, le premier dĂ©part est assurĂ©dans le temps prescrit. Au deuxiĂšme, il y a des retards qui provoquent lesgrognements du Meister, du Kapo et des Vorarbeiter. Au troisiĂšme, la rame vide estdĂ©jĂ lĂ depuis cinq minutes et il en faudra bien encore cinq avant quâelle soit prĂȘte Ă partir : le Meister sourit ironiquement et hausse les Ă©paules, le Kapo hurle et [52] lesVorarbeiter se ruent sur nous. Personne nây coupe de sa raclĂ©e. Le retard sâaugmentedu temps quâil faut Ă trois hommes pour en rosser trente-deux, et Ă partir de cemoment, il ne se rattrapera plus, la machine est dĂ©rĂ©glĂ©e pour le reste de la journĂ©e.
Au quatriĂšme voyage, nouveau retard, nouvelles raclĂ©es. Au cinquiĂšme, Kapoet Vorarbeiter comprennent quâil nây a rien Ă faire, et se lassent de frapper. Le soir,au lieu de trente-six voyages prĂ©vus Ă raison de trois par heure, on arrive pĂ©niblementĂ en totaliser quinze ou vingt.
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Midi : un demi-litre de cafĂ© chaud est distribuĂ© sur le lieu mĂȘme du travail. Onle boit debout en mangeant le reste du pain, de la margarine et du saucissondistribuĂ©s le matin.
Midi vingt : reprise du travail.LâaprĂšs-midi, le travail se traĂźne. Les hommes affamĂ©s et gelĂ©s ont tout juste la
force de se tenir debout. Le Kapo disparaĂźt, les Vorarbeiter sâamollissent, le Meisterlui-mĂȘme a lâair de comprendre quâil nây a rien Ă tirer des loques humaines que noussommes et il laisse aller. On fait semblant de travailler : câest aussi pĂ©nible, il faut sefrotter les mains, battre la semelle pour lutter contre le froid. De temps Ă autre, unS.S. passe : les Vorarbeiter, aux aguets, le voient venir de loin et le signalent ; quandil arrive Ă hauteur du kommando, tout le monde est effectivement Ă sa tĂąche. Il lanceun mot au Meister :
â Wie gehtâs ?Un haussement dâĂ©paule dĂ©couragĂ© lui rĂ©pond :â Langsam, langsam. Sehr langsam ! Schauen Sie mal diese Lumpen : Was
machen mit ?1
Le S.S. hausse les épaules à son tour, grogne et passe, ou bien, selon sonhumeur, se répand en injures, distribue au hasard quelques coups de poing, menacede son revolver et quitte les lieux. Quand il est hors de portée, le kommando sedétend à nouveau :
â Aufpassen ! Aufpassen !2, dit le Meister, presque paternellement.Six heures du soir arrivent dans un relĂąchement gĂ©nĂ©ral :â Feierabend3, dit le Meister.Le Kapo, rĂ©apparu depuis quelques instants, reprend ses hommes en mains,
pour le rangement des outils, pousse [53] quelques hurlements qui stimulent lesVorarbeiter, distribue quelques coups : retour Ă la discipline par la terreur.
Six heures quarante : le kommando par cinq prend la direction du camp au pascadencé. à sept heures, rangés par block et non par kommando, nous attendons denouveau en grelottant, les pieds dans la boue, que ces messieurs aient fini de nouscompter : ça prend deux ou trois heures.
Entre huit et neuf heures, nous arrivons au Block. Un Stubendienst, son gummiĂ la main, se tient Ă lâentrĂ©e : il faut se dĂ©chausser, laver les Holzschuhe4, entrer enles tenant Ă la main, et seulement sâils ont Ă©tĂ© reconnus bien propres. Au passagedans la Esszimmer, il faut les dĂ©poser, bien en rangs, tendre sa gamelle dans laquelleun autre Stubendienst verse thĂ©oriquement un litre de soupe, manger debout et dansune bousculade sans nom. Ces diverses formalitĂ©s accomplies, un troisiĂšmeStubendienst vous autorise Ă gagner le Schlafsaal oĂč vous vous laissez tomber en tassur le peu de paille qui a Ă©tĂ© apportĂ©e pendant la journĂ©e. Il est dix heures et demie.Nous sommes restĂ©s dix-sept Ă dix-huit heures debout, sans la moindre possibilitĂ© de
1 Doucement, doucement, trĂšs doucement ! Regardez-moi un peu ces loques : quâest-ce quâon
peut faire avec ?2 Attention ! Attention !3 Journée terminée.4 Souliers de bois.
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nous asseoir, nous sommes fourbus, nous avons faim et nous avons froid. En nousendormant, nous pensons que le travail qui nous est imposé entre pour bien peu dansnotre fatigue.
Le lendemain, ça recommence Ă partir de quatre heures trente : Pendant la nuit,les Russes ont volĂ© les Holzschuhe que nous avions si soigneusement alignĂ©s dans laEsszimmer, sur injonction des Stubendienst : il faut, en plus de la toilette et de ladistribution des vivres, en « organiser », une autre paire avant de se jeter en courant,en finissant de sâhabiller et en avalant la derniĂšre bouchĂ©e du maigre dĂ©jeuner, dansla nuit et dans le froid, pour gagner la place de lâAppel oĂč les Kapos attendent.
Le lendemain et tous les jours : Ă la fin de la semaine, nous sommes devenusles ombres de nous-mĂȘmes.
Il y a des kommandos plus mauvais que le nĂŽtre : le Ellrich-Kommando, leTransport-Eins, et tous les kommandos de transport, le Steinbruch, le Gartnerei
Ă lâautre extrĂ©mitĂ© du tunnel, on construit le camp dâEllrich. Un kommandotrĂšs important, mille hommes environ, sây rend tous les matins par un train de ballastqui [54] quitte la gare de Dora Ă quatre heures trente : il y a cinq kilomĂštres Ă faire. Ăpied, il suffirait de partir Ă cinq heures trente pour ĂȘtre au travail Ă sept heures, maisce serait trop simple : les S.S. ont dĂ©cidĂ© de se montrer humains et dâĂ©pargner aukommando la fatigue de la marche puisquâil Ă©tait possible dâemprunter le train. LeEllrich-Kommando est donc rĂ©veillĂ© Ă trois heures : il fait sa toilette, touche sesrations et se trouve sur la place de lâAppel Ă quatre heures. DĂ©part Ă la gare. Le train,qui doit passer Ă quatre heures trente nâa jamais moins dâune heure de retard : attente.Ă six heures au plus tĂŽt, six heures et demie au plus tard, arrivĂ©e Ă Ellrich. Travauxde terrassement toute la journĂ©e. Ă dix-huit heures, arrĂȘt du travail. ThĂ©oriquement,on devrait prendre le train du retour Ă dix-huit heures trente, mais, comme celui dumatin, il nâa jamais moins dâune heure de retard : re-attente. Vers vingt heures trente,dans le meilleur des cas, souvent vingt-et-une heures et mĂȘme vingt-deux heures,rentrĂ©e Ă Dora. FormalitĂ©s dâentrĂ©e au block, lavage des chaussures, distribution de lasoupe. Vers vingt-trois heures, les gens dâEllrich peuvent enfin sâallonger et dormir :cinq heures de sommeil et de nouveau rĂ©veil, rassemblement, dĂ©part, attente. Laronde des jours est impitoyable, la mesure dâhumanisation que les S.S. croient oufeignent de croire avoir prise, se traduit par une torture supplĂ©mentaire : on est tuĂ©par le dĂ©placement avant de lâĂȘtre par le travail. Ajouter Ă cela que les Kapos duEllrich-Kommando sont des brutes parmi les brutes, que les coups pleuvent plus druque nâimporte oĂč ailleurs, que le travail est extrĂȘmement et rigoureusement contrĂŽlĂ© :câest le kommando de la mort, tous les soirs il ramĂšne des cadavres.
Commencent dans la mĂȘme forme et le mĂȘme temps que tout le monde : ilsdĂ©chargent des wagons et portent Ă dos dâhommes de lourds matĂ©riaux de la gare autunnel, ou de la gare au camp. On les voit du matin au soir, tourner en chevaux decirque par quatre, transportant de larges panneaux de bois, par groupes de deux avecdes traverses de chemin de fer, par files de huit ou dix, avec des rails, par un avec dessacs de ciment. Ils tournent lentement, lentement, ployant sous le faix. Sans arrĂȘt : ils
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tournent. Ils tournent. Leur Kapo est un Polonais à triangle rouge, il va des uns auxautres en jurant, menaçant et frappant.
Le Gartnerei ou Kommando du jardin : chevaux de cirque comme ceux duTransport-Eins, mais ils vĂ©hiculent des [55] excrĂ©ments au lieu de matĂ©riel. Le Kapoest un vert, mĂȘmes mĂ©thodes que le Polonais du Transport-Eins, mĂȘmes rĂ©sultats.
Le Steinbruch, la fameuse carriĂšre de tous les camps : on extrait la pierre, on lamet sur wagons et on tire ou pousse les wagons chargĂ©s vers des endroits oĂč elle estcassĂ©e pour servir Ă lâempierrement des rues du camp. Les gens du Steinbruch ont lamalchance supplĂ©mentaire de travailler Ă flanc de coteau dans lâouverture de lacarriĂšre : le moindre incident qui leur vaut une gifle les prĂ©cipite en bas oĂč ils setuent. Tous les jours, ils ramĂšnent des morts sur la place de lâAppel : quatre dâentreeux portent le cadavre chacun par un pied ou un bras. Ein, zwei, drei, vier, fait en tĂȘtele Kapo qui rythme la marche du kommando ; ploc, ploc, ploc, ploc, fait en queue latĂȘte du cadavre contre le sol. De temps Ă autre, on entend dire dans le camp quâunmalheureux du Steinbruch, ayant reçu un coup de poing, a basculĂ© et est tombĂ© dansle concasseur ou la bĂ©tonneuse quâon nâa mĂȘme pas arrĂȘtĂ©s.
Il y a aussi des kommandos qui sont meilleurs : tous ceux qui composentlâadministration du camp, le Lager-Kommando, le Holzhof, le Bauleitung, lesSchwunk.
Ă lâEffektenkammer, on tient la comptabilitĂ© des habits enlevĂ©s aux dĂ©tenus Ă leur entrĂ©e dans le camp et on les maintient en Ă©tat de propretĂ© : câest de tout repos.Câest lucratif aussi : de temps en temps, on peut voler un pantalon, une montre, unstylo, qui sont une prĂ©cieuse monnaie dâĂ©change contre de la nourriture. Ă laWascherei, on lave le linge dont les dĂ©tenus changent en thĂ©orie tous les quinzejours. On est Ă lâabri, au chaud et on a aussi pas mal de facilitĂ©s de se procurer Ă manger. Ă la Schusterei, on rĂ©pare les souliers, Ă Schneiderei, on rĂ©pare lesvĂȘtements et le linge dĂ©chirĂ©, Ă la KĂŒche
Le meilleur Kommando est sans conteste celui de la cuisine ou KĂŒche. On nemarchande pas la mangeaille Ă ceux qui en font partie et le travail nâest pas pĂ©nible.Ils ont dâabord la ration de tout le monde quâils touchent au Block avant de partir autravail. Sur le lieu mĂȘme du travail, ils touchent officiellement une rationsupplĂ©mentaire. Ensuite, chaque fois quâentre-temps ils ont faim, ils peuvent prendredans les vivres quâils manipulent, et manger. Enfin, ils volent pour se procurer dutabac, des chaussettes, des vĂȘtements, des faveurs. Par surcroĂźt, ils sont exemptsdâappel. Ils ont la vie des cuisiniers au rĂ©giment. Il faut un certain piston pour arriverĂ se faire intĂ©grer au KĂŒche-Kommando : les [56] Français nây ont pas accĂšs, lesplaces Ă©tant rĂ©servĂ©es aux Allemands, aux TchĂšques et aux Polonais.
Dans le mĂȘme ordre, il y a lâArbeitstatistik et les gens du Revier. Pas dâappelni pour les uns, ni pour les autres. Les coups ne sont pas dâusage. Ă lâArbeitstatistik,on fait un travail de bureau, on mange Ă sa faim parce que ceux quâon a planquĂ©spaient en nature, on est bien habillĂ© par le mĂȘme moyen, on a du tabac Ă volontĂ©. Jâaiconnu deux Français qui avaient rĂ©ussi Ă sâintroduire Ă lâArbeitstatistik, tous lesautres Ă©taient des Allemands, des TchĂšques et des Polonais comme Ă la cuisine.
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Au Revier, il y a les médecins, les Pfleger et les Kalifaktor ; les premiersdiagnostiquent, les seconds soignent, les autres maintiennent en état de propreté. Ensupplément, un tas de scribouillards, généralement anciens malades, mangent à leurfaim, ne travaillent pour ainsi dire pas, ne sont pas battus.
Vient ensuite le Lagerkommando, ou kommando dâentretien du camp. Y sontaffectĂ©s tous les gens reconnus de santĂ© dĂ©licate : en principe. En fait, tous lespistonnĂ©s, les lopettes des Kapos et Lagerschutz, ceux qui ont un ami influent auRevier ou Ă la cuisine, ceux qui reçoivent de beaux colis. Le Lagerkommando fournittoutes les corvĂ©es de ramassage de papiers, de balayage, de pluches aux cuisines desS.S., des HĂ€ftling et des travailleurs libres des environs, alimente lâAltverwertung ousection de rĂ©cupĂ©ration des vieilles choses. Au dĂ©but, quand le camp Ă©tait encorepetit, quand le kommando Ă©tait Ă sa mesure, câĂ©tait une planque trĂšs recherchĂ©e.Dans la suite, la situation nây fut plus tenable que pour les pistonnĂ©s, leLagerkommando en Ă©tant arrivĂ© Ă comprendre des centaines et des centainesdâindividus, parmi lesquels on puisait pour complĂ©ter les kommandos dĂ©ficitaires enmatĂ©riel humain.
Deux autres kommandos sont encore recherchĂ©s : le Tabakfabrik et leZuckerfabrik. Ils vont tous deux travailler Ă Nordhausen et sont transportĂ©s parcamions. Le soir, ils rentrent, les gens du premier, les poches pleines de tabac quâilsĂ©changent contre du pain ou des soupes, ceux du second gorgĂ©s de sucre. Dans lasuite, un troisiĂšme kommando fut affectĂ© aux abattoirs de Nordhausen, qui introduisitdans le camp le commerce de la viande.
Avoir un bon ou un mauvais kommando est une question de chance que desrelations Ă lâArbeitstatistik favorisent puissamment : la chasse au bon kommando estla prĂ©occupation de tous les dĂ©tenus et se fait en permanence avec [57] utilisation desarmes et des moyens les plus incompatibles avec la dignitĂ© humaine.
Les kommandos du Tunnel sont considĂ©rĂ©s Ă la fois comme Ă©tant le meilleur etle pire. Ils sont groupĂ©s dans un kommando unique : Zavatsky, du nom du chefdâentreprise ayant le Tunnel en commandite.
Ils ont Ă leur tĂȘte un Kapo gĂ©nĂ©ral â le grand Georges â ayant sous ses ordrestoute une Ă©quipe de Kapos encadrant les dĂ©tenus par spĂ©cialitĂ©s. Etre affectĂ© Ă unkommando qui travaille dans une des quelque dix ou quinze usines abritĂ©es dans leTunnel, câest la certitude de faire un travail lĂ©ger, dâĂȘtre protĂ©gĂ© du vent, de la pluieet du froid. Et câest trĂšs apprĂ©ciable. Câest la certitude aussi de couper aux appels : ilnây a pas dâappel pour les gens du Tunnel. Mais câest aussi celle de ne jamaisremonter au jour, de respirer dans les galeries mal ou pas du tout aĂ©rĂ©es, les miasmesde tous ordres, la poussiĂšre pendant des mois et des mois, et risquer de mourir avantla libĂ©ration. Tandis quâĂ la terrasse, on travaille par tous les temps : quâil pleuve,quâil neige, quâil vente, par un soleil de plomb, comme par lâorage, jamais onnâarrĂȘte le travail. Mieux : les appels eux-mĂȘmes ne sont ni supprimĂ©s, ni Ă©courtĂ©s.Par temps de pluie, il nous est arrivĂ©, pendant quinze jours, trois semaines, de ne pas
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pouvoir sĂ©cher les guenilles qui nous servaient de vĂȘtements : le soir, en rentrant auBlock, on les mettait sous la paille ou la paillasse, dans lâespoir que la chaleur ducorps arriverait Ă vaincre lâhumiditĂ©, et le lendemain matin, on les enfilait chaudsmais mouillĂ©s et on sâenfonçait Ă nouveau dans la pluie. La pneumonie simple oudouble rĂ©gnait Ă lâĂ©tat endĂ©mique chez les gens de la terrasse et en conduisaitbeaucoup au KrĂ©matorium, mais du moins on vivait au grand air. Et, pendant la bellesaison Lâopinion Ă©tait partagĂ©e entre le dĂ©sir de travailler au Tunnel et celui de resterĂ la terrasse.
â Il faudrait pouvoir sâenfiler au Tunnel pour lâhiver et remonter pour lâĂ©tĂ©, medisait Fernand.
CâĂ©tait Ă©videmment impossible et je nâĂ©tais pas sĂ»r quâĂ©ventuellement câeĂ»t Ă©tĂ©une bonne solution.
Ce quâon appelait le Tunnel, câĂ©tait un systĂšme de deux galeries parallĂšlestraversant la colline de part en part. Ă une extrĂ©mitĂ©, il y avait Dora, et Ă lâautre, sonenfer, Ellrich. Ces deux galeries principales, de chacune 4 Ă 5 kilomĂštres delongueur, Ă©taient reliĂ©es par une cinquantaine [58] de galeries transversales ou hallsde 200 m environ de longueur et de 8 m sur 8 m de section. Chacun des halls abritaitune usine. En avril 1945, le Tunnel Ă©tait terminĂ©, au point, et, nâeĂ»t Ă©tĂ© le sabotage,eĂ»t pu donner le maximum de rendement. On estime quâĂ ce moment il totalisait 13 Ă 15 km de galeries creusĂ©es et amĂ©nagĂ©es contre les 7 Ă 8 qui existaient en aoĂ»t 1943,au moment de la naissance de Dora : ces deux chiffres donnent la mesure de lâeffortqui a Ă©tĂ© imposĂ© aux dĂ©tenus. Encore faut-il tenir compte que les deux camps rĂ©unisde Dora et dâEllrich nâont jamais pu mettre au travail un effectif supĂ©rieur Ă 15 000hommes, lesquels devaient en outre monter les baraques et produire chacun unnombre donnĂ© de V1, de V2, de moteurs ou de carcasses dâavions et dâarmessecondaires. Que si on veut par ailleurs Ă©tablir le prix de revient de ce travail, onajoute aux francs ou aux marks les 20 Ă 25 000 vies humaines quâil a coĂ»tĂ©es enmoins de deux annĂ©es.
Tous les jours, deux fois donc, Ă 7 heures du matin et Ă 7 heures du soir, leskommandos du Tunnel, qui dorment dans les galeries ou portions de galeriesamĂ©nagĂ©es en blocks, sont rĂ©veillĂ©s par moitiĂ©. Ils disposent de moins dâeau, parconsĂ©quent lâhygiĂšne est plus dĂ©fectueuse, puces et poux sont Ă leur aise.
Ă 9 heures du matin et Ă 9 heures du soir, selon la Schicht Ă laquelle ilsappartiennent, ils sont au travail.
Il y a aussi de mauvais kommandos au Tunnel : ceux qui forent les galeries,sont affectĂ©s au transport du matĂ©riel et des dĂ©blais. Ceux-lĂ sont de vĂ©ritablesforçats qui meurent comme des mouches, les poumons empoisonnĂ©s par la poussiĂšreammoniacale, victimes de la tuberculose. Mais la plupart sont bons. La taylorisationest poussĂ©e Ă lâextrĂȘme : un kommando passe son temps, assis devant des perceuses,Ă pousser les unes aprĂšs les autres des piĂšces sous la mĂšche ; un autre vĂ©rifie desgyroscopes ; un troisiĂšme, des contacts Ă©lectriques ; un quatriĂšme lisse des tĂŽles ; uncinquiĂšme est composĂ© de tourneurs ou dâajusteurs. Il y en a enfin qui ne sont nibons, ni mauvais : ceux qui montent les V1 et V2. Dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale le
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rendement est faible : on emploie dix hommes qui travaillent contre leur grĂ© oĂč ilsuffirait dâun ou de deux qui soient de bonne volontĂ©. Le plus pĂ©nible consiste Ă fairetoujours semblant de travailler, Ă ĂȘtre debout continuellement, Ă prendre des airsaffairĂ©s, et surtout Ă vivre dans ce bruit et dans ces miasmes, ne recevant dâair delâextĂ©rieur que parcimonieusement par de mauvaises et trop peu nombreusescheminĂ©es dâaĂ©ration. [59]
Vers la mi-mars, sur la demande de Zavatsky, lequel voulait supprimer une descauses essentielles Ă ses yeux du mauvais rendement, on commença de remonter aujour les kommandos du Tunnel pour leur faire manger la soupe au camp au lieu de laleur descendre. Ă fin avril, dĂ©but mai, lâĂ©quipe de la terrasse avait mis sur pied Ă peuprĂšs tous les blocks prĂ©vus jusquâau numĂ©ro 132 : on dĂ©cida de ne plus faire coucherpersonne au Tunnel, tous les kommandos remontĂšrent et ne descendirent dĂ©sormaisplus que pour travailler, câest-Ă -dire 12 heures par jour.
Pour ĂȘtre complet, il faut dire que des civils sont aussi employĂ©s dans lesdiverses usines du Tunnel. En avril 1945, ils sont six Ă sept mille : des Allemands quisont Meister, des S.T.O. ou des volontaires venus de toutes les nations dâEurope. Ilssont, eux aussi, groupĂ©s en kommandos, ils vivent dans un camp Ă 2 km de Dora, ilsfont dix heures par jour, ils touchent de hauts salaires et une nourriture peu variĂ©e,mais saine et abondante. Enfin, ils sont libres dans un rayon de 30 km : au-delĂ , illeur faut un papier spĂ©cial. Parmi eux, il y a beaucoup de Français qui se tiennent Ă distance de nous et dans les yeux desquels on lit continuellement la peur quâils ont departager un jour notre sort.
31 mars 1944. Depuis une huitaine de jours, les Kapos, les Lagerschutz et leschefs de Blocks sont particuliĂšrement Ă©nervĂ©s, plusieurs dĂ©tenus sont morts sous lescoups : on a trouvĂ© des poux, non seulement au Tunnel mais dans les Kommandos delâextĂ©rieur et la S.S. FĂŒhrung a rendu la H-FĂŒhrung responsable de cet Ă©tat de choses.Par surcroĂźt, il a fait toute la journĂ©e un temps Ă©pouvantable : le froid est plusrigoureux quâĂ lâaccoutumĂ©e, et une pluie glaciale entremĂȘlĂ©e de giboulĂ©es esttombĂ©e sans arrĂȘt. Le soir, nous arrivons sur la place de lâAppel, gelĂ©s, trempĂ©s, etaffamĂ©s Ă un point quâon ne saurait dire : pourvu que lâappel ne soit pas trop long !Malheur : Ă 10 heures du soir nous sommes encore debout sous les giboulĂ©es Ă attendre le Abtreten1 qui nous libĂ©rera. Enfin, ça y est, câest fini, nous allons pouvoirmanger en hĂąte la soupe chaude et nous laisser tomber dans la paille. Nous arrivonsau Block : nettoyage des chaussures, puis, nous maintenant dehors du geste, le chefde Block, debout dans lâencadrement de la porte, nous [60] fait un discours. Il nousannonce que, comme on a trouvĂ© des poux, tout le camp va ĂȘtre dĂ©sinfectĂ© Ăacommence ce soir : cinq Block parmi lesquels le 35 ont Ă©tĂ© dĂ©signĂ©s pour passer Ă lâEntlaĂŒsung2 cette nuit. En consĂ©quence, ce soir, nous ne mangerons la soupe
1 Rompez les rangs !2 Exact.
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quâaprĂšs lâopĂ©ration. Il nous indique les formalitĂ©s auxquelles nous devons noussoumettre, et passe Ă lâexĂ©cution.
â Alles da drin ! Nous entrons dans la Esszimmer nos chaussures Ă la main.â Ausziehen ! Nous nous dĂ©shabillons, mettons nos vĂȘtements en paquet, le
numĂ©ro apparent.â Zu fĂŒnf ! Nous sommes effrayĂ©s.â Zu fĂŒnf ! Nous exĂ©cutons. Les Stubendienst portant nos vĂȘtements dans des
couvertures, nous encadrent et, tout nus, dans le froid, sous la pluie et la neige, nousprenons la direction du bĂątiment oĂč nous allons ĂȘtre dĂ©sinfectĂ©s : il y a huit centsmĂštres environ Ă franchir.
Nous arrivons. Les quatre autres Blocks, nus comme nous, se pressent dĂ©jĂ Ă lâentrĂ©e : nous sentons la mort descendre parmi nous. Combien de temps cela va-t-ildurer ? Nous sommes lĂ un millier environ, tout nus, grelottant dans le froid mouillĂ©de la nuit qui nous pĂ©nĂštre jusquâaux os, Ă nous presser contre les portes. Pas moyendâentrer. On ne peut passer que quarante par quarante. Des scĂšnes atroces seproduisent. On veut dâabord forcer lâentrĂ©e : les gens de lâEntlaĂŒsung nouscontiennent avec la lance Ă eau. Alors on veut retourner au Block pour y attendre sontour : impossible, les Lagerschutz, gummi Ă la main, nous ont encerclĂ©s. Il faut resterlĂ , coincĂ©s entre la lance Ă eau et le gummi, arrosĂ©s et frappĂ©s. Nous nous serrons lesuns contre les autres. Toutes les dix minutes, quarante sont admis Ă entrer dans unebousculade effroyable qui est une vĂ©ritable lutte contre la mort. On joue des coudes,on se bat, les plus faibles sont impitoyablement piĂ©tinĂ©s et on retrouvera leurscadavres Ă lâaube. Vers deux heures du matin, je rĂ©ussis Ă pĂ©nĂ©trer Ă lâintĂ©rieur,Fernand derriĂšre moi au tour que jâai conquis : coiffeur, crĂ©syl, douche. Ă la sortie,on nous donne une chemise et un caleçon dans lesquels nous nous lançons dans lanuit pour le retour au Block. Jâai lâimpression dâaccomplir un vĂ©ritable actedâhĂ©roĂŻsme. Nous arrivons au Block. Nous entrons dans la Esszimmer oĂč unStubendienst nous tend nos habits qui sont revenus de la dĂ©sinfection, avant nous. Lasoupe et au lit. [61]
Au rĂ©veil, la sinistre comĂ©die se termine Ă peine. La moitiĂ© au moins du Blocknâest revenue que tout juste pour sâhabiller, manger sa soupe, toucher la rationquotidienne et bondir sur la place de lâAppel pour se rendre au travail. Et il y a desmanquants : ceux qui sont morts pendant lâaccomplissement mĂȘme de ce mauvaiscoup. Dâautres nây ont survĂ©cu que quelques heures ou deux Ă trois jours et ont Ă©tĂ©emportĂ©s par la presque inĂ©vitable congestion pulmonaire consĂ©cutive : lâopĂ©ration avraisemblablement tuĂ© autant dâhommes que de poux.
Ce qui sâest passĂ© ?La S.S. FĂŒhrung sâest bornĂ©e Ă dĂ©cider la dĂ©sinfection Ă raison de cinq Blocks
par jour et la H-FĂŒhrung a Ă©tĂ© laissĂ©e maĂźtresse, entiĂšrement maĂźtresse, des modalitĂ©sdâapplication. Elle eĂ»t pu prendre la peine dâĂ©tablir un horaire, un tour par Block : Ă 11 heures le 35, Ă minuit le 24, Ă 1 heure le 32, etc. Les chefs de Blocks eussent pu,dans le cadre de cet horaire, nous envoyer par groupes de cent Ă vingt minutes
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dâintervalle par exemple et, tout habillĂ©s, ce qui constituait dĂ©jĂ quelque chosedâassez pĂ©nible aprĂšs la journĂ©e de travail. Mais non : câĂ©tait trop simple.
Et au lieu de cela ?Les événements de la nuit du 31 mars étant venus aux oreilles de la S.S.-
FĂŒhrung, celle-ci Ă©tablit elle-mĂȘme un horaire prĂ©cis, dĂšs le lendemain, pour lesBlocks qui restaient Ă dĂ©sinfecter.
2 avril 1944 : PĂąques. La S.S.-FĂŒhrung a dĂ©cidĂ© 24 heures de repos qui neseront troublĂ©es que par un appel gĂ©nĂ©ral, câest-Ă -dire auquel le Tunnel participeratout comme la terrasse. Le temps est magnifique : un soleil radieux dans un ciel puret serein. Joie : les Dieux sont avec nous !
Lever à 6 heures au lieu de 4 h 30 : toilette, distribution des vivres au ralenti,répit.
9 heures : tous les kommandos sont au Stillgestanden sur la place. LesLagerschutz circulent entre les groupes, les chefs de Block sont Ă leur poste. LeLagerĂ€ltester bavarde familiĂšrement avec le RapportfĂŒhrer. Il a un papier Ă la main :la situation dĂ©taillĂ©e des effectifs du camp Ă©tablie par lâArbeitstatistik. Une trentainede S.S., casquĂ©s, Ă©tuis Ă revolver, sont massĂ©s Ă lâentrĂ©e du camp : les BlockfĂŒhrer.Tout semble devoir bien se passer.
Un coup de sifflet : les BlockfĂŒhrer se dirigent en Ă©ventail, [62] chacun vers leBlock quâil a pour mission de contrĂŽler. Chacun compte et confronte le rĂ©sultat quâila constatĂ© avec la situation des effectifs du Block que lui tend, aprĂšs coup, le chef deBlock.
â Richtig1
Un Ă un les BlockfĂŒhrer viennent rendre compte au RapportfĂŒhrer qui attend,crayon en main, et qui inscrit les rĂ©sultats au fur et Ă mesure quâils lui arrivent.
Aucune note discordante, ça ne durera pas longtemps : les S.S. veulent profiterde ce dimanche, ils font vite. Nous exultons : un jour de repos, rien Ă faire, manger sasoupe et aller sâĂ©tendre au soleil.
Minute : le total obtenu par le RapportfĂŒhrer ne concorde pas avec le chiffrefourni par lâArbeitstatistik, il y a 27 hommes en moins sur la place de lâAppel que surle papier. ProblĂšme : que sont-ils devenus ?
Le Kapo de lâArbeitstatistik est mandĂ© dâurgence. Il est priĂ© de refaire sestotaux sur le champ. Une heure aprĂšs, il revient : il a trouvĂ© le mĂȘme chiffre.
Peut-ĂȘtre, alors les S.S. se sont-ils trompĂ©s : on recompte une nouvelle fois etle RapportfĂŒhrer trouve encore le mĂȘme chiffre.
On fouille les Blocks, on fouille le Tunnel : on ne trouve rien.Il est midi. Les quelque dix mille détenus sont toujours sur la place à attendre
que lâArbeitstatistik et la S.S.-FĂŒhrung tombent dâaccord. On commence Ă trouver letemps long, les uns sâĂ©vanouissent, ceux dont câest le tour de mourir tombent pour neplus se relever, les dysentĂ©riques font dans leurs culottes, les Lagerschutz sentent le
1 Exact.
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relĂąchement venir et se mettent Ă frapper. Les S.S. dont le dimanche est compromissont furieux : soudain, ils prennent le parti dâaller manger, mais nous, nous restonslĂ . Ă 14 heures, ils reviennent.
Soudain, le Kapo de lâArbeitstatistik arrive en courant : il a trouvĂ© un nouveauchiffre. Un murmure dâespoir monte de la masse. Le RapportfĂŒhrer se penche sur lenouveau chiffre et entre dans une violente colĂšre : il manque encore huit hommes. LeKapo de lâArbeitstatistik repart. Il revient Ă 16 heures : il ne manque plus que cinqhommes. Ă vingt heures, il nâen manque plus quâun et nous sommes toujours lĂ ,pĂąles, dĂ©faits, harassĂ©s par onze heures de station debout, le ventre creux : les S.S.dĂ©cident de nous envoyer manger. [63]
Nous partons : derriĂšre nous, le Toten-kommando ramasse une trentaine demorts.
Ă 21 heures, on recommence pour trouver le manquant : Ă 23 h 45, aprĂšsdiverses opĂ©rations, ce manquant est Ă son tour trouvĂ©, la S.S.-FĂŒhrung etlâArbeitstatistik sont dâaccord. Nous rentrons au Block et nous pouvons aller nouscoucher, laissant encore une dizaine de morts derriĂšre nous.
Vous avez maintenant lâexplication de la longueur des appels : les gensemployĂ©s Ă lâArbeitstatistik, illettrĂ©s ou quasi, ne sont devenus comptables que par lafaveur et sont incapables de dresser du premier coup une situation exacte deseffectifs. Le camp de concentration est un monde oĂč la place de chacun estdĂ©terminĂ©e par son entregent et non par ses capacitĂ©s : les comptables sont employĂ©scomme maçons, les charpentiers sont comptables, les charrons mĂ©decins et lesmĂ©decins ajusteurs, Ă©lectriciens ou terrassiers.
Tous les jours, un wagon de dix tonnes, plein de colis venant de toutes lesnations de lâEurope occidentale, sauf de lâEspagne et du Portugal, arrivait en gare deDora : Ă quelques rares exceptions prĂšs, ces colis Ă©taient intacts. Cependant aumoment de la remise Ă lâintĂ©ressĂ© ils Ă©taient totalement ou aux trois quarts pillĂ©s.Dans de nombreux cas, on ne recevait que lâĂ©tiquette accompagnĂ©e de lanomenclature du contenu, ou dâun savon Ă barbe, ou dâune savonnette, ou dâunpeigne, etc. Un kommando de TchĂšques et de Russes Ă©tait affectĂ© au dĂ©chargementdu wagon. De lĂ , on conduisait les colis Ă la Poststelle oĂč les Schreiber etStubendienst de chaque Block venaient en prendre livraison. Puis le chef de Blockles remettait lui-mĂȘme Ă lâintĂ©ressĂ©. Câest sur ce parcours limitĂ© quâils Ă©taient pillĂ©s.
Le mĂ©canisme du pillage Ă©tait simple. Dâabord, câĂ©tait surtout les colis françaisrĂ©putĂ©s pour la richesse de leur contenu qui en faisaient les frais. Sur le lieu mĂȘme dudĂ©chargement, le wagon Ă©tait ouvert par le Kapo du kommando, sous les yeux dâunS.S. chargĂ© du contrĂŽle des opĂ©rations. Le colis passait en trois mains : du wagon, unTchĂšque le lançait Ă un Russe Ă terre qui devait lâattraper au vol et le relancer Ă unautre Russe ou Ă un autre TchĂšque, lequel avait pour mission de le ranger sur lavoiture. De temps en temps, le Russe du wagon disait « Franzous » [64] et leTchĂšque Ă©cartait les mains : le colis tombait Ă terre oĂč il sâĂ©crasait, son contenu se
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rĂ©pandait sur le sol et Russes et TchĂšques sâemplissaient les poches ou la musette. Siquelque chose du colis Ă©ventrĂ© lui plaisait, le S.S. tendait la main, et ainsi Ă©taitachetĂ©e sa complicitĂ©.
La voiture pleine, tirĂ©e par six hommes, sâĂ©branlait en direction de laPoststelle ; sur ce premier parcours, nombre de colis disparaissaient ou Ă©taientĂ©ventrĂ©s Ă leur tour.
Le rĂšglement prescrivait quâĂ la Poststelle, les colis devaient ĂȘtreminutieusement fouillĂ©s et que devaient en ĂȘtre retirĂ©s les mĂ©dicaments, le vin, lesalcools, les armes ou objets divers pouvant ĂȘtre utilisĂ©s comme armes. Cette fouilleofficielle Ă©tait faite par une Ă©quipe de dĂ©tenus, Allemands ou Slaves, sous lasurveillance de deux ou trois S.S. : nouveau prĂ©lĂšvement. Les S.S. eux-mĂȘmes selaissaient tenter par un morceau de lard, une tablette de chocolat dont la petite amieavait envie, un paquet de cigarettes, un briquet : ils sâassuraient le silence des dĂ©tenusen fermant les yeux sur les vols quâils commettaient.
De la Poststelle au Block, les Schreiber et Stubendienst sâarrangeaient poureffectuer un troisiĂšme prĂ©lĂšvement et, Ă la fin de la course, il y avait le chef de Blockqui effectuait le quatriĂšme et dernier, aprĂšs quoi, il remettait le reste Ă lâintĂ©ressĂ©.
La cĂ©rĂ©monie de la remise Ă lâintĂ©ressĂ© avait quelque chose de grotesque. LedĂ©tenu Ă©tait appelĂ© par son numĂ©ro et invitĂ© Ă se rendre auprĂšs du chef de Block. Surle bureau de celui-ci, il y avait son colis ouvert et inventoriĂ©. Au pied du bureau unegrande corbeille surmontĂ©e dâune pancarte : « SolidaritĂ€t ». Chaque dĂ©tenu Ă©taitmoralement obligĂ© de laisser tomber un peu de ce quâil recevait pour ceux qui nerecevaient jamais rien, notamment les Russes et les Espagnols, les enfants, lesdĂ©shĂ©ritĂ©s de toutes nationalitĂ©s qui nâavaient pas de parents ou dont les parentsignoraient lâadresse, etc. En thĂ©orie, car en pratique le chef de Block, aprĂšs chaquedistribution, sâappropriait purement et simplement ce qui Ă©tait tombĂ© dans lacorbeille et le partageait avec son Schreiber et les Stubendienst.
AprĂšs chaque arrivage, les S.S., les Kapos, les Lagerschutz, les BlockĂ€ltester,tout ce qui avait un grade quelconque dans la S.S.-FĂŒhrung ou dans la H-FĂŒhrung,Ă©taient abondamment pourvus de produits français, ce qui mâavait persuadĂ© que lespillages Ă©taient le fait dâune bande organisĂ©e.
Je reçu mon premier colis le 4 avril 1944 ; il manquait tout le linge, unetablette de chocolat, je crois, et une boĂźte [65] de conserve, mais il restait troispaquets de cigarettes, un bon kilo de lard, une boĂźte de beurre et diverses autresmenues denrĂ©es comestibles. Nous avions changĂ© de Block lâavant-veille, nousĂ©tions au 11 et notre chef de Block Ă©tait un Allemand Ă Ă©cusson noir. Je lui demandaice qui lui ferait plaisir :
â Nichts, geh mal !1
RĂ©solument, je lui tendis un paquet de cigarettes puis, montrant la corbeille de« SolidaritĂ€t », je lâinterrogeai des yeux :
â Brauch nicht ! Geh mal, blöde Kerl !2
1 Rien, file !2 Pas la peine ! Va-t-en donc, sot voyou !
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Jâavais misĂ© juste. Le surlendemain, jâĂ©tais de nouveau appelĂ© : jâavais troiscolis cette fois. De lâun dâeux, il ne restait que lâĂ©tiquette, mais les deux autresĂ©taient Ă peu prĂšs intacts : dans lâun, un Ă©norme morceau de lard.
â Dein Messer, dis-je au chef de Block.Jâen coupe la bonne moitiĂ© que je lui tends, puis je mâen vais sans mĂȘme
demander si je devais laisser quelque chose Ă la « SolidaritĂ€t ». Il me regardemâĂ©loigner en Ă©carquillant les yeux : les Français avaient la rĂ©putation que dâailleursils justifiaient, dâĂȘtre jaloux de leurs colis et peu gĂ©nĂ©reux. Soudain, il me rappelle :
â Dein Nummer ?Il inscrit, puis :â Höre mal, Kamerad, deine Paketten werden nie mehr gestollen werden, me
dit-il. Das sage ich. Geh mal jetzt !En effet, Ă partir de ce jour, mes colis mâont tous Ă©tĂ© remis et Ă peu prĂšs
intacts : le chef de Block avait fait passer mon numĂ©ro aux diffĂ©rents stades de ladĂ©valisation, intimant lâordre de « ne pas y toucher ». Câest Ă cela que je dois dâavoirla vie sauve car, les colis venus de France, outre lâappoint quâils apportaient Ă lanourriture du camp, Ă©taient une prĂ©cieuse monnaie dâĂ©change avec laquelle onpouvait se procurer des exemptions de travail, des vĂȘtements supplĂ©mentaires, desplanques. Ils mâont permis Ă moi de passer Ă lâinfirmerie une huitaine de mois quedâautres, tout aussi malades, ont passĂ©s Ă une gymnastique dont ils sont morts
Ă propos des colis, il sâest passĂ© un autre phĂ©nomĂšne tragique : la plupart desFrançais, mĂȘme de famille trĂšs aisĂ©e, en recevaient un au trois quarts pillĂ©, puis plusrien. Câest Ă la libĂ©ration que jâai eu lâexplication : Ă lâarrivĂ©e au [66] camp, lesdĂ©tenus Ă©crivaient une fois Ă leur famille, en prĂ©cisant quâils avaient le droit dâĂ©criredeux fois par mois. La famille envoyait un colis et, comme câĂ©tait le premier, avantdâenvoyer le second, elle attendait dâavoir lâaccusĂ© de rĂ©ception qui ne venait jamais,car hormis la premiĂšre, une sur dix seulement des lettres que nous Ă©crivions arrivait Ă destination. Au camp, le dĂ©tenu qui Ă©crivait rĂ©guliĂšrement se demandait ce qui sepassait, et pendant quâil mourait dâinanition, en France, sa famille Ă©tait persuadĂ©e quece nâĂ©tait pas la peine de lui envoyer un second colis : puisquâil nâavait pas accusĂ©rĂ©ception du premier, sĂ»rement il Ă©tait mort. Ma femme qui mâenvoya rĂ©guliĂšrementun colis tous les jours mâa dit quâelle ne le faisait que par acquit de conscience etcontre toute espĂ©rance, ma mĂšre elle-mĂȘme ayant rĂ©ussi par ce raisonnement Ă lapersuader quâelle les envoyait Ă un mort et quâen plus du deuil certain, câĂ©tait bien delâargent perdu.
Le 1er juin 1944, le camp est mĂ©connaissable.Depuis le 15 mars, deux convois nâont cessĂ© dâarriver (de huit cents, de mille,
de mille cinq cents), une ou deux fois par semaine, et la population est montĂ©e aenviron quinze mille unitĂ©s. Si elle nâa pas dĂ©passĂ© ce chiffre, câest que la mort afauchĂ© dans une proportion trĂšs voisine de la totalitĂ© des arrivages : tous les jours,cinquante Ă quatre-vingts cadavres ont pris la direction du Krematorium. La H-
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FĂŒhrung comprend Ă elle seule le dixiĂšme de la population du camp : quatorze Ă dix-huit cents planquĂ©s, omnipotents et pleins de leur importance rĂšgnent sur le vulgumpecus en fumant des cigarettes, en mangeant des soupes et en buvant de la biĂšre Ă volontĂ©.
On en est Ă monter le Block 141, qui est destinĂ© Ă devenir le Theater-Kino et leBordel est prĂȘt Ă recevoir des femmes. Tous les Blocks, gĂ©omĂ©triquement etagrĂ©ablement disposĂ©s dans la colline, sont reliĂ©s entre eux par les rues bĂ©tonnĂ©es :des escaliers de ciment et Ă rampe conduisent aux Blocks les plus Ă©levĂ©s ; devantchacun dâeux des pergolas, avec plantes grimpantes, de petits jardinets avec pelousesde fleurs, â par-ci, par-lĂ , de petits ronds-points avec jet dâeau ou statuette, La placede lâAppel, qui couvre quelque chose comme un demi-kilomĂštre carrĂ©, estentiĂšrement pavĂ©e, propre Ă nây pas perdre une Ă©pingle.
Une piscine centrale avec plongeoir, un terrain de sport, de frais ombrages Ă portĂ©e du dĂ©sir, un vĂ©ritable camp pour colonies de vacances, et nâimporte quelpassant qui serait admis Ă le visiter en lâabsence des dĂ©tenus en sortirait persuadĂ©quâon y mĂšne une vie agrĂ©able, pleine de poĂ©sie sylvestre et particuliĂšrementenviable, en tout cas hors de toute commune mesure avec les alĂ©as de la guerre quisont le lot des hommes libres. Les S.S. ont autorisĂ© la crĂ©ation dâun kommando de lamusique. Tous les matins et tour les soirs, une clique dâune trentaine dâinstruments Ă vent soutenus par une grosse caisse et des cymbales, rythme la cadence deskommandos qui vont au travail ou en reviennent. Dans la journĂ©e, elle sâexerce etassourdit le camp des plus extraordinaires accords. Le dimanche aprĂšs-midi, elledonne des concerts dans lâindiffĂ©rence gĂ©nĂ©rale, pendant que les planquĂ©s jouent aufootball ou font les acrobates au plongeoir.
Les apparences ont changĂ©, mais la rĂ©alitĂ© est restĂ©e la mĂȘme. La H-FĂŒhrungest toujours ce quâelle Ă©tait : les politiques sây sont introduits en nombre apprĂ©ciableet les dĂ©tenus, au lieu dâĂȘtre brutalisĂ©s par les droits communs, le sont par lescommunistes ou soi-disant tels. Tout individu touche rĂ©guliĂšrement un salaire : deuxĂ cinq marks par semaine. Ce salaire est encaissĂ© par la H-FĂŒhrung qui le distribue engĂ©nĂ©ral le samedi soir sur la place de lâArbeitstatistik, mais en procĂ©dant de tellesorte, en organisant de telles cohues que manifester la prĂ©tention de le toucherĂ©quivaut Ă poser sa candidature au Krematorium. TrĂšs peu nombreux sont lestĂ©mĂ©raires qui se prĂ©sentent. Les Kapos, chefs de Blocks, Lagerschutz, se partagentce quâils sont ainsi dispensĂ©s de rĂ©partir. On distribue aussi des cigarettes â douzecigarettes tous les dix jours â moyennant 80 pfennigs. On nâa pas dâargent pour lespayer et les chefs de Blocks chargĂ©s de la rĂ©partition exigent de ceux qui en ont, detelles vertus dâhygiĂšne et de maintien quâil est Ă peu prĂšs impossible dâentrer enpossession de sa ration. Enfin, on distribue de la biĂšre : Ă tout le monde en principe,mais lĂ encore, il faut pouvoir payer. Les familles des dĂ©tenus sont autorisĂ©es Ă leurenvoyer chaque mois trente marks quâils ne reçoivent pas plus que leur salairehebdomadaire ou leurs cigarettes pour les mĂȘmes raisons. Et tout Ă lâavenant : unjour, les gens de la H-FĂŒhrung ont dĂ©cidĂ© de se partager les vĂȘtements et objetsdivers dont nous avions Ă©tĂ© dĂ©pouillĂ©s Ă notre arrivĂ©e Ă Buchenwald.
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Il convient dâajouter que pour obtenir ce rĂ©sultat des milliers et des milliers dedĂ©tenus sont passĂ©s par le Krematorium, soit quâils y soient allĂ©s tout naturellementen [68] consĂ©quence de la vie quâon leur faisait mener, soit quâon les y ait envoyĂ©spour des motifs divers, notamment le sabotage, en leur faisant emprunter le chemindes Strafkommandos, du Bunker et de la Potence. De mars 1944 Ă avril 1945, il nesâest pas passĂ© de semaine qui nâait vu ses trois ou quatre pendus pour sabotage. Ă lafin, on les pendait par dix, par vingt, sous les yeux les uns des autres. LâopĂ©ration sefaisait sur la place de lâAppel, en prĂ©sence de tout le monde. Une potence Ă©taitdressĂ©e, les patients arrivaient, un bĂąillon de bois en forme de mors dans la bouche,les mains derriĂšre le dos. Ils grimpaient sur un tabouret, passaient la tĂȘte dans lenĆud coulant. Dâun coup de pied, le Lagerschutz de service faisait basculer letabouret. Pas dâĂ -coup : les malheureux mettaient quatre, cinq, six minutes pourmourir. Un ou deux S.S. surveillaient. LâopĂ©ration terminĂ©e, toute la population ducamp dĂ©filait devant les cadavres suspendus Ă leur corde.
Le 28 fĂ©vrier 1945, ils en ont pendu trente qui sont montĂ©s par dix Ă la potence.Les dix premiers ont passĂ© leur tĂȘte dans les nĆuds coulants, les dix suivantsattendant leur tour au garde-Ă -vous, prĂšs des tabourets, les dix derniers se tenant Ă cinq pas pour attendre le leur. Le 8 mars suivant, ils en ont pendu dix-neuf : cettefois, lâopĂ©ration a eu lieu au Tunnel et il nây a que les kommandos du Tunnel qui enont Ă©tĂ© les tĂ©moins. Les dix-neuf patients ont Ă©tĂ© mis sur un rang en face du Hall 32.Un grand palan auquel Ă©taient fixĂ©es dix-neuf cordes sâest abaissĂ© lentement, au-dessus de leurs tĂȘtes. Le Lagerschutz a passĂ© les dix-neuf nĆuds coulants, puis lepalan est remontĂ© lentement, lentement : oh ! les yeux des malheureux quisâagrandissaient et leurs pauvres pieds qui cherchaient Ă garder contact avec le sol !Le dimanche des Rameaux ils en ont pendu cinquante-sept, Ă huit jours de lalibĂ©ration, alors que nous avions dĂ©jĂ entendu le canon alliĂ© tout proche et que lâissuede la guerre ne pouvait plus faire de doute pour les S.S.
Câest encore ainsi : les S.S. dĂ©couvraient dâeux-mĂȘmes un certain nombredâactes de sabotage (en 1945, et depuis la mi-44, il Ă©tait devenu impossible Ă quiconque dans ou hors des camps de vivre sans saboter), mais la H-FĂŒhrung leur ensignalait impitoyablement un plus grand nombre encore. On aura dâailleurs une justeidĂ©e de ce que pouvait ĂȘtre cette H-FĂŒhrung, quand on saura quâĂ la libĂ©ration, aumoment des transports dâĂ©vacuation, tous les Allemands qui en faisaient partie,rouges ou verts, nous encadraient, brassard blanc et fusil chargĂ© sous lâĂ©paule. Tousles Allemands, [69] dis-je, regardĂ©s avec quels yeux pleins dâenvie par les autres,Russes, Polonais ou TchĂšques, dont les services avaient par avance Ă©tĂ© dĂ©clinĂ©s.
Inutile de sâappesantir sur le coĂ»t de lâentreprise en vies humaines ! Le 1er juin1944, la population du camp Ă©tait presque exclusivement constituĂ©e par des gensarrivĂ©s en mars ou postĂ©rieurement. On pouvait encore rencontrer sept dĂ©tenus dontles matricules Ă©taient compris entre treize et quinze mille : ils Ă©taient arrivĂ©s huitcents le 28 juillet 1943. On en comptait une douzaine dans les vingt et vingt et unmille : ils Ă©taient arrivĂ©s Ă mille cinq cents en octobre. Des huit cents pris dans lestrente Ă trente et un mille arrivĂ©s en dĂ©cembre-janvier, il restait une cinquantaine, des
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mille deux cents pris dans les trente-huit à quarante-quatre mille arrivés en février-mars, trois ou quatre cents survivaient. Les matricules quarante-cinq à cinquantemille arrivés dans le courant de mai étaient encore à peu prÚs au complet : pas pourlongtemps. [70]
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CHAPITRE IV
Un havre de grĂące antichambre de la mort
Le 28 juillet 1943, lorsque le premier convoi est arrivĂ© dans les betteraves, Ă lâentrĂ©e du Tunnel, il nâĂ©tait pas question de Revier. On nâavait envoyĂ© que desdĂ©tenus de Buchenwald rĂ©putĂ©s en bonne santĂ© et il nâĂ©tait pas prĂ©vu quâils pussenttomber malades tout de suite ; au cas oĂč cette Ă©ventualitĂ© se serait nĂ©anmoinsproduite, les S.S. avaient ordre de ne prendre en considĂ©ration que les cas graves, deles signaler par courrier et dâattendre la dĂ©cision. Naturellement, jamais les S.S. nedĂ©celĂšrent de maladies graves : tous ceux qui ont Ă©tĂ© militaires comprendrontaisĂ©ment cela.
Il fit un temps de chien cette annĂ©e-lĂ . Il pleuvait, il pleuvait. La pneumonie etla pleurĂ©sie se mirent de la partie : elles eurent beau jeu parmi ces affaiblismaltraitĂ©s, qui Ă©taient mouillĂ©s Ă longueur de journĂ©e et qui, le soir, dormaient encoredans les anfractuositĂ©s humides de la roche. En huit jours, les malheureux Ă©taienttordus par ce qui semblait aux S.S. une petite fiĂšvre qui sâĂ©tait compliquĂ©e sur la fin,ils ne savaient trop pourquoi. Le rĂšglement prĂ©voyait quâon nâĂ©tait pas malade au-dessous de 39·5, cas auquel on pouvait bĂ©nĂ©ficier dâun Schonung ou dispense detravail : tant quâon nâatteignait pas cette tempĂ©rature, on Ă©tait astreint au travail, etquand on lâatteignait, câĂ©tait la mort.
Vint ce que nous appelions la dysenterie, mais qui nâĂ©tait en rĂ©alitĂ© quâunediarrhĂ©e incoercible. Un beau jour, sans raison apparente, on Ă©tait pris de troublesdigestifs qui se transformaient rapidement en une intolĂ©rance totale : la nourriture(les rutabagas cuits Ă lâĂ©tuvĂ©e en permanence, [71] le pain de mauvaise qualitĂ©) et lesintempĂ©ries (une pluie ou un coup de froid en cours de digestion). Pas de remĂšdes : ilfallait attendre que ça sâarrĂȘte, sans manger. Ăa durait huit, dix, quinze jours, selonlâĂ©tat de rĂ©sistance du malade qui sâaffaiblissait, finissait par tomber, ne plus avoir laforce de se mouvoir, mĂȘme pour ses besoins, puis Ă©tait emportĂ© par une fiĂšvreconnexe. Cette maladie, heureusement plus facilement dĂ©celable que la pneumonieou la pleurĂ©sie, amena les S.S. Ă prendre, avec les moyens de bord, des mesures pourlâenrayer : ils ordonnĂšrent la construction dâun Bud oĂč les diarrhĂ©tiques Ă©taient admissur piĂšces justificatives et sans condition de tempĂ©rature, dans la mesure des placesdisponibles.
Le Bud pouvait contenir une trentaine de personnes : il y eut rapidementcinquante, cent candidats et plus, leur nombre augmentant sans cesse Ă mesure quede nouveaux convois arrivaient de Buchenwald et que le camp prenait de lâextension.GĂ©nĂ©ralement, les diarrhĂ©tiques y Ă©taient envoyĂ©s au dernier stade et y allaientmourir. Ils Ă©taient entassĂ©s Ă mĂȘme le sol, emboĂźtĂ©s les uns dans les autres, sâoubliantsous eux : câĂ©tait une infection. Ă tel point que, par souci dâhygiĂšne, les S.S.chargĂšrent la premiĂšre H-FĂŒhrung de dĂ©signer un Pfleger ou infirmier pour
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discipliner les malades et les aider Ă se maintenir dans la propretĂ©. Le poste fut confiĂ©Ă un vert â naturellement ! â menuisier de son Ă©tat et condamnĂ© pour meurtre : cefut du beau travail !.
Ă longueur de journĂ©es, on faisait la queue Ă lâentrĂ©e du Bud : le Pfleger,gummi Ă la main, calmait les impatiences. De temps Ă autre un cadavre Ă©tait sorti dela puanteur et libĂ©rait une place qui Ă©tait prise dâassaut. Le nombre des diarrhĂ©tiquesne faisait que croĂźtre : les S.S. sâĂ©tant aperçus que le Pfleger Ă©tait au-dessous de satĂąche, celui-ci fit valoir quâil Ă©tait seul pour beaucoup de travail et on lui adjoignit unaide dont les S.S. exigĂšrent quâil fut de la partie. Le poste Ă©choua Ă un mĂ©decinhollandais jusque-lĂ employĂ© au transport de matĂ©riel, de la gare au Tunnel. Ă partirde ce moment, le Bud sâhumanisa, le Pfleger devint Kapo, le Hollandais travaillasous ses ordres en faisant des prodiges de diplomatie ; il rĂ©ussit Ă sauver undiarrhĂ©tique dont il eut soin de dissimuler la guĂ©rison pour le garder par devers lui autitre dâinfirmier. Ă grand renfort de charbon de bois, la diarrhĂ©e fut enrayĂ©e, les S.S.se dĂ©clarĂšrent satisfaits, le Bud put servir Ă autre chose : le premier Revier Ă©tait nĂ©.
Le Hollandais obtint, en effet, que dans la mesure des [72] places laissĂ©esdisponibles par les diarrhĂ©tiques, on admĂźt au Bud les pneumonies et les pleurĂ©siesdĂ©clarĂ©es, Ă partir de 38° de tempĂ©rature : au prix de quelles discussions avec sonKapo ! MĂȘme il se mit Ă prĂ©tendre quâavec un peu de charbon, il Ă©tait possible desoigner efficacement les diarrhĂ©es sans hospitalisation, si elles Ă©taient prises Ă temps,et quâainsi on pouvait faire de la place pour les pneumonies et les pleurĂ©sies. Le duelfut homĂ©rique. Un mĂ©decin S.S., qui avait Ă©tĂ© affectĂ© au camp et qui Ă©tait arrivĂ© ennovembre avec lâencadrement dâun convoi, aprĂšs ĂȘtre restĂ© longtemps indiffĂ©rent Ă ce conflit qui lâamusait, finit par donner raison au Hollandais : on entreprit laconstruction dâun Block, le Bud Ă©tait rapidement devenu trop exigu.
Puis ce fut le tour des nĂ©phrites. La nĂ©phrite Ă©tait inhĂ©rente Ă la vie du camp :la sous-alimentation, les trop longues stations debout, les consĂ©quences desintempĂ©ries, des pneumonies, des pleurĂ©sies, le sel gemme â le seul qui existĂąt enAllemagne â dont les cuisiniers faisaient un usage immodĂ©rĂ© et qui, paraĂźt-il, Ă©taitnocif parce que ne contenant pas dâiode. Les ĆdĂšmes Ă©taient lĂ©gion, tout le mondeavait les jambes plus ou moins enflĂ©es.
â Ăa passe, disait-on ; câest le sel qui fait ça.Et on nây prenait pas autrement garde. Quand il sâagissait dâun ĆdĂšme banal, il
arrivait que cela passĂąt. Quand lâĆdĂšme Ă©tait la consĂ©quence de la nĂ©phrite, un beaujour on Ă©tait emportĂ© dans une crise dâurĂ©mie.
Le Hollandais obtint que les néphrétiques fussent aussi hospitalisés : il fallutconstruire un autre Block.
Puis ce fut le tour des tuberculeux, et ainsi de suite.Tant et si bien que, le 1er juin 1944, le Revier comprend les Blocks, 16, 17, 38,
39, 126, 127 et 128, groupĂ©s au sommet de la colline. On y peut loger 1500 maladesĂ raison dâun par lit, soit un dixiĂšme de la population du camp. Chaque Block estdivisĂ© en salles oĂč les maladies apparentĂ©es sont rassemblĂ©es.
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Le Block 16 est le centre administratif de tout lâĂ©difice. Le Hollandais a Ă©tĂ©promu au grade de mĂ©decin-chef. Entre-temps, les S.S. ont remplacĂ© le LagerĂ€ltestervert par un rouge et il y a eu un grand branle-bas dans la H-FĂŒhrung. Le Kapo duRevier a Ă©tĂ© la premiĂšre victime du nouveau LagerĂ€ltester : on sâest arrangĂ© pour lesurprendre alors quâil Ă©tait en train de voler la nourriture de ses malades, on lâaenvoyĂ© Ă Ellrich, en reprĂ©sailles, et remplacĂ© par Pröll. [73]
Pröll est un jeune Allemand de 27 Ă 28 ans. En 1934, il se destinait Ă lamĂ©decine. Fils de communiste et communiste lui-mĂȘme, il fut arrĂȘtĂ© alors quâilnâĂ©tait encore quâun enfant. Il compte dix annĂ©es de camps divers.
Dâabord envoyĂ© Ă Dachau, il ne dut quâĂ son jeune Ăąge de survivre auxrigueurs du camp naissant : les S.S. aussi bien que les dĂ©tenus, ne sâacharnaientgĂ©nĂ©ralement pas sur les enfants, les premiers par une sorte de recul devantlâinnocence certaine, les seconds par une tendresse particuliĂšre qui nourrissait en euxlâespoir de les voir devenir des tapettes. GrĂące Ă cette double circonstance, PröllrĂ©ussit Ă sâinfiltrer au Revier comme Pfleger, Ă y rester quelques annĂ©es, puis Ă ĂȘtreenvoyĂ© Ă Mauthausen Ăšs-qualitĂ©. La H-FĂŒhrung verte de Mauthausen sâen dĂ©barrassaau profit dâAuschwitz qui le comprit dans le premier convoi en partance pourNatzweiler. Câest Ă Natzweiler quâil fit son plus long sĂ©jour : il y fut Kapo du Lager-kommando et adjoint au LagerĂ€ltester. Les dĂ©tenus, rares, il est vrai, qui lâavaientconnu dans ce camp, Ă©taient unanimes Ă dĂ©clarer que jamais ils nâavaient vusemblable brute. Une rĂ©volution de palais dans la H-FĂŒhrung de NatzweilerdĂ©termina son envoi Ă Buchenwald dâoĂč il fut expĂ©diĂ© Ă Dora comme homme deconfiance des communistes et Kapo du Revier.
Ă Dora, Pröll se conduit comme tous les autres Kapos â ni meilleur, ni pire.Intelligent, il organise le Revier sorti de lâapostolat du Hollandais qui le considĂšremalgrĂ© tout comme un aide prĂ©cieux parce que compĂ©tent. Bien sĂ»r, il nâobĂ©it pastoujours aux commandements moraux de la mĂ©decine : il est brutal et, dans lacomposition de lâarmĂ©e de Pfleger dont il a besoin pour assurer la marche delâentreprise, il fait passer les rĂ©fĂ©rences politiques avant les professionnelles. Câestainsi que le forgeron Heinz, qui Ă©tait communiste et qui avait rĂ©ussi Ă sâinfiltrer auRevier dĂ©jĂ sous le rĂšgne du Kapo vert, comme Oberpfleger, eut toujours saconfiance entiĂšre contre lâavis de tous les autres mĂ©decins. Câest ainsi quâĂ unĂ©tudiant en mĂ©decine dont il sait que les opinions politiques ne concordent pas avecles siennes, il prĂ©fĂšre toujours nâimporte quel argousin allemand, tchĂšque, russe oupolonais. Il a une grande admiration pour les Russes et un faible pour les TchĂšques Ă ses yeux abandonnĂ©s Ă Hitler par les Anglo-Saxons et les Français quâil mĂ©prise.Mais câest un organisateur de premier ordre.
En moins dâun mois, le Revier est conçu sur les principes des grands hĂŽpitaux :au Block 16, lâadministration, les [74] entrĂ©es et les soins urgents ; au 17 et au 39, lamĂ©decine gĂ©nĂ©rale, les nĂ©phrites et les nĂ©vrites ; au 38, la chirurgie ; au 126, lespneumonies et les pleurĂ©sies ; au 127 et au 128, les tuberculeux. Dans chaque Block,un mĂ©decin responsable, assistĂ© dâun Oberpfleger1 ; dans chaque salle, un Pfleger
1 Surveillant général infirmier.
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pour les soins et un Kalifaktor pour les corvĂ©es diverses. Pour les malades, des lits Ă deux Ă©tages seulement, avec paillasse en copeaux de bois, draps et couvertures. TroisrĂ©gimes alimentaires, le Hauskost ou nourriture en tous points semblable Ă celle ducamp pour les malades dont les voies digestives ne sont pas affectĂ©s ; le Schleimkostou soupe maigre de semoule (pas de pain, pas de margarine, pas de saucisson), pourceux dont lâĂ©tat nĂ©cessite la mise Ă la diĂšte ; le DiĂ€tkost qui consiste chaque jour endeux soupes dont une sucrĂ©e, pain blanc, margarine et confiture, pour ceux qui ontbesoin dâun fortifiant.
On ne peut pas dire quâon soit trĂšs bien soignĂ© au Revier : la S.S.-FĂŒhrungnâalloue que trĂšs peu de mĂ©dicaments, et Pröll prĂ©lĂšve sur le contingent tout ce quiest nĂ©cessaire Ă la H-FĂŒhrung, ne laissant filtrer jusquâaux malades eux-mĂȘmes quece dont elle nâa pas besoin. Mais on est couchĂ© au propre, on est au repos et la rationalimentaire, quand elle nâest pas de meilleure qualitĂ© quâau camp, est toujours plusabondante. Pröll lui-mĂȘme borne lâaccomplissement de son mĂ©tier de Kapo Ă unevisite qui, chaque jour, sâaccompagne de quelques hurlements et de quelques coupsgĂ©nĂ©reusement distribuĂ©s au personnel et aux malades pris en flagrant dĂ©lit decontravention aux rĂšglements du Revier. La vie quâon y mĂšne jurerait avec le rĂ©gimequi sĂ©vit dans le reste du camp si, Pfleger et Kalifaktor, autant par souci de zĂšle etpar fidĂ©litĂ© aux traditions, que par crainte du Kapo, ne mettaient toute leur volontĂ© Ă essayer de la rendre intolĂ©rable.
Tous les soirs, aprĂšs lâappel, la cohue sâorganise Ă lâentrĂ©e du Block 16. LeBlock 16 comprend, outre lâappareil administratif du Revier, une Aussere-Ambulanzet une innere-Ambulanz. La premiĂšre donne des soins immĂ©diats Ă tous ceux,malades ou accidentĂ©s, qui ne remplissent pas les conditions requises pour ĂȘtrehospitalisĂ©s, la seconde dĂ©cide, aprĂšs [75] examen, de Iâhospitalisation ou de la non-hospitalisation des autres.
Ă part les gens de la H-FĂŒhrung, tous les habitants du camp sont des maladeset, dans le monde normal, tous seraient hospitalisĂ©s sans exception et sans hĂ©sitation,ne serait-ce que pour faiblesse gĂ©nĂ©rale extrĂȘme. Au camp, il en va tout autrement, lafaiblesse gĂ©nĂ©rale ne compte pas. On ne soigne que le surplus, et encore, souscertaines conditions extra-thĂ©rapeutiques, ou quand il nây a pas moyen de faireautrement. Chaque dĂ©tenu donc est un client plus ou moins attitrĂ© du Revier : il afallu Ă©tablir un tour qui revient tous les quatre jours en moyenne.
Il y a dâabord les furoncles : tout le camp suppure ; la furonculose,consĂ©quence de lâabsence de viande et de cruditĂ©s dans Iâalimentation, sĂ©vit Ă lâĂ©tatendĂ©mique tout comme lâĆdĂšme banal et la nĂ©phrite. Il y a ensuite les plaies auxmains, aux pieds, ou aux deux. Les Holzschuhe blessent et, avec les mains dont leschairs se dĂ©chirent si facilement, il faut souvent faire des travaux inattendus ! Il y aenfin les doigts coupĂ©s, les bras ou les jambes cassĂ©s, etc. Tout cela constitue laclientĂšle de lâAussere-Ambulanz et, Ă partir du 1er juin 1944, relĂšve du nĂšgre Johnnydont la compĂ©tence comme mĂ©decin avait fini par ĂȘtre tellement discutĂ©e au Revier
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de Buchenwald quâen dĂ©pit des garanties politiques1 quâil avait donnĂ©es, il nous futenvoyĂ© avec un transport. Comme mĂ©decin, naturellement, mais accompagnĂ© dâunenote prĂ©cisant quâil Ă©tait plus prudent de lâemployer comme infirmier. Pröll a pensĂ©que sa place Ă©tait tout indiquĂ©e Ă lâAussere-Ambulanz et il lui en a confiĂ© laresponsabilitĂ©.
Johnny a sous ses ordres tout une compagnie de Pfleger allemands, polonais,tchĂšques ou russes, qui ne connaissent rien au travail dont on les a chargĂ©s et quifont, dĂ©font et refont les pansements au petit bonheur. Furoncles ou plaies, il nây aquâun remĂšde : la pommade. Ces messieurs ont devant eux des pots de pommade detoutes les couleurs : pour le mĂȘme cas, ils vous mettent gravement un jour la noire,un autre la jaune ou la rouge, sans quâon puisse deviner la raison intĂ©rieure qui adĂ©terminĂ© leur choix. Nous avons une chance extraordinaire que toutes lespommades soient antiseptiques !
Ă lâInnere-Ambulanz, se prĂ©sentent les gens qui ont [76] lâespoir dâĂȘtrehospitalisĂ©s. Tous les soirs, ils sont cinq Ă six cents, tous aussi malades les uns queles autres. Il y a parfois dix ou quinze lits disponibles : mettez-vous Ă la place dumĂ©decin qui doit choisir les dix ou quinze Ă©lus Les autres sont renvoyĂ©s avec ou sansSchonung ; ils se reprĂ©sentent le lendemain et tous les jours jusquâĂ ce quâils aient lachance dâĂȘtre admis : on ne compte pas ceux qui meurent avant quâil ait Ă©tĂ© statuĂ© surleur cas dans le sens de leur dĂ©sir.
Jâai connu des dĂ©tenus qui ne se prĂ©sentaient jamais aux douches parce quâilsavaient peur de voir les appareils vomir du gaz2 au lieu dâeau : un jour, Ă la visitehebdomadaire au Block, les infirmiers leur trouvaient des poux On leur faisait alorssubir, en maniĂšre de dĂ©sinfection, un tel traitement quâils en mouraient. De la mĂȘmefaçon, jâen ai connu qui ne se prĂ©sentaient jamais au Revier : ils avaient peur dâĂȘtrepris comme cobaye ou piquĂ©s. Ils tenaient, tenaient, tenaient envers et contre tous lesconseils et, un soir, leur kommando ramenait leur cadavre sur la place de lâAppel.
Ă Dora, il nây avait pas de Block de cobayes et on ne pratiquait pas la piqĂ»re.GĂ©nĂ©ralement dâailleurs et dans tous les camps, la piqĂ»re nâĂ©tait pas utilisĂ©e contre lecommun des dĂ©tenus, mais par un des deux clans de la H-FĂŒhrung contre lâautre : lesverts employaient ce moyen pour se dĂ©barrasser Ă©lĂ©gamment dâun rouge dont ilssentaient lâĂ©toile monter au ciel S.S., ou inversement.
1 Jâai su, dans la suite, que Johnny avait Ă©tĂ© assez astucieux pour obtenir en mĂȘme temps la
protection de Katzenellenbogen, ce dĂ©tenu qui se disait dâorigine amĂ©ricaine, qui Ă©tait mĂ©decingĂ©nĂ©ral du camp et qui commit assez dâexactions pour ĂȘtre considĂ©rĂ©, Ă la libĂ©ration, comme criminelde guerre !
2 Les chambres Ă gaz que certains S.S. niaient, que dâautres justifiaient par les raisonnementsde Simone de Beauvoir, nâexistaient pas Ă Dora. Elles nâexistaient pas non plus Ă Buchenwald. Jenote, en passant, que de tous ceux qui ont si minutieusement dĂ©crit les horreurs de ce genre desupplice, par ailleurs parfaitement lĂ©gitime aux E.U., il nây a aucun tĂ©moin de visu, Ă ma connaissance(Cf. pp. 165 et suivantes).
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Un heureux concours de circonstances a fait que jâai rĂ©ussi Ă entrer au Revier le8 avril 1944 ; il y avait une bonne quinzaine de jours que je traĂźnais dans le camp uncorps fiĂ©vreux qui enflait Ă vue dâĆil.
Lâenflure avait commencĂ© aux chevilles :â Ich auch, blöde Hund ! avait dĂ©clarĂ© mon Kapo.Et il mâavait fallu continuer Ă aller charger les wagonnets du Strassenbauer 52.
Un matin, je dus me prĂ©senter sur la place de lâAppel avec, sur le bras, mon pantalonque je nâavais pas rĂ©ussi Ă enfiler : [77]
â Blöde Hund, dĂ©clara mon Kapo, du bist verrĂŒckt ! Geh mal zu Revier !Et il ponctua cet ordre de quelques vigoureux coups de poing. CâĂ©tait le 2 avril.Au Revier je me trouvai dans la cohue. AprĂšs une heure dâattente, mon tour
vint de passer devant le mĂ©decin :â Tu nâas que 37° 8, impossible de tâhospitaliser : trois jours de Shonung.
Reste Ă©tendu au Block, les jambes en lâair, ça passera. Si ça ne passe pas, reviens.En fait de repos, je fus pendant trois jours employĂ© aux travaux de nettoyage
du Block par les Stubendienst impitoyables. Ă lâexpiration du dĂ©lai, je mereprĂ©sentai dans un Ă©tat sensiblement aggravĂ©.
â Bien sĂ»r, il faudrait tâhospitaliser, me dit le mĂ©decin, mais il nây a que troisplaces vacantes et vous ĂȘtes au moins trois cents candidats, parmi lesquels il y en aqui sont dans un Ă©tat pire que le tien. Encore trois jours de Schonung : tu reviendras
Je sentis entrer dans moi la certitude du crĂ©matoire. RĂ©signĂ©, je mâen retournaiau Block oĂč mâattendait mon premier colis grĂące auquel je pus obtenir desStubendienst quâils me laissassent allongĂ© sur mon lit au lieu de mâemployer auxcorvĂ©es.
Le 8 avril, quand mon tour vint de me reprĂ©senter, un paquet de gauloises meclassa dans les trois ou quatre Ă©lus. Ce quâil y a de pis dans mon cas, câest que je nâaipas trouvĂ© le fait anormal.
Avant de gagner le lit qui mâĂ©tait attribuĂ©, je dus encore dĂ©poser Ă lâentrĂ©e meshabits et mes chaussures qui furent naturellement volĂ©s pendant mon sĂ©jour, et passersous une douche individuelle quâun Kalifaktor polonais maintint aussi froide quâilput.
La douche Ă©tait la derniĂšre formalitĂ© Ă remplir. Elle Ă©tait prĂ©vue chaude, maisquand il ne sâagissait ni dâun TchĂšque, ni dâun Polonais, ni dâun Allemand, leKalifaktor jurait ses grands dieux que lâappareil Ă©tait dĂ©traquĂ©. Le nombre deshospitalisĂ©s pour pneumonie ou pleurĂ©sie qui en sont morts est incalculable.
Jâai fait six stages au Revier : du 8 au 27 avril, du 5 mai au 30 aoĂ»t, du 7septembre au 2 octobre, du 10 octobre au 3 novembre, du 6 novembre au 23dĂ©cembre et du 10 mars 1945 Ă la libĂ©ration. DĂšs le premier, jâai perdu de vueFernand envoyĂ© en transport Ă Ellrich oĂč il est mort.
JâĂ©tais malade câĂ©tait bien Ă©vident, gravement malade mĂȘme puisque je le suisencore, mais⊠[78]
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La vie au Revier est minutieusement rĂ©glĂ©e.Tous les jours, rĂ©veil Ă 5 h 30, une heure aprĂšs le rĂ©veil du camp. Toilette : Ă
quelque groupe de malades quâon appartienne, avec 40° de fiĂšvre comme avec 37°, ilfaut se lever, aller au lavabo, puis de retour faire son lit. En principe, le Pfleger et leKalifaktor sont lĂ pour aider ceux qui ne peuvent pas, mais, Ă de rares exceptionsprĂšs, ils se bornent, sous la menace des coups, Ă exiger des malades quâils procĂšdenteux-mĂȘmes Ă ces soins.
Quand ce premier travail est fait, le Pfleger prend les températures pendant quele Kalifaktor lave la salle à grande eau.
Vers sept heures, le mĂ©decin du Block passe entre les lits, regarde les feuillesde tempĂ©rature, Ă©coute les remarques du Pfleger, les dolĂ©ances des malades, dit unmot Ă chacun et ordonne les soins particuliers ou les mĂ©dicaments Ă prendre dans lajournĂ©e. Sâil nâest ni Polonais, ni Allemand, ni TchĂšque, le mĂ©decin est gĂ©nĂ©ralementun homme bon et comprĂ©hensif. Peut-ĂȘtre un peu trop confiant dans le Pfleger qui,lui, apprĂ©cie les malades en fonction de leurs opinions politiques, de leur nationalitĂ©,de leur profession ou des colis quâils reçoivent, mais il se laisse tout de mĂȘmerarement influencer par lui dans le mauvais sens, quoique toujours dans le bon. Ungrand malade risque parfois une question :
â Krematorium ?â Ja, sicher Drei, vier Tage1
On rit. Il passe sans se soucier de lâeffet produit par sa rĂ©ponse sur lâintĂ©ressĂ©.Il arrive au dernier lit, quitte la salle ; câest fini, on ne le reverra plus de la journĂ©e : Ă demain.
Ă 9 heures, distribution des mĂ©dicaments. Ăa va trĂšs vite : les mĂ©dicamentscâest le repos ou la diĂšte, â de temps Ă autre, un cachet dâaspirine ou de pyramidontrĂšs parcimonieusement attribuĂ©s.
Ă 11 heures, la soupe. Le Pfleger et le Kalifaktor mangent copieusement, seservent Ă chaque rĂ©gime et distribuent le reste aux malades : ça nâest pas grave, ilreste assez pour assurer une ration rĂ©glementaire honnĂȘte Ă tout le monde, voire pourdonner un petit supplĂ©ment aux amis.
LâaprĂšs-midi, on fait la sieste jusquâĂ 16 heures, aprĂšs [79] quoi, lesconversations vont leur train jusquâĂ la prise de tempĂ©rature et Ă lâextinction desfeux. Elles ne sont interrompues que lorsque notre attention est plus particuliĂšrementretenue par les longues files de cadavres que, passant sous nos fenĂȘtres, les gens duTotenkommando portent au Krematorium.
Quelques favorisĂ©s dont je suis reçoivent des colis : ils sont un peu plus pillĂ©squâau camp parce quâils passent par un intermĂ©diaire de plus avant dâarriver audestinataire. Le tabac quâils contiennent nâest pas remis : il est dĂ©posĂ© Ă lâentrĂ©e,mais les Pfleger sont arrangeants et, moyennant une honnĂȘte rĂ©tribution, un partageĂ©quitable, on peut toucher aussi son tabac et ĂȘtre autorisĂ© Ă fumer en cachette. Par lemĂȘme procĂ©dĂ©, en partageant le reste, on obtient du Pfleger quâil maquille lestempĂ©ratures et on prolonge son sĂ©jour au Revier.
1 Oui, sûrement Dans deux ou trois jours.
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En Ă©tĂ©, la sieste de lâaprĂšs-midi se fait au grand air, sous les hĂȘtres : leskommandos qui travaillent Ă lâintĂ©rieur du camp nous regardent avec envie et nousapprĂ©hendons dâautant plus lâheure de la guĂ©rison qui nous renverra parmi eux.
En octobre 1944, on nâadmet plus que trĂšs rarement les diarrhĂ©tiques auRevier : tous les soirs, ils se prĂ©sentent au Block 16, on les gorge de charbon de boiset on les renvoie. Il arrive que le mal passe. Il arrive aussi quâil persiste au-delĂ deshuit jours escomptĂ©s, quâil se complique dâune fiĂšvre quelconque, et alors, ils sonthospitalisĂ©s dans la mesure oĂč les conjectures de tous ordres le permettent.
Ils sont rassemblĂ©s au Block 17, salle 8, dont le Pfleger est le Russe Ivan, quise dit « Docent » de la FacultĂ© de mĂ©decine de Karkhov, et le Kalifaktor, le PolonaisStadjeck. La salle 8 est lâenfer du Revier : tous les jours, elle fournit deux, trois ouquatre cadavres au Krematorium.
Pour tout diarrhĂ©tique entrant, le mĂ©decin ordonne, outre le charbon, un rĂ©gimede diĂšte surveillĂ©e : trĂšs peu Ă manger, si possible pas du tout, aucune boisson. Ilconseille Ă Ivan de ne rien donner le premier jour et de partager un litre de soupe Ă deux ou trois le lendemain, et ainsi progressivement, le retour Ă la ration complĂšteĂ©tant dĂ©terminĂ© par la disparition du mal. Mais Ivan considĂšre quâil est Pfleger pourse soigner lui et non les malades : les suivre est un travail trop pĂ©nible pour lui, entout cas, hors [80] de mise dans un camp de concentration ; il juge plus simpledâappliquer la diĂšte absolue, de partager avec Stadjeck les rations des malades, desâen nourrir abondamment et de faire du commerce avec le surplus. Les malheureuxne mangent donc rien, absolument rien : au troisiĂšme jour, Ă de rares exceptions prĂšs,ils sont dans un tel Ă©tat quâils ne peuvent plus se lever et font sous eux, car Stadjeck aautre chose Ă faire que de leur apporter la bassine quand ils la demandent. DĂšs lors ilssont condamnĂ©s Ă mort.
Stadjeck se met Ă surveiller plus particuliĂšrement le lit du malheureux Ă qui ilvient de refuser la bassine. Tout Ă coup, il sent lâodeur et il entre en fureur. Ilcommence par administrer une solide raclĂ©e au dĂ©linquant, puis il le sort de son lit, lepousse au lavabo attenant et lĂ , une bonne douche bien froide, car le Revier doitrester un endroit propre et les malades qui ne veulent pas se laver, il faut bien quâonles lave Puis, en se rĂ©pandant en imprĂ©cations, Stadjeck enlĂšve le drap et lacouverture du lit, change la paillasse : Ă peine de nouveau Ă©tendu, le malade est reprisde coliques, il redemande la bassine quâon lui refuse, fait sous lui, est de nouveaupassĂ© Ă la douche froide, et ainsi de suite. Vingt-quatre heures aprĂšs, gĂ©nĂ©ralement ilest mort.
Du matin au soir, on entend les cris et les supplications des malheureux quisont passĂ©s Ă la douche froide par le Polonais Stadjeck. Deux ou trois fois, le Kapoou un mĂ©decin sont passĂ©s Ă proximitĂ© pendant lâopĂ©ration. Ils ont ouvert la porte.Stadjeck a expliquĂ© :
â Er hat sein Bett ganz beschiessen. Diese blöde Hund ist so faul. Keine warmeWasser1.
Le Kapo ou le médecin ont refermé la porte et sont partis sans rien dire.
1 Il a complĂštement em⊠son lit !. Ce chien bĂȘte est si paresseux !. Et je nâai pas dâeau chaude.
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Car, bien sĂ»r, lâexplication Ă©tait inattaquable : Il faut bien laver les maladesincapables de le faire et quand on nâa pas dâeau chaude
Au Revier, on est Ă peu prĂšs tenu au courant des Ă©vĂ©nements de la guerre. Lesjournaux allemands, le Volkische Beobachter notamment, y arrivent, et tout lepersonnel Ă©coute rĂ©guliĂšrement la T.S.F. Ăvidemment on nâa que les nouvellesofficielles, mais on les a rapidement, et câest dĂ©jà ça. [81]
On est aussi tenu au courant de ce qui se passe dans les autres camps : desmalheureux, qui ont fait deux ou trois camps avant dâĂ©chouer Ă Dora, racontent Ă longueur de journĂ©e la vie quâils y ont vĂ©cue. Câest ainsi quâon connaĂźt les horreursde Sachsenhausen, Auschwitz, Mauthausen, Oranienburg, etc. Câest ainsi quâonapprend quâil existe aussi des camps trĂšs humains.
En aoĂ»t, pendant une dizaine de jours, lâAllemand Helmuth fut mon voisin delit. Il arrivait en droite ligne de Lichtenfeld prĂšs de Berlin. Ils Ă©taient neuf cents dansce camp et gardĂ©s par la Wehrmacht, ils procĂ©daient au dĂ©blaiement des faubourgsbombardĂ©s : douze heures de travail, comme partout, mais trois repas par jour et troisrepas abondants (soupe, viande, lĂ©gumes, souvent du vin), pas de Kapos, pas de H-FĂŒhrung, par consĂ©quent pas de coups. Une vie dure, mais trĂšs tenable. Un jour, on ademandĂ© des spĂ©cialistes : Helmuth Ă©tait ajusteur, il sâest levĂ©, on lâa envoyĂ© auTunnel de Dora oĂč on lui a mis en main lâappareil Ă forer la roche. Huit- jours aprĂšs,il crachait le sang.
PrĂ©cĂ©demment, jâavais vu arriver Ă cĂŽtĂ© de moi un dĂ©tenu qui avait passĂ© unmois Ă Wieda et qui mâavait racontĂ© que les mille cinq cents occupants de ce campnâĂ©taient pas trop malheureux. Naturellement, on travaillait et on mangeait peu, maison vivait en famille : le dimanche aprĂšs-midi, les habitants du village venaient danseraux abords du camp au son des accordĂ©ons des dĂ©tenus, Ă©changeaient des proposfraternels avec eux, et mĂȘme leur apportaient des victuailles. Il paraĂźt que cela nâapas durĂ©, que les S.S. sâen sont aperçu et quâen moins de deux mois, Wieda estdevenu aussi dur et inhumain que Dora.
Mais la plupart des gens venus dâailleurs ne racontent que des choseshorrifiques, et, parmi eux, ceux dâEllrich sont les plus effrayants. Ils nous arriventdans un Ă©tat inimaginable et rien quâĂ les voir on est persuadĂ© quâils nâinventent rien.Quand on parle des camps de concentration, on cite Buchenwald, Dachau,Auschwitz, et câest une injustice : en 1944-45, câĂ©tait le tour dâEllrich dâĂȘtre le pirede tous. On nây Ă©tait pas logĂ©, pas vĂȘtu, pas nourri, sans Revier et on nây Ă©taitemployĂ© quâa des travaux de terrassement sous la surveillance de la lie des verts etdes S.S.
Câest au Revier que jâai fait la connaissance de Jacques Gallier dit Jacky,clown Ă MĂ©drano. CâĂ©tait un dur entre les durs. Quand on se plaignait des rigueurs dela vie au camp, il rĂ©pondait invariablement :
â Moi, tu comprends, jâai fait deux ans et demi de Calvi ; [82] alors, jâailâhabitude.
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Et il enchaĂźnait :â Mon vieux, Ă Calvi, câĂ©tait la mĂȘme chose : mĂȘme travail, mĂȘme insuffisance
de nourriture, il nây avait que les coups en moins, mais il y avait les fers et le mitard,alorsâŠ
Le marin de la Mer Noire, Champale, qui avait tirĂ© cinq annĂ©es Ă Clairvaux, ledĂ©mentait Ă peine, et, quant Ă moi qui avais autrefois Ă©tĂ© tĂ©moin de la vie des Joyeuxen Afrique, je me demandais sâils nâavaient pas raison1.
Le 23 dĂ©cembre, je suis sorti du Revier avec lâintention bien arrĂȘtĂ©e de ne plusy remettre les pieds. Divers incidents sâĂ©taient produits.
En juillet, Pröll sâĂ©tait fait lui-mĂȘme au bras une piqĂ»re de cyanure depotassium. On nâa jamais su pourquoi : le bruit a couru quâil Ă©tait Ă la veille dâĂȘtrearrĂȘtĂ© et en passe dâĂȘtre pendu pour complot. Il avait Ă©tĂ© remplacĂ© par Heinz, leforgeron communiste.
Heinz Ă©tait une brute : un jour, il surprit, en train de sâhumecter les lĂšvres, unfiĂ©vreux Ă qui lâeau Ă©tait dĂ©fendue, et il le roua de coups jusquâĂ ce que mortsâensuive. On le disait capable de tout : au Block de la chirurgie, il se mĂȘlait dâopĂ©rerde lâappendicite, â Ă lâinsu du chirurgien responsable, le TchĂšque Cespiva. Onracontait que, dans les premiers temps du Revier, sous le rĂšgne du Kapo vert, il avaitdonnĂ© ses soins Ă un AlgĂ©rien qui avait eu le bras broyĂ© entre deux wagons auTunnel : il avait dĂ©sossĂ© lâarticulation de lâĂ©paule, tout comme un boucher lâauraitfait dâun jambon, et au lieu dâanesthĂ©sier sa victime, il lâavait au prĂ©alable assommĂ©eĂ coups de poing... Un an aprĂšs, le Revier tout entier rĂ©sonnait encore des hurlementsdu malheureux.
On racontait bien dâautres choses encore. Toujours est-il que les malades ne sesentaient pas en sĂ©curitĂ© avec lui. En ce qui me concerne, un jour, Ă fin septembre, ilĂ©tait passĂ© prĂšs de mon lit avec Cespiva et il avait dĂ©cidĂ© que, pour me guĂ©rir, ilfallait mâamputer du rein droit : jâavais aussitĂŽt priĂ© un de mes camarades atteintdâune autre maladie dâuriner Ă ma place, et obtenu une analyse nĂ©gative, [83] ce quimâavait valu, ainsi que je le dĂ©sirais, dâĂȘtre renvoyĂ© en kommando. Nâayant pas putenir le coup au travail, je mâĂ©tais reprĂ©sentĂ© au Revier quelques jours aprĂšs, â justele temps de laisser passer lâorage, â et jâavais Ă©tĂ© facilement rĂ©admis.
Tout avait bien marchĂ© jusque vers dĂ©cembre, date Ă laquelle Heinz fut a sontour arrĂȘtĂ©, pour complot, comme son prĂ©dĂ©cesseur, et remplacĂ© par un Polonais.Dans le mĂȘme coup de filet des S.S. figuraient : Cespiva, un certain nombre dePfleger, dont lâavocat Boyer de Marseille, et diverses personnalitĂ©s du camp. On nâajamais su non plus pourquoi, mais il est vraisemblable que câĂ©tait pour avoir faitcirculer sur la guerre des nouvelles quâils disaient tenir de la radio Ă©trangĂšre, Ă©coutĂ©eclandestinement, et que les S.S. jugĂšrent subversives.
1 Dans La Lie de la Terre, Arthur Koestler fait, de la vie dans les camps de concentration
français un tableau qui a, par la suite, encore confirmĂ© mon point de vue. De mĂȘme, dâailleurs que lelivre de Julien Blanc, Joyeux, fais ton fourbi.
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Avec le nouveau Kapo, les Polonais envahirent le Revier et de nouveauxmĂ©decins furent placĂ©s Ă la tĂȘte des Blocks : le nĂŽtre Ă©tait un Polonais ignare. Ă sonarrivĂ©e, il dĂ©cida que la nĂ©phrite Ă©tait une consĂ©quence de la mauvaise dentition etdonna lâordre dâarracher toutes les dents Ă tous les nĂ©phrĂ©tiques. Le dentiste futmandĂ© dâurgence et commença dâexĂ©cuter sans comprendre, mais en sâĂ©tonnant et enprotestant. Pour sauver mes dents, je mâarrangeai une nouvelle fois pour sortir duRevier avec un billet de Leichte Arbeit ou travail lĂ©ger.
Le hasard de circonstances exceptionnellement favorables voulut que je fusseaffectĂ© comme Schwunk (ordonnance) auprĂšs du S.S. OberscharfĂŒhrer1 quicommandait la compagnie des chiens.
à mon retour à la vie commune, je trouvai le camp bien changé. [84]
1 Adjudant-chef
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CHAPITRE V
Naufrage
Ce qui sâest passĂ© ensuite est sans grand intĂ©rĂȘt.En dĂ©cembre 1944, Dora est un grand camp. Il ne dĂ©pend plus de Buchenwald,
mais Ellrich, Osterrod, Harzungen, Illfeld, etc., en voie de construction, dĂ©pendent delui1. Les convois y arrivent directement, comme autrefois Ă Buchenwald, y sontdĂ©sinfectĂ©s, numĂ©rotĂ©s et rĂ©partis dans les sous-camps. On en est aux matricules quidĂ©passent 100 000. Tous les soirs, des camions ramĂšnent des cadavres des sous-camps pour ĂȘtre brĂ»lĂ©s au Krematorium. La roue tourne...
On achĂšve le Block 172 : le Theater-Kino et une bibliothĂšque fonctionnentpour les gens de la H-FĂŒhrung et leurs protĂ©gĂ©s ; les femmes installĂ©es depuisquelques mois au bordel font face aux besoins de la mĂȘme clientĂšle. Les Blocks sontconfortables : lâeau y arrive, la T.S.F. aussi, les lits sont en place, sans draps, maisavec paillasse et couverture. La pĂ©riode de presse est passĂ©e, les S.S. sont moinsexigeants, leur but, la mise au point du camp, Ă©tant atteint ; mais ils sont plus attentifsĂ la vie politique, sâacharnent sur des complots imaginaires, et pourchassent les actesde sabotage qui, eux, sont rĂ©els et nombreux.
Toutes ces amĂ©liorations matĂ©rielles nâapportent cependant pas Ă la masse desdĂ©tenus le bien-ĂȘtre quâelles promettent : la mentalitĂ© des gens de la H-FĂŒhrung nâapas changĂ©, et tels des hommes des cavernes qui voudraient nous faire vivre dans lesBuildings, la vie quâils ont vĂ©cue avec les moyens de leur temps, ils sâacharnent Ă nous faire [85] une vie aussi proche que possible de celle quâils ont connue dans lesdĂ©buts des camps. Ainsi va le monde.
Dans la nuit du 23 au 24 dĂ©cembre, un kommando a montĂ© sous la trique, surla place de lâAppel, un gigantesque sapin de NoĂ«l qui resplendissait de ses lumiĂšresmulticolores, le lendemain matin, Ă 5 h 30, au moment du rassemblement pour ledĂ©part au travail. Ă partir de ce jour et jusquâĂ lâĂpiphanie, nous avons dĂ» entendretous les soirs Ă lâappel le O Tannenbaum, jouĂ© par le Musik-Kommando, avant derompre les rangs... Ăcouter avec recueillement Ă©tait une obligation Ă laquelle on nepouvait se soustraire quâen risquant des coups.
Sous le rapport du bien-ĂȘtre, deux Ă©lĂ©ments inattendus entrent en ligne decompte : lâavance conjuguĂ©e des Russes et des Anglo-AmĂ©ricains a fait Ă©vacuer lescamps de lâEst et de lâOuest sur Dora, et les bombardements de plus en plus intensifsempĂȘchent un ravitaillement normal.
Ă partir de janvier, les convois dâĂ©vacuĂ©s nâont cessĂ© dâarriver dans un Ă©tatindescriptible2 : le camp conçu pour une population dâenviron 15 000 personnes
1 La H-FĂŒhrung de ces sous-camps est aux mains des verts que la H-FĂŒhrung rouge de Dora y a
envoyĂ©s pour sâen dĂ©barrasser et prĂ©venir leur retour au pouvoir.2 Voir au chapitre suivant le rĂ©cit dâun transport dâĂ©vacuation.
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atteint parfois 50 000 et plus. On couche Ă deux et trois par lit. On ne touche plus depain, la farine nâarrivant plus : au lieu et place on reçoit deux ou trois petites pommesde terre. La ration de margarine et de saucisson est rĂ©duite de moitiĂ©. Les silos sevidant dans la mesure oĂč la population augmente, il est question de ne plus distribuerquâun demi-litre de soupe au lieu dâun litre. Plus dâhabits pour remplacer ceux quisont hors dâusage : Berlin nâen envoie plus. Plus de chaussures : on tire le meilleurparti possible des vieilles. Et tout Ă lâavenant. Sur le plan du travail, le camp estdevenu une vĂ©ritable entreprise de sabotage. Les matiĂšres premiĂšres nâarrivent plusau Tunnel, on travaille au ralenti. Câest lâhiver. Inutile de demander des vitres pourremplacer celles qui sont brisĂ©es : il nây en a pas, mais nâimporte quel dĂ©tenu sâenprocure clandestinement une au Tunnel. Il nây a pas non plus de peinture pour faireles raccords des Blocks : le chef de Block qui en a besoin en fait voler dans unentrepĂŽt Zawatsky par un de ses protĂ©gĂ©s. Un jour on manque de fil Ă©lectrique pourla construction des V1 et V2 : tous les dĂ©tenus du tunnel en ont volĂ© un mĂštre chacunpour se faire des lacets de souliers. Un autre jour, il faut mettre en place une voie dechemin de fer supplĂ©mentaire. Depuis un an au moins [86] les traverses nĂ©cessairesĂ©taient lĂ , entassĂ©es aux abords de la gare. La S.S.-FĂŒhrung les y croit toujours etdonne lâordre de construire enfin la voie, puisquâon ne peut pas faire autre chose : onsâaperçoit alors que les traverses ont disparu, et une enquĂȘte rĂ©vĂšle quâĂ lâentrĂ©e delâhiver, les civils les ont fait scier une Ă une par les dĂ©tenus et les ont emportĂ©es petitĂ petit dans leur RĂŒcksack pour pallier les dĂ©ficiences des rations de chauffage qui nesont plus distribuĂ©es parce quâelles nâarrivent plus. On prend quelques sanctions, ondemande des traverses et on reçoit quelques jours aprĂšs des gyroscopes.
Au Tunnel, les actes de sabotage ne se comptent plus : les S.S. ont mis desmois Ă sâapercevoir que les Russes rendaient un grand nombre de V1 et V2inutilisables en urinant dans lâappareillage radio-Ă©lectrique. Les Russes maĂźtres-pillards sont aussi des maĂźtres saboteurs et ils sont entĂȘtĂ©s : rien ne les arrĂȘte, aussifournissent-ils le plus fort contingent de pendus. Ils le fournissent pour une raisonsupplĂ©mentaire : ils ont rĂ©ussi Ă mettre au point une tactique de lâĂ©vasion.
TrĂšs peu de dĂ©tenus ont eu lâidĂ©e de sâĂ©vader de Dora, et ceux qui lâont tentĂ©furent tous retrouvĂ©s par les chiens. Ă leur retour au camp on les pendaitgĂ©nĂ©ralement, non pas pour tentative dâĂ©vasion, mais pour crime de guerre, car ilĂ©tait bien rare quâon ne puisse mettre Ă leur compte un vol quelconque commis dansun des endroits oĂč ils avaient passĂ©. Pour obvier Ă cet inconvĂ©nient, les RussesinventĂšrent une autre mĂ©thode : un jour, ils se cachaient dans le camp, â sous unBlock, par exemple ; on les cherchait partout au dehors, et naturellement on ne lestrouvait pas ; alors, au bout de huit jours on abandonnait les recherches. Ă cemoment ils sortaient avec un kommando et sâĂ©vadaient rĂ©ellement avec touteschances de succĂšs puisquâon ne les cherchait plus. Tout se gĂąta le jour oĂč au lieu defaire la tentative Ă un, ils voulurent la faire plusieurs, â Ă dix, je crois. Las dâĂȘtrebernĂ©s, les S.S. eurent lâidĂ©e, devant une Ă©vasion si massive, de rassembler toute la
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population du camp sur la place de lâAppel et de lĂącher les chiens Ă lâintĂ©rieur : enmoins de temps quâil ne faut pour le dire, les Russes furent pris et le moyen Ă©ventĂ©1.
Le sabotage semble avoir gagnĂ© les sphĂšres les plus Ă©levĂ©es : les V1 et V2,avant dâĂȘtre utilisĂ©es, doivent ĂȘtre [87] essayĂ©es et les « ratĂ©s » sont envoyĂ©s Ă Harzungen pour ĂȘtre dĂ©montĂ©s et vĂ©rifiĂ©s. Ă Harzungen, on les dĂ©monte donc, onmet les diffĂ©rentes piĂšces dans un emballage ad hoc quâon rĂ©expĂ©die Ă Dora oĂč on lesremonte de la mĂȘme façon. Il y a ainsi une trentaine de V1 et V2 qui ne cessentdâĂȘtre montĂ©es et dĂ©montĂ©es et de faire la navette entre Harzugen, Dora et le lieu delâessayage.
La direction mĂȘme de Dora est Ă la fois dĂ©bordĂ©e et dĂ©sorientĂ©e. Ă lâentrĂ©e duTunnel, Ă Dora, il y a une sorte de magasin oĂč on rassemble toutes les piĂšcesinutilisables : Ă©crous, boulons, lames de tĂŽle, vis de tous genres, etc. Un kommandospĂ©cial rĂ©putĂ© de travail lĂ©ger est chargĂ© de trier toutes ces piĂšces et de les ranger parespĂšces : dans une caisse on met les boulons, dans lâautre les vis, dans cette troisiĂšmeles bouts de tĂŽle. Quand toutes les caisses sont pleines, le Kapo donne lâordre de lesaller vider pĂȘle-mĂȘle dans un wagon. Quand le wagon est plein, il est accrochĂ© Ă untrain, part pour une destination inconnue, puis deux jours aprĂšs, il Ă©choue Ă lâentrĂ©edâEllrich oĂč on lâa envoyĂ© pour ĂȘtre dĂ©chargĂ© et triĂ©. Le kommando qui est chargĂ© dece travail brouette jusquâau magasin de Dora les piĂšces quâil a triĂ©es et les y videpĂȘle-mĂȘle. Il y a donc aussi tout un lot de rebuts qui ne cessent dâĂȘtre gravement triĂ©saux deux extrĂ©mitĂ©s du Tunnel.
Ainsi, dâincidents en incidents, de bombardements en rarĂ©factions de lanourriture, de complots virtuels en sabotages et en pendaisons, nous atteignons lalibĂ©ration.
Toute cette pĂ©riode je lâai vĂ©cue au titre de Schwunk de lâOberscharfĂŒhrercommandant la compagnie des chiens : travail facile qui consiste Ă cirer ses bottes,brosser ses habits, faire son lit, tenir sa chambre et son bureau dans un Ă©tat depropretĂ© mĂ©ticuleuse, aller chercher ses repas Ă la cantine S.S. Tous les matins, vershuit heures, ma journĂ©e est finie. Je passe le reste Ă bavarder Ă droite et Ă gauche, Ă me chauffer au coin du feu, Ă lire les journaux, Ă Ă©couter la T.S.F. En mĂȘme tempsquâil me donne la soupe de mon patron, le cuisinier S.S., Ă chaque repas, mâen donnesubrepticement autant pour moi. Par surcroĂźt, les trente S.S. qui occupent le Blockmâemploient de temps Ă autre Ă de petits travaux, me font laver leurs gamelles, cirerleurs bottes, balayer leurs chambres, etc. En revanche, ils me donnent leurs restes queje remonte tous les soirs au camp pour les camarades. La belle vie.
Ce contact direct avec les S.S. me les fait voir sous un tout autre jour que celuisous lequel ils apparaissent vus [88] du camp. Pas de comparaison possible : enpublic, ce sont des brutes, pris individuellement, des agneaux. Ils me regardentcurieusement, mâinterrogent, me parlent familiĂšrement, veulent mon opinion surlâissue de la guerre et la prennent en considĂ©ration : ce sont tous des gens, â anciensmineurs, anciens ouvriers dâusines, anciens plĂątriers, etc. â qui Ă©taient chĂŽmeurs en1933 et que le rĂ©gime a sorti de la misĂšre en leur faisant ce quâils considĂšrent comme
1 Je nâai vu quâune seule fois le phĂ©nomĂšne se produire, quelques semaines avant la libĂ©ration.
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un pont dâor. Ils sont simples et leur niveau intellectuel est excessivement bas : enĂ©change du bien-ĂȘtre que le rĂ©gime leur a apportĂ©, ils exĂ©cutent ses basses besogneset se croient en rĂšgle avec leur conscience, la morale, la patrie allemande etlâhumanitĂ©. TrĂšs sensibles au mauvais coup du sort qui mâa frappĂ© en mâenvoyant Ă Dora, il passent la tĂȘte haute, altiers, inflexibles et impitoyables au milieu des autresdĂ©tenus dont la garde leur est confiĂ©e : pas une fois, ne les effleure lâidĂ©e que ce sontdes gens comme eux, ou mĂȘme... comme moi !
Les anomalies du rĂ©gime du camp ne leur tombent pas sous les sens et quand,par hasard, ils les remarquent, trĂšs sincĂšrement ils en rendent responsable la H-FĂŒhrung1. Ils ne comprennent pas que nous soyons maigres, faibles, sales et enloques. Le IIIe Reich nous fournit cependant tout ce dont nous avons besoins : lanourriture, les moyens dâune hygiĂšne impeccable, un logement confortable dans uncamp modernisĂ© au possible, des distractions saines, de la musique, de la lecture, dessports, un sapin de NoĂ«l, etc. Et nous ne savons pas en profiter. Câest bien la preuveque Hitler a raison et quâĂ quelques rares exceptions prĂšs, nous appartenons Ă unehumanitĂ© physiquement et moralement infĂ©rieure ! Individuellement responsables dumal qui se fait sous leurs yeux, avec leur complicitĂ© ou leur coopĂ©ration, Ă la foisinconsciente et dĂ©libĂ©rĂ©e ? SĂ»rement pas : victimes de lâambiance â de cetteambiance particuliĂšre dans laquelle, Ă©chappant au contrĂŽle des individus et rompantcollectivement avec les traditions, tous les peuples, sans distinction de rĂ©gime ou denationalitĂ©, sombrent pĂ©riodiquement et Ă tour de rĂŽle, aux carrefours dangereux deleur Ă©volution ou de leur Histoire.
Le 10 mars, un convoi de femmes Bibelforscher2 est arrivĂ© Ă Dora, suivi dâuneordonnance de Berlin stipulant [89] que ces femmes â elles Ă©taient 24 â devaientĂȘtre employĂ©es Ă des travaux lĂ©gers. DĂ©sormais, lâemploi de Schwunk sera tenu parelles. Je suis relevĂ© et renvoyĂ© au camp. Pour Ă©chapper Ă un mauvais kommando, jejuge plus prudent de profiter de mon Ă©tat de santĂ© pour me faire hospitaliser auRevier, des fenĂȘtres duquel jâai assistĂ© aux bombardements de Nordhausen, les 3 et 5avril 1945, â trois semaines aprĂšs, tout juste deux jours avant dâĂȘtre pris dans un deces fameux transports dâĂ©vacuation. [90]
1 Ou la masse elle-mĂȘme des dĂ©tenus.2 Baptiste, tĂ©moin de JĂ©hovah, objecteur de conscience.
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CHAPITRE VI
Terre des hommes « libres »
Il pleut. Une pluie fine dâavril, froide, glaciale. RĂ©guliĂšre, entĂȘtĂ©e, inexorable.Ainsi depuis deux jours : on entame la troisiĂšme nuit.
Le convoi, une longue chaĂźne de wagons dĂ©glinguĂ©s qui grincent sur le rail,sâenfonce lentement dans le grand trou noir. La machine, une locomotive dâun autreĂąge, sue et souffle et peine, tousse et crache, patine et pĂ©tarade. Cent fois, elle ahĂ©sitĂ©, cent fois elle a eu lâair de refuser lâeffort quâon attend dâelle.
Il pleut, il pleut sans cesse.Dans le wagon à ciel ouvert, quatre-vingts corps affalés, recroquevillés,
sâenchevĂȘtrent et sâentassent, les uns dans les autres, les uns sur les autres. Vivants ?Morts ? Nul ne saurait le dire. Le matin, ils se sont encore Ă©veillĂ©s, gelĂ©s dans leurspauvres loques trempĂ©es, amaigris, transparents, hĂąves, leurs grands yeux dĂ©sorbitĂ©spleins de fiĂšvre et dâhĂ©bĂ©tude. Dans un effort surhumain, ils se sont comme Ă©brouĂ©s.Ils ont distinguĂ© le jour, ils ont senti la pluie, â les longs traits acĂ©rĂ©s de la pluie, âtraverser la guenille, les chairs minces et durcies, puis se ficher dans lâos, en rangsserrĂ©s, impitoyables. Ils ont fait le gros dos dans un imperceptible frisson. Peut-ĂȘtreallaient-ils se laisser entraĂźner aux mille gestes instinctifs du rĂ©veil quand ils se sontvus, mirĂ©s les uns dans les autres. Ă travers le brouillard de la fiĂšvre et la trame dâeauqui tombe du ciel, ils ont aperçu des hommes en uniforme, armĂ©s jusquâaux dents,plantĂ©s aux quatre coins du wagon, impassibles mais vigilants. Alors, ils se sontsouvenu : ils ont rĂ©alisĂ© leur destin et, sans un sursaut, mornes et accablĂ©s, ils sontretombĂ©s dans ce demi-sommeil, cette demi-vie, cette demi-mort. [91]
Il pleut, il pleut toujours. Un air lourd, chargĂ© de fĂ©tiditĂ©s, monte du tas descorps, sâĂ©vanouit dans le froid humide et dans la nuit.
Au dĂ©part, ils Ă©taient cent.RassemblĂ©s en hĂąte, les chiens aux trousses, jetĂ©s pĂȘle-mĂȘle et en paquets dans
la rame, sous les coups et dans les ordres hurlĂ©s, ils ont dâabord Ă©tĂ© atterrĂ©s quand ilsse sont retrouvĂ©s, prĂȘts Ă partir, sur la plate-forme exiguĂ«, sans vivres pour le voyage.Toute de suite, ils ont compris quâune grande Ă©preuve commençait.
â Achtung, Achtung ! les a-t-on prĂ©venus sans transition : debout le jour, assisla nuit ! Nicht verschwinden ! Toute infraction Ă ce rĂšglement, sofort erschossen !1
compris ?Le wagon dĂ©couvert, le froid, la pluie, passe encore, on en avait vu dâautres.
Mais, rien Ă manger : Rien Ă manger !Pour comble de malheur, depuis des semaines, il nâĂ©tait pas entrĂ© un gramme
de pain au camp et il avait fallu se contenter des ressources des silos : soupe claire de
1 Attention ! Attention ! Ne pas tenter de sâĂ©vader ! FusillĂ© sur-le-champ !
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rutabagas, un litre (parfois un demi-litre) et deux petites pommes de terre, le soir,aprĂšs la longue et dure journĂ©e de travail. Rien Ă manger : tout sâest effacĂ© devantcette menace, câest Ă peine sâils ont entendu arriver jusquâĂ eux ce bruit selon lequelles AmĂ©ricains Ă©taient Ă douze kilomĂštres.
â Rien Ă manger, debout le jour, assis la nuitAvant la fin de la premiĂšre nuit, trois ou quatre dâentre eux, qui avaient
manifesté trop précipitamment le désir de satisfaire un besoin pressant, ont été saisisau collet, plaqués brutalement contre la haute paroi du wagon et exécutés à boutportant :
â Craa-ack ! contre le bois, craa-ack !On a pris le parti de faire dans sa culotte, prĂ©cautionneusement dâabord, en se
retenant comme pour se souiller moins, puis progressivement on sâest laissĂ© aller.Trois ou quatre autres, tombĂ©s dâĂ©puisement au long du jour suivant, ont Ă©tĂ©
froidement achevĂ©s dâune balle dans la tĂȘte.â Craa-ack ! contre le plancher, craa-ack ! Les corps ont Ă©tĂ© jetĂ©s par-dessus
bord, au fur et Ă mesure, aprĂšs relevĂ© des numĂ©ros matricules : au seuil de latroisiĂšme nuit, les rangs sont considĂ©rablement Ă©claircis, on est passĂ© de lâeffroi Ă laterreur et de la terreur Ă lâabandon complet. On a renoncĂ© Ă sortir de cet enfer, on arenoncĂ© jusquâĂ vivre : maintenant on se laisse mourir dans la sanie. [92]
Il pleut, il pleut, il pleut.Toutefois, un petit vent sâest levĂ© qui prend le convoi par le travers et gonfle la
toile de tente mal arrimĂ©e Ă des montants de fortune sous laquelle, Ă chaque coin duwagon, la sentinelle abrite ses longues heures de veille : il a comme balayĂ© desmiasmes, et les S.S., nerveux au dĂ©part, affairĂ©s quoique dĂ©cidĂ©s et pleins dâespoirencore, sont soudain devenus soucieux. Depuis un temps, on entend moins de coupsde fusils, moins de claquements de revolver. Les chiens eux-mĂȘmes â les chiens,oh, ces chiens ! â aboient et jappent moins aux nombreux arrĂȘts. En quarante-huitheures, dâavant en arriĂšre, de voie de garage en voie de garage, de changement dedirection en changement de direction, le convoi se trouve Ă moins de vingtkilomĂštres de son point de dĂ©part. Tard dans la soirĂ©e, il a mis le cap sur le Sud-Ouest, aprĂšs avoir vainement essayĂ© du Nord, du Sud et de lâEst : si cette voie estcoupĂ©e comme les autres, cela signifie quâon est cernĂ©, quâon sera pris. Ils ont froncĂ©le sourcil, les S.S., puis ils se sont rĂ©percutĂ© la nouvelle de wagon en wagon, de latĂȘte Ă la queue, aprĂšs quoi ils se sont repliĂ©s sur eux-mĂȘmes.
â On est cernĂ©, on va ĂȘtre pris !Ăa les a tourneboulĂ©s : on va ĂȘtre pris, tous ces corps inconscients qui gisent
vont retrouver la vie, se lever pour accuser, le dĂ©lit sera flagrant.Au cours de la matinĂ©e encore, on les avait entendus sâinterpeller frĂ©quemment
avec des cris gutturaux, dire des gaudrioles et lancer de gros rires aux filles qui, toutau long du parcours, tristes et dĂ©sabusĂ©es, ne leur accordaient dĂ©jĂ plus que de rareset mĂ©lancoliques encouragements. Maintenant, il se taisent : seuls, un battement debriquet ou le point rouge dâune cigarette, viennent de temps Ă autre Ă©rafler ce silence
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de mort, ou troubler lâĂ©paisse et humide obscuritĂ© de la nuit. Il pleut, il pleuttoujours, il pleut sans cesse, il pleut sans fin : le ciel est inĂ©puisable.
Voici que, par surcroĂźt, le vent sâest fait plus fort. Il se met Ă siffler aigrementdans les interstices des planches et lâeau arrive en trombe. Les toiles de tente des S.S.sâenflent dĂ©mesurĂ©ment, leurs montants plient. Tout Ă coup, Ă lâarriĂšre, une attache acĂ©dĂ©, puis une autre : la toile de tente se met Ă flotter comme un drapeau, Ă claquerde lâextĂ©rieur contre la paroi. Le S.S. pousse un juron. Puis, bougonnant et sacrant, ilsâessaie Ă rĂ©parer le dĂ©gĂąt. En vain : sâil rĂ©ussit dâun cĂŽtĂ©, le vent remporte lâautre !
â Gott verdamnt ! [93]AprĂšs deux tentatives infructueuses, il renonce. Brusquement il se tourne vers
celui des malheureux qui est le plus proche. Une bourrade des genoux, un coup debottes dans les reins, puis :
â Du, crie-t-il, du ! Du, blöde Hund ! Blöde Hund : lâhomme a entendu,compris dâoĂč venait lâappel, rassemblĂ© automatiquement tout ce qui restait de forcesen lui, et sâest levĂ© tout apeurĂ©. Quand il a vu ce quâon attendait de lui, ça lâa un peurassurĂ©. Il sâest hissĂ©, â laissĂ© hisser ! â sur la ridelle, Ă©quilibrĂ© sur les genoux etsur les mains. Puis, avec beaucoup de prĂ©cautions pour ne pas tomber Ă la renversesur le ballast â pour ne pas tomber sur le ballast ! â il a ramenĂ© la toile, aidĂ© lâautreĂ en fixer Ă nouveau les coins sur les montants.
â Fertig ?â Ja, Herr S.S.Alors, il se passe une chose extraordinaire : lâhomme se retrouve. Dâun coup,
dans un Ă©clair. NâeĂ»t Ă©tĂ© lâobscuritĂ© et la pluie, on aurait vu soudain une Ă©trangeflamme allumer ses yeux. Tout Ă la fois il a rĂ©alisĂ© quâil est Ă genoux sur le rebord dela paroi, les deux jambes tournĂ©es vers lâextĂ©rieur, que le train ne marche pas trĂšsvite, quâil pleut, que la nuit est noire, que les AmĂ©ricains sont peut-ĂȘtre Ă douzekilomĂštres, que la libertĂ©.
â La libertĂ©, ĂŽ la libertĂ© !Ă cette Ă©vocation, une inexplicable folie sâempare de lui qui, tout Ă lâheure,
avait peur de tomber Ă la renverse â ĂŽ ironie ! â une grande lumiĂšre entre dans soncerveau, inonde, envahit tout son corps :
â Ia, rĂ©pĂšte-t-il. Puis il crie : Ia ! Ia ! Ia a ah !Avant que lâautre ait eu le temps, mĂȘme dâĂȘtre surpris, lâhomme, le squelette,
le demi-mort, bande ses muscles dans un suprĂȘme effort, arc-boute ses pauvres brassur le rebord de la planche et, dâun coup sec, il se projette en arriĂšre. Il entend uncrĂ©pitement de salve rĂ©sonner dans sa tĂȘte et il a encore la force, lâĂ©tonnante luciditĂ©,de penser quâil tombe dans un angle mort. Il se sent happĂ© et, corps et Ăąme, il rouledans le nĂ©ant des inconsciences.
Tch ! Tch ! Clac ! Tcheretchstche ! Clac ! Tch ! Clac ! Taratatata ! Tche !Tche ! Tche ! Tche ! La machine sue, souffle, hĂ©site, patine, pĂ©tarade toujours. Lesarmes ont recommencĂ© Ă cracher la mort. Peu Ă peu, le grand silence indiffĂ©rent de lanature endormie se referme sur le drame qui se prolonge, troublĂ© seulement par lebruis[94]sement redevenu rĂ©gulier de la pluie dans le vent qui sâaffaisse.
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Il pleut, il pleut, il pleut.
Il ne pleut plus.Des heures se sont Ă©coulĂ©es : deux, trois, quatre, peut-ĂȘtre. Le ciel sâest enfin
lassé. Dans le noir épais, spongieux, quelque chose a remué, là , en contrebas de lavoie ferrée.
Deux yeux dâabord ont essayĂ© de sâouvrir, mais les paupiĂšres alourdies se sontrabattues dans un brusque rĂ©flexe, comme si la tĂȘte Ă©tait sous lâeau.
Une gorge assĂ©chĂ©e sâest contractĂ©e pour un appel de salive et a fait venir ungoĂ»t de terre sur la langue. Un bras a esquissĂ© un geste qui a Ă©tĂ© paralysĂ© Ă mi-coursepar une douleur aiguĂ« au coude, sourde Ă lâĂ©paule. Puis, plus rien : lâhomme sâestvidĂ© de nouveau dans la sensation dâun Ă©trange bien-ĂȘtre et, de bonne foi, il a cru serendormir.
Soudain, un frisson le parcourt et lâenveloppe. La peau, sur sa poitrine, sâestdĂ©collĂ©e du vĂȘtement mouillĂ© : br ! Il a voulu se pelotonner, ramener sa jambe souslui : AĂŻe ! Alors, il a cherchĂ© Ă se rĂ©veiller, ses paupiĂšres ont battu nerveusement, il aforcĂ© ses yeux Ă rester ouverts : il les a plantĂ©s dans le noir opaque, absolu, pesant.Une envie de tousser monte de ses poumons, brise tout en lui. Il en gardelâimpression que son corps gĂźt en tronçons Ă©pars et endoloris, dans lâherbe ruisselanteet sur le sol boueux.
Il essaie de penser. Au premier effort, il reçoit comme un choc dans la tĂȘte :Les chiens.Cette fois il est rĂ©veillĂ©. Il revit tout. Une cascade dâĂ©vĂ©nements lâassaillent, se
succĂšdent et se chevauchent : lâembarquement, le convoi, lâenfer du wagon, le froid,la faim, la pluie, la toile de tente, le vent, le saut dans la nuit. Le convoi : sâil allaitrevenir une fois encore sur ses pas ? Les chiens : oh ! tout plutĂŽt que cette mort-lĂ !
Il veut fuir : rien à faire, les morceaux de son corps sont rivés là . Il veut serassembler ; ça craque de partout, il entend ses os crisser les uns sur les autres.Pourtant, il faut sortir de là . à tout prix.
Son raisonnement prend une autre direction : une voie ferrĂ©e, câest un objectifmilitaire pour les assaillants, un accident du terrain Ă utiliser pour les assaillis. LesAllemands [95] vont utiliser celle-ci, se replier sur elle, sây accrocher : ils vont letrouver.
â Fuir, oh ! fuir ! SâĂ©loigner de quelques centaines de mĂštres au moins etattendre lĂ , plus en sĂ©curitĂ©, lâarrivĂ©e des AmĂ©ricains : premiĂšrement se mettredebout !
PremiÚrement, se mettre debout. Il a pensé haut, sa voix a des résonancescaverneuses, le murmure de ses lÚvres fait sortir de sa bouche des granulationsterreuses. Il crachote : tt ! tt !
Avec dâinfinies prĂ©cautions, il ramĂšne ses bras lâun aprĂšs lâautre : Ă gauche,rien, mais Ă droite, toujours cette douleur au coude et Ă lâĂ©paule.
â Tiens, on dirait quâelle sâattĂ©nue
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Il rĂ©pĂšte le mouvement : câest bien vrai, la douleur sâassouplit dans le jeu desmuscles et des articulations ; il nâa rien de cassĂ©. Sa poitrine respire mieux.
Aux jambes maintenant : il froisse doucement ses muscles, ça lui faithorriblement mal, il hurlerait. Enfin, câest fait, rien de cassĂ© non plus de ce cĂŽtĂ©, âdu moins il nây paraĂźt pas. Il en devient plus calme. Plus mĂ©thodique aussi.
Il rĂ©ussit Ă sâasseoir. Les meurtrissures de son corps se font plus douloureuses,le cataplasme de ses vĂȘtements plus glacĂ©. Il grelotte. Au creux de lâestomac, ilressent un tiraillement rond : il a faim, câest bon signe. Il sâĂ©tonne de nâavoir pas eufaim plus tĂŽt. Il porte la main Ă sa tĂȘte : son bĂ©ret de bagnard y est encore, ça le faitrire. Il pense Ă ses claquettes : il les a perdues dans lâaventure, tant pis. Il tĂątonne surlui : il est couvert de boue et comme enroulĂ© dans un fatras de fils de fer dont ilentreprend tout de suite de se dĂ©pĂȘtrer. Il se tourne, se met Ă quatre pattes, encore uneffort et il sera debout
Debout : il est debout, il va gagner le large, les Allemands pourront se replier,venir, sâaccrocher Ă la voie ferrĂ©e Pas si vite, la tĂȘte lui tourne, il a envie de vomir, ilsent quâil vacille, quâil va tomber et que seuls ses deux pieds enlisĂ©s le maintiennenten Ă©quilibre, quâil ne faut pas compter les mettre lâun devant lâautre. Il se raidit, tientaussi longtemps quâil peut, mais il voit quâil va chavirer, se faire mal encore dans sachute. Alors doucement, tout doucement, il sâaccroupit : puisquâil ne peut marcher, ilse traĂźnera, mais il ne restera pas lĂ , non, il ne restera pas lĂ . Et il revient au convoi,aux chiens, aux Allemands qui vont se replier. Aux AmĂ©ricains. [96]
â Dire quâils sont Ă douze kilomĂštres. Non, ce serait trop bĂȘte.Il dĂ©senlise ses pieds : pfloc, pfloc !Sur les genoux et sur les mains, rampant comme un gros ver torturĂ©, il achĂšve
de descendre une pente, traverse un semblant de fossĂ© plein dâune eau poisseuse, uncarrĂ© de prĂ©, aborde une parcelle fraĂźchement labourĂ©e : la terre sâenlĂšve par plaques,colle aux genoux, aux jambes, aux coudes. Il sâarrĂȘte, reprend son souffle
Cependant la nuit est devenue moins noire, le ciel plus haut. DĂ©jĂ les formesdes buissons et des arbres isolĂ©s dâalentour se prĂ©cisent dans un brouillard tĂ©nu :
Le jour va se lever : autre danger.Ă quelques centaines de mĂštres, au sommet dâune montĂ©e de terrain, il
distingue une masse sombre : les bois, sans doute.Il se fixe comme premier but de les atteindre avant lâaube. Il se remet en
mouvement. Lâeffort a rĂ©chauffĂ© son corps, assoupli ses muscles et ses articulations,localisĂ© la douleur dans une bande tout le long du corps, du cĂŽtĂ© droit. Il arrive Ă semettre debout, Ă le rester, Ă mettre lâun devant lâautre ses pieds dĂ©chaussĂ©s etinsensibles, Ă marcher. Ă marcher lentement car sa jambe droite tire et son Ă©paule luifait bien mal. Mais il marche, il avance : penchĂ©, moulu, cassĂ©, tordu, il se hisse versla forĂȘt. Il veut, se raidit, sâefforce et se cramponne. Avant lâaube il y sera, il sâytapira, il sây terrera, les AmĂ©ricains arriveront, il sera sauvĂ©.
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Le reste sâest passĂ© dans un rĂȘve, â dans un rĂȘve Ă deux temps, long,extĂ©nuant.
ArrivĂ© au bois, il a renoncĂ© Ă sâenfoncer dans les taillis dont il redoutait latraĂźtrise, et jugĂ© plus sage de sâasseoir lĂ , un peu en retrait toutefois, entre lesbuissons rares dâoĂč il pourrait, comme dâun observatoire dĂ©robĂ©, voir venir de tousles cĂŽtĂ©s.
Le jour sâest levĂ©, la pente qui dĂ©valait Ă ses pieds est peu Ă peu sortie delâombre, le damier de champs et de prĂ©s indistincts sâest prĂ©cisĂ©, la voie ferrĂ©e, lĂ -bassâest Ă©tirĂ©e, dĂ©roulĂ©e comme un long ruban. Au creux de deux collines dans lelointain, un rocher a pointĂ© sa flĂšche parmi les petites fumerolles, montant toutesdroites, dâinvisibles cheminĂ©es.
TrĂšs vite, la nue encore grise mais irradiĂ©e dâune grosse [97] tache blanchedĂ©nonçant le soleil qui cherchait Ă percer, sâest trouvĂ©e trĂšs haut dans le ciel. Lepaysage sâest peuplĂ©, par-ci, par-lĂ , de quelques attelages qui vont et viennent,tranquilles. Un homme, un civil aussi mais dont on distingue le brassard significatif,a entrepris, nonchalamment dâailleurs, de faire les cent pas le long de la voie ferrĂ©e.
Il a Ă©voquĂ© un coin de nature semblable, par un mĂȘme temps, sous un mĂȘmeciel, avec le mĂȘme damier de champs et de prĂ©s, les mĂȘmes forĂȘts, les mĂȘmes arbresisolĂ©s, le mĂȘme clocher, la mĂȘme voie ferrĂ©e, quelque part aux confins de lâAlsace etde la Franche-ComtĂ©.
Il a pensĂ© que si sa mĂšre avait vu celui-ci Ă cette mĂȘme heure, elle nâaurait pasmanquĂ© de remarquer que le ciel se « lavait » ou que le temps « sâessuyait ». Il aobservĂ© longtemps deux chevaux qui traĂźnaient, Ă cinq cents mĂštres, une sorte deherse, sur un prĂ©, pour « Ă©tendre » les taupiniĂšres: ce vieux qui les conduisait, maparole, câĂ©tait le pĂšre Tourdot, et cette petite bonne femme qui tirait sur une cordefixĂ©e Ă lâarriĂšre de la herse, câĂ©tait sa petite-fille dont le pĂšre, le Tony, Ă©taitprisonnier en Allemagne ! Par association dâidĂ©es, il a vu le visage soucieux de safemme se pencher sur un petit bout dâhomme de deux ans Puis il est revenu Ă luidans un sursaut dâinquiĂ©tude :
â Non, non, câĂ©tait un leurre ! Les AmĂ©ricains ne peuvent pas ĂȘtre Ă douzekilomĂštres, tout est trop calme. Ă travers ces champs, ces prĂ©s, ces bois, rien nerespire une atmosphĂšre de guerre, Ă plus forte raison de dĂ©bĂącle. En France, en1940...
Il a Ă©tĂ© atterrĂ© : quâallait-il devenir ?Pas moyen de sâadresser Ă ces gens tout de mĂȘme : avec un costume pareil !Il en a eu faim, trĂšs faim, et il a ramassĂ© une brindille quâil a mise dans sa
bouche : câĂ©tait encore une recette de sa mĂšre quand il criait la soif dans ses jupes,les aprĂšs-midi de grande chaleur, pendant la moisson. Ăa lui a changĂ© les idĂ©es.
Les heures ont coulĂ©, le soleil a rĂ©ussi Ă percer la nue, Ă morceler le ciel. Unecloche a sonnĂ© : midi, le finage sâest vidĂ©. LâaprĂšs-midi sâest Ă©coulĂ© de mĂȘme : lesattelages sont revenus plus nombreux par un soleil plus chaud qui a sĂ©chĂ©complĂštement ses vĂȘtements. Un homme est passĂ© prĂšs de lui, un coupe-gazon surlâĂ©paule, et lâa presque frĂŽlĂ© : il nâa pas bronchĂ©, mais il en a dĂ©duit quâil ne pourrait
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pas rester longtemps dans cette situation sans donner lâĂ©veil. Il a rĂ©flĂ©chi lelendemain, câĂ©tait dimanche, il nâa pas eu de peine [98] Ă lâĂ©tablir en prenant commerepĂšre lâembarquement au camp, qui avait eu lieu un mercredi soir. Demain matin,donc, il serait tranquille, mais il aurait, lâaprĂšs-midi, beaucoup Ă redouter desdispositions quâont les Allemands, grands et petits, Ă se promener dans les bois.
Le soir est venu, puis la nuit. Le garde-voie avec son brassard nâa pas cessĂ©dâaller et venir. Pas une alerte, pas le moindre petit bruit de moteur dans le ciel,durant toute cette journĂ©e :
â Non, nonLa lune, une grosse lune couleur de braise, a rĂ©pandu son Ă©trange clartĂ© sur le
paysage. Des coups sourds ont rĂ©sonnĂ© dans le lointain :â Ils sont encore Ă quarante ou cinquante kilomĂštres au moins. Les chiens, si
on les lĂąche sur moi, mâauront trouvĂ©, avant quâils ne soient ici. Il faudrait partir,aller Ă leur rencontre, mais dans quelle direction dâabord ?
Il allait dĂ©sespĂ©rer de tout quand une alerte lui a redonnĂ© courage. Les avionsont tournoyĂ© des heures et des heures au-dessus de lui, laissĂ© tomber des bombesdans les environs immĂ©diats. Tranquillement, sans ĂȘtre le moins du monde inquiĂ©tĂ©s,pris en chasse, ou dans le feu de la D.C.A. Puis ils sont partis, puis dâautres sontrevenus : un va-et-vient continuel jusquâĂ lâaube.
Une alerte, une vraie alerte, une bonne alerte !â Cette fois, tout de mĂȘme.Le jour, un brouillard qui se dissipe rapidement sous un soleil qui nâhĂ©site pas,
â tout de suite un ciel serein : un ciel de dimanche, un vrai ciel de vrai dimanche, devrai printemps.
Il pouvait ĂȘtre dix heures du matin quand le grand chambardement a enfincommencĂ©.
â Tac ! Tac ! Tacatacatacatac ! Tac ! Il a Ă©valuĂ© la distance : quatre Ă cinqkilomĂštres au maximum. Ăa venait de la direction du clocher, dâun peu au-delĂ .
â Tac ! Tac ! Tac tac tac ! Tac !La mitrailleuse a insistĂ©, une autre a rĂ©pondu :â Toc ! Toc ! Toc toc ! Toc toc ! Puis un grand fracas :â Boum ! boum ! boum ! Boum ! Le canon : les projectiles ne sont pas tombĂ©s
bien loin, mais au-delĂ du village encore. [99]â Boum ! Boum ! boum, boum Un temps Boum ! boum ! Un autre temps.
Boum ! Boum ! Boum ! Boum ! boum ! Boum !Les coups viennent droit contre lui, le tir est régulier, frais, sonore. Il va falloir
aviser.Une formidable explosion dĂ©chire lâair derriĂšre lui, presque sur lui.Brroum ! Puis une autre.Brroum !Il en a les tympans brisĂ©s :
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Brroum ! Brroum !Ăa ne sâarrĂȘte plus. Et de lĂ -bas, en Ă©cho :â Boum ! Boum ! boum ! Boum !Le soleil est magnifique, le ciel est radieux, la campagne dĂ©serte, lâhomme au
brassard a disparu. Personne, il est seul.â Brroum ! Boum, boum, boum, Brou,..Broum !Il est dans lâaxe du tir que la voie ferrĂ©e coupe presque perpendiculairement et
sur laquelle les Allemands se replient : ils essaieront de la dĂ©fendre mais ils netiendront pas longtemps, ils se retireront sur la forĂȘt oĂč ils marqueront un tempsdâarrĂȘt. Sur la forĂȘt, câest-Ă -dire sur lui. Ils le trouveront :
Non, il ne faut pas rester lĂ !Il est dans lâaxe du tir que la voie ferrĂ©e coupe presque pour sortir de lâaxe. Sa
jambe ne traßne presque plus, la terre est sÚche, le sol est dur, il est en possession detoutes ses facultés. Le dernier acte de la tragédie va se jouer, il ne fera pas un fauxmouvement, il est sûr de lui, il descend :
â Pas trop prĂšs de la voie, pas trop prĂšs de la forĂȘt, dĂ©cide-t-il.Le duel se poursuit :â Boum ! Boum ! Boum ! Boum !â Brroum !Broum ! Boum ! Boum !Tiens, il a vu des fumĂ©es, en deçà du clocher : les AmĂ©ricains allongent le tirâ Boum ! Boum ! Boum ! Boum ! Boum !Ils lâallongent encore : ça tombe sur la voie.Il voit la terre gicler en gerbes dans la fumĂ©e, sur une longue ligne qui la coupe
en oblique. Il sent lâodeur des obus.â Diable, il faut se coucher ;Il aurait voulu aller plus loin, mais Un buisson isolĂ© est Ă proximitĂ© :â Mauvais refuge. [100]Et il prĂ©fĂšre le sillon profond qui sĂ©pare deux parcelles, devant lui, Ă quinze
pas ; il sây tapit :â Zz Boum ! Zz Boum !Il Ă©tait temps ! Ăa siffle au-dessus, ça tombe autour. Le tonnerre qui sâĂ©tait tu
derriĂšre lui reprend, les coups sont plus sourds, plus lointains :â Ils reculent !Pendant que les AmĂ©ricains allongent le tir, les Allemands le raccourcissent,
suivent la progression Ă reculons Il se trouve tout Ă coup comme au centre dâuneffroyable tremblement de terre, dans un nuage de fumĂ©e, de fer et de terre, Il estquasi recouvert de terre et il se demande quel miracle fait quâil ne soit pas pulvĂ©risĂ©.
Entre deux roulements, il risque un regard par-dessus son sillon : des formesgrises traversent la voie, lâune aprĂšs lâautre, en sauts rapides Elles se plaquent auremblai : un coup de feu Un plaquage, un coup de feu ! Un plaquage, un coup defeu ! Hop ! quinze pas en arriĂšre Hop ! Hop ! on dirait quâils se passent le mot etsautent Ă leur tour.
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Ils reculent sur lui, ils cherchent à quitter le découvert, à gagner les taillis.Hop ! Quinze pas en arriÚre, un coup de feu Hop !
â Pourvu que lâun dâeux ne vienne pas se plaquer Ă cĂŽtĂ© de moi, ni sur moi !Un coup de feu claque Ă moins de quinze pas Ă sa gauche, un autre Ă moins de
cinq Ă sa droite. Il ne voit pas dâadversaires leur rĂ©pondre :â Sur quoi tirent-ils, bon Dieu ?Le tir des canons sâallonge peu Ă peu, atteint la forĂȘt, la franchit dâun bond. Les
claquements se croisent par-dessus lui, depuis que lĂ -bas dâautres formes grises ontescaladĂ© la voie ferrĂ©e et progressent vers la forĂȘt : Hop ! quinze pas en avant, clacHop ! quinze pas en avant, clac Hop !
â Clac ! Clac ! Clac ! Clac ! Clac !Un feu nourri. Les assaillis faiblissent, la riposte qui part de la forĂȘt se fait de
plus en plus mince, finit par sâĂ©teindre complĂštement.Soudain, une immense clameur :â Hurrah ! Hurrah ! Hurrah !Les canons continuent, leurs coups sont de plus en plus sourds, sâĂ©loignent de
plus en plus, mais les fusils et les mitrailleuses se sont tus.â Hurrah ! Hurrah ! Hurrah ! [101]Ăa part de tous les coins de lâhorizon, ça se rĂ©percute de proche en proche, ça
nâen finit plus :â Hurrah ! Hurrah ! Hurrah !Une nuĂ©e dâhommes sâest Ă©levĂ©e, mitraillettes au poing. Tout Ă lâheure, ceux
qui fuyaient Ă©taient quelques dizaines, une centaine tout au plus : ceux-ci sont aumoins un millier. Comme obĂ©issant Ă une mĂȘme et impĂ©rieuse attraction, ils sedirigent, ils se concentrent tous sur le mĂȘme point.
â Hurrah aaah ! ! !Ils passent de part et dâautre, ils marchent, ils courent La fin du drame les a
grisĂ©s. Aucun ne lâa vu : il aime autant, on ne sait jamais ce qui peut arriver dans cesmoments dâexcitation et dâĂ©nervement. Il prend garde de ne pas signaler trop tĂŽt saprĂ©sence, il attend que le flot soit tari. Enfin, il ose bouger.
Il sâassied. Ă huit cents mĂštres, des hommes nerveux, une quinzaine Ă peine âles autres doivent sâĂȘtre enfoncĂ©s dans les taillis â font la navette, sur leurs gardes,mitraillette aux aguets. Devant eux, le dos Ă la forĂȘt, dâautres hommes sont alignĂ©s,les mains Ă la nuque, raides. Dâautres enfin, les bras levĂ©s, un fusil au bout, seprĂ©sentent un Ă un, jettent leurs armes Ă terre, Ă©troitement surveillĂ©s, se dĂ©sĂ©quipentet vont prendre rang dans lâalignement.
â Et que ça saute !Lâun dâeux, trop lent, est rappelĂ© Ă sa condition par un coup de bottes bien
placĂ©. Un autre par un coup de crosse. Un troisiĂšme a voulu parlementer, tergiverser,peut-ĂȘtre protester : Cra-a-ac ! une mitraillette sâest dĂ©chargĂ©e Ă bout portant dans sapoitrine. Quelques coups de poings, de bottes et de crosses encore et le convoi estprĂȘt.
â En route vers le clocher !
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Le groupe passe Ă sa hauteur, Ă une centaine de mĂštres. Les prisonniers, enrangs de cinq, entiĂšrement dĂ©sĂ©quipĂ©s, vestes dĂ©boutonnĂ©es, souliers dĂ©lacĂ©s, lesmains toujours derriĂšre le dos, avancent, gĂȘnĂ©s, silencieux : et dociles. De chaquecĂŽtĂ©, un cordon armĂ© de sept Ă huit hommes les accable de sarcasmes etdâavertissements. Il juge Ă propos de sâannoncer, il se dresse dâun bond :
â Eho ! Eho !Et il lĂšve un bras dans un geste dâappel.Ăa nâa pas traĂźnĂ© : le groupe a stoppĂ©, quatre hommes sâen sont dĂ©tachĂ©s au pas
de course, et avant quâil ait eu le temps de se rendre compte de ce qui lui arrivait, lescanons de quatre mitraillettes ont Ă©tĂ© appuyĂ©es sur sa poitrine et dans son dos. [102]
â Comme ça, au moins, je suis sĂ»r quâils ne tireront pas ! pense-t-il.Les questions fusent, menaçantes, dans un langage quâil ne comprend pas.â French man, dit-il. Tout ce quâil sait dâanglais, et encore nâest-il pas sĂ»r de
son authenticitĂ©.On le regarde avec de grands yeux Ă©tonnĂ©s et mĂ©fiants. Il nâa manifestement
pas Ă©tĂ© compris. Alors :â Français !Il ne lâest pas davantage. Il risque sa derniĂšre ressource :â Französische HĂ€ftling ! Franzous !Cette fois ça y est, une des quatre mitraillettes sâabaisse :â Was ?Il explique briĂšvement, en phrases hachĂ©es, et il sâaperçoit quâil est en prĂ©sence
dâun Allemand, de deux Espagnols et dâun Yougoslave dont un sabir italien est lalangue commune.
Ils ont compris, toutes les mitraillettes se sont abaissĂ©es, on lui tend unegourde. Il boit : un liquide Ăącre, froid, quâil a envie de recracher. Il fait la grimace :
â KoffĂ©, dit lâAllemand, gut KoffĂ© ! Ils sortent tous des biscuits secs â durs,durs, ho, durs ! â du chocolat, des boĂźtes, des cigarettes Des cigarettes :
â Dâabord une cigaretteMais il ne faut pas perdre de temps :â Schnell, a dit lâAllemand, Wir mĂŒssen. Ils se sont rendus compte de son Ă©tat.
Ă deux, â ils ont voulu se mettre Ă deux, â ils lâont hissĂ© sur leurs Ă©paules et,comme un trophĂ©e vivant, rapportĂ©, rieurs, vers le groupe qui attendait.
â Sin, sin ? a demandĂ© un des gars de lâescorte.â Yes, a-t-il rĂ©pondu, mais les autres nâont pas fait Ă©cho, il nây avait quâun
Anglais â ou un AmĂ©ricain â dans lâĂ©quipe. Troupes de choc, a-t-il pensĂ©, brigadeinternationale, et il a Ă©voquĂ© la guerre dâEspagne.
Dans le soir qui tombait, la petite troupe sâest remise en marche vers le clocher,lui, tenant difficilement en Ă©quilibre sur deux Ă©paules appartenant Ă deux hommesdiffĂ©rents et grignotant lentement, en salivant bien, des biscuits et du chocolat. Lessarcasmes et les avertissements, les jurons aussi, ont recommencĂ© Ă pleuvoir sur lesprisonniers qui, toujours dociles, avancent, toujours gĂȘnĂ©s dans leurs souliersdĂ©lacĂ©s, la tĂȘte penchĂ©e, les deux mains croisĂ©es sur la nuque :
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â Porco Dio ! Gott verdamnt !De temps Ă autre, lâAllemand prend la parole :â Du ! Blöde Hund ! Du Et il dĂ©signe un prisonnier. [103]Puis, sortant un revolver dâun Ă©tui et, se tournant vers celui quâils viennent de
dĂ©livrer :â Muss ich erschiessen ?1 lui demande-t-il.Le prisonnier roule de gros yeux effarĂ©s et suppliants, guettant la rĂ©ponse :
câest un sourire neutre, rĂ©signĂ©.â Du hast GlĂŒck ! Mensch ! Blöde Hund et il crache de mĂ©pris : tt ! Lumpe !2
Les rÎles sont renversés.De sarcasmes en sarcasmes, de quolibets en quolibets, de menaces en menaces,
le cortĂšge, vainqueurs triomphants et vaincus dĂ©frisĂ©s, fait son entrĂ©e au villageencore avant la nuit. On est passĂ© devant une gare, toute petite, toute pareille Ă uneautre, quâil connaĂźt bien Ă cheval sur la Franche-ComtĂ© et lâAlsace. Au fronton il a luMunschlof en lettres gothiques. On a traversĂ© un passage Ă niveau. Il lâont dĂ©posĂ© Ă terre, se sont dĂ©tachĂ©s du groupe avec lui, puis, lentement, les uns aidant lâautre, ilsse sont mis en marche dans le bruit assourdissant dâimposantes machines de guerre,lesquelles traversent en toute hĂąte et toutes griffes dehors, le village dĂ©sertquoiquâintact, et se portent sur de nouvelles positions.
Les faibles, les dĂ©primĂ©s, ceux qui sont restĂ©s longtemps retirĂ©s de la vie dumonde sont souvent, comme les nerveux et les malades, dâune extrĂȘme sensibilitĂ©, etcette sensibilitĂ© se manifeste toujours Ă rebours. HeurtĂ©, il fut heurtĂ© dĂšs lespremiĂšres reprises de contact avec la libertĂ©. Chez le commandant dâabord, quand ilretrouva le convoi ensuite, et, enfin, dans cette villa oĂč il passa deux nuits.
Un drĂŽle de bonhomme ce commandant : lâanglais, lâallemand, lâitalien, lefrançais, toutes les langues semblaient lui ĂȘtre familiĂšres. Et puis ce ton, cette allure :
â PremiĂšrement, choisir un gĂźte, mon ami, manger, se restaurer, se reposer, unbon lit. AprĂšs, on verra Frappez Ă la premiĂšre porte que vous jugez convenable Non,non, pas avec mes hommes, ils nâont pas le temps, foutez-leur la paix Ă mes hommes,maintenant. Frappez : si on vous ouvre, rĂ©clamez Ă manger, â chaud, vous avezbesoin de quelque chose de chaud. On vous donnera un petit supplĂ©ment, nous, froidnaturellement. Si on ne vous rĂ©pond pas, entrez quand [104] mĂȘme, et quâil y aitquelquâun ou personne, faites comme chez vous, tous ces gens-lĂ sont nosdomestiques, câest bien leur tour. Ils nâont quâĂ bien se tenir ! Non, non, nâayez paspeur, au moindre manque dâĂ©gard Hein, compris ? Revenez me voir demain. DâicilĂ ... Pas blessĂ© ?... Pas malade ?... Oui, bien sĂ»r, faible, faible seulement. Ă demaindonc. Et tĂąchez de trouver une paire de souliers par lĂ et un autre smoking !
Le lendemain, il Ă©tait revenu. Le commandant, assis dans un fauteuil, sur leperron, Ă©tait en coquetterie avec deux fort jolies personnes qui riaient aux Ă©clats et
1 Je lâabats ?2 Tu as de la chance !⊠DĂ©bris dâhumanitĂ© !⊠Chien idiot !⊠Tt Voyou !âŠ
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qui paraissaient fort disposĂ©es « Ă bien se tenir » au sens militaire de lâexpressionquand on lâapplique aux civils du sexe dâen face :
â La femelle, toujours, subit en riant la loi du vainqueur, pensa-t-il. En France,en 1940... Toutes, filles de Colas Breugnon.
Mais lâautre, tout de suite :â Ah, vous voilĂ ! Dites donc, depuis hier soir, jâai hĂ©ritĂ© de pas mal de gens
comme vous : depuis lâaube, mes hommes ne cessent dâen transporter Ă lâArbeitsdienst1 Quâest ce que je vais en faire. Bon Dieu ?.. Un train, quâils sont, untrain ! Et moi, je nâai pas de moyens pour les transporter vers lâarriĂšre ! Ils vont touscrever, ma parole, ils vont tous crever ! Quâest-ce que câĂ©tait donc la pension oĂč vousĂ©tiez ?... Ah ! les salauds ! Tâen fais pas, mon pote, ces deux garces-lĂ .
Bon, reprit-il Vous pouvez marcher ?... Alors, nâallez pas Ă lâArbeitsdienst...Vers lâOuest, mon ami, vers lâOuest. ĂvadĂ©, arrivĂ© par ses propres moyens en terreamie, convention de La Haye, dĂ©portĂ©, prioritĂ©. Ă la premiĂšre ambulance que vousrencontrez, vous faites signe... Dans huit jours vous ĂȘtes Ă Paris. Tous les droits, jevous dis. On va vous donner des vivres pour la route. Au fait, câest tout ce que vousavez trouvĂ© depuis hier soir ? Mon vieux, vous allez faire peur aux filles en chemin !Il nây avait donc rien oĂč vous avez dormi ? Nous avons gagnĂ© la guerre, nom deDieu ! Elle est bien bonne, celle-lĂ ! Ah ! ces Français, jamais on ne leur apprendrarien Frantz !
Un planton, quelques mots en sabir anglo-allemand :â Also, bye, bye ! Suivez le guide, il va vous donner un petit viatique. Bonne
chance, mais tùchez de faire mieux la prochaine fois !Abondamment lesté de boßtes de conserves, de sucre, de [105] chocolat, de
biscuits, de cigarettes, etc., etc., quâil ne savait oĂč mettre, il sâĂ©tait retrouvĂ© dehors : ilvoulait voir le convoi, il se dirigea vers la gare.
Des gens, civils et soldats, allaient et venaient, affairĂ©s, sur les quais, faisaientdes colloques, sâempressaient. On sâĂ©carta sur son passage : lâhabit quâil portait luivalait une sorte de considĂ©ration. Des Ă©quipes tiraient des wagons, des corps mi-vĂȘtus, loqueteux, dĂ©charnĂ©s, sales, barbus, fangeux, les civils aidaient et regardaient,pitoyables, horrifiĂ©s. On alignait les cadavres en bordure de la voie ferrĂ©e, aprĂšsavoir pris les numĂ©ros quand il y en avait sur les pauvres guenilles. Il chercha si,dans les morts, il nây avait pas une figure connue... Deux hommes, deux civilsallemands, arrivĂšrent, portant un grand corps maigre :
â Kaputt ! disait lâun ; nein, rĂ©torquait lâautre, atmet nochâŠ2
Il reconnut Barray : Barray !Barray était un ingénieur de Saint-Etienne : au camp, ils avaient dormi trois
semaines sur la mĂȘme paillasse, Ă©taient devenus amis ; on sâĂ©crira, si on en sort,sâĂ©taient-ils promis.
Il apprit dâun rescapĂ© que le malheureux avait succombĂ© sous les coups desdĂ©tenus allemands pour avoir, dans le dĂ©lire de la faim, du froid et de la fiĂšvre,
1 Camp du Service du Travail (Todt).2 Non, il respire encore.
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entonnĂ© la Marseillaise. Les S.S. avaient assistĂ© au drame avec un gros sourire,trouvant que câĂ©tait beaucoup plus amusant que le monotone et rituel coup derevolver.
â Barray ! Pas de chance, dit-il.Et il sâĂ©loigna en songeant quâil y avait vraiment une fatalitĂ© dans les choses et
que certaines prĂ©monitions se vĂ©rifiaient dans la vie : depuis quinze jours au moins,Barray jurait ses grands Dieux quâon serait tous libres le lundi de Quasimodo... Il sepromit tout de mĂȘme dâĂ©crire Ă sa veuve et aux deux enfants dont ils sâĂ©taient sisouvent entretenus le soir en sâendormant.
Le rescapĂ©, â il disait le rescapĂ© ! â lui raconta lâhistoire du convoi. Ă deuxkilomĂštres aprĂšs avoir dĂ©passĂ© la gare, il avait Ă©tĂ© immobilisĂ©, le samedi au petitmatin. Les SS. avaient en hĂąte fait descendre tous les hommes valides, les avaientgroupĂ©s en une grande colonne qui nâen finissait plus et qui sâĂ©tait enfoncĂ©e dans lanature, au milieu des hurlements des chiens et des coups de feu assassins. Ils avaientabandonnĂ© lĂ les morts, les mourants et tous ceux qui, Ă la faveur du dĂ©sarroi gĂ©nĂ©ral,avaient eu la chance [106] de passer pour tels : visiblement, il y en avait trop et ilsnâavaient pas eu le temps de les tuer un Ă un â pas le temps ou pas le goĂ»t1.
Il continua son inspection. Dans un wagon grand ouvert et dont personne nesâoccupait, des troncs vivants, grelottant malgrĂ© le grand soleil, Ă©mergeaient dâun tasde morts ; ils se serraient sur eux-mĂȘmes contre un froid quâils Ă©taient seuls Ă ressentir.
â Quâest-ce que vous attendez ?â Ben on attend de crever, tu vois pas ?â Hein ?â Peuh ! On est encore quatorze vivants, tous les autres sont morts, on attend
son tour.Il ne comprit pas quâils fussent si peu accrochĂ©s Ă la vie.â Ceux-lĂ ont abandonnĂ©, pensa-t-il, pas la peine quâon sâoccupe dâeux Ils sont
dĂ©jĂ de lâautre cĂŽtĂ© et ils sây trouvent bien. Ils recevaient la vie comme une punitionquâils auraient hĂąte de voir levĂ©e.
Et il passa indiffĂ©rent. Combien en avait-il connu au camp, de ces ĂȘtres quitraĂźnaient derriĂšre eux une sorte de fatalitĂ© et quâon ne pouvait jamais rencontrer sanspenser quâils Ă©taient dĂ©jĂ morts, que leur cadavre se survivait, en quelque sorte, Ă lui-mĂȘme. Ils ne manquaient jamais une occasion de vous aborder, de vous seriner que laguerre serait finie dans deux mois, que les AmĂ©ricains Ă©taient ici, les Russes lĂ ,lâAllemagne en rĂ©volution, etc. Ils Ă©taient irritants, excĂ©dants. Un beau jour on ne lesvoyait plus : les deux mois Ă©taient Ă©coulĂ©s, ils nâavaient rien vu venir, ils avaient« lĂąchĂ© la rampe » disait-on, ils sâĂ©taient laissĂ©s mourir Ă la date fixĂ©e. Ceux-cilĂąchaient la rampe au poteau, les deux mois finissaient lĂ , le jour de la libertĂ© ! Ilsavait par expĂ©rience quâil nây avait rien Ă faire.
1 Depuis que ceci a Ă©tĂ© Ă©crit, il a Ă©tĂ© prouvĂ© quâils nâavaient pas non plus lâordre : cf. Avant-
propos de lâauteur Ă la deuxiĂšme et troisiĂšme Ă©ditions, p. 242 et en note. (Note de lâAuteur pour laseconde Ă©dition.)
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Deux pas plus loin, il eut un remords :â Restez pas comme ça, dĂ©gagez-vous, les AmĂ©ricains sont lĂ , ils vident le
wagon dâĂ cĂŽtĂ©, ils arrivent Ă vous. Ils vont vous donner Ă manger, il y a un hĂŽpitalau village. Ils ne le crurent pas, mais il Ă©tait en rĂšgle avec lui-mĂȘme. Dix, douze,quinze wagons, des morts, des mourants :
Mourir lĂ ! Venir mourir lĂ !En queue de train, les vivres : des sacs de petits pois, de farine, des boĂźtes de
conserves, des paquets de tous les ersatz imaginables, des alcools, de la biĂšre, desliqueurs, [107] des habits, des souliers, des accessoires, etc. Il prit un sac de soldat etune paire de souliers italiens, montants de toile, semelles plates, qui allaientmerveilleusement Ă son pied, puis il partit, ayant hĂąte de quitter toute cette misĂšre.
Il voulut cependant voir encore ce camp de lâArbeitsdienst, Ă deux pas, oĂč lecommandant lui avait dit quâon transportait les vivants : un grand espace de terrainentourĂ© de bĂątiments en bois, des squelettes qui allaient et venaient, pressant leursmains sur leurs boyaux qui se tordaient, des cadavres ici et lĂ cinq ou six cents quâilsĂ©taient. Des infirmiers bĂ©nĂ©voles sâaffairaient parmi eux, couraient de lâun Ă lâautre,sâĂ©vertuaient en vain Ă leur faire comprendre quâils devaient rester sagement Ă©tendussur les paillasses Ă lâintĂ©rieur des baraquements. Rares Ă©taient ceux qui avaient gardĂ©dans leurs yeux la volontĂ© et au cĆur le goĂ»t de vivre. Ceux quâon aurait encore pusauver commençaient Ă mourir de diarrhĂ©e dysentĂ©rique pour sâĂȘtre, dĂ©daignant lesconseils, jetĂ©s trop goulĂ»ment sur les vivres quâon leur distribuait Ă profusion : ilsmangeaient puis ils Ă©prouvaient un grand besoin dâair, voulaient partir, et ils allaientmourir dans la cour... Non, non, ce nâĂ©tait pas un endroit pour lui. Dâabord on Ă©taittrop prĂšs des lignes, on entendait encore les coups de canons trop frais. Il partirait. Ăpied jusquâau bout, sâil le fallait : il Ă©voqua le retour dâUlysse...
Il sâachemina vers la villa oĂč il avait dormi la veille et oĂč un nouveauserrement de cĆur lâattendait. Entre-temps il trouva un soldat amĂ©ricain, Ă la portedâune grange, qui voulut bien le raser, amusĂ©.
Ă vrai dire, ce nâĂ©tait pas une villa mais une petite maison dâingĂ©nieur ou deretraitĂ© comme il y en avait tant en France, grille et jardin autour. La veille, il lâavaittrouvĂ©e dĂ©serte, toutes portes ouvertes. Dans la cuisine, la table nâĂ©tait pas mĂȘmedesservie : du fromage blanc dans une assiette, de la confiture â la marmelade desAllemands ! â dans une autre. Dans la salle Ă manger, les portes dâarmoirebaillaient, le linge et divers objets Ă©taient empilĂ©s sur le divan, sur la table, sur leschaises, tout Ă trac, â une malle dont le couvercle bĂ©ait dans lâattente. La chambre Ă coucher Ă©tait en ordre parfait. Il avait respirĂ© lĂ -dedans la dĂ©tresse toute chaude degens aisĂ©s qui avaient espĂ©rĂ© jusquâau bout et attendu la derniĂšre minute pour partir.
â Ils ne sont pas loin, avait-il pensĂ©, ils vont revenir dâun moment Ă lâautre.Il avait dormi dans le grand lit de la chambre Ă coucher, [108] il y avait paressĂ©
en fumant une cigarette, le matin ; il sây Ă©tait Ă©tirĂ© dans la chaleur des draps, sous unlarge faisceau de soleil qui rebondissait sur les meubles laquĂ©s. En quittant cettemaison, pour se rendre chez le commandant, vers dix heures du matin, il avait pensĂ©Ă ce qui lui Ă©tait arrivĂ© en 1940, quand il avait, se repliant dâAlsace, voulu passer une
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derniĂšre fois chez lui. Il sâĂ©tait revu tenant un crayon pour Ă©crire une banderole quâilaurait affichĂ©e sur la porte si, au dernier moment, une sorte de fiertĂ© dont il avaittoujours cru quâelle Ă©tait dĂ©placĂ©e ne lâavait retenu : « Usez de tout, ne volez rien, necassez rien. Ne vous vengez pas sur les choses de ce que vous avez Ă reprocher auxindividus Ne faites pas payer aux individus ce que vous croyez ĂȘtre lâerreur de lacollectivitĂ© ». Et il nâavait pris dans lâarmoire au linge que lâindispensable : unechemise, un caleçon, un mouchoir, sous le buffet de cuisine la paire de sandalessimili-cuir qui avait tant fait rire le commandant. Il avait mĂȘme surmontĂ© unetentation trĂšs forte quand, passant devant le garage dans le jardin, il avait, au derniermoment, avant de sortir, levĂ© le rideau sur une magnifique Opel.
Maintenant, tout avait disparu, la magnifique Opel était loin, les meubleséventrés, le linge envolé, la vaisselle cassée.
â Et moi qui ai eu tant de scrupules, pensa-t-il. La guerre, ah, la guerre !Sur la table de nuit, un rĂ©veil quâil avait remarquĂ© la veille Ă©tait par miracle
restĂ©. Il marquait 18 h 30.Il se jeta tout habillĂ© sur le lit et il sâendormit.
Le lendemain matin de bonne heure, par un soleil dĂ©jĂ haut, il prit la route Letonnerre des canons roulait toujours ; derriĂšre lui, les puissantes machines de guerremontaient toujours Ă la rescousse. Ă la sortie du village, devant une maison Ă lâĂ©cart,des civils faisaient cuire quelque chose dans un chaudron posĂ© sur deux pierres : ilsĂ©taient lĂ une demi-douzaine, mal habillĂ©s, mal lavĂ©s, pas rasĂ©s, sales, et il vit quelâun dâeux alimentait le feu avec des livres quâil prenait dans un tas. Il sâapprocha,curieux : câĂ©tait des requis belges et hollandais, les livres Ă©taient ceux de la Hitler-Jugend-BĂŒcherei1.
Il jeta un coup dâĆil sur les titres :Kritik ĂŒber Feuer[109]bach, Die RaĂŒber de Schiller, Kant und der Moral,
Goethe, Hölderlin, Fichte, Nietzsche, etc. ils Ă©taient tous lĂ comme Ă un rendez-voustragique et ils attendaient parmi des seigneurs de moins noble lignĂ©e, des Goebbels etdes Streicher, quâun sort leur fĂ»t fait. Le papier Ă©tait beau, la reliure modeste, laprĂ©sentation de bonne facture : il avait toujours eu un faible pour les livres quelsquâils soient. Il en avisa un : Du und die Kunst, par un leader du National-Socialisme.Il lâouvrit machinalement et il vit une reproduction en couleurs de « La libertĂ©guidant le peuple », de Delacroix. Il feuilleta, plus attentif : des fleurs de Manet, undĂ©tail de Renoir, la Joconde, Mme RĂ©camier, le Martyre de Saint SĂ©bastien Lecontraste avec lâenfer dont il sortait lui fit mal, il demanda lâautorisation dâemporterce livre, fruit pourtant de cette civilisation qui avait Ă©tĂ© si cruelle pour lui et quiĂ©tonnera et scandalisera le monde jusquâĂ la consommation des siĂšcles.Lâautorisation lui fut accordĂ©e avec un sourire et un quolibet. Bien sĂ»r, câĂ©taitdifficile Ă comprendre.
1 BibliothÚque de la jeunesse hitlérienne.
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Il reprit la direction de lâOuest, avec le pressentiment quâil ne rencontreraitjamais une ambulance de bonne volontĂ©, quâil irait Ă pied jusquâau bout Brusquementil se sentit au seuil dâune nouvelle aventure et il eĂ»t bien voulu, quoique dans unautre temps et sous un autre ciel, elle ressemblĂąt Ă celle dâUlysse quâil Ă©voquait hier.
Devant lui, il vit des routes, des paysans dans les champs, des buissons enfleurs, des arbres en bourgeons, des fermes, des gens qui lui demandaient son histoireet auxquels il la racontait volontiers, des routes, encore des routes et, lĂ -bas, autrĂ©fonds de cet horizon de mirage, une petite maison dans les thuyas, en banlieuedâune petite ville. Dans la courette, un bambin qui avait toujours deux ans et quijouait avec du sable, levait de grands yeux Ă©tonnĂ©s en le voyant arriver dans sonhabit de bagnard Il eut la langue levĂ©e :
â Comment tâappelles-tu, mon petit ? OĂč est ta maman ?Et il pleura.
Saint-Nectaire, le 1er septembre 1948.
FIN [110]
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DEUXIEME PARTIE : LâEXPERIENCE DES AUTRES1
[111]
Ă tous ceux que nâont jamais pusĂ©duire :
â ni ce patriotisme dĂ©suet dont lahaine est toute la substance,
â ni cet anti-fascisme sansprofondeur et sans portĂ©e,
qui se contente de se justifier par des« vérités » de circonstance...
... et Ă quelques autres.
P.R.
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CHAPITRE I
La littérature concentrationnaire
En politique, les camps de concentration allemands sont dĂ©passĂ©s. EnlittĂ©rature, ils sont « usĂ©s ». CĂ©dant comme Ă une injonction occulte et franchissantallĂ©grement les Ă©tapes, lâopinion en est aux camps russes.
Parfaitement conscient de cet Ă©tat de fait, jâai cependant tout rĂ©cemment publiĂ©sur le rĂ©gime concentrationnaire hitlĂ©rien, un tĂ©moignage rigoureusement limitĂ© Ă mon expĂ©rience personnelle. Bien entendu, jâarrivais avec quelque retard et câestsurtout ce quâon a soulignĂ©. Aujourdâhui, je rĂ©cidive sous une autre forme : on nemanquera pas de dire que je mâentĂȘte inconsidĂ©rĂ©ment et Ă contre-courant. Ilconvient, en consĂ©quence, quâavant toute chose, je fasse amende honorable.
Au camp mĂȘme, toutes les conversations que nos rares instants de rĂ©pit nouspermettaient, Ă©taient centrĂ©es sur trois sujets : la date probable de la cessation deshostilitĂ©s et nos chances individuelles ou collectives dây survivre, des recettes decuisine pour les lendemains immĂ©diats, et ce quâon pourrait appeler les « potins » du
1 Paru en 1950 sous le titre Le mensonge dâUlysse
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camp, si le mot avait quelque rapport avec la tragique rĂ©alitĂ© quâil dĂ©signe. Aucundes trois ne nous offrait de trĂšs grandes possibilitĂ©s de nous Ă©vader de notre conditiondu moment. Tous trois, par contre, sĂ©parĂ©ment ou ensemble, selon le temps dontnous disposions pour faire le tour de notre univers restreint, nous y ramenaient Ă lamoindre tentative, par le truchement dâun « Quand on racontera ça... », prononcĂ© surun ton et ponctuĂ© dans les regards dâune telle lueur que jâen Ă©tais effrayĂ©. Avouant enquelque sorte mon impuissance Ă Ă©lever ces rapides prises de conscience au-dessusde lâambiance, [113] je me repliais alors sur moi-mĂȘme et me transformais en tĂ©moinobstinĂ©ment silencieux.
Dâinstinct, je me trouvais reportĂ© au lendemain de lâautre guerre, aux ancienscombattants, Ă leurs rĂ©cits et Ă toute leur littĂ©rature. Ă nâen pas douter cette aprĂšs-guerre aurait, au surplus, des anciens prisonniers et des anciens dĂ©portĂ©s quirĂ©intĂ©greraient leurs foyers avec des souvenirs plus horribles encore. La voie meparaissait libre devant lâanathĂšme et lâesprit de vindicte. Dans la mesure oĂč il mâĂ©taitpossible dâabstraire mon sort personnel du grand drame qui se jouait, tous lesMontaigus, tous les Capulets, tous les Armagnacs et tous les Bourguignons delâHistoire, reprenant tous leurs dĂ©mĂȘlĂ©s par le commencement, se mettaient Ă danserdevant mes yeux, une sarabande effrĂ©nĂ©e, sur une scĂšne agrandie Ă lâĂ©chelle delâEurope. Je ne parvenais pas Ă me reprĂ©senter que la tradition de haine en train denaĂźtre sous mes yeux, pĂ»t ĂȘtre endiguĂ©e quelle que soit lâissue du conflit.
Si je tentais dâen mesurer les consĂ©quences, il me suffisait de penser quejâavais un fils pour arriver, non seulement Ă me demander sâil ne vaudrait pas mieuxque personne ne revĂźnt, mais encore Ă espĂ©rer que les instances supĂ©rieures du IIIeReich prendraient assez tĂŽt conscience quâelles ne pouvaient plus obtenir de pardonquâen offrant, dans un immense et affreux holocauste, ce qui resterait de lapopulation des camps, Ă la rĂ©demption de tant de mal. Dans cette disposition dâesprit,jâavais dĂ©cidĂ©, si je revenais, de prĂȘcher dâexemple ; et jurĂ© de ne jamais faire lamoindre allusion Ă mon aventure.
Pendant un temps qui me paraĂźt trĂšs long, mĂȘme aprĂšs coup, jâai tenu parole :ce ne fut pas facile.
Dâabord, jâeus Ă lutter contre moi-mĂȘme. Ă ce propos, je nâoublierai jamaisune manifestation que, dans les tout premiers temps, les dĂ©portĂ©s avaient organisĂ©e Ă Belfort pour marquer leur retour. Toute la ville sâĂ©tait dĂ©rangĂ©e pour venir entendreet recueillir leur message. Lâimmense salle de la Maison du Peuple Ă©tait pleine Ă craquer. Devant, lâesplanade Ă©tait noire de monde. On avait dĂ» installer des haut-parleurs jusque dans la rue. Mon Ă©tat de santĂ© ne mâayant permis dâassister Ă cettemanifestation, ni comme orateur, ni comme auditeur, ma peine Ă©tait grande. Elle futplus grande encore le lendemain, quand les journaux locaux mâapportĂšrent la preuvequâavec tout ce qui avait Ă©tĂ© dit, il Ă©tait absolument impossible de construire unmessage valable. Mes apprĂ©hensions du camp Ă©taient justifiĂ©es. La [114] foule,dâailleurs ne fut pas dupe : jamais plus, dans la suite, on ne put la rassembler dans lemĂȘme dessein.
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Il fallut aussi lutter contre les autres. OĂč que jâaille il se trouvait toujours entrela poire et le fromage, ou devant la tasse de thĂ©, une perruche distinguĂ©e en maldâĂ©motions rares ou un ami bienveillant qui croyait me rendre service en attirantlâattention sur moi, pour amener la conversation sur le sujet : Est-il vrai que ?...Croyez-vous que ?... Que pensez-vous du livre de ?... Toutes ces questions, quandelles nâĂ©taient pas inspirĂ©es par une curiositĂ© malsaine, trahissaient visiblement ledoute et le besoin de confrontation. Elles mâexcĂ©daient. SystĂ©matiquement, jecoupais court, ce qui nâallait pas sans provoquer, parfois, des jugements sĂ©vĂšres.
Je mâen rendais compte et, sâil arrivait que jâen Ă©prouvasse quelqueressentiment, jâen rendais responsables mes compagnons dâinfortune, rescapĂ©scomme moi, qui nâen finissaient pas de publier des rĂ©cits souvent fantaisistes danslesquels ils se donnaient volontiers des allures de saints, de hĂ©ros ou de martyrs.Leurs Ă©crits sâamoncelaient sur ma table comme autant de sollicitations. Convaincuque les temps approchaient oĂč je serais contraint de sortir de ma rĂ©serve et de faireperdre moi-mĂȘme Ă mes souvenirs leur caractĂšre de sanctuaire interdit au public, jeme suis, plus dâune fois, surpris Ă penser que le mot attribuĂ© Ă Riera et selon lequel,aprĂšs chaque guerre, il faudrait impitoyablement tuer tous les anciens combattants,mĂ©ritait plus et mieux que le sort dâune boutade.
Un jour, je me suis aperçu que lâopinion sâĂ©tait forgĂ©e une idĂ©e fausse descamps allemands, que le problĂšme concentrationnaire restait entier malgrĂ© tout ce quien avait Ă©tĂ© dit, et que les dĂ©portĂ©s, sâils nâavaient plus aucun crĂ©dit, nâen avaient pasmoins grandement contribuĂ© Ă aiguiller la politique internationale sur des voiesdangereuses. Lâaffaire sortait du cadre des salons. Jâeus soudain le sentiment quâĂ mâobstiner, je me ferais le complice dâune mauvaise action. Et, dâun seul trait, sansaucune prĂ©occupation dâordre littĂ©raire, dans une forme aussi simple que possible,jâĂ©crivis mon Passage de la Ligne, pour remettre les choses au point et tenter deramener les gens, Ă la fois au sens de lâobjectivitĂ©, et Ă une notion plus acceptable dela probitĂ© intellectuelle.
Aujourdâhui, les mĂȘmes hommes qui ont prĂ©sentĂ© les camps de concentrationallemands au public, lui prĂ©sentent les camps russes et tendent les mĂȘmes piĂšges sousses pas. De cette entreprise est dĂ©jĂ nĂ©e, entre David Rousset, dâune part, Jean-PaulSartre et Merleau-Ponty, de lâautre, une [115] controverse dans laquelle tout nepouvait quâĂȘtre faux puisquâelle repose essentiellement sur la comparaison entre lestĂ©moignages peut-ĂȘtre inattaquables â je dis : peut-ĂȘtre â des rescapĂ©s des campsrusses et ceux qui ne le sont, Ă coup sĂ»r pas, des rescapĂ©s des camps allemands...Sans doute nây a-t-il aucune chance de replacer cette controverse sur les voies quâelleaurait dĂ» emprunter. Les jeux sont faits : les antagonistes obĂ©issent Ă des impĂ©ratifsbeaucoup plus catĂ©goriques que la nature mĂȘme des choses dont ils disputent.
Mais il nâest pas interdit de penser que les discussions de lâavenir autour duproblĂšme concentrationnaire, gagneraient Ă prendre leur dĂ©part dans unereconsidĂ©ration gĂ©nĂ©rale des Ă©vĂ©nements dont les camps allemands furent le thĂ©Ăątre,Ă travers la foule des tĂ©moignages quâils ont suscitĂ©s. Au stade de la conviction, cetteidĂ©e me faisait une obligation de rĂ©unir et de publier les premiers Ă©lĂ©ments de cette
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reconsidĂ©ration. Ainsi sâexplique et se justifie ce Regard sur la LittĂ©ratureconcentrationnaire.
Le lecteur comprendra maintenant que si, aprĂšs avoir tant tardĂ© Ă parler, jetente encore, alors que tout le monde sâest tu, et quâil semble bien que personne nâaitplus rien Ă dire, de rajeunir un sujet, Ă mes yeux prĂ©maturĂ©ment vieilli, je puisse mecroire en droit de lui demander le bĂ©nĂ©fice des circonstances attĂ©nuantes et que cesoit mon premier soin.
LâexpĂ©rience des anciens combattants, si fraĂźche encore, pour avoir Ă©tĂ©gratuite, nâen offre pas moins la possibilitĂ© dâun parallĂšle que je crois probant.
Ils Ă©taient revenus avec un grand dĂ©sir de paix, jurant par tous les saints quâilsmettraient tout en Ćuvre pour que ce fĂ»t la « der des der ». On leur en sut un grĂ©, onleur en tĂ©moigna une reconnaissance qui nâallaient pas sans une certaine admiration.Dans la joie et dans lâespoir, dans lâenthousiasme, toute une Nation leur fit un accueilaffectueux et confiant.
Ă la veille de cette guerre cependant, ils Ă©taient trĂšs discutĂ©s. LeurstĂ©moignages Ă©taient abondamment commentĂ©s dans des sens divers, et le moinsquâon en puisse dire, câest que lâopinion nâĂ©tait pas tendre pour eux, si peu quâilssâen soient aperçus ou souciĂ©s. Souvent mĂȘme, elle fut injuste. Si elle faisait le dĂ©partentre leurs discours et leurs rĂ©cits, [116] elle nâen prononçait pas moins, sur les uns etsur les autres, des jugements dĂ©finitifs qui se rejoignaient dans la dĂ©sinvolture. Ellericanait des premiers, quâil sâagĂźt de lâinĂ©vitable radoteur â câĂ©tait le mot quâelleemployait â dont les souvenirs embouteillaient toutes les conversations, ou desleaders des associations dĂ©partementales et nationales, dont la mission semblait ĂȘtrelimitĂ©e Ă la revendication dominicale. Sur les seconds, elle Ă©tait tout aussicatĂ©gorique, et il nâĂ©tait quâun tĂ©moignage quâelle reconnĂ»t : Le Feu, de Barbusse.Quand, dans ses rares moments de bienveillance, il lui arriva de faire une exception,ce fut pour Galtier-BoissiĂšre et pour DorgelĂšs, mais Ă un autre titre : en raison de sonpacifisme gouailleur et impĂ©nitent pour lâun, de ce quâelle prit pour du rĂ©alisme chezlâautre.
Qui dira les raisons exactes de ce retournement ?Ă mon sens, elles sâinscrivent toutes dans le cadre de cette vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale : les
hommes sont beaucoup plus prĂ©occupĂ©s par lâavenir qui les aspire, que par le passĂ©dont ils nâont plus rien Ă attendre, et il est impossible de figer la vie des peuples surun Ă©vĂ©nement aussi extraordinaire soit-il, Ă plus forte raison sur une guerre,phĂ©nomĂšne qui tend Ă se banaliser et qui se dĂ©mode, en tous cas, trĂšs rapidementdans les caractĂšres qui lui sont propres.
Ă la veille de 1914, mon grand-pĂšre qui nâavait pas encore digĂ©rĂ© la guerre de1870, la racontait Ă longueur de dimanche, Ă mon pĂšre qui baillait dâennui. Ă laveille de 1939, mon pĂšre nâavait pas encore fini de raconter la sienne et, pour ne pasĂȘtre en reste, chaque fois quâil lâabordait, je ne pouvais mâempĂȘcher de penser que du
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Guesclin, surgissant parmi nous avec la fiertĂ© des exploits quâil tirait de son arbalĂšte,nâeĂ»t pas Ă©tĂ© plus ridicule.
Ainsi les gĂ©nĂ©rations sâopposent-elles dans leurs conceptions. Elles sâopposentaussi dans leurs intĂ©rĂȘts. Ceci mâamĂšne Ă dire, pour le dĂ©tail, quâentre les deuxguerres, celles qui montaient eurent le sentiment quâil leur Ă©tait impossible de tenterle moindre Ă©lan vers la rĂ©alisation de leur destin, sans se heurter Ă lâanciencombattant, Ă ses prĂ©tentions, Ă ses droits prĂ©fĂ©rentiels. On lui avait reconnu « desdroits sur nous ». Il en profitait pour en rĂ©clamer sans cesse dâautres. Or, il est desdroits que mĂȘme le fait dâavoir souffert une longue guerre et de lâavoir gagnĂ©e neconfĂšre pas, notamment celui dâĂȘtre seul dĂ©clarĂ© apte Ă construire une paix, ou celui,plus modeste, de passer devant le mĂ©rite, quâil sâagisse dâun bureau de tabac, dâunemploi de garde-champĂȘtre ou dâun concours dâagrĂ©gation. [117]
Le divorce fut consommĂ© sans espoir de retour, dans les annĂ©es 30, avec lacrise Ă©conomique. Il sâaggrava, vers 1935, de lâoubli par les uns, de leurs sermentsdu retour, de lâextrĂȘme facilitĂ© avec laquelle ils acceptĂšrent lâĂ©ventualitĂ© dâunenouvelle guerre et de la volontĂ© de paix des autres. Câest encore une loi delâĂ©volution historique, que les jeunes gĂ©nĂ©rations sont pacifistes, que câest par elles,quâau long des siĂšcles, lâhumanitĂ© sâaffermit progressivement dans la recherche de lapaix universelle, et que la guerre est toujours, dans une certaine mesure la rançon dela gĂ©rontocratie.
Ceci Ă©tant avancĂ© avec la rĂ©serve qui convient, il semble bien, tout de mĂȘme,que les anciens combattants aient commis une erreur dâoptique doublĂ©e dâune fautede psychologie. En tout Ă©tat de cause, aprĂšs vingt annĂ©es dâune agitation tenace etininterrompue, les problĂšmes de la guerre et de la paix, nâayant Ă©tĂ© quâĂ peineeffleurĂ©s, restaient entiers. Il est une justice, cependant, quâil leur faut rendre : ils ontracontĂ© leur guerre, telle quâelle fut. Pas un mot quâĂ les lire ou Ă les entendre, on nesentit profondĂ©ment vrai ou pour le moins, vraisemblable. On nâen saurait dire autantdes dĂ©portĂ©s.
Les dĂ©portĂ©s, eux, revinrent avec la haine et le ressentiment sur la langue ousous la plume. Ils commirent, certes, la mĂȘme erreur dâoptique, la mĂȘme faute depsychologie que les anciens combattants. En plus, ils nâĂ©taient pas guĂ©ris de la guerreet ils rĂ©clamaient vengeance. Souffrant dâun complexe dâinfĂ©rioritĂ© â pour parler Ă 40 millions dâhabitants, ils ne se trouvaient quâĂ peine 30 000 et dans quel Ă©tat ! âpour inspirer plus sĂ»rement la pitiĂ© et la reconnaissance, ils se mirent Ă cultiverlâhorreur Ă plaisir, devant un public qui avait connu Oradour et qui voulait toujoursplus de sensationnel.
Lâun excitant les autres, ils furent pris comme dans un engrenage et ils enarrivĂšrent progressivement, Ă leur insu pour certain, sciemment pour le plus grandnombre, Ă noircir encore le tableau. Ainsi en avait-il Ă©tĂ© dâUlysse qui travaillait dansle merveilleux et qui, au long de son voyage, ajoutait chaque jour une aventurenouvelle Ă son odyssĂ©e, autant pour satisfaire au goĂ»t du public de lâĂ©poque que pourjustifier sa longue absence aux yeux des siens. Mais si Ulysse rĂ©ussit Ă crĂ©er sa
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propre lĂ©gende et Ă fixer sur elle lâattention de vingt-cinq siĂšcles dâHistoire, il nâestpas exagĂ©rĂ© de dire que les dĂ©portĂ©s Ă©chouĂšrent.
Tout alla bien dans les tout premiers temps de la LibĂ©ration. On ne pouvait pas,sans courir le risque dâĂȘtre [118] suspectĂ©, discuter leurs tĂ©moignages et, si on lâavaitpu, on nâen aurait pas eu le goĂ»t. Mais, lentement et comme dans le silence dâuneconspiration, la vĂ©ritĂ© prit sa revanche. Le temps aidant et le retour Ă la libertĂ©dâexpression dans des conditions de plus en plus normales de vie, elle Ă©clata au grandjour. On put Ă©crire, avec la certitude de traduire le malaise commun et de ne pastromper :
« Ă beau mentir qui vient de loin... Jâai lu de nombreux rĂ©cits de dĂ©portĂ©s :toujours, jâai senti la rĂ©ticence ou le coup de pouce. MĂȘme David Rousset, par moments,nous Ă©gare : il explique trop. » AbbĂ© Marius Perrin, Professeur Ă la FacultĂ© catholique deLyon. (Le Pays Roannais, 27 octobre 1949)
ou encore :
« La DerniÚre Etape est un film imbécile ou raté » Robert PERNOT, (Parolesfrançaises, 27 novembre 1949)
toutes choses que personne nâeĂ»t jamais osĂ©, mĂȘme penser du Feu, des Croixde Bois, de La Grande Illusion, de Ă lâOuest rien de nouveau, ou de Quatre delâInfanterie.
Les anciens combattants mirent quinze ans Ă perdre leur crĂ©dit devantlâopinion : il en fallut moins de quatre aux dĂ©portĂ©s, cependant mieux armĂ©s, pourbrĂ»ler tous leurs vaisseaux. Ă cette diffĂ©rence prĂšs, leur sort politique fut commun.
Telle est lâimportance de la vĂ©ritĂ© en Histoire.
Je voudrais encore conter une petite anecdote personnelle qui est typique en cequâelle dit la valeur toute relative, quâil faut accorder aux tĂ©moignages en gĂ©nĂ©ral.
La scĂšne se passe devant une cour de Justice, en automne 1945. Une femme estau banc des accusĂ©s. La RĂ©sistance, qui la soupçonnait de collaboration, nâa pasrĂ©ussi Ă lâabattre avant lâarrivĂ©e des AmĂ©ricains, mais son mari est tombĂ© sous unerafale de mitraillette, au coin dâune rue sombre, un soir de lâhiver 1944-1945. Je nâaijamais su ce quâavait fait le couple, sur lequel jâavais entendu avant mon arrestation,les plus invraisemblables ragots. De retour, pour en avoir le cĆur net, je me suisrendu Ă lâaudience.
Dans le dossier il nây a pas grand-chose. Les tĂ©moins nâen sont que plusnombreux et plus impitoyables. Le principal [119] dâentre eux est un dĂ©portĂ©, ancienchef de groupe de la RĂ©sistance locale â quâil dit ! Les juges sont visiblement gĂȘnĂ©spar les accusations qui viennent de la barre et dont la consistance leur paraĂźt trĂšsdiscutable.
Lâavocat de la dĂ©fense cherche une faille dans les dĂ©positions.Arrive le principal tĂ©moin. Il explique que des membres de son groupe ont Ă©tĂ©
dĂ©noncĂ©s aux Allemands et que ce ne peut ĂȘtre que par lâaccusĂ©e et son mari,lesquels vivaient dans leur intimitĂ© et connaissaient leurs activitĂ©s. Il ajoute quâil a vu
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lui-mĂȘme lâaccusĂ©e en conversation aimable et peut-ĂȘtre galante avec un officier dela Kommandantur qui logeait sur une cour, derriĂšre la boutique de ses parents, quâilsĂ©changeaient des papiers, etc.
LâAVOCAT â Vous frĂ©quentiez donc cette boutique ?LE TEMOIN â Oui, justement pour surveiller ce commerce.LâAVOCAT â Pouvez-vous en faire la description ?(Le tĂ©moin se prĂȘte au jeu de trĂšs bonne grĂące. Il place le comptoir, les rayons,
la fenĂȘtre du fond, dit les dimensions approximatives, etc. toutes choses qui nesoulĂšvent aucun incident).
LâAVOCAT â Par la fenĂȘtre du fond qui donne sur la cour, vous avez donc vulâaccusĂ©e et lâofficier Ă©changer des papiers.
LE TEMOIN â Exactement.LâAVOCAT â Vous pouvez alors prĂ©ciser oĂč ils se trouvaient dans la cour et oĂč
vous vous trouviez dans la boutique ?LE TEMOIN â Les deux complices Ă©taient au pied dâun escalier qui conduit Ă la
chambre de lâofficier, lâaccusĂ©e accoudĂ©e Ă la rampe, son interlocuteur trĂšs prochedâelle, ce qui donne Ă penser...
LâAVOCAT â Ceci me suffit. (Sâadressant Ă la Cour et tendant un papier) :Messieurs, il nây a aucun endroit dâoĂč lâon puisse voir lâescalier en question : voiciun plan des lieux Ă©tabli par un gĂ©omĂštre-expert.
(Sensation. Le PrĂ©sident examine le document, le passe Ă ses assesseurs,reconnaĂźt lâĂ©vidence, puis, au tĂ©moin) :
â Vous maintenez votre dĂ©position ?LE PRESIDENT â Câest-Ă -dire que... Ce nâest pas moi qui ai vu... Câest un de
mes agents qui mâavait fourni un rapport sur ma demande... Je...LE PRESIDENT (sec) â Vous pouvez disposer.La suite de lâaffaire nâa aucune importance puisque le [120] tĂ©moin nâa pas Ă©tĂ©
arrĂȘtĂ© en pleine audience pour outrage Ă magistrat ou faux tĂ©moignage, et puisquelâaccusĂ©e, ayant reconnu quâelle suivait les cours de lâInstitut franco-allemand, ce quiavait crĂ©Ă©, disait-elle, un certain nombre de relations amicales entre elle et certainsofficiers de la Kommandantur, fut finalement condamnĂ©e Ă une peine de prison pourun ensemble de circonstances qui ne lâaccablaient quâimplicitement.
Mais, si on avait poussĂ© le tĂ©moin dans ses derniers retranchements, on seserait probablement aperçu que lâagent auquel il prĂ©tendait avoir demandĂ© un rapportĂ©tait inexistant et que sa dĂ©position nâĂ©tait quâun assemblage de ces « on dit » quiempoisonnent lâatmosphĂšre des petites villes oĂč tout le monde se connaĂźt.
Loin de moi lâidĂ©e dâassimiler tous les tĂ©moignages qui ont paru sur les campsde concentration allemands, Ă celui-ci. Mon propos vise seulement Ă Ă©tablir quâil y eneĂ»t qui nâont rien Ă lui envier, mĂȘme parmi ceux auxquels lâopinion fit la meilleurefortune. Et quâen dehors de la bonne ou de la mauvaise foi, il y a tantdâimpondĂ©rables qui influent sur le rĂ©citant, quâil faut toujours se mĂ©fier de lâHistoireracontĂ©e, particuliĂšrement quand elle lâest Ă chaud. Les jours de notre mort, quiconsacrĂšrent le prestigieux talent de David Rousset, sont, de bout en bout, et pour la
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plupart des faits auxquels lâauteur se rĂ©fĂšre, sinon un rassemblement de « on dit » quicouraient dans tous les camps et quâon ne pouvait jamais vĂ©rifier sur place, du moins,une suite de tĂ©moignages de seconde main, juxtaposĂ©s â harmonieusement, il faut lereconnaĂźtre â dans le dessein de servir une interprĂ©tation particuliĂšre.
Dans cet ouvrage, oĂč il est question de vĂ©ritĂ© et non de virtuositĂ©, on nâentrouvera aucun extrait.
Les textes que je cite sont littĂ©ralement transcrits. Ils sont, pour la plupart,prĂ©cĂ©dĂ©s ou suivis dâun commentaire personnel.
Pour la commoditĂ© de la confrontation, jâai classĂ© leurs auteurs en troiscatĂ©gories : ceux que rien ne destinait Ă ĂȘtre des tĂ©moins fidĂšles et que â sansaucune intention pĂ©jorative, dâailleurs, â jâappellerai les tĂ©moins mineurs ; lespsychologues, victimes dâun penchant un peu trop prononcĂ© pour lâargumentsubjectif ; et les sociologues ou rĂ©putĂ©s tels.
En garde jusque contre moi-mĂȘme, pour nâĂȘtre point [121] accusĂ© de parler dechoses qui se situeraient un peu trop Ă lâĂ©cart de ma propre expĂ©rience, de tomberdans le dĂ©faut que je reproche aux autres et de risquer, Ă mon tour, quelque entorseaux rĂšgles de la probitĂ© intellectuelle, jâai renoncĂ© dĂ©libĂ©rĂ©ment Ă prĂ©senter untableau complet de la littĂ©rature concentrationnaire. Il ne sâagit que dâun Regard, jele prĂ©cise encore, et il ne porte que sur des faits ou des arguments que jâai puapprĂ©cier par moi-mĂȘme.
Le nombre des auteurs mis en cause est donc forcĂ©ment limitĂ© dans chaquecatĂ©gorie et pour lâensemble : trois tĂ©moins mineurs (Note de lâauteur : Je prie quâonne voie aucune intention maligne dâanticlĂ©ricalisme par la bande, dans le fait quâilssoient trois prĂȘtres.) (lâabbĂ© Robert Ploton, FrĂšre Birin, des Ă©coles chrĂ©tiennesdâEpernay, lâabbĂ© Jean-Paul Renard), un psychologue (David Rousset), unsociologue (Eugen Kogon). Hors catĂ©gorie : Martin-Chauffier. Un bienheureuxhasard ayant voulu quâils fussent les plus reprĂ©sentatifs, la clartĂ© de lâexposĂ© y gagneet les voies de la reconsidĂ©ration du problĂšme concentrationnaire nâen sont quemieux indiquĂ©es.
Le lecteur sera naturellement tentĂ© de situer ces mises au points dans le granddrame de la dĂ©portation, en regard de ses tragiques consĂ©quences dâensemble, sur leplan humain, et peut-ĂȘtre de conclure que je me suis un peu trop arrĂȘtĂ© au dĂ©tail. Si jerelĂšve que les transports de France en Allemagne se faisaient Ă cent par wagonsdestinĂ©s Ă recevoir quarante personnes au maximum, et non Ă cent vingt-cinq commelâont prĂ©tendu certains, on observera que cela ne modifie pas sensiblement en mieuxles conditions gĂ©nĂ©rales du voyage. Si je prĂ©cise quâun camp portait le nom deBergen-Belsen et non de Belsen-Bergen, je ne change, Ă coup sĂ»r, rien au sort deceux quâon y internait. Que le mot Kapo soit formĂ© Ă lâaide des initiales de ceux quicomposent lâexpression allemande Konzentrationslager Arbeit Polizei, ou dĂ©rive delâexpression italienne Il Capo, nâa aucune importance en soi. Et les mauvaistraitements, la faim, la torture, etc., quâils aient eu lieu dans un camp ou dans un
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autre, que celui qui les rapporte les ait vus ou non, quâils aient Ă©tĂ© le fait des S.S.,directement ou par la personne interposĂ©e de dĂ©tenus triĂ©s sur le volet, restenttoujours de mauvais traitements.
Jâobserverai Ă mon tour quâun ensemble est composĂ© de dĂ©tails et quâuneerreur de dĂ©tail de bonne ou de mauvaise foi, outre quâelle est de nature Ă fausserlâinterprĂ©tation chez le spectateur, lâamĂšne logiquement Ă douter du tout sâil la [122]dĂ©cĂšle. Ă douter seulement, quand il nây a quâune erreur : sâil y en a plusieurs...
On me comprendra mieux si on veut bien se reporter Ă un fait divers quidĂ©fraya la chronique, il y a quelques annĂ©es. Ă la veille mĂȘme de cette guerre, unĂ©tudiant Ă©tranger, profitant dâun moment dâinattention des gardiens dĂ©roba, auLouvre un tableau de Watteau connu sous le nom de LâIndiffĂ©rent. Quelques joursaprĂšs, il le rapporta ou on le retrouva chez lui, mais il lui avait fait subir une petitemodification : importunĂ© par cette main qui sâĂ©levait dans un geste que tous lesspĂ©cialistes disaient inachevĂ©, soit du fait du MaĂźtre lui-mĂȘme, soit de celui de ladĂ©prĂ©dation, il lâavait appuyĂ©e sur une canne. Cette canne ne changeait rien aupersonnage. Elle sâharmonisait au contraire merveilleusement avec son allure. Maiselle prĂ©cisait le sens de son indiffĂ©rence et modifiait sensiblement lâinterprĂ©tationquâon en pouvait donner dans ses causes ou dans son but. Notamment, on pouvaitsoutenir que cette interprĂ©tation eĂ»t Ă©tĂ© tout autre si, au lieu de la canne, on avait misdans sa main une paire de gants, ou si on en avait nĂ©gligemment laissĂ© tomber unbouquet de fleurs.
En dĂ©pit quâon ne puisse jurer quâĂ lâorigine, si la canne nâavait pas existĂ©effectivement sur le tableau, elle nâavait pas Ă©tĂ© plus que la paire de gants, ou lebouquet de fleurs, dans les intentions de Watteau, on lâeffaça et on remit le tableau Ă sa place. Si on lâavait laissĂ© subsister, personne nâeĂ»t jamais remarquĂ© unedissonance, ni dans le tableau lui-mĂȘme, ni dans lâaspect gĂ©nĂ©ral des galeries depeinture du Louvre. Mais si, au lieu de se borner Ă la correction de LâIndiffĂ©rent,notre Ă©tudiant sâĂ©tait avisĂ© de rĂ©soudre toutes les Ă©nigmes de tous les tableaux, sâilavait placĂ© un loup de velours sur le sourire de la Joconde, des hochets dans lesmains tendues de tous ces petits JĂ©sus qui reposent, Ă©tonnĂ©s, sur les genoux et dansles bras de vierges figĂ©es, des lunettes Ă Erasme ; et... si on avait laissĂ© subsister toutcela, on imagine lâaspect quâeĂ»t pris le Louvre !
Les erreurs quâon peut relever dans les tĂ©moignages des dĂ©portĂ©s sont dumĂȘme ordre que la canne de lâIndiffĂ©rent, ou un masque Ă©ventuel sur le visage de laJoconde : sans modifier sensiblement le tableau des camps, elles ont faussĂ© le sens delâHistoire. En passant de lâune Ă lâautre et en les associant, le dĂ©portĂ© de bonne foi ala mĂȘme impression que sâil parcourait les galeries dâun Louvre dâatrocitĂ©sentiĂšrement revu et corrigĂ©. [123]
Il en sera de mĂȘme du lecteur sâil veut bien, avant de prononcer son jugementsur chacun des textes citĂ©s, se demander, abstraction faite de toutes autres
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considérations, si son auteur pourrait le maintenir intégralement devant un TribunalréguliÚrement constitué et qui serait minutieux par surcroßt.
MĂącon, le 15 mai 1950. [124]
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CHAPITRE II
Les témoins mineurs
Ces tĂ©moins ne racontant que ce quâils ont vu ou prĂ©tendent avoir vu, sanscommenter beaucoup, la critique ne porte, ici, que sur des dĂ©tails souvent petits. Lelecteur mâen excusera : les grandes Ă©nigmes du problĂšme concentrationnaire nepeuvent ĂȘtre abordĂ©es quâavec les tĂ©moins majeurs, mais on ne peut oublier lesautres.
I â FrĂšre Birin
(De son vrai nom : Alfred UNTEREINER)
Publia un rĂ©cit chronologique de son passage Ă Buchenwald et Dora :Titre : 16 mois de bagneParu chez Maillot-Braine Ă Reims, le 20 juin 1946. PrĂ©face dâEmile Bollaert.En prologue, les circonstances qui ont motivĂ© son arrestation et sa dĂ©portation.En appendice, un poĂšme en vers libre de lâAbbĂ© Jean-Paul Renard : « Jâai vu,
jâai vu, et jâai vĂ©cu. »Et, en Ă©pilogue, deux citations comportant, lâune lâattribution de la Croix de
guerre, lâautre la promotion dans lâordre de la LĂ©gion dâhonneur ainsi quâun extraitdu discours prononcĂ© par M. Emile Bollaert, alors commissaire de la RĂ©publique Ă Strasbourg, lors de la remise de cette derniĂšre.
ArrĂȘtĂ© en dĂ©cembre 1943, dĂ©portĂ© Ă Buchenwald le 17 jan[125]vier 1944, Ă Dora le 13 mars suivant. Nous avons fait partie des mĂȘmes convois de dĂ©portation etde transport dâun camp Ă lâautre. Nos numĂ©ros matricules se suivaient dâailleurs debien prĂšs : 43 652 pour lui, 44 364 pour moi.
Nous avons Ă©tĂ© libĂ©rĂ©s ensemble. Mais, Ă lâintĂ©rieur du camp, nos destins ontdivergĂ© : grĂące Ă la connaissance parfaite de la langue allemande quâil tenait de sonorigine alsacienne, il rĂ©ussit Ă se faire affecter comme secrĂ©taire de lâArbeitstatistik1,poste privilĂ©giĂ© par excellence, tandis que je suivais un sort commun que seule lamaladie interrompit.
Comme secrĂ©taire Ă lâArbeitstatistik, il rendit dâinnombrables services Ă unnombre considĂ©rable de dĂ©tenus et particuliĂšrement aux Français. Son dĂ©vouementĂ©tait sans bornes. ImpliquĂ© dans un complot que jâai toujours cru virtuel, il futincarcĂ©rĂ© dans la prison du camp pendant les quatre ou cinq derniers mois de sadĂ©portation.
Enseigne actuellement â sauf erreur â dans les Ă©coles chrĂ©tiennes dâEpernay.
1 Statistique du travail (Bureau de la).
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16 mois de bagne prĂ©tend ĂȘtre une relation fidĂšle. « Je ne veux cependantrelater que ce que jâai vu », Ă©crit lâauteur (page 38). Peut-ĂȘtre, dâailleurs, le croit-iltrĂšs sincĂšrement.
On en va juger.
Le départ en Allemagne (de la gare de CompiÚgne)
« On nous fit entrer dans un wagon « 8 chevaux 40 hommes » mais au nombre de125. » (page 28).
En rĂ©alitĂ©, au dĂ©part du camp de Royallieu, on nous avait rangĂ©s en colonnepar cinq et par paquets de cent, chaque paquet Ă©tant destinĂ© Ă un wagon. Unequinzaine ou une vingtaine de malades avaient Ă©tĂ© amenĂ©s Ă la gare en voiture et ilsbĂ©nĂ©ficiĂšrent dâun wagon complet pour eux seuls. Le dernier paquet de la longuecolonne qui dĂ©fila ce matin-lĂ dans les rues de CompiĂšgne, entre des soldatsallemands armĂ©s jusquâaux dents Ă©tait incomplet. Il comprenait une quarantaine depersonnes qui furent rĂ©parties dans tous les wagons en fin dâembarquement. NoushĂ©ritĂąmes de trois, dans notre wagon, ce qui porta notre nombre Ă cent trois. Je doutequâil y ait eu des raisons spĂ©ciales pour que le [126] wagon dans lequel se trouvait leFrĂšre Birin hĂ©ritĂąt de vingt-cinq. De toutes façons, mĂȘme sâil en avait Ă©tĂ© ainsi, il eĂ»tfallu prĂ©senter honnĂȘtement le fait comme une exception.
LâarrivĂ©e Ă Buchenwald
« Tout arrivant doit passer Ă la dĂ©sinfection. Tout dâabord, Ă la tonte gĂ©nĂ©rale, oĂčdes barbiers improvisĂ©s, ricanants, sâamusent de notre confusion et des entailles dont, parhĂąte ou maladresse, ils lardent leurs patients. Tel un troupeau de moutons privĂ©s de leurtoison, les dĂ©tenus sont prĂ©cipitĂ©s pĂȘle-mĂȘle dans un grand bassin dâeau crĂ©sylĂ©e Ă fortedose. MaculĂ© de sang, souillĂ© dâimmondices, ce bain sert Ă tout le dĂ©tachement. HarcelĂ©espar des matraques, les tĂȘtes sont obligĂ©es de plonger sous lâeau. En fin de chaque sĂ©ance,des noyĂ©s sont retirĂ©s de cet abject bassin ». (page 35)
Le lecteur non prĂ©venu pense immanquablement que ces barbiers improvisĂ©squi ricanent et qui lardent sont des S.S., et que les matraques qui harcĂšlent les tĂȘtessont tenues par les mĂȘmes. Pas du tout, ce sont des dĂ©tenus, Et, les S.S. Ă©tant absentsde cette cĂ©rĂ©monie quâils ne surveillent que de loin, personne ne les oblige Ă secomporter comme ils le font. Mais la prĂ©cision est omise et la responsabilitĂ© serejette dâelle-mĂȘme en totalitĂ© sur les S.S.
Cette confusion que je ne relĂšverai plus est entretenue tout au long du livre parle mĂȘme procĂ©dĂ©.
Le régime du camp
« Lever trÚs matinal, nourriture nettement insuffisante pour douze heures detravail : un litre de soupe, deux cents à deux cent cinquante grammes de pain, vingtgrammes de margarine » (page 40)
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Pourquoi, diable avoir oubliĂ© ou nĂ©gligĂ© de mentionner le demi-litre de cafĂ© dumatin et du soir et la rondelle de saucisson ou la cuillerĂ©e de fromage ou de confiturequi accompagnaient rĂ©guliĂšrement les vingt grammes de margarine ? Le caractĂšredâinsuffisance de la nourriture quotidienne nâen eĂ»t pas Ă©tĂ© moins bien marquĂ© etlâhonnĂȘtetĂ© de lâinformation en eĂ»t moins souffert. [127]
« Depuis mars, douze cents Français dont jâĂ©tais, furent dĂ©signĂ©s pour unedestination inconnue. Avant le dĂ©part, nous reçûmes des habits de forçats, Ă rayuresbleues et blanches : veste et pantalon seulement, qui ne pouvaient nous garantir dufroid. » (page 41)
JâĂ©tais de ce convoi. Tout le monde avait, en outre, une capote. Si cethabillement ne pouvait nous garantir du froid, ce nâĂ©tait pas en raison du nombre despiĂšces qui le composaient, mais parce que ces piĂšces Ă©taient en fibrane.
Ă Dora
« Le camp de Dora commença Ă sâinstaller en novembre 1943 » (page 46)
Le premier convoi y arriva le 28 août 1943, trÚs exactement.
« LĂ , comme Ă Buchenwald les S.S. nous attendaient Ă la descente des wagons.Un chemin sillonnĂ© dâorniĂšres pleines dâeau, conduit au camp. Il fut parcouru au pas decourse. Les nazis, chaussĂ©s de grandes bottes, nous pourchassaient et lĂąchaient leurschiens sur nous Cette corrida dâun nouveau genre se ponctuait de nombreux coups defusils et de hurlements inhumains ». (pages 43-44)
Je nâai pas souvenance que des chiens furent lĂąchĂ©s sur nous, ni que des coupsde fusils aient Ă©tĂ© tirĂ©s. Par contre, je me souviens trĂšs bien que les Kapos et lesLagerschutz1 qui vinrent nous prendre en compte Ă©taient beaucoup plus agressifs etbrutaux que les S.S. qui nous avaient convoyĂ©s.
Avant de passer à des erreurs trÚs graves, je voudrais encore en citer deux quile sont moins, mais qui accusent la légÚreté du témoignage, surtout quand on sait queleur auteur était, de par ses fonctions dans le camp, en possession de la situation deseffectifs, ce qui lui enlÚve toute excuse :
« Je ne citerai que ce bon vieux docteur Mathon surnommé papa Girard. » (page81)
« Pendant dix mois, jâai toujours portĂ© sur moi la Sainte RĂ©serve. Des prĂȘtressâexposant constamment Ă la mort, mâont sans cesse rĂ©approvisionnĂ©. Je doisnom[128]mer ici lâAbbĂ© Bourgeois, le R.P. Renard, trappiste, et ce cher AbbĂ© AmyotdâInville⊠» (page 87)
Dâune part, il y avait Ă Dora un docteur Mathon et un docteur Girard. Lesecond Ă©tait trĂšs vieux et câest lui que nous avions surnommĂ© le bon papa Girard. Delâautre, lâAbbĂ© Bourgeois est mort dans le deuxiĂšme mois aprĂšs son arrivĂ©e Ă Dora,entre le 10 et le 30 avril 1944, avant le dĂ©part dâun transport de malades pour lequelil avait Ă©tĂ© dĂ©signĂ©. Il nâa donc pas pu approvisionner FrĂšre Birin pendant dix mois.
1 Chef de Kommandos et policiers, dĂ©tenus eux-mĂȘmes.
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On pourrait encore ajouter que si les prĂȘtres Ă©taient maltraitĂ©s pour les mĂȘmes raisonsque les autres dĂ©portĂ©s et, en sus, en raison de leur appartenance religieuse, ils nesâexposaient cependant pas Ă la mort, en conservant par devers eux la Sainte RĂ©serve.
Des erreurs graves
« Les femmes S.S. dĂ©signaient aussi leurs victimes et avec plus de cynismeencore que leurs maris. Ce quâelles dĂ©siraient, câĂ©tait de belles peaux humaines,artistement tatouĂ©es. Pour leur complaire, un rassemblement Ă©tait ordonnĂ© sur la place delâAppel, la tenue adamique Ă©tait de rigueur. Puis, ces dames passaient dans les rangs et,comme Ă lâĂ©talage dâune modiste, faisaient leur choix. » (pages 73-74)
Il nâest pas exact que ces choses se soient produites Ă Dora. Il y a eu une affairedâabat-jour en peau humaine tatouĂ©e Ă Buchenwald. Elle figure au dossier dâIlseKoch dite la chienne de Buchenwald. Et, mĂȘme Ă Buchenwald, FrĂšre Birin ne peutavoir assistĂ© au choix des victimes, ainsi que le prĂ©tend sa dĂ©claration, dĂ©jĂ citĂ©e dela page 38, les faits incriminĂ©s Ă©tant antĂ©rieurs Ă notre arrivĂ©e, â si tant est quâils sesoient rĂ©ellement produits.
Il reste quâil donne Ă ce choix des victimes un caractĂšre dâhabitude et degĂ©nĂ©ralisation, et quâil en fait une description dâune remarquable prĂ©cision.Comment ne pas penser que si celui qui a situĂ© le fait Ă Buchenwald sur le vu ducorps du dĂ©lit (les abat-jour en question), lâa fait par le mĂȘme procĂ©dĂ©, lâaccusationqui pĂšse sur Ilse Koch Ă ce propos, est bien fragile ?1. [129]
Pour en finir avec ce sujet, je prĂ©cise quâen fĂ©vrier-mars 1944, la rumeurconcentrationnaire Ă Buchenwald accusait les deux Kapos du Steinbruch2 et duGĂ€rtnerei3 de ce crime, jadis perpĂ©trĂ© par eux avec la complicitĂ© de presque tousleurs collĂšgues. Les deux compĂšres avaient, disait-on, industrialisĂ© la mort desdĂ©tenus tatouĂ©s, dont ils vendaient contre de menues faveurs, les peaux Ă Ilse Koch etĂ dâautres, par lâintermĂ©diaire du Kapo et du S.S. de service au Krematorium.
Mais, la femme du commandant du camp et les autres femmes dâofficiers sepromenaient-elles dans le camp, Ă la recherche de beaux tatouages dont ellesdĂ©signaient elles-mĂȘmes les propriĂ©taires Ă la mort ? Organisait-on des appels dans latenue adamique, pour leur faciliter cette recherche ? Je ne puis ni confirmer niinfirmer. Tout ce que je puis dire, câest que, contrairement Ă ce quâaffirme FrĂšreBirin, cela ne sâest jamais produit Ă Dora, ni Ă Buchenwald, durant notre internementcommun.
« Quand le sabotage semblait certain, la pendaison se faisait plus cruelle. LessuppliciĂ©s Ă©taient enlevĂ©s de terre par la traction dâun treuil Ă©lectrique qui les dĂ©collaitdoucement du sol. Nâayant pas subi la secousse fatale qui assomme le patient et souventlui rompt la nuque, les malheureux passaient par toutes les affres de lâagonie.
Dâautres fois, un crochet de boucher Ă©tait plantĂ© sous la mĂąchoire du condamnĂ©qui Ă©tait suspendu par ce moyen barbare. » (page 76).
1 Si fragile, mĂȘme que la cour dâAssises dâAugsbourg qui eut Ă en connaĂźtre, ne la retint pas
contre lâaccusĂ©e⊠faute de preuves ! (Note pour la 2e Ă©dition).2 La carriĂšre.3 Le jardinage.
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Il est exact quâĂ la fin de la guerre, Ă fin 1944-dĂ©but 1945, les sabotages Ă©taientdevenus si nombreux que les pendaisons se faisaient en groupe. On prit lâhabitudedâexĂ©cuter au tunnel mĂȘme, Ă lâaide dâun palan actionnĂ© par un treuil, et non plusseulement sur la place de lâAppel, avec des bois de justice qui ressemblaient Ă ceuxdâun terrain de football. Le 8 mars 1945, dix-neuf patients ont Ă©tĂ© pendus de cettefaçon, et le Dimanche des Rameaux, cinquante-sept â le Dimanche des Rameaux, Ă huit jours de la LibĂ©ration, alors que nous avions dĂ©jĂ entendu le canon alliĂ© toutproche et que lâissue de la guerre ne pouvait plus faire de doute pour les S.S. !
Mais lâhistoire du crochet de boucher, qui a Ă©tĂ© racontĂ©e pour Buchenwald, oĂčon a retrouvĂ© lâinstrument au four [130] crĂ©matoire, a bien des chances dâĂȘtre fausseen ce qui concerne Dora. En tout cas, je nâen avais jamais entendu parler sur les lieuxmĂȘmes et elle ne cadre pas avec les mĆurs habituelles du camp.
« Sur lâinstigation du fameux OberscharfĂŒhrer Sanders, S.S. avec lequel jâeusaffaire, dâautres modes dâexĂ©cution furent employĂ©s pour les saboteurs.
Les malheureux Ă©taient condamnĂ©s Ă creuser dâĂ©troits fossĂ©s, oĂč leurs camaradesĂ©taient contraints de les enterrer jusquâau cou. Ils restaient abandonnĂ©s dans cette positionpendant un certain temps. Ensuite, un S.S. armĂ© dâune hache Ă long manche, coupait lestĂȘtes.
Mais le sadisme de certains S.S. leur fit trouver un genre de mort plus cruel. Ilsordonnaient aux autres dĂ©tenus de passer avec des brouettes de sable sur ces pauvrestĂȘtes. Je suis encore obsĂ©dĂ© par ces regards que, etc. » (page 77)
Ceci non plus, ne sâest jamais produit Ă Dora. Mais lâhistoire mâa Ă©tĂ© racontĂ©eĂ peu prĂšs dans les mĂȘmes termes, au camp mĂȘme, par des dĂ©tenus venus entransport de divers camps et qui prĂ©tendaient tous avoir assistĂ© Ă la scĂšne :Mathausen, Birkenau, Flossenburg, Neuengamme, etc. De retour en France, je lâairetrouvĂ©e chez divers auteurs : il nây avait pas intĂ©rĂȘt Ă la faire figurer, dans untĂ©moignage Ă©crit, au compte dâun camp oĂč elle ne sâest pas produite. Prenant unauteur en flagrant dĂ©lit dâerreur, lâopinion française en doute pour tous les camps etlâopinion allemande tire argument du mensonge.
Le destin des déportés
« Comme GeheimnistrĂ€ger (porteurs du secret des V1 et V2) nous nous savionscondamnĂ©s Ă mort et destinĂ©s Ă ĂȘtre massacrĂ©s Ă lâapproche des AlliĂ©s. » (page 97)
Ici, il ne sâagit pas dâun fait, mais dâun argument. Il a Ă©tĂ© utilisĂ© par tous lesauteurs de tĂ©moignages, jusques et y compris LĂ©on Blum dans Le Dernier Mois . Il atrouvĂ© quelque apparence de justification dans les noyades de la Baltique, desdĂ©portĂ©s ayant Ă©tĂ©, peu de temps avant la LibĂ©ration, chargĂ©s sur des bateaux quiprirent la mer et quâon coula [131] de la rives1, ainsi que dans une dĂ©claration du
1 Voir Avant-Propos de lâauteur pour la 2e Ă©dition, p. 242, thĂšse de M. Sabille et note 13. Sur
les noyades de la Baltique elles-mĂȘmes, la thĂšse actuellement admise par le monde entier est quelâArcona, navire qui transportait des dĂ©portĂ©s en SuĂšde a Ă©tĂ© coulĂ© par les forces aĂ©ro-navales alliĂ©esqui attaquĂšrent le convoi sans connaĂźtre sa nature. La riposte des batteries cĂŽtiĂšres allemandes deD.C.A. serait Ă lâorigine de la confusion, les tĂ©moins horrifiĂ©s ayant cru quâelles tiraient sur lâArconaalors quâelles tiraient sur les avions alliĂ©s.
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docteur S.S. de Dora qui affirma lâexistence dâordres secrets dans ce sens et qui eneut la vie sauve.
Le problĂšme posĂ© est de savoir si les noyades de la Baltique sont un fait isolĂ©dĂ» Ă des initiatives trop zĂ©lĂ©es de subalternes en derniĂšre heure, ou si elles faisaientpartie dâun plan de massacre gĂ©nĂ©ral Ă©laborĂ© dans les services du ReichsfĂŒhrer S.S.Himmler, chef du dĂ©partement de la Police. Ă ma connaissance, il ne semble pas quedes textes aient existĂ© en faveur de la seconde hypothĂšse et lâhistorien peutsoupçonner le docteur S.S. de Dora de nâavoir fait cette dĂ©claration que pour avoir lavie sauve1.
En tout Ă©tat de cause, les GeheimnistrĂ€ger de Dora nâont pas Ă©tĂ© massacrĂ©s. Leconvoi dans lequel se trouvait LĂ©on Blum non plus. On peut toujours dire que sâil ena Ă©tĂ© ainsi Ă peu prĂšs partout ailleurs que sur la Baltique, câest uniquement parce quedans la bousculade de la dĂ©bĂącle allemande, les S.S. nâont eu ni le temps, ni lesmoyens de mettre leurs sinistres projets Ă exĂ©cution.
Mais le raisonnement est gratuit.Dâautant quâen ce qui concerne les noyades de la Baltique elles-mĂȘmes, la
thĂšse allemande (cf. note 6) paraĂźt aussi plausible que la thĂšse française, lâaccueil quelui a fait le monde entier en fait foi.
II â AbbĂ© Jean-Paul Renard
DĂ©portĂ© sous le numĂ©ro matricule 39.727. A prĂ©cĂ©dĂ© FrĂšre Birin et moi-mĂȘmede quelques semaines Ă Buchenwald, puis Ă Dora oĂč nous lâavons retrouvĂ©.
Publia un recueil de poĂšmes inspirĂ©s dâun mysticisme parfois Ă©mouvant, sousle titre ChaĂźnes et LumiĂšres. Ces poĂšmes constituent une suite de rĂ©actionsspirituelles bien plus quâun essai de tĂ©moignage objectif.
Lâun dâeux, cependant, Ă©numĂšre des faits : Jâai vu, jâai vu [132] et jâai vĂ©cuâŠFrĂšre Birin le publie en appendice de son propre tĂ©moignage, ainsi que je le dis parailleurs.
On y peut lire :
« Jâai vu rentrer aux douches mille et mille personnes sur qui se dĂ©versaient, enguise de liquide, des gaz asphyxiants.
Jâai vu piquer au cĆur les inaptes au travail ».
En rĂ©alitĂ©, lâAbbĂ© Jean-Paul Renard nâa rien vu de tout cela, puisque leschambres Ă gaz nâexistaient ni Ă Buchenwald, ni Ă Dora. Quant Ă la piqĂ»re qui ne sepratiquait pas non plus Ă Dora, elle ne se pratiquait plus Ă Buchenwald au moment oĂčil y est passĂ©.
Comme je lui en faisais la remarque au dĂ©but de 1947, il me rĂ©pondit :â Dâaccord, mais ce nâest quâune tournure littĂ©raire et, puisque ces choses ont
quand mĂȘme existĂ© quelque part, ceci nâa guĂšre dâimportance.Je trouvai le raisonnement dĂ©licieux. Sur le moment, je nâosai pas rĂ©torquer
que la bataille de Fontenoy Ă©tait, elle aussi, une rĂ©alitĂ© historique, mais que ce nâĂ©tait
1 Voir note 6
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pas une raison pour dire, mĂȘme en « tournure littĂ©raire », quâil y avait assistĂ©. Ni que,si vingt-huit mille rescapĂ©s des camps nazis se mettaient Ă prĂ©tendre quâils avaientassistĂ© Ă toutes les horreurs retenues par tous les tĂ©moignages, les camps prendraient,aux yeux de lâHistoire, un tout autre aspect que si chacun dâeux se bornait Ă direseulement ce quâil avait vu. Ni non plus quâil y avait intĂ©rĂȘt Ă ce quâaucun dâentrenous ne fĂ»t pris en flagrant dĂ©lit de mensonge ou dâexagĂ©ration.
Par la suite, en juillet 1947, Jâai vu, jâai vu et jâai vĂ©cu⊠parut dans ChaĂźnes etLumiĂšres. Jâeus la satisfaction de constater que, si lâauteur avait laissĂ© subsisterintĂ©gralement son tĂ©moignage sur la piqĂ»re, il y avait cependant honnĂȘtement affectĂ©,celui qui concerne les chambres Ă gaz dâun renvoi qui en reportait la responsabilitĂ©sur un autre dĂ©portĂ©.
III â AbbĂ© Robert Ploton
Ătait curĂ© de la NativitĂ©, Ă Saint-Etienne. Actuellement curĂ© de Firminy. [133]DĂ©portĂ© Ă Buchenwald sous le numĂ©ro matricule 44.015, en janvier 1944, dans
le mĂȘme convoi que moi. Nous Ă©chouĂąmes ensemble au Block 48, que nousquittĂąmes, ensemble aussi, pour Dora.
Publia De Montluc Ă Dora, en mars 1946, Ă St-Etienne, chez Durnas.TĂ©moignage sans prĂ©tention qui tient en 90 pages. LâAbbĂ© Robert Ploton dit
les faits simplement, comme il les a vus, sans rien approfondir et souvent sans secontrĂŽler. Manifestement, il est de bonne foi, et sâil pĂšche, câest par uneprĂ©disposition naturelle au superficiel, aggravĂ©e de lâempressement quâil mit Ă conterses souvenirs.
Au moment de la dĂ©bĂącle allemande, il fut dirigĂ© sur Bergen-Belsen : il Ă©critBelsen-Bergen, tout au long du chapitre qui relate lâĂ©vĂ©nement, ce qui fait quâon nepeut mĂȘme pas penser Ă une erreur typographique.
Au Block 48, Ă Buchenwald, il a entendu dire que :
« Nous sommes sous les ordres dâun dĂ©tenu allemand, ex-dĂ©putĂ© communiste auReichstag » (page 26)
et il lâa admis. En rĂ©alitĂ©, ce chef de Block, Erich, nâĂ©tait que le fils dâundĂ©putĂ© communiste.
Pour ce qui est de la nourriture, câest dans les mĂȘmes conditions, sans doute,quâil Ă©crit :
« En principe, le menu quotidien comportait un litre de soupe, 400 grammes dâunpain trĂšs dense, 20 grammes de margarine tirĂ©e de la houille et un dessert variable : tantĂŽtune cuillerĂ©e de confiture, tantĂŽt fromage blanc, ou encore un ersatz de saucisson. »(Pages 63-64)
Tant de gens ont dit que la margarine Ă©tait tirĂ©e de la houille, tant de journauxlâont Ă©crit sans ĂȘtre dĂ©mentis, que la question ne se posait plus de lâorigine exacte dece produit. AprĂšs tout, Louis Martin-Chauffier a fait mieux qui Ă©crivait :
« Il semble que rien ne leur plaise (aux S.S.) qui ne soit artificiel : et la margarinequâils nous distribuaient chichement prenait pour eux toute sa saveur dâĂȘtre un produit tirĂ©
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de la houille. (La boĂźte en carton portait : « Garanti sans matiĂšre grasse »). » LâHomme etla BĂȘte (page 95)
Si lâAbbĂ© Ploton entreprend de parler de lâĂ©cussonnage des dĂ©tenus, il trouvehuit catĂ©gories sans se rendre compte quâil y en a effectivement une trentaine, et quâilest incomplet. [134]
Sâil parle du rĂ©gime du camp, il Ă©crit :
« Un des moyens les plus efficaces et les plus ignobles de dégradation morale,inspiré des consignes de Mein Kampf est de confier à quelques détenus choisis de façonpresque exclusive parmi les Allemands, la police du camp. » (page 28)
car il ne sait pas que ce procĂ©dĂ© ignoble est utilisĂ©, prĂ©cisĂ©ment parce quâil estefficace, dans toutes les prisons du monde, et quâil lâĂ©tait bien avant que HitlerĂ©crivĂźt Mein Kampf1. Est-il besoin de rappeler que le Dante nâavait rien vu, dâAlbertLondres, fixe la part de la France dans son application Ă ses prisons et a ses bagnes ?
Pour la longueur des appels qui a frappĂ© tous les dĂ©tenus, voici lâexplicationquâil en donne :
« Nous attendons que les chiffres soient vĂ©rifiĂ©s, besogne laborieuse dont la durĂ©edĂ©pend de lâhumeur du S.S. Rapport-FĂŒhrer ». (page 59)
Or, la longueur des appels, si elle dĂ©pendait de lâhumeur du Rapport-FĂŒhrerS.S., dĂ©pendait aussi des capacitĂ©s des gens chargĂ©s dâĂ©tablir chaque jour la situationdes effectifs. Parmi eux, il y avait les S.S. qui savaient gĂ©nĂ©ralement compter, mais ily avait aussi et surtout les dĂ©tenus illettrĂ©s ou quasi, qui nâĂ©taient devenus secrĂ©tairesou comptables Ă lâArbeitstatistik que par faveur. Il ne faut pas oublier que lâemploide chaque dĂ©tenu dans un camp de concentration Ă©tait dĂ©terminĂ© par son entregent etnon par ses capacitĂ©s. Ă Dora, comme partout, il se trouvait que les maçons Ă©taientcomptables, les comptables maçons ou charpentiers, les charrons mĂ©decins ouchirurgiens, et il pouvait mĂȘme arriver quâun mĂ©decin ou un chirurgien fussentajusteurs, Ă©lectriciens ou terrassiers2.
Pour la piqĂ»re, lâAbbĂ© Robert Ploton se range Ă lâopinion commune :
« Cependant lâinfirmerie avait dĂ» sâĂ©tendre et multiplier ses baraques Ă flanc decolline. Les tuberculeux incurables y terminaient leur pauvre existence sous lâeffet dâunepiqĂ»re euthanasique. » (page 67)
[135]ce qui est faux3.
Ă ces remarques prĂšs, ce tĂ©moin improvisĂ© nâest pas obnubilĂ© par la maniedâexagĂ©rer. Il est seulement Ă©crasĂ© par une expĂ©rience qui le dĂ©passe. Et lesinexactitudes dont il sâest rendu coupable ne sont que de moindre grandeur en
1 Voir en Appendice à ce chapitre : « La discipline à la Maison centrale de Riom », en 1939,
par Pierre Bernard qui y fut interné et Dans les prisons de la « Libération », un témoignagecommuniqué par A. Paraz.
2 Cf. 1e partie page 64 et ci-dessus.3 Voir page 133.
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comparaison de celles de FrÚre Birin : elles portent beaucoup moins à conséquenceaussi.
Le souci de lâobjectivitĂ© obligeait cependant Ă les noter.[136]
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APPENDICE AU CHAPITRE II
La discipline Ă la Maison Centrale de Riom en 1939
« Trois Ă©lĂ©ments notables doivent ĂȘtre retenus quant aux moyens de discipline.Le premier est lâinstitution dâune hiĂ©rarchie intĂ©rieure de prisonniers qui
concourent avec les gardiens au maintien du bon ordre. Jâai entendu souvent des Françaissâindigner de lâinstitution, dans les bagnes nazis, de ces auxiliaires bĂ©nĂ©voles des gardes-chiourmes : ce sont les mĂȘmes qui ne peuvent admettre que des Allemands ignoraient cequi se passait sur leur sol, et qui ne savent pas ce qui se passe en France. Aux kapos, auxschreibers, aux vorarbeiters, aux stubendiensts, etc., il y a pourtant des prĂ©cĂ©dents. Lescomptables dâatelier, les contremaĂźtres (encore quâil en existe aussi de civils), toutelâadministration, sont pris parmi les dĂ©tenus, et jouissent Ă©videmment de certainsavantages. Il faut mettre Ă part les prĂ©vĂŽts, explicitement chargĂ©s de maintenir lâordre.Cela va du prĂ©vĂŽt du dortoir, qui a prĂšs de son lit un bouton dâappel alertant les gardienslorsquâil se passe quelque chose dâanormal (fumĂ©e, lecture, conversations, etc.), et quiheureusement en use peu â jusquâau bourreau officiel, le prĂ©vĂŽt du Quartier.
II me faut dire maintenant ce quâest le Quartier fort : la prison spĂ©ciale delâintĂ©rieur de la prison, et en fait le lieu de torture (jâaffirme que le mot nâest pas exagĂ©rĂ©).Ce deuxiĂšme Ă©lĂ©ment de la discipline comporte, comme « lâEnfer » de Dante, des cerclesdivers. Cela part de la salle de discipline, oĂč en principe, on se contente de faire marcherles condamnĂ©s en rond avec de trĂšs brĂšves pauses, Ă un rythme soutenu par une rationspĂ©ciale Ă lâentraĂźneur â alors que les diminutions de nourriture sont la rĂšgle pour lesautres : en fait, les coups pleuvent. Jâai eu la chance dây Ă©chapper moi-mĂȘme, maisjâaffirme avoir vu frĂ©quemment les pauvres bougres revenir de la « Salle » avec des [137]traces apparentes de coups rĂ©cents. Cela va jusquâĂ la cellule â en principe jusquâĂ 90jours consĂ©cutifs, pratiquement Ă©quivalents Ă la peine de mort â Avec une gamelle desoupe tous les quatre jours, et des raffinements de cruautĂ© qui rĂ©pugnent Ă lâexpression.Jâaffirme en particulier que la torture dite de la « camisole », camisole de force rĂ©unissantles bras derriĂšre le dos, et trĂšs souvent ramenĂ©s ensuite vers le cou a Ă©tĂ© frĂ©quemmentappliquĂ©e. Jâaffirme, pour avoir rĂ©uni des tĂ©moignages concordants sans nombre quecertains gardiens â aidĂ©s particuliĂšrement par le prĂ©vĂŽt â frappent avec diversinstruments, y compris le tisonnier, et parfois jusquâĂ ce que mort sâensuive. Jâaffirmeque les nazis nâont apportĂ© que des perfectionnements de dĂ©tail Ă lâart de tuer lentementles hommes.
Or, et câest le troisiĂšme instrument de la discipline, ces condamnations« accessoires », qui vont parfois jusquâĂ la peine de mort implicite, ne sont pasprononcĂ©es par les tribunaux instituĂ©s par la loi, mais par une juridiction quâĂ maconnaissance elle ignore, le PrĂ©toire. Câest un tribunal interne Ă la prison, prĂ©sidĂ© par ledirecteur, lequel est assistĂ© du sous-directeur, (en argot pĂ©nitentiaire, le sous-mac) et legardien-chef faisant fonction de greffier. Pas de plaidoirie, pas de dĂ©fense, une accusationparfois inintelligible, pas de rĂ©ponse sinon le rituel « Merci, Monsieur le Directeur » quisuit la condamnation. Jâai pu, pour ma part, mâen tirer toujours avec une simple amende,rĂ©duisant seulement le droit dâachat Ă la cantine ; les ressources sont limitĂ©es au salaire,ou plutĂŽt Ă une part disponible, trĂšs faible, et Ă un secours extĂ©rieur extrĂȘmement rĂ©duitalors ; en ce temps il nây avait aucun colis autre que de linge de corps. Mais lescondamnations sĂ©vĂšres pleuvent, mĂȘme pour simple inexĂ©cution de la tĂąche imposĂ©e. »(Pierre Bernard, RĂ©volution prolĂ©tarienne, juin 1949)
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Dans les prisons de la « libération »
« Tous les Français ont voulu ceci, disent nos « patriotes » ».Ădouard Gentez, imprimeur Ă Courbevoie, condamnĂ© en juillet 46, non comme
criminel, mais comme [138] imprimeur, est transfĂ©rĂ© de Fresnes Ă Fontevrault enseptembre 46. Ă la suite de coups, de privations et de froid, il a contractĂ© un point depleurite, ce qui lâa fait rayer de la liste du transfert pour Fontevrault.
Une heure avant le dĂ©part, les condamnĂ©s de la S.P.A.C. qui Ă©taient sur cette listeen sont rayĂ©s sur ordre ; on a encore besoin dâeux. On les remplace et Gentez est parmiles nouveaux inscrits.
ArrivĂ© Ă la Centrale, deux heures et demie debout en plein soleil, puis huit joursenfermĂ© dans un trou appelĂ© mitard ; aprĂšs ce dĂ©lai, Gentez est admis Ă lâinfirmerie oĂčrĂšgne en maĂźtre un boucher assassin, Ange Soleil, mulĂątre qui avait dĂ©coupĂ© et emmurĂ© samaĂźtresse, ce qui le prĂ©parait aux fonctions de prĂ©vĂŽt-infirmier-docteur de prison, bienplus puissant que le jeune mĂ©decin civil, un pommadin, nommĂ© Gaultier ou Gautier.
Soleil admettait Ă lâinfirmerie les malades sâils partageaient avec lui les deux tiersde leurs colis et renvoyait ceux dont les colis Ă©taient les plus petits, par une rĂšgleextrĂȘmement claire et simple.
Gentez, nâayant ni colis ni mandat, ne peut payer et, malgrĂ© la gravitĂ© de samaladie, est mutĂ© aux « inoccupĂ©s », astreints Ă trois quarts dâheure de marche rapide,coupĂ©e dâun quart dâheure de repos, du matin au soir, tous les jours, y compris ledimanche.
Gentez, trop faible, est dispensĂ© de cette torture, mais nâest pas pour cela autorisĂ©Ă se coucher ni mĂȘme Ă sâasseoir ; il doit rester, durant la marche, debout, immobile, lesmains derriĂšre le dos, sans pardessus.
Le froid aggravant sa pleurite, Gentez va chaque semaine Ă la visite oĂč on luiremet de lâaspirine, de lâhuile foie de morue, et oĂč on lui pose des ventouses sans jamaislâadmettre Ă lâinfirmerie.
Il se plaint sans cesse au long de la nuit. Les deux docteurs dĂ©tenus, le chirurgienPerribert et le docteur Lejeune, lâauscultent le samedi matin, lui dĂ©couvrant une broncho-pneumonie double.
Gentez Ă©tant tombĂ© dans la cour, lâinfirmier alertĂ© va chercher Ange Soleil qui semet Ă hurler, le traite de simulateur et le fait jeter au cachot, ainsi que le docteur Perribert,coupable dâavoir auscultĂ© sans autorisation.
Gentez est mis à nu pour la fouille et jeté en cellule par 15· au-dessous de zéro. Ilfrappe toute la nuit pour appeler, personne ne vient. Le lendemain 14 jan[139]vier 1947,on le trouve mort.
On le transporte, enfin, Ă lâinfirmerie oĂč on le dĂ©clare mort en cet endroit dâunecrise cardiaque. On lâenterre sous un simple numĂ©ro : 3479.
Mais il y a un tĂ©moin gĂȘnant, le fils Gentez que jâai connu en prison et aux cĂŽtĂ©sduquel jâai vĂ©cu les pĂ©ripĂ©ties de ce sombre drame. Il obtint une enquĂȘte. Celle-ci futcorrecte. Ange Soleil fut transfĂ©rĂ© Ă Fresnes, mais a Ă©tĂ© libĂ©rĂ© par suite des mesuresdâamnistie (sic). Les directeurs Dufour, VessiĂšres et Guillonet ont Ă©tĂ© dĂ©placĂ©s.
André Marie avait promis de ramener la peine du fils Gentez à trois ans, à la suitede cette tragique affaire. Il y a de cela plus de trois ans et, si je suis bien renseigné il esttoujours enfermé ». Signé : Benoßt C.
« Ceci est extrait dâune lettre qui mâest adressĂ©e de la prison dâX quelque part enFrance. (Ma discrĂ©tion sâexplique par le souci que jâai de ne pas exposer son auteur Ă lajurisprudence dont il est question dans le document prĂ©cĂ©dent).
BenoĂźt C. nâa pas lu Valsez, saucisses, quâil ne connaĂźt pas, mais Vertiges.Il me renseigne sur la proportion (10%) des assistantes sociales qui glougloutent
â point ne le dis pour le leur reprocher â et me narre sans trop sâen plaindre les
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curieuses maniĂšres de certains « messieurs de lâĆuvre de Saint-Vincent-de-Paul, auxdoigts chargĂ©s de chevaliĂšres ».
Ce tĂ©moignage, venant dâun obsĂ©dĂ© du sexe et nullement de la politique, nâen estque plus concluant. » (CommuniquĂ© par Albert Paraz.)
Ă Poissy
« En fĂ©vrier 1946, le crĂąne rasĂ©, en sabots et droguet, Henri BĂ©raud se retrouve Ă lâatelier 14, au second Ă©tage de la maison centrale de Poissy. Sous lâĆil dâun surveillantqui doit faire respecter « la loi du silence », une loi qui pĂšse sur la prison nuit et jour, ilconfectionne des Ă©tiquettes avec nĆud amĂ©ricain ou fil de fer torsadĂ©, moyennant 0,95 Fle mille.
StupiditĂ© pĂ©nitentiaire : le chef de la table est un cambrioleur professionnel qui asous ses ordres outre [140] BĂ©raud, le gĂ©nĂ©ral Pinsard, un colonel, deux prĂ©sidents deCour, un avocat gĂ©nĂ©ral, le rĂ©dacteur en chef du Journal de Rouen, un professeurdâuniversitĂ© et des journalistes parisiens.
Dans son livre Je sors du bagne, lâun de ses compagnons de dĂ©tention Ă Poissy,comme Ă lâĂźle de RĂ©, relĂšve les gains du forçat BĂ©raud pendant le mois dâavril 1945 :Main dâĆuvre : 15 F. PrĂ©lĂšvement de lâadministration pĂ©nitentiaire : 12 F. Reste : 3 F.Mise en rĂ©serve 1 F 50. Disponible pour le dĂ©tenu =1 F 50.
II sâagit dâun travail de plus de sept heures par jour » (La Bataille, 21 septembre1949.)
Allemands prisonniers en France
La Rochelle, 18 octobre 1948. â Instruit de faits scandaleux dont sâĂ©tait renducoupable lâancien officier Max-Georges Roux, 36 ans, qui fut adjoint au commandant ducamp de prisonniers allemands de ChĂątelaillon-Plage, le juge dâinstruction de LaRochelle en a saisi le tribunal militaire de Bordeaux ou Roux a Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©. Lâancienofficier purge actuellement une peine de 18 mois de prison, qui lui fut infligĂ©e en aoĂ»tdernier Ă La Rochelle, pour abus de confiance et escroqueries au prĂ©judice de diversesassociations1.
Infiniment plus graves sont les dĂ©lits commis par Roux au camp de prisonniers. Ilsâagit de crimes authentiques et dâune telle ampleur quâil apparaĂźt difficile que Roux enporte seul la responsabilitĂ© devant les juges. Ă ChĂątelaillon, lâignoble personnage avaitfait notamment dĂ©vĂȘtir plusieurs P.G. et les avait battus Ă coups de cravache plombĂ©e.Deux des malheureux succombĂšrent Ă ces sĂ©ances de knout.
Un tĂ©moignage accablant est celui du mĂ©decin allemand Clauss Steen, qui futinternĂ© Ă ChĂątelaillon. InterrogĂ© Ă Kiel, oĂč il habite, M. Steen a dĂ©clarĂ© que, de mai Ă septembre 1945, il avait constatĂ© au camp de P.G. les dĂ©cĂšs de cinquante de sescompatriotes. Leur mort avait Ă©tĂ© provoquĂ©e par une alimentation insuffisante, par destravaux pĂ©nibles et par la crainte perpĂ©tuelle dans laquelle les malheureux vivaient dâĂȘtretorturĂ©s. [141]
Le rĂ©gime alimentaire du camp, qui Ă©tait placĂ© sous les ordres du commandantTexier, consistait, en effet, en une assiette de soupe claire, avec un peu de pain. Le restedes rations allait au marchĂ© noir. II y eut une pĂ©riode oĂč le pourcentage des dysentĂ©riquesatteignit 80 p. 100.
1 Actuellement, ce Roux est un haut fonctionnaire de lâAdministration dans le Sud-Est de la
France. En récompense de ces hauts faits, sans doute ( !).
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Texier et Roux, avec leurs subordonnés, procédaient, en outre, à des fouilles surleurs prisonniers, leur enlevant tous leurs objets de valeur. On évalue à cent millions lemontant des vols et des bénéfices effectués par les gangsters à galons, qui avaient si bienorganisé leur affaire que les billets de banque et les bijoux étaient envoyés directement enBelgique, par automobile.
On veut espĂ©rer quâavec Roux les autres coupables seront bientĂŽt incarcĂ©rĂ©s aufort du HĂą et quâune sanction exemplaire sera prise contre ces vĂ©ritables criminels deguerre. (Les Journaux, 19 octobre 1948).
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CHAPITRE III
Louis Martin-Chauffier
Il est intermĂ©diaire entre les tĂ©moins mineurs quâil dĂ©passe en essayant dedominer ou tout au moins dâexpliquer doctement les Ă©vĂ©nements quâil a vĂ©cus, et lesgrands tĂ©nors comme David Rousset dont il nâa pas la puissance dâanalyse ou commeEugen Kogon, dont il nâa ni la prĂ©cision, ni la minutie. Ă ce titre, et compte tenu dela place quâil occupe dans la littĂ©rature et le journalisme dâaprĂšs-guerre, il ne pouvaitĂȘtre classĂ© ni dans les premiers, ni dans les seconds. Câest un littĂ©rateur de mĂ©tier.
Il appartient Ă cette catĂ©gorie dâauteurs quâon dit engagĂ©s. Il sâengage, mais ilse dĂ©gage aussi souvent â pour se rĂ©engager, car lâengagement est chez lui uneseconde nature. On lâa connu communisant â sur le tard â il est maintenantanticommuniste. Probablement, dâailleurs, pour les mĂȘmes raisons et dans les mĂȘmescirconstances : la mode.
Il ne pouvait pas ne pas tĂ©moigner sur les camps de concentration. Dâabordparce que sa raison sociale est dâĂ©crire. Ensuite, parce quâil avait besoin de se donnerĂ lui-mĂȘme une explication de lâĂ©vĂ©nement qui lâavait frappĂ©. Il en a fait profiter lesautres. Sans doute ne sâest-il pas aperçu quâil disait comme tout le monde, Ă la façonde sâexprimer prĂšs.
Titre du tĂ©moignage : LâHomme et la BĂȘte, 1948, chez Gallimard.OriginalitĂ© : A vu les boĂźtes de carton qui contenaient la margarine â tirĂ©e de
la houille, bien entendu â quâon nous distribuait, affublĂ©es de la mention : « Garantisans matiĂšre grasse » (Page 95, DĂ©jĂ citĂ©).
TĂ©moignage qui est un long raisonnement par rĂ©fĂ©rence Ă des faits que lâauteurcaractĂ©rise antĂ©rieurement Ă toute rĂ©flexion morale ou autre. [143]
Type de raisonnement
Avant dâĂȘtre dĂ©portĂ© Ă Neuengamme, Louis Martin-Chauffier a sĂ©journĂ© Ă CompiĂšgne-Royallieu ; il y a connu le capitaine Douce, qui Ă©tait alors doyen ducamp. Voici le jugement quâil porte sur lui :
« M. le Capitaine Douce, « doyen » du camp et zĂ©lĂ© serviteur de ceux qui luiavaient confiĂ© cette place de choix, juchĂ© sur une table, faisait son compte Ă haute voix,en fumant sans arrĂȘt des cigarettes qui nous avaient Ă©tĂ© refusĂ©es contre le rĂšglement. »(Page 51)
Ă Neuengamme, il a connu AndrĂ© qui Ă©tait un des premiers personnages ducamp, fonctionnaire dâautoritĂ© choisi par les S.S. parmi les dĂ©tenus. Voici le portraitquâil en fait :
« Ătroitement surveillĂ© par les S.S., espĂšce des plus mĂ©fiantes, il Ă©tait, pourpouvoir tenir le rĂŽle quâil avait choisi, et non sans peine, obtenu de jouer, contraint de
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parler rude aux dĂ©tenus, de se montrer brutal en paroles, insensible, inflexible. Il savaitque la moindre faiblesse entraĂźnerait une dĂ©nonciation et son renvoi immĂ©diat. La plupartse laissaient prendre Ă ses façons, le croyaient complice des S.S., leur crĂ©ature, notreennemi. Comme il Ă©tait responsable des dĂ©parts et des attributions de postes, on luiimputait Ă charge tous ceux quâil envoyait aux Kommandos, avec une indiffĂ©renceapparente, sans tenir compte des priĂšres, des plaintes, des rĂ©criminations Quant un millierde dĂ©portĂ©s devaient partir en Kommandos et que 990 seulement Ă©taient enfournĂ©s dansdes wagons Ă bestiaux, on ne se reprĂ©sentait pas toutes les ruses quâavait employĂ©esAndrĂ©, tous les risques quâil avait courus, pour soustraire dix hommes Ă une mortprobable Il se savait gĂ©nĂ©ralement dĂ©testĂ© ou suspect. Il avait choisi de lâĂȘtre, prĂ©fĂ©rant leservice rendu Ă lâestime
Tel que jâai vu AndrĂ©, il acceptait dâune Ăąme Ă©gale la cordialitĂ© menaçante desS.S., la servilitĂ© complice des Kapos et des chefs de block, lâhostilitĂ© de la masse. Je croisquâil avait surmontĂ© lâhumiliation, remplacĂ© sa propre vertu par une sorte de puretĂ©glacĂ©e, Ă©trangĂšre Ă lui-mĂȘme. Il avait renoncĂ© Ă son ĂȘtre, en faveur dâun [144] devoir qui,Ă ses yeux, mĂ©ritait cette soumission. » (Pages 167-168-169)
Ainsi, de deux hommes qui remplissent les mĂȘmes fonctions, lâun a droit Ă lasĂ©vĂ©ritĂ© laconique et au mĂ©pris de lâauteur, tandis que lâautre bĂ©nĂ©ficie, nonseulement de son indulgence approbative, mais encore de son admiration. Si onapprofondit, on apprend, Ă la lecture de lâouvrage, que le second a rendu un serviceapprĂ©ciable Ă Martin-Chauffier, dans une circonstance qui mettait sa vie en danger.Je nâai pas connu le capitaine Douce Ă CompiĂšgne, mais il est fort probable que, parrapport Ă AndrĂ©, son seul tort est de nâavoir pas su choisir les gens auxquels il rendaitdes services â car il avait certainement, lui aussi, ses clients et dâavoir desconnaissances littĂ©raires trop limitĂ©es pour savoir quâil y avait, dans son doyennĂ©, uncertain nombre de Martin-Chauffier et Martin-Chauffier lui-mĂȘme.
Il nâest dâailleurs pas superflu dâajouter que ce raisonnement postule :
« Jâai toujours admirĂ©, avec un peu dâeffroi et quelque rĂ©pulsion, CEUX qui, pourle service de leur patrie ou dâune cause quâils estiment juste, choisissent toutes lesconsĂ©quences de la duplicitĂ© : ou la dĂ©fiance mĂ©prisante de lâadversaire qui les emploie,ou sa confiance SâIL LES abuse ; et le dĂ©goĂ»t de ses compagnons de combat, qui voienten LUI un traĂźtre ; et la camaraderie abjecte des traĂźtres authentiques ou des simplesvendus qui, LE voyant attachĂ© Ă la mĂȘme besogne, LE considĂšrent comme LâUN desleurs. Il y faut un renoncement Ă soi-mĂȘme qui me dĂ©passe, un artifice qui me confond etme rebrousse. »1 (Page 168)
On se demande ce que les avocats de PĂ©tain attendent pour prendre texte de cetargument qui tient toute sa saveur [145] dâĂȘtre nĂ© sous la plume dâun des plus beaux
1 Cette citation nâest pas tronquĂ©e, en dĂ©pit de la faute de syntaxe qui le pourrait faire croire et
que mettent en Ă©vidence les mots soulignĂ©s. Dans Le Droit de vivre, du 15 dĂ©cembre 1950, M. Martin-Chauffier a prĂ©tendu en ces termes que ce texte Ă©tait correctement Ă©crit : « Inutile dâajouter que lafaute de syntaxe nâexiste pas â un mensonge de plus â mais quâun point et Virgule, glissĂ© par M.Rassinier en place des deux points que jâavais mis peuvent abuser ceux qui ne sont pas trĂšs sĂ»rs deleur grammaire ». Car, M. Martin-Chauffier est persuadĂ© quâun clou chasse lâautre. Et il est trop « sĂ»rde sa grammaire » pour quâon lui en puisse facilement conter sur les rapports qui existent entre leverbe et son sujet ou le pronom et son antĂ©cĂ©dent. MoralitĂ© : un Monsieur qui sort de lâĂcole desChartes nâest apparemment pas obligĂ© de savoir ce quâon exige dâun enfant de dix ans pour lâadmettreen 6e. Pas chicanier pour un sou, nous avons rĂ©tabli les deux points rĂ©clamĂ©s par M. Martin-Chauffieret quâune malencontreuse coquille avait effectivement remplacĂ©s par un point et virgule dans lapremiĂšre Ă©dition : le lecteur qui verra ce quâils changent Ă lâaffaire est priĂ© de nous lâĂ©crire (contrerĂ©compense !).
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fleurons du crypto-communisme. Si la mode revient au PĂ©tainisme, Martin-Chauffier, en tout cas, pourra en retirer quelque fiertĂ©, et peut-ĂȘtre quelque profit.
Autre type de raisonnement
Au camp, lâauteur converse avec un mĂ©decin qui lui dit :
« Il y a actuellement dans le camp trois fois plus de malades que je nâen puisaccueillir. La guerre sera finie dans cinq ou six mois, au plus tard. Il sâagit pour moi defaire tenir le coup au plus grand nombre possible. Jâai choisi. Vous et dâautres, vous vousremettez lentement. Si je vous renvoie au camp dans cet Ă©tat et dans cette saison (on Ă©taitĂ la fin de dĂ©cembre), vous serez morts en trois semaines. Je vous garde. Et â Ă©coutez-moi bien â je fais entrer ceux qui ne sont pas trĂšs gravement atteints, quâun sĂ©jour auRevier peut sauver. Ceux qui sont perdus, je les refuse1. Je ne peux pas me payer le luxede les accueillir pour leur offrir une mort paisible. Ce que jâassure, câest la garde desvivants. Les autres mourront huit jours plus tĂŽt : de toutes façons, ils seraient morts troptĂŽt. Tant pis, je ne fais pas de sentiment, je fais de lâefficacitĂ©. Câest mon rĂŽle.
Tous mes confrĂšres sont dâaccord avec moi, câest la voie juste⊠Chaque fois queje refuse lâentrĂ©e Ă un moribond et quâil me regarde avec stupeur, avec effroi, avecreproche, je voudrais lui expliquer que jâĂ©change sa vie perdue contre une vie peut-ĂȘtresauvĂ©e. Il ne comprendrait pas, etc. » (Page 190)
Sur place, jâavais dĂ©jĂ Ă©prouvĂ© quâon pouvait entrer au Revier2 et y ĂȘtre soignĂ©â relativement â pour des motifs parmi lesquels la maladie ou sa gravitĂ© nâĂ©taientparfois que secondaires : entregent, piston, nĂ©cessitĂ© politique, etc. Je portais le faitau compte des conditions gĂ©nĂ©rales de vie. Si par surcroĂźt, des mĂ©decins dĂ©tenus ontfait le raisonnement que Martin-Chauffier prĂȘte Ă celui-ci, il convient de lâenregistrercomme argument philosophique, et de la faire [146] entrer comme Ă©lĂ©ment causal Ă cĂŽtĂ© du « sadisme » des S.S., dans lâexplication du nombre des morts. Car, il fautbeaucoup de science, dâassurance et aussi de prĂ©somption Ă un mĂ©decin pourdĂ©terminer en quelques minutes, qui peut ĂȘtre sauvĂ© et qui ne le peut pas. Et jâai bienpeur que, sâil en a Ă©tĂ© ainsi, les mĂ©decins ayant fait ce premier pas vers uneconception nouvelle du comportement dans la profession, ne soient progressivementarrivĂ©s Ă en faire un second, Ă se demander, non plus qui peut, mais qui doit ĂȘtresauvĂ© et qui ne le doit pas, et Ă rĂ©soudre ce cas de conscience par rĂ©fĂ©rence Ă desimpĂ©ratifs extra-thĂ©rapeutiques.
Le régime des camps
« Le traitement que nous infligeaient les S.S. Ă©tait la mise en Ćuvre dâun planconcertĂ© en haut lieu. Il pouvait comporter des raffinements, des embellissements, desfioritures, dus Ă lâinitiative, aux fantaisies, aux goĂ»ts du chef de camp : le sadisme a desnuances. Le dessein gĂ©nĂ©ral Ă©tait dĂ©terminĂ©. Avant de nous tuer ou de nous faire mourir,il fallait nous avilir. » (Page 85)
Sous lâoccupation, il existait en France une Association des familles deDĂ©portĂ©s et dâInternĂ©s politiques. Si une famille sâadressait Ă elle pour avoir des
1 Souligné dans le texte.2 Infirmerie.
119
renseignements sur le sort de son déporté, elle recevait, en transmission, un rapportvenant de ce « haut lieu » allemand.
Voici ce rapport1 :
« Camp de Weimar. â Le camp est situĂ© Ă 9 km de Weimar et y est reliĂ© par unevoie ferrĂ©e. Il est Ă 800 m dâaltitude.
Il comporte trois enceintes de barbelĂ©s concentriques. Dans la premiĂšre enceinte,les baraques des prisonniers, entre la premiĂšre et la deuxiĂšme enceinte, les usines et lesateliers oĂč lâon fabrique des accessoires de T.S.F., des piĂšces de mĂ©canique, etc.
Entre la deuxiĂšme et la troisiĂšme enceinte sâĂ©tend un terrain non bĂąti que lâon finitde dĂ©boiser et oĂč lâon exploite les routes du camp et du petit chemin de fer. [147]
La premiĂšre enceinte de barbelĂ©s est Ă©lectrifiĂ©e et jalonnĂ©e de myriades demiradors en haut desquels se trouvent trois hommes armĂ©s. Pas de sentinelles Ă ladeuxiĂšme et Ă la troisiĂšme enceintes, mais, dans lâenclos des usines, il y a une caserne deS.S. ; ils font, pendant la nuit, des patrouilles avec les chiens, ainsi que dans la troisiĂšmeenceinte.
Le camp se dĂ©veloppe sur 8 km et contient 30.000 internĂ©s environ. Au dĂ©but durĂ©gime nazi, des opposants y Ă©taient internĂ©s. Sur la population, il y a moitiĂ© Français,moitiĂ© Ă©trangers, Allemands antinazis, mais qui restent Allemands et qui fournissent laplupart des chefs de block. Il y a aussi des Russes, parmi lesquels des officiers delâArmĂ©e rouge, des Hongrois, des Polonais, des Belges, des Hollandais, etc.
Le rÚglement du camp est le suivant :4 h 30 : Lever, toilette surveillée torse nu, lavage du corps obligatoire.5 h 30 : 500 cm3 de potage ou café, avec 450 g de pain (parfois ils ont moins de
pain, mais ils ont une ration de pommes de terre de bonne qualité, abondante) ; 30 g demargarine, une rondelle de saucisson ou un morceau de fromage
12 heures : Un café.18 h 30 : Un litre de bonne soupe épaisse.Le matin, à 6 heures, départ pour le travail. Le rassemblement se fait par emploi,
usine, carriĂšre, bĂ»cheronnage, etc. Dans chaque dĂ©tachement les hommes se placent parrang de cinq et se tiennent par le bras pour que les rangs soient bien alignĂ©s et sĂ©parĂ©s.Puis lâon part, musique en tĂȘte (constituĂ©e de 70 Ă 80 exĂ©cutants, des internĂ©s enuniforme : pantalon rouge, veste bleue Ă parements noirs).
LâĂ©tat sanitaire du camp est trĂšs bon. Ă la tĂȘte se trouve le professeur Richet,dĂ©portĂ©. Visite mĂ©dicale chaque jour. Il y a de nombreux mĂ©decins, une infirmerie et unhĂŽpital, comme au rĂ©giment. Les internĂ©s portent le costume des forçats allemands endrap artificiel relativement chaud. Leur linge a Ă©tĂ© dĂ©sinfectĂ© Ă lâarrivĂ©e. Ils ont unecouverture pour deux hommes.
Il nây a pas de chapelle au camp. Il y a pourtant de nombreux prĂȘtres parmi lesinternĂ©s, mais qui, en gĂ©nĂ©ral, ont dissimulĂ© leur qualitĂ©. Ces prĂȘtres rĂ©unissent les fidĂšlespour des causeries, rĂ©citation de chapelets, etc. [148]
LOISIRS. â LibertĂ© complĂšte dans le camp le dimanche aprĂšs-midi. Cette soirĂ©eest agrĂ©mentĂ©e de reprĂ©sentations donnĂ©es par une troupe thĂ©Ăątrale organisĂ©e par lesinternĂ©s. CinĂ©ma, une ou deux fois par semaine (films allemands), T.S.F. dans chaquebaraque (communiquĂ©s allemands). Beaux concerts donnĂ©s par lâorchestre desprisonniers.
Tous les prisonniers sont dâaccord pour trouver quâils sont mieux Ă Weimar quâilsne lâĂ©taient Ă Fresnes ou dans les autres prisons françaises.
1 Ă ma connaissance, il nâa Ă©tĂ© citĂ© que par Jean Puissant dans son livre La Colline sans
oiseaux (Editions du Rond-Point, 1945), Monographie honnĂȘte et minutieuse â le meilleurtĂ©moignage sur les camps.
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Nous rappelons aux familles des dĂ©portĂ©s que le bombardement alliĂ© des usinesde Weimar, qui a eu lieu vers la fin aoĂ»t, nâa fait aucune victime parmi les dĂ©portĂ©s ducamp.
Nous rappelons aussi que la plupart des trains partis de CompiÚgne et de Fresnes,en août 1944, étaient dirigés sur Weimar. »
Jean Puissant, qui a cité ce texte, le fait suivre de cette appréciation :monument de fourberie et de mensonges.
Ăvidemment, il est Ă©crit dans un style bienveillant. On nây dit pas que, dans lesateliers de Buchenwald, les piĂšces dĂ©tachĂ©es de mĂ©canique quâon fabrique sont desarmes. On nây parle pas des pendaisons pour sabotage, des appels et contre-appels,des conditions de travail, des chĂątiments corporels. On ne prĂ©cise pas que la libertĂ©du dimanche aprĂšs-midi est limitĂ©e par les alĂ©as de la vie de quartier, ni que si lesprĂȘtres rĂ©unissent leurs fidĂšles pour des causeries ou des priĂšres, que lâambiancepourrait assimiler Ă des complots, câest clandestinement et au risque de cruellestracasseries. On y ment mĂȘme quand on prĂ©tend que les dĂ©portĂ©s sây trouvaientmieux que dans les prisons françaises, que le bombardement dâaoĂ»t 1944 nâa faitaucune victime parmi les internĂ©s, ou que la plupart des trains partis de CompiĂšgneou de Fresnes Ă cette date Ă©taient dirigĂ©s sur Weimar.
Mais, tel quâil est, ce texte est plus prĂšs de la vĂ©ritĂ© que le tĂ©moignage de FrĂšreBirin, notamment quant Ă la nourriture. Et il reste quâil est un rĂ©sumĂ© du rĂšglementdes camps tel quâil a Ă©tĂ© Ă©tabli dans les sphĂšres dirigeantes du nazisme. Quâil nâaitpas Ă©tĂ© appliquĂ© est certain. LâHistoire dira pourquoi. Vraisemblablement elleretiendra la guerre comme cause majeure, le principe de lâadministration des campspar des dĂ©tenus eux-mĂȘmes, et aussi les altĂ©rations que, dans une administrationhiĂ©rarchisĂ©e, tous les ordres subissent en descendant du sommet vers la base. Ainsien est-il, au [149] rĂ©giment, des ordres du colonel traduit sur le front des troupes parlâadjudant et dont la responsabilitĂ© incombe au caporal quant Ă lâexĂ©cution : tout lemonde sait que, dans une caserne, câest lâadjudant qui est dangereux et non lecolonel. Ainsi en est-il en France, des rĂšglements dâadministration publique quiconcernent les colonies : ils sont rĂ©digĂ©s dans un esprit qui concorde avec la peinturede la vie aux colonies que font tous les maĂźtres de toutes les Ă©coles de village ; ilsmettent en Ă©vidence, la mission civilisatrice de la France, et il nâen faut pas moinslire Louis-Ferdinand CĂ©line, Julien Blanc, ou FĂ©licien Challaye, pour avoir une idĂ©eexacte de la vie que les militaires de notre Empire colonial font aux civils indigĂšnespour le compte des colons.
Je suis, pour ma part, persuadĂ© que, dans les limites rĂ©sultant du fait de guerre,rien nâempĂȘchait les dĂ©tenus qui nous administraient, nous commandaient, noussurveillaient, nous encadraient, de faire de la vie dans un camp de concentrationquelque chose qui aurait ressemblĂ© dâassez prĂšs au tableau que les AllemandsprĂ©sentaient par personnes interposĂ©es, aux familles qui demandaient desrenseignements.
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Mauvais traitements
« Jâai vu de mes malheureux compagnons, coupables seulement dâavoir les brasdĂ©biles, mourir sous les coups que leur prodiguaient les dĂ©tenus politiques allemandspromus contremaĂźtres et devenus complices de leurs anciens adversaires. » (Page 92)
Lâexplication suit :
« Ces brutes, en frappant, nâavaient pas dâabord lâintention de tuer ; ils tuaientcependant, dans un accĂšs de joyeuse fureur, les yeux injectĂ©s, la face Ă©carlate et la baveaux lĂšvres, parce quâils ne pouvaient sâarrĂȘter : il leur fallait aller jusquâau bout de leurplaisir. »
Il sâagit dâun fait qui, par extraordinaire, est imputĂ© aux dĂ©tenus sans aucunfaux dĂ©tour. On ne sait jamais : il est possible quâil y ait des gens qui tuent « dans unaccĂšs de joyeuse fureur » et qui nâont dâautre but que « dâaller jusquâau bout de leurplaisir ». Dans le monde, sinon normal, du moins habituel et admis par tradition, il ya des anormaux : il peut bien y en avoir aussi dans un monde oĂč tout [150] estanormal. Mais je suis plutĂŽt portĂ© Ă croire que si un Kapo, un chef de Block ou undoyen de camp, se laissaient aller jusquâĂ cette extrĂ©mitĂ©, ils obĂ©issaient Ă desmobiles relevant de complexes plus accessibles : le besoin de vengeance, le souci deplaire aux maĂźtres qui leur avaient confiĂ© un poste de choix, le dĂ©sir de le garder Ă nâimporte quel prix, etc. Jâajoute mĂȘme que, sâils brutalisaient, ils se gardaientgĂ©nĂ©ralement de provoquer mort dâhomme, ce qui Ă©tait susceptible de leur attirer desennuis avec les S.S., du moins Ă Buchenwald et Ă Dora.
En dĂ©pit de cette explication, il faut faire rĂ©mission Ă Martin-Chauffier dâavoircitĂ© encore deux faits dont le caractĂšre criminel ne peut aucunement ĂȘtre considĂ©rĂ©comme rĂ©sultant de la « mise en Ćuvre dâun plan concertĂ© en haut-lieu » :
« Chaque semaine, le Kapo du Revier passait la visite (il nây connaissait rien,examinait les feuilles de tempĂ©rature dont les marges Ă©taient couvertes dâobservationsautour dâun diagnostic inquiĂ©tant, regardait les malades : si leur tĂȘte ne lui revenait pas, illes dĂ©clarait sortants, quel que fĂ»t leur Ă©tat. Le mĂ©decin essayait de prĂ©venir ou dâinclinersa dĂ©cision, quâil Ă©tait difficile de prĂ©voir, car le Kapo Ă qui des impressions tenaient lieude science Ă©tait en outre lunatique. » (Page 185)
et :
« Le courant dâair polaire, la toilette obligatoire le torse nu, Ă©taient des mesuresdâhygiĂšne. Chaque procĂ©dĂ© de destruction se couvrait ainsi dâune imposture sanitaire.Celui-ci se rĂ©vĂ©lait des plus efficaces. Tous ceux qui souffraient de quelque mal depoitrine Ă©taient emportĂ©s en quelques jours. »(Page 192)
Rien nâobligeait le Kapo Ă adopter ce comportement, ni les Stubendienst,Kalifaktor et Pflegers1 du Revier Ă faire souffler ce courant dâair polaire, ou Ă fairepasser Ă la toilette, torse nu, eau froide, et sans distinction, les malheureux confiĂ©s Ă leurs soins.
Ils le faisaient cependant, dans le dessein de plaire aux S.S. qui lâignoraient laplupart du temps, et de conserver une place qui leur sauvait la vie. [151]
1 Hommes de chambrées et infirmiers, détenus.
122
On eĂ»t aimĂ© que Martin-Chauffier dirigeĂąt son acte dâaccusation contre euxavec autant de vigueur que contre les S.S., ou tout au moins partageĂąt Ă©quitablementles responsabilitĂ©s. [152]
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CHAPITRE IV
Les psychologues
David Rousset et LâUnivers concentrationnaire
De tous les tĂ©moins, aucun nâatteignit Ă ce savoir-faire, Ă cette puissancedâĂ©vocation et Ă cette prĂ©cision dans la reconstitution de lâatmosphĂšre gĂ©nĂ©rale descamps, dont il est le grand tĂ©nor reconnu, Ă lâĂ©chelle mondiale. Mais aucun non plusnâa, ni plus, ni mieux romancĂ©. LâHistoire retiendra son nom : jâai peur que ce soitsurtout au titre littĂ©raire. Sur le plan historique proprement dit, lâemballage a faitpasser le produit. Il lâa dâailleurs pressenti et il a pris les devants :
« Il mâest arrivĂ© de rapporter certains faits tels quâils Ă©taient connus Ă Buchenwald, et non comme les prĂ©sentent les documents publiĂ©s ultĂ©rieurement.
Des contradictions de dĂ©tails existent surtout, non seulement entre lestĂ©moignages, mais entre les documents. La plupart des textes publiĂ©s jusquâici ne portentque sur des aspects trĂšs extĂ©rieurs de la vie des camps, ou sont les apologies quiprocĂšdent par allusions, qui affirment des principes plus quâelles ne rassemblent des faits.De tels documents sont prĂ©cieux mais Ă condition de connaĂźtre dĂ©jĂ , intimement ce dontils parlent ; alors, ils permettent souvent de trouver un chaĂźnon encore inaperçu. Je mesuis prĂ©cisĂ©ment efforcĂ© de rendre les rapports entre les groupes dans leur complexitĂ©rĂ©elle et dans leur dynamique. » (Les Jours de notre Mort, Annexe page 764)
[153]Ce raisonnement lui a permis de négliger totalement, ou presque, les
documents, et, prenant texte du fait que ceux qui concernent les camps de lâEst sont Ă la fois rares et pauvres, de dĂ©clarer que :
« Le recours aux témoignages directs est la seule méthode sérieuse deprospection. » (Ibid.)
puis de choisir, entre ces témoignages directs, ceux qui servaient le mieux samaniÚre de voir du moment,
« Il sâagissait, dans ces conditions, convient-il, dâune tentative hardie â hasardĂ©e,dirait-on peut-ĂȘtre â que de vouloir un panorama dâensemble du mondeconcentrationnaire. » (Ibid.)
On ne saurait mieux le caractĂ©riser quâil ne le fait lui-mĂȘme. Mais alors,pourquoi avoir prĂ©sentĂ© les camps dans cette forme qui procĂšde de lâaffirmationcatĂ©gorique ?
LâUnivers concentrationnaire (Pavois 1946) eut un succĂšs mĂ©ritĂ©. Dans leconcert des tĂ©moins mineurs qui hurlaient la vengeance et la mort aux chausses des
124
Allemands vaincus1 il tentait de reporter les responsabilitĂ©s sur le nazisme et ilmarquait un tournant, une orientation nouvelle. La France pacifiste futreconnaissante Ă David Rousset dâavoir conclu en ces termes :
« Lâexistence des camps est un avertissement. La sociĂ©tĂ© allemande, en raison Ă lafois de la puissance de sa structure Ă©conomique et de lâĂąpretĂ© de la crise qui lâa dĂ©faite, aconnu une dĂ©composition encore exceptionnelle dans la conjoncture actuelle du monde.Mais il serait facile de montrer que les traits les plus caractĂ©ristiques de la mentalitĂ© S.S.et des soubassements sociaux, se retrouvent dans bien dâautres secteurs de la sociĂ©tĂ©mondiale. Toutefois, moins accusĂ©s et, certes, sans commune mesure avec lesdĂ©veloppements connus dans le Grand Reich. Mais ce nâest quâune question decirconstances. Ce serait une duperie, et criminel, que de prĂ©tendre quâil est impossible auxautres peuples de faire une expĂ©rience semblable pour des raisons [154] dâopposition denature. LâAllemagne a interprĂ©tĂ© avec lâoriginalitĂ© propre Ă son histoire, la crise qui lâaconduite Ă lâunivers concentrationnaire. Mais lâexistence et le mĂ©canisme de cette crisetiennent aux fondements Ă©conomiques et sociaux du capitalisme et de lâimpĂ©rialisme.Sous une figuration nouvelle, des effets analogues peuvent demain encore apparaĂźtre2. Ilsâagit en consĂ©quence dâune bataille trĂšs prĂ©cise Ă mener. » (Page 187)
Les Jours de notre Mort (1947), qui reprennent les donnĂ©es de LâUniversconcentrationnaire et les poussent dans les derniers retranchements de la spĂ©culation,sont assez Ă©loignĂ©s de cette profession de foi que, par ailleurs, Le Pitre ne rit pas(1948) oublie totalement. DâoĂč il faut conclure que David Rousset a Ă©voluĂ© sous lecouvert de se prĂ©ciser, ce qui a fait que son Ćuvre a fini par prendre un caractĂšrebeaucoup plus anti-allemand quâanti-nazi, aux yeux du public. Cette Ă©volution futdâautant plus remarquĂ©e que nuancĂ©e de certaines faiblesses pour le bolchevisme, Ă son point de dĂ©part, elle a trouvĂ©, sur le tard, sa conclusion dans un antibolchevismedont il serait aventurĂ© de dire quâil ne muerait point en russophobie pure et simple, sila crise mondiale se prĂ©cipitait au point de se rĂ©soudre dans la guerre.
LâoriginalitĂ© donc, de LâUnivers concentrationnaire a Ă©tĂ© de distinguer entrelâAllemagne et le nazisme dans lâĂ©tablissement des responsabilitĂ©s. Elle sâest doublĂ©edâune thĂ©orie qui fit sensation en ce quâelle justifiait le comportement des dĂ©tenuschargĂ©s de la direction des affaires du camp, par la nĂ©cessitĂ© de conserver, pourlâaprĂšs-guerre, lâĂ©lite des rĂ©volutionnaires avant tout3. Martin-Chauffier justifiant le
1 « Les Français doivent savoir et doivent retenir que les mĂȘmes erreurs amĂšneront les mĂȘmes
horreurs, Ils doivent rester avertis du caractĂšre et des tares de leurs voisins dâoutre-Rhin, race dedominateurs, et câest pourquoi le N° 43.652 a Ă©crit ces lignes, Français, soyez vigilants et nâoubliezjamais. » (FrĂšre Birin, 16 mois de bagne, page 117). Par ailleurs, « le boche » avait refleuri sur toutesles lĂšvres, avec la hargne qui sâattache au mot, quand on le prononce bien.
2 La preuve. â « Alors que plusieurs centaines de milliers de « personnes dĂ©placĂ©es » adultesont rĂ©ussi Ă quitter les camps et Ă partir pour les deux AmĂ©riques, des milliers dâenfants sont restĂ©s,avec les vieillards, sous le contrĂŽle de IâI.R.O., dans les sinistres baraquements dâAllemagne,dâAutriche et dâItalie. Mais lâorganisation internationale des rĂ©fugiĂ©s cessera dĂ©finitivement sestravaux dans quelques mois et on se demande quel sera le sort de ces orphelins deux fois abandonnĂ©s.
Leur situation est dâores et dĂ©jĂ tragique, car, dans certains camps, ils ne recevaient, pourtoute alimentation, que la valeur de trois cents Ă quatre cents calories par jour, et personne ne sait sicette ration insuffisante pourra ĂȘtre maintenue. La mortalitĂ©, dans de telles conditions, exerce desravages terribles. » (La Bataille, 9 mai 1950). Le journal prĂ©cise quâils sont 13 millions Ă vivre ainsi,dans une Europe dĂ©barrassĂ©e de Hitler, de Mussolini et de toute prĂ©pondĂ©rance fasciste avouĂ©e. Jedemande quâon enquĂȘte sur les traitements auxquels les soumettent leurs gardiens. â P.R.
3 Cette théorie est encore plus nettement affirmée, dans Les jours de notre Mort.
125
mĂ©decin qui veut sauver le plus grand nombre possible de dĂ©tenus en faisant porterses efforts sur certains malades dâabord, [156] David Rousset justifiant la politiquequi veut sauver la qualitĂ© et non le nombre, mais une qualitĂ© dĂ©finie en fonction decertains impĂ©ratifs extra-humanitaires, cela fait beaucoup dâarguments, et non desmoindres, qui sâacharnent sur la masse anonyme des concentrationnaires. Et si, Ă propos de lâun et lâautre cas, on parle un jour dâimposture philosophique, il nây auralĂ rien dâĂ©tonnant. Les esprits malins pourront mĂȘme ajouter que David Rousset aprobablement Ă©tĂ© sauvĂ© de la mort par le kapo communiste allemand Emile KĂŒnder,qui le considĂ©rait comme appartenant Ă cette Ă©lite rĂ©volutionnaire, qui lui tĂ©moignaune grande amitiĂ© Ă ce titre et qui le renie aujourdâhui.
Ceci dit sans préjudice de quelques autres réserves.
Le postulat de la théorie
« Il est normal, lorsque toutes les forces vives dâune classe sont lâenjeu de labataille la plus totalitaire encore inventĂ©e, que les adversaires soient mis danslâimpossibilitĂ© de nuire et, si nĂ©cessaire, exterminĂ©s. » (Page 107)
Il est inattaquable. Sa conclusion, Ă©noncĂ©e sans transition, lâest beaucoupmoins :
« Le but des camps est bien la destruction physique. » (Ibid.)
On ne peut pas ne pas remarquer que, dans le postulat lui-mĂȘme, la destructionphysique est subordonnĂ©e Ă la nĂ©cessitĂ© et non dĂ©crĂ©tĂ©e par principe : envisagĂ©eseulement dans les cas ou la mesure dâinternement ne suffirait pas Ă mettre lâindividuhors dâĂ©tat de nuire.
AprĂšs un enjambement ou une dĂ©duction cavaliĂšre de cette taille, il nây a pasde raison de sâarrĂȘter, et on peut Ă©crire :
« Lâordre porte la marque du maĂźtre. Le commandant du camp ignore tout. LeBlock-fĂŒhrer1 ignore tout. Le LagerĂ€ltester2 ignore tout. Les exĂ©cuteurs ignorent tout.Mais lâordre indique la mort et le genre de mort et la durĂ©e quâil faut mettre Ă fairemourir. Et dans ce dĂ©sert dâignorance, câest suffisant. » (Page 100)
[156]ce qui est une façon, à la fois de corser le tableau, de reporter la responsabilité
sur le « haut-lieu » de Martin-Chauffier, et de permettre de conclure Ă un plan prĂ©-Ă©tabli de systĂ©matisation de lâhorreur, qui se justifie par une philosophie.
« Lâennemi, dans la philosophie S.S., est la puissance du mal intellectuellement etphysiquement exprimĂ©e. Le communiste, le socialiste, le libĂ©ral allemand, lesrĂ©volutionnaires, les rĂ©sistants Ă©trangers sont les figurations actives du mal. Maislâexistence objective de certaines races : les Juifs, les Polonais, les Russes, estlâexpression statique du mal. Il nâest pas nĂ©cessaire Ă un Juif, Ă un Polonais, Ă un Russe,dâagir contre le national-socialisme : ils sont, de naissance, par prĂ©destination, deshĂ©rĂ©tiques non assimilables, vouĂ©s au feu apocalyptique. La mort nâa donc pas de senscomplet. Lâexpiation seule peut ĂȘtre satisfaisante, apaisante pour les seigneurs. Les camps
1 Responsable S.S. de la vie dâun Block.2 Doyen du camp, dĂ©tenu choisi par les S.S.
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de concentration sont lâĂ©tonnante et complexe machine de lâexpiation. Ceux qui doiventmourir vont Ă la mort avec leur lenteur calculĂ©e pour que leur dĂ©chĂ©ance physique etmorale, rĂ©alisĂ©e par degrĂ©s, les rende enfin conscients quâils sont des maudits, desexpressions du mal, et non des hommes. Et le prĂȘtre justicier Ă©prouve une sorte de plaisirsecret, de voluptĂ© intime, Ă ruiner les corps. » (Pages 108-109)
Par quoi on voit que, partant des camps de concentration entendus commemoyens de mettre les opposants hors dâĂ©tat de nuire, on peut aisĂ©ment en faire desinstruments dâextermination par principe et broder Ă lâinfini sur le but de cetteextermination. Ă partir du moment oĂč on en vient lĂ , ce nâest plus quâune questiondâaptitude aux constructions de lâesprit, et de virtuositĂ©. Mais lâeffort littĂ©raire quiproduit de si heureux effets de sadisme est parfaitement inutile et point nâest besoindâavoir vĂ©cu lâĂ©vĂ©nement pour le dĂ©peindre ainsi : il nâĂ©tait que de se reporter Ă Torquemada et de recopier les thĂšses de lâInquisition.
Je ne mâarrĂȘte pas Ă la premiĂšre partie de lâexplication qui assimile les Russeset les Polonais aux Juifs dans lâesprit des dirigeants nazis : la fantaisie saute auxyeux.
Le travail
« Le travail est entendu moyen de chĂątiment. Les [157] concentrationnaire-main-dâĆuvre sont dâintĂ©rĂȘt second, prĂ©occupation Ă©trangĂšre Ă la nature intime de lâuniversconcentrationnaire. Psychologiquement, elle se raccroche par ce sadisme de contraindreles dĂ©tenus Ă consolider les instruments de leur asservissement.
Câest en raison dâaccidents historiques que les camps sont devenus aussi desentreprises de travaux publics. Lâextension de la guerre Ă lâĂ©chelle mondiale exigeant unemploi total de tout et de tous, des boiteux, des sourds, des aveugles et des P.G., les S.S.embrigadĂšrent Ă coups de fouet dans les tĂąches les plus destructives, la meute aveugle desconcentrationnaires Le travail des concentrationnaires nâavait pas pour fin essentielle larĂ©alisation des tĂąches prĂ©cises, mais le maintien des « dĂ©tenus protĂ©gĂ©s »1 dans lacontrainte la plus Ă©troite, la plus avilissante. » (Pages 110-111-112)
Si on a dĂ©cidĂ© que le but des camps Ă©tait dâexterminer, il est bien Ă©vident quele travail nâentre plus que comme un Ă©lĂ©ment nĂ©gligeable en lui-mĂȘme dans lathĂ©orie de la mystique exterminatrice. Eugen Kogon, dont il est question au chapitresuivant, partant du mĂȘme principe quoique avec beaucoup moins de raffinement dansla forme, Ă©crit Ă ce propos dans lâEnfer organisĂ© :
« âŠOn dĂ©cida que les camps auraient un but secondaire, un peu plus rĂ©aliste, unpeu plus pratique et plus immĂ©diat : grĂące Ă eux, on allait rĂ©unir et utiliser une main-dâĆuvre composĂ©e dâesclaves, appartenant Ă la S.S. et qui, aussi longtemps quâon leurpermettrait de vivre, ne devraient vivre que pour servir leurs maĂźtres. Mais, ce que lâon aappelĂ© les buts secondaires (effrayer la population, utilisation de la main-dâĆuvredâesclaves, maintien des camps comme lieu dâentraĂźnement et terrain dâexpĂ©rimentationpour la S.S.), ces buts Ă©taient venus peu Ă peu au premier plan, pour ce qui est desvĂ©ritables raisons dâenvoi dans les camps, jusquâau jour oĂč, la guerre dĂ©chaĂźnĂ©e parHitler, envisagĂ©e et prĂ©parĂ©e par lui et la S.S., dâune façon toujours plus systĂ©matique,provoqua lâĂ©norme dĂ©veloppement des camps. » (Pages 27-28)
1 En allemand, les camps Ă©taient des Schutzhaftlager, câest-Ă -dire des camps de dĂ©tenus
protégés (contre la fureur du peuple).
127
De la juxtaposition de ces deux textes, il ressort que, pour le premier, câestlâaccident historique de la guerre, et encore, seulement au moment de son extension Ă lâĂ©chelle mondiale, qui a fait passer lâutilisation des dĂ©tenus comme main-dâĆuvre,au premier plan dans les buts des camps, tandis que pour le second, ce rĂ©sultat Ă©taitatteint avant la guerre, celle-ci nâayant fait que lui donner plus dâimportance.
Jâopte pour le second : la division des camps en Konzentrationslager1,Arbeitslager2 et Straflager3 Ă©tait un fait accompli au moment de la dĂ©claration deguerre. LâopĂ©ration dâinternement, avant et pendant la guerre, se faisait en deuxtemps : on concentrait les impĂ©trants sur un camp prĂ©vu ou organisĂ© pour le travail,et qui jouait en sus le rĂŽle de gare de triage ; de lĂ , on les dirigeait sur les autres,selon les besoins du travail. Il y avait un troisiĂšme temps pour les dĂ©linquants encours dâinternement : lâenvoi en punitions dans un camp gĂ©nĂ©ralement enconstruction, qui Ă©tait considĂ©rĂ© comme camp de reprĂ©sailles, mais qui, au momentde son achĂšvement, devenait Ă son tour un camp ordinaire.
Jâajoute quâĂ mon sens le travail a toujours Ă©tĂ© prĂ©vu. Ceci fait partie du codeinternational de rĂ©pression : dans tous les pays du monde, lâĂtat fait gagner leur vieet suer des bĂ©nĂ©fices Ă ceux quâil emprisonne, Ă quelques exceptions prĂšs (rĂ©gimepolitique dans les nations dĂ©mocratiques, dĂ©portĂ©s dâhonneur dans des rĂ©gimes dedictature). Le contraire ne se conçoit pas : une sociĂ©tĂ© qui prendrait en charge ceuxqui enfreignent ses lois et la sapent dans ses fondements, est un non-sens. Seules lesconditions du travail varient selon quâon est en libertĂ© ou internĂ© â et la marge desbĂ©nĂ©fices Ă rĂ©aliser.
Pour lâAllemagne, il sâest produit ce cas particulier quâil a fallu construire lescamps du premier au dernier et que la guerre est survenue par surcroĂźt. Pendant toutela pĂ©riode de construction, on a pu croire quâils avaient pour but uniquement de fairemourir : on a continuĂ© pendant la guerre et il est bien portĂ© de le croire encore aprĂšs.Lâescroquerie est dâautant moins Ă©vidente que la guerre ayant rendu nĂ©cessaire untoujours plus grand nombre de camps, la pĂ©riode de construction ne sâest jamaisachevĂ©e et que les deux circonstances, en se superposant dans leurs effets, ont permisdâentretenir la confusion, Ă bon escient dans les apparences. [159]
La HĂ€ftlingfĂŒhrung4
On sait que les S.S. ont dĂ©lĂ©guĂ© Ă des dĂ©tenus la direction et lâadministrationdes camps. Il y a donc des Kapos (chefs des Kommandos), des BlockĂ€ltester (chefsdes Blocks), des Lagerschutz (policiers), des LagerĂ€ltester (doyens ou chefs decamps), etc., toute une bureaucratie concentrationnaire qui exerce en fait toutelâautoritĂ© dans le camp. Câest encore une rĂšgle qui fait partie du code de la rĂ©pressiondans tous les pays du monde. Si les dĂ©tenus auxquels Ă©choient tous ces postes avaient
1 Camp de concentration.2 Camp de travail.3 Camp de punition (travail et conditions dâexistence plus durs).4 Direction du camp par les concentrationnaires eux-mĂȘmes, la self-bureaucratie (Voir page
44).
128
la moindre notion de solidaritĂ©, le moindre esprit de classe, cette dispositioninterviendrait partout comme un facteur dâallĂ©gement de la peine pour lâensemble.Malheureusement, il nâen est jamais ainsi nulle part : en prenant possession du postequâon lui confie, partout, le dĂ©tenu dĂ©signĂ© change de mentalitĂ© et de clan. Câest unphĂ©nomĂšne trop connu pour quâon y insiste et trop gĂ©nĂ©ral pour quâon lâimputeseulement aux Allemands ou aux nazis. Lâerreur de David Rousset a Ă©tĂ© de croire, entout cas, de faire croire quâil pouvait en ĂȘtre autrement dans un camp deconcentration, et quâen fait il en avait Ă©tĂ© autrement â que les dĂ©tenus politiquesĂ©taient dâune essence supĂ©rieure au commun des hommes et que les impĂ©ratifsauxquels ils obĂ©issaient Ă©taient plus nobles que les lois de la lutte individuelle pour lavie.
Ceci lâa conduit Ă poser en principe que la bureaucratie concentrationnaire nepouvant sauver le nombre eut le mĂ©rite de sauver la qualitĂ© au maximum :
« Avec la collaboration Ă©troite dâun Kapo, on pouvait crĂ©er des conditions bienmeilleures de vie, mĂȘme dans lâEnfer... » (Page 166, en renvoi)
Mais il ne dit pas comment on pouvait obtenir la collaboration Ă©troite dâunKapo. Ni que cette collaboration ne dĂ©passait jamais que par exception, ce Kapo fĂ»t-il un politique, le stade des rapports individuels du praticien au client. Ni non plusque, par voie de consĂ©quence, elle ne put bĂ©nĂ©ficier quâĂ un nombre infime dedĂ©tenus.
Tout sâenchaĂźne :
« La dĂ©tention de ces postes est donc dâun intĂ©rĂȘt capital, et la vie et la mort debien des hommes en dĂ©pend. » (Page 134)
Puis ceux qui les dĂ©tiennent sâorganisent, puis les meilleurs de ceux quisâorganisent sont les communistes, puis ils montent de vĂ©ritables complots politiquescontre les S.S., puis ils dressent des programmes dâaction pour aprĂšs la guerre. Voici,pĂȘle-mĂȘle :
« à Buchenwald, le comité central secret de la fraction communiste groupait desAllemands, des TchÚques, un Russe et un Français. » (Page 166)
DĂšs 1944, ils se prĂ©occupaient des conditions qui seraient crĂ©Ă©es par la liquidationde la guerre. Ils avaient une grosse crainte que les S.S. ne les tuent tous auparavant. Et cenâĂ©tait pas une crainte imaginaire. » (Page 170)
Ă Buchenwald, en dehors de lâorganisation communiste qui atteint lĂ , sans doute,un degrĂ© de perfection et dâefficience unique dans les annales des camps, il y eut desrĂ©unions plus ou moins rĂ©guliĂšres entre des Ă©lĂ©ments politiques allant des socialistes Ă lâextrĂȘme-droite, et qui aboutirent Ă la mise en forme dâun programme dâaction communepour le retour en France. » (Pages 80-81)
Tout cela est logique : câest le fait qui sert de point de dĂ©part, qui estdiscutable.
Il y eut, certes, dans tous les camps des rapprochements de dĂ©tenus, desconstitutions discrĂštes de groupe : par affinitĂ©s et pour supporter mieux le sortcommun (dans la masse) par intĂ©rĂȘt, pour conquĂ©rir le pouvoir, pour le conserver oupour mieux lâexercer (dans la HĂ€ftlingsfĂŒhrung).
129
Ă la libĂ©ration, corroborĂ©s en cela par David Rousset, les communistes ont pufaire croire que le ciment de leur association Ă©tait leur doctrine Ă laquelle ils avaientconformĂ© leurs actes. En rĂ©alitĂ©, ce ciment Ă©tait le profit matĂ©riel quâen pouvaientretirer ceux qui en faisaient partie, quant Ă la nourriture et Ă la sauvegarde de la vie.Dans les deux camps que jâai connus, lâopinion gĂ©nĂ©rale Ă©tait que, politique ou non,communiste ou pas, tout « ComitĂ© » avait dâabord le caractĂšre dâune association devoleurs de nourriture, sous quelque forme que ce soit. Rien ne venait infirmer cetteopinion. Tout, au contraire, Ă©tait Ă son appui : les groupuscules de communistes oude politiques sâaffrontant ; [161] les modifications dans la composition de celuidâentre eux qui dĂ©tenait le pouvoir, et intervenaient toujours Ă la suite de diffĂ©rendssur la rĂ©partition et le partage des pillages ; la distribution des postes de commandequi suivait le mĂȘme processus, etc., etc.
Pendant les quelques semaines que jâai passĂ©es Ă Buchenwald au Block 48, surla suggestion du chef de Block ou avec son autorisation, un groupe de dĂ©tenusnouveaux arrivants, avait dĂ©cidĂ© de prendre en main le moral de la masse. Peu Ă peuil avait acquis une certaine autoritĂ© et, en particulier, les relations entre le chef deBlock et nous avaient fini par ne plus se faire que par son intermĂ©diaire. IlrĂ©glementait la vie au Block, organisait des confĂ©rences, dĂ©signait des corvĂ©es,rĂ©partissait la nourriture, etc. CâĂ©tait pitiĂ© de voir le concert de flagorneries en tousgenres qui montait de ceux qui en faisaient partie, vers le chef de Block omnipotent.Un jour, le principal animateur de ce groupe fut pris par quelquâun de la masse entrain de partager avec un autre des pommes de terre quâil avait dĂ©robĂ©es sur la rationcommune.
Eugen Kogon raconte que les Français de Buchenwald, qui étaient seuls à recevoir des colis de la Croix-Rouge, avaient décidé de les partager équitablementavec le camp tout entier :
« Lorsque nos camarades français se dĂ©clarĂšrent prĂȘts Ă en distribuer une bonnepartie au camp tout entier, cet acte de solidaritĂ© fut accueilli avec reconnaissance. Mais larĂ©partition fut organisĂ©e de façon scandaleuse pendant des semaines : il nây avait, en effet,quâun seul paquet par groupe de dix Français, tandis que leurs compatriotes chargĂ©s de ladistribution, ayant Ă leur tĂȘte le chef du groupe communiste français dans le camp1,rĂ©servaient pour eux des monceaux de colis, ou les utilisaient en faveur de leurs amis demarque. » (LâEnfer organisĂ©, page 120)
David Rousset perçoit dâailleurs un cĂŽtĂ© malfaisant de cet Ă©tat de choses, sâilnâen fait pas une cause dirimante ou capitale de lâhorreur, lorsquâil Ă©crit :
« La bureaucratie ne sert pas seulement Ă la gestion des camps : elle est, par sessommets, tout embrayĂ©e dans les trafics S.S. Berlin envoie des caisses de ciga[162]retteset de tabac pour payer les hommes. Des camions de nourriture arrivent dans les camps.On doit payer toutes les semaines les dĂ©tenus ; on les paiera tous les quinze jours, ou tousles mois ; on diminuera le nombre de cigarettes, on Ă©tablira des listes de mauvaistravailleurs qui ne recevront rien. Les hommes crĂšveront de ne pas fumer. Quâimporte ?Les cigarettes passeront au marchĂ© noir... De la viande ? Du beurre ? Du sucre ? Dumiel ? Des conserves ? Une plus forte proportion de choux rouges, de betteraves, de
1 Cette qualitĂ© lui avait Ă©tĂ© accordĂ©e par la Clique rĂ©gnante. Il sâagit de Marcel Paul (Voir
pages 46 et 17).
130
rutabagas assaisonnĂ©s dâun peu de carottes, cela suffira bien. Câest mĂȘme de la bontĂ©pure... Du lait ? Beaucoup dâeau blanchie, ce sera parfait. Et tout le reste : viande, beurre,sucre, miel, conserves, lait, pommes de terre, sur le marchĂ© pour les civils allemands quipaient et sont de corrects citoyens. Les gens de Berlin seront satisfaits dâapprendre quetout est bien arrivĂ©. Il suffit que les registres soient en ordre et la comptabilitĂ© vĂ©rifiable...De la farine ? Mais comment donc, on diminuera les rations de pain. Sans faire semblant.Les parts seront un peu moins bien coupĂ©es. Les registres ne sâoccupent pas de ceschoses. Et les maĂźtres S.S. seront en excellents termes avec les commerçants delâendroit. » (Pages 145-146-147)
VoilĂ dĂ©mentie, au moins en ce qui concerne la nourriture, la lĂ©gende qui veutquâun plan ait Ă©tĂ© Ă©tabli en « haut-lieu » pour affamer les dĂ©tenus. Berlin envoie toutce quâil faut pour nous servir les rations prĂ©vues, conformĂ©ment Ă ce quâon Ă©crit auxfamilles, mais Ă son insu, on ne nous le distribue pas1. Et qui vole ? Les dĂ©tenuschargĂ©s de la distribution. David Rousset nous dit que câest sur ordre des S.S.auxquels ils remettent le produit du vol : non, ils volent pour eux dâabord, segobergent de tout sous nos yeux et paient tribut aux S.S. pour acheter leur complicitĂ©.
Ainsi donc, ces fameux comitĂ©s rĂ©volutionnaires, de dĂ©fense des intĂ©rĂȘts ducamp ou de prĂ©paration de plans politiques pour lâaprĂšs-guerre, se rĂ©duisent Ă cela etont pu nĂ©anmoins abuser lâopinion Ă ce point. Je laisse Ă dâautres le soin derechercher les raisons pour lesquelles il en a Ă©tĂ© ainsi. Je me permettrai cependantdâajouter encore que ceux qui avaient rĂ©ussi Ă les constituer, Ă en faire partie ou Ă
1 Le mĂȘme phĂ©nomĂšne a Ă©tĂ© mis en Ă©vidence par le procĂšs rĂ©cemment intentĂ© Ă lâ« Ćuvre des
mĂšres et des enfants », de Versailles, dont lâanimatrice Ă©tait la gĂ©nĂ©rale Pallu. Lâinstruction delâaffaire a rĂ©vĂ©lĂ© que :
« Les enfants Ă©taient mal vĂȘtus, laissĂ©s dans une saletĂ© repoussante, dans une salle oĂčgrouillait la vermine. Les paillasses Ă©taient pourries par les excrĂ©ments, lâurine ; les vers parfois ygrouillaient. Il y avait un seul drap, une couverture. Tous les cabinets Ă©taient bouchĂ©s. Les enfantsfaisaient oĂč ils se trouvaient. Ils Ă©taient pleins de gourme, de poux.
VoilĂ pour le dĂ©cor. LĂ , 13 enfants sont morts de faim. Pourtant, lâĆuvre de la gĂ©nĂ©ralereconnue dâutilitĂ© publique, recevait, outre les rations normales, des attributions supplĂ©mentaires. Detout cela, les enfants ne voyaient rien : le lait Ă©tait coupĂ© dâeau par moitiĂ©, les matiĂšres grassesutilisĂ©es pour la nourriture du personnel, le sucre sur-rationnĂ©.
â Les enfants en avaient trop, a dit une surveillante.La gĂ©nĂ©rale se faisait livrer un litre et demi de lait par jour, du chocolat, du riz, de la viande
â et de premier choix.La directrice, petite femme brune, envoyait Ă sa famille des colis de « vingt kilos » sur ses
rĂ©serves personnelles.Tout ce monde Ă©tait bien nourri et ne sâĂ©tonnait pas de cette nourriture de choix Ă lâĂ©poque du
rutabaga quotidien.Et les enfants ? Oh ! câĂ©tait si facile. Ils ne rĂ©clamaient rienIl nây avait donc pas de mĂ©decin ? Mais si. Ils se contentaient peut-ĂȘtre dâune visite hĂątive...â Ce cas de rougeole ? dit le Dr Dupont. Il Ă©tait courant. Je lâai soignĂ© normalement. (Sur une
paillasse pourrie, avec une seule couverture ! Alors il y a eu broncho-pneumonie et mort).Le substitut interroge lâautre mĂ©decin, le Dr Vaslin :â Vous ĂȘtes donc accouru lorsquâon vous a fait connaĂźtre que le jeune Dagorgne Ă©tait
transportĂ© Ă lâhĂŽpital oĂč il est mort le surlendemain ?â Je ne pouvais pas. CâĂ©tait lâheure de mon dĂ©jeuner Je veux dire de « ma consultation ». (Le
Populaire, 16 mai 1950).Cette page est digne des meilleurs rĂ©cits des camps de concentration. Le drame sâest passĂ© en
France et lâopinion nâen a rien su, ni non plus lâadministration dont relevait lâ« Ćuvre des mĂšres etdes enfants » ; les enfants y mouraient comme des concentrationnaires, dans les mĂȘmes conditions etpour les mĂȘmes raisons... dans un pays dĂ©mocratique, cependant !
131
leur assurer lâautoritĂ© quâils eurent dans tous les camps, entretenaient lâesprit deflagornerie dont ils se rendaient eux-mĂȘmes coupables vis-Ă -vis des S.S. Ă proposdes confĂ©rences organisĂ©es au Block 48 et auxquelles il est fait allusion ci-dessus,David Rousset raconte encore :
« Jâorganisai donc une premiĂšre confĂ©rence ; un Stubendienst russe, de vingt-deuxou vingt-trois ans, ouvrier de lâUsine Marty, Ă LĂ©ningrad, nous exposa longuement lacondition ouvriĂšre en U.R.S.S. La discussion qui suivit dura deux aprĂšs-midi. La secondeconfĂ©rence fut faite par un kolkhozien, sur lâorganisation agricole soviĂ©tique. Je fis moi-mĂȘme, un peu plus tard, une causerie sur lâUnion SoviĂ©tique, de la RĂ©volution Ă laGuerre. » (Page 77)
Jâai assistĂ© Ă cette confĂ©rence : câĂ©tait un chef-dâĆuvre de bolchevikophilie,assez inattendu si on connaissait les activitĂ©s trotskystes antĂ©rieures de DavidRousset. Mais Erich, notre chef de Block, Ă©tait communiste et il avait un grand crĂ©ditauprĂšs du « noyau » qui exerçait lâinfluence prĂ©pondĂ©rante dans la HĂ€ftlingsfĂŒhrungdu moment : il Ă©tait habile dâattirer son attention et de la prĂ©venir pour le jour oĂč ilaurait des faveurs Ă distribuer. [164]
« Trois mois aprĂšs, poursuit Rousset, je nâaurais certainement pas recommencĂ©cette tentative. La corde Ă©tait au bout. Mais, Ă lâĂ©poque, nous Ă©tions, tous encore trĂšsignorants. Erich, notre chef de block, grommela mais ne sâopposa pas Ă lâaffaire. » (Page77)
Bien sĂ»r. Au surplus, trois mois aprĂšs, câĂ©tait du Kapo Emil KĂŒnder quâilfallait faire le siĂšge, le temps des confĂ©rences Ă©tait passĂ©, la parole Ă©tait aux colisvenus de France. Si jâai bien compris Les Jours de notre Mort, Rousset en usa et jesuis loin de le lui reprocher : je ne dois, moi-mĂȘme, quâĂ ceux que jâai reçu dâĂȘtrerevenu et je nâen ai jamais fait mystĂšre1.
On peut soutenir, et peut-ĂȘtre on le fera, quâil nâĂ©tait pas capital dâĂ©tablir, fĂ»t-ce au moyen de textes empruntĂ©s Ă ceux qui tiennent le fait pour nĂ©gligeable, ou quile justifient, que la HĂ€ftlingsfĂŒhrung nous a fait subir un traitement plus horribleencore que celui qui avait Ă©tĂ© prĂ©vu pour nous dans les sphĂšres dirigeantes dunazisme et que rien ne lây obligeait. Jâobserverai alors quâil mâa paru indispensablede fixer exactement les causes de lâhorreur dans tous leurs aspects, ne serait-ce quepour ramener Ă sa juste valeur lâargument subjectif dont on fit un si abondant usage,et pour orienter un peu plus vers la nature mĂȘme des choses, les investigations dulecteur dans lâesprit duquel ce problĂšme nâest quâimparfaitement ou incomplĂštementrĂ©solu.
LâobjectivitĂ©
« Birkenau, la plus grande citĂ© de la mort. Les sĂ©lections Ă lâarrivĂ©e : les dĂ©cors dela civilisation montĂ©s comme des caricatures pour duper et asservir. Les sĂ©lectionsrĂ©guliĂšres dans le camp, tous les dimanches. La lente attente des destructions inĂ©vitablesau Block 7. Le Sonderkommando2 totalement isolĂ© du monde, condamnĂ© Ă vivre toutes
1 Voir premiÚre partie, chap. IV.2 Kommando particulier, affecté au crématoire.
132
les secondes de son Ă©ternitĂ© avec les corps torturĂ©s et brĂ»lĂ©s. La terreur brise sidĂ©cisivement les nerfs que les agonies connaissent toutes les humiliations, toutes lestrahisons. Et lorsque, inĂ©luctablement, les puissantes portes de la chambre Ă gaz seferment, tous se prĂ©cipitent, sâĂ©crasant dans [165] la folie de vivre encore, si bien que, lesbattants ouverts, les cadavres sâeffondrent, inextricablement mĂȘlĂ©s en cascades sur lesrails. » (Page 51)
Dans un panorama dâensemble comme Les Jours de notre Mort, romancĂ© et,par surcroĂźt, reconstituĂ© Ă lâaide de moyens dont lâauteur a lui-mĂȘme et quoiquâĂ soninsu, avouĂ© lâingĂ©nuitĂ© (cf. ci-dessus, pages 153-154), ce passage ne choquerait pas.Dans LâUnivers concentrationnaire qui a, par tant de cĂŽtĂ©s, le caractĂšre dâun rĂ©citvĂ©cu, il paraĂźt dĂ©placĂ©. David Rousset nâa, en effet, jamais assistĂ© Ă ce supplice dontil donne une description Ă la fois si prĂ©cise et si saisissante.
Il est encore trop tĂŽt pour prononcer un jugement dĂ©finitif sur les chambres Ă gaz : les documents sont rares, et ceux qui existent, imprĂ©cis, incomplets ou tronquĂ©s,ne sont pas exempts de suspicion. Je suis persuadĂ©, pour ma part, quâun examensĂ©rieux de la question avec les matĂ©riaux quâon ne manquera pas de dĂ©couvrir si labonne foi prĂ©side aux recherches, ouvrira des horizons nouveaux en ce qui lesconcerne. Alors, on sera Ă©tonnĂ© par le nombre des gens qui en ont parlĂ© et par lestermes dans lesquels ils en ont parlĂ©. De tous les tĂ©moins, Eugen Kogon est celui quisâest penchĂ© sur lâaffaire avec le plus de sĂ©rieux et dont le tĂ©moignage revĂȘt Ă mesyeux le plus dâintĂ©rĂȘt. Dans LâEnfer organisĂ© (dĂ©jĂ citĂ©), il Ă©crit :
« Un trÚs petit nombre de camps avaient leurs propres chambres à gaz. » (Page154)
Et, exposant le mĂ©canisme de lâopĂ©ration, il poursuit :
« En 1941, Berlin envoya dans les camps les premiers ordres1 pour la formationdes transports spĂ©ciaux dâextermination par les gaz. On choisit en premier lieu les dĂ©tenusde droit commun, des dĂ©tenus condamnĂ©s pour attentat aux mĆurs et certains politiquesmal vus de la S.S. Ces transports partaient vers une destination inconnue. Dans le cas deBuchenwald, on voyait revenir, dĂšs le lendemain, les vĂȘtements, y compris le contenu despoches, les dentiers, etc. Par un sous-officier dâescorte2, On apprit que ces transportsĂ©taient arrivĂ©s Ă Pirna et Ă Hohenstein et que les hommes qui les composaient avaient Ă©tĂ©soumis aux essais dâun nouveau gaz et avaient pĂ©ri⊠[166]
Au cours de lâhiver 1942-43, on avait examinĂ© tous les Juifs au point de vue deleur capacitĂ© de travail. Ă la place des transports mentionnĂ©s ci-dessus, ce furent alors lesJuifs invalides qui, en quatre groupes de 90 hommes, prirent le mĂȘme chemin, maisaboutirent Ă Bernburg, prĂšs de Kothen. Le mĂ©decin-chef de la maison de santĂ© delâendroit, un certain Docteur Eberl, Ă©tait lâinstrument docile de la S.S. Dans les dossiersde la S.S., cette opĂ©ration porta la rĂ©fĂ©rence « 14 F. 13 »3. Elle semble avoir Ă©tĂ© menĂ©esimultanĂ©ment avec lâanĂ©antissement de tous les malades des maisons de santĂ©, qui segĂ©nĂ©ralisait peu Ă peu en Allemagne sous le National-Socialisme. » (Pages 225-226)
Ayant affirmĂ© le fait sous cette forme qui laisse peser le doute, quant auxordres dâutilisation des chambres Ă gaz, en particulier en ce sens quâelle ne procĂšde
1 A-t-on retrouvé ces ordres? Si oui, pourquoi ne pas les publier ? Si non, aucun historien
nâacceptera jamais quâon en fit Ă©tat.2 Si son nom Ă©tait publiĂ©, on pourrait peut-ĂȘtre lâinterroger.3 IndiquĂ©e, mais non publiĂ©e.
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que par rĂ©fĂ©rence Ă des documents dont on peut se demander sâils existent, EugenKogon en cite cependant deux autres, sans doute parce quâils lui ont paru plusprobants :
« Nous avons pu conserver le double des lettres échangées entre le DocteurHoven (de Buchenwald) et cette étonnante maison de santé :
Weimar-Buchenwald, 2-2-1942.K. L. BuchenwaldLe médecin du camp.Objet : Juifs inaptes au travail dans le camp de concentration de Buchenwald
Références : Conversation personnellePiÚces jointes : 2
à la Maison de SantéBernburg a. d. Saale
Boßte postale 263Me référant à notre conversation personnelle, je vous remets ci-joint, en double
exemplaire et Ă toutes fins utiles, la liste des Juifs malades et inaptes au travail, setrouvant dans le camp de Buchenwald.
Le MĂ©decin de Buchenwald,SignĂ© : HOVEN,S.S. ObersturmsfĂŒhrer d. R. »
On remarquera que les deux piĂšces annoncĂ©es comme devant faire partie delâenvoi, ne sont pas publiĂ©es.
Voici le second document : [167]
« Bernburg, le 5 mars 1942.Maison de Santé BernburgRéf. Z. Be. gs. pt.
Monsieur le Commandant du campde Concentration de Buchenwald par Weimar.
Référence : Notre lettre du 3 mars 1942.Objet : 36 détenus, 12e liste du 2 février 1942. « Par notre lettre du 3 courant, nous vous demandions de mettre à notre
disposition les 36 derniers dĂ©tenus, Ă lâoccasion du dernier transport, le 18 mars 1942.Par suite de lâabsence de notre MĂ©decin-chef qui doit procĂ©der Ă lâexamen
médical de ces détenus, nous vous demandons de ne pas nous les envoyer le 18 mars1942, mais de les joindre au transport du 11 mars 1942, avec leurs dossiers qui vousseront retournés le 11 mars 1942.
Heil Hitler !Signé : GODENSCHWEIG. »
On conviendra quâil faut singuliĂšrement solliciter les textes pour dĂ©duire, decet Ă©change de correspondance, quâil Ă©tait relatif Ă une opĂ©ration dâextermination parle moyen des chambres Ă gaz. MĂȘme si on le complĂšte par un rapport que le DocteurHoven adressait, dans le mĂȘme temps, Ă un de ses chefs hiĂ©rarchiques, et qui disaitceci, dâaprĂšs Eugen Kogon :
« Les obligations des mĂ©decins contractants et les nĂ©gociations avec les servicesdâinhumation, ont souvent amenĂ© des difficultĂ©s insurmontables. Câest pourquoi je memets aussitĂŽt en liaison avec le docteur Infried Eberl, mĂ©decin-chef de la Maison de SantĂ©de Bernburg-sur-Saale, boĂźte postale 252, tĂ©lĂ©phone 3 169. Câest le mĂȘme mĂ©decin qui aexĂ©cutĂ© lâopĂ©ration « 14 F. 13 ». Le docteur Eberl a fait preuve dâune extrĂȘmecomprĂ©hension et dâune grande amabilitĂ©. Tous les corps des dĂ©tenus dĂ©cĂ©dĂ©s Ă
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Schoneberg-Wernigerode seront transportĂ©s chez le docteur Eberl Ă Bernburg, et serontincinĂ©rĂ©s, mĂȘme sans bulletin de dĂ©cĂšs. » (Page 227)
Eugen Kogon fait aussi Ă©tat des chambres Ă gaz de Birkenau (Auschwitz). Ilraconte comment on procĂ©dait Ă lâextermination par ce moyen, dâaprĂšs letĂ©moignage :
« dâun jeune Juif de Brno, Janda Weiss, qui appar[168]tenait, en 1944, auSonderkommando (du crĂ©matoire et des chambres Ă gaz) dont proviennent les dĂ©tailssuivants, dâailleurs confirmĂ©s par dâautres personnes. » (Page 155)
Ă ma connaissance, ce Janda Weiss est le seul personnage de toute lalittĂ©rature concentrationnaire dont on dise quâil a assistĂ© au supplice et dont on donnelâadresse exacte. Et il nây a quâEugen Kogon qui ait profitĂ© de ses dĂ©clarations. ĂtantdonnĂ© lâimportance historique et morale de lâutilisation des chambres Ă gaz commeinstrument de rĂ©pression, peut-ĂȘtre aurait-on pu prendre des dispositions1 qui eussentpermis au public de connaĂźtre sa dĂ©position, autrement que par personnesinterposĂ©es, tout en lâĂ©tendant Ă des dimensions un peu plus grandes que celles dâunparagraphe amenĂ© par incidence, dans un tĂ©moignage dâensemble.
Une opĂ©ration qui Ă©tait pratiquĂ©e pĂ©riodiquement dans tous les camps sous lenom de « Selektion » nâa pas peu contribuĂ© Ă rĂ©pandre dans le public une opinion quia fini par gagner sa faveur, quant au nombre des chambres Ă gaz et Ă celui de leursvictimes.
Un beau jour, les services sanitaires du camp recevaient lâordre de dresser laliste de tous les malades considĂ©rĂ©s comme inaptes au travail pour un tempsrelativement long ou dĂ©finitivement et de les rassembler dans un Block spĂ©cial. Puis,des camions arrivaient â ou une rame de wagons â on les embarquait et ilspartaient pour une destination inconnue. La rumeur concentrationnaire voulait quâilsfussent dirigĂ©s tout droit sur des chambres Ă gaz et, par une sorte de dĂ©rision cruelle,on appelait les rassemblements pratiquĂ©s dans ces occasions, desHimmelskommandos, ce qui signifiait quâils Ă©taient composĂ©s de gens en partancepour le ciel. Naturellement, tous les malades cherchaient Ă y Ă©chapper.
Jâai vu pratiquer deux ou trois « Selektion » Ă Dora : jâai mĂȘme Ă©chappĂ© dejustesse Ă lâune dâentre elles. Dora Ă©tait un petit camp. Si le nombre des maladesinaptes y fut toujours supĂ©rieur aux moyens dont on disposait pour les soigner, ilnâatteignit quâen de trĂšs rares occasions des proportions susceptibles de gĂȘner letravail ou dâembouteiller lâadministration.
Ă Birkenau, dont parle David Rousset dans lâextrait qui fait lâobjet de cettemise au point, câĂ©tait diffĂ©rent. Le camp Ă©tait trĂšs grand : une fourmiliĂšre humaine.Le nombre des [169] inaptes Ă©tait considĂ©rable. Les « Selektion », au lieu de se fairepar la voie bureaucratique et par le canal des services sanitaires, comme Ă Dora, sedĂ©cidaient sur le moment, quand les camions ou la rame de wagons arrivaient. EllesĂ©taient nombreuses au point de se rĂ©pĂ©ter Ă une cadence voisine dâune par semaine etelles se pratiquaient sur la mine. Entre les S.S. et la bureaucratie concentrationnaire
1 Par un singulier hasard, il se trouve en zone russe !..
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dâune part, et la masse des dĂ©tenus qui cherchaient Ă leur Ă©chapper de lâautre, onpouvait donc assister Ă de vĂ©ritables scĂšnes de chasse Ă lâhomme dans uneatmosphĂšre dâaffolement gĂ©nĂ©ral. AprĂšs chaque « Selektion », ceux qui restaientavaient le sentiment dâavoir Ă©chappĂ© provisoirement Ă la chambre Ă gaz.
Mais rien ne prouve irrĂ©futablement que tous les inaptes ou rĂ©putĂ©s tels, ainsirecrutĂ©s, soit par le procĂ©dĂ© de Dora, soit par celui de Birkenau, Ă©taient dirigĂ©s surdes chambres Ă gaz. Ă ce sujet, je veux rapporter un fait personnel. Dans lâopĂ©rationde « Selektion » Ă laquelle jâai Ă©chappĂ© Ă Dora, un de mes camarades nâeut pas lamĂȘme chance que moi. Je le vis partir, et je le plaignis. En 1946, je croyais encorequâil Ă©tait mort asphyxiĂ© avec tout le convoi dont il faisait partie. En septembre de lamĂȘme annĂ©e, je le vis avec Ă©tonnement se prĂ©senter chez moi pour mâinviter Ă je nesais plus quelle manifestation officielle. Comme je lui disais le sentiment dans lequeljâavais vĂ©cu en ce qui le concernait, il me raconta que le convoi en question avait Ă©tĂ©dirigĂ©, non sur une chambre Ă gaz, mais sur Bergen-Belsen dont la mission Ă©tait,paraĂźt-il, plus particuliĂšrement alors, de recevoir en convalescence1 les dĂ©portĂ©s detous les camps. On peut vĂ©rifier : il sâagit de M. Mullin, employĂ© Ă la gare deBesançon. Ă Buchenwald, dâailleurs, jâavais dĂ©jĂ rencontrĂ©, au Block 48, unTchĂšque qui Ă©tait revenu de Birkenau dans les mĂȘmes conditions.
Mon opinion sur les chambres Ă gaz ? Il y en eut : pas tant quâon le croit. Desexterminations par ce moyen, il y en eut aussi : pas tant quâon lâa dit. Le nombre,bien sĂ»r nâenlĂšve rien Ă la nature de lâhorreur, mais le fait quâil sâagisse dâunemesure Ă©dictĂ©e par un Ătat au nom dâune philosophie ou dâune doctrine, y ajouteraitsinguliĂšrement. Faut-il admettre quâil en a Ă©tĂ© ainsi ? Câest possible, mais ce [170]nâest pas certain. La relation de cause Ă effet entre lâexistence des chambres Ă gaz etles exterminations nâest pas Ă©tablie indiscutablement par les textes que publie EugenKogon2 et jâai peur que ceux auxquels il se rĂ©fĂšre sans les citer ne lâĂ©tablissent quemoins encore. Je le rĂ©pĂšte : lâargument qui joua le plus grand rĂŽle dans cette affairesemble ĂȘtre lâopĂ©ration « Selektion » dont il nâest pas un dĂ©portĂ© qui ne puisse parleren tĂ©moin sous une forme ou sous une autre et qui ne le fasse en fonction,principalement, de tout ce quâil en a redoutĂ© sur le moment. Les archives duNational-Socialisme ne sont pas encore complĂštement dĂ©pouillĂ©es. On ne peutavancer avec certitude quâon y dĂ©couvrira des documents de nature Ă infirmer lathĂšse admise : ce serait tomber dans lâexcĂšs contraire. Mais si, un jour, elleslaissaient Ă©chapper un ou plusieurs textes ordonnant la construction des chambres Ă gaz Ă tout autre dessein que celui dâexterminer â on ne sait jamais, avec ce terriblegĂ©nie scientifique des Allemands â il faudrait bien admettre que lâutilisation qui ena Ă©tĂ© faite dans certains cas, relĂšve dâun ou deux fous parmi les S.S., et dâune oudeux bureaucraties concentrationnaires pour leur complaire, ou vice-versa, par une
1 En fait, aprÚs un voyage effectué dans des conditions épouvantables, il était arrivé dans un
Bergen-Belsen sur lequel convergeaient, venant de toute lâAllemagne, des convois dâinaptes, quâon nesavait ni oĂč loger, ni comment nourrir, ce qui avait le don dâexciter les S.S. et les matraques desKapos Il y vĂ©cut des jours horribles et fut finalement remis dans le circuit du travail.
2 Elle ne lâa pas Ă©tĂ© davantage par les tĂ©moignages produits Ă la barre du Tribunal deNuremberg.
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ou deux bureaucraties concentrationnaires, avec la complicitĂ©, achetĂ©e ou non, dâunou deux S.S. particuliĂšrement sadiques.
Dans lâĂ©tat actuel de lâarchĂ©ologie des camps1, rien ne permet dâattendre oudâespĂ©rer semblable dĂ©couverte, mais rien non plus ne permet de lâexclure. Un faitsymptomatique, en tout cas, nâa Ă©tĂ© que trĂšs peu soulignĂ© : dans les rares camps oĂčon a retrouvĂ© des chambres Ă gaz, elles Ă©taient annexĂ©es aux blocks sanitaires de ladĂ©sinfection et des douches qui comportaient des installations dâeau, plutĂŽt quâauxfours crĂ©matoires, et les gaz utilisĂ©s Ă©taient des Ă©manations de sels prussiques,produits qui entrent dans la composition des matiĂšres colorantes, notamment du bleu,dont lâAllemagne en guerre fit un si abondant usage.
Bien entendu, ceci nâest quâune supposition. Mais, dans [171] lâHistoirecomme dans les sciences, la plupart des dĂ©couvertes nâont-elles pas pris leur dĂ©part,sinon dans la supposition, du moins dans un doute stimulateur ?
Si on objecte quâil nây a aucun intĂ©rĂȘt Ă procĂ©der de cette maniĂšre avec leNational-Socialisme dont les mĂ©faits sont par ailleurs solidement Ă©tablis, on mepermettra de prĂ©tendre quâil nây en a pas davantage Ă Ă©tayer une doctrine ou uneinterprĂ©tation peut-ĂȘtre vraie, sur des faits incertains ou faux. Tous les grandsprincipes de la DĂ©mocratie meurent, non pas de leur contenu, mais de trop prĂȘter leflanc par des dĂ©tails quâon croit aussi insignifiants dans leur portĂ©e que dans leursubstance, et les dictatures ne triomphent gĂ©nĂ©ralement que dans la mesure oĂč onbrandit contre elles des arguments mal Ă©tudiĂ©s. Ă ce propos, David Rousset cite unfait qui illustre magistralement cette maniĂšre de voir :
« Je parlais avec un mĂ©decin allemand Ce nâĂ©tait visiblement pas un nazi. il Ă©taitrepu de la guerre et ignorait oĂč se trouvaient sa femme et ses quatre enfants. Dresde, quiĂ©tait sa ville, avait Ă©tĂ© cruellement bombardĂ©e. « Voyons, me dit-il, a-t-on fait la guerrepour Dantzig ? » Je lui rĂ©pondis que non. « Alors, voyez-vous, la politique de Hitler dansles camps de concentration a Ă©tĂ© affreuse (je saluai) ; mais, pour tout le reste, il avaitraison. » (Page 176)
Ainsi donc, par ce tout petit dĂ©tail, parce quâon avait cru malin de dĂ©clarerquâont partait en guerre pour Dantzig et que cela sâĂ©tait rĂ©vĂ©lĂ© faux, ce mĂ©decinjugeait de toute la politique de Hitler et lâapprouvait. Je me demande avec effroi cequâil doit en penser, maintenant quâil a lu David Rousset.
Tradutore, traditore
Ceci est sans grande importance :
« Lâexpression Kapo est vraisemblablement dâorigine italienne et signifie la tĂȘte :deux autres explications possibles : Kapo, abrĂ©viation de Kaporal, ou venant de la
1 Deux autres textes sont cités par David Rousset dans Le Pitre ne rit pas. Ce premier est une
dĂ©position dâun certain Arthur Grosch Ă Nuremberg : il est relatif Ă la construction des chambres Ă gazet non Ă leur utilisation. Le second, relatif Ă des voitures automobiles munies dâun dispositifasphyxiant, qui auraient Ă©tĂ© utilisĂ©es en Russie, porte la signature dâun sous-lieutenant et il est adressĂ©Ă un lieutenant. Ni lâun ni lâautre ne permettent dâaccuser les dirigeants du rĂ©gime nazi dâavoirordonnĂ© des exterminations par les gaz. On les trouvera tous les deux en appendice Ă ce chapitre.
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contraction de lâexpression Kamerad Polizei, employĂ©e dans les premiers mois deBuchenwald. » (Page 131)
Eugen Kogon est plus affirmatif : [172]
« Kapo : de lâitalien Il capo, la tĂȘte, le chef » (LâEnfer organisĂ©, page 59)
Je suggĂšre une autre explication qui fait dĂ©river le mot de lâexpressionKonzentrationslager Arbeit Polizei, dont elle rassemble les initiales, comme SchupodĂ©rive de Schutz Polizei et Gestapo de Geheim Staat Polizei. Lâempressement deDavid Rousset et dâEugen Kogon Ă interprĂ©ter plutĂŽt quâĂ analyser au fond, ne leur apas permis dây penser. [173]
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APPENDICE AU CHAPITRE IV
DĂ©claration sous la foi du serment
Je soussigné Wolfgang Grosch, atteste et déclare ce qui suit :
« En ce qui concerne la construction des chambres Ă gaz et des fours crĂ©matoires,elle eut lieu sous la responsabilitĂ© du groupe de fonction C, aprĂšs que le groupe defonction D en eĂ»t fait la commande. La voie hiĂ©rarchique Ă©tait la suivante : le groupe defonction D se mettait en rapport avec le groupe de fonction C. Le bureau C.I. Ă©tablissaitles plans pour ces installations, dans la mesure oĂč il sâagissait des constructionsproprement dites, les transmettait alors au bureau C. III qui sâoccupait de lâaspectmĂ©canique de ces constructions, comme par exemple la dĂ©saĂ©ration des chambres Ă gaz,ou lâappareillage pour le gazage. Le bureau C. III confiait alors ces plans Ă une entrepriseprivĂ©e, qui devait livrer les machines spĂ©ciales ou les fours crĂ©matoires. Toujours par lavoie hiĂ©rarchique, le bureau C. III avisait le bureau C. IV, lequel transmettait lacommande par le truchement de lâinspection des constructions Ouest, Nord, Sud et Est,aux directions centrales des constructions. La direction centrale des constructionstransmettait alors lâordre de construction aux directions respectives de constructions descamps de concentration, lesquelles faisaient exĂ©cuter les constructions proprement ditespar les dĂ©tenus que le bureau du groupe D. III mettait Ă leur disposition. Le groupe defonction D. donnait au groupe de fonction C. les ordres et les instructions concernant lesdimensions des constructions et leur but. Au fond, câĂ©tait le groupe de fonction D. quidonnait les commandes pour les chambres Ă gaz et les fours crĂ©matoires. SignĂ© :Wolfgang Grosch. » (DâaprĂšs David Rousset, Le Pitre ne rit pas)
Cette dĂ©position a Ă©tĂ© faite au Tribunal de Nuremberg. Sâil nâest pasexclusivement de son fait, le charabia dans [174] lequel elle est rĂ©digĂ©e semble avoirĂ©tĂ© scrupuleusement respectĂ© par le traducteur, visiblement pour entretenir laconfusion.
Il ne peut cependant pas Ă©chapper au lecteur :1° quâil nâest question que de la construction des chambres Ă gaz, et non de
leur destination et de leur utilisation ;2° que le tĂ©moin renvoie Ă des faits dont il serait facile dâĂ©tablir la matĂ©rialitĂ©
et Ă des « instructions » quâon pourrait publier et que, cependant, on semblesoigneusement Ă©viter de le faire, notamment en ce qui concerne le but des chambresĂ gaz, auquel il est fait allusion ;
3° que de lâensemble des constructions pour les camps, dont lâĂ©tude et larĂ©alisation Ă©tait confiĂ©e au groupe de fonction D (Blocks dâhabitation, infirmeries,cuisines, ateliers, usines, etc.), les chambres Ă gaz et les fours crĂ©matoires ont Ă©tĂ©isolĂ©s et singuliĂšrement rapprochĂ©s dans le but de mieux frapper une opinion quiaccepte facilement que les fours crĂ©matoires lui soient prĂ©sentĂ©s comme desinstruments de torture spĂ©cialement inventĂ©s pour les camps de concentration parcequâelle ne sait pas que la pratique de la crĂ©mation est dâun usage courant â aussicourant que lâinhumation â dans toute lâAllemagne.
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Pour toutes ces raisons, aucun historien nâacceptera jamais cette dĂ©positiondans son intĂ©gralitĂ©.
Le rapport dâun sous-lieutenant Ă un lieutenant
« N° du secteur postal : 32.704.501.P.S.
B.N. 40/42Kiew, le 16 avril 1942.
(Affaire secrĂšte du Reich)Au S.S. OberturmfĂŒhrer Rauff,
Berlin, Prinz Albrechts, 8.
La rĂ©vision des voitures des groupes D. et du groupe C. est complĂštementterminĂ©e. Alors que les voitures de la premiĂšre sĂ©rie peuvent ĂȘtre utilisĂ©es, mĂȘme parmauvais temps (il faut cependant quâil ne le soit pas trop), les voitures de la deuxiĂšmesĂ©rie (Saurer) sâembourbent complĂštement par temps de pluie1. Lorsque, par exemple, il aplu, ne fĂ»t-ce quâune demi-heure, la voiture [175] est inutilisable, elle glisse toutsimplement. Il nâest possible de sâen servir que par temps tout Ă fait sec. La seulequestion qui se pose est celle de savoir si lâon peut se servir de la voiture sur le lieu mĂȘmede lâexĂ©cution lorsquâelle est arrĂȘtĂ©e. Il faut, tout dâabord, conduire la voiture jusquâĂ lâendroit en question, ce qui nâest possible que sâil fait beau.
Le lieu de lâexĂ©cution se trouve en gĂ©nĂ©ral Ă©loignĂ© de 10 Ă 15 km des routesprincipales, et est dĂ©jĂ choisi, peu accessible. Il lâest complĂštement lorsque le temps esthumide ou pluvieux. Si lâon conduit les personnes Ă pied ou en voiture sur le lieu delâexĂ©cution, elles se rendent compte aussitĂŽt de ce qui se passe et deviennent inquiĂštes,chose quâil convient dâĂ©viter autant que possible. Il ne reste que la seule solution quiconsiste Ă les charger dans des camions sur le lieu du rassemblement et de les mener alorsau lieu de lâexĂ©cution.
Jâai fait maquiller la voiture du groupe D en roulotte, et Ă cette fin, jâai fait fixerde chaque cĂŽtĂ© des petites voitures une petite fenĂȘtre, telles quâon les voit souvent Ă nosmaisons de paysans Ă la campagne, et deux de ces petites fenĂȘtres de chaque cĂŽtĂ© desgrandes voitures. Ces voitures se sont fait remarquer si vite quâelles reçurent le surnom de« voitures de la mort ». Non seulement les autoritĂ©s, mais encore la population civile, lesdĂ©signaient par ce sobriquet dĂšs quâelles faisaient leur apparition. Ă mon avis, mĂȘme cemaquillage ne saurait longtemps les prĂ©server dâĂȘtre reconnues.
Les freins de la voiture Saurer que je conduisis de SimfĂ©ropol Ă Taganrog, serĂ©vĂ©lĂšrent dĂ©fectueux en route. Le S.K. de Marioupol constata que le manche du frein estcombinĂ© Ă huile et Ă compression. La persuasion et la corruption du H.K. P. rĂ©ussirent Ă elles deux Ă faire confectionner une forme dâaprĂšs laquelle on a pu couler deux manches.Lorsque jâarrivai quelques jours plus tard Ă Stalino et Gerlowka, les conducteurs desvoitures se plaignaient de la mĂȘme dĂ©fectuositĂ©2. AprĂšs une entrevue avec lescommandants de ces kommandos, je me rendis derechef Ă Marioupol pour faire faire deuxautres manches pour chacune de ces voitures. Aux termes de notre accord, deux manchesseront coulĂ©s pour chaque voiture et six autres resteront en rĂ©serve Ă Marioupol pour legroupe D., et six autres encore [176] seront envoyĂ©s au S.S. UntersturmfĂŒhrer Ernt pourles voitures du groupe C. Pour les groupes B. et A., les manches pourraient nous parvenirde Berlin, car leur transport de Marioupol vers le Nord est trop compliquĂ© et prendraittrop de temps. De petites dĂ©fectuositĂ©s aux voitures sont rĂ©parĂ©es par des techniciens deskommandos ou des groupes, dans leur propre atelier.
1 Souligné dans le texte.2 Souligné dans le texte.
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Le terrain cahoteux et la condition Ă peine concevable des chemins et des routes,usent peu Ă peu les points de suture et les endroits impermĂ©abilisĂ©s. On me demanda sâilfallait alors faire effectuer la rĂ©paration Ă Berlin. Mais cette opĂ©ration coĂ»terait trop cheret demanderait beaucoup trop dâessence. Afin dâĂ©viter ces dĂ©penses, je donnai lâordredâeffectuer sur place de petites soudures et au cas oĂč cela sâavĂ©rerait impossible, detĂ©lĂ©graphier aussitĂŽt Ă Berlin, en disant que la voiture P.O.L. n°⊠était hors de service.De plus, jâordonnai dâĂ©loigner tous les hommes au moment des gazages, afin de ne pasexposer leur santĂ© par les Ă©manations Ă©ventuelles de ces gaz. Je voudrais, Ă cetteoccasion, faire encore lâobservation suivante : plusieurs kommandos font dĂ©charger lesvoitures par leurs propres hommes, aprĂšs le gazage. Jâai attirĂ© lâattention du S.K. enquestion sur les dommages, tant moraux que physiques, quâencourent ces hommes, sinontout de suite, du moins un peu plus tard. Les hommes se plaignaient Ă moi de maux detĂȘte aprĂšs chaque chargement. On ne peut pourtant pas modifier lâordonnance1 parce quelâon craint que les dĂ©tenus2 employĂ©s Ă ce travail ne puissent choisir un moment favorablepour prendre la fuite. Pour protĂ©ger les hommes contre cet inconvĂ©nient, je vous prie depromulguer des ordonnances en consĂ©quence.
Le gazage nâest pas effectuĂ© comme il se devrait. Afin dâen terminer au plus tĂŽtavec cette action, les chauffeurs appuient toujours Ă fond sur lâaccĂ©lĂ©rateur3. Cette mesureĂ©touffe les personnes Ă exĂ©cuter, au lieu de les tuer en les endormant. Mes directives sontdâouvrir les manettes de telle sorte que la mort [177] soit plus rapide et plus paisible pourles intĂ©ressĂ©s. Ils nâont plus ces visages dĂ©figurĂ©s et ne laissent plus dâĂ©liminations,comme on a pu les constater jusquâici.
Ă ce jour, je me rends sur les lieux de stationnement du groupe B., et desnouvelles Ă©ventuelles peuvent mâatteindre lĂ -bas.
SignĂ© : Dr BECKER.S.S. UntersturmfĂŒhrer. » (DâaprĂšs David Rousset, Le Pitre ne rit pas)
Ce rapport vient Ă lâappui dâune affirmation dâEugen Kogon qui Ă©crit dans sonEnfer organisĂ© :
« âŠelle (la S.S.) utilisait aussi les chambres Ă gaz ambulantes : câĂ©tait des autosqui, du dehors, ressemblaient Ă des voitures cellulaires, et qui, Ă lâintĂ©rieur, avaient reçulâamĂ©nagement adĂ©quat. Dans ces voitures, lâasphyxie par les gaz ne semble pas avoir Ă©tĂ©trĂšs rapide, car elles roulaient dâhabitude assez longtemps avant de sâarrĂȘter et dedĂ©charger les cadavres. (Page154)
Eugen Kogon, qui ne dit pas si on a retrouvé de ces voitures de la mort, ne citepas non plus ce rapport.
Quoi quâil en soit, il faut fĂ©liciter le traducteur qui, sâil nâa pas rĂ©ussi Ă comblercertaines lacunes et Ă satisfaire certaines curiositĂ©s, a du moins donnĂ© Ă la forme uneextraordinaire physionomie latine dans lâexpression de la pensĂ©e.
Et il faut remarquer :1° quâil est plus facile aux chercheurs actuels de documents dâen retrouver sur
ce qui se passait Ă Marioupol que sur ce qui se passait Ă Dachau ;2° que, nĂ©gligeant une ordonnance Ă©manant dâun ministre, on met en Ă©vidence
la simple lettre relative Ă la question dâun sous-lieutenant Ă son lieutenant ;
1 Il est curieux quâon ait retrouvĂ© ce rapport de sous-lieutenant, et pas lâordonnance Ă laquelle
il se rapporte, â du moins quâon publie lâun et pas lâautre.2 Quels dĂ©tenus ?3 Le gazage se faisait donc par les vapeurs de carburant : la parole est aux techniciens.
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3° que si on a retrouvĂ© un texte, il ne semble pas quâon ait retrouvĂ© desvoitures, - du moins que si on en a retrouvĂ©, lâĂ©vĂ©nement nâa fait que trĂšs peu debruit. [178]
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CHAPITRE V
Les sociologues
Eugen Kogon et LâEnfer organisĂ©1
Je ne connais pas Eugen Kogon. Tout ce que je sais de lui, je lâai appris, lors dela publication de son ouvrage, par ce quâil dit lui-mĂȘme de lui, et par les comptesrendus de presse. Sous rĂ©serves : journaliste autrichien, de type chrĂ©tien social ouchrĂ©tien progressiste, arrĂȘtĂ© en consĂ©quence de lâAnchluss, dĂ©portĂ© Ă Buchenwald.PrĂ©sentĂ© au public français comme sociologue.
LâEnfer organisĂ© est le tĂ©moignage le mieux achalandĂ© et il est Ă©crit dans laforme. Il porte sur une quantitĂ© considĂ©rable de faits, pour la plupart vĂ©cus. Sâil nâestexempt, ni de certaines naĂŻvetĂ©s, ni de certaines exagĂ©rations, il est faux surtout danslâexplication et dans lâinterprĂ©tation. Cela tient, dâune part, Ă la façon de rapporter delâauteur qui procĂšde « en esprit politique » (Avant-propos, page 14), de lâautre Ă cequâil a voulu justifier le comportement de la bureaucratie concentrationnaire, dâunemaniĂšre plus catĂ©gorique encore et plus prĂ©cise que David Rousset.
Pour le reste, Eugen Kogon expose les Ă©vĂ©nements, dit-il, « sans mĂ©nagementsen homme et en chrĂ©tien » (Avant-propos, page 14), sans aucune intention dâĂ©crire« une histoire des camps de concentration allemands » et « pas davantage unecompilation de toutes les horreurs commises, mais une Ćuvre essentiellementsociologique, dont le contenu humain, politique et moral, dâauthenticitĂ© Ă©tablie,possĂšde une valeur dâexemple. » (Introduction, page 20)
Lâintention Ă©tait bonne. [179]Il se croyait qualifiĂ© pour cette mission, et peut-ĂȘtre lâĂ©tait-il. Il se prĂ©sente
comme :
« ayant au moins cinq ans de captivitĂ©, venu dâen bas dans les conditions les pluspĂ©nibles et, peu Ă peu parvenu Ă une position qui lui avait permis dây voir clair etdâexercer une influence, nâayant jamais appartenu Ă la classe des vedettes du camp,nâĂ©tant souillĂ© par aucune infamie dans son comportement de dĂ©tenu. » (page 20)
Dans la pratique, aprĂšs avoir Ă©tĂ© affectĂ© pendant un an au Kommando delâEffektenkammer (atelier de coupe de vĂȘtements), emploi privilĂ©giĂ©, il Ă©tait devenusecrĂ©taire du S.S. MĂ©decin-chef du camp, Docteur Ding-Schuller, emploi plusprivilĂ©giĂ© encore. Ă ce dernier titre, il eut Ă connaĂźtre dans le dĂ©tail toutes lesintrigues du camp pendant les deux derniĂšres annĂ©es de son internement.
AprĂšs avoir lu, jâai refermĂ© le livre. Puis je lâai rouvert. Et, sous la reprise dutitre en page de garde, jâai Ă©crit en sous-titre : ou Plaidoyer pro domo.
1 La Jeune Parque, novembre 1947.
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Le détenu Eugen Kogon
Ă Buchenwald, il y avait une « Section pour lâĂ©tude du typhus et des virus ».Elle occupait les Blocks 46 et 50. Le responsable en Ă©tait le S.S. MĂ©decin-chef decamp, Docteur Ding-Schuller.
Voici comment elle fonctionnait :
« Dans le Block 46 du camp de Buchenwald â qui Ă©tait dâailleurs un modĂšle depropretĂ© apparente et qui Ă©tait fort bien amĂ©nagĂ© â on ne pratiquait pas seulement desexpĂ©riences sur des hommes, mais on isolait Ă©galement tous les typhiques qui avaient Ă©tĂ©contaminĂ©s dans le camp par la voie naturelle, ou qui avaient Ă©tĂ© amenĂ©s dans le campalors quâils Ă©taient dĂ©jĂ atteints. On les y guĂ©rissait, dans la mesure oĂč ils rĂ©sistaient Ă cette terrible maladie. La direction du Block avait Ă©tĂ© confiĂ©e cĂŽtĂ© dĂ©tenus Ă ArthurDietzch, qui avait acquis des connaissances mĂ©dicales seulement par la pratique1.Dietzch Ă©tait un communiste qui Ă©tait [180] prisonnier politique depuis prĂšs de vingtans2. CâĂ©tait un ĂȘtre trĂšs endurci qui naturellement Ă©tait lâune des personnes les plus haĂŻeset les plus redoutĂ©es du camp de Buchenwald3.
Comme la direction S.S. du camp et les sous-officiers avaient une crainteinsurmontable de la contagion et quâils pensaient que lâon pouvait aussi contracter letyphus par simple contact, par lâair, par une toux de malade, etc., ils ne pĂ©nĂ©traient jamaisdans le Block 46 Les dĂ©tenus profitaient de cela, en collaboration avec le Kapo Dietzch :la direction illĂ©gale du camp sâen servait, dâune part pour se dĂ©barrasser des personnesqui collaboraient avec la S.S. contre les dĂ©tenus (ou qui semblaient collaborer, ou toutsimplement qui Ă©taient impopulaires)4, dâautre part, pour cacher dans le Block 46,certains prisonniers politiques dâimportance dont la vie Ă©tait menacĂ©e, ce qui Ă©tait parfoistrĂšs difficile et trĂšs dangereux pour Dietzch, car il nâavait comme domestiques etinfirmiers que des verts (Page 162)
Dans le Block 50, on préparait du vaccin contre le typhus exanthématique, avecdes poumons de souris et de lapins, selon le procédé du professeur Giroud (de Paris). Ceservice fut fondé en août 1943. Les meilleurs spécialistes du camp, médecins,bactériologues, sérologues, chimistes, furent choisis pour cette tùche, etc. » (Page 163)
Et voici comment Eugen Kogon fut affecté a son poste.
« Une habile politique des dĂ©tenus eut pour but, dĂšs le dĂ©but, dâamener dans ceKommando les camarades de toutes nationalitĂ©s, dont la vie Ă©tait menacĂ©e, car la S.S.Ă©prouvait autant de crainte respectueuse devant ce Block que devant le Block 46. Aussibien par le capitaine S.S. Dr Ding SchuIler, que par les dĂ©tenus, et pour diffĂ©rentesraisons, cette crainte fĂ©tichiste de la S.S. fut entretenue (par exemple en plaçant desĂ©criteaux sur la clĂŽture de barbelĂ©s qui isolait le Block). Des candi[181]dats Ă la mort,tels que le physicien hollandais Van Lingen, lâarchitecte Harry Pieck et dâautresNĂ©erlandais, le mĂ©decin polonais Dr Marian Ciepielowski (chef de production dans ceservice), le professeur Dr Balachowsky, de lâInstitut Pasteur de Paris, lâauteur de cet
1 Pendant ce temps, le Docteur Seguin ne put jamais se faire prendre en considération Ús-
qualitĂ©, par la HĂ€ftlingsfĂŒrung. Le Dr Seguin est le Dr X⊠de la page 63 : il est mort de nâavoirjamais Ă©tĂ© reconnu comme mĂ©decin par les communistes qui lâavaient envoyĂ© au Steinbruch(CarriĂšre).
2 Le National-Socialisme lâavait pris en compte Ă la RĂ©publique de Weimar, par consĂ©quent.Ce trait ne manque pas dâhumour en ce quâil caractĂ©rise un but commun aux deux rĂ©gimes.
3 Il ne semble pas avoir rencontrĂ© un Martin-Chauffier.4 Ou plus simplement encore, qui la gĂȘnaient, qui menaçaient dâaccĂ©der Ă des postes
importants. Lâargument de collaboration avec la S.S. est dâailleurs sans valeur : cette « directionillĂ©gale » (sic) collaborait ouvertement avec les S.S., ainsi quâil sera dĂ©montrĂ© par ailleurs.
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ouvrage, en sa qualitĂ© de publiciste autrichien, et sept camarades juifs, trouvaient un asiledans ce Block, avec lâapprobation du Dr Ding-Schuller. » (Page 163)
Il faut admettre quâEugen Kogon avait donnĂ© des gages sĂ©rieux au noyau« communiste » qui exerçait la prĂ©pondĂ©rance dans le camp â contre dâautresagglomĂ©rats verts, politiques, voire communistes ! â pour obtenir dâĂȘtre dĂ©signĂ© parlui Ă ce poste de confiance. Et il faut retenir ce « avec lâapprobation du DocteurDing-Schuller ».
Voici maintenant ce quâil pouvait se permettre Ă ce poste :
« Ă la suite de requĂȘtes que, chaque fois, je suggĂ©rais, rĂ©digeais et soumettais Ă lasignature, ils furent protĂ©gĂ©s contre de soudaines rafles, transports dâextermination, etc. »(Page 163)
Ou encore :
« Pendant les deux derniĂšres annĂ©es que jâai passĂ©es en qualitĂ© de secrĂ©taire dumĂ©decin, jâai rĂ©digĂ©, avec lâaide de spĂ©cialiste du Block 50, au moins une demi-douzainede communications mĂ©dicales signĂ©es du Dr Schuller, sur le typhus exanthĂ©matique Je nementionnerai quâen passant le fait que jâĂ©tais Ă©galement chargĂ© dâune partie de sacorrespondance privĂ©e, y compris lettres dâamour et de condolĂ©ances. Souvent, il ne lisaitmĂȘme plus les rĂ©ponses, il me jetait les lettres aprĂšs les avoir ouvertes, et il me disait :« RĂ©glez donc cela, Kogon. Vous saurez bien ce quâil faut rĂ©pondre. Câest quelque veuvequi cherche une consolation. » » (Page 270)
Et il pouvait déclarer :
« Jâavais dans ma main le Dr Ding-Schuller. » (Page 218)
Ă tel point que dâĂȘtre « en mauvais termes avec le Kapo du Block 46 » ne ledĂ©rangeait mĂȘme pas.
Il ressort de tout ceci quâayant su sâattirer les grĂąces de lâĂ©quipe influente dansla HĂ€ftlingsfĂŒhrung, il avait, en mĂȘme temps, su sâattirer celles dâune des plus hautesautoritĂ©s S.S. [182] du camp. Tous ceux qui ont vĂ©cu dans un camp de concentrationconviendront quâun pareil rĂ©sultat nâĂ©tait guĂšre susceptible dâĂȘtre obtenu sansquelques entorses aux rĂšgles de la morale habituelle hors des camps.
La méthode
« Pour dissiper certaines craintes et montrer que ce rapport (câest ainsi quâildĂ©signe son Enfer organisĂ©) ne risquait pas de se transformer en acte dâaccusation contrecertains dĂ©tenus qui avaient occupĂ© une position dominante, je le lus, au dĂ©but du mois demai 1945, dĂšs quâil eĂ»t Ă©tĂ© couchĂ© sur le papier, et alors quâil ne manquait que les deuxderniers chapitres sur un total de douze, Ă un groupe de quinze personnes, qui avaientappartenu Ă la direction clandestine1 du camp, ou qui reprĂ©sentaient certains groupementpolitiques de dĂ©tenus. Ces personnes en approuvĂšrent lâexactitude et lâobjectivitĂ©.
Avaient assisté à cette lecture :1. Walter Bartel, communiste de Berlin, président du comité international du
camp.
1 Eugen Kogon emploie tantÎt le mot « illégale », tantÎt le mot « clandestine » pour
caractĂ©riser la HĂ€ftlingsfĂŒhrung. En rĂ©alitĂ© il nây avait rien, ni de moins illĂ©gal, ni de moins clandestin.
145
2. Heinz Baumeister, social-démocrate, de Dortmund qui, pendant des années,avait appartenu au Secrétariat de Buchenwald ; deuxiÚme secrétaire du Block 50.
3. Ernst Busse, communiste, de SoIingen, Kapo de lâinfirmerie des dĂ©tenus.4. Boris Banilenko, chef des jeunesses communistes en Ukraine, membre du
comitĂ© russe.5. Hans Eiden, communiste, de TrĂšves, premier doyen du camp.6. Baptiste Feilen, communiste, dâAix-la-Chapelle, Kapo du lavoir.7. Franz Hackel, indĂ©pendant de gauche de Prague. Un de nos amis, sans fonction
dans le camp.8. Stephan Heymann, communiste, de Manheim, membre du bureau
dâinformations du camp.9. Werner Hilpert, centriste de Leipzig, membre du comitĂ© international du camp.[183]10. Otto Harn, communiste de Vienne, membre du comitĂ© autrichien.11. A. Kaltschin, prisonnier de guerre russe, membre du comitĂ© russe.12. Otto Kipp, communiste de Dresde, Kapo supplĂ©ant de lâinfirmerie des
détenus.13. Ferdinand Römhild, communiste de Francfort-sur-le-Main, premier secrétaire
de lâinfirmerie des dĂ©tenus.14. Ernst Thappe, social-dĂ©mocrate, chef du comitĂ© allemand.15. Walter Wolff, communiste, chef du Bureau dâinformations du camp. » (Pages
20-21)
à elle seule, cette déclaration, en quelque sorte liminaire, suffit à rendre tout letémoignage suspect :
« Pour dissiper certaines craintes et montrer que ce rapport ne risquait pas de setransformer en acte dâaccusation contre certains dĂ©tenus qui avaient occupĂ© une positiondominante dans le camp. »
Eugen Kogon a donc Ă©vitĂ© de rapporter tout ce qui pouvait accuser laHĂ€ftlingsfĂŒhrung, ne retenant de griefs que contre les S.S. : aucun historiennâacceptera jamais cela. Par contre, on est fondĂ© de croire quâagissant ainsi, il a payĂ©une dette de reconnaissance envers ceux qui lui avaient procurĂ© un emploi de toutrepos dans le camp et avec lesquels il a des intĂ©rĂȘts communs Ă dĂ©fendre devantlâopinion.
Par surcroĂźt, les quinze personnes citĂ©es qui ont dĂ©cidĂ© de son « exactitude etde son objectivitĂ© » sont sujettes Ă caution. Elles sont toutes communistes oucommunisantes (mĂȘme celles qui figurent sous la rubrique social-dĂ©mocrate,indĂ©pendant ou centriste) et si, par hasard, il y avait une exception, elle ne pourraitrĂ©sulter que du fait dâun obligĂ©. Enfin, elles constituent un tableau des plus hautspersonnages de la bureaucratie concentrationnaire de Buchenwald : doyen de camps,Kapos, etc.
Je tiens pour insignifiants ou fantaisistes les titres de prĂ©sident ou de membredu comitĂ© de ceci ou de cela, dont elles sont affublĂ©es : elles se les sont elles-mĂȘmes,entre-dĂ©cernĂ©es au moment de la libĂ©ration du camp par les AmĂ©ricains, voirepostĂ©rieurement. Et je ne mâarrĂȘte pas Ă la notion de « comitĂ© » qui est introduitedans le dĂ©bat dont jâai dĂ©jĂ fait justice par ailleurs : ils ont dit cela et ils ont [184]rĂ©ussi Ă le faire admettre en invoquant des motifs trĂšs nobles1.
1 Cf. 1e partie, pp. 46 et 47.
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à mon sens, ces quinze personnes ont été trÚs heureuses de trouver en EugenKogon une plume habile pour les décharger de toute responsabilité, aux yeux de lapostérité.
La HĂ€ftlingfĂŒhrung
« Ses tĂąches Ă©taient les suivantes : maintenir lâordre dans le camp, veiller Ă ladiscipline pour Ă©viter lâintervention S.S., etc. Pendant la nuit â ce qui permettait desupprimer les patrouilles des S.S. dans le camp â leur tĂąche Ă©tait dâaccueillir lesnouveaux arrivants, ce qui, peu Ă peu Ă©vita les brutales chicanes des S.S. CâĂ©tait une tĂąchedifficile et ingrate. La garde du camp de Buchenwald frappait rarement, bien quâil y eĂ»tsouvent de brutales empoignades. Les nouveaux arrivants, qui venaient dâautres camps,Ă©taient effrayĂ©s tout dâabord quand ils Ă©taient reçus par les gens de la garde du camp deBuchenwald, mais ils savaient toujours apprĂ©cier, ensuite, cet accueil plus douxquâailleurs. Il y avait certes toujours tel ou tel membre de la garde du camp qui, dâaprĂšs safaçon de sâexprimer, pouvait passer pour un S.S. manquĂ©. Mais cela importait peu. Seul lebut comptait : MAINTENIR UN NOYAU DE PRISONNIERS CONTRE LA S.S. Si lagarde du camp nâavait pas fait rĂ©gner une impeccable apparence dâordre, face Ă la S.S.,que ne serait-il pas advenu du camp tout entier, et des milliers de prisonniers, lors desopĂ©rations punitives et last not least, dans les derniers jours avant la libĂ©ration ? » (Page62)
Si je ne mâen rapporte quâĂ mon expĂ©rience personnelle quant Ă lâaccueil quifut fait Ă mon convoi dans deux camps diffĂ©rents, il ne mâest pas possible deconvenir quâil fut meilleur Ă Buchenwald quâĂ Dora, bien au contraire. Mais je doisreconnaĂźtre que les conditions gĂ©nĂ©rales de vie Ă Buchenwald et Ă Dora nâĂ©taient pascomparables : le premier Ă©tait un sanatorium par rapport au second, En dĂ©duire quecela tenait Ă une diffĂ©rence de composition, dâessence et de convictions politiques ouphilosophiques entre les deux HĂ€ftlingsfĂŒhrung serait une erreur : si on les avaitinterverties en bloc, le [185] rĂ©sultat eĂ»t Ă©tĂ© le mĂȘme. Dans lâun et lâautre cas, leurcomportement Ă©tait commandĂ© par les conditions gĂ©nĂ©rales dâexistence et il ne lescommandait pas.
Ă lâĂ©poque dont parle Eugen Kogon, Buchenwald Ă©tait au terme de sonĂ©volution. Tout y Ă©tait achevĂ© ou presque : les services Ă©taient en place, un ordre Ă©taitau point. Les S.S. eux-mĂȘmes, moins exposĂ©s aux tracasseries que le dĂ©sordre traĂźnederriĂšre lui, insĂ©rĂ©s dans un programme rĂ©gulier et quasi sans alĂ©as, y avaient lesnerfs beaucoup moins Ă fleur de peau. Ă Dora, au contraire, le camp Ă©tait en pleineconstruction, il fallait tout crĂ©er et tout mettre en place avec les moyens limitĂ©s dâunpays en guerre. Le dĂ©sordre Ă©tait Ă lâĂ©tat naturel. Tout sây heurtait. Les S.S. Ă©taientinabordables et la HĂ€ftlingsfĂŒhrung ne sachant quoi inventer pour leur complaire,dĂ©passait souvent leurs dĂ©sirs. Seulement, Ă Buchenwald, les exactions dâun Kapo oudâun doyen de camp, identiques dans leurs mobiles et dans leurs buts, Ă©taient moinssensibles dans leur portĂ©e, parce que, dans un Ă©tat des lieux en tous points meilleur,elles nâentraĂźnaient pas des consĂ©quences aussi graves pour la masse des dĂ©tenus.
Il convient dâajouter comme preuve supplĂ©mentaire, voire superfĂ©tatoire, quâenautomne 1944, le camp de Dora Ă©tait Ă son tour Ă peu prĂšs au point, et laHĂ€ftlingsfĂŒhrung nâayant en rien modifiĂ© son comportement, les conditions
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matĂ©rielles et morales dâexistence pouvaient soutenir la comparaison avecBuchenwald. Ă ce moment, la fin de la guerre se prĂ©cipita, les bombardementslimitĂšrent les possibilitĂ©s de ravitaillement, lâavance des AlliĂ©s sur les deux frontsaugmenta la population de celle des camps Ă©vacuĂ©s de lâEst et de lâOuest, et tout futremis en question.
Il reste le raisonnement selon lequel il Ă©tait important, pour maintenir un noyaucontre la S.S., de se substituer Ă elle : tout le camp Ă©tait naturellement contre la S.S.et je ne comprends pas. On pourrait soutenir, quâil eut Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rable de maintenir envie tout le monde contre la S.S., et non seulement un noyau Ă ses ordres, ne serait-ceque pour lui susciter des difficultĂ©s supplĂ©mentaires Au lieu de cela, on a employĂ© unmoyen qui, sâil a sauvĂ© ce prĂ©cieux noyau, a fait mourir la masse. Parce que commele reconnaĂźt Eugen Kogon, aprĂšs David Rousset, lâurbanitĂ© nâĂ©tait pas seule Ă intervenir dans le dĂ©bat :
« En fait, les dĂ©tenus nâont jamais reçu les faibles rations qui leur Ă©taient destinĂ©esen principe. Tout dâabord, la S.S. prenait ce qui lui plaisait. Puis les [186] dĂ©tenus quitravaillaient dans le magasin Ă vivres et dans les cuisines « se dĂ©brouillaient » pourprĂ©lever amplement leur part. Puis les chefs de chambrĂ©e en dĂ©tournaient une bonnequantitĂ© pour eux et pour leurs amis. Le reste allait aux misĂ©rables dĂ©tenus ordinaires. »(Page 107)
Il y a lieu de prĂ©ciser que tout ce qui dĂ©tenait une parcelle dâautoritĂ© dans lecamp Ă©tait par-lĂ mĂȘme, placĂ© pour « prĂ©lever » : le doyen de camp qui dĂ©livraitglobalement les rations, le Kapo ou le chef de Block qui se servaient copieusementen premier lieu, le chef dâĂ©quipe ou lâhomme de chambrĂ©e qui coupaient le pain oumettaient la soupe dans les Ă©cuelles, le policier, le secrĂ©taire, etc. Il est curieux queKogon ne le mentionne pas.
Tous ces gens se gobergeaient littĂ©ralement des produits de leurs vols, etpromenaient dans le camp des mines florissantes. Aucun scrupule ne les arrĂȘtait :
« Pour lâinfirmerie des dĂ©tenus, il y avait dans les camps une nourriture spĂ©cialepour les malades, ce quâon appelait la diĂšte. Elle Ă©tait trĂšs recherchĂ©e comme supplĂ©mentet sa plus grande part Ă©tait dĂ©tournĂ©e au profit des personnalitĂ©s du camp : Doyens deBlocks, Kapos, etc. Dans chaque camp, on pouvait TROUVER DES COMMUNISTESOU DES CRIMINELS QUI, PENDANT DES ANNĂES, RECEVAIENT, EN PLUS DELEURS AUTRES AVANTAGES, LES SUPPLĂMENTS POUR MALADES. CâĂ©taitsurtout une affaire de relations avec la cuisine des malades composĂ©e exclusivement degens appartenant Ă la catĂ©gorie de dĂ©tenus qui dominaient le camp, ou une affairedâĂ©change de bons services : les Kapos de lâatelier de couture, de la cordonnerie, dumagasin dâhabillement, du magasin Ă outils, etc., livraient, en Ă©change de cette nourriture,ce que leur demandaient les autres. Dans le camp de Buchenwald, de 1939 Ă 1941, prĂšsde quarante mille Ćufs ont Ă©tĂ© ainsi dĂ©tournĂ©s, Ă lâintĂ©rieur mĂȘme du camp. » (Pages 110-111-112)
Pendant ce temps, les malades de lâinfirmerie mouraient dâĂȘtre privĂ©s de cettenourriture spĂ©ciale que la S.S. leur destinait. Expliquant le mĂ©canisme du vol, Kogonen fait un simple aspect du « systĂšme D », indistinctement employĂ© par tous lesdĂ©tenus qui se trouvaient sur le circuit alimentaire. Câest Ă la fois, une inexactitude etun acte de bienveillance Ă lâĂ©gard de la HĂ€ftlingsfĂŒhrung. [187]
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Le travailleur dâun Kommando quelconque ne pouvait pas voler : le Kapo et leVorarbeiter, prĂȘts Ă le dĂ©noncer, le surveillaient Ă©troitement. Tout au plus pouvait-ilse risquer, la distribution des rations Ă©tant faite, Ă prendre quelque chose Ă un de sescompagnons dâinfortune. Mais le Kapo et le Vorarbeiter pouvaient de concertprĂ©lever sur lâensemble des rations, avant la distribution, et ils le faisaientcyniquement. ImpunĂ©ment aussi parce quâil Ă©tait impossible de les dĂ©noncerautrement que par la voie hiĂ©rarchique, câest-Ă -dire en passant par eu. Ils volaientpour eux-mĂȘmes, pour leurs amis, pour les fonctionnaires dâautoritĂ© desquels ilstenaient leur poste et aux Ă©chelons supĂ©rieurs de la hiĂ©rarchie, pour les S.S. dont ilstenaient Ă sâassurer ou Ă conserver la protection.
Pour ce qui est de la diĂšte des malades, le Kapo de lâinfirmerie â celui qui asanctionnĂ© lâexactitude et lâobjectivitĂ© du tĂ©moignage de Kogon ! â en prĂ©levait uneimportante quantitĂ© Ă lâintention de ses collĂšgues et des communistes accrĂ©ditĂ©s1.Pendant mon sĂ©jour Ă Buchenwald, tous les matins il fit tenir une quantitĂ© de lait,voisine dâun litre, et incidemment, quelques autres friandises, Ă Erich, chef du Block48. Si on reporte cette opĂ©ration Ă lâĂ©chelle du camp, on peut dĂ©jĂ mesurer la quantitĂ©de lait dont les malades de lâinfirmerie Ă©taient ainsi privĂ©s. En comparaison, les petitschapardages sur le circuit Ă©taient insignifiants.
Ainsi donc, quâil sâagisse du menu ordinaire ou de la diĂšte, malade ou non, lesdĂ©tenus avaient, pour mourir de faim, deux raisons qui sâajoutaient : les prĂ©lĂšvementsdes S.S.2 et ceux de la HĂ€ftlingsfĂŒhrung. Ils avaient aussi deux raisons de recevoirdes coups, et dâĂȘtre malmenĂ©s en gĂ©nĂ©ral. Dans ces conditions, il Ă©tait peu de dĂ©tenusqui ne prĂ©fĂ©rassent avoir affaire directement au S.S. : le Kapo qui volait plus que demesure, frappait aussi plus fort pour plaire aux S.S., et il Ă©tait rare quâune simplerĂ©primande dâun S.S. nâentraĂźnĂąt, de surcroĂźt, une volĂ©e de coups du Kapo.
Les arguments
[188]Les arguments qui justifient la pratique du sauvetage dâun noyau, avant tout et
Ă tout prix, ne sont pas plus probants que les faits.
« Que ne serait-il pas advenu du camp tout entier, surtout au moment de laLibération ? » (Op. Cit., voir page 273)
commence par se demander Kogon avec effroi. De ce qui prĂ©cĂšde, il ressortdĂ©jĂ que le camp tout entier nâaurait eu quâune raison de moins de « crever » Ă cerythme. Il ne suffit pas dâajouter :
« Câest ainsi que les premiers chars amĂ©ricains, venant du Nord-Ouest, trouvĂšrentBuchenwald libĂ©rĂ© » (Page 304)
1 Il est bien des communistes qui ne lâĂ©taient pas, â ceux qui Ă©taient, avant tout, dâhonnĂȘtes
gens. Ils Ă©taient perdus dans la masse et suivaient le sort commun.2 Il y a lieu de remarquer que les S.S. ne prĂ©levaient gĂ©nĂ©ralement pas eux-mĂȘmes ou trĂšs
timidement : ils laissaient prélever pour leur compte et ils étaient ainsi, mieux servis.
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et dâen faire rejaillir le mĂ©rite sur la HĂ€ftlingsfĂŒhrung, pour que ce soit vrai. Ăce compte, on pourrait aussi dire quâils sont entrĂ©s dans une France libĂ©rĂ©e, et ceserait ridicule. La vĂ©ritĂ©, câest que les S.S. ont fui devant lâavance amĂ©ricaine et que,tentant dâemmener avec eux le plus possible de dĂ©tenus, ils ont lancĂ© laHĂ€ftlingsfĂŒhrung, gummi Ă la main, Ă la chasse Ă lâhomme dans le camp.
GrĂące Ă cela, lâopĂ©ration sâest faite dans un minimum de dĂ©sordre. Et si, par unmiraculeux hasard, lâoffensive des AmĂ©ricains avait Ă©tĂ© stoppĂ©e devant le camp, aupoint quâune contre-offensive allemande vigoureusement menĂ©e ait pu dĂ©cider delâissue de la guerre dans un autre sens, le raisonnement offrait un avantage certainqui transparaĂźt dans ces lignes :
« Les Directions S.S. des camps nâĂ©taient pas capables dâexercer sur des dizainesde milliers de dĂ©tenus un contrĂŽle autrement quâextĂ©rieur et sporadique. » (Page 275)
Autrement dit, dans une Allemagne victorieuse, chacun des fonctionnairesdâautoritĂ© du camp eĂ»t pu exciper de sa contribution personnelle au maintien delâordre, de son dĂ©vouement, etc., pour obtenir sa libĂ©ration.
Et le texte quâon vient de lire eĂ»t pu paraĂźtre sans quâune virgule y soitchangĂ©e.
« Par un combat incessant, il fallait briser et rendre inopĂ©rante la mĂ©thode de laS.S. qui mĂ©langeait les diverses catĂ©gories de dĂ©tenus, entretenait les oppositionsnaturelles et en provoquait dâartificielles. Les [189] raisons de cela Ă©taient claires chezles rouges. Chez les verts, ce nâĂ©tait nullement des raisons politiques ; ils voulaientpouvoir donner libre cours Ă leurs pratiques habituelles : corruption, chantage etrecherche des avantages matĂ©riels. Tout contrĂŽle leur Ă©tait insupportable, en particulier uncontrĂŽle venant de lâintĂ©rieur du camp mĂȘme. » (Page 278)
Il est bien Ă©vident que nâimporte quelle mĂ©thode de la S.S. ne pouvait quedevenir inopĂ©rante, Ă partir du moment oĂč, pratiquĂ©e par dâautres dans le mĂȘme but,elle sâappliquait au mĂȘme objet dans la mĂȘme forme. Mieux : elle Ă©tait inutile. LaS.S. nâavait plus besoin de frapper puisque ceux auxquels elle avait dĂ©lĂ©guĂ© sespouvoirs frappaient mieux ; ni de voler, puisquâils volaient mieux et que le bĂ©nĂ©ficeĂ©tait le mĂȘme quand il nâĂ©tait pas plus substantiel ; ni de faire mourir Ă petit feu pourfaire respecter lâordre, puisquâon sây employait Ă sa place et que lâordre nâen Ă©taitque plus rutilant.
Par ailleurs, je nâai jamais observĂ© que lâintervention de la bureaucratieconcentrationnaire ait effacĂ© les oppositions naturelles, ni que les diverses catĂ©goriesde dĂ©tenus aient Ă©tĂ© moins mĂ©langĂ©es quâil en Ă©tait dĂ©cidĂ© par la S.S.
Les mĂ©thodes employĂ©es, on en conviendra, nâĂ©taient pas propres Ă obtenir cerĂ©sultat. Et le but poursuivi â avouĂ© â nâĂ©tait pas celui-lĂ :diviser pour rĂ©gner, ceprincipe qui vaut pour tout pouvoir dĂ©sireux de tenir, valait autant pour laHĂ€ftlingsfĂŒhrung que pour les S.S. Dans la pratique, tandis que les secondsopposaient indistinctement la masse des dĂ©tenus Ă ceux quâils avaient choisis pourles gouverner, la premiĂšre jouait de la nuance politique, de la nature du dĂ©lit et de lasĂ©lection dâun noyau dâune certaine qualitĂ©.
Ce qui est amusant â Ă distance ! â dans cette thĂšse, câest la distinctionquâelle fait entre les rouges et les verts au pouvoir, accusant ces derniers de
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corruption, de chantage et de recherche des avantages matĂ©riels : que faisaient doncles rouges qui ne fĂ»t pas tout cela ? Et, pour le dĂ©tenu ordinaire, quelle Ă©tait ladiffĂ©rence, sâil lui Ă©tait impossible de la mesurer Ă un rĂ©sultat ?
Dans un monde byzantinisĂ© par des dĂ©cades dâun enseignement petit-bourgeois, la juxtaposition des propositions abstraites prend plus dâimportance quelâimpitoyable enchaĂźnement des faits. Une morale qui, pour Ă©tablir un contraste entrele dĂ©lit de droit commun et le dĂ©lit politique, a besoin de supposer une diffĂ©rencedâessence entre les coupables, ne prĂ©pare pas Ă retenir une identitĂ© des mobiles ducompor[190]tement chez les uns et chez les autres, en quelque circonstance que cesoit. Elle pousse Ă nĂ©gliger trop lâinfluence du milieu et, dans un milieu qui metquotidiennement la vie en danger, les rĂ©actions des individus les plus dĂ©sintĂ©ressĂ©s etles plus irrĂ©prochables, si on les y transplante.
Câest ce qui sâest produit dans les camps de concentration : les nĂ©cessitĂ©s de lalutte pour la vie, les appĂ©tits plus ou moins avouables, ont pris le pas sur tous lesprincipes moraux. Ă la base, il y avait le dĂ©sir de vivre ou de survivre. Chez lesmoins scrupuleux, il sâest accompagnĂ© du besoin de voler de la nourriture, puis desâassocier pour mieux voler. Les plus habiles Ă sâassocier pour se mieux nourrir âles politiques puisquâen lâoccurrence lâopĂ©ration requĂ©rait plus dâadresse que deforce â ont Ă©tĂ© les plus forts pour conquĂ©rir le pouvoir, parce que les mieux nourris.Et ils ont Ă©tĂ© les plus forts aussi pour le conserver parce quâintellectuellement lesplus habiles. Mais, aucun principe moral, au sens oĂč nous lâentendons dans le mondenon concentrationnaire, nâest intervenu dans cet enchaĂźnement de faits, autrementque par son absence.
AprĂšs cela, on peut Ă©crire :
« Dans chaque camp, les dĂ©tenus politiques sâefforcĂšrent de prendre en mainslâappareil administratif interne ou, le cas Ă©chĂ©ant, luttĂšrent pour le conserver. Ceci afin dese dĂ©fendre par tous les moyens contre la S.S., non seulement pour mener le dur combatpour la vie, mais aussi pour aider, dans la mesure du possible, Ă la dĂ©sagrĂ©gation et Ă lâĂ©crasement du systĂšme. Dans plus dâun camp, les chefs des dĂ©tenus politiques ontaccompli, pendant des annĂ©es, un travail dans ce genre, avec une admirable persĂ©vĂ©ranceet un mĂ©pris complet de la mort. » (Page 275)
Mais ce nâest quâun quitus dont la forme, pour laudative quâelle soit, ne rĂ©ussitpas Ă masquer quâil assimile tous les dĂ©tenus politiques â mĂȘmes ceux qui nâontjamais cherchĂ© Ă exercer aucune autoritĂ© sur leurs compagnons dâinfortune â aumoins scrupuleux dâentre eux. Ni lâaveu : Se dĂ©fendre par tous les moyens.
Par tous les moyens, voici ce que cela pouvait signifier :
« Quand la S.S. demandait aux politiques quâils fissent une sĂ©lection des dĂ©tenus« inaptes Ă vivre »1 [191] pour les tuer, et quâun refus eĂ»t pu signifier la fin du pouvoirdes rouges et le retour des verts, alors, il fallait ĂȘtre prĂȘt Ă se charger de cette faute. Onnâavait que le choix entre une participation active Ă cette sĂ©lection ou un retrait probabledes responsabilitĂ©s dans le camp, ce qui, aprĂšs toutes les expĂ©riences dĂ©jĂ faites, pouvaitavoir des consĂ©quences encore pires. Plus la conscience Ă©tait accessible, plus cettedĂ©cision Ă©tait dure Ă prendre. Comme il fallait la prendre et sans tarder, il valait mieux la
1 Entre guillemets dans le texte.
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confier à des tempéraments robustes, afin que nous ne fussions pas tous transformés enmartyrs. » (Page 327)
Jâai dĂ©jĂ observĂ© quâil ne sâagissait pas de sĂ©lectionner les inaptes Ă vivre, maisles inaptes au travail. La nuance est sensible. Si on veut la nĂ©gliger Ă tout prix, jeprofesse quâil valait mieux « risquer un retrait probable1 des responsabilitĂ©s dans lecamp », que de charger sa conscience de cette « participation active », toujours zĂ©lĂ©edans la pratique. Les verts seraient revenus au pouvoir ? Et aprĂšs ? Dâabord, ilsnâĂ©taient pas de taille Ă le conserver. Ensuite, dans ce cas prĂ©cis, ils nâauraient pasfait plus de zĂšle, au regard de la masse. Ils nâauraient pas dĂ©signĂ© un plus grandnombre dâinaptes et ils nâauraient pas tenu moins compte de la qualitĂ© car, dans cessĂ©lections, les rouges ne se souciaient pas plus que les verts de la couleur politique, sila HĂ€ftlingsfĂŒhrung nây Ă©tait pas intĂ©ressĂ©e par quelquâun des siens.
DĂšs lors, et si câĂ©tait pour se charger de la mĂȘme faute, aux yeux de la morale,pourquoi prendre le pouvoir aux verts ou vouloir le conserver contre eux ? Il estpossible que, les verts Ă©tant au pouvoir, les inaptes ainsi sĂ©lectionnĂ©s, Ă quelquesunitĂ©s prĂšs, nâeussent pas Ă©tĂ© les mĂȘmes. Mais rien nâĂ©tait changĂ© quant au nombre,lequel Ă©tait dĂ©terminĂ© par la statistique gĂ©nĂ©rale du travail et dâaprĂšs la possibilitĂ©matĂ©rielle, pour le camp, de supporter un nombre plus ou moins grand de non-travailleurs. Eugen Kogon lui-mĂȘme nâeĂ»t peut-ĂȘtre pas eu la latitude de devenir oude rester le secrĂ©taire familier du S.S. MĂ©decin-capitaine Docteur Ding-Schuller, et,rejetĂ© dans la masse, Ă force dây ĂȘtre frappĂ© et dây avoir faim, peut-ĂȘtre fĂ»t-il lui aussitombĂ© au nombre de ces inaptes. Vraisemblablement, il en eĂ»t Ă©tĂ© de mĂȘme desquinze autres qui ont donnĂ© lâabsolution Ă son tĂ©moi[192]gnage. Alors, seraitsurvenue la plus impensable des catastrophes : il nâaurait pu se produire que :
« Nous ne fussions pas tous transformés en martyrs, mais puissions continuer à vivre comme témoins. » (Déjà cité.)
Comme si, au regard de lâHistoire, il importait que Kogon et son Ă©quipefussent tĂ©moins plutĂŽt que dâautres â que Michelin de Clermont-Ferrand, queFrançois de Tessan, que le Docteur Seguin, que CrĂ©mieux, que Desnos, etc. car, cenous et ce tous ne sâappliquent, bien entendu, quâaux privilĂ©giĂ©s de laHĂ€ftlingsfĂŒhrung et non Ă tous les politiques qui constituaient, en dĂ©pit quâon en ait,la plus grande partie de la masse. Pas un instant il nâest venu Ă lâidĂ©e de lâauteurquâen se contentant de moins manger et de moins frapper, la bureaucratieconcentrationnaire eĂ»t pu sauver la presque totalitĂ© des dĂ©tenus, quâil nây aurait,aujourdâhui, que des avantages Ă ce quâils fussent, eux aussi tĂ©moins.
Quâun homme aussi averti et qui affiche par ailleurs une certaine culture, ait puen arriver Ă dâaussi misĂ©rables conclusions, il faut en voir la cause dans le fait quâil avoulu juger les individus et les Ă©vĂ©nements du monde concentrationnaire avec desunitĂ©s de mesure qui lui sont extĂ©rieures. Nous commettons la mĂȘme erreur lorsquenous voulons apprĂ©cier tout ce qui se passe en Russie ou en Chine, avec des rĂšgles demorale qui sont propres au monde occidental, et les Russes comme les Chinois nous
1 Probable, seulement â je souligne.
152
le rendent. Ici et lĂ , il sâest crĂ©Ă© un Ordre et sa pratique a donnĂ© naissance Ă un typedâhomme dont les conceptions de la vie sociale et du comportement individuel sontdiffĂ©rentes, voire opposĂ©es.
De mĂȘme dans les camps de concentration : dix annĂ©es de pratique ont suffipour crĂ©er un Ordre en fonction duquel tout doit ĂȘtre jugĂ©, et principalement entenant compte que cet Ordre avait donnĂ© naissance Ă un nouveau type dâhommeintermĂ©diaire entre le dĂ©tenu de droit commun et le dĂ©tenu politique. LacaractĂ©ristique de ce nouveau type dâhomme rĂ©sulte du fait que le premier a dĂ©voyĂ©le second et lâa rendu Ă peu prĂšs semblable Ă lui-mĂȘme, sans trop laisser entamer saconscience, au niveau de laquelle le camp Ă©tait adaptĂ© par ceux qui lâavaient conçu.Câest le camp qui a imprimĂ© un sens aux rĂ©actions de tous les dĂ©tenus, verts ourouges, et non lâinverse.
En regard de cette constatation et dans la mesure oĂč on voudra bien admettrequâelle nâest pas une construction de lâesprit, les rĂšgles de la morale en cours dans lemonde [193] non-concentrationnaire peuvent intervenir pour pardonner, en aucun caspour justifier.
Le comportement de la S.S.
Je rapproche deux affirmations :
« Des dĂ©tenus qui maltraitaient leurs camarades, ou mĂȘme les frappaient jusquâĂ la mort, nâĂ©taient Ă©videmment jamais punis par la S.S. et devaient ĂȘtre abattus par lajustice des dĂ©tenus. » (Page 98)
« Un matin, on trouva un dĂ©tenu pendu dans un Block. On ouvrit une enquĂȘte etlâon sâaperçut que le « pendu » Ă©tait mort aprĂšs avoir Ă©tĂ© horriblement frappĂ© et piĂ©tinĂ©, etque lâhomme de chambrĂ©e, dirigĂ© par le doyen de Block Osterloh1 lâavait ensuite pendupour simuler un suicide. La victime avait protestĂ© contre un dĂ©tournement de pain parlâhomme de chambrĂ©e. La direction du camp S.S. parvint2 Ă Ă©touffer lâaffaire et ellereplaça le meurtrier Ă son poste, de sorte que rien ne changea. » (Page 50)
Il est exact que la direction du camp S.S. nâintervenait gĂ©nĂ©ralement pas dansles discussions qui opposaient les dĂ©tenus les uns aux autres, et quâil Ă©tait vaindâattendre dâelle une quelconque dĂ©cision de justice. Il nâen pouvait ĂȘtre autrement :
« Elle ignorait ce qui se passait réellement derriÚre les barbelés. » (Page 275)
La HĂ€ftlingsfĂŒhrung, en effet, multipliait les efforts pour quâelle lâignorĂąt.SâĂ©rigeant en vĂ©ritable « justice des dĂ©tenus », profitant de ce quâaucun appel nepouvait ĂȘtre interjetĂ© contre ses dĂ©cisions pour prendre les plus invraisemblables, ellenâavait jamais recours aux S.S. que pour renforcer son autoritĂ© si elle la sentaitfaiblir. Pour le reste, elle nâaimait pas les voir intervenir, redoutant Ă la fois quâilsfussent moins sĂ©vĂšres, ce qui eĂ»t mis son autoritĂ© en discussion dans la masse, etleurs apprĂ©ciations quant Ă son aptitude Ă gouverner, ce qui eĂ»t posĂ© le problĂšme deson renvoi dans le rang et de son remplacement. Pratiquement, tout cela se rĂ©solvait
1 Un vert, et câest pourquoi lâincident est relatĂ© comme ayant « une valeur dâexemple ».2 SoulignĂ© par nous.
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dans un compromis, la HĂ€ftlingsfĂŒhrung « Ă©vitant les histoires » en les empĂȘchant detraverser lâĂ©cran quâelle constituait, la S.S. ne cherchant pas Ă savoir sous rĂ©serve quelâordre rĂ©gnĂąt et quâil fĂ»t inattaquable.
Dans le cas prĂ©cis, qui est rapportĂ©, si le chef de Block Osterloh avait Ă©tĂ© unrouge, rien ne serait arrivĂ© aux oreilles de la S.S. autrement que dans la version dusuicide de la victime, ce qui ne souffrait pas de difficultĂ©s. Mais il Ă©tait un vert et ilreprĂ©sentait une des derniĂšres parcelles du pouvoir que sa catĂ©gorie dĂ©tenait dans lecamp : les rouges lâont dĂ©noncĂ© dans lâespoir de lâĂ©liminer. La S.S. nâa pas tranchĂ©dans le sens de leur dĂ©sir. Ainsi le voulait lâOrdre : un chef de Block, mĂȘmecoupable, ne pouvait ĂȘtre ni suspectĂ©, ni puni que par lâautoritĂ© supĂ©rieure, en aucuncas sur plainte ou sur rĂ©action de la masse. Quâil fĂ»t vert ou rouge, il en eĂ»t Ă©tĂ© ainsi.
On peut renverser les termes de la proposition, transformer lâaccusĂ© en victimeet la victime en meurtrier : dans ce cas la HĂ€ftlingsfĂŒhrung elle-mĂȘme eĂ»t fait ceraisonnement. Sans se soucier de la couleur dâOsterloh, elle se fĂ»t considĂ©rĂ©e commeatteinte ou menacĂ©e dans ses prĂ©rogatives et elle eĂ»t signalĂ© Ă la S.S. en demandantun chĂątiment exemplaire â Ă moins, ce qui est plus probable, quâelle nâeĂ»t dâabordappliquĂ© le chĂątiment et, seulement ensuite, demandĂ© Ă la S.S. dâentĂ©riner. Dans lapremiĂšre Ă©ventualitĂ©, la S.S. transmettait Ă lâĂ©chelon supĂ©rieur et attendait ladĂ©cision : je passe sur les coups venant de partout qui accompagnaient le meurtrierau Bunker1. Dans la seconde, elle homologuait lâattitude de la HĂ€ftlingsfĂŒhrung,prĂ©cisĂ©ment pour Ă©viter des demandes dâexplications, de justification, etc. et desennuis de toutes sortes de la part de cet Ă©chelon supĂ©rieur. Dans les deux, rien qui nefĂ»t compatible avec lâOrdre, mĂȘme revu et corrigĂ© sur place, dans le sens de lafacilitĂ©.
Dans lâaffaire Osterloh Ă laquelle les rouges avaient imprudemment donnĂ© lecaractĂšre dâun dĂ©bat de conscience dans lequel lâhonnĂȘtetĂ© battait lâOrdre en brĂšche,Berlin eut Ă intervenir et suscita tant de difficultĂ©s que, de lâaveu, du tĂ©moin, ladirection S.S. de Buchenwald ne put que parvenir Ă Ă©touffer lâaffaire. Aussi, dâunemaniĂšre gĂ©nĂ©rale, les direc[195]tions S.S. nâaimaient pas lui en rĂ©fĂ©rer. Elles enredoutaient des lenteurs, des curiositĂ©s, voire des scrupules qui pouvaient prendre desallures de tracasseries, Ă la clĂ© desquelles il y avait lâenvoi dans une autre formation,ce qui, en temps de guerre, Ă©tait gros de consĂ©quences. Tenant Berlin dans uneignorance presque totale, ne lâinformant que de ce quâelles ne pouvaient lui cacher2,elles rĂ©glaient sur place au maximum.
1 La prison intérieure du camp. Si on en croit Kogon. « Ce ne fut pas la S.S., mais le premier
Doyen du camp Richter qui lâinventa » (p. 174), alors que la S.S. nây pensait mĂȘme pas.2 Au lecteur qui trouverait ce point de vue un peu aventurĂ©, je me permets me rappeler mon
renvoi de la page 163. En France, le MinistĂšre de la Justice et celui de lâĂducation nationale ignorent Ă peu prĂšs tout de ce qui se passe dans les prisons et maisons dites de redressement : les rĂšgles pratiquesde la discipline y sont gĂ©nĂ©ralement en flagrant dĂ©lit constant de violation des instructions officielleset personne nâen connaĂźt quâĂ lâoccasion de scandales pĂ©riodiques. Dans tous les pays du monde, il enest ainsi : il y a un « univers » des dĂ©linquants qui vit en marge de lâautre, en position de relĂ©gation etdans lequel le chaouch est roi. Aux confins de cet « univers » se situent les peuples coloniaux Ă proposdesquels les ministĂšres des colonies et de la guerre dont ils dĂ©pendent, ignorent tout aussi totalementle comportement de leurs adjudants quâils abreuvent cependant de circulaires humanitaires.
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Si on en doute, voici un autre texte :
« Des visites de S.S. avaient frĂ©quemment lieu dans les camps. Ă cette occasion,la direction S.S. appliquait une Ă©tonnante mĂ©thode : dâune part, elle dissimulait tous les Ă -cĂŽtĂ©s ; de lâautre, elle organisait de vĂ©ritables exhibitions. Tous les dispositifs quipouvaient faire deviner que lâon torturait les dĂ©tenus Ă©taient passĂ©s sous silence par lesguides, et on les cachait. Câest ainsi que le fameux chevalet qui se trouvait sur la placedâAppel Ă©tait dissimulĂ© dans une baraque dâhabitation jusquâau dĂ©part des visiteurs. Unefois, semble-t-il, on oublia de prendre ces mesures de prudence : un visiteur ayantdemandĂ© quel Ă©tait cet instrument, lâun des chefs de camp rĂ©pondit que câĂ©tait un modĂšlede menuiserie servant Ă fabriquer des formes spĂ©ciales. Les potences et les pieux auxquelson pendait les dĂ©tenus Ă©taient Ă©galement rangĂ©s chaque fois. Les visiteurs Ă©taient conduitsdans des « exploitations modĂšles » ; infirmerie, cinĂ©ma, cuisine, bibliothĂšque, magasins,blanchisserie et section dâagriculture. Sâils entraient vraiment dans un block dâhabitation,câĂ©tait le block oĂč habitaient « en dĂ©tachement », coiffeurs et domestiques des S.S. etquelques dĂ©tenus privilĂ©giĂ©s, blocks qui, pour cette raison, nâĂ©taient jamais surpeuplĂ©s etĂ©taient toujours propres. Dans le potager, ainsi que dans lâatelier de sculpture, lesvisiteurs S.S. recevaient des cadeaux comme souvenirs. » (Page 258) [196]
Ceci pour Buchenwald. Si on veut savoir quels Ă©taient ces visiteurs, voici :
« Il y avait des visites collectives et des visites particuliĂšres. Ces derniĂšres Ă©taientparticuliĂšrement frĂ©quentes en pĂ©riode de vacances, quand les officiers S.S. montraient lecamp Ă leurs amis ou parents. Ceux-ci Ă©taient Ă©galement, pour la plupart, des S.S. ou deschefs de la S.A., parfois aussi des officiers de la Wehrmacht ou de la police. Les visitescollectives Ă©taient de diffĂ©rentes sortes. On voyait frĂ©quemment venir des promotions depoliciers ou de gendarmes dâun centre de formation voisin, ou des promotions dâaspirantsS.S. AprĂšs le dĂ©but de la guerre, les visites dâofficiers de lâarmĂ©e nâĂ©taient pas rares, enparticulier dâofficiers-aviateurs. De temps Ă autre, on voyait Ă©galement des civils. On vitarriver une fois Ă Buchenwald des dĂ©lĂ©gations de jeunesses des pays fascistes quisâĂ©taient rendues Ă Weimar pour quelque « congrĂšs culturel ». Des groupes de jeunesseshitlĂ©riennes venaient aussi dans le camp. Des visiteurs de marque, tels que le gauteiterSauckel, le prĂ©fet de police Hennicke de Weimar, le prince de Waldeck Pyrmont, lecomte Ciano, ministre des Affaires Ă©trangĂšres dâItalie, des commandants decirconscription militaire, le Docteur Conti, et autres visiteurs de cette qualitĂ©, restaient leplus souvent jusquâĂ lâappel du soir. » (Page 257)
Ainsi donc, on cachait soigneusement les traces ou les preuves de sĂ©vices, nonseulement au commun des visiteurs Ă©trangers ou autres, mais encore aux plus hautespersonnalitĂ©s de la S.S. et du IIIe Reich. Jâimagine que si ces personnalitĂ©s sâĂ©taientprĂ©sentĂ©es Ă Dachau et Ă Birkenau on leur eĂ»t fourni, sur les chambres Ă gaz, desexplications aussi pertinentes que sur le « chevalet » de Buchenwald. Et je pose laquestion : Comment peut-on affirmer aprĂšs cela que toutes les horreurs dont lescamps ont Ă©tĂ© le thĂ©Ăątre faisaient partie dâun plan concertĂ© « en haut lieu » ?
Dans la mesure oĂč, en dĂ©pit de tout ce quâon lui cachait, Berlin dĂ©celaitquelque chose dâinsolite dans lâadministration des camps, des rappels Ă lâordreĂ©taient adressĂ©s aux directions S.S.
Lâun dâentre eux, Ă©manant du chef de Section D, stipulait en date du 4 avril1942 :
« Le chef ReichsfĂŒhrer S.S. et chef de la police alle[197]mande, a ordonnĂ© quelors de ses ordres de bastonnade (aussi bien chez les hommes que chez les femmes endĂ©tention prĂ©ventive) il convient, au cas oĂč le mot « aggravĂ© » serait ajoutĂ©, dâappliquer
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la peine sur le postĂ©rieur mis Ă nu. Dans tous les autres cas, on en restera Ă la mĂ©thode enusage jusquâĂ prĂ©sent, conformĂ©ment aux instructions antĂ©rieures du ReichfĂŒhrer S.S. »
Eugen Kogon, qui cite cette circulaire, ajoute :
« En principe, avant dâappliquer la bastonnade, la direction du camp devaitdemander lâapprobation de Berlin et le mĂ©decin du camp devait certifier au S.S. W.V.H.que le dĂ©tenu Ă©tait en bonne santĂ©. Mais cela fut lâusage pendant longtemps dans tous lescamps, jusquâĂ la fin dans un grand nombre dâentre eux, de commencer par envoyer ledĂ©tenu « au chevalet » et de lui distribuer autant de coups quâon jugeait bon. Puis, aprĂšsavoir reçu lâapprobation de Berlin, on recommençait, mais cette fois officiellement. »(Page 99)
Il va sans dire que la bastonnade Ă©tait presque toujours appliquĂ©e sur lepostĂ©rieur mis Ă nu et que câest pour lutter contre cet abus et non pour aggraver lapeine, que la circulaire en question fut envoyĂ©e dans tous les camps.
On peut certes sâĂ©tonner et trouver barbare que la bastonnade ait fait partie deschĂątiments prĂ©vus. Mais ceci est une autre histoire : dans un pays commelâAllemagne oĂč, jusquâĂ la fin de la guerre 1914-1918, elle Ă©tait prĂ©vue pour tout lemonde, au titre de chĂątiment le plus bĂ©nin, sous le nom de « Schlague », il nâest pastellement surprenant quâelle ait Ă©tĂ© maintenue par le National-Socialisme pour lesdĂ©linquants majeurs, surtout si on tient compte que la RĂ©publique de Weimar ne sâenest pas autrement Ă©mue. Il lâest plus, que dans un pays comme la France, oĂč desmonceaux de circulaires ont confirmĂ© sa suppression depuis un siĂšcle, des millionsde nĂšgres continuent Ă y ĂȘtre exposĂ©s et la subissent effectivement, « le postĂ©rieurmis Ă nu », puisquâils ont, par surcroĂźt, la malchance de vivre dans des rĂ©gions de laTerre oĂč ils nâauraient besoin de sâhabiller que pour cette raison.
Une autre circulaire datĂ©e du 28 dĂ©cembre 1942, Ă©manant de lâoffice centralS.S. de gestion Ă©conomique (enregistrĂ©e dans le livre des plis secrets sous le n°66/42. RĂ©fĂ©rences D/III/14h/82.42.Lg/Wy et portant la signature du gĂ©nĂ©ral Kludre,de la S.S. et de la Waffen S.S.), dit : [198]
« âŠLes mĂ©decins des camps doivent surveiller davantage quâils ne lâont faitjusquâĂ prĂ©sent, la nourriture des dĂ©tenus et, en accord avec les administrations, ilsdoivent soumettre au commandant du camp leurs propositions dâamĂ©lioration. Celles-cine doivent toutefois pas rester sur le papier, mais ĂȘtre rĂ©guliĂšrement contrĂŽlĂ©es par lesmĂ©decins des camps.
âŠIl faut que le chiffre de mortalitĂ© soit notablement diminuĂ© dans chaque camp,car le nombre des dĂ©tenus doit ĂȘtre ramenĂ© au niveau exigĂ© par le ReichfĂŒhrer S.S. Lespremiers mĂ©decins du camp doivent tout mettre en Ćuvre pour arriver Ă cela. Le meilleurmĂ©decin dans un camp de concentration nâest pas celui qui croit utile de se faireremarquer par une duretĂ© dĂ©placĂ©e, mais celui qui maintient au plus haut degrĂ© possible lacapacitĂ© de travail sur chaque chantier, en surveillant la santĂ© des ouvriers et en procĂ©dantĂ des mutations. » (Pages 111 et 141, citĂ© en deux fois)
Il est peut-ĂȘtre dâautres documents qui viendraient Ă lâappui de la thĂšse que jesoutiens : ils dorment encore dans les archives allemandes ou, sâils sont dĂ©jĂ mis aujour, ceux qui ont eu la chance de les compulser ne les ont pas rendus publics. LamĂ©thode quâon emploie pour effectuer ce travail est Ă©tonnante. Exemple : sous letitre Le Pitre ne rit pas, David Rousset a publiĂ© un recueil de documents relatifs auxatrocitĂ©s allemandes dans tous les domaines ; il est muet sur la seconde des deux
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circulaires prĂ©citĂ©es parce quâelle dĂ©truit en grande partie son argumentation ; et sâilcite la premiĂšre, il en dĂ©nature complĂštement le sens1. Ă cet Ă©gard, sâil y a lieu de semĂ©fier des explications et interprĂ©tations dâEugen Kogon, il faut se fĂ©liciter quâil aiĂ©tĂ© assez objectif â fĂ»t-ce Ă son insu â pour soulever le voile.
Le personnel sanitaire
« Dans les premiĂšres annĂ©es, le personnel sanitaire [199] nâavait aucunecompĂ©tence. Mais il acquit peu Ă peu une grande expĂ©rience pratique. Le premier Kapode lâinfirmerie de Buchenwald Ă©tait, de son mĂ©tier, imprimeur ; son successeur WalterKramer Ă©tait une forte et courageuse personnalitĂ©, trĂšs travailleur et ayant le sens delâorganisation. Avec le temps il devint un remarquable spĂ©cialiste pour les blessures etpour les opĂ©rations. Par sa position le Kapo de lâinfirmerie exerçait dans tous les campsune influence considĂ©rable sur les conditions gĂ©nĂ©rales dâexistence. AUSSI LESDĂTENUS2 NE POUSSĂRENT-ILS JAMAIS UN SPĂCIALISTE Ă CETTE PLACE,BIEN QUE CELA EUT ĂTĂ POSSIBLE EN DE NOMBREUX CAMPS, MAIS UNEPERSONNE QUI FUT ENTIĂREMENT DEVOUĂE Ă LA COUCHE RĂGNANTEdans le camp. Lorsque, par exemple, en novembre 1941, le Kapo Kramer et son plusproche collaborateur Peix furent fusillĂ©s par la S.S., la direction de lâinfirmerie ne passapas Ă un mĂ©decin, mais elle fut confiĂ©e, au contraire Ă lâancien dĂ©putĂ© communiste auReichstag, Ernst Busse qui avec son adjoint Otto Kipp, de Dresde, sâattacha au cĂŽtĂ©purement administratif3 de ce service dont lâactivitĂ© ne cessait de croĂźtre, et participagrandement Ă la stabilisation grandissante des conditions dâexistence. Un spĂ©cialiste,placĂ© Ă la tĂȘte de ce service, aurait sans aucun doute menĂ© le camp Ă une catastrophe car ilnâaurait jamais pu ĂȘtre capable de dominer toutes les intrigues compliquĂ©es et allant fortloin, dont lâissue Ă©tait bien souvent mortelle. » (Page 135)
On frĂ©mit Ă la pensĂ©e que semblable raisonnement ait pu ĂȘtre produit sanssourciller, par son auteur, et rĂ©pandu dans le public sans soulever dâirrĂ©sistiblesmouvements de protestations indignĂ©es. Pour en bien saisir toute lâhorreur, il importede savoir quâĂ son tour le Kapo choisissait ses collaborateurs en fonctiondâimpĂ©ratifs qui nâavaient, eux non plus, rien de commun avec la compĂ©tence. Et derĂ©aliser que ces soi-disant « chefs des dĂ©tenus », exposant des milliers de malheureuxĂ la maladie, en les frappant et en leur volant leur nourriture, les faisaient soigner, enfin de circuit, sans que la S.S. les y obligeĂąt, par des gens qui Ă©taient absolumentincompĂ©tents. [200]
Le drame commençait Ă la porte de lâinfirmerie :
« Quand le malade y Ă©tait enfin arrivĂ©, il lui fallait dâabord faire la queue dehorspar nâimporte quel temps et avec des chaussures nettoyĂ©es. Comme il nâĂ©tait pas possibledâexaminer tous les malades, et comme il se trouvait dâailleurs parmi eux toujours des
1 David Rousset a Ă©galement fait Ă©tat dâune ordonnance du IIIe Reich sur la protection des
grenouilles, et il en a rapprochĂ© le texte de lâimpensable rĂ©gime imposĂ© aux concentrationnaires. Est-ilbesoin de remarquer que la France rĂ©publicaine possĂšde, elle, des recueils entiers de textes lĂ©gifĂ©rantsur la protection des grenouilles, des poissons, etc. tous les ans rĂ©percutĂ©s Ă tous les Ă©chos par toutesles PrĂ©fectures ? Et quâon en pourrait tirer dâheureux effets de plume, si on les rapprochait de ceux quiconcernent lâenfance malheureuse, ou le sort des peuples coloniaux, voire le rĂ©gime pĂ©nitentiaire ?
2 Cette gĂ©nĂ©ralisation est abusive : il sâagit seulement de ceux qui sâĂ©taient improvisĂ©s leurschefs Ă la faveur de lâautoritĂ© quâils dĂ©tenaient des S.S..
3 Tous les détenus de Buchenwald peuvent témoigner que son point de vue était prédominanten matiÚre sanitaire et médicale.
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dĂ©tenus qui nâavaient que le dĂ©sir comprĂ©hensible en soi de fuir le travail, un robusteportier dĂ©tenu procĂ©dait Ă la premiĂšre sĂ©lection radicale des malades. » (Page 130)
Le Kapo, choisi parce quâil Ă©tait communiste, choisissait un portier, non parcequâil Ă©tait capable de discerner les malades des autres ou, entre les malades, ceux quilâĂ©taient le plus de ceux qui lâĂ©taient le moins, mais parce quâil Ă©tait robuste etpouvait administrer de solides raclĂ©es. Il va sans dire quâil lâentretenait en forme pardes soupes supplĂ©mentaires. Les raisons qui prĂ©sidaient au choix des infirmiers, sielles nâĂ©taient pas de mĂȘme nature, Ă©taient dâaussi noble inspiration. Sâil y eut desmĂ©decins sur le tard, dans les infirmeries des camps, câest que les S.S. lâimposĂšrent.Encore fallut-il quâils vinssent, eux-mĂȘmes, les sĂ©parer de la masse, Ă lâarrivĂ©e desconvois. Je passe sur les humiliations, voire les mesures de rĂ©torsion, dont cesmĂ©decins furent victimes, chaque fois quâils opposĂšrent les impĂ©ratifs de laconscience professionnelle aux nĂ©cessitĂ©s de la politique et de lâintrigue.
Eugen Kogon voit des avantages au procédé : le Kapo Kramer était devenu« un remarquable spécialiste pour les blessures et pour les opérations » et ajoute-t-il :
« Un bon ami Ă moi, Willi Jellineck, Ă©tait pĂątissier Ă Vienne. Ă Buchenwald, ilĂ©tait croque-mort, câest-Ă -dire un zĂ©ro dans la hiĂ©rarchie du camp. En sa qualitĂ© de Juif,jeune, de haute taille et dâune force peu ordinaire, il avait peu de chances de survivre autemps de Koch. Et pourtant quâest-il devenu ? Notre meilleur expert de tuberculose, unremarquable praticien qui a portĂ© secours Ă maints camarades et, en plus, unbactĂ©riologue du Block 50 » (Page 324)
Je veux bien Je veux bien faire abstraction de lâutilisation et du sort desmĂ©decins de mĂ©tier que la HĂ€fttingsfĂŒhrung jugea, individuellement etcollectivement, moins intĂ©ressants que MM. Kramer et Jellineck. Je veux bien, demĂȘme faire abstraction aussi du nombre de morts qui ont payĂ© la remarquableperformance de ces derniers. Mais, sâil est admis que ces considĂ©rations sontnĂ©gligeables, il nây a [201] plus de raison de ne pas Ă©tendre cette expĂ©rience aumonde non-concentrationnaire et de ne pas la gĂ©nĂ©raliser. On peut, en touttranquillitĂ©, prendre tout de suite deux dĂ©crets : le premier supprimerait toutes lesFacultĂ©s de mĂ©decine et les remplacerait par des centres dâapprentissage des mĂ©tiersde pĂątissier et de tourneur sur mĂ©taux ; le second enverrait dans les entreprises detravaux publics, tous les mĂ©decins qui encombrent les hĂŽpitaux ou qui tiennentcabinet pour les remplacer par des pĂątissiers ou des tourneurs sur mĂ©tauxcommunistes ou communisants.
Je ne doute pas que ces derniers sâen tireraient honorablement : au lieu de leurfaire grief des morts en tous genres quâils provoqueraient, on mettrait Ă leur crĂ©dit ledoigtĂ© avec lequel ils triompheraient dans toutes les intrigues de la vie politique.Câest une maniĂšre de voir.
DĂ©vouement
« DĂšs le dĂ©but, les dĂ©tenus appartenant au personnel des services dentaires ontcherchĂ© Ă aider autant que possible leurs camarades. Dans tous les centres dentaires, ilstravaillaient clandestinement en encourant de graves risques et dâune façon quâon a peine
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à imaginer. On fabriqua des dentiers, des appareils de prothÚse, des bridges, pour desdétenus auxquels les S.S. avaient brisé les dents, ou qui les avaient perdues en raison desconditions générales de vie. » (Page 131)
Câest exact. Mais les « camarades » aidĂ©s Ă©taient toujours les mĂȘmes : unKapo, un chef de Block, un doyen de camp, un secrĂ©taire, etc. Ceux de la masse quiavaient perdu leurs dents pour les raisons indiquĂ©es sont morts sans en avoir rĂ©cupĂ©rĂ©dâartificielles, ou ont dĂ» attendre la libĂ©ration pour ĂȘtre soignĂ©s.
La clandestinitĂ© de ce travail Ă©tait dâailleurs bien particuliĂšre et comportaitlâaccord prĂ©alable de la S.S. :
« Au cours de lâhiver 1939-1940, on parvint Ă crĂ©er une salle dâopĂ©rationclandestine grĂące Ă lâĂ©troite collaboration dâune sĂ©rie de Kommandos, et Ă lâaccord tacitedu S.S. docteur Blies. » (Page 132)
On mesurera sa portĂ©e et ses consĂ©quences si on tient compte que lesinstallations dentaires et chirurgicales Ă©taient prĂ©vues Ă lâintention de tous les dĂ©tenusde tous les camps. [202] Et que grĂące Ă la complicitĂ© de certains S.S. bien placĂ©s,elles ont pu ĂȘtre dĂ©tournĂ©es de leur but au profit de la seule HĂ€ftlingsfĂŒhrung. Monopinion est que, si ceux qui procĂ©daient Ă ce dĂ©tournement « encouraient de gravesrisques », il nây a lĂ rien que de trĂšs juste vu dâen bas.
Eugen Kogon sent de lui-mĂȘme la fragilitĂ© de ce raisonnement :
« La derniĂšre annĂ©e, lâadministration interne de Buchenwald Ă©tait si solidementorganisĂ©e que la S.S. nâavait plus le droit de regard sur certaines questions intĂ©rieures fortimportantes. FatiguĂ©e, la S.S. Ă©tait maintenant habituĂ©e à « laisser aller les choses » et, engros, elle laissait faire les politiques.
Certes, câĂ©tait toujours la couche dirigeante, qui sâidentifiait plus ou moins1 avecles forces antifascistes actives, qui profitait le plus de cet Ă©tat de choses : la masse desdĂ©tenus ne bĂ©nĂ©ficiait quâĂ lâoccasion, et indirectement, dâavantages gĂ©nĂ©raux, le plussouvent, en ce sens quâon nâavait plus Ă redouter lâintervention de la S.S. lorsque ladirection des dĂ©tenus avait pris, de sa propre autoritĂ©, des mesures dans lâintĂ©rĂȘt de tous. »(Page 284)
On peut Ă©videmment traduire que si, « en gros, la S.S. laissait faire lespolitiques » et « aller les choses », câest parce quâelle Ă©tait « fatiguĂ©e » ou« habituĂ©e » : câest encore une maniĂšre de voir Je nâen reste pas moins persuadĂ© quecâest parce que les politiques lui avaient donnĂ© de nombreuses et sensibles preuvesde leur dĂ©vouement au maintien de lâordre, de quoi elle avait dĂ©duit quâelle pouvaitleur faire confiance en un trĂšs grand nombre de cas.
Quant aux « mesures prises dans lâintĂ©rĂȘt de tous », elles Ă©vitaient peut-ĂȘtrelâintervention de la S.S., mais câest prĂ©cisĂ©ment dans ce singulier « avantage » querĂ©sidaient les causes de toutes les catastrophes qui sâabattaient sur la masse : il vautmieux ĂȘtre traitĂ© par Dieu que par ses saints. En outre, si le pouvoir se consolide dansla mesure oĂč il rĂ©ussit Ă diviser les oppositions possibles, rĂ©ciproquement, ilsâaffaiblit des dissensions entre ceux qui le partagent : sous cet angle, une S.S.pratiquant un contrĂŽle constant et mĂ©ticuleux sur tout ce qui se passait dans le camp,eĂ»t substituĂ© la mĂ©fiance Ă lâesprit de connivence, dans tous les rapports quâelle
1 Délicieux euphémisme.
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entretenait avec la HĂ€ftlingsfĂŒhrung. De cela, [203] elle ne voulait pas, on le conçoitaisĂ©ment. Mais lâautre nâen voulait pas davantage : elle avait dĂ©libĂ©rĂ©ment franchi leRubicon et, Ă une situation qui lâeĂ»t assimilĂ©e au commun des concentrationnaires,elle prĂ©fĂ©rait, quelle quâen fĂ»t la rançon collective, la possibilitĂ© de pratiquer uneflagornerie dont les menus bĂ©nĂ©fices lui sauvaient la vie, en sâajoutant les uns auxautres.
Cinéma, sports
« Une ou deux fois par semaine, avec parfois dâassez longues interruptions, lecinĂ©ma prĂ©sentait des films divertissants et des documentaires. Ătant donnĂ©es lesaffreuses conditions dâexistence qui rĂ©gnaient dans les camps, plus dâun camaradenâarrivait pas Ă se rĂ©soudre Ă aller au cinĂ©ma. » (Page 128)
« Chose Ă©trange, il y avait dans les camps quelque chose qui ressemblait Ă dusport. Pourtant les conditions de vie ne sây prĂȘtaient pas particuliĂšrement. Mais il y avaitcependant des jeunes gens qui croyaient encore avoir des forces Ă dĂ©penser et ilsrĂ©ussirent Ă obtenir de la S.S. lâautorisation de jouer au football.
Et les faibles qui pouvaient tout juste marcher, ces hommes décharnés, épuisés, à demi-morts sur leurs jambes tremblantes, les affamés assistaient avec plaisir à cespectacle !.. » (Pages 124-125)
Ces faibles, ces affamĂ©s, ces demi-morts dont Eugen Kogon se rend comptequâils assistaient avec plaisir quoique debout, Ă une partie de football, sont les mĂȘmesdont il pense quâĂ©tant donnĂ©es les affreuses conditions dâexistence, ils nâavaient pasle cĆur dâaller au cinĂ©ma oĂč lâon Ă©tait assis.
La rĂ©alitĂ©, câest quâils nâallaient pas au cinĂ©ma parce que, chaque fois quâil yavait sĂ©ance, toutes les places Ă©taient retenues par les gens de la HĂ€ftlingsfĂŒhrung.Pour le football, câĂ©tait diffĂ©rent : le terrain Ă©tait en plein air, exposĂ© Ă la vue de toutle monde, et le camp Ă©tait grand. Tout le monde pouvait y assister. Encore fallait-ilque quelque Kapo ne sâavisĂąt pas de faire irruption dans la foule des assistants et,matraque Ă la main, de refouler tous ces malheureux vers les Blocks, sous prĂ©textequâils feraient mieux de profiter de leur aprĂšs-midi du dimanche pour se reposer !
Quant aux jeunes gens qui croyaient avoir des forces Ă dĂ©penser et quiconstituaient les Ă©quipes de football, il [204] sâagissait des gens de laHĂ€ftlingsfĂŒhrung ou de leurs protĂ©gĂ©s : ils sâempiffraient de la nourriture volĂ©e Ă ceux qui les regardaient, ils ne travaillaient pas et ils Ă©taient en pleine forme.
La maison de tolérance
« Le bordel Ă©tait connu sous la pudique appellation de Sonderbau1. Pour les gensqui nâavaient pas de hautes relations, le temps de visite Ă©tait fixĂ© Ă 20 minutes De la partde la S.S., le but de cette entreprise Ă©tait de corrompre les politiques La direction illĂ©galedu camp avait donnĂ© la consigne de ne pas sây rendre. Dans lâensemble, les politiques ontsuivi la consigne, si bien que lâintention de la S.S. fut dĂ©jouĂ©e. » (Pages 170-171)
1 Maison spéciale.
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Comme le cinĂ©ma, le bordel nâĂ©tait accessible quâaux gens de laHĂ€ftlingsfĂŒhrung, les seuls dâailleurs qui fussent en Ă©tat de lui trouver quelque utilitĂ©.Personne ne sâen est jamais plaint et toutes les discussions qui pourraient sâinstituerautour de cette rĂ©alisation nâont aucun intĂ©rĂȘt. Je veux cependant remarquer que :
« Des dĂ©tenus sans moralitĂ©, et parmi eux un assez grand nombre de politiques,ont nouĂ© dâaffreuses liaisons aprĂšs lâarrivĂ©e des enfants. » (Page 236)
Mon opinion est que les politiques en question eussent mieux fait dâaller aubordel puisquâon leur en offrait la possibilitĂ©. Le raisonnement qui consiste Ă leslouer dâavoir dĂ©clinĂ© lâoffre sous prĂ©texte de ne pas se laisser corrompre (!..) devientune monstrueuse imposture Ă partir du moment oĂč il comporte la corruption desenfants. Jâajoute que câest justement pour enlever toute excuse et toute justification Ă cette corruption des enfants que la S.S. avait prĂ©vu le bordel dans tous les camps.
Mouchardage
« Les directions S.S. plaçaient des espions dans les [205] camps pour ĂȘtreinformĂ©es des Ă©vĂ©nements internes La S.S. nâobtenait de rĂ©sultats quâavec des espionschoisis dans le camp mĂȘme : droits communs, asociaux et parfois aussi politiques » (Page276)
« Il Ă©tait trĂšs rare que la Gestapo choisĂźt dans les camps, des dĂ©tenus pour en fairedes espions et des mouchards. La Gestapo a probablement fait de si mauvaisesexpĂ©riences avec des tentatives de ce genre, quâelle nâa heureusement employĂ© ce moyenque dans des cas trĂšs rares. » (Page 255)
Il paraĂźt assez surprenant quâun procĂ©dĂ© qui donnait des rĂ©sultats quand il Ă©taitemployĂ© par la S.S., pĂ»t Ă©chouer au service de la Gestapo. En fait, il est pourtantexact que la Gestapo nây eut quâexceptionnellement recours : elle nâen avait pasbesoin. Tout concentrationnaire qui dĂ©tenait une parcelle de pouvoir ou un emploipar faveur, Ă©tait plus ou moins un mouchard qui renseignait la S.S. directement oupar personne interposĂ©e : quand la Gestapo voulait un renseignement, il lui suffisaitde le demander Ă la S.S..
ExaminĂ©s Ă la loupe, les camps Ă©taient pris dans les mailles dâun vaste rĂ©seaude mouchards. Dans la masse, il y avait les petits, les margoulins du mĂ©tier quirenseignaient les gens de la HĂ€ftlingsfĂŒhrung par servilitĂ© congĂ©nitale, pour unesoupe, un morceau de pain, un bĂąton de margarine, etc., ou mĂȘme inconsciemment.Pour grands quâils aient Ă©tĂ©, leurs mĂ©faits ne sont pas encore entrĂ©s dans lâHistoire,faute dâhistoriens. Au-dessus dâeux, il y avait toute la HĂ€ftlingsfĂŒhrung quimouchardait la masse Ă la S.S. quand besoin Ă©tait. Enfin la HĂ€ftlingsfĂŒhrung Ă©taitcomposĂ©e de gens qui se mouchardaient entre eux.
Dans ces conditions, la délation prenait souvent de singuliers aspects :
« Wolf (ancien officier S.S. homosexuel, doyen de camp en 1942) se mit Ă dĂ©noncer pour le compte de ses amis polonais (il Ă©tait lâamant dâun Polonais) dâautrescamarades. Dans un cas mĂȘme, il fut assez insensĂ© pour profĂ©rer des menaces. Il savaitquâun communiste allemand de Magdebourg devait ĂȘtre libĂ©rĂ©. Lorsquâil lui dit quâilsaurait bien empĂȘcher sa libĂ©ration, en le signalant pour activitĂ© politique dans le camp,
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on lui rĂ©pondit que la S.S. apprendrait ses pratiques pĂ©dĂ©rastiques. La querellesâenvenima au point que la direction illĂ©gale du camp devança lâaction des fascistespolonais en les livrant Ă la S.S. » (Page 280) [206]
Autrement dit, la dĂ©nonciation qui Ă©tait une ignominie quand elle Ă©taitpratiquĂ©e par les verts, devenait une vertu, mĂȘme Ă titre prĂ©ventif, quand elle Ă©taitpratiquĂ©e par les rouges. Heureux rouges qui peuvent sâen tirer en collant lâĂ©tiquette« Fasciste » sur le front de leurs victimes !
Voici mieux :
« Ă Buchenwald, en 1941, le cas le plus fameux et le plus sinistre dedĂ©nonciations volontaires1 a Ă©tĂ© celui de lâĂ©migrĂ© russe blanc Grogorij Kushnir-Kushnarev, qui prĂ©tendait ĂȘtre un ancien gĂ©nĂ©ral tzariste, et qui, pendant des mois, gagnala confiance de nombreux milieux, puis se mit Ă livrer au couteau des S.S. toutes sortes decamarades, en particulier des prisonniers russes. Cet agent de la Gestapo, responsable dela mort de centaines de dĂ©tenus, osait aussi dĂ©noncer, de la maniĂšre la plus infĂąme2 tousceux avec lesquels il Ă©tait entrĂ© en conflit, mĂȘme pour des raisons secondaires Pendantlongtemps il ne fut pas possible de le surprendre seul pour lâabattre, car la S.S. veillaittout particuliĂšrement sur lui. Finalement, elle fit de lui le directeur, en fait, du secrĂ©tariatdes dĂ©tenus. Une fois Ă ce poste, il ne se contenta pas de provoquer la chute de tous ceuxqui ne lui plaisaient pas, mais il entrava lâutilisation en faveur des dĂ©tenus des services delâorganisation autonome des dĂ©tenus. Enfin, dans les premiers jours de 1942, il se sentitmalade et fut assez stupide pour se rendre Ă lâinfirmerie. Il se livra ainsi Ă ses adversaires.Avec lâautorisation du S.S. Docteur Hoven, qui avait Ă©tĂ© longuement travaillĂ© dans cetteaffaire et Ă©tait aux cĂŽtĂ©s des politiques, on dĂ©clara aussitĂŽt que Kushnir Ă©tait contagieux,on lâisola, et quelques heures plus tard, on le tua par une injection de poison. » (Page 276)
Le dĂ©nommĂ© Grogorij Kushnir-Kushnarev Ă©tait probablement coupable de toutce dont on lâaccuse, mais tous ceux qui ont gravi les Ă©chelons de la hiĂ©rarchieconcentrationnaire et occupĂ© le mĂȘme poste, avant ou aprĂšs lui, se sont comportĂ©s demĂȘme façon et ont la conscience chargĂ©e des mĂȘmes crimes. Celui-ci nâavait paslâapprobation dâEugen Kogon Quoi quâil en soit, il est difficile dâadmettre que [207]la S.S. ait pris gratuitement une part aussi active Ă son Ă©limination, en la personne duS.S. Docteur Hoven.
Eugen Kogon ajoute :
« Je me souviens encore du soupir de soulagement qui passa Ă travers le camp,lorsque avec la rapiditĂ© de lâĂ©clair, la nouvelle se rĂ©pandit que Kushnir Ă©tait mort Ă lâinfirmerie. »
Le clan dont faisait partie le tĂ©moin poussa sans doute un soupir desoulagement, et cela se conçoit puisque cette mort signifiait son avĂšnement aupouvoir. Mais le soupir fut seulement de satisfaction dans le reste du camp oĂč la mortpar voie dâexĂ©cution de nâimporte quel membre influent de la HĂ€ftlingsfĂŒhrung Ă©taittoujours accueillie avec quelque espoir de voir sâamĂ©liorer enfin le sort commun. Aubout de quelque temps, on sâapercevait que rien nâĂ©tait changĂ© et, jusquâĂ lâexĂ©cution
1 Car cette philosophie admet sans doute une dénonciation⊠involontaire ! Comme on le voit,
les portes de sortie ne manquent pas !2 Car il y a encore des maniÚres de dénoncer qui le sont moins, ou qui ne le sont pas,
Ă©videmment !âŠ
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suivante, il Ă©tait indiffĂ©rent Ă tout le monde dâĂȘtre sacrifiĂ© sur lâautel de la vĂ©ritĂ© ousur celui du mensonge, confondus dans lâhorreur.
Transports
« On sait que, dans les camps, le bureau de la statistique du travail, composĂ© dedĂ©tenus, rĂ©gissait lâutilisation de la main-dâĆuvre sous le contrĂŽle et les instructions duchef de la main-dâĆuvre et du service du travail. Avec les annĂ©es, la S.S. fut dĂ©bordĂ©e parles Ă©normes demandes. Ă Buchenwald, le capitaine S.S. Schwartz nâessaya quâune fois deformer lui-mĂȘme un transport de mille dĂ©tenus. AprĂšs avoir fait sĂ©journer presque tout lecamp une demi-journĂ©e sur la pace dâAppel pour passer les hommes en revue, il parvint Ă rassembler 600 hommes. Mais les gens examinĂ©s qui avaient dĂ» sortir du rang filĂšrentdans dâautres directions, et nul ne resta aux mains de Schwartz. » (Page 286)
Ă mon sens, il nây avait aucun inconvĂ©nient Ă ce que lâexpĂ©rience Schwartz serĂ©pĂ©tĂąt chaque fois quâil Ă©tait question dâorganiser un transport vers quelque lieu detravail : si les S.S. nâavaient jamais pu y arriver, il nâen eĂ»t que mieux valu. Mais :
« Ă partir de ce moment, le chef de la main-dâĆuvre abandonna aux dĂ©tenus de lastatistique du travail toutes les questions de la rĂ©partition du travail. » (Ibid.)
Et aprĂšs avoir Ă©tĂ© sĂ©lectionnĂ© sur la place dâAppel, il ne fut plus possible de« filer dans toutes les directions » comme avec Schwartz : gummi Ă la main, tous lesKapos, tous les chefs de Blocks, tous les Lagerschutz1, etc., dressaient un barragemenaçant contre toute tentative de fuite. AuprĂšs dâeux, le S.S. Schwartz paraissaitdĂ©bonnaire. Ils Ă©taient communistes, anti-fascistes, anti-hitlĂ©riens, etc., mais ils nepouvaient tolĂ©rer que quelquâun troublĂąt lâordre hitlĂ©rien des opĂ©rations ou tentĂątdâamoindrir lâeffort de guerre du IIIe Reich en cherchant Ă lui Ă©chapper. Enrevanche, ils avaient le droit de dĂ©signer les dĂ©tenus qui feraient partie des transportset ils en dressaient les listes avec un zĂšle qui Ă©tait au-dessus de tout Ă©loge : voirprĂ©cĂ©demment.
Tableau
« Une possibilitĂ© rĂ©sultant du « pouvoir obtenu par la corruption » Ă©taitlâenrichissement dâun homme ou de plusieurs aux dĂ©pens des autres. Cela prit parfois desproportions honteuses dans les camps, mĂȘme dans ceux oĂč les politiques Ă©taient aupouvoir. Plus dâun qui profitait de sa position a menĂ© une vie de prince, tandis que sescamarades mouraient par centaines. Quand les caisses de vivres destinĂ©es au camp, avecde la graisse, des saucissons, des conserves, de la farine et du sucre, Ă©taient passĂ©es enfraude hors du camp par des S.S. complices, pour ĂȘtre envoyĂ©es aux familles des dĂ©tenusen question, on ne peut certes pas dire que cela Ă©tait justifiĂ©. Mais le plus exaspĂ©rant,câĂ©tait, Ă une Ă©poque oĂč les S.S. territoriaux ne portaient dĂ©jĂ plus les hautes bottes, maisde simples souliers de lâarmĂ©e, lorsque des membres de la mince couche de « caĂŻds » sepromenaient fiĂšrement avec des vĂȘtements Ă la mode et taillĂ©s sur mesure, comme desgandins, et certains mĂȘme, tirant un petit chien au bout de sa laisse ! Cela dans un chaosde misĂšre, de saletĂ©, de maladie, de famine et de mort ! Dans ce cas « lâinstinct deconservation » dĂ©passait toute limite raisonnable et aboutissait Ă un [209] pharisaĂŻsme
1 Policiers détenus.
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certes ridicule, mais dur comme pierre, et qui sâaccommodait bien maI avec les idĂ©auxsociaux et politiques proclamĂ©s en mĂȘme temps par ces personnes. » (Page 287)
Il en Ă©tait ainsi dans tous les camps. Ă Iâindulgence et Ă certaines rĂ©ticencesprĂšs, on ne saurait exposer mieux, ni en moins de mots, toutes les raisons delâhorreur : lâinstinct de conservation. Et tous ses moyens : la corruption.
Si on peut arrĂȘter lĂ le commentaire de ce tableau, on en peut aussi prendretexte pour prĂ©ciser que lâinstinct de conservation, thĂšme fort ancien, est bien autrechose et tout autre chose que ce quâune morale puĂ©rile enseigne. Du faroucheGuitton qui, dans la Rochelle assiĂ©gĂ©e par Richelieu, se faisait des saignĂ©es pournourrir son fils de son sang cuit, Ă Saturne qui dĂ©vorait ses enfants Ă leur naissance,pour Ă©chapper Ă la mort dont le Titan le menaçait, il est susceptible des rĂ©actionshumaines les plus variĂ©es. Dans une sociĂ©tĂ© qui assure dâentrĂ©e, la vie Ă tous lesindividus, on peut croire quâil y a plus de Guitton que de Saturne : le comportementindividuel ne permet en rien, sinon par lâexception dâaffirmer le contraire. Mais cecomportement nâest quâun vernis quâun rien Ă©rafle et il suffit de le gratter un peu :que les conditions sociales changent brutalement et la nature humaine apparaĂźt avectout le prix quâelle attache a la vie.
Par la voix de tous les enfants de France, le bon sens populaire clame Ă tous lesĂ©chos quâIl Ă©tait un petit navire et se console dans la mesure oĂč il croit diminuerIâhorreur de la situation en affirmant que, pour savoir qui sera mangĂ©, On tira-t-Ă lacourte paille, plutĂŽt que de laisser la dĂ©cision Ă une conjuration, ou de la prendre« dĂ©mocratiquement » en assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale. Mais il nâen fut pas moins indignĂ©lorsquâil apprit quâĂ lâexpĂ©rience le petit navire Ă©tait devenu lâavion, Ă©chouĂ© dans lesglaces polaires du GĂ©nĂ©ral italien Nobile et que celui-ci avait pu ĂȘtre accusĂ© denâavoir survĂ©cu jusquâĂ lâarrivĂ©e de lâexpĂ©dition de secours qui repĂ©ra lâĂ©pave, queparce quâil avait mangĂ© un ou plusieurs de ses camarades. Sâil ne rĂ©agit pasviolemment contre les rĂ©cits des camps de concentration, câest parce quâil nâenressort pas clairement que la bureaucratie concentrationnaire utilisant tous lesmoyens de la corruption, gardant pour elle toutes les courtes pailles et faisantprocĂ©der au tirage par les S.S., a mangĂ© la masse des dĂ©tenus.
Avant cette guerre, jâai moi-mĂȘme connu beaucoup de gens [210] qui« aimaient mieux mourir debout que vivre Ă genoux ». Sans doute Ă©taient-ils sincĂšresmais, dans les camps, ils ont vĂ©cu Ă plat-ventre et certains dâentre eux ont commis lespires forfaits. Rendus Ă la vie civile et Ă la vie tout court, inconscients de la dĂ©faitequâils ont subie, dans lâexemple quâils ont eux-mĂȘmes donnĂ©, ils sont toujours aussiintransigeants sur le prĂ©cepte, ils tiennent toujours les mĂȘmes discours et ils sontprĂȘts Ă recommencer avec le bolchevik ce quâils ont fait avec le nazi.
En rĂ©alitĂ©, on sent trĂšs bien quâen dehors de lâinstinct de conservation qui ajouĂ© Ă tous les Ă©chelons, aussi bien chez le simple dĂ©tenu devant le bureaucrate, quechez le bureaucrate devant le S.S., de mĂȘme que chez le S.S. devant ses supĂ©rieurs, ilnâest pas dâexplication valable aux Ă©vĂ©nements du monde concentrationnaire. On lesent trĂšs bien, mais on ne veut pas lâadmettre. Alors, on a recours Ă la psychanalyse :les mĂ©decins de MoliĂšre, dĂ©jĂ , parlaient Ă leurs malades un latin quâils ne
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connaissaient pas mieux que leur mĂ©tier, et dĂ©jĂ ils avaient lâassentiment rĂ©signĂ© delâopinion.
Appréciations
« Les Ă©vĂ©nements dans les camps de concentration sont pleins de singularitĂ©spsychologiques, aussi bien du cĂŽtĂ© S.S. que des dĂ©tenus. En gĂ©nĂ©ral, les rĂ©actions desprisonniers paraissent plus comprĂ©hensibles que celles de leurs oppresseurs. En effet, lespremiĂšres restaient dans le domaine de lâhumain, tandis que les autres Ă©taient marquĂ©espar lâinhumain. » (Page 305)
Ă mon sens, il serait plus juste de dire que les rĂ©actions des uns et des autresĂ©taient toutes du domaine de lâhumain, au sens biologique du mot, et quâen ce quiconcerne plus particuliĂšrement la HĂ€ftlingsfĂŒhrung et la S.S., elles Ă©taient toutesmarquĂ©es par lâinhumain, au sens moral.
Plus loin, Eugen Kogon précise :
« Ceux qui se sont le moins transformĂ©s dans les camps sont les asociaux et lescriminels professionnels. La raison doit en ĂȘtre recherchĂ©e dans le parallĂ©lisme entre leurstructure psychique et sociale, et celle de la S.S. » (Page 320)
Peut-ĂȘtre. Mais il faut aussi convenir que le milieu [211] concentrationnaire,sâil nâĂ©tait pas de nature Ă faire naĂźtre la mentalitĂ© dâun politique chez un asocial ouun criminel professionnel, fournissait par contre de multiples raisons Ă un politiquede se transformer en coquin. Ce phĂ©nomĂšne nâest pas particulier au camp deconcentration : il est dâobservation constante dans toutes les maisons de redressementet dans toutes les prisons oĂč lâon pervertit, sous prĂ©texte de rĂ©gĂ©nĂ©rer.
La thĂ©orie des refoulements du Pr Freud explique trĂšs bien tout cela et il seraitpuĂ©ril dâinsister. Celle de la valeur de lâexemple nây contredit pas : dans tous cesĂ©tablissements, la mentalitĂ© dâensemble rĂ©sultant dâune pratique systĂ©matique de lacontrainte, a tendance Ă se modeler sur le niveau le plus bas, gĂ©nĂ©ralement reprĂ©sentĂ©par le gardien, trait dâunion entre tous les dĂ©tenus. Il nây a pas de quoi sâĂ©tonner : lemilieu social dans lequel nous vivons et qui rejette le concept concentrationnaireavec tant de vertueuse indignation tout en le pratiquant Ă des degrĂ©s divers, a bienpermis au politique devenu voyou de faire â momentanĂ©ment je lâespĂšre â figurede hĂ©ros !
Câest sans doute parce quâil a pressenti le reproche dans cet ordre dâidĂ©esquâEugen Kogon prenant les devants, a Ă©crit dans son Avant-propos :
« CâĂ©tait un monde en soi, un Ătat en soi, un ordre sans droit dans lequel on jetaitun ĂȘtre humain qui, Ă partir de ce moment, en utilisant ses vertus et ses vices - plus devices que de vertus ! â ne combattait plus que pour sauver sa misĂ©rable existence.Luttait-il contre la S.S. ? Certes non ! Il lui fallait lutter autant, sinon plus, contre sescompagnons de captivitĂ©1.
Des dizaines de milliers de survivants que le rĂ©gime de terreur exercĂ© pardâarrogants compagnons de captivitĂ© a peut-ĂȘtre fait souffrir davantage encore que les
1 Généralisation abusive : contre ceux qui exerçaient le pouvoir pour le compte de la S.S. en se
méfiant des autres.
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infamies de la S.S. me sauront grĂ© dâavoir Ă©galement mis en lumiĂšre un autre aspect descamps, de nâavoir pas craint de dĂ©voiler le rĂŽle jouĂ© dans divers camps par certains typespolitiques qui, aujourdâhui, font grand bruit de leur antifascisme intransigeant. Je sais quecertains de mes camarades ont dĂ©sespĂ©rĂ© en voyant que lâinjustice et la brutalitĂ© Ă©taientparĂ©es, aprĂšs cela, de lâaurĂ©ole de lâhĂ©roĂŻsme par de braves gens qui ne se doutaient derien. Ces profiteurs des camps ne sortiront [212] pas grandis de mon Ă©tude ; elle offre lesmoyens de faire pĂąlir ces gloires usurpĂ©es. Dans quel camp Ă©tais-tu ? Dans quelKommando ? Quelle fonction exerçais-tu ? Ă quel parti appartenais-tu ? etc. » (Page 17)
Le moins que lâon puisse dire, câest que le tĂ©moin nâa pas tenu sa promesse :on chercherait en vain, dans tout son ouvrage, un type politique prĂ©cis, mis en cause.Par contre, dâun bout Ă lâautre, il plaide pour le parti communiste, soit indirectement,soit expressĂ©ment :
« Ce mur élastique dressé contre la S.S.. Ce furent les communistes allemands quifournirent les meilleurs moyens de réaliser cette tùche.
Les Ă©lĂ©ments antifascistes, câest-Ă -dire, en premier lieu, les communistes ». (Page286)
Etc., et pour la bureaucratie concentrationnaire par voie de consĂ©quence,puisque ceux qui se disaient communistes pouvaient seuls prĂ©tendre Ă y entrer et Ă ydemeurer. Dans une certaine mesure il plaide aussi pour lui et je doute fort quâaprĂšsavoir refermĂ© le livre, le lecteur le moins averti nâait pas une irrĂ©sistible envie de luiappliquer la mĂ©thode quâil conseille : quelles fonctions exerçais-tu ?
La conclusion de tout cela ? Voici :
« âŠLes rĂ©cits des camps de concentration Ă©veillent gĂ©nĂ©ralement, tout au plus,lâĂ©tonnement ou un hochement de tĂȘte ; câest Ă peine sâils deviennent une chose touchantla comprĂ©hension et, en aucun cas, ils ne bouleversent le cĆur. » (Page 347)
Ăvidemment, mais Ă qui la faute ? Dans lâivresse de la libĂ©ration, exhalant unressentiment accumulĂ© pendant les longues annĂ©es de lâoccupation, lâopinion a toutadmis. Les rapports sociaux se normalisant progressivement et lâatmosphĂšresâassainissant, il est devenu de plus en plus difficile de la subjuguer. Aujourdâhui, lesrĂ©cits des camps de concentration lui paraissent tous, beaucoup plus des justificationsque des tĂ©moignages. Elle se demande comment elle a pu se prendre au piĂšge et,pour un peu, elle ferait passer tout le monde au banc des accusĂ©s.
Nota bene
Jâai passĂ© sous silence un certain nombre dâhistoires [213] invraisemblables ettous les artifices de style.
Au nombre des premiĂšres, il faut faire figurer la plus grande partie de ce quiconcerne lâĂ©coute des radios Ă©trangĂšres : je nâai jamais cru quâil fĂ»t possible demonter et dâutiliser un poste clandestin Ă lâintĂ©rieur dâun camp de concentration. Si lavoix de lâAmĂ©rique, de lâAngleterre ou de la France libre y pĂ©nĂ©trĂšrent parfois, ce futavec lâassentiment de la S.S., et seuls un trĂšs petit nombre de dĂ©tenus privilĂ©giĂ©s enpurent profiter dans des circonstances qui relĂšvent exclusivement du hasard. Ainsi,cela mâest personnellement arrivĂ© Ă Dora pendant la courte pĂ©riode durant laquelle
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jâai occupĂ© les nobles fonctions de Schwung (ordonnance) auprĂšs delâOberscharfĂŒhrer (adjudant, je crois) commandant le Hundesstaffel (compagnie ousection des chiens).
Mon travail consistait Ă entretenir en Ă©tat de propretĂ© tout un Block de S.S. plusou moins gradĂ©s, Ă cirer leurs bottes, Ă faire leurs lits, Ă nettoyer leurs gamelles, etc.,toutes choses que je faisais le plus humblement et le plus consciencieusement dumonde. Dans chacune des piĂšces de ce Block, il y avait un poste de T.S.F. : pour toutlâor du monde, jamais je ne me serais permis de tourner le bouton, mĂȘme quandjâavais la certitude absolue dâĂȘtre parfaitement seul. Par contre, vers huit heures dumatin, quand tous ses subordonnĂ©s Ă©taient partis pour le travail, il est arrivĂ© deux outrois fois Ă mon OberscharfĂŒhrer de mâappeler dans sa chambre, de brancher le postesur la B.B.C. en français et de me demander de lui traduire ce que jâentendais ensourdine.
Le soir, de retour au camp, je le communiquais Ă voix basse Ă mes amisDelarbre (de Belfort) et Bourguet (du Creusot) en leur recommandant bien, ou de legarder pour eux, ou de ne le transmettre quâĂ des camarades trĂšs sĂ»rs, et encore, dansune forme assez Ă©tudiĂ©e pour ne pas attirer lâattention et pour ne pas permettre deremonter aux sources.
Il ne nous est rien arrivĂ©1. Mais, dans le mĂȘme temps, il y eut dans le camp uneaffaire dâĂ©coute de radios Ă©trangĂšres Ă laquelle, je crois, fut mĂȘlĂ© DebeaumarchĂ©. Jenâai jamais su de quoi il sâagissait exactement : un des membres de ce groupemâavait abordĂ© un jour en me racontant quâil y avait un poste clandestin dans lecamp, quâun mouvement politique y recevait des ordres des Anglais, etc., et il avaitcorroborĂ© ses dires en me donnant des nouvelles que jâavais [214] entendues le matinmĂȘme ou la veille chez mon OberscharfĂŒhrer. Jâavais avouĂ© mon scepticisme en destermes tels quâil ne me considĂ©ra plus que comme quelquâun dont il fallait se mĂ©fier.Bien mâen prit : quelques jours aprĂšs, il y eut des arrestations massives dans le camp,dont lâintĂ©ressĂ© et DebeaumarchĂ© lui-mĂȘme. Tout cela se termina par quelquespendaisons. Vraisemblablement, il sâagissait, Ă lâorigine, dâun dĂ©tenu dans mon casqui avait trop parlĂ© et dont les propos sâĂ©taient imprudemment rĂ©percutĂ©s jusquâauSicherheitsdienst (service de la police secrĂšte des S.S.) en passant par un mouchardde la HĂ€fttingsfĂŒhrung.
Quand Eugen Kogon Ă©crit :
« Jâai passĂ© bien des nuits avec quelques rares initiĂ©s devant un poste Ă 5 lampesque jâavais pris au S.S. Docteur Ding-Schuller « pour le faire rĂ©parer dans le camp ».JâĂ©coutais la voix de lâAmĂ©rique en Europe ainsi que le Soldatsender2 et je stĂ©nographiaisles nouvelles dâimportance. » (Page 283)
1 Nous nâavions pas constituĂ© un « comitĂ© » et, ni lâun ni lâautre nous ne disions Ă tout venant
que nous étions en relations avec les Alliés.2 Poste américain de langue allemande.
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Je le crois volontiers. Encore que je sois plus enclin Ă penser quâil a surtoutĂ©coutĂ© les Ă©missions en question en compagnie du Docteur Ding-Schuller1. Mais,tout le reste nâest quâune façon de corser le tableau, dâune part pour faire croire Ă uncomportement rĂ©volutionnaire de ceux qui dĂ©tenaient le pouvoir, de lâautre pourmieux excuser leurs monstrueuses exactions.
Quant aux artifices de style, jâai nĂ©gligĂ© aussi des affirmations comme :
« Que lâon se rappelle les prestations de serment des aspirants S.S., Ă minuit, dansla cathĂ©drale de Brunschwig. LĂ , devant les ossements de Henri 1er, lâunique empereurallemand quâil apprĂ©ciĂąt, Himmler aimait Ă dĂ©velopper la mystique de la « CommunautĂ©des conjurĂ©s ». Puis il se rendait ensuite, sous le gai soleil, [215] dans quelque camp deconcentration, pour voir fouetter2 en sĂ©rie les prisonniers politiques. » (Page 24)
ou comme :
« Mme Koch, qui avait été auparavant sténotypiste dans une fabrique decigarettes, prenait parfois des bains dans une baignoire emplie de madÚre. » (Page 266)
qui fourmillent Ă propos de tous les grands personnages du rĂ©gime nazi et quiproduisent dâheureux effets de sadisme. Elles me paraissent relever du mĂȘme Ă©tatdâesprit qui poussa Le Rire Ă publier en septembre 1914, une photographie delâenfant aux mains coupĂ©es, Le Matin, du 15 avril 1916, Ă prĂ©senter comme unparanoĂŻaque cancĂ©reux, ayant tout au plus quelques mois de vie devant lui,lâempereur Guillaume Il qui finit ses jours quelque vingt annĂ©es plus tard dans uneretraite dorĂ©e du cĂŽtĂ© de Hammerongen, et Henri Desgranges dans LâAuto, enseptembre 1939, à « faire la nique » Ă un Goering manquant de savon noir pour selaver. La banalitĂ© du procĂ©dĂ© nâa dâĂ©gales que la crĂ©dulitĂ© populaire etlâimperturbabilitĂ© avec laquelle ceux qui lâemploient se rĂ©pĂštent Ă propos de tous lesennemis, dans toutes les guerres. [216]
1 Dans sa thÚse Croix Gammée contre Caducée, le Dr François Bayle rapporte ce curieux
tĂ©moignage de Kogon Ă Nuremberg : Ding Schuller, MĂ©decin chef de camp Ă Buchenwald lui auraitdemandĂ© de sâoccuper de sa femme et de ses enfants, en cas de dĂ©faite de lâAllemagne (!..). Si cettedemande comportait une contrepartie semblable â ce que Kogon ne dirait pas de toutes maniĂšres ! âla situation privilĂ©giĂ©e de ce singulier dĂ©tenu sâexpliquerait par un contrat de collaboration dontlâinspiration et les buts seraient beaucoup moins nobles quâil nâa jusquâici, Ă©tĂ© convenu de lâadmettre.SpĂ©culer sur cette hypothĂšse serait aventureux ; bornons-nous donc Ă enregistrer que la collaborationKogon â S.S. fĂ»t, de son aveu mĂȘme, effective, amicale et souvent intime. Le prix que lâa payĂ©e lamasse des dĂ©tenus est Ă©videmment une autre histoire. Car il y avait aussi une collaboration Kogon âP.C.
2 Si on cachait le chevalet de Buchenwald au PrĂ©fet de police de Weimar, il nâest guĂšreprobable quâon le montrait Ă son ministre !
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CONCLUSION
Dâautres aprĂšs moi se pencheront sur la littĂ©rature concentrationnaire : cela nefait aucun doute. Peut-ĂȘtre sâengageront-ils dans la mĂȘme voie et, poussantlâinvestigation, se borneront-ils Ă Ă©toffer lâargumentation. Peut-ĂȘtre adopteront-ilsune autre classification et une autre mĂ©thode. Peut-ĂȘtre accorderont-ils plusdâimportance au cĂŽtĂ© purement littĂ©raire. Peut-ĂȘtre mĂȘme quelque nouveau Norton,sâinspirant de ce que fit lâautre Ă propos de la littĂ©rature de guerre, au lendemain de1914-1918, prĂ©sentera-t-il un jour une « somme » critique Ă tous Ă©gards et sous tousles aspects, de tout ce qui a Ă©tĂ© Ă©crit sur les camps de concentration, Peut-ĂȘtre
Mon ambition nâayant Ă©tĂ© que dâouvrir la voie Ă un examen critique, moneffort ne pouvait que se limiter Ă certaines observations essentielles, et il se devait deporter, en tout premier lieu, sur le point de dĂ©part du dĂ©bat, câest-Ă -dire sur lamatĂ©rialitĂ© des faits. Sâil ne fait Ă©tat que de quelques cas types, que jâai la faiblessede croire judicieusement choisis, il nâembrasse pas moins toute la vieconcentrationnaire Ă travers ses points sensibles, et il nâen permet pas moins, nonplus, au lecteur de se faire une opinion sur tout ce quâil a pu lire ou lira sur le sujet. Ăce titre, son but est atteint.
Par ricochets, il en peut atteindre dâautres.Un livre vient de paraĂźtre qui ne sâinsĂšre pas directement dans lâactualitĂ© et
auquel la critique nâa en consĂ©quence pas cru devoir sâattarder outre mesure : GhettoĂ lâEst. Son auteur, Marc Dvorjetski, survivant dâun certain nombre de massacres,traĂźne derriĂšre lui un passĂ© quâil sent dâautant plus lourd que sa conscience luidemande sans cesse : « Allons, parle : comment es-tu restĂ© vivant quand desmil[217]lions dâĂȘtres sont morts ? » La conscience des tĂ©moins des camps deconcentration ne semble pas avoir de ces exigences et ne leur pose pas de questionsaussi indiscrĂštes. Mais on nâĂ©chappe pas facilement Ă une question qui est dans lanature des choses, et si la conscience individuelle ne la fait pas monter dâelle-mĂȘmesur les lĂšvres des intĂ©ressĂ©s sous la forme dâun reproche, il y a le public qui est lĂ ,qui nâa que de rares moments de bienveillance et qui la pose dans celle dâuneinterrogation directe : « Allons, parle : comment peux-tu ĂȘtre encore vivant ?.. » Onmâexcusera si jâai lâimpression dâavoir apportĂ© la rĂ©ponse.
Tout sâenchaĂźne : une question en appelle une autre, et quand le publiccommence Ă en poser un comment, toujours amĂšne un pourquoi quand il ne le suitpas et, en lâoccurrence, celui-ci se prĂ©sente tout naturellement : pourquoi certainsdĂ©portĂ©s ont-ils donnĂ© un tour si discutable Ă leurs dĂ©positions ? Ici, la rĂ©ponse estplus dĂ©licate : pour faire le dĂ©part entre ceux qui ont Ă©tĂ© dominĂ©s, voire Ă©crasĂ©s, par
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lâexpĂ©rience quâils ont vĂ©cue, et ceux qui ont obĂ©i Ă des mobiles politiques oupersonnels, il faudrait psychanalyser â puisquâon a prononcĂ© le mot â tout lemonde, et encore, ne devrait-on confier ce travail quâĂ des spĂ©cialistes Ă©prouvĂ©s.
On peut affirmer cependant que les communistes y avaient un indiscutableintĂ©rĂȘt de parti : dĂšs lors, quâun cataclysme social fond sur lâhumanitĂ©, si lescommunistes sont ceux qui rĂ©agissent le plus noblement, le plus intelligemment et leplus efficacement, le bĂ©nĂ©fice de lâexemple se reporte sur lâorganisation et ladoctrine quâelle affiche. Ils y avaient aussi un intĂ©rĂȘt politique, Ă lâĂ©chelle mondiale :en rivant lâopinion sur les camps hitlĂ©riens, ils lui faisaient oublier les camps russes.Ils y avaient enfin un intĂ©rĂȘt personnel : en prenant dâassaut la barre des tĂ©moins eten criant trĂšs fort, ils Ă©vitaient le banc des accusĂ©s.
LĂ comme partout, ils ont donnĂ© lâexemple dâune solidaritĂ© indissociable et lemonde civilisĂ© a pu fonder toute une politique Ă lâĂ©gard de lâAllemagne sur desconclusions quâil tirait de renseignements fournis par de vulgaires gardes-chiourmes.Il ne demandait dâailleurs pas mieux, Ă lâĂ©poque le monde civilisĂ© : en mĂȘme temps,il pouvait prĂ©senter ses propres chiourmes comme des modĂšles dâhumanitĂ©
Pour les non-communistes, câest diffĂ©rent, et je ne voudrais pas me prononcer Ă la lĂ©gĂšre. Aux cĂŽtĂ©s de ceux qui nâont pas rĂ©alisĂ© leur aventure, il y a ceux qui ontrĂ©ellement cru a la moralitĂ© des communistes, ceux qui ont rĂȘvĂ© une entente possibleavec la Russie des Soviets pour lâĂ©tablisse[218]ment dâune paix mondiale, fraternelleet juste dans la libertĂ©, ceux qui ont payĂ© une dette de reconnaissance, ceux qui ontsuivi le vent de la saison et dit certaines choses parce que câĂ©tait la mode, etc., etc. Ily a ceux aussi qui ont pensĂ© que le communisme submergeait lâEurope et qui, lâayantvu Ă lâĆuvre dans les camps de concentration, ont jugĂ© prudent de prendre quelquesassurances sur lâavenir.
LâHistoire, une fois de plus, sâest moquĂ©e des petites impostures Ă lâĂ©chelle delâimagination humaine. Elle a suivi son cours, et maintenant, il faut sây adapter. Lesrevirements ne sont pas faciles et ce ne sera pas le moindre travail.
Il reste Ă fixer lâimportance des faits dans leur matĂ©rialitĂ© et Ă juger delâopportunitĂ© de cet ouvrage. Dans un article1 qui fit sensation2, Jean-Paul Sartre etMerleau-Ponty ont pu Ă©crire :
« Ă lire les tĂ©moignages dâanciens dĂ©tenus, on ne trouve pas dans les campssoviĂ©tiques le sadisme, la religion de la mort, le nihilisme qui â paradoxalement joints Ă des intĂ©rĂȘts prĂ©cis et tantĂŽt dâaccord, tantĂŽt en lutte avec eux â ont fini par produire lescamps dâextermination nazis. »
Si on accepte la version officialisĂ©e par une unanimitĂ© complice dans lestĂ©moignages sur les camps allemands, il faut convenir que Sartre et Merleau ontraison contre David Rousset. On voit alors oĂč cela peut conduire, aussi bien danslâapprĂ©ciation du rĂ©gime russe que dans lâexamen du problĂšme concentrationnaire ensoi. Ceci ne veut pas dire que, si on ne lâaccepte pas, on donne par-lĂ mĂȘme raison Ă
1 Les Jours de notre Vie â « Les Temps modernes » â (janvier 1950).2 Au cafĂ© de Flore (Note dâAlbert Paraz).
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David Rousset : le propre des faits discutables dans leur contenu est, prĂ©cisĂ©ment,quâils ne sont pas susceptibles dâinterprĂ©tations valables.
La meilleure conclusion que je pouvais donner Ă cet ouvrage câest lâaperçudâensemble que mâavait suggĂ©rĂ© Ă lâĂ©poque la confrontation des points de vue deDavid Rousset et de Jean-Paul Sartre et Merleau-Ponty, avec ma propre expĂ©rience1
et que voici :On peut opposer Ă David Rousset les arguments concrets de la raison pratique.
Ils sont trĂšs accessibles car ils se [219] rĂ©solvent dans lâaffirmation que son Appelnâa de valeur particuliĂšre, ni par son origine, ni par son contenu, ni par les voies quâilemprunte, ni par les gens auxquels il sâadresse, ni par le but quâil poursuit, ni surtoutpar ce quâon en peut espĂ©rer ou redouter selon lâangle sous lequel on se place. Defait, aucun des secteurs de lâopinion ne sây est trompĂ© : lâentreprise tourne court, et,deux mois2 aprĂšs sa mise sur pied, ne garde plus de faveur que celle du FigarolittĂ©raire3, câest-Ă -dire lâaudience de 100 000 lecteurs dont jâimagine que quelques-uns sont passablement dĂ©sabusĂ©s.
Si on a recours Ă la raison pure, et si on soulĂšve lâobjection philosophique oudoctrinale, on tombe dans la rhĂ©torique et on devient trĂšs vulnĂ©rable. La rhĂ©torique afacilement tendance au sophisme, Ă la ratiocination, voire Ă la divagation. Sescoquetteries pour sĂ©duisantes quâelles soient, toujours discutables, sont rarementconvaincantes. Et ses abstractions exclusivement spĂ©culatives tombent dâautantmoins sous le sens quâelles procĂšdent de mĂ©thodes plus rigoureuses.
Aussi, les raisons de sens commun sont-elles dâun autre poids que celles de laScholastique, bien que de moindre valeur dans lâabsolu ou lâintrinsĂšque.
Lâirruption tapageuse de David Rousset sur le devant de la scĂšne avec son« Au secours des dĂ©portĂ©s soviĂ©tiques », titrĂ© sur huit colonnes en premiĂšre page duFigaro littĂ©raire, a dâĂ©tranges rĂ©sonances. Sa forme est celle de tous les ralliementsguerriers : au secours de la Pologne martyre, au secours des SudĂštes, au secours dupeuple allemand opprimĂ© (1939), au secours de la malheureuse Serbie (1914), etc.On pourrait remonter jusquâĂ la premiĂšre croisade que Pierre lâErmite prĂȘcha dansles mĂȘmes termes en prenant le tombeau du Christ comme thĂšme central. ĂtantdonnĂ© le nombre des concentrationnaires dans le monde, en GrĂšce, en Espagne, enFrance â les Ătats-Unis en sont-ils exempts ? La double forfaiture est Ă©clatante etles esprits avertis ne se sont pas fait faute de le remarquer. Il suffisait de la soulignerpour les autres.
Saisir lâoccasion pour poser le problĂšme du travail forcĂ© partout et notammentdans les colonies, câest Ă©largir le dĂ©bat, ce qui ne peut, Ă©videmment, ĂȘtredommageable, bien au contraire. Discuter de tout le systĂšme russe ou de tout le [220]
1 Sous le titre « Des raisons de la philosophie aux impĂ©ratifs du sens commun », cet aperçudâensemble avait Ă©tĂ© adressĂ© aux Temps modernes, en rĂ©ponse Ă lâarticle de Sartre et Merleau-Ponty,et il nâavait naturellement pas Ă©tĂ© publiĂ©. CommuniquĂ© au Libertaire, il lâa Ă©tĂ© dans le n° du 9 fĂ©vrieret La RĂ©volution prolĂ©tarienne en a donnĂ© de larges extraits.
2 Ăcrit le 10 janvier 1950.3 Depuis, Le Figaro littĂ©raire Ă son tour, a mis une sourdine. En dĂ©finitive, le seul bĂ©nĂ©fice de
lâopĂ©ration semble bien ĂȘtre La LĂ©gion dâhonneur attribuĂ©e Ă David Rousset â au titre militaire, sâilvous plaĂźt !
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systĂšme amĂ©ricain, câest dĂ©jĂ le faire dĂ©vier. Aller jusquâaux diffĂ©rences qui lesopposent, aux rapports quâils entretiennent et Ă lâinjustice sociale en gĂ©nĂ©ral, câest letransposer sur un autre terrain, et rien nâempĂȘche plus, dĂ©sormais, quâil aille seperdre, comme lâeau dans le sable, dans des dissertations sans fin sur la troisiĂšmeguerre mondiale ou sur les classes de voyageurs en chemin de fer. Par quoi il sembledĂ©montrĂ© que si le sujet ne souffre aucune localisation gĂ©ographique, il en est une aumoins qui sâimpose : celle qui en fait exclusivement une affaire de dĂ©portations, decamps de concentration et de travail forcĂ©.
Dans le cadre de ces considĂ©rations qui situent Ă leurs deux extrĂȘmes, leslimites de la controverse, il nâest peut-ĂȘtre pas indiffĂ©rent de sâarrĂȘter, avant toutechose, aux aspects de la riposte qui consolident la position de David Rousset au lieude lâaffaiblir.
Sans aucun doute, la psychose crĂ©Ă©e en France depuis la libĂ©ration, par certainsrĂ©cits discutables en ce quâils sont, pour la plupart, des interprĂ©tations bien plus quedes tĂ©moignages, permet-elle dâĂ©crire Ă peu prĂ©s impunĂ©ment :
« Ă lire les tĂ©moignages dâanciens dĂ©tenus, on ne trouve pas dans les campssoviĂ©tiques le sadisme, etc., etc1. »
Mais elle nâassure la tranquillitĂ© de la conscience quâĂ ceux dont lâattitude estgĂ©nĂ©ralement antĂ©rieure Ă toute rĂ©flexion et qui nâont, par surcroĂźt, vĂ©cu ni lâune, nilâautre des deux expĂ©riences. Dâune part, il ne peut Ă©chapper quâen France et dans lemonde occidental, les rescapĂ©s des camps soviĂ©tiques sont beaucoup moinsnombreux que ceux des camps nazis, et que si on ne peut pas dire de leurstĂ©moignages quâils sont, a priori, inspirĂ©s dâune meilleure foi ou dâun sentiment plusacceptable de lâobjectivitĂ©, il nâest cependant pas niable quâils voient le jour en destemps plus sains. De lâautre, tous les concentrationnaires qui ont vĂ©cu dans lapromiscuitĂ© des Russes en Allemagne, ont rapportĂ© la conviction que ces gensavaient une longue pratique de la vie des camps.
Pour ma part, je me suis trouvĂ©, seize mois durant, au milieu de quelquesmilliers dâUkrainiens, au camp de concentration de Dora : leur comportementaffirmait quâils nâavaient, [221] dans leur trĂšs grande majoritĂ©, que changĂ© de campet, dans leurs discours, ils ne cachaient pas que le traitement Ă©tait le mĂȘme dans lâunet lâautre cas. Dirai-je que le livre de Margarete Buber-Neuman, rĂ©cemment publiĂ©,ne sâinscrit pas en faux contre cette observation personnelle ? Pour ce qui est dureste, il faut laisser Ă lâHistoire le soin de dire comment les camps allemands, conçus,eux aussi, selon « les formules dâun socialisme Ă©dĂ©nique » sont devenus en fait âmais en fait seulement â des camps dâextermination.
La rĂ©alitĂ© sur ce point, câest que le camp de concentration est un instrumentdâĂtat dans tous les rĂ©gimes oĂč lâexercice de la rĂ©pression garantit celui de lâautoritĂ©.Entre les diffĂ©rents camps, il nây a, dâun pays Ă lâautre, que des diffĂ©rences de
1 Sartre et Merleau-Ponty, op. cit. Ă la note 2.
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nuance qui sâexpliquent par les circonstances â mais non dâessence. En Russie, ilsressemblent trait pour trait Ă ce quâils Ă©taient dans lâAllemagne hitlĂ©rienne etvraisemblablement Ă ce quâils sont en GrĂšce, parce que, indĂ©pendamment dessimilitudes possibles ou non de rĂ©gime, dans les trois cas, lâĂtat est aux prises avecdes difficultĂ©s dâĂ©gale grandeur : la guerre pour lâAllemagne, lâexploitation dusixiĂšme du globe avec des moyens de fortune pour la Russie, la guerre civile pour laGrĂšce.
Si la France en vient, Ă©conomiquement, au mĂȘme point que lâAllemagne de1939, ou que la Russie et la GrĂšce dâaujourdâhui â ce qui nâest pas exclu âCarrĂšre, La NoĂ©, La Vierge, etc., ressembleront, eux aussi, et trait pour trait, Ă Buchenwald, Karaganda et Makronissos : il nâest dâailleurs pas prouvĂ© que la nuancesoit plus quâĂ peine sensible, aujourdâhui dĂ©jĂ 1.
Lâerreur appelle lâerreur et prolifĂšre par lâartifice dans un raisonnement viciĂ© Ă la base par une premiĂšre affirmation gratuite. Du particulier, on passe au gĂ©nĂ©ral etde lâexamen de lâeffet, Ă celui de la cause. Ainsi est-il naturel quâon en vienne Ă Ă©crire, Ă propos du systĂšme russe :
« Quelle que soit la nature de la prĂ©sente sociĂ©tĂ© soviĂ©tique, lâU.R.S.S. se trouvegrosso modo situĂ©e, dans lâĂ©quilibre des forces, du cĂŽtĂ© de celles qui luttent contre lesformes dâexploitation de nous connues. »
ou encore :
« Le fascisme est une angoisse devant le bolchevisme dont il reprend la formeextĂ©rieure pour en dĂ©truire plus sĂ»rement le contenu : la Stimmung internationaliste etprolĂ©tarienne. Si lâon en conclut que le communisme est le fascisme, on comble, aprĂšscoup, le vĆu du fascisme qui a toujours Ă©tĂ© de masquer la crise capitaliste et lâinspirationhumaine du marxisme. »
ou enfin :
« Cela signifie que nous nâavons rien de commun avec un nazi et que nous avonsles mĂȘmes valeurs quâun communiste. »
La premiĂšre objection est sans valeur. Une importante partie de lâopinion larenversant dans ses termes avant la lettre, pensait dĂ©jĂ que :
« Quelle que soit la nature de la sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine, les E.-U. se trouvent grossomodo situĂ©s, [222] dans lâĂ©quilibre des forces, du cĂŽtĂ© de celles qui luttent contre lesformes dâexploitation de nous inconnues. »
Et, pour se justifier ajoutait :
« âŠen se comportant de telle sorte que les autres soient de moins en moinssensibles. »
1 Surtout si on prend pour unitĂ© de mesure son comportement dans ses colonies oĂč, depuis les
derniers Ă©vĂ©nements dâIndochine et dâAfrique du Nord, personne nâest plus assez tĂ©mĂ©raire pour oseraffirmer que sa police et son armĂ©e sây conduisent trĂšs diffĂ©remment de la façon dont la police etlâarmĂ©e allemande se conduisaient en France, Ă lâendroit des rĂ©sistants dans les plus terribles annĂ©esde lâoccupation. (Note de lâauteur pour la 2e Ă©dition et les suivantes)
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On voit le danger : sâil est admis que les formes dâexploitation « de nousinconnues » sont plus meurtriĂšres et plus nombreuses que celles qui jouissent duprivilĂšge dâĂȘtre « de nous connues », sâil peut ĂȘtre prouvĂ© que les premiĂšres sont enprogression constante et les secondes en rĂ©gression ou simplement Ă un niveauconstant, il faut convenir que cette importante fraction de lâopinion est abondammentpourvue dans le domaine de la justification morale. Elle lâest dâautant mieux quâellene fait quâemprunter ses moyens Ă lâun des signataires de lâobjection, M. Merleau-Ponty, lequel Ă©crivait, dans sa thĂšse sur lâHumanisme et la terreur, ceci ou Ă peu prĂšs,que je cite de mĂ©moire :
« Ce qui peut servir de critĂšre dans lâapprĂ©ciation dâun rĂ©gime sur le plan delâHumanisme, ce nâest pas la terreur, ou sa manifestation, la violence, mais le fait [223]que lâune et lâautre soient en progression et appelĂ©es Ă durer ou, au contraire, enrĂ©gression et appelĂ©es Ă disparaĂźtre dâelles-mĂȘmes. »
Pourquoi ce qui est vrai de la terreur et de la violence ne le serait-il pas descamps qui ne sont quâun de leurs rĂ©sultats, mais qui font, par leur nombre, la preuvede plus ou moins de terreur et de plus ou moins de violence ? Et, dĂšs lors, pourquoice distinguo en faveur de la Russie ? Ceci pour permettre de mesurer combien il eĂ»tĂ©tĂ©, Ă la fois plus prudent et plus conforme Ă la tradition socialiste, de prendrelâavantage sur David Rousset en se dĂ©clarant contre toutes les formes dâexploitation,quâelles soient connues ou inconnues de nous.
La seconde objection, introduite dans la forme du syllogisme parfait, procĂšdede la confusion des termes : « Le fascisme est une angoisse devant le bolchevisme »,dit la majeure, â « Si lâon en dĂ©duit que le fascisme est le communisme » poursuit lamineure. Sous la plume dâun rhĂ©teur de second ordre, lâastuce provoquerait tout auplus un haussement dâĂ©paules. Quand on la trouve sous celles de M. Merleau-Pontyet de J.-P. Sartre, on ne peut pas sâempĂȘcher de penser aux rĂšgles impĂ©ratives de laprobitĂ© et Ă lâentorse qui leur est faite1.
Câest le bolchevisme que ses contempteurs identifient au fascisme, et non lecommunisme. Encore ne le font-ils que dans ses effets, et prennent-ils la prĂ©cautionde dĂ©finir le fascisme par des caractĂšres qui en font autre chose, et bien plus quâune« angoisse » devant le bolchevisme.
Ceci veut dire que si on rĂ©tablit les deux propositions sur le plan de la propriĂ©tĂ©des termes, la conclusion sâĂ©carte dâelle-mĂȘme et que, dĂšs lors, il ne reste plus dusyllogisme que la perfection de sa forme. Si lâon veut Ă toutes forces bĂątir unsyllogisme sur le thĂšme, le seul qui soit valable est celui-ci :
« 1. â Le fascisme et le bolchevisme sont une angoisse devant le communisme (oule socialisme dont ils reprennent les formes extĂ©rieures â Hitler ne parlait-il pas denational Socialisme et Staline ne continue-t-il pas Ă parler de Socialisme dans un seulpays ? â pour en dĂ©truire plus sĂ»rement le contenu : la Stimmung internationaliste etprolĂ©tarienne.
[224]2. â Si lâon en conclut que le fascisme et le bolchevisme sont le communisme (ou
le socialisme).
1 Pas si on lit LâAgitĂ© du Bocal (Note dâAlbert Paraz.)
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3. â On comble aprĂšs coup le vĆu du fascisme et du bolchevisme qui est demasquer la crise capitaliste et lâinspiration humaine du marxisme. »
lequel, si on voulait rĂ©futer lâidentification du fascisme et du bolchevisme quâilpose apparemment en principe, en appellerait aux choses fort substantielles que,prenant dâautres unitĂ©s de mesures, James Burnham en dit dans LâĂre desOrganisateurs (chez Calmann-LĂ©vy, collection « La LibertĂ© de lâEsprit » p. 189 etsuivantes).
Je ne dirai rien de la troisiĂšme objection qui pĂšche vraisemblablement par lamĂȘme confusion des termes, Ă moins que ses auteurs ne prĂ©cisent aprĂšs coup quecâest : « nous avons les mĂȘmes valeurs quâun bolcheviste » quâils ont voulu dire. Jene dirai rien non plus de cette affirmation Ă©trangement mĂȘlĂ©e au dĂ©bat et selonlaquelle le communisme chinois serait « seul capable de faire sortir la Chine duchaos et de la misĂšre pittoresque oĂč le capitalisme Ă©tranger lâa laissĂ©e. » Ni de lasouscription ouverte par Le Monde « pour quâil ne fĂ»t pas dit quâil Ă©tait insensible Ă la misĂšre », dâun ouvrier communiste, ni de lâĂ©lectrification en U.R.S.S., ni desconversations fructueuses quâon peut avoir avec les ouvriers martiniquais, ni Au fait,pourquoi pas des Pyramides dâEgypte ou de la gravitation universelle ?
Ă insister trop, on finirait par tomber dans la recherche de la meilleurediversion et par cĂ©der Ă la tentation dâĂ©crire une nouvelle MisĂšre de la PhilosophieadaptĂ©e aux circonstances.
Il reste le drame de lâopinion radicale qui ne trouve la possibilitĂ© desâintĂ©resser au problĂšme concentrationnaire, par le truchement de cette controverse,quâen participant Ă la prĂ©paration idĂ©ologique de la troisiĂšme guerre mondiale, si ellesuit lâun, ou de revenir au bolchevisme par le biais dâun alignement de sophismes, sielle suit les autres.
Le Figaro littĂ©raire et David Rousset sâĂ©tant mis en position dâinfĂ©rioritĂ© entirant les premiers, offraient par surcroĂźt une excellente occasion de la rallier. Mais ilnây avait quelque chance de succĂšs quâen demeurant sur le terrain quâils avaientchoisi, Ă savoir : le prĂ©texte et les mobiles.
Le prĂ©texte est une niaiserie. Dâune part, le Kremlin [225] nâacceptera jamaisquâaucune commission dâenquĂȘte sur le travail forcĂ© circule librement en territoiresoviĂ©tique. De lâautre, aucune aide sĂ©rieuse ne peut ĂȘtre apportĂ©e auxconcentrationnaires russes tant que subsiste le rĂ©gime stalinien. Or, je ne fonde monespoir de le voir disparaĂźtre que sur trois Ă©ventualitĂ©s : ou bien il sâĂ©croulera de lui-mĂȘme (ceci sâest dĂ©jĂ vu dans lâHistoire : la GrĂšce antique Ă©tait morte avant quedâĂȘtre conquise par les Romains), ou bien il sombrera dans une rĂ©volution intĂ©rieure,ou bien, enfin, il sera anĂ©anti dans une guerre. La Russie Ă©tant en plein essorindustriel et semblant limiter avec une grande maĂźtrise ses ambitions Ă ses moyens,les deux premiĂšres sont irrĂ©mĂ©diablement exclues pour une trĂšs longue pĂ©riode et ilne reste que la troisiĂšme : trĂšs peu pour moi, je sors dâen prendre, et lâexpĂ©riencequâon se vante dâavoir si bien rĂ©ussie contre Hitler, me suffit.
Le fait que David Rousset Ă©tende depuis peu â et notamment depuis un rĂ©centdĂ©jeuner Ă lui offert par la presse anglo-amĂ©ricaine â la mission dâinvestigation des
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enquĂȘteurs « Ă tous les pays oĂč des camps de concentration peuvent se trouver », nechange rien ni au caractĂšre, ni au sens de lâaffaire : il y a le titre qui reste sur le lieudu crime : « Au secours des dĂ©portĂ©s soviĂ©tiques ». Par ailleurs, ni la GrĂšce, nilâEspagne â ni mĂȘme la France ! â nâaccepteront quâon vienne « espionner » chezelles sous couvert dâenquĂȘtes sur le travail forcĂ©. Il faudrait que lâinitiative parte delâO.N.U. et soit appuyĂ©e par des menaces dâexclusion pour ceux qui ne voudraientpas se soumettre, ce qui nâest pas concevable, car il ne resterait plus personne,hormis peut-ĂȘtre la Suisse qui nâen fait pas partie.
Tout ceci est dâailleurs bien regrettable, car on ne saura jamais Ă quelle place etsur quelle surface Le Figaro littĂ©raire aurait rendu compte des travaux de laCommission dâenquĂȘte visant les autres pays que la Russie.
On ne peut discerner clairement les mobiles si on ne sait pas que Le FigarolittĂ©raire est le journal dans lequel Claude Mauriac, rendant compte dâune piĂšce dethĂ©Ăątre, Ă©crivait il y a quelque temps :
« La torture, lâoccupation, les dĂ©portations, sont encore trop proches de nous pourque nous puissions en parler sur le ton de lâobjectivitĂ©. » (Octobre 1949)
ce qui, traduit en clair, signifie : on en peut dire tout ce quâon veut, sâils sontrusses, un peu moins (maintenant !) sâils [226] sont allemands, et rien du tout sâilssont grecs, espagnols ou français.
On ne le peut guĂšre mieux si on nâa pas une idĂ©e dâensemble sur lâĆuvre deDavid Rousset. Dans LâUnivers concentrationnaire, il prĂ©senta les camps commerelevant dâun problĂšme de rĂ©gime et on lui fit un succĂšs mĂ©ritĂ©. Depuis, dans LesJours de notre Mort et de nombreux autres Ă©crits Ă©pars, il sâattacha surtout Ă mettreen Ă©vidence et Ă louer le comportement des dĂ©tenus communistes, articulant des faitsnon contrĂŽlĂ©s, et qui nâont pu trouver dans le public cet immense crĂ©dit quâen raisondu trouble et de la confusion nĂ©s de la guerre. Une fois, il sâest risquĂ© dans ledocument pur, au moyen de son recueil, Le Pitre ne rit pas, qui met en causelâAllemagne seule. Il ne pouvait cependant pas ignorer les camps russes dont on ditque des documents traduits du russe Ă©taient en vente en librairie dans les annĂ©es1935-1936, et dont par ailleurs lâexistence nâa pu manquer de lui ĂȘtre rĂ©vĂ©lĂ©e auxtemps plus lointains encore oĂč il militait dans les rangs du Trotskysme. De proposdĂ©libĂ©rĂ©, donc, il a trĂšs efficacement contribuĂ© Ă crĂ©er, sur le plan intĂ©rieur, cetteatmosphĂšre. « Embrassons-nous, Folleville », qui a permis aux bolchevistes dont lesmĂ©faits en Russie Ă©taient estompĂ©s ou passĂ©s sous silence, de se hisser au pouvoir enFrance. Sur le plan extĂ©rieur, il a surtout creusĂ© un peu plus encore le fossĂ© entre laFrance et lâAllemagne.
DĂ©couvrant les camps russes dans la facture que lâon sait, il ne fait que suivrele mouvement de translation latĂ©rale qui est la caractĂ©ristique essentielle de lapolitique gouvernementale, depuis le dĂ©part de lâĂ©quipe Thorez. Son attitudedâaujourdâhui est la suite logique de celle dâhier et il Ă©tait naturel quâayant fourni unargument au tripartisme bolchevisant, il fournisse aux Anglo-AmĂ©ricains la baseidĂ©ologique indispensable Ă une bonne prĂ©paration Ă la guerre. Il ne lâĂ©tait pas moinsque Le Figaro littĂ©raire et David Rousset ne finissent par se rencontrer. Il suffit de
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remarquer que lâun portant lâautre, leur intervention concertĂ©e venant aprĂšs lestĂ©moignages authentiques de Victor Serge, Margaret Neuman, Guy Vinatrel, Monami Vassia, etc., ne verse rien au dĂ©bat, nâapporte rien de neuf quâune fois de plus untĂ©moignage sur des Ă©vĂ©nements non vĂ©cus, et ne fait quâenregistrer la faillite dâunepolitique au profit dâune autre qui fera immanquablement faillite, sinon Ă nos yeux,du moins devant lâHistoire.
Ă ces Ă©lĂ©ments de suspicion qui relĂšvent, le premier du machiavĂ©lisme dâunjournal, le second de lâaptitude dâun [227] homme Ă modeler son comportement surles dĂ©sirs des maĂźtres du moment dans les diffĂ©rents univers qui le comptent tour Ă tour au nombre de leurs sujets, sâajoutent ceux qui ressortissent Ă lâexpĂ©rience. En1939, et dans les annĂ©es qui prĂ©cĂ©dĂšrent, on a mis de mĂȘme façon les exactions delâAllemagne hitlĂ©rienne en Ă©vidence. Dans la presse, il nâĂ©tait plus question quedâelles. Tout le reste, on lâoubliait : personne ne se doutait quâon prĂ©paraitidĂ©ologiquement la guerre pour laquelle on se croyait matĂ©riellement prĂȘt.
Effectivement, on fit la guerre.Aujourdâhui, dans toute la presse, il nâest question que des exactions de la
Russie soviĂ©tique sur le plan de lâHumanisme et exclusivement de celles de la RussiesoviĂ©tique. On en oublie tout le reste et principalement les problĂšmes posĂ©s par lapratique extensible Ă lâinfini du camp de concentration comme moyen degouvernement. Les mĂȘmes causes produisant les mĂȘmes effets.
Lâopinion radicale, dĂ©sabusĂ©e par Ă peu prĂšs tout ce quâon lui a dit des campsallemands, par la forme dans laquelle, de part et dâautre, on lui prĂ©sente les campsrusses, et par le silence quâon fait sur les autres, pressent toutes ces choses et sembleattendre quâen les lui faisant toucher du doigt, on lui tienne le langage delâobjectivitĂ©.
Or, en la matiĂšre, le langage de lâobjectivitĂ© nâa besoin, ni de beaucoup deprĂ©cautions, ni de beaucoup de mots. Le cas des camps de concentration, du travailforcĂ© et de la dĂ©portation, ne peut ĂȘtre examinĂ© que sur le plan humain et dans lecadre de la dĂ©finition des rapports de lâĂtat et de lâindividu. Dans tous les pays, lescamps existent en puissance ou sont lĂ qui changent de clientĂšle au hasard descirconstances et au grĂ© des Ă©vĂ©nements. Tous les hommes en sont menacĂ©s partout,et, pour ceux qui y sont prĂ©sentement enfermĂ©s il nây a de chances dâen sortir quedans la mesure oĂč ceux qui nây sont pas sont destinĂ©s Ă y entrer.
Câest contre cette menace quâil faut sâinsurger et câest le camp lui-mĂȘme, ensoi, quâil faut viser, indĂ©pendamment de lâendroit oĂč il se trouve, des fins auxquellesil est utilisĂ© et des rĂ©gimes qui lâemploient. De la mĂȘme façon, que contre la prisonou la peine de mort. Tout particularisme, toute action qui dĂ©signe Ă la vindicte unenation plutĂŽt quâune autre, qui tolĂšre le camp dans certains cas, explicitement ou paromission calculĂ©e ou non, affaiblit la lutte individuelle ou collective pour la libertĂ©,la dĂ©tourne de son sens et nous Ă©loigne du but au lieu de nous en rapprocher.
Sous cet angle, on mesurera un jour le tort qui fut fait Ă [228] la cause desDroits de lâHomme quand la IVe RĂ©publique admit que les collaborateurs, ou rĂ©putĂ©s
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tels, fussent parquĂ©s dans des camps, comme le furent les non-conformistes de 1939et les rĂ©sistants de lâoccupation.
Pour tenir ce langage, il faut Ă©videmment se soucier assez peut dâĂȘtre classĂ©dans le clan des anti-staliniens ou des anti-amĂ©ricains et il faut avoir assez dâempiresur soi-mĂȘme pour sĂ©parer dans son esprit, aussi bien le rĂ©gime soviĂ©tique de lanotion de socialisme, que le rĂ©gime amĂ©ricain de celle de dĂ©mocratie : quâun desdeux rĂ©gimes soit moins mauvais que lâautre est indiscutable mais prouve seulementque lâeffort Ă fournir sera moins grand dâun cĂŽtĂ© que de lâautre du rideau de fer Et cenâest pas une fidĂ©litĂ© dâanciens dĂ©portĂ©s, laquelle ne peut que placer lâopinion devantle choix Ă faire entre deux positions anti ou entre deux positions pro, quâil fautinvoquer ici : câest la fidĂ©litĂ© dâune Ă©lite Ă sa tradition qui est de se dĂ©finir elle-mĂȘmeĂ travers sa propre mission, et non dâaccomplir celle des autres.
MĂącon, 15 mai 1950.
FIN [229]
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AVANT-PROPOS DE LâAUTEUR POUR LA SECONDE ET LA TROISIEME
EDITION
Les armes de lâennemi ne sont pasaussi meurtriĂšres que les mensonges dont leschefs des victimes remplissent le monde lechant haineux de lâennemi est moinsdĂ©sagrĂ©able Ă lâoreille que les phrases qui,comme une salive dĂ©goĂ»tante, coulent deslivres des nĂ©crologistes. (ManĂšs SPERBERâ
Et le Buisson devint cendre)
Les deux parties de cet ouvrage ont dĂ©jĂ Ă©tĂ© publiĂ©es, mais sĂ©parĂ©ment, â lapremiĂšre, ou lâexpĂ©rience vĂ©cue (Passage de la Ligne), en 1949, â la seconde, oulâexpĂ©rience des autres (Le Mensonge dâUlysse, proprement dit), en 1950, dans laforme dâune Ă©tude critique de la littĂ©rature concentrationnaire : jâavais pensĂ© que, surun sujet aussi dĂ©licat, il convenait dâadministrer la vĂ©ritĂ© Ă petites doses.
Câest de cette disposition dâesprit que dâaucuns ont tentĂ© de profiter pour jeterla suspicion sur mes intentions : si Le Passage de la Ligne gĂ©nĂ©ralement accueilliavec sympathie, ne provoqua que des grincements de dents sourds et sansconclusion, dâun certain cĂŽtĂ©, Le Mensonge dâUlysse fut en effet lâoccasion dâuneviolente campagne de presse dont le dĂ©part fut donnĂ© Ă la Tribune mĂȘme delâAssemblĂ©e Nationale.
ParallĂšlement, Albert Paraz, auteur de la PrĂ©face, lâĂ©diteur et moi-mĂȘme,Ă©tions traĂźnĂ©s en correctionnelle oĂč [231] nous fĂ»mes acquittĂ©s, puis en Cour dâAppeloĂč nous fĂ»mes condamnĂ©s1 bien que, faisant droit Ă nos conclusions, M. lâAvocatgĂ©nĂ©ral lui-mĂȘme eĂ»t requis la confirmation pure et simple du jugementcorrectionnel.
La Cour de cassation est maintenant appelĂ©e Ă trancher le diffĂ©rend, mais,lâopinion dont lâinformation se fait Ă sens unique est dĂ©sorientĂ©e et, aussi peu enclinquâon soit Ă descendre dans la polĂ©mique, il est devenu indispensable de dĂ©mĂȘlerpour elle, les circonstances assez troubles qui ont crĂ©Ă© le climat de cette affaire. On
â Note de lâAAARGH : ManĂšs Sperber Ă©tait lâoncle de Nadine Fresco, lâauteur du chef-
dâĆuvre du genre littĂ©raire bien connu, « Pourqoi quâlezautres i mâaiment pas », intitulĂ© Comment M.Rassinier devint antisĂ©mite, janvier 1999. En attendant les comptes rendus du poulet par lâAAARGH,nous vous invitons Ă lire un article de ladite Fresco et de son associĂ© Baynac, « Comment sâendĂ©barrasser », Le Monde, juin 1987.
1 Prison avec sursis, 100 000 fr. dâamende, 800 000 fr. de dommages et intĂ©rĂȘts.
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fera ainsi dâune pierre deux coups, car en mĂȘme temps, on ne peut manquer de mettreles piĂšces Ă conviction sous les yeux du lecteur1.
Tombant en plein dĂ©bat sur lâamnistie, Le Mensonge dâUlysse qui la justifiait Ă sa maniĂšre fut accueilli, par certains, comme une affaire essentiellement politique etcâest par le petit cĂŽtĂ© quâon tenta de lui donner ce caractĂšre exclusif.
Par un fĂącheux hasard, la PrĂ©face dâAlbert Paraz contenait une assertionjuridiquement insoutenable2 quant aux circonstances de lâarrestation et de ladĂ©portation de M. Michelet alors dĂ©putĂ© et leader parlementaire du R.P.F. : M.GuĂ©rin alors dĂ©putĂ© M.R.P. de Lyon sâen saisit, non pas pour protester contre lapublication de lâouvrage, en dĂ©pit quâil sâen soit habilement donnĂ© lâapparence, maispour tenter de discrĂ©diter un des principaux militants du mouvement qui lui faisait laplus redoutable concurrence Ă©lectorale. Ainsi donc, Le Mensonge dâUlysse futdâabord exploitĂ© par un mouvement politique contre un autre et, lĂ dĂ©jĂ , il y avaitsuffisamment pour dĂ©sespĂ©rer lâhistorien.
Câest sur une incidente de lâintervention de M. GuĂ©rin que se greffa lâactionextra-parlementaire en vue de saisir lâopinion. Ă la Tribune de lâAssemblĂ©eNationale, le dĂ©putĂ© de Lyon mâavait rangĂ© parmi « les responsables de lacollaboration avec lâoccupant et les apologistes de la trahison3 ».
PathĂ©tique, il sâĂ©tait Ă©criĂ© : [232]
« Il paraĂźt, mes chers collĂšgues, quâil nây a jamais eu de chambres Ă gaz dans lescamps de concentration. VoilĂ ce quâon peut lire dans ce livre. » (J.O. du 2 novembre1950 â DĂ©bats parlementaires.)
Or M. GuĂ©rin nâavait pas lu lâouvrage !Sans le lire davantage, tous les journaux dans lesquels sĂ©vissent les journalistes
improvisés par une certaine Résistance4 à la Libération, reprirent le thÚme et mefirent dire les choses les plus invraisemblables.
Trois associations de dĂ©portĂ©s, internĂ©s, et victimes de lâoccupation allemande,demandĂšrent au Tribunal correctionnel de Bourg-en-Bresse, dâordonner la saisie du
1 La Cour de Cassation sâest Ă son tour prononcĂ©e : elle a acquittĂ© â juste assez tĂŽt pour quâil
en puisse ĂȘtre fait mention par cette note, dans cette Ă©dition â mais lâexplication nâen reste pas moinsnĂ©cessaire.
2 M. Michelet avec lequel nous nous en sommes expliquĂ©s a retirĂ© la plainte quâil avait dĂ©posĂ©econtre nous et cette assertion ne figure pas dans cette Ă©dition, non plus dâailleurs que, pour coupercourt Ă toute nouvelle tentative de diversion, et sur sa propre suggestion, la PrĂ©face de Paraz elle-mĂȘme. Pour Ă©viter toute nouvelle diversion seulement, car, depuis que la Cour de Cassation sâestprononcĂ©e, rien ne sâopposait plus Ă ce que cette prĂ©face, couverte par lâimmunitĂ© qui protĂšge la chosejugĂ©e, fĂ»t republiĂ©e. Lâauteur nâa pas cru devoir cĂ©der aux hurlements de rĂ©probation dâune poignĂ©edâintĂ©ressĂ©s et faire subir dâautres modifications aux textes.
3 En rĂ©alitĂ©, lâauteur fut parmi les fondateurs du Mouvement LibĂ©ration-Nord en France, lefondateur du Journal clandestin La IVe RĂ©publique auquel les radios de Londres et dâAlger firent leshonneurs en son temps, dĂ©portĂ© de la RĂ©sistance (19 mois) Ă Buchenwald et Dora. Invalide Ă 100% +5degrĂ©s des suites, il est titulaire de la carte de RĂ©sistant n° 1 016 0070, de la mĂ©daille de vermeil de laReconnaissance française et de la Rosette de la RĂ©sistance, quâil ne porte dâailleurs pas. Et ceci ne luia enlevĂ©, ni lâamour de la vĂ©ritĂ©, ni le sens de lâobjectivitĂ©.
4 Car, lâunitĂ© de la RĂ©sistance est un mythe, comme Ă©tait un mythe aussi lâunitĂ© de laRĂ©volution française. Il y eut non pas seulement deux mais plusieurs « RĂ©sistances », personne nâenpeut plus disconvenir aujourdâhui Ă moins dây ĂȘtre intĂ©ressĂ© ! Il y eut mĂȘme la voyoucratie qui trouvacommode de sâabriter derriĂšre le titre !
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livre, la destruction des exemplaires dĂ©jĂ mis en vente et de nous condamnersolidairement Ă la coquette somme dâun million de dommages et intĂ©rĂȘts. MieuxavisĂ©, le ComitĂ© dâaction de la RĂ©sistance sâabstint de toute manifestation hostile,non point que lâenvie ne lâen dĂ©mangeĂąt, mais par crainte du ridicule. Le Particommuniste, ayant esquissĂ© une offensive, sâaperçut Ă temps quâil risquait Ă nouveaude mettre Marcel Paul, Casanova, le colonel Manhes, etc. en situation dĂ©licate etopĂ©ra une prudente retraite. Mais le Parti socialiste que jâai reprĂ©sentĂ© au Parlement,aprĂšs avoir Ă©tĂ© pendant de longues annĂ©es le leader dâune de ses fĂ©dĂ©rationsdĂ©partementales, mâexclut de son sein, « malgrĂ© le respect quâimpose ma personne »dit la sentence qui mâa Ă©tĂ© transmise par le ComitĂ© Directeur1.
Telles furent les premiĂšres escarmouches dâune offensive peu glorieuse et quifit long feu. La mauvaise foi qui la caractĂ©rise, pas un instant ne se dĂ©mentit dans lasuite.
M. Louis Martin-Chauffier qui dansa sur la corde [233] raide dans presque tousles mouvements de pensĂ©e du demi-siĂšcle, prit le commandement de la secondevague dâassaut.
Parce que jâavais signalĂ© (en passant), une de ses maladresses de plume, il secrut obligĂ© de la corriger par une autre (cf. p. 105 et note), de reprendre le thĂšme deM. Maurice GuĂ©rin et de dĂ©montrer quâen sus il ne savait pas lire.
« Tous les dĂ©portĂ©s ont menti, affirme Paul Rassinier qui nie lâexistence deschambres Ă gaz », Ă©crivit-il en tĂȘte dâun article dont le titre « Un faussaire etcalomniateur pris en flagrant dĂ©lit » (Droit de vivre, 15-11, 15-12-1950), Ă lui seulmâeĂ»t permis â si je mâĂ©tais senti en goĂ»t de lui faire la rĂ©ponse de la bergĂšre âdâobtenir de substantielles rĂ©parations de nâimporte quel tribunal correctionnel.
Le porte-drapeau de la troisiĂšme vague fut M. RĂ©my Roure en ces termes :
« Ce Rassinier dĂ©crit comme suit le camp de Buchenwald : Tous les Blocks,gĂ©omĂ©triquement et agrĂ©ablement disposĂ©s dans la colline, sont reliĂ©s entre eux par desrues bĂ©tonnĂ©es : des escaliers de ciment et Ă rampe conduisent aux Blocks les plusĂ©levĂ©s ; devant chacun dâeux des pergolas, avec plantes grimpantes, de petits jardinetsavec pelouses de fleurs, par-ci, par-lĂ , de petits ronds-points avec jet dâeau ou statuette.La place de lâAppel, qui couvre quelque chose comme un demi-kilomĂštre carrĂ©, estentiĂšrement pavĂ©e, propre Ă nây pas perdre une Ă©pingle. Une piscine centrale avecplongeoir, un terrain de sport, de frais ombrages Ă portĂ©e du dĂ©sir, un vĂ©ritable camp pourcolonies de vacances, et nâimporte quel passant qui serait admis Ă le visiter en lâabsencedes dĂ©tenus en sortirait persuadĂ© quâon y mĂšne une vie agrĂ©able, pleine de poĂ©siesylvestre et particuliĂšrement enviable, en tout cas hors de toute commune mesure avec lesalĂ©as de la guerre qui sont le lot des hommes libresâŠ
Je fais appel à mes camarades de Buchenwald : reconnaissent-ils leurcamp ? »(Force OuvriÚre, jeudi 25 janvier 1951).
1 Une demande de réintégration soutenue par 11 fédérations départementales et par Marceau
Pivert, au CongrÚs de novembre 1951, fut repoussée aprÚs intervention de Daniel Mayer et GuyMollet.
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M. RĂ©my Roure peut faire appel Ă ses camarades de Buchenwald : ceci ne setrouve pas dans Le Mensonge dâUlysse. Pris en flagrant dĂ©lit devant le tribunalcorrectionnel de Bourg-en-Bresse, il sâexcusa et voulut bien convenir (Le Monde, 26avril) que, nâayant pas lu lâouvrage, il me citait [234] seulement dâaprĂšs M. MauriceBardĂšche1. Or, sâil est exact que M. Maurice BardĂšche cita ce passage dans sonNuremberg II, il ne lâest pas moins quâil le prit dans Le Passage de la ligne â oĂč ilse trouve pour donner une idĂ©e de lâinstallation matĂ©rielle, non du camp deBuchenwald, mais de celui de Dora en fin de course â et que, trĂšs honnĂȘtement, ilne chercha pas Ă le dĂ©tourner de son sens en lâisolant de son contexte.
Jâajoute que, nâen dĂ©plaise Ă M. RĂ©my Roure, en lâabsence des dĂ©tenus, â jedis bien : en lâabsence des dĂ©tenus ! â le camp de Dora ressemblait bien Ă ladescription que jâen donne, tous ceux qui lâont connu en conviennent. Quand lesdĂ©tenus y rentraient, aprĂšs une longue et harassante journĂ©e de travail, la bureaucratieconcentrationnaire lui donnait une tout autre allure, ce qui prĂ©cĂšde et ce qui suit lepassage quâassez lĂ©gĂšrement on me reproche -- et que, pour les besoins de la cause,M. RĂ©my Roure remplace habilement par des points de suspension ! â le dit entermes trĂšs prĂ©cis.
Je pardonne volontiers cette mauvaise action Ă M. RĂ©my Roure. Ne serait-ceque parce que, dans le mĂȘme article, il a Ă©crit ceci :
« âŠles cadres K.Z.2, les Kapos, chefs de Blocks, Vorarbeiter, Stubendienst,dĂ©tenus eux-mĂȘmes qui vivaient de la mort lente de leurs camarades »
qui est un des thĂšmes du Mensonge dâUlysse ainsi justifiĂ© dâĂ©clatante façon et,trĂšs exactement le contraire de ce que, David Rousset en tĂȘte, tous les tĂącherons de lalittĂ©rature concentrationnaire avaient Ă©crit jusquâici.
Mais je pose cette question : ce qui est une calomnie et une diffamation venantde moi, serait-il parole dâĂvangile et respectable, venant de M. RĂ©my Roure ?
[235]Ou bien serait-ce quâil ne me pardonne pas dâavoir Ă©tĂ© le premier Ă tenter de
faire sortir de son puits, cette horrible vérité ?
1 On mâa dit que M. Maurice BardĂšche Ă©tait dâextrĂȘme-droite et que, dans de nombreuses
autres circonstances, il nâavait pas fait preuve du mĂȘme souci dâobjectivitĂ© : câest certain et je ne mesuis jamais fait faute de le dire chaque fois que jâai cru en avoir sujet. Mais ce nâest une raison, ni pourcontester son mĂ©rite en lâoccurrence, ni pour refuser de reconnaĂźtre quâĂ une page prĂšs dans ses deuxouvrages sur Nuremberg, â tout aussi injustement condamnĂ©s que Le Mensonge dâUlysse â il traitedu problĂšme allemand Ă partir des mĂȘmes impĂ©ratifs qui Ă©taient au lendemain de la guerre de 1914-1918 ceux de Mathias Morhadt, de Romain Rolland et de Michel Alexandre, lesquels Ă©taient bien,eux, de gauche. Et ce nâest pas ma faute Ă moi, si, par un curieux balancement historique, les gens degauche, adoptant Ă partir de 1938-39 le nationalisme et le chauvinisme qui Ă©taient de droite, ont par lĂ mĂȘme, obligĂ© la vĂ©ritĂ© qui Ă©tait de gauche, Ă chercher asile Ă droite et Ă lâextrĂȘme droite. De toutesfaçons, le chroniqueur ne peut pas accepter de se prononcer sur la matĂ©rialitĂ© des faits historiques enfonction des impĂ©ratifs changeants de la politique et, Ă lâexemple de M. Merleau-Ponty (cf. page 239)ne reconnaĂźtre un fait pour vrai que si cela sert une propagande.
2 Abréviation de KonzentrationsIager, le mot allemand qui désigne les Camps deConcentration.
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Je passe sous silence les entrefilets venimeux inspirĂ©s par les Associations dedĂ©portĂ©s que, pour maintenir lâopinion en Ă©tat dâalerte, des journaux comme Franc-Tireur, lâAube, lâAurore, le Figaro, etc. publiĂšrent complaisamment tous les huit ouquinze jours : ils en arrivĂšrent Ă prendre de telles licences avec lâobjectivitĂ©, que letitre de lâouvrage Ă©tait devenu : « La lĂ©gende des camps de concentration ».
En mars, lâoffensive menĂ©e contre nous sâessouffla dans le dĂ©lire.Un petit besogneux du journalisme Ă©crivit dans Le ProgrĂšs de Lyon, en me
prĂȘtant gĂ©nĂ©reusement la thĂšse :
« Les sévices, une légende ! Les fours crématoires, une légende ! Les clÎturesélectriques, une légende ! Les morts par paquets de dix, une légende. »
Et M. Jean Kreher lui-mĂȘme, lâavocat que les Associations de dĂ©portĂ©s avaientchoisi, venait Ă la rescousse, dans le RescapĂ©, organe des dĂ©portĂ©s, avec ceci qui luisemblait couler de source de mon Ă©tude :
« Car, si nous Ă©tions gorgĂ©s de saucisson, dâexcellente margarine, si tout Ă©taitprĂ©vu pour nous donner les soins et les distractions nĂ©cessaires, si le crĂ©matoire est uneinstitution que lâhygiĂšne commande, si la chambre Ă gaz est un mythe si, en un mot, lesSS Ă©taient pour nous pleins de prĂ©venances, de quoi se plaint-on ? »
Le lecteur dĂ©cidera lui-mĂȘme, si on peut dĂ©duire cela de ce que jâai Ă©crit.Tous ces gens, dâailleurs, se sont dĂ©pensĂ©s en pure perte. La « vĂ©ritĂ© » quâils
voulaient faire prĂ©valoir nâa pas prĂ©valu et le discrĂ©dit quâils ont vainement tentĂ© dejeter sur nous rejaillit aujourdâhui sur eux, dĂšs lors que, outre le cuisant Ă©chec queleur vient dâinfliger la Cour de Cassation, dans le Figaro LittĂ©raire du 9-10-54, M.AndrĂ© Rousseaux qui porta cependant aux nues et indistinctement tous les tĂącheronsde la littĂ©rature concentrationnaire, en Ă©tait dĂ©jĂ lui-mĂȘme â probablement souslâinfluence du sentiment public â Ă se poser cette question :
[236]
« Mais, pour les survivants de lâenfer, la condition dâanciens dĂ©portĂ©s, nâest-ellepas devenue trĂšs vite analogue Ă celle des anciens combattants de toutes les guerres :beaucoup plus des victimes que des tĂ©moins. »
Car cette maniĂšre de dire qui nâemprunte visiblement la forme de la questionque par une prĂ©caution de style, est, devant lâHistoire, une condamnation en bloc,sans appel et bien plus prĂ©cise que lâarrĂȘt de la Cour de Cassation, de tous cestĂ©moignages aussi orientĂ©s quâintĂ©ressĂ©s contre lesquels jâai Ă©tĂ© le premier Ă mettre lepublic en garde.
Le malheur est â hĂ©las ! â quâelle vienne un peu tard.Et quâune littĂ©rature aussi suspecte que la littĂ©rature concentrationnaire lâĂ©tait
dans son inspiration mĂȘme, quâune littĂ©rature que personne aujourdâhui dĂ©jĂ ne prendplus au sĂ©rieux et qui sera un jour la honte de notre temps, ait pendant des annĂ©esfourni ses principes fondamentaux Ă une morale (qui Ă©tait lâapologie du bolchevisme
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â ceci a son importance !) et Ă une politique1 sa caution (qui Ă©tait le banditisme,justifiĂ© par la Raison dâĂtat â ceci dĂ©coule naturellement de cela).
Et maintenant voici le fonds du dĂ©bat quâun exemple rendra plus accessibleâŠUn nouveau tĂ©moignage sur les camps de concentration allemands vient de
paraĂźtre en Hongrie dont Les Temps Modernes ont entrepris la vulgarisation enFrance : « S.S. ObersturmfĂŒhrer, Docteur Mengele » par le Dr Nyiszli Miklos. Ilconcerne le camp dâAuschwitz-Birkenau.
La premiĂšre pensĂ©e qui vient Ă lâesprit câest que ce tĂ©moignage nâa pu paraĂźtreen Hongrie quâavec lâassentiment de Staline par la personne interposĂ©e des Martin-Chauffier de lĂ -bas, dont les pouvoirs, au titre de PrĂ©sidents de ce qui correspond Ă notre C.N.E., sont assez Ă©tendus pour leur permettre dâempĂȘcher des MensongedâUlysse dây voir le jour.
Ă ce seul titre donc, il serait dĂ©jĂ suspect.Mais lĂ nâest pas la question. [237]Entre autres choses, ce Dr Nyiszli Miklos prĂ©tend que, dans le camp
dâAuschwitz-Birkenau, quatre chambres Ă gaz2 de 200 m de long (sans prĂ©ciser lalargeur) doublĂ©es de quatre autres de mĂȘmes dimensions pour la prĂ©paration desvictimes au sacrifice, asphyxiaient 20 000 personnes par jour et que quatre fourscrĂ©matoires, chacun de 15 cornues Ă 3 places les incinĂ©raient au fur et Ă mesure. Ilajoute que, par ailleurs, 5 000 autres personnes Ă©taient, chaque jour aussi, supprimĂ©espar des moyens moins modernes et brĂ»lĂ©es dans deux immenses foyers de plein vent.Il ajoute encore que, pendant une annĂ©e, il a personnellement assistĂ© Ă ces massacressystĂ©matiques.
Je prĂ©tends que tout ceci est manifestement inexact et quâĂ dĂ©faut dâavoir Ă©tĂ©soi-mĂȘme dĂ©portĂ©, un peu de bon sens suffit Ă lâĂ©tablir.
Le camp de concentration dâAuschwitz-Birkenau ayant en effet Ă©tĂ© construit Ă partir de fin 1939 et Ă©vacuĂ© en janvier 1945, si on en devait croire le Dr Nyiszli-Miklos, au rythme de 25 000 personnes par jour, il faudrait admettre que, pendantcinq annĂ©es, environ 45 millions de personnes y sont mortes dont 36 millions ont Ă©tĂ©incinĂ©rĂ©es dans les quatre fours crĂ©matoires aprĂšs asphyxie, et 9 millions dans lesdeux foyers de plein vent.
Sâil est parfaitement possible que les quatre chambres Ă gaz aient Ă©tĂ© capablesdâasphyxier 20 000 personnes par jour (Ă 3 000 par fournĂ©e, dit le tĂ©moin), il ne lâestabsolument pas que les quatre fours crĂ©matoires lâaient Ă©tĂ© de les incinĂ©rer au fur et Ă mesure. MĂȘme sâils Ă©taient Ă quinze cornues de trois places. Et mĂȘme si lâopĂ©ration
1 Depuis, les choses ont bien changĂ©. Au gouvernement, la politique est toujours faite par lesmĂȘmes hommes dâĂtat (sic) ou peu sâen faut, mais elle repose sur lâanti-bolchevisme et, en ce sens,elle est exactement le contraire de ce quâelle Ă©tait Ă cette Ă©poque. Par voie de consĂ©quence, dans lapresse et dans la littĂ©rature, les procureurs de lâAntibolchĂ©visme sont ceux-lĂ mĂȘmes qui en faisaientjadis lâapologie. Ce qui est remarquable, câest que si quelquâun parlait du sabre de M. Prudhomme ourappelait lâhistoire de ce Guillot qui criait au loup, personne ne comprendrait.
2 Dans Le Monde du 9 janvier 1952, le procureur général André Boissarie traduit : quarante-six !
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ne nécessitait que 20 minutes, comme le prétend le Dr Nyiszli Miklos, ce qui estencore faux.
En prenant ces chiffres comme base, la capacitĂ© dâabsorption de tous les foursfonctionnant parallĂšlement, nâeĂ»t malgrĂ© tout Ă©tĂ© que de 540 Ă lâheure soit 12 960 parjour de 24 heures. Et, Ă ce rythme, il nâeĂ»t Ă©tĂ© possible de les Ă©teindre que quelquesannĂ©es aprĂšs la LibĂ©ration. Ă condition, bien entendu, de ne pas perdre une minutependant prĂšs de dix ans. Si maintenant, on se renseigne au PĂšre-Lachaise, sur ladurĂ©e dâune incinĂ©ration de 3 cadavres dans une cornue, on sâapercevra que les foursdâAuschwitz brĂ»lent encore et quâon nâest pas prĂšs de les Ă©teindre !
Je passe sur les deux foyers de plein vent (qui avaient, [238] dit notre auteur 50mĂštres de long, 6 de large et 3 de profondeur) au moyen desquels on aurait rĂ©ussi Ă brĂ»ler 9 millions de cadavres pendant les 5 ansâŠ
Il y a dâailleurs une autre impossibilitĂ©, au moins en ce qui concernelâextermination par les gaz : tous ceux qui se sont penchĂ©s sur ce problĂšme sontdâaccord pour dĂ©clarer que « dans les rares camps oĂč il y en eut » (E. Kogon dixit)les chambres Ă gaz ne furent dĂ©finitivement en Ă©tat de fonctionner quâen mars 1942et quâĂ partir de septembre 1944, des ordres quâon nâa pas plus retrouvĂ©s que ceuxquâils annulaient, interdirent de les utiliser pour asphyxier. Au rythme avancĂ© par leDr Nyiszli Miklos, on arrive encore Ă 18 millions de cadavres pour ces deux annĂ©eset demie, chiffre que, on ne sait par quelle vertu des mathĂ©matiques, M. TiborKrĂ©mer, son traducteur, ramĂšne dâautoritĂ© Ă 6 millions1.
Et je pose cette nouvelle et double question : quel intĂ©rĂȘt pouvait-il y avoir Ă exagĂ©rer ainsi le degrĂ© de lâhorreur et quel a Ă©tĂ© le rĂ©sultat de cette maniĂšre deprocĂ©der qui fut gĂ©nĂ©rale ?
On mâa dĂ©jĂ rĂ©pondu que, ramenant les choses Ă leurs proportions rĂ©elles dansune thĂ©orie universelle de la rĂ©pression, je nâavais dâautre dessein que celui deminimiser les crimes du nazisme.
Jâai moi, une autre rĂ©ponse qui est toute prĂȘte et que je nâai, maintenant, plusaucune raison de ne pas rendre publique. Avant de la donner, je voudrais encoresoumettre Ă lâapprĂ©ciation du lecteur un incident significatif de lâĂ©tat dâesprit denotre temps.
Lecteur des Temps Modernes, jâai naturellement fait part aussi Ă cette revuedes rĂ©flexions que la publicitĂ© quâelle faisait au Dr Nyiszli Miklos mâavait suggĂ©rĂ©es.
Voici la réponse que je reçus de M. Merleau-Ponty :
« Les historiens auront Ă se poser ces questions. Mais dans lâactualitĂ©, cettemaniĂšre dâexaminer les tĂ©moignages a pour rĂ©sultat de jeter la suspicion quâon serait endroit dâen attendre. Et, comme Ă lâheure oĂč nous sommes, la tendance est plutĂŽt Ă oublierles camps allemands, cette exigence de vĂ©ritĂ© historique rigoureuse encourage unefalsification, massive celle-lĂ , qui consiste Ă admettre en gros que le nazisme est unefable. »
1 Jâai Ă©crit au Dr Nyiszli Miklos pour lui signaler toutes ces impossibilitĂ©s. Voici ce quâil mâa
rĂ©pondu : 2 500 000 victimes ! Sans autre commentaire. Cela qui est plus prĂšs de la vĂ©ritĂ© et que leschambres Ă gaz sont sĂ»rement loin dâĂȘtre seules Ă expliquer, constitue dĂ©jĂ une certaine sommedâabominations !
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[239]Je trouvai cette réponse savoureuse et négligeai de répondre à M. Merleau-
Ponty quâil oubliait, lui, les camps russes et mĂȘme français !Car sâil faut admettre cette doctrine et que lâexigence dâune vĂ©ritĂ© historique
rigoureuse encourage dĂ©jĂ une falsification massive dans lâactualitĂ©, on se demandeavec anxiĂ©tĂ© Ă quelle monstruositĂ© la falsification massive de lâactualitĂ© risquedâaboutir sur le plan de lâHistoire. Quâon imagine seulement ce que penseront leshistoriens de lâavenir de lâabominable procĂšs de Nuremberg dont il tombe dĂ©jĂ sousle sens quâil a reportĂ© Ă deux mille annĂ©es en arriĂšre lâĂ©volution de lâHumanitĂ© sur leplan culturel, câest-Ă -dire Ă la condamnation prĂ©sentĂ©e comme un crime dans tous lesmanuels dâHistoire, de VercingĂ©torix par Jules CĂ©sar.
Les relations que M. Merleau-Ponty, Professeur de philosophie, Ă©tablit entreles effets et les causes ne semblent pas dâune exceptionnelle rigueur et ceci prouveque, chacun faisant son mĂ©tier, en philosophie aussi⊠nos vaches sont bien gardĂ©es !
Avec ma thĂšse sur la bureaucratie concentrationnaire dont jâai mis en lumiĂšrele rĂŽle dĂ©terminant dans la systĂ©matisation de lâhorreur, câest le jour nouveau souslequel je prĂ©sente les chambres Ă gaz qui a le plus douloureusement banderillĂ© lesimagiers dâEpinal des camps de concentration. Les deux choses sont intimementliĂ©es et ceci explique cela.
Il y a un certain nombre de faits, concernant cette irritante question, qui nepeuvent absolument pas avoir Ă©chappĂ© aux honnĂȘtes gens.
Dâabord, tous les tĂ©moins sont dâaccord sur cette Ă©vidence que dix dâentre eux-- citĂ©s contre moi par la partie civile1 [240] â sont venus confirmer Ă la barre du
1 Deux tĂ©moins qui avaient offert leurs services Ă lâaccusation ne se sont pas dĂ©rangĂ©s : M.
Martin-Chauffier et lâinĂ©narrable R. P. Riquet, prĂ©dicateur de Notre-Dame. Le premier dont oncomprend aisĂ©ment quâil ait Ă©tĂ© gĂȘnĂ© de venir tenir Ă la barre et sous les feux de la rampe le langage« si sĂ»r de sa grammaire » quâil tient, loin des yeux dans ses bouquins, limita de lui-mĂȘme son rĂŽle Ă un tĂ©lĂ©gramme par lequel il rĂ©clamait une impitoyable condamnation. Quant au second, au moyendâune longue lettre adressĂ©e au Tribunal, il attesta que nous Ă©tions, Paraz et moi, des ĂȘtres infĂąmes.Cette attestation prend toute sa valeur et toute sa saveur, si on sait quâen juin 1953, un dĂ©nommĂ©Mercier, dont le R.P. Riquet avait cautionnĂ© lâhonorabilitĂ©, et certifiĂ© les qualitĂ©s de patriote et derĂ©sistant, fĂ»t arrĂȘtĂ© dans la rĂ©gion de Lyon. Or, Mercier qui Ă©tait, sous lâoccupation chauffeur auservice dâun organisme allemand nâavait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© et dĂ©portĂ© que pour « indĂ©licatesse ». De retour, ilse servit de lâattestation que lui avait ingĂ©nument dĂ©livrĂ©e le R.P. Riquet pour capter la confiance desmilieux religieux et des groupements de dĂ©portĂ©s et de rĂ©sistants auxquels il extorqua quelquesmillions. Si nous aimons autant avoir contre nous le tĂ©moignage de cet Ă©trange prĂȘtre qui dĂ©livre descertificats de rĂ©sistance aux collaborateurs authentiques et dâhonorabilitĂ© aux escrocs auxquels ilfournit si lĂ©gĂšrement des moyens dâexercer leur « mĂ©tier » Ă moindre risque, Dieu sera le premier Ă nous le pardonner. Et, si, dans sa mansuĂ©tude, il pardonne aussi au R. P. Riquet, nous serons, nous, lespremiers Ă nous en rĂ©jouir. Ă la dĂ©charge du R.P. Riquet, il nâest pas le seul Ă avoir dĂ©livrĂ© descertificats de RĂ©sistance de complaisance : M. Lecourt, dĂ©putĂ© M.R.P. et ancien garde des Sceaux endĂ©livra un Ă Joinovici, agent de lâAbwehr, M. Pierre Berteaux Professeur de FacultĂ© et ancienDirecteur de la SĂ»retĂ© nationale en dĂ©livra un autre Ă lâagent de la Gestapo Leca, impliquĂ© dans le voldes bijoux de la Begum, et lâescroc Dilasser put extorquer un milliard de francs avec la bĂ©nĂ©diction detous les ministres dâun gouvernement au moyen de certificats de ce genre dont on a tu trĂšsprudemment les noms des signataires vraisemblablement trĂšs haut placĂ©s dans la hiĂ©rarchie du rĂ©gime.Nous en sommes lĂ !
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tribunal correctionnel de Bourg-en-Bresse : aucun dĂ©portĂ© vivant â jâen demandebien pardon Ă M. Merleau-Ponty qui cautionne si lĂ©gĂšrement le Dr Nyiszli Miklos ânâa pu voir procĂ©der Ă des exterminations par ce moyen. Jâai personnellement faitcent fois lâexpĂ©rience et confondu en public les hurluberlus qui prĂ©tendaient lecontraire : le dernier en date est le fameux G dont parle Albert Paraz. Je suis doncfondĂ© Ă dire que tous ceux qui, comme David Rousset ou Eugen Kogon se sontlancĂ©s dans de minutieuses et pathĂ©tiques descriptions de lâopĂ©ration, ne lâont faitque sur des ragots1. Ce â je le prĂ©cise encore pour Ă©viter tout nouveau malentenduâ ne veut absolument pas dire quâil nây a pas eu de chambres Ă gaz dans les camps,ni quâil nây a pas eu dâextermination par les gaz : une chose est lâexistence delâinstallation, une autre sa destination et une troisiĂšme son utilisation effective.
En second lieu, il est remarquable que, dans toute la littĂ©ratureconcentrationnaire et pas davantage au tribunal de Nuremberg, aucun document nâaitpu ĂȘtre produit, attestant que les chambres Ă gaz avaient Ă©tĂ© installĂ©es dans les campsde concentration allemands, sur ordre du gouvernement dans le dessein de les faireutiliser pour lâextermination massive des dĂ©tenus.
Des tĂ©moins pour la plupart officiers, sous-officiers et mĂȘme simple S.S. sontcertes venus dire Ă la barre quâil avaient procĂ©dĂ© Ă des exterminations par les gaz etquâils en avaient reçu ordre : aucun dâentre eux nâa pu produire lâordre derriĂšrelequel il sâabritait et aucun de ces ordres â Ă part ceux dont je fais Ă©tat dans cetouvrage et qui ne prouvent absolument rien â nâa Ă©tĂ© retrouvĂ© dans les archives descamps Ă la LibĂ©ration. Il a donc fallu croire ces tĂ©moins sur parole. Qui me prouvequâils nâont pas dit cela pour sauver leur vie dans lâatmosphĂšre de terreur quicommença de rĂ©gner sur lâAllemagne, dĂšs le lendemain de son Ă©crasement ? [241]
Ă ce sujet, voici une petite histoire qui fait Ă©tat dâun autre ordre soi-disantdonnĂ© par Himmler et sur lequel la littĂ©rature concentrationnaire est trĂšs prolixe :celui de faire sauter tous les camps Ă lâapproche des troupes alliĂ©es et dây exterminerainsi tous leurs occupants, gardiens y compris.
Le MĂ©decin-chef SS du Revier de Dora le Dr Plazza le confirma dĂšs quâil futcapturĂ© et en eut la vie sauve2. Au tribunal de Nuremberg, on le brandit contre les
1 Y compris Janda Weiss dont il est question plus loin.2 Au procĂšs du Struthof, le Dr Boogaerts, MĂ©decin-Major Ă Etterbeck (Belgique) est venu
dĂ©clarer le 25 juin 1954 : « Jâavais rĂ©ussi Ă me faire affecter Ă lâinfirmerie du camp et, Ă ce titre,jâĂ©tais placĂ© sous les ordres du mĂ©decin SS Plazza, le seul homme de Struthof ayant quelquessentiments humains. » Or, Ă Dora oĂč ce Dr Plazza vint, dans la suite, exercer les fonctions deMĂ©decin-chef du camp, lâopinion unanime lui attribuait la responsabilitĂ© de tout ce qui Ă©tait inhumaindans la reconnaissance et le traitement des maladies. La chronique du Revier regorgeait de ses mĂ©faitsque, disait-on, son adjoint le Dr Kuntz ne rĂ©ussissait que trĂšs difficilement Ă attĂ©nuer. Ceux quilâavaient connu au Struthof en parlaient en termes horrifiants. Personnellement, jâai eu affaire Ă lui etje suis de lâavis de tous ceux qui ont Ă©tĂ© dans ce cas : câĂ©tait une brute parmi les brutes. De retour enFrance, quelle ne fut pas ma surprise de voir que tant de brevets de bonne conduite Ă©taient dĂ©cernĂ©s âpar des dĂ©tenus privilĂ©giĂ©s, il est vrai ! â Ă un homme que, au camp, tout le monde et jusquâau mieuxintentionnĂ©s, parlait de pendre. Jâai seulement compris quand jâai su quâil avait Ă©tĂ© le premier, etlongtemps le seul, Ă affirmer lâauthenticitĂ© de lâordre de faire sauter tous les camps Ă lâapproche destroupes alliĂ©es et dây exterminer tous leurs occupants y compris les gardiens : câĂ©tait la rĂ©compensedâun faux tĂ©moignage dont on ne pouvait savoir Ă lâĂ©poque ce quâil valait, mais qui Ă©tait indispensableĂ lâĂ©chafaudage dâune thĂ©orie elle-mĂȘme indispensable Ă une politique.
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accusés qui niÚrent. Or, dans le Figaro Littéraire du 6 janvier 1951, sous le titre « UnJuif négocie avec Himmler », et sous la signature de Jacques Sabille, on a pu lire :
« Câest grĂące Ă la pression de Gunther, exercĂ©e sur Himmler par lâintermĂ©diairede Kersten (son mĂ©decin personnel) que lâordre cannibale de faire sauter les camps Ă lâapproche des alliĂ©s â sans mĂ©nager les gardiens est restĂ© lettre morte. »
Ce qui signifie que cet ordre, reçu par tout te monde et abondammentcommentĂ© nâa jamais Ă©tĂ© donnĂ©.
Sâil en est ainsi des ordres dâextermination par les gazâŠAlors, me dira-t-on, pourquoi ces chambres Ă gaz, dans les camps de
concentration ?Probablement, â et tout simplement â parce que lâAllemagne en guerre,
ayant dĂ©cidĂ© de transporter le maximum de ses industries dans les camps pour lessoustraire aux bombardements alliĂ©s, il nây a pas de raison quâelle fĂźt exception pourses industries chimiques.
Que des exterminations par les gaz aient Ă©tĂ© pratiquĂ©es me paraĂźt possiblesinon certain : il nây a pas de fumĂ©e sans feu. Mais quâelles aient Ă©tĂ© gĂ©nĂ©ralisĂ©es aupoint oĂč la littĂ©[242]rature concentrationnaire a tentĂ© de le faire croire et dans lecadre dâun systĂšme aprĂšs coup mis sur pied est sĂ»rement faux. Tous les officiers decavalerie de nos colonies ont une cravache dont ils sont autorisĂ©s Ă faire usage, Ă lafois selon la conception personnelle quâils ont de la coquetterie militaire et selon letempĂ©rament de leur cheval : la plupart sâen servent aussi pour frapper lesautochtones des pays oĂč ils sĂ©vissent. De mĂȘme il se peut que certaines directions decamps1 aient utilisĂ© pour asphyxier, des chambres Ă gaz destinĂ©es Ă un autre usage.
à ce moment du discours, la derniÚre question qui se puisse poser est lasuivante : pourquoi les auteurs de témoignages ont-ils accrédité avec un siremarquable esprit de corps la version qui a cours ?
Voici : parce que, nous ayant volĂ©s sans vergogne sur le chapitre de lanourriture et de lâhabillement, malmenĂ©s, brutalisĂ©s, frappĂ©s Ă un point quâon nesaurait dire et qui a fait mourir 82% â disent les statistiques â dâentre nous, lessurvivants de la bureaucratie concentrationnaire ont vu dans les chambres Ă gazlâunique et providentiel moyen dâexpliquer tous ces cadavres en se disculpant2.
Ce nâĂ©tait pas plus malin que cela : le comble est quâils aient trouvĂ© deshistoriographes complaisants.
Quant au reste, le voleur qui crie plus fort que sa victime et Ă©touffe sa voix,pour dĂ©tourner lâattention de la foule, ce thĂšme nâest pas nouveau dans notrelittĂ©rature.
1 Et ceci ne met pas seulement la S.S. en cause !2 Cette thÚse a été confirmée de façon éclatante le 22 juillet 1953, à la tribune du Conseil de la
RĂ©publique par M. de Chevigny, sĂ©nateur dâun dĂ©partement de lâEst, lequel ex-dĂ©portĂ© deBuchenwald a rĂ©vĂ©lĂ© que « les Allemands avaient laissĂ© les dĂ©tenus faire leur propre police et quepour accomplir les exĂ©cutions hĂątives â sans chambre Ă gaz ! â on trouvait toujours des amateurspassionnĂ©s. Tous ou presque tous ces acharnĂ©s de justice ont Ă©tĂ© pris plus tard en flagrant dĂ©lit »ajoutait le SĂ©nateur (JO. du 23 juillet 1953 â DĂ©bats parlementaires). Lâauteur ne reprochera pas Ă M.de Chevigny de ne lui avoir pas offert spontanĂ©ment son tĂ©moignage et de lâavoir laissĂ© condamner.
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Personne ne sâest jamais demandĂ© pourquoi â hormis du temps des ticketssupplĂ©mentaires de rationnement qui jouaient le rĂŽle apparent de ciment â il nâajamais Ă©tĂ© possible de constituer, ni sur le plan dĂ©partemental, ni sur le plan national,des associations viables de dĂ©portĂ©s : câest que la masse des rescapĂ©s nâincline pasvolontiers Ă se rassembler dans des groupements fraternels sur les injonctions desthurifĂ©raires de ses anciens gardes-chiourmes qui sont, comme par hasard, lesprotagonistes des diffĂ©rents mouvements qui la sollicitent.
On trouvera dans le corps de lâouvrage et plus particu[243]liĂšrement enconclusion, les autres Ă©lĂ©ments de la rĂ©ponse Ă la double question que je posais tout Ă lâheure.
Il est cependant un des Ă©lĂ©ments de cette rĂ©ponse qui ne figure pas danslâouvrage : le procĂšs du camp de Struthof qui nâavait point encore eu lieu aux datesauxquelles en furent Ă©crites les deux parties.
Tout comme le livre du Dr Nyiszli Miklos, ce procĂšs met en Ă©vidence uncertain nombre dâinvraisemblances quant aux raisons de mourir de ceux qui Ă©taientdĂ©tenus dans ce camp.
Si je lis le rĂ©quisitoire prononcĂ© par le Commissaire du gouvernement contreles accusĂ©s qui Ă©taient des mĂ©decins de la FacultĂ© de Strasbourg auxquels onreprochait des expĂ©riences mĂ©dicales quâils avaient faites sur des dĂ©tenus, jây trouve,dâaprĂšs le journal Le Monde :
« 1) QuâĂ lâun dâentre eux, on reproche la mise Ă mort sur son ordre « des quatre-vingt-sept israĂ©lites, hommes et femmes, arrivĂ©s dâAuschwitz et exĂ©cutĂ©s dans la chambreĂ gaz pour ĂȘtre ensuite envoyĂ©s Ă Strasbourg afin de garnir les collections anatomiques duprofesseur allemand » ;
2) Quâon dit du second : « Jâaccorde volontiers que la premiĂšre sĂ©riedâexpĂ©riences nâa pas provoquĂ© de mort » ;
3) Ce commentaire : « Il sâagit maintenant de savoir si les expĂ©riences sur letyphus ont provoquĂ© des dĂ©cĂšs. Le Capitaine Henriey (câest le commissaire dugouvernement qui requiert) reconnaĂźt quâil ne peut peut-ĂȘtre pas en apporter la preuve,mais il pense que le tribunal peut appuyer sa conviction sur des prĂ©somptions lorsquâellessont suffisantes, comme câest le cas ici. Ces prĂ©somptions, il les trouve dans lestĂ©moignages, dans les attendus du jugement de Nuremberg1 ; dans les mensonges deHaagen (câest le docteur en cause) et ses dissimulations au cours des premiersinterrogatoires. Il pense que ces faits doivent permettre au tribunal de rĂ©pondreaffirmativement Ă la question posĂ©e ; Haagen sâest-il rendu coupabledâempoisonnements ? »
Ceci prouve de toute Ă©vidence, quâon nâa pu mettre que [244] quatre-vingt-septmorts au compte de la chambre Ă gaz du Struthof et des expĂ©riences qui y ont eu lieu.Si ce nombre, relativement restreint au regard des affirmations de la littĂ©ratureconcentrationnaire Ă©tendues Ă la gĂ©nĂ©ralitĂ© des camps, nâenlĂšve rien Ă lâhorreur dufait (Ă©tant bien entendu admis que contrairement aux allĂ©gations de lâaccusĂ©, il ne
1 Ceci ne peut manquer de frapper le lecteur sâil sait que le Tribunal de Nuremberg avait
prĂ©cisĂ©ment fait le mĂȘme raisonnement.
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sâagit pas dâun incident indĂ©pendant de sa volontĂ©) il ne peut ni faire oublier que desmilliers et des milliers â des dizaines de milliers, peut-ĂȘtre â de dĂ©tenus sont mortsdans ce camp, ni empĂȘcher quâon se demande comment et pourquoi ils sont morts.
Que jâaie Ă©tĂ© Ă peu prĂšs le seul Ă orienter les esprits vers ce tragique aspect duproblĂšme concentrationnaire en leur fournissant en mĂȘme temps les Ă©lĂ©mentsdâapprĂ©ciation, câest-Ă -dire les raisons qui ont fait de chaque camp un grand Radeaude la MĂ©duse, dit assez la misĂšre de notre temps.
Les mĂ©decins du Struthof se sont dĂ©fendus en allĂ©guant que les expĂ©riencesauxquelles ils sâĂ©taient livrĂ©s avaient Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es dans les mĂȘmes conditions desĂ©curitĂ© que des expĂ©riences semblables faites Ă Manille par les Anglais, Ă Sin-Sinpar les AmĂ©ricains et dans leurs colonies par les Français. Un Ă©minent professeur deCasablanca est venu le confirmer Ă la barre, comme dâautres avant lui lâavaientconfirmĂ© au tribunal de Nuremberg, si on en croit la magistrale thĂšse de Doctorat dumĂ©decin de la Marine Française François Bayle, (Croix gammĂ©e contre CaducĂ©e),publiĂ©e en France en 1950. Ce professeur de Casablanca a mĂȘme racontĂ© commentun certain nombre de noirs Ă©taient morts dâun vaccin essayĂ© sur 6 000 dâentre eux.
Cet argument est sans valeur, certes : on ne peut excuser ses propres méfaitspar ceux des autres.
Mais lâargument du Commissaire du gouvernement requĂ©rant la condamnationdes uns sur des prĂ©somptions â câest lui qui lâavoue ! â et ignorant les autres surlesquels il possĂšde des faits tout aussi rĂ©prĂ©hensibles et matĂ©riellement Ă©tablis estaussi sans valeur : on ne saurait mieux dire que les uns sont coupables parce quâilssont allemands et les autres innocents parce quâils sont anglais, amĂ©ricains etfrançais.
Câest cette maniĂšre de penser et de juger dont la justification est le plus primitifdes chauvinismes, qui permet de dĂ©clarer que six cents personnes brĂ»lĂ©es dans uneĂ©glise et un village dĂ©truit Ă Oradour-sur-Glane (France) sont victimes du plusabominable des crimes tandis que des centaines et des centaines de milliers depersonnes â femmes, enfants et [245] vieillards, aussi ! â exterminĂ©es Ă Leipzig,Hambourg, etc. (Allemagne), Nagasaki et Hiroshima (Japon) dans les conditions quelâon sait, câest-Ă -dire, tout aussi atroces, constituent un indiscutable et hĂ©roĂŻqueexploit.
Câest elle aussi qui permet dâĂ©viter la mise en accusation du grand et vĂ©ritableresponsable de tout : la guerre !
La guerre : celle de 1914-18 dont la consĂ©quence a Ă©tĂ© le nazisme lequel autilisĂ© â et non inventĂ©, comme on le croit gĂ©nĂ©ralement1 â les camps deconcentration, au sein desquels la guerre de 1939-45 a rendu possible contre lavolontĂ© des hommes, des bourreaux comme des victimes, lâatroce rĂ©gime que lâonsait.
Mais ceci nâest plus dans le sujet que par raccroc.
1 Les bolcheviks qui ne les ont pas davantage inventĂ©s les ont utilisĂ©s bien avant quâil soit
question du nazisme !
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Bien entendu, nous aurons lâĂ©lĂ©gance ou le front de penser quâil ne dĂ©pend nidu Tribunal correctionnel de Bourg-en-Bresse, ni de la Cour dâAppel de Lyon, nimĂȘme de la Cour de Cassation que nous eussions raison ou tort : Me Dejean de laBatie a fort judicieusement fait remarquer en notre nom que le dĂ©bat auquel on nousavait provoquĂ©s ne se concevait quâaux SociĂ©tĂ©s savantes ou en tout autre endroit oĂčles hommes ont accoutumĂ© de disputer des problĂšmes sociaux, non devant untribunal.
Mais les dirigeants improvisĂ©s des Associations fantĂŽmes de dĂ©portĂ©s enfaveur desquels les leviers de lâĂtat jouent si complaisamment ne conçoivent dâautresvĂ©ritĂ©s que celles qui sont dĂ©crĂ©tĂ©es et auxquelles le gendarme donne cours forcĂ©dans lâopinion. Ils ne sont pas contre le camp de concentration parce quâil est lecamp de concentration, mais parce quâon les y a, eux-mĂȘmes, enfermĂ©s : Ă peinelibĂ©rĂ©s, ils ont rĂ©clamĂ© quâon y mĂźt les autres. Il nây a donc pas de risques : Ă la salledes SociĂ©tĂ©s savantes, ils se garderont bien de nous convier !
Or, je me refuse pour ma part Ă me laisser condamner au silence entre le dĂ©batsans issue quâon nous a proposĂ© devant les juges et celui quâon nous refuse devantlâopinion.
Ăcrivant Le Mensonge dâUlysse, jâavais lâimpression de faire Ă©cho Ă Blanqui,Proudhon, Louise Michel, Guesde, Vaillant, JaurĂšs et de me rencontrer avec dâautrescomme Albert Londres (Dante nâavait rien vu), le Dr Louis Rousseau [246] (UnmĂ©decin au bagne), Will de la Ware et Belbenoit (Les Compagnons de la Belle),Mesclon (Comment jâai subi 15 ans de bagne), etc. qui, tous, ont posĂ© le problĂšme dela rĂ©pression et du rĂ©gime pĂ©nitentiaire Ă partir des mĂȘmes constatations et dans lesmĂȘmes termes que moi, ce pourquoi ils avaient, tous aussi, reçu un accueilsympathique du mouvement socialiste de leur Ă©poque.
Que les adversaires les plus acharnĂ©s de lâouvrage se soient prĂ©cisĂ©menttrouvĂ©s parmi les dirigeants du Parti Socialiste et du Parti Communiste â unitĂ©dâaction ? â sâexplique peut-ĂȘtre par la curieuse et prĂ©tendue loi des balancementshistoriques. Toujours est-il quâAlain Sergent ayant apprĂ©ciĂ© le rĂ©gime pĂ©nitentiairefrançais, en prenant, lui aussi, ses unitĂ©s de mesures dans le mouvement socialistetraditionnel (Un anarchiste de la Belle Ă©poque, Ed. du Seuil), câest surtout en dehorsdu mouvement socialiste quâil trouva des Ă©chos.
Et que dans, le dĂ©bat qui eut rĂ©cemment lieu sur lâamnistie Ă lâAssemblĂ©enationale, lâattitude des reprĂ©sentants du Parti Socialiste et du Parti Communiste a puĂȘtre enregistrĂ©e comme une preuve superfĂ©tatoire quâil sâagissait dâune prise deposition systĂ©matique et quasi doctrinale.
Je regrette que cette prise de position nâait dâautres rĂ©fĂ©rences que les notionspĂ©rimĂ©es de Nation, de Patrie et dâĂtat. Pour cette raison, ceux qui se targuent dâĂȘtreles hĂ©ritiers spirituels des Communards, de Jules Guesde et de JaurĂšs ontinsensiblement Ă©tĂ© conduits Ă cautionner une littĂ©rature qui, en Ă©touffant les donnĂ©esĂ©lĂ©mentaires du problĂšme de la rĂ©pression dans une culture de lâhorreur, appuyĂ©e sur
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le faux historique, ont Ă la fois crĂ©Ă© une atmosphĂšre de meurtre en France et creusĂ©un insondable fossĂ© entre la France et lâAllemagne.
IndĂ©pendamment dâautres rĂ©sultats tout aussi paradoxaux dans de nombreuxautres domaines. Dans un de ses moments de sincĂ©ritĂ©, David Rousset les avaitcependant prĂ©venus :
« La vĂ©ritĂ©, câest que la victime comme le bourreau Ă©taient ignobles ; que la leçondes camps, câest la fraternitĂ© dans lâabjection ; Que si toi, tu ne tâes pas conduit avecignominie, câest que seulement le temps a manquĂ© et que les conditions nâont pas Ă©tĂ© toutĂ fait au point ; quâil nâexiste quâune diffĂ©rence de rythme dans la dĂ©composition desĂȘtres ; que la lenteur du rythme est lâapanage des grands caractĂšres ; mais que [247] leterreau, ce quâil y a dessous et qui monte, monte, monte, câest absolument, affreusementla mĂȘme chose. Qui le croira ? Dâautant que les rescapĂ©s ne sauront plus. Ils inventeront,eux aussi, de fades images dâEpinal, de fades hĂ©ros de carton-pĂąte. La misĂšre de centainesde milliers de morts servira de tabou Ă ces estampes. » (Les Jours de notre mort, p. 488,Ed. de Paris, 1947).
Ils ont fait semblant de ne point entendre.Et lui-mĂȘme, trop prĂ©occupĂ© de traĂźner devant les tribunaux correctionnels, les
communistes dont il avait fait lâapologie, lâavait sans doute oubliĂ©.Le lecteur pourra encore utilement mĂ©diter sur quelques faits du genre de ceux-
ci :â Le 26 octobre 1947, tous les journaux publiĂšrent lâentre-filet suivant :
« Encore un drame des camps de concentration devant le tribunal militaire :Un Italien, Pierre Fiorelini fut accusĂ© dâavoir, au temps de Bergen-Belsen, tuĂ©
sept de ses compagnons.Il Ă©tait infirmier, un infirmier dâailleurs aux mĂ©thodes mĂ©dicales assez curieuses.
Son plaisir Ă©tait de jouer de lâharmonica et de faire danser au son de cet instrument lescodĂ©tenus. Sâils refusaient, il les frappait Ă coups de bĂąton.
Un jour, ayant Ă soigner un lieutenant malade, il le conduisit au lavabo, le lava,puis, comme lâautre protestait contre la brusquerie de ses gestes, il lâassomma Ă coups debĂąton. Les compagnons de celui-ci essayĂšrent alors de lâen empĂȘcher. Fiorelini en abattitsuccessivement six.
Il est aujourdâhui accusĂ© par les rescapĂ©s de ce bloc. »
â Dans le journal Le Monde du 18 janvier 1954, rendant compte du procĂšs duStruthof, M. Jean-Marc ThĂ©olleyre â un des rares chroniqueurs judiciaires de notretemps, dont lâobjectivitĂ© ne puisse guĂšre ĂȘtre mise en doute â fait le portrait dâundes rares dĂ©tenus qui ait eu Ă rĂ©pondre devant la justice de son comportement dansles camps :
« De tous ces accusĂ©s il en Ă©tait un dont on attendait [248] lâinterrogatoire aveccuriositĂ©. CâĂ©tait Ernst Jager, car Jager nâĂ©tait pas S.S. DĂ©tenu, il appartint Ă cette raceaussi dĂ©testĂ©e â sinon plus â dans les camps, celle des Kapos. En fait, il avait auStruthof le titre exact de « Vorarbeiter », câest-Ă -dire de dĂ©tenu responsable dâun groupede travail sous les ordres dâun Kapo. Ă ce titre il a frappĂ©, cognĂ©, assommĂ©, autant etpeut-ĂȘtre plus quâun S.S..
Jager est lâincarnation de ce que peut faire dâun homme la vie concentrationnaire.Quelle fut sa vie ? Ă quarante ans il en a passĂ© vingt-quatre en prison· De la libertĂ© il agardĂ© seulement le souvenir dâun temps oĂč il Ă©tait marin, sans pouvoir en dire plus, et dujour de 1930 oĂč sur un quai de port il blessa mortellement un S.A. au cours dâune rixe. Onle condamna Ă sept annĂ©es de rĂ©clusion. LâavĂšnement du nazisme, il en eut de vagues
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Ă©chos en prison. Il ne devait le dĂ©couvrir vraiment que lorsque sa peine expirĂ©e ilsâentendit annoncer par le nouveau rĂ©gime quâil serait maintenu en dĂ©tention souslâĂ©tiquette dâasocial. DĂšs lors il porta sur sa veste le triangle noir et ce furent les campssuccessifs. Mais avant de lây jeter la Gestapo commença par le stĂ©riliser. Du mondeconcentrationnaire il a connu la pĂ©riode la plus horrible. Il fut de cette Ă©poque oĂč lescamps comptaient pour toute population des juifs, des tziganes, des asociaux, despĂ©dĂ©rastes, des souteneurs et des voleurs. CâĂ©tait dĂ©jĂ le temps de lâextermination, et seuly Ă©chappait celui qui avait assez de courage pour se faire loup afin de ne pas ĂȘtre dĂ©vorĂ©1.
Tous voulaient vivre, mais chacun dâentre eux voulait vivre contre les autres. Ătout prix, nâimporte comment. Ils instaurĂšrent et dĂ©veloppĂšrent dans les camps toutes lesmĂ©thodes du gang. Quand on le [249] nomma Vorarbeiter au Struthof câest quâon savaitquâil avait les capacitĂ©s requises. ContaminĂ© par cette existence avilissante, il sâest noyĂ©dans ce fleuve de boue. Ses nerfs nâont pas tenu. Il a dĂ» ĂȘtre de ceux, car il y en a eu, quien arrivĂšrent Ă prendre cette vie concentrationnaire en telle haine que tous les ĂȘtres qui enportaient le costume, ces fantĂŽmes famĂ©liques et dĂ©sespĂ©rĂ©s, leurs Ă©taient devenus odieux.Alors câĂ©taient les coups, les accĂšs de rage. »
Câest une explication que, sans doute, ne renierait pas Freud, mais elle ne vautque ce quâelle vaut.
Au surplus, oĂč M. Jean-Marc Theolleyre se trompe, cette fois sĂ»rement, câestlorsquâil Ă©crit :
« Alors quâavaient de commun avec eux ces dĂ©tenus politiques, ces trianglesrouges : communistes et socialistes allemands, rĂ©sistants français, polonais ou tchĂšques ?MaĂźtres dans le camp, ils entendaient le rester. Ce fut alors le temps oĂč les dĂ©tenus dedroit commun tapaient, tuaient Ă tour de bras, oĂč les « politiques » sâarrangeaient pourorganiser leur rĂ©sistance, pour montrer leur discipline, leur aptitude Ă diriger et finissaientpar contre-attaquer en enlevant un Ă un les postes-clĂ©s dans la vie intĂ©rieure du camp. »
Ce quâils avaient de commun ? Mais, cher Jean-Marc Theolleyre, une fois aupouvoir, dans les camps, ils se comportĂšrent exactement comme les droits communset câest Jager qui vous le dit en ces termes que, trĂšs honorablement, vous rapportezdans votre compte rendu :
« Je nâai pas commis de sĂ©vices. Bien au contraire, câest moi qui ai Ă©tĂ© frappĂ© parles politiques. Ce sont eux qui se sont montrĂ©s les pires, mais Ă eux on ne leur disaitjamais rien. Pourquoi en veut-on tellement Ă des gens comme nous, les triangles verts oules triangles noirs ? Quand je suis arrivĂ© au Struthof ce ne sont pas les S.S. qui mâontcognĂ©, mais les politiques. Or, jusquâici on nâa jamais vu un seul dâentre eux devant untribunal. Et pourtant le Kapo chef du Struthof, qui en Ă©tait, et qui a fait pire que moi, abĂ©nĂ©ficiĂ© dâun non-lieu. »
1 Un trĂšs grand nombre des rescapĂ©s des camps â sinon le plus grand nombre, â sont ceux
qui ont observĂ© cette rĂšgle jusquâĂ la fin ou qui, sans se faire loups â il y en eĂ»t ! â ont bĂ©nĂ©ficiĂ© dela bienveillance ou de la protection des loups. Car, on lâignore, on feint de lâignorer ou on lâoublie âles camps Ă©taient administrĂ©s par des dĂ©tenus qui sâĂ©taient fait loups et qui, par dĂ©lĂ©gation des S.S. yexerçaient une autoritĂ© de satrapes : Il nâest pas sans intĂ©rĂȘt de noter accessoirement que ces loupsĂ©taient communistes, se disaient tels ou servaient les desseins du Communisme. Câest ce qui expliqueque la plupart des rescapĂ©s soient communistes : hormis ceux quâils ont oubliĂ©s ou quâils nâont pasdĂ©couverts, les communistes ont envoyĂ© tous les autres Ă la mort. Et, imperturbables, ils mettentaujourdâhui la responsabilitĂ© de toutes les morts et de toutes les horreurs, non pas sur le rĂ©gime nazi,â ce qui ne pourrait dĂ©jĂ se soutenir que trĂšs difficilement car il faudrait admettre que le rĂ©gime naziest seul responsable de lâinstitution concentrationnaire quand on sait quâelle existe dans tous lesrĂ©gimes, y compris le nĂŽtre, â mais sur des SS pris individuellement et quâils dĂ©signent nommĂ©ment.
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â Dans un autre journal et toujours Ă propos du procĂšs du Struthof, un autrechroniqueur judiciaire rapporte :
« Plusieurs autres tĂ©moins sont venus Ă©voquer la [250] mort dâun jeune Polonaisqui, endormi, nâavait pas rejoint assez vite la place dâappel. RamenĂ© Ă force de coups parHermanntraut, il fut jetĂ© aussitĂŽt sur lâespĂšce de table qui servait pour administrer lesbastonnades. Il reçut ainsi vingt-cinq coups terribles, que deux autres dĂ©tenus furentcontraints de lui donner. »
On trouvera dans cet ouvrage, lâhistoire de Stadjeck, curieuse rĂ©plique Ă Dora,du Fiorelini, de Bergen-Belsen et celle de quelques autres dont le comportement futle mĂȘme que celui de Jager ou de ces deux malheureux qui furent contraints â ousâoffrirent ! â Ă appliquer 25 coups terribles de bĂąton Ă un de leurs compagnonsdâinfortune : droits communs ou politiques les seconds prenant la suite des premiersĂ la tĂȘte de la self-administration pĂ©nitentiaire, il y eut dans les camps des milliers etdes milliers de Fiorelini, de Stadjeck, de Jager et de bastonneurs.
On connut quelques droits communs auxquels on demanda des comptes.On ne demanda pas de comptes aux politiques et câest pourquoi on nâen connut
pas. Si on veut tout savoir, il nâĂ©tait pas possible de demander des comptes auxpolitiques : profitant de la confusion des choses et du dĂ©sarroi des temps, lespolitiques, qui avaient dĂ©jĂ eu lâhabiletĂ© dâĂ©vincer les droits communs dans lescamps â par des mĂ©thodes qui ressortissaient aux lois du milieu et qui consistaienten mĂȘme temps Ă inspirer confiance aux SS, ceci nâest pas nĂ©gligeable â eurentaussi, le moment venu, celle de se muer en procureurs et en juges, tout Ă la fois, et ilse trouva quâils furent seuls habilitĂ©s Ă demander des comptes. Dans leur rage de voirdes coupables partout, ils eussent fusillĂ© tout le monde et ils ne sâaperçurent mĂȘmepas quâils nâavaient pas jouĂ©, Ă la tĂȘte des camps de concentration, un autre rĂŽle â eten pire ! â que celui quâils reprochaient par exemple Ă PĂ©tain, de sâĂȘtre offert Ă jouetĂ la tĂȘte de la France occupĂ©e.
Tels Ă©taient ces temps que, sur le moment, personne ne sâen aperçut pour eux.Des gens dĂ©couvrirent dans la suite quâils sâĂ©taient un peu trop hĂątĂ©s de
reconnaĂźtre au Parti communiste le rĂŽle dâun Parti de gouvernement, que la plupartdes procureurs et des juges Ă©taient communistes et que, par lĂąchetĂ©, par inconscienceou par calcul, ceux qui, de hasard ne lâĂ©taient pas, jouaient quand mĂȘme le jeu duCommunisme. Par cette voie dĂ©tournĂ©e de la nĂ©cessitĂ© politique, on finit pardĂ©couvrir [251] aussi une partie de la vĂ©ritĂ© sur le comportement des dĂ©tenuspolitiques dans les camps de concentration. Mais cette nĂ©cessitĂ© politique nâestencore Ă©vidente que dans lâesprit dâune certaine classe : la classe dirigeante qui neretient du communisme que ce qui la menace directement et elle seulement. Câestpourquoi on ne connaĂźt toujours quâune partie de la vĂ©ritĂ© : on ne la connaĂźtra touteque le jour oĂč les autres classes de la sociĂ©tĂ© et notamment la classe ouvriĂšre seront Ă leur tour fixĂ©es sur les non moins sombres desseins du communisme en ce qui lesconcerne et sur sa vĂ©ritable nature.
Ce sera Ă©videmment long.
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Nous avons toutefois des chances, maintenant, de voir se multiplier dans lalittĂ©rature, les aveux du genre de celui-ci que ManĂšs Sperber place dans la bouchedâun de ses personnages, ancien dĂ©portĂ© politique :
« Sur le plan politique, nous nâavons pas cĂ©dĂ©, mais, sur le plan humain, nousnous sommes trouvĂ©s du cĂŽtĂ© de nos gardiens. LâobĂ©issance, en nous, allait au devant deleurs dĂ©cisions. » (Et le buisson devint cendre).
Ă la longue, ces aveux se dĂ©gageront comme dâune gangue, de la contradictionqui consiste Ă penser quâon peut faillir sur le plan humain sans cĂ©der sur le planpolitique et il ne restera plus que « Nous nous sommes trouvĂ©s du cĂŽtĂ© de nosgardiens ». Sans doute auront-ils alors perdu ce caractĂšre dâexcuse absolutoire quâilsse voulaient eux-mĂȘmes donner, mais ils auront gagnĂ© dans le sens dâune sincĂ©ritĂ© siĂ©mouvante que lâexcuse absolutoire viendra du public et que ce sera beaucoupmieux.
Quand on en sera lĂ , rien ne sera plus facile que de trouver une explicationhonnĂȘte du phĂ©nomĂšne concentrationnaire sur le plan moral.
Chose Ă©trange, lĂ encore, tandis que la littĂ©rature dans son ensemble et nonseulement la concentrationnaire, ne cherche toujours cette explication quâen essayantde se surclasser elle-mĂȘme dans la description des cruautĂ©s en tous genres delâennemi, tandis quâhistoriens, chroniqueurs et sociologues cĂšdent toujours Ă cefĂ©tichisme de lâhorreur qui est le signe-clĂ© de notre temps, le sentiment public Ă lâopposĂ©, se manifeste dĂ©jĂ par des rĂ©actions dâun sĂ©rieux inattendu ainsi quâen faitfoi cet extrait dâune lettre de lecteur publiĂ©e par Le Monde, le 17 juillet 1954 :
« Que tout cela ait pu ĂȘtre ne sâexplique pas seulement par la bestialitĂ© deshommes. La bestialitĂ© est [252] limitĂ©e, Ă son insu, par la mesure de lâinstinct. La natureest loi sans le savoir. LâĂ©pouvante qui nous a de nouveau saisis Ă la lecture des comptesrendus de Metz fut engendrĂ©e dans nos paradoxes dâintellectuels, dans notre ennuidâavant-guerre, dans notre pusillanime dĂ©ception devant la monotonie du monde sansviolence, dans nos curiositĂ©s nietzschĂ©ennes, dans notre mine blasĂ©e Ă lâĂ©gard des« abstractions » de Montesquieu, de Voltaire, de Diderot. Lâexaltation du sacrifice pour lesacrifice, de la foi pour la foi, de lâĂ©nergie pour lâĂ©nergie, de la fidĂ©litĂ© pour la fidĂ©litĂ©, delâardeur pour la chaleur quâelle procure, lâappel Ă lâacte gratuit, câest-Ă -dire hĂ©roĂŻque :voilĂ lâorigine permanente de lâhitlĂ©risme.
Le romantisme de la fidĂ©litĂ© pour elle-mĂȘme, de lâabnĂ©gation pour elle-mĂȘme,attachait Ă nâimporte qui, pour nâimporte quelle besogne, ces hommes qui â ceux-lĂ vĂ©ritablement â ne savaient pas ce quâils faisaient. La raison, câest prĂ©cisĂ©ment savoir ceque lâon fait, penser un contenu. Le principe de la sociĂ©tĂ© militaire oĂč la discipline tientlieu de pensĂ©e, oĂč notre conscience est en dehors de nous, mais qui, dans un ordrenormal, se subordonne Ă une pensĂ©e politique, câest-Ă -dire universelle, et en tire sa raisondâĂȘtre et sa noblesse, se trouvait â dans la mĂ©fiance gĂ©nĂ©rale Ă lâĂ©gard de la pensĂ©eraisonnable, prĂ©tendument inefficace et impotente â seul Ă rĂ©gir le monde.
DĂšs lors il a pu tout faire de lâhomme. Le procĂšs du Struthof nous rappelle, contreles mĂ©taphysiques trop orgueilleuses, que la libertĂ© de lâhomme succombe Ă la souffrancephysique et Ă la mystique. Pourvu quâil accepte sa mort, tout homme naguĂšre pouvait sedire libre. VoilĂ que la torture physique, la faim et le froid ou la discipline, plus forts quela mort, brisent cette libertĂ©. MĂȘme dans ses derniers retranchements, lĂ oĂč elle se consolede son impuissance dâagir, de demeurer pensĂ©e libre, la volontĂ© Ă©trangĂšre pĂ©nĂštre en elleet lâasservit. La libertĂ© humaine se rĂ©duit ainsi Ă la possibilitĂ© de prĂ©voir le danger de sapropre dĂ©chĂ©ance et Ă se prĂ©munir contre elle. Faire des lois, crĂ©er des institutions
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raisonnables qui lui Ă©viteront les Ă©preuves de lâabdication, voilĂ la chance unique delâhomme. Au romantisme de lâhĂ©roĂŻque, Ă la puretĂ© des Ă©tats dâĂąme, qui se suffisent, ilfaut Ă nouveau substituer et placer Ă sa place, qui est la premiĂšre â lacontem[253]plation des idĂ©es qui rend possibles les rĂ©publiques. Elles sâĂ©croulentlorsquâon ne lutte plus pour quelque chose, mais pour quelquâun. » Emmanuel LĂ©vinas.
Tout y est : le principe de la sociĂ©tĂ© militaire oĂč la discipline tient lieu depensĂ©e qui se trouvait seul Ă rĂ©gir le monde ; la libertĂ© de lâhomme qui succombe Ă lasouffrance physique et Ă la mystique : la bestialitĂ© limitĂ©e seulement par la mesure delâinstinct ; les lois et les institutions raisonnables nĂ©cessaires susceptibles dâĂ©viter Ă lâhomme les Ă©preuves de lâabdication, lois qui nâexistaient pas, qui nâexistent pasencore et qui sont sa seule chance.
Le raisonnement, certes, nâest construit que sur lâhomme qui a abdiquĂ© et setransforme en bourreau. Il vaut pour la victime :
« Quant à la question de savoir si la souffrance prouve quelque chose pour celuiqui la subit, écrit encore ManÚs Sperber, elle me paraßt fort difficile. En revanche, il meparaßt certain que la souffrance ne réfute pas son auteur, au moins en Histoire. » (op. cit.)
Cela est si vrai que les victimes dâhier sont les bourreaux dâaujourdâhui et vice-versa.
Il ne me reste plus maintenant quâĂ remercier indistinctement et en bloc, tousceux qui se sont courageusement battus pour Le Mensonge dâUlysse.
On mâa dit que, parmi eux, il y avait des fascistes et jâai souri doucement :ceux qui me le jetaient Ă la face Ă©tant prĂ©cisĂ©ment ceux qui rĂ©clamaient parallĂšlementla saisie de lâouvrage et, dans tous leurs journaux, que fussent dĂ©crĂ©tĂ©es contre unpeu tout le monde des interdictions dâĂ©crire, de parler et mĂȘme de se dĂ©placer,comment nâaurais-je pas pensĂ© que, sâil suffisait de croire pour ĂȘtre baptisĂ©, il nesuffisait pas de refuser le baptĂȘme pour nâĂȘtre point fasciste ?
On mâa dit aussi quâil y avait des collaborateurs du temps de lâoccupation et jeme suis consolĂ© en constatant quâils Ă©taient surtout rĂ©putĂ©s tels et quâen tout cas, ilsvoisinaient avec un nombre impressionnant de rĂ©sistants authentiques.
En fin de compte, jâai surtout observĂ© que, dans le vaste champ de lâopinionqui va de lâextrĂȘme-droite Ă lâextrĂȘme-gauche, beaucoup de gens continuaient ourecommençaient Ă penser tous les problĂšmes, non plus conformĂ©ment aux [254]rĂšgles Ă©troites des sectes, chapelles et partis, mais par rĂ©fĂ©rence aux valeurshumaines.
Et ceci me paraĂźt de nature Ă autoriser tous les espoirs.
Paul RASSINIER
Mùcon, décembre 1954
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LA HIERARCHIE DANS UN CAMPS DE CONCENTRATION
BERLIN (Gestapo)
(1) Direction S.S. ; (2) Rapporteur gĂ©nĂ©ral de la vie au camp ; (3) Rapporteur de la marchedâun service ; (4) Responsable S.S. de la vie dâun block ; (5) Direction par les concentrationnaires : (6)Doyen ou chef de camp, choisi par les S.S. parmi les dĂ©tenus ; (7) Chef dâun kommando de travail ;(8) Chef dâune Ă©quipe dâun kommando ; (9) Doyen ou chef de block dĂ©signĂ© par les S.S. ; (10)Comptable du block ; (11) Homme de chambre au block ; (12) La masse des dĂ©tenus.
Sous-camps
Auschwitz
Sous-camps
Dachau
DORA
Buchenwald
Sous-camps
Mathausen
Sous-camps
Etc.
I. - S.S. FĂŒhrung (1)
Lager Kommandant ou commandant du camp
GĂ©nĂ©ral RapportfĂŒhrer (2)
RapportfĂŒhrer (3)Arbeitstatistik
RapportfĂŒhrer (3)Verwaltung
RapportfĂŒhrer (3)Kontrolle Arbeit
Etc. BlockfĂŒhrer (4)Etc.
II. - HĂ€ftlingsfĂŒhrung (5)
LagerÀltester (6)
Kapo (7)
VorarbeiterVorarbeiter (8)
Kapo
Etc.
Kapo
Etc.
Etc.
Etc.
Etc.
Etc.
III. - HĂ€ftling (12)
BlockÀltester (9)
Schreiber (10)Stubendienst (11)
HĂ€ftling au repos
Encadrement desdétenus au repos
Encadrement des détenus au travailHÀftling en équipe
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PREFACE DâALBERT PARAZ A LA PREMIERE EDITION
Allons bon ! Quâest-ce que le fascisme ne va pas inventer ? Faire prĂ©facer unlivre sur les camps par un type qui nâa pas beaucoup cru en la rĂ©sistance, qui nâamĂȘme pas daignĂ© en faire partie, comme tout le monde, quand les « boches » Ă©taientloin, qui a prĂ©tendu en noter tout de suite lâimposture et nâa jamais cessĂ© derevendiquer bien haut, le gars, avoir Ă©tĂ© le premier Ă lâĂ©crire : les honnĂȘtes gens ne lepermettront pas.
Je suis bien de cet avis, câest pourquoi cette prĂ©face je ne la fais pas. Je veuxseulement vous raconter par quelle lĂ©zarde invisible dans le mur de la fable, desrĂ©sistants, mais alors des vrais, sont venus me dire la joie que je leur avais faite enexprimant ce qui Ă©tait depuis toujours leur point de vue.
Ils sont venus comme ça, ils mâont Ă©crit. Un jour, dans France-Dimanche oĂčjâĂ©tais nettement visĂ© par lâadjudant Rosenbach, un rĂ©sistant a pris ma dĂ©fense.
Puis une sĂ©rie de nouvelles relatant des exploits dâespionnage au profit delâAngleterre mâont Ă©tĂ© dĂ©diĂ©es par leur auteur, un nommĂ© GrĂ©goire, sans que jâensusse rien. Jâavais bonne mine !
Et des rĂ©sistants dĂ©corĂ©s que jâengueulais se jetaient sur moi, non pourmâĂ©trangler, comme je lâaurais cru, mais pour mâĂ©touffer (lâeffet Ă©tait le mĂȘme) enme pressant sur leur cĆur : « Jamais on ne le dira assez, mon cher monsieur, quelssalauds abjects nous fĂ»mes, on saura un jour que nous avons tous Ă©tĂ© des criminels. »
Et ce Rassinier, que je prends à partie1 dans Valsez, Saucisses, me demande dele préfacer.
Je lui réponds :« Citoyen,Tous les soirs, dans les rues de Morlaix, le bon Carette, en 1945 (voir le Gala)
criait de sa voix cĂ©lĂšbre : « La rĂ©sistance nous emm.... »« Elle nous emm parce quâelle nous fait ch.... »« Elle nous fait ch.... parce quâelle nous emm.... ! »Admirez la richesse de la pensĂ©e et la concision de la forme. On ne saurait
mieux dire. Simple, clair, français. Câest du Chamfort, pas du Sartre.Les dĂ©portĂ©s font partie de la rĂ©sistance. VoilĂ cinq ans quâils nous infectent et
vous avec. Il nây a aucune raison pour que les dĂ©portĂ©s aient plus le droit de se mettreen avant que les anciens combattants, les blessĂ©s du poumon, les prisonniers, les
1 à propos de son Passage de la ligne, un récit sur les camps dans lequel il fait déjà preuve
dâune objectivitĂ© qui frise la provocation.
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Ă©vadĂ©s et mĂȘme les dĂ©serteurs, les cocus de guerre ou les maris de tondues. Je vouspisse au train. Salut et fraternitĂ©. »
Ă quoi Paul Rassinier me rĂ©pondit quâil Ă©tait entiĂšrement dâaccord, que meconnaissant il nâen attendait pas moins de moi, quâil ne sâĂ©tait pas trompĂ© sur moncompte et quâil me demandait seulement de lui dire quelles idĂ©es et quelles imagesmâavait suggĂ©rĂ©es son petit travail.
Voici donc comment je vois les choses, en ce curieux demi-siÚcle.Il est prouvé maintenant que la résistance officielle était composée de trÚs
basses fripouilles, fort heureusement peu nombreuses1. Regardez ce grotesque procÚsHardy, escamoté par une presse complice. On découvre avec stupeur que la plupartdes héros faisaient partie de la gestapo.
Plus ou moins.Câest mĂȘme lĂ -dessus que porte la discussion de ces accablants polichinelles.
Le conjurĂ© nommĂ© Claude Bourdet sâĂ©crie : « Ce que je reproche Ă RenĂ©, câest de nepas nous avoir avouĂ© quâil travaillait pour les Fritz. On aurait compris, on lui auraitpardonnĂ©. »
CâĂ©tait la moindre des choses.Mais, cher chacal, il y a quarante-deux millions de Français qui nâont jamais
travaillĂ© pour la Gestapo, et justement ceux-lĂ nâennuient personne. Le jour oĂč ça vase retourner, petit scorpion, tu seras aplati.
Ah !Ce Hardy aurait empĂȘchĂ© la « rĂ©union de Caluire ». Mais nul ne sâest avisĂ©
dans les deux hĂ©misphĂšres que si la rĂ©union de Caluire avait eu lieu, cela nâauraitabsolument rien changĂ© Ă rien, pas dâun milliardiĂšme le rĂ©sultat final, en bien ou enmal.
Nos zĂšbres auraient peut-ĂȘtre assassinĂ© quelques Français de plus, et câest tout.Oh ! pardon, liquidĂ© quelques fascistes, excusez-moi, la langue mâa fourchĂ©.
Quand il mâarrive de demander Ă un de ces extraordinaires « patriotes » cequâils ont fait de vraiment utile pendant la guerre, je mâaperçois que personnellementjâen ai fait beaucoup plus quâeux. Mais lâidĂ©e ne mâest jamais venue de le crier surles toits pour me donner le droit dâoccire les concurrents dont je convoitais la place.
Ăa sâexplique peut-ĂȘtre tout simplement en ce que je ne convoitais la place depersonne.
Vous allez me dire : le monde entier est dâaccord avec vous extrĂȘmement saitdepuis longtemps la diffĂ©rence entre la vraie rĂ©sistance et le rĂ©sistantialisme.
Je rĂ©pondrai : pas du tout, et la preuve câest que vous trouvez cette prĂ©faceparadoxale et scandaleuse, alors que depuis longtemps et bien avant moi, les vraisrĂ©sistants auraient dĂ» se dresser pour exiger que les hideux assassins dâaoĂ»t,septembre, octobre 44, cessent de nous faire la loi.
1 Il y avait 475 résistants armés à Paris le 17 août. Le 20, grùce à Joinovici et aux armes
vendues par les Fritz, il y en avait 3.000, et le 25, 3 trois millions.
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Mais câest tellement difficile de basculer la lĂ©gende. Il faut dâabord y penser. Ilfaut voir la grande lumiĂšre. Câest le fait dâune toute petite Ă©lite, les Ă©cĆurĂ©s dutroupeau, les rĂąleurs, les « jamais-contents », les gens qui nâaiment pas lĂ©cher lesbottes et rĂ©clamer des dĂ©corations. Il y en a, bien entendu, dans la rĂ©sistance, la vraie,mais si lâon sâavise de toucher le moins du monde Ă quelque chef de bande,chauffeur, violeur, Ă©trangleur pris la main dans le sac et dĂ©noncĂ© par vingt tĂ©moinsdepuis cinq ans, on voit se dresser lâunanimitĂ© du Comac, du C.N.E., du C.N.R. quise sent visĂ©e.
Il est bien Ă©vident et ils en ont des cauchemars, les bougres, que dĂšs quâon enaurait pendu un, les autres suivraient.
Vous remarquerez, par exemple, les fausses indignations des décromatestréchiens et des socialistes [sic] contre les communistes.
Du bidon tout ça, la seule force qui protĂšge la clique rĂ©sistance au pouvoir, cesont les militants communistes, assez organisĂ©s pour empĂȘcher dans les villages, lespetites villes et les grandes, les Français ordinaires de faire Ă©clater un peubrutalement la vĂ©ritĂ©.
Car enfin, comme disait lâautre, de quoi sâagit-il ? De ça, pas dâautre chose. Degarer leurs fesses, pour les rĂ©sistants qui ont liĂ© leur sort au rĂ©sistantialisme.
VoilĂ des malheureux qui prĂ©tendent avoir le monopole du patriotisme. Euxseuls ont des droits, parce quâils lâont dĂ©crĂ©tĂ© et les quarante-deux millions deFrançais non inscrits sur les listes sont suspects.
Avez-vous jamais vu un culot pareil au cours de lâhistoire ?Tous les Français, quels quâils soient, pendaient de mĂȘme sous lâoccupation, ils
auraient bien voulu que les Allemands sâen aillent, sauf ceux qui trafiquaient aveceux et Ă qui ça rapportait gros, un point câest tout.
Je nâaffirmerais mĂȘme pas quâun Sartre et un Camus, par exemple, qui ont faitleur situation et pris toute leur place du temps des Allemands, nâaient passincĂšrement souhaitĂ© leur dĂ©part.
Dâautant plus quâils se sont arrangĂ©s pour garder ces places et ces situations, cequi est humain. Il est un tout petit peu rĂ©pugnant quâils aient signĂ© une liste dĂ©signantleurs confrĂšres au poteau, il est exagĂ©rĂ©ment rĂ©pugnant quâils lâaient fait au nom desgrands principes dâhumanitĂ©, du christianisme, de socialisme, de marxisme, deprogressisme. Feu et sang, mort aux gars qui pourraient prendre ma place, Ă bas larĂ©action.
Et Notre TĂŠnia dâĂ©crire des piĂšces de tĂŠnia, qui rĂ©pondaient Ă lâĂ©poque Ă unbesoin, Ă de la demande, oĂč lâon voit exalter lâhĂ©roĂŻsme des assassins les plusimbĂ©ciles.
Cela nous amĂšne Ă notre objet. Il y avait en 45, 46, 47 (avant le « Gala desVaches » pour fixer les idĂ©es, dit-il modestement) une demande de rĂ©cits sur lesexploits de la rĂ©sistance, avec pour corollaire tout ce quâon pouvait imaginer surlâabjection propre et essentielle aux Teutons.
Ăa avait dĂ©jĂ commencĂ©, avant 44, en Angleterre par une sĂ©rie dâinfamies dePeter Cheyney, prompt tout comme un Sartre Ă humer le vent et qui divisait les
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Français en deux groupes : dâun cĂŽtĂ© les espions en cheville avec Londres, de lâautreles traĂźtres de Vichy. De quoi je me mĂȘle ? Passons.
Un peu plus loin, en AmĂ©rique, lâimage dâEpinal nâĂ©tait pas encore biendessinĂ©e, on avait gardĂ© le goĂ»t dâune certaine rĂ©alitĂ© et An. Girard (le dessinateur deDuco) pouvait publier un livre trĂšs lu dans tous les milieux1 oĂč il avouait naĂŻvementque la plupart des rĂ©seaux (quâon nâavait appelĂ©s ainsi quâen 46) ont Ă©tĂ© crĂ©Ă©s par laGestapo. De mĂȘme, tous les rĂ©seaux de Werwolf, en Allemagne occupĂ©e, ont Ă©tĂ©organisĂ©s par la police amĂ©ricaine.
En 45, lâEurope a vu lâexplosion de la littĂ©rature la plus basse quâelle ait jamaissubie. Honte, EcĆurement. Heureusement, tout cela est illisible et rien nâen restera ?
Les Ă©diteurs rĂ©clamaient de la rĂ©sistance, il leur en fallait. Ăcrire contre, il nâenĂ©tait pas question, les « patriotes » auraient fait sauter la maison et Ă©corcher vifs lesvampires, le personnel et lâauteur, aux applaudissements dâune foule enragĂ©e.
Pour vivre, je dus bĂącler en un mois (26 jours) un petit livre, Le PoĂšte Ă©cartelĂ©,dont jâavais prudemment situĂ© lâaction au XVIe siĂšcle, afin de mâenlever toutetentation de dire ce que je pensais des gueules au pouvoir. Rien que cela paraissait dela provocation. Pourquoi le XVIe ? Pourquoi ne pas vouloir parler des hĂ©ros de lanuit, des assassins fantĂŽmes et de lâarmĂ©e des ombres ?
Je faisais grincer des dents et je devais raser les murs. Vous pensez, dans uneatmosphÚre pareille, comment ça se demandait les horreurs sur les camps.
Nice-Matin publiait en 45 le reportage dâune dame de mes amies qui racontaitcomment elle avait Ă©chappĂ© de justesse Ă la chambre Ă gaz, elle Ă©tait dans la file, onlâavait appelĂ©e par miracle.
Elle avait souffert, sans aucun doute, mais elle en rajoutait, câĂ©tait visible, ettout le monde en la voyant Ă©tait stupĂ©fait de sa mine Ă©clatante, de ses dents parfaiteset de ses magnifiques cheveux. Je lâentendis un jour se disputer avec une femme quiavait, elle aussi, un chiffre gravĂ© sur le bras et qui lui reprocha dâavoir Ă©crit toute sasĂ©rie dâarticles dans Nice-Matin, sans mentionner que les mauvais traitements dontelle se plaignait Ă©tait le fait de dĂ©tenues comme elles, des juives et des Polonaises.
Ă quoi notre journaliste amateur rĂ©pondit avec une simplicitĂ© splendide quâonne pouvait pas en ce moment accabler des juifs et des Polonais, le journal ne lâauraitpas laissĂ© passer, tandis quâon pouvait bien coller tout sur les Fritz qui en verraientbien dâautres et avaient le dos large.
Je ne la blĂąme pas ; je crois, en effet, quâelle nâaurait pas pu faire autrement,mais il est vrai que son tĂ©moignage ne saurait ĂȘtre retenu par lâhistoire, et quâil ne lesera pas, mĂȘme Ă propos de dĂ©tails, de dates, pour lesquels on possĂšde des documentsplus prĂ©cis.
Et maintenant, jâen viens au travail de Paul Rassinier.Il est une partie oĂč je refuse absolument de le suivre : celle oĂč il a lâimprudence
dâergoter, chipoter, chicaner sur les tĂ©moignages, Ă propos des chambres Ă gaz.
1 Bataille secrĂšte en France. Ăditions Brentanoâs, New York.
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Un petit Mauriac disait dans Le Figaro (naturellement) quâil Ă©tait encore troptĂŽt pour parler de tout cela avec objectivitĂ©. VoilĂ pour une fois une forte parole, tropbelle pour nâĂȘtre pas Ă©chappĂ©e Ă ce vitulet autrement que par distraction.
Il est Ă©ternellement vrai que pour remonter la pente de cinq ans de mensongesil faut au moins pendant cinq ans frapper sur le mĂȘme clou. Et les premiers quisâavisent de le faire risquent tous les massacres.
Je vous parlerai de notre gang des basculeurs de légende, né aprÚs « Valsez »1,formé avec des durs résistants. Mais il est des légendes qui basculent toutes seules,celle de la résistance par exemple. Elle a coulé comme un furoncle.
En revanche, il y en a qui durent mille ans, le droit de cuissage, les seigneursobligeant leurs serfs Ă empĂȘcher leurs grenouilles de gueuler. (Ils avaient bougrementraison. Moi, fĂ©odal, jâenverrais mes serfs tirer les motocyclistes et descendre lesavions qui mâempĂȘchent de faire ma sieste, et je ferais hisser les autocars par desbĆufs dans un rayon de trois kilomĂštres autour de mon auguste domicile. Je ne suispas marxiste comme Rassinier, je suis pour lâhomme.)
AprĂšs les oubliettes, Torquemada, les jĂ©suites et les francs-maçons, le masquede fer, il est une autre histoire Ă laquelle il ne faut absolument pas croire : câest celledes chambres Ă gaz. La croĂ»te terrestre en est Ă vif pour des siĂšcles. Jâai failli mefaire assassiner trois fois hier, rien que pour avoir soumis le texte de Rassinier Ă desvoisins, le tout en marchant Ă peu prĂšs Ă cent mĂštres de chez moi.
Seul un extraordinaire masochiste peut sâaviser dâĂ©crire, maintenant, que lestĂ©moignages sur les chambres Ă gaz ne sont pas tout Ă fait assez concluants, pour songoĂ»t, quâil nây en a quâun seul dans la littĂ©rature concentrationnaire, celui de Weiss,mais encore rapportĂ© en seconde main, et que personne nâa pensĂ© Ă interroger ceWeiss dâune maniĂšre sĂ©rieuse qui puisse ĂȘtre retenue par un historien.
Câest de la dynamite. Une femme que je croyais Ă moitiĂ© saine dâesprit sâestmise Ă vocifĂ©rer derriĂšre moi. Heureusement pour mes os, elle le faisait dans unelangue Ă©trangĂšre oĂč revenait dix fois le mot nazi jetĂ© Ă ma tĂȘte avec des « pfoui » etdes sifflements dĂ©mentiels. Il lui faudra des semaines pour sâen remettre.
Je me suis esquivĂ© habilement, faisant un dĂ©tour par les Ă©coles, jâai sonnĂ© chezReilhac qui nâa pas trop tiquĂ© en lisant le texte oĂč il dĂ©pistait la mĂ©thode marxiste il ale flair mais mâa assurĂ©, olympien, que la chose Ă©tait dĂ©montrĂ©e, les coupables ayantavouĂ© au tribunal de Nuremberg !
Vous allez voir comment il est facile encore de nos jours de se faire aplatir.Vous pensez bien quâĂ Nuremberg on aurait pu pendre tout le monde dix fois et letribunal avec et les journalistes itou, je mâen fusse foutu, absolument, infiniment,dĂ©licieusement, nâempĂȘche que jâeus lâinconscience de me dĂ©livrer dans lâoreille deReilhac dâune vĂ©ritĂ© Ă©ternelle, Ă savoir que les aveux des accusĂ©s devant nâimportequel tribunal nâont jamais rien prouvĂ© !
Et maintenant, ajoutĂ©-je, trompĂ© par sa suffocation que je prenais pour delâintĂ©rĂȘt, maintenant encore moins quâaux Ă©poques les plus joyeuses de lâhistoire.
1 Valsez, Saucisses, chez Amiot-Dumont, vient de paraĂźtre.
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Je nâai dĂ» mon salut, je vous le jure, quâĂ la disposition des lieux et Ă mapromptitude Ă jeter la table et deux chaises entre ses pattes la maladie mâa enseignĂ©lâĂ©conomie des gestes et Ă mâenfermer dans un local sombre, humide et fort Ă©troit.
Avec le temps, jâai pu parlementer et on mâa laissĂ© sortir. Il y avait lĂ uncrapaĂŒtĂ© trĂ©chien au nez comme aplati par une citrouille. Il Ă©cartait les mains dans legeste persuasif des apĂŽtres en disant : « Mais moi, Monsieur, les chambres Ă gaz, jeles ai vues Ă Dachau. »
JâĂ©tais ravi. Bravo ! lui dis-je. Je vais lâĂ©crire Ă ce triste conneau de Rassinier,je lui dirai que la premiĂšre personne Ă qui jâen ai parlĂ© les a vues elle-mĂȘme et peutdonner son nom. Lâincident est clos.
Ă ce moment, G.... gĂącha un peu la valeur de son tĂ©moignage en sâempressantdâajouter : « Mais non seulement moi, des millions de personnes les ont vues aussi. »
JâĂ©crivis Ă Rassinier qui me rĂ©pondit par retour : « Dites Ă votre G...., et sur leton le plus affirmatif, quâil nâa jamais vu fonctionner la chambre Ă gaz de Dachaupour asphyxier. De retour en France, il a peut-ĂȘtre vu la photo publiĂ©e par tous lesjournaux. Mais pendant son sĂ©jour au camp il nâa pu voir que lâĂ©criteau « Achtung !Gaz ! Gefahr ! » et câest tout. »
Je soumis, de loin, le texte Ă G...., et celui-ci qui Ă©tait dans un de ses bons joursme dit, onctueux : « Je ne lâai, en effet, pas vue moi-mĂȘme, mais câest Michelet quimâen a parlĂ©, et il mâa mĂȘme dit : « Ils sont en train de lâagrandir. » »
Il ajouta, dĂ©cidĂ©ment guilleret, ce dĂ©tail croustilleux : « Il avait trouvĂ©,Michelet, une belle planque au camp, les Allemands nâont jamais su quel personnageimportant il Ă©tait ; pensez quâils lâavaient arrĂȘtĂ©, seulement pour leur avoir vendu delâĂ©picerie trop cher ! »
Elle est bien bonne.Les quarante-deux millions de français « non rĂ©sistants », qui nâont jamais
trafiquĂ© avec les Fritz et qui nâont jamais Ă©tĂ© de ce fait, ministres, vont lâapprĂ©cier etla savourer. Mais ceci nâest pas encore notre propos. Nous y reviendrons.
En fait, nous comprenons ce quâa voulu dire Rassinier, et lâaffaire G.... leprouve. Il a voulu dire que beaucoup de gens parlent des chambres Ă gaz et ne les ontjamais vues, ce qui est agaçant pour qui veut faire un travail dâhistorien. Mais letravail dâhistorien nâest pas fait pour la place publique : je conjure Rassinier de bienprĂ©ciser que des chambres Ă gaz il y en a eu, dây insister et, sâil ne le fait pas, je meretire de ce guĂȘpier.
Parce que, figurez-vous, mĂȘme si elles nâavaient pas servi, ou si elles avaientservi Ă la dĂ©sinfection, ou servi par hasard, sans ordre dâen haut, ça nâa aucuneimportance. Ce qui compte, câest que les nazis ont dĂ©portĂ© des tas dâinnocents qui nesont jamais revenus. Ne donnons pas dans le panneau de discuter les supernazis quiles ont condamnĂ©s, nous faisons le jeu de la bĂȘte.
Jâai grande mĂ©fiance, depuis dix ans, quinze ans, de la maladie qui gangrĂšnelâEurope, du nazi avec un faux nez, du Malraux qui crie : « La libertĂ© est Ă qui lâaconquise », du partisan privilĂ©giĂ© qui oblige Ă coup de trique le non-partisan Ă
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travailler pour lui, ou lâoblige Ă coups de bobards Ă payer des impĂŽts. Câest kif. Si jene prĂ©fĂšre pas les coups de trique, je reconnais que câest plus franc.
Vous pensez bien que dans cette collection dâĂ©corcheurs je nâai aucunpenchant Ă justifier qui que ce soit. Tous se valent, les nazis pas plus que les autres.Et câest travailler pour eux, sans le vouloir, que de rectifier Ă la loupe lesinexactitudes publiĂ©es sur leur compte, si on ne hurle pas, dâabord, que câest paramour de la vĂ©ritĂ©, mais quâon les tient et les a toujours tenus pour des vampiresimbĂ©ciles et sinistres.
VoilĂ en quoi un ingĂ©nieux farceur comme Malaparte est fort coupable avecses inventions de bassines pleines dâyeux arrachĂ©s Ă des juifs, ou ses juifs crucifiĂ©sdans les arbres dâune forĂȘt hantĂ©e. On est bien obligĂ© de dire que cela nâest passĂ©rieux, et tout de suite on se fait classer comme un adorateur du diable, deBelzĂ©buth-Himmler Ă Hitler-Satan.
Et encore ça peut aller si vous en parlez entre Français : le Français a gardĂ©,malgrĂ© dix ans de pernicieux mensonges, un embryon de sens critique qui a disparuchez lâEuropĂ©en de lâEst, auprĂšs de qui, aujourdâhui encore, il est strictement,totalement, absolument interdit de risquer la moindre plaisanterie sur Goebbels ouGoering sans se faire assassiner.
Les Allemands ont Ă©tĂ© plus maladroits envers les Polonais, les TchĂšques, lesRoumains, mais la propagande des AlliĂ©s a su en tirer un tel parti quâil est dĂ©fendu Ă un citoyen français, en train de prendre son pastis, de souhaiter une union France-Allemagne de lâOuest, sans risquer le pire de la part de Hongrois, par exemple, etplus encore de Hongroises que lâon voit dĂ©jĂ comme leur nom lâindique vous sauterdessus pour vous arracher ce que vous avez au monde de plus prĂ©cieux.
Elles nâont absolument pas la moindre gĂȘne, la moindre hĂ©sitation (je ne parlepas lĂ de juives mais dâaristocrates) Ă vous engueuler en public et Ă vous expliquerchez vous ce que vous devez penser dans votre propre pays sur les affaires qui vousconcernent.
Bravo ! TrĂšs bien ! câest dĂ©jĂ un peu faire lâEurope.Mais je dis Ă Rassinier : « Ne touchez pas à ça, dâautant plus que les
tĂ©moignages français sont rares. Il y en a trop du cĂŽtĂ© polonais, par exemple, et votretravail nâest quâune partie de ce quâil faut faire pour lâensemble de lâEurope.
Câest encore plus vrai pour les dĂ©portĂ©s anglais qui, en gĂ©nĂ©ral, ont Ă©tĂ© bientraitĂ©s. Nos trois cent mille dĂ©portĂ©s ne comptent guĂšre Ă cĂŽtĂ© des millions de juifspolonais qui ne sont plus lĂ .
Jâai parlĂ© tout Ă lâheure des Hongroises enragĂ©es. Il est essentiel dâen tenircompte. Rien nâest sans raison, en ce bas monde. Cinquante ans de propagande, çafait des rĂ©flexes ancestraux. Mes comtesses hongroises sont « conditionnĂ©es ». Ellessouffrent dâĂȘtre obligĂ©es de me cracher dessus quand elles me rencontrent. Il nây apas tellement de monde Ă Vence. Tout cela est clinique au fond. Anaphylaxie, dosestrop fortes dans le sang, intoxication, dĂ©sintoxication, longues cures.
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La vieille haine contre lâAutriche, la haine du nazi tournĂ©e en haine delâAllemand, voilĂ une image dâEpinal difficile Ă extirper de ces cĆurs ardents, etcertes il importe grandement de faire comprendre Ă ces nations ombrageuses quedans lâunion franco-allemande, aucune aspiration Ă dominer le monde ne serapossible, tolĂ©rĂ©e, et mĂȘme exprimable pour les nazis.
Pensez Ă lâeffet produit sur ces Ă©corchĂ©s quand ils entendent la dĂ©claration dugrand dĂ©mocrate Thomas Mann qui sâĂ©crie : « Nous, les Allemands, qui sommesdepuis toujours appelĂ©s Ă exercer notre hĂ©gĂ©monie sur lâEurope et sur le monde !.... »
Quel con ! madame.Ah ! ils sont lourds !Ceci nâest quâune parenthĂšse. Elle compte, il faut faire lâEurope, mais bien
faire entrer dans les crĂąnes allemands que câest lâEurope, et non la plus grandeAllemagne. Cela est notre tĂąche, elle est difficile.
Chercher la petite bĂȘte dans les informations inexactes qui ont Ă©tĂ© Ă©crites surles camps nâest donc pas, en notre siĂšcle, un travail scientifique ordinaire. Lechercheur, aussi consciencieux soit-il et de quelque façon quâil sây prenne, aura lâairde travailler pour les nazis. La faute en est aux premiers fabulistes, Ă ceux qui ontrendu le mensonge possible et lâont cru nĂ©cessaire Ă la justice de leur cause, commesi une cause juste pouvait avoir besoin de mensonge.
Mon Dieu, que tout cela est banal ! et pourtant nous devons le formuler pour yvoir bien clair. La bibici avait-elle le droit de rendre les EuropĂ©ens enragĂ©s de hainecontre les Allemands ? Cela peut se dĂ©fendre, elle avait au moins besoin de persuaderses propres troupes et les soldats de la libre AmĂ©rique quâils partaient en croisadecontre le diable, sinon les gars nâauraient pas eu lâenthousiasme.
CâĂ©tait une recette pratique, cela facilitait le bon fonctionnement de lâarmĂ©e,cela rĂ©duisait lâobjection de conscience et poussait le public Ă dĂ©noncer les traĂźtres.
Ainsi voyons-nous dĂšs maintenant la mĂȘme propagande se mettre enmouvement contre lâUnion soviĂ©tique. Mais ne pourrait-on persuader une bonne foisces propagandistes professionnels quâils devront renverser la vapeur aussitĂŽt lavictoire obtenue, et sans attendre une minute ?
Câest mieux que de se faire hara-kiri, câest se donner du pain sur la planche.Quoi de plus simple que de dire simplement : nous avons beaucoup exagĂ©rĂ©, il lefallait, mais maintenant nous allons rechercher la vĂ©ritĂ© tous ensemble.
La recherche de cette vĂ©ritĂ©, de nos jours, fait hurler voyez BardĂšche arrĂȘtĂ©pour avoir doutĂ© de lâauguste tribunal de Nuremberg. Est-ce Ă dire que lâon doivejeter un voile Ă©ternel sur la question ? Jamais de la vie, il faut sây prendre autrementet savoir grĂ© Ă Rassinier dâavoir attachĂ© un grelot dangereux.
La vĂ©ritĂ© doit ĂȘtre connue au plus vite, et voici pourquoi : parce que si lesmillions de juifs qui manquent en Pologne ne sont pas tous passĂ©s par les chambres Ă gaz, il est encore plus inquiĂ©tant de savoir quâils ont quand mĂȘme disparu.
Un seul million de personnes Ă supprimer par an, cela reprĂ©sente un travail decauchemar si on essaie de se lâimaginer : trois mille tous les jours, trois cents toutes
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les heures pendant dix heures, sans une minute dâarrĂȘt, ça laisse des traces, mĂȘme aufond dâune forĂȘt.
Un groupe dâhistoriens doit ĂȘtre rĂ©uni dâurgence, avec des crĂ©dits et despouvoirs Ă©tendus, pour apporter des chiffres dont on connaĂźtra le pourcentagedâerreurs. Il en est encore temps, il existe encore des tĂ©moins. Mais il est tout justetemps.
Je dois suggĂ©rer, bien entendu, quâaucun reprĂ©sentant des races et des nationsintĂ©ressĂ©es nây figure (autrement quâen curieux) si lâon veut que la vĂ©ritĂ© soit biennue et non dirigĂ©e. Des Hindous, des Chinois, des Noirs, des Japonais.
Quand je dis quâil est juste temps, je puis vous donner un petit exemplesimple : jâai Ă©tĂ© mis Ă la porte du mĂȘme sana dâoĂč D.H. Lawrence a Ă©tĂ© renvoyĂ© il y avingt ans. Il en est mort Ă peine une semaine aprĂšs.
Je sais que moi on mâa jetĂ© dehors par un temps Ă©pouvantable et danslâintention Ă©vidente de me faire crever, pour sauvegarder le prestige dâun adjudantdirecteur et les bĂ©nĂ©fices de docteurs commerçants, mais pour Lawrence jâai voulume renseigner avant dâĂ©crire, et aprĂšs, Ă la faveur du bruit fait (dans Vence) par monlivre.
Vingt ans, ce nâest pas si vieux, je suis sur place les tĂ©moins se sont rĂ©veillĂ©s.Je nâai pas pu rĂ©unir une version unique. Et, fĂ»t-elle unique, ce ne serait pas la preuvequâelle soit bonne.
Les docteurs nient avoir jetĂ© Lawrence dehors, mais ils ont intĂ©rĂȘt Ă le nier. Ilsnient aussi lâavoir traitĂ© de crĂ©tin et dâivrogne, mais jâai moi-mĂȘme entendu ivrogne,et Merlin a entendu crĂ©tin. Il y a une version Katherine Caldwell, une versionHuxley, une version Frieda Lawrence. Des gens qui prenaient alors pension avecLawrence assurent que la maison nâĂ©tait pas encore un sana, et pourtant les mĂ©decinsavouent. On ne saura jamais la vĂ©ritĂ©, mĂȘme pas dans mille ans, comme ditRassinier. Vingt ans, ça commence Ă ĂȘtre vraiment tard, mais non seulement vingtans, dix ans, six ans, câest la limite.
Jâai interrogĂ© moi-mĂȘme, avec toute la patience dont je suis capable, et elleexiste, tous les dĂ©portĂ©s que jâai pu rencontrer. Six ans de recul, câest dĂ©jĂ beaucouptrop chez des Liguriens ou des Bretons ou des Ardennais qui nâont pas le sens et lareligion de la vĂ©ritĂ© millimĂ©trique. Les femmes surtout. Jâen ai une sous la main quine bat nullement les records, jâai vu pire. Ayant Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e Ă la fois par la Gestapo etpar les fifis, elle mĂ©lange tout.
Pourquoi arrĂȘtĂ©e par les deux ?MĂ©ditez cette phrase Ă©crite naĂŻvement par lâexquis commissaire (pouah)
Charpentier, dans France-Soir, le 6 juin 50 : « « La Cotillon » ([sic] ! on est régence à la maison Poulailla) a été fusillée par
les maquisards en 44. Elle avait possĂ©dĂ© plus de 40 millions dâavant 1940. »Donc, ma boulangĂšre, qui a Ă©tĂ© matraquĂ©e dans les deux cas, par les fritz et les
miliciens, puis par les fifis, nâest absolument plus capable de distinguer en 1950 quilâa tondue, qui lui a fait creuser sa tombe, qui lui a cassĂ© des dents, qui lui a sautĂ© sur
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le ventre, qui lui a extorquĂ© le plus de fric, et dans lâabsolu son tĂ©moignage est le seulĂ atteindre Ă la vĂ©ritĂ© transcendante, car les tortionnaires sont toujours les mĂȘmes,câest une espĂšce, lâhomo bourricus, roi sous tous nos rĂ©gimes.
Ce qui mâa fait tiquer naturellement, câest que les fifis, elle les situait en 42 etles miliciens en 44, sans ça jâaurais enregistrĂ© sans sourciller, dâautant plus quâelleest parfaitement sensĂ©e, Ă©quilibrĂ©e, logique, prĂ©cise un sou câest un sou absolumentnormale.
Cela mâapporte la preuve (un magistrat honnĂȘte, sâil en reste, doit le savoir)que chez des hommes qui nâont pas lâhabitude des spĂ©culations et des examens deconscience, il arrive que le plus honnĂȘte confonde avec une bonne foi entiĂšre ce quâila vu et ce quâil a entendu raconter.
Câest au point quâon ne peut guĂšre interroger les gens sans ĂȘtre mufle et rĂ©pĂ©terconstamment : « En ĂȘtes-vous bien sĂ»r, ne lâavez-vous pas lu ou rĂȘvĂ© » surtout si lâonsâadresse Ă des citoyens comme on en rencontre beaucoup par ici, dont les souvenirssont rendus un peu vagues par la radio, le tabac, le pastis, et le Tour de France.
Il faudra que ce livre de Rassinier ait pour consĂ©quence la formation dâuneĂ©quipe de loyaux prudhommes pas rendus fous par les bobards et les passions,capables dâĂ©carter sec tout ce qui nâest pas vĂ©ritĂ© vraie, de taille Ă sâabstraire, Ă sedĂ©guiser en Martiens, Ă sâimaginer quâils sont dâune autre planĂšte et Ă ne rĂ©colter quede lâincontestable.
Il doit y en avoir encore, la mĂšre des Thucydide nâest pas morte. « Câest envain que NĂ©ron prospĂšre, Tacite est dĂ©jĂ nĂ© dans lâempire.... »
Mais le diable gagne Ă tous les coups. Il ne reste guĂšre de tĂ©moins qui nâaientĂ©tĂ© façonnĂ©s, il nâen reste guĂšre qui ne sâimaginent pas que la vĂ©ritĂ© doive passeraprĂšs leur race ou leur clan et par dessus tout, lĂ oĂč le diable sâĂ©tale triomphant, lepublic en a tellement marre de ces histoires de camps, de bagnes et de prison que, lejour oĂč le tĂ©moignage vraiment pur comme le cristal pourra naĂźtre, il nâintĂ©resseraplus personne.
Il ne se vendra pas, aucun succĂšs public. Mais il en restera bien un quelquepart. Il Ă©chappera aux saisies, peut-ĂȘtre enfoui au fond dâune jarre, et sera mis au jourqui sait, dans deux mille ans, comme ce livre dâHabacuc dĂ©couvert en 1947 et quirecule Ă 63 avant J.-C., sous Aristobule II, toute la lĂ©gende du Christ.
PrĂ©figuration, disent les orthodoxes. Allons donc ! Une nouvelle preuve queJĂ©sus-Christ Ă©tait un dieu plus quâun homme. Mais aussi, notez-le bien, un argumentqui ne convaincra personne. Les tenants de JĂ©sus homme historique, qui vont deRenan Ă Daniel-Rops, continueront Ă nous le reprĂ©senter avec lâinsigne du syndicatdes charpentiers.
Les « mythistes » vont triompher, mais ils ne seront pas suivis, et pas compris.Et câest mieux ainsi. Ătre suivi sans ĂȘtre compris, câest la vraie croix des prophĂštes.
Donc, nous laisserons nos historiens travailler en silence, nous les laisseronsdresser le tableau de ce que fut la dĂ©portation, nous les laisserons, comme lâa faitNorton Cru pour les livres de la guerre 14-18, et comme Rassinier nous lâa montrĂ©dĂ©jĂ , nous prouver que tous les Rousset ont Ă©tĂ© des menteurs. La grande vĂ©ritĂ©
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apparaĂźtra au moment prĂ©cis oĂč tout le monde sâen foutra, comme pour le travail deNorton Cru, parce quâalors un moyen dâoppression tout neuf et fignolĂ© aurarapprochĂ© encore plus de la termitiĂšre les ivrognes zooĂŻdes qui nous entourent et,malheureusement, nous entraĂźnent.
En revanche, il est un terrain oĂč je veux bien suivre Rassinier, câest quand ilĂ©tablit dâune façon Ă©tonnante que les responsables des camps (la HĂ€ftlingsfĂŒhrung)cette Ă©lite de dĂ©portĂ©s qui nous a fourni nos gouvernants, nos censeurs, nos patrioteset nos juges, constitue la plus prodigieuse collection de fripouilles de lâHistoire.
On sâen doutait Ă©normĂ©ment quand on les a vus au pouvoir depuis 45.Dâapprendre quâils se faisaient dĂ©jĂ la main en 42 Ă©claire le tout dâune splendidelumiĂšre.
Câest le triomphe du hideux salaud, si infect, si dĂ©gradĂ© et si bas quâil netrouve plus quâune seule place oĂč se cacher, la plus haute puisquâil sait quâon lecherchera par terre, dans lâĂ©gout et dans le ruisseau, et que personne ne pensera auxbancs des ministres, aux comitĂ©s des C.N.E. et C.N.R. et C.O.M.A.C., aux fauteuilsdes SociĂ©tĂ©s nationalisĂ©es, Ă la direction des journaux.
Ces grands politiques, ces surhommes, se sont mis Ă la disposition des nazispour faire rĂ©gner lâordre dans les camps, pour matraquer leurs frĂšres dâinfortune,pour conserver leurs planques, leur filon, leur fromage.
Tous les bobards Ă la Rousset pour nous faire croire quâil sâagit lĂ dâune chosetoute nouvelle, une crĂ©ation de lâunivers concentrationnaire, spontanĂ©ment Ă©closeentre les barbelĂ©s, vers 40-45, est un effort pour justifier une trĂšs vulgaire espĂšce decoquins.
La dĂ©lation et la platitude ont toujours existĂ© dans les bagnes, dans leschiourmes, sur les galĂšres, mĂȘme autrefois les criminels nâavaient pas eu lâidĂ©egĂ©niale de sâen prĂ©valoir pour devenir ministres.
Jâattends dâailleurs le livre dâun « vert », dâun « droitco », qui me dira tout cequâil pense des « rouges », des politiques. Dans Valsez, une lettre dâAnge C.... nousĂ©claire dĂ©jĂ .
Avant dâattirer votre attention sur un fait un peu plus gros, sourions un peu.Voici une page qui eĂ»t enchantĂ© Lesage.
Rassinier nous cite avec indignation un texte dâEugen Kogon oĂč il est dit quela direction mĂ©dicale de lâimmense infirmerie ne fut pas confiĂ©e Ă un mĂ©decin maisau dĂ©putĂ© communiste Busse, qui choisissait du personnel communiste capabledâadministrer des raclĂ©es aux malades dont il bouffait les rations pour se maintenir enforme, personnel pris au hasard chez des zingueurs, croquemorts et pĂątissiers.
Les S.S. (brutes nazies) ayant imposĂ© de vrais mĂ©decins, ceux-ci furentrapidement mis au pas. Et Kogon sâĂ©merveille quâavec tout ça les malades nemouraient en somme ni plus ni moins quâailleurs.
Parbleu ! MoliĂšre et Gil Blas lâont dĂ©jĂ dit.... Câest lâhistoire du maladeimaginaire un peu retournĂ©e, le faux mĂ©decin administre des coups de bĂąton au clientpour quâil sâavoue guĂ©ri. Il y a lĂ un petit sketch Ă Ă©crire, du plus savoureux comique.
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Rassinier note encore un passage de Kogon (p. 286) qui mâavait dĂ©jĂ paruĂ©norme, Ă©touffant, inavalable, qui me semblait ouvrir un jour sur une vĂ©ritĂ© terrible :
« Le capitaine S.S. Schwartz nâessaya quâune fois de rĂ©unir mille dĂ©tenus pourle travail. AprĂšs une demi-journĂ©e il nâen avait plus que six cents qui trouvĂšrent lemoyen de filer, et nul ne resta entre ses mains.
à partir de ce moment, on abandonna aux détenus responsables les questionsde la répartition du travail. »
Et alors, plus possible de « filer ». Un barrage dâantihitlĂ©riens, matraque Ă lamain, conduisait au boulot les esclaves et assommait, au nom des lendemains quichantent, ceux qui tentaient de se soustraire Ă lâeffort de guerre du IIIe Reich.
Nâest-ce pas grand comme du Dante ?Ugolinesque.Je tâĂ©tends sur place, mon fils, pour te conserver un ministre.Sâil nây avait pas eu ces volontaires empressĂ©s, lâexpĂ©rience Schwartz se serait
rĂ©pĂ©tĂ©e chaque fois quâil Ă©tait question dâorganiser un transport vers quelque lieu detravail, et les S.S. auraient peut-ĂȘtre dĂ» y renoncer, comme dans certains camps deprisonniers. Cet empressement nâallait pas sans rapporter quelques avantages :quarante mille Ćufs dĂ©tournĂ©s en deux ans au profit de ces messieurs nos futursmaĂźtres, ces Ćufs ayant Ă©tĂ© mis Ă la disposition des malades par la S.S. (Attention,S.S. ne signifie pas sĂ©curitĂ© sociale mais les vrais S.S., les criminels hitlĂ©riens...)
On aurait le plus grand tort de coller toutes ces infamies sur le dos descommunistes. Un Martin-Chauffier, chrétien, trouve cela épatant.
« Jâai toujours admirĂ© avec un peu dâeffroi et de rĂ©pulsion ceux qui, pour lapatrie ou une cause.... choisissent toutes les consĂ©quences de la duplicitĂ©, le dĂ©goĂ»tde leurs compagnons de combat qui voient en eux un traĂźtre.... »
LĂ oĂč Martin-Fauchier nous double, câest quand il assure que ces gens-lĂ faisaient cela pour une cause ou pour la patrie, alors que le rĂ©sultat immĂ©diat,incontestable et immanent de leur attitude Ă©tait de les maintenir, eux, en pleineforme, grĂące aux colis de ceux qui nâĂ©taient pas leurs complices.
Vous allez me dire que ça me va bien, Ă moi qui nâai pas (encore) Ă©tĂ© dĂ©portĂ©,dâĂ©crire ça. Mais pardon, je me borne Ă rĂ©pĂ©ter ce quâa dit Rassinier qui, lui, lâa vĂ©cuet a le droit dâen parler.
Il mâa demandĂ© une prĂ©face parce quâil nous dĂ©couvre une communautĂ©dâesprit, bon, mais je suis trĂšs loin dâĂȘtre toujours de son avis.
Dâabord, Ă un moment, voilĂ que le gars se met Ă prendre Sartre au sĂ©rieux. Etil sâamuse Ă lui « rĂ©pondre ». RĂ©pondre Ă qui ? Au nĂ©ant ? Ăa mâa dĂ©jĂ mis en boule.
Pour moi, il y a deux humanitĂ©s : les gens bien, ceux qui appellent Sartre le« TĂŠnia » ou lâ« AgitĂ© du bocal », et les autres.
Cela est si vrai que notre Rassinier qui, jusquâĂ sa conclusion a Ă©tĂ© dâune clartĂ©parfaite, se met Ă Ă©crire en charabia1 dĂšs quâil sâavise Ă commenter un quelconque
1 De lâinconvĂ©nient quâil peut y avoir Ă suivre lâadversaire sur son propre terrain. â P.R.
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bafouillage du TĂŠnia. Vous pouvez lire la page 225, vous ĂȘtes carrĂ©ment dans lespleines tĂ©nĂšbres.
La pensĂ©e qui Ă©tait solide devient floue, vague, glissante. Notre auteur, quiparaissait objectif, se met Ă revendiquer « lâinspiration humaine du marxisme ». Maisje mâen fous, moi du marxisme. Pourquoi pas le TaoĂŻsme ? le Christianisme ? laMonarchie ? le Bonapartisme ? la Synarchie ? le Plan Monnet ?
Quand jâentends ça, jâai envie de proclamer, comme La Brige : Je suis pourPhilippe-Auguste et pour Louis X dit le Hutin.
Pourvu que Rassinier lisant ce passage ne sâavise pas de corriger sa rĂ©ponse !Vous verrez tout de suite lâinfluence fuligineuse du bigleux agissant par sa seuleprĂ©sence.
Mais ça alors, recta.Comme disait ce latiniste qui Ă©crit sanatoria pour sanatoriums.On mâa dit : Si lâon essaie de traduire le tĂŠnia en bon langage français, on
dĂ©couvre des vĂ©ritĂ©s premiĂšres mĂȘlĂ©es Ă dâincroyables niaiseries.On y dĂ©couvre aussi dâinĂ©vitables infamies qui semblent Ă ces coprophages Ă
peu prĂšs aussi nĂ©cessaires que le jargon dont ils les enveloppent.Le TĂŠnia et un certain Merleau-Ponty nâhĂ©sitent pas Ă Ă©crire, en janvier 1950,
quâ« on ne trouve pas dans les camps soviĂ©tiques le sadisme, la religion de la mort, lenihilisme qui ont produit les camps dâextermination nazis ».
Jâaime mieux les croire que dâaller y voir. Et vous ?Mais que penser de ces « philosophes » Ă qui lâinstrument de la dialectique fait
dĂ©couvrir que le nihilisme et le sadisme sont propres aux compatriotes de Kant, deMarx et de Goethe et, en particulier, inconnus chez ceux de Pierre le Grand, deGengis Khan et dâIvan le Terrible ?
Câest de cela quâil sâagit, lisez bien. La pensĂ©e sartrizenne, autant en emportela chasse dâeau, et si la Wehmarcht existait il ne serait plus question pour elle dedouter des vertus allemandes mais, enfin, voilĂ ce que lâon Ă©crit de nos jours, et trĂšsfroidement.
Vous me direz : cela est fait par de plats imbĂ©ciles que nul ne sâavise deprendre au sĂ©rieux, mais leur imbĂ©cillitĂ© mĂȘme les place dâinstinct dans le troupeau.Ils nâexpriment jamais que ce que tous les imbĂ©ciles pensent autour dâeux. EnconsĂ©quence, cela reprĂ©sente une certaine « opinion ».
Vous voyez bien quâil est tout de mĂȘme important dâĂ©tablir par dâautresmĂ©thodes que celle des on-dit, de quelles actions particuliĂšres, de quelles tentations,de quels pĂ©chĂ©s, les Teutons sont capables, Ă lâexclusion des autres peuples, et sipossible dâen apporter une explication soit gĂ©ographique, soit ethnique, soitbiologique, ou mĂȘme dâĂ©tablir clairement quâil sâagit lĂ dâinfluences infrahumainestrĂšs spĂ©ciales, rĂ©sultat dâune malĂ©diction qui leur est propre.
Quand on sera fixé là -dessus, mais alors sérieusement fixé, cela sera une bonnechose de faite.
DĂšs que le cestode est loin (p. 228), Rassinier revenu Ă la lumiĂšre sâexprimeavec force et clartĂ©.
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Une autre des raisons qui me font ĂȘtre assez rĂ©ticent, câest que le gars a Ă©tĂ©arrĂȘtĂ© comme rĂ©sistant !
Il y a, entre le rĂ©sistant actif et moi, un fossĂ© qui se creuse toujours davantage.Moi, pacifiste, je ne continue pas la guerre en civil. La guerre me fait peur sousnâimporte quel uniforme, sous aucun uniforme sĂ»rement encore plus. Poignarder unesentinelle et faire fusiller des otages, ça pour moi câest le comble.
« Alors, sifflent mes Hongroises conditionnées, vous étiez content que lesBoches soient là ? Vous les aimez bien, ils ont dû vous rapporter gros, vous lesregrettez.
â Non, madame, je savais quâils ne pourraient tenir tĂȘte au monde entier, quâilssâen iraient plus vite quâils nâĂ©taient venus, quâils ne rĂ©sisteraient pas Ă une mĂąchoirede vingt millions de combattants dâun cĂŽtĂ©, et vingt millions de lâautre, armĂ©sjusquâaux dents, qui nâavaient nullement besoin de mes V et de mes Croix deLorraine dans les pissotiĂšres, qui avaient beaucoup plus fort que ça, des tanks, desavions et de lâessence.
Et tous les Français le savaient comme moi, Ă part une minuscule poignĂ©e defous, Ă part ceux qui faisaient semblant de ne pas le croire parce quâils Ă©taientcouverts par le double jeu.
« Tous les Français sont des Gaullistes », publiait Ă Paris, ouvertement, en1941, le plus courageux des Ă©crivains. Et câest la vĂ©ritĂ©.
La vĂ©ritĂ© quâil est urgent de publier pendant quâil y a encore des millions detĂ©moins.
Ă partir du mois de mai, quand il faisait beau, en sortant Ă 21h15 du mĂ©tro,place des FĂȘtes, par exemple, on allait jusquâĂ la porte de MĂ©nilmontant, Ă pied, enĂ©coutant, quâon le veuille ou non, brailler tous les haut-parleurs de toutes lesmaisons, par les fenĂȘtres grandes ouvertes, qui diffusaient la radio de Londres.
Ăa faisait bien passer le temps, ça donnait de lâespoir, ça promettait quâonserait libĂ©rĂ©s, que les choses iraient mieux.
Tous les Français le savaient. Le crime des gens de Londres a Ă©tĂ© de fairecroire quâil nâen a pas Ă©tĂ© ainsi et quâen France il y avait des millions de traĂźtres.
Et alors, direz-vous, ils voulaient prendre les places, câĂ©tait normal ! Quâest-ceque vous faites, vous ? Vous voulez quâon les pende pour prendre les places Ă leurtour, câest kif.
Eh bien, non. Je nâai envie dâaucune place et je ne veux pendre personne, je neveux faire assassiner personne dans lâombre, je fais partie du gang des basculeurs delĂ©gendes.
Jâaurais plaisir Ă voir rĂ©tablir la vĂ©ritĂ© sans quâil soit besoin de saigner mĂȘmeun Bayet ou un Soustelle. Mais lâimposture a Ă©tĂ© si Ă©norme quâil faut tout de mĂȘmeun procĂšs monstre pour la dĂ©voiler Ă tous.
Lâimposte est encore plus franche que vous ne le supposez ; la plus belle câestaujourdâhui, quand nous voyons des ministres ou des ministrables faire de
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lâanticommunisme en priant le Bon Dieu quâil garde surtout bien en place les troupeset les militants communistes.
Je lâai dĂ©jĂ dit.On ne le redira jamais assez.Cent fois il faut frapper le mĂȘme clou. Le jour oĂč mĂȘme pas dans une guerre
U.S.A.-Union soviĂ©tique, mais oĂč la guerre froide poussĂ©e un peu loin fera mettrehors-la-loi les communistes, arrĂȘter leurs chefs et ce jour est proche il ne faut plus sele cacher, absolument rien ne se dressera pour empĂȘcher que les millions de Françaisqui ont inscrit les noms de ceux qui les ont emprisonnĂ©s Ă la libĂ©ration, ne se lĂšvent,aillent chercher par le bras leurs dĂ©lateurs et, dans le meilleur des cas, les remettesains et saufs entre les mains de la justice trĂšs ordinaire.
Pas besoin de tribunaux spĂ©ciaux, il nâen est pas question.Est-ce que vous croyez que jâexagĂšre ?Non, nâest-ce pas, je suis trĂšs modĂ©rĂ©, je parle en observateur, comme Bourdet,
qui dit la mĂȘme chose que moi. Du reste, Teitgen avoue quatre mille plaintesdĂ©posĂ©es dâores et dĂ©jĂ et arrĂȘtĂ©es par ses soins.
Comme les voleurs et les assassins ne manqueront pas, emportĂ©s eux-mĂȘmespar lâhabitude dâinvoquer la rĂ©sistance, câest le principe de la rĂ©sistance qui seradiscutĂ©.
Et lâon sâapercevra vite (huit jours de baratin presse et radio suffisent) que ceprincipe est contraire aux lois de la guerre et de lâhonneur.
Tuer dans le dos et laisser fusiller les otages, pas besoin de gĂ©nie pour fairecomprendre aux enfants et mĂȘme aux Hongroises que câest mal.
Câest contraire au socialisme : le travailleur nâa pas de patrie.Câest contraire Ă lâenseignement du Christ : « Rendez Ă CĂ©sar... »
Notre Rassinier, qui mâa demandĂ© une prĂ©face, est un rĂ©sistant, lui, et ça se voitĂ des tas de petites rĂ©flexions par ci par lĂ . Il est logique. Il est pour les nĂšgres contreles blancs, pour le Viet-Minh, il est pour les Indiens contre les Yankees1. Il est tout Ă fait dâaccord pour que les Arabes se rĂ©veillent une belle nuit pour Ă©gorger tous lesEuropĂ©ens en Afrique du Nord2, comme Sinistrus Couillonnus le leur a si bienappris. Car ils Ă©coutaient la radio de Londres et celle dâAlger, nos bons indigĂšnes.
Quand les Arabes feront paĂźtre leurs brebis sur les villes rasĂ©es, sur les jardinsrendus Ă la brousse, Rassinier sera pour les BerbĂšres qui se dresseront pour renvoyerchez eux les Arabes envahisseurs3. Car, enfin, ces gars-lĂ , comme leur nomlâindique, viennent dâArabie, et lâArabie câest encore plus loin que Marseille.
1 Je jure que mes instincts sont beaucoup moins sanguinaires et mon Ăąme bien moins noire : je
suis pour Candide contre les Bulgares. Ă condition, Ă©videmment, que ce point de vue nâentraĂźneaucune complication diplomatique. Si on me dit que la Bulgarie sâen trouve offensĂ©e et mobilise, jesuis tout de suite pour GalilĂ©e. Dâautre part, sâil en est besoin, je dirai un jour pourquoi et comment lepacifiste que je suis a Ă©tĂ© rĂ©sistant. Sâil en est besoin, seulement parce que ce nâest pas marrant.
2 Cf. note 6.3 Cf. note 6.
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Rassinier aurait Ă©tĂ©, dans le Jura, pour le capitaine Lacuzon qui avait jurĂ©dâexterminer tous les Français aprĂšs le traitĂ© de NimĂšgue (1679) et qui voulait rendrela Franche-ComtĂ© aux Espagnols1.
Enfin, il ne peut pas le nier le salaud, on le tient ; du moment quâil a Ă©tĂ©dĂ©portĂ© il a rĂ©sistĂ©. Sâil a rĂ©sistĂ© il a tuĂ© du boche ou sabotĂ© son matĂ©riel2. ĂlâĂ©poque, moi, crĂąne bourrĂ© aussi, je lâaurais peut-ĂȘtre aidĂ©. Maintenant, fini.
Jâai compris.Ma doctrine est simple. Qui que ce soit qui arrive, je baisse mon froc. Russes
ou Algonquins. Je suis pour CĂ©sar. Pas dâarmes. Il nâa absolument rien Ă craindre demoi, CĂ©sar. Tous ceux qui viennent sont des amis. Buvons un coup, buvons-en deux.Toujours ! Laissons les Ă©migrĂ©s beugler au micro. Sâils veulent dĂ©barquer je ne lesempĂȘche pas. Amis avec eux quand ils arrivent3.
Ăa câest de la doctrine.Est-ce Ă dire quâil a gagnĂ© CĂ©sar ? Non, il est cuit. Jâai mon arme secrĂšte, une
anarchie indestructible. Les occupations, il y en a qui durent mille ans et les occupĂ©sse libĂšrent. Les Corses et les Jurassiens ne voulaient pas tous ĂȘtre français, et puis çacâest passĂ©4.... Besançon, vieille ville espagnole.... On lâeĂ»t oubliĂ©, sans Hugo.
Il faut laisser les courants sâĂ©tablir. Si on veut crĂ©er une vĂ©ritable amitiĂ©franco-allemande, il y a des Ă©lĂ©ments, câest une vieille tradition, ça remonte trĂšs haut,Charlemagne, Roland, le conte de lâamitiĂ© Amice et Amile, les Ă©changes nâontjamais cessĂ©, lettres, arts, musique et surtout les sciences. Liebig, le grand chimisteallemand Ă©tait un vrai Parisien.
Quâon me donne deux journaux, un français et un allemand, et la radio, en dixmois je commence Ă baratiner les nerfs europĂ©ens pour quâil nây ait plus de guerrepossible, pensable, puisque les petits Fritz grinceront des dents si on leur dit quâil yavait des salauds de Fritz autrefois qui voulaient dominer lâEurope, leur patrie.
Mais si on me donne six ans, dix ans et la bibici, là alors, je veux les voirconditionnés comme les chiens de Pavlov bavant de colÚre au mot « résistant ».
On fait lâEurope. On organise des Ă©changes. On franchit le Rhin avec desfleurs, on explique bien Ă tous ces gens-lĂ quâils sont frĂšres. Ils ne parlent pas lamĂȘme langue, mais elle a des racines communes, du sanscrit. Et puis quand ils sonten petits groupes, ils sâentendent bien. On ne voit aucune raison pour quâils aillent semassacrer. Pardon, il y en a qui ne veulent pas de ça, ils se liguent, ils conspirent, ils« rĂ©sistent » ?
1 Cf. note 6.2 Cf. note 6.3 Note de lâAAARGH : Les « Ă©migrĂ©s » de Paraz ne sont pas les « Nord-Africains » qui
nâarrivĂšrent en France que plus tard, mais ceux de la RĂ©volution française, nobles effrayĂ©s et rĂ©fugiĂ©sĂ lâĂ©tranger oĂč ils organisent une armĂ©e des Ă©migrĂ©s cherchent Ă convaincre les puissanceseuropĂ©ennes de faire la guerre Ă la RĂ©volution française et de les ramener en France pour y reprendrele pouvoir. La premiĂšre coalition, en septembre 1792, comprenait cette armĂ©e des Ă©migrĂ©s qui entra enFrance Ă lâarriĂšre des troupes de François I. Sur toute cette affaire, il faut lire les MĂ©moires dâOutre-tombe, livre neuviĂšme, pour un tĂ©moignage plein de panache et pour lâhistoire, J. Godechot, LaContre-RĂ©volution, Paris, PUF, 2e Ă©d., 1984. Les Ă©migrĂ©s de Londres de 1940 qui « beuglent aumicro » et « veulent dĂ©barquer » ne font ainsi que suivre une tradition bien connue.
4 Note de lâAAARGH : câĂ©tait avant le FNLC.
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Non. Ce nâest plus possible. On oublie que lâinfernale tornade qui a saccagĂ©lâEurope est nĂ©e des patries agressives.
La patrie, il faut la faire passer tout doucement avec de grandes prĂ©cautions,sur le plan de lâEurope entiĂšre et, cela ne va pas ĂȘtre facile, il faudra dâabord rassurer,il faudra passer son temps Ă rassurer. Montrer que les unions franco-allemandes nevisent personne, mais invitent tout le monde. Et la prĂ©sence par moitiĂ© (pas moins)de la France est seule capable dâapaiser les Ătats dâEurope plus petits, qui ont gardĂ©mĂ©fiance des Teutons.
Est-ce lĂ une vision dâavenir ? Vous savez bien que non. Câest platementbanal. VoilĂ des siĂšcles quâon en parle. Mais alors, il faut faire la lumiĂšre sur lesquestions irritantes, il faut dĂ©brider les plaies infectĂ©es, et la littĂ©ratureconcentrationnaire est une de ces plaies.
La tentative de Rassinier nâest pas seulement un mouvement dâhistorien, unrĂ©flexe dâhomme libre, câest aussi un acte qui sâinscrit dans nos tĂąches les plusingrates. LâEurope doit se faire, elle ne se fera pas avec les nazis ou les antinazisĂ©galement fanatisĂ©s, elle se fera avec le tiers-parti, avec le fond solide du bon paysanqui ne veut emm.... personne et qui veut que personne ne lâemm....
Ăa fait du monde.Vous allez me dire que voilĂ encore de vilaines expressions. Je regrette, jâai
beau chercher, je nâen trouve pas dâautres.
A. Paraz
Vence, le 15 juin 1950