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154 Souleymane Dia Le maadyankisme après Samba Saajo. Le rôle d’Amary NDaak dans sa renaissance au Baol Résumé Samba Saajo fut une hécatombe pour le mouvement maadyanke, et pour avoir surestimé l’impact de la décapitation de son leadership, l’historiographie de l’Islam maraboutique, a conclu, un peu trop hâtivement que « rien n’est resté de ce mouvement ». De nombreux foyers maadyanke ont survécu discrètement après Samba Saajo 141 , mais c’est dans le Baol occidental que va renaitre le maadyankisme, porté par Amary NDaak 142 , ancien Imam du Jihad. Chef de guerre chevronné, Sheexu Ahmadu avait conscience que son armée affaiblie au lendemain de Coowaan ne survivrait sans doute pas à la mobilisation franco ceddo. Mais en visionnaire, il comprenait qu’afin de pérenniser l’implantation du maadyankisme en pays wolof, en dépit de la perte du contrôle politique de ces territoires, il fallait songer à la préservation du patrimoine spirituel. En l’absence du leadership tooroodo- ses frères- éliminée avant même Samba Saajo, ce basculement a été confié au meilleur profil intellectuel et social, parmi les survivants. Ainsi, après Samba Saajo, Amary NDaak s’est éloigné des terres hostiles du Jolof et du Kajoor, pour s’installer dans le Baol occidental où il a réorganisé une communauté maadyanke. Mots-clés :Amary,NDaak, Maadyankisme, Renaissance, Communauté, Héritage, Samba, Saajo-Cenaba- Abstract Samba Saajo was a massacre for Maadyanke movement, and because it has overestimated the impact of the decapitation of its leadership, the historiography of Islam clerics concluded, too hastily, that "nothing remained of the movement». Many maadyanke homes have discreetly survived after Samba Saajo. But the maadyankisme will be reborn in the western Baol, led by Amary NDaak, the former Imam of the jihad. Chief seasoned war, Sheexu Ahmadu was aware that his army, weakened after Coowaan battle, probably will not resist the Franco ceddo mobilization. But as visionary, he understood that in order to sustain the implementation of maadyankisme in wolof countries, despite the loss of political control of these territories, it was necessary to consider the preservation of spiritual heritage. In the absence of leadership tooroodo -his brothers - removed before Samba Saajo, this shift has been entrusted to the best intellectual and social profile among the survivors. Thus, after Samba Saajo, Amary NDack walked away from Jolof and Kajoor hostile lands, and settled in the western Baol where he reorganized a maadyanke community. Key words: Amary, NDaak, Maadyankism, Renaissance, Community, Heritage, Samba, Saajo, Cenaba- Momar Taala. 141 Samba Saajo est un champ de bataille, près de Cokki, où les troupes de Sheexu Ahmadu ont livré, le 11 février 1875, leur dernière bataille contre une coalition de troupes françaises et ceddo conduite par la commandant Béguin. 142 Amary NDaak est un adepte du marabout Sheexu Ahmadu. Il l’a accompagné dans le jihad de 1871 à 1875, pour ensuite assumer son héritage en fondant le village de Cenaba en 1882.

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Souleymane Dia

Le maadyankisme après Samba Saajo. Le rôle d’Amary NDaak dans sa renaissance au Baol

Résumé

Samba Saajo fut une hécatombe pour le mouvement maadyanke, et pour avoir surestimé l’impact de la

décapitation de son leadership, l’historiographie de l’Islam maraboutique, a conclu, un peu trop hâtivement

que « rien n’est resté de ce mouvement ». De nombreux foyers maadyanke ont survécu discrètement après

Samba Saajo141, mais c’est dans le Baol occidental que va renaitre le maadyankisme, porté par Amary

NDaak142, ancien Imam du Jihad.

Chef de guerre chevronné, Sheexu Ahmadu avait conscience que son armée affaiblie au lendemain de

Coowaan ne survivrait sans doute pas à la mobilisation franco ceddo. Mais en visionnaire, il comprenait

qu’afin de pérenniser l’implantation du maadyankisme en pays wolof, en dépit de la perte du contrôle

politique de ces territoires, il fallait songer à la préservation du patrimoine spirituel. En l’absence du

leadership tooroodo- ses frères- éliminée avant même Samba Saajo, ce basculement a été confié au

meilleur profil intellectuel et social, parmi les survivants.

Ainsi, après Samba Saajo, Amary NDaak s’est éloigné des terres hostiles du Jolof et du Kajoor, pour

s’installer dans le Baol occidental où il a réorganisé une communauté maadyanke.

Mots-clés :Amary,NDaak, Maadyankisme, Renaissance, Communauté, Héritage, Samba, Saajo-Cenaba-

Abstract

Samba Saajo was a massacre for Maadyanke movement, and because it has overestimated the impact

of the decapitation of its leadership, the historiography of Islam clerics concluded, too hastily, that "nothing

remained of the movement». Many maadyanke homes have discreetly survived after Samba Saajo. But the

maadyankisme will be reborn in the western Baol, led by Amary NDaak, the former Imam of the jihad.

Chief seasoned war, Sheexu Ahmadu was aware that his army, weakened after Coowaan battle,

probably will not resist the Franco ceddo mobilization. But as visionary, he understood that in order to

sustain the implementation of maadyankisme in wolof countries, despite the loss of political control of these

territories, it was necessary to consider the preservation of spiritual heritage. In the absence of leadership

tooroodo -his brothers - removed before Samba Saajo, this shift has been entrusted to the best intellectual

and social profile among the survivors.

Thus, after Samba Saajo, Amary NDack walked away from Jolof and Kajoor hostile lands, and settled in

the western Baol where he reorganized a maadyanke community.

Key words: Amary, NDaak, Maadyankism, Renaissance, Community, Heritage, Samba, Saajo, Cenaba-

Momar Taala.

141

Samba Saajo est un champ de bataille, près de Cokki, où les troupes de Sheexu Ahmadu ont livré, le 11 février 1875, leur dernière bataille contre une coalition de troupes françaises et ceddo conduite par la commandant Béguin.

142Amary NDaak est un adepte du marabout Sheexu Ahmadu. Il l’a accompagné dans le jihad de 1871 à 1875, pour ensuite assumer

son héritage en fondant le village de Cenaba en 1882.

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Liens Nouvelle Série Le maadyankisme après Samba Saajo. Le rôle d’Amary NDaak dans sa renaissance au Baol

INTRODUCTION

Une des limites de l’historiographie de l’Islam maraboutique, dans ses analyses du mouvement

maadyanke, est de n’avoir pas fait la différence, ou plutôt le lien entre le projet politique et l’ambition

purement religieuse de Sheexu Ahmadu. Ainsi qu’il le laisse entendre clairement dans une correspondance

à Sidya, « Rien ne m’intéresse en ce bas monde, si ce n’est élever la parole de Dieu et vivifier la sunna de

son Prophète »143. La politique, au sens de contrôle du pouvoir par la conquête de royaumes, est juste un

moyen pour dérouler son projet spirituel, la rénovation de l’Islam. Dans le mouvement maadyanke, a prévalu

une relation assez subtile entre le support politico territorial et le projet religieux proprement dit. Si l’impulsion

initiale fut donnée à partir du support, le processus d’islamisation et de rénovation s’est révélé capable de se

dérouler ensuite tout seul, indépendamment du support.

L’objet de cet article est de montrer la survie et le rayonnement du maadyankisme, bien après

l’extinction de l’action politico-militaire, en clarifiant les fondements, les stratégies et les péripéties de la

transmission et de la pérennisation de l’héritage maadyanke. Plus spécifiquement, il s’agira d’analyser la

renaissance du maadyankisme au Baol occidental, sous l’impulsion de l’ex Imaam du jihad, survivant de

Samba Saajo, Amary NDaak Sekk.

Au plan méthodologique, se pose le problème des sources écrites au sujet de l’entourage des leaders

réformateurs. Leur charisme étouffant est une sorte de piège historiographique qui s’est refermé sur les

sources écrites. Les archives coloniales, notamment les rapports des affaires politiques, ne s’intéressaient

réellement qu’aux leaders des mouvements. De ce fait, ils sont très diserts sur des personnages pourtant

importants dans la vie et l’héritage de ces mouvements. Cette lacune est d’autant plus préjudiciable que ces

leaders ont en commun d’avoir tous disparu prématurément, en pleine activité politico-militaire, laissant leur

héritage entre les mains de personnages peu connus.

Ce tableau dépeint parfaitement le mouvement maadyanke, les rapports et correspondances étant

abondantes au sujet de Sheexu Ahmadu, mais peu loquaces sur des personnages centraux du mouvement

comme Ibra Penda, Bara Maadyu ou Amary NDaak. Toutefois, cette lacune est dans une certaine mesure

compensée par l’existence de sources écrites inédites et l’abondance des sources traditionnelles. Si les

premières sont dans l’ensemble assez objectives, les secondes, comme dans tout mouvement à caractère

messianique, ont souvent un accent hagiographique assez marqué dont l’atténuation, à défaut de

l’élimination, est un impératif méthodologique. Ensemble, ces sources détenues par des personnages les

tenant de proches d’Amary NDaak et par les griots officiels de la famille Sekk, ont permis de suivre les

traces de l’héritage maadyanke.

Notre démarche se décompose en trois grandes parties. La première, à travers sa figure, aborde les

fondements qui légitiment l’héritage d’Amary NDaak. La seconde retrace le long périple qu’il a effectué entre

143 Lettre de Sheexu Ahmadou à Banir et Sidya, ANS, 13 G 253, p.114

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Souleymane Dia

N° 20 Décembre 2015

Samba Saajo et la fondation de Cenaba. La dernière partie analyse les atouts qui ont permis la renaissance

du mouvement maadyanke, loin de ses territoires historiques.

I. La figure d’Amary ndaak : les fondements d’une légitimité spirituelle

Amary NDaak est né vers 1830 à Thiénaba Kajoor, à 3 km de Kébémer. Il est le produit d’un métissage

entre des ancêtres berbères originaires du Sud de la Mauritanie et de Garmi apparentés aux rois du Kajoor.

1. Les origines d’Amary NDaak

A une période que la tradition ne précise pas mais que nous estimons correspondre aux années de

l’épisode Sharr Bubba144, un maure métissé de la Gebla, soucieux de fuir les territoires en guerre pour

s’adonner à ses dévotions, s’est installé dans le Kajoor occidental, non loin du village de NDaye145. Pour

les habitants des villages environnants, comme Mbakari, Tegg Ndogui, Gadd et Ndaaye, le mystérieux

voisin venu de Gannar fut appelé Maam Sherif.

Avec le succès de Nasir ad Diin et l’instauration de l’ordre zawaya, Maam Sherif est retourné dans la

Gebla. Mais au bout d’un certain temps, un de ses descendants, du nom d’Ahmad Saïb serait venu

réoccuper les lieux146. Son arrivée au Kajoor étant située pendant le règne du Damel Birima Faatim Penda

(figure 1), il existe un gap de deux générations sur lesquelles la tradition ne se prononce pas147. Il est

probable que pendant ce temps personne n’est venu entretenir les lieux ou alors la durée des séjours a été

trop courte pour que la tradition s’en souvienne. Toujours est-il que la mémoire des lieux était bien gardée

car pendant le règne du Dammeel Amary Ngoone Ndeela (figure 1), est venu s’installer sur le site un

descendant de Maam Shérif que la tradition désigne sous le nom de Masekk Yoro. C’est de lui que date le

patronyme Sekk de Thiénaba, en référence à une herbe abondante appelée sikk qui poussait à proximité du

baobab. Le chérif vivant près du sikk finit par devenir Shérif Sekk148.

La wolofisation des noms maures peut être interprétée comme un indicateur d’intégration à la société

ajoor. C’est pourquoi nous estimons qu’il existe deux catégories dans l’ascendance d’Amary NDaak. Celle

des nomades qui apparemment allaient et venaient entre le Kajoor et la Gebla, avec plus d’attache dans

celle-ci. Cette présence perlée et leur faible intégration à la société ajoor explique l’oubli ou le faible souvenir

de la tradition en leur endroit. Cette catégorie va de Maam Shérif à Ahmad Saïb et englobe les générations

oubliées qui font gab entre eux deux (Figure 1).

144

Sharr Bubba est utilisé abusivement pour désigner la réforme de Nasr ad Dine, mais la réalité est plus complexe. En fait les évènements renvoient à deux étapes différentes. La première évoque une guerre opposant Hassan et Zawayas avec à leur tête Nasir

ad Dine. C’est cette étape qui est Sharr Bubba, ou guerre de Bubba, en idiome berbère, en référence aux faits immédiats à l’origine du conflit. La seconde étape renvoie au jihad mené par Nasir ad Dine contre les Etats noirs de la vallée du Sénégal.

145 La tradition raconte qu’il se déplaçait avec parmi ses bagages une jeune pousse de baobab qu’il plantait au moment de prier. S’il observait que la pousse commençait à se flétrir, il l’enlevait et continuait sa route. Le dernier endroit où il l’a définitivement plantée est

l’emplacement actuel de Thiénaba Kajoor. Interview de Massaer Seck, Dakar, février 1998.

146 Interview de Massaer Seck, Dakar, février 1998. 147 Sur la succession des Dammeel, lire Tanor Latsoukabé Fall., 1974.

148 Interview de Serigne Talla Khar Seck, Thiénaba, mars 1993.

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La seconde catégorie est constituée par les sédentaires ou installés définitifs qui, à la différence des

autres, ne sont pas retournés dans la Gebla. Mieux intégrés à la société wolof, ce sont eux qui ont

probablement développé une petite communauté zawaya au Kajoor en se consacrant essentiellement à

l’enseignement. C’est à cette catégorie qu’appartiennent Masekk Yoro et son fils et successeur Messaoud,

que la phonétique wolof transformera en Massaeer. Il a pris, en 1828-29 une initiative assez rare à l’époque

en raison du contexte, l’organisation du Gamou, anniversaire de la naissance du Prophète Mohammed149.

Figure 1. Ascendance paternelle d’Amary NDaak

Informé de l’évènement, le Dammeel Birima Fatma Cubb, très méfiant envers les marabouts, s’y serait

rendu pour sonder lui-même les intentions réelles de Masaeer150. La tradition151 rapporte que non seulement

il fut rassuré par l’attitude du marabout, mais soucieux de s’attacher ses services, il se lia d’amitié avec lui.

Cette amitié aboutira au mariage, en 1829, entre le marabout et une parente du Dammeel. Elle s’appelait

149

La tradition, à ce propos concorde avec une généalogie sommaire rapportée par un document inédit. Serigne Mor

Guèye. Ya Allahou, ya Hayyu.Traduit par Amadou Makhtar Diop sous le titre O Toi Dieu, Maître de la vie.

150 Cette méfiance est due au fait que Birima Fatma Cubb, jeune prince, vivait dans la cour de son oncle Dammeel Amary Ngoone

Ndeela, quand l’Almamy Abdul Kader a attaqué le Kajoor, en 1796, avec le soutien actif des marabouts du royaume.Vaincu à Bunxooy, l’Almamy fut emprisonné et les marabouts partirent en exil dans le Sud du royaume. Cela aboutira à la scission de la pointe Sud du

royaume, qui deviendra une République lébou. Sur cette guerre, lire O. Kane, 2004, La première hégémonie peule. Le Fuuta Tooro de Koli Tengela à Almaami Abdul, Paris, Karthala, 662 p.

151 Interview de Serigne Talla Khar Seck, Thiénaba, avril 1993

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Souleymane Dia

N° 20 Décembre 2015

NDaak Faal et était de la lignée de Maasigui152. C’est de ce mariage que naîtra, un an plus tard, en 1830,

Amary NDaak Sekk.

Pendant sa jeunesse, Amary NDaak a été éduqué par son père. En raison de son érudition, c’est lui le

puîné qui héritera la fonction de maître d’école à la mort de son père en 1860. Outre l’enseignement, il

cultivait la terre et se rendait de temps en temps à Saint-Louis pour écouler ses produits agricoles. C’est à

l’occasion de l’un de ses voyages à Saint-Louis qu’il fait la rencontre de Daahiru Maadyu, frère du marabout

toucouleur Sheexu Ahmadu. C’est lui qui l’a initié au Wird tijaan car il était auparavant d’obédience Xaadir,

et lui parla de leur maître à tous Sheexu Ahmadu.

2. L’invitation au jihad

Dans la préparation de la riposte à la provocation de Lam Tooro qui a saccagé Wuro Maadyu au retour d’un

raid dans le Jolof, Sheexu Ahmadu fit appel à Amary NDaak153. Il importe de préciser qu’Amary NDaak n’a

pas été le seul à avoir été sollicité. Sheexu Ahmadu a pour ainsi dire convoqué tous ses adeptes et sollicité

l’appui de ses alliés comme les fils de Maba Jaxu. La lettre écrite à Amary NDaak est riche

d’enseignements. Elle commence ainsi : « Cette correspondance de paix est envoyée par Sheexu Ahmadu

à son grand ami, l’érudit Ahmadou NDaak154. »

Suit un passage pathétique qui raconte dans le détail les exactions perpétrées par Lam Tooro contre Wuro

Maadyu et sa propre famille. Il poursuit, révélant au passage que les deux hommes ne s’étaient jamais

rencontrés :

Je t’apprécie pour Dieu et son Prophète et sur la base de ce que j’ai entendu dire de ton érudition et de ton engagement pour des relations saines entre les gens.

Il ne s’agit pas à vrai dire d’une invitation explicite à s’engager dans le jihad contre les alliés noirs de la

colonie, mais les paragraphes fort sympathiques pour les qualités du destinataire, encadrant le tableau des

exactions infligées à son village, ne laissaient aucun doute sur la volonté de Sheexu de se faire

accompagner par de grosses pointures. Amary NDaak a du reste bien saisi le message, car la tradition

rapporte que dès la réception du courrier, il répondit sans délai à l’appel de Sheexu Ahmadu155. Il vida

Cenaba Kajoor de tous ses habitants, élèves, parents et voisins et partit rejoindre le marabout au Jolof. Il a

été de tous les combats contre les français ou leurs alliés ceddo entre 1871 et 1875156.

152 Sur ce lignage apparenté aux Dammeel, se référer à la figure 3, p. 11 et aux notes de la page 16 sur l’ascendance aristocratique

d’Amary NDack. 153

En mai 1871, Lam Toro Samba Umuhaane et Tuube Saanoor organisèrent un raid contre des villages du Jolof, saccageant au passage Wuro Maadyu. En représailles, Sheexu Ahmadu rassembla la plus grande armée de son histoire. Elle comptait plus de trois

mille soldats parmi lesquels les troupes de Ibra Ba, fils de Maba Jaxu ; celles d’Ibra Penda composées par les Njaambur Njaambur, les Dimarnaabe ; celles de Bara Maadyu constituées par les Peuls convertis du Jolof.

154 Lettre de Sheexu Ahmadu à Amary NDaak, ANS ,13 G 253, p. 122

155 Interview de Serigne Talla Khar Seck, petit fils d’Amary Ndaak, en mars 1995. 156 Dans un recueil de poèmes bilingues retraçant les batailles menées par Amary NDaak, « Yaa Qawmi waa Cenaba ». « O vous peuple de Cenaba » Oustaz Alioune Guèye mentionne les mêmes batailles que la tradition telle que rapportée par les griots officiels de la famille Sekk. Sans rejeter cette liste, nous estimons plus prudent de se limiter aux batailles qu’il est possible de local iser et de dater et qui sont au nombre de huit : Njakiiw, Agnam, Pete, Belel, Kokki, Saqq, Coowaan, Samba Saajo (Figure 2).

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L’estime a priori exprimée dans la correspondance prit une nouvelle dimension à l’occasion de la

rencontre entre les deux hommes. La tradition rapporte avec force détails cet évènement157. A l’approche du

Sheex, Amary NDaak défit son turban, enleva ses bottes, déposa le fusil par terre et parcourut, rampant sur

les genoux, les derniers mètres qui le sépareraient du marabout. Il lui serra la main et la baisa longuement.

La tradition précise que Sheexu Ahmadu, fort ému, s’adressa à Amary NDaak en ces termes :

Eskey Ahmadou NDaak ! Il te sera rendu, à toi, à tes enfants et à leur postérité les mêmes égards. Ainsi en sera-t-il jusqu'à la fin des temps.

l faut souligner que si la rencontre a pris une telle dimension dans l’historiographie maadyanke, c’est parce

que les disciples de Sheexu Ahmadu n’avaient pas l’habitude de le saluer avec de tels égards. D’une

certaine façon, la culture du worma, c'est-à-dire l’art de traiter le Sheex avec égards a été introduite dans le

jihad et le maadyankisme par Amary NDaak.

3. L’épisode de Njakiiw et le rôle stratégique d’Imam du jihad

Deux jours après l’arrivée d’Amary NDaak, Sheexu Ahmadu a ordonné de lever le camp en direction du

Tooro. Sur la route, il se produisit un autre évènement, certes tragique, mais qui renforça encore la position

d’Amary NDaak dans le jihad. Il s’agit d’une embuscade tendue par les partisans de Lam Toro, sans doute

pour désorganiser l’armée maadyanke avant la confrontation. Cela s’est passé dans la petite forêt de

Njakiiw, près de Sagata. Cet incident est historiquement important car les embusqués ont tué neuf parmi les

partisans de Sheexu Ahmadu. Hamadan Haafiz, son frère et Imam du jihad en faisait partie. Il l’enterra et le

remplaça immédiatement par Amary NDaak promu Imam du Jihad158. Dans la lettre qu’il lui a adressée pour

le convier à la guerre sainte, Sheexu parle du « Moufassir », de l’érudit Ahmadu NDaak. Mais c’est l’acte pris

à Njakiiw qui consacre la reconnaissance de cette érudition. L’histoire a tendance à survaloriser la

dimension du combattant au détriment des autres, notamment celle de maître de daara159. Or Amary NDaak

était un authentique érudit qui enseignait de multiples spécialités des savoirs islamiques à de très nombreux

étudiants. C’est cette érudition mesurée par Sheexu Ahmadu dans leur aparté nocturne le jour même de leur

rencontre qui explique l’acte de Njakiiw.

Amary NDack, était un élément clé dans le dispositif du jihad, de par son rôle d’Imam. Mais de plus, il

était un des rares cadres du jihad à être constant auprès de Sheexu Ahmadu. Bara Madyu, depuis la

conquête du Jolof, était surtout basé à Yang Yang. Les assauts répétés des adversaires ceddo contre le

royaume et la mobilité de Sheexu Ahmadu rendaient nécessaire cette présence. Disposant d’un puissant

bataillon de Peuls du Jolof et apparenté à la famille des Buurba, il était à l’évidence la personne la mieux

indiquée pour gouverner ce vaste royaume. Mais du coup, il était peu fréquent dans les rangs du jihad.

157 Interview de Serigne Talla Khar Seck, Thiénaba, avril 1993

158 Interview d’El Hadji Talla Cissé, porte parole du Khalife de Thiénaba, mai 2003. 159 S. Dia, 2013, « La contribution d’Amary NDaak à l’islamisation du Sénégal », Communication présentée à la cérémonie officielle du Gamou annuel de Thiénaba, Inédit, p. 3

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Souleymane Dia

N° 20 Décembre 2015

Ibra Penda, l’autre grosse pointure du jihad, bien que commandant en chef de l’armée maadyanke,

effectuait des séjours fréquents dans ses deux fiefs qu’étaient Taareeji et Kokki, en compagnie de ses deux

bataillons Wolof et Dimarnaabe. Quant aux autres, il s’agissait essentiellement de volontaires qui allaient et

venaient à la faveur des combats et des saisons. Habituellement, les effectifs étaient réduits pendant les

périodes de forte activité agricole. En définitive seuls les Seloobe, garde rapprochée de Sheexu Ahmadu, se

distinguaient par une certaine constance. Pour Amary NDaak, cette constance était sans doute un choix, si

l’on se souvient de la façon dont il avait quitté son village, vidé de ses habitants au moment de son départ.

Le rôle stratégique d’Imam du jihad et cette présence ininterrompue auprès du marabout ont probablement

pesé sur le choix de ce dernier au moment de désigner son héritier.

4. La transmission de l’héritage spirituel à la veille de Samba Saajo

Outre les péripéties militaires et les retombées géopolitiques immenses, à l’époque, Samba Saajo est un

évènement de haute portée spirituelle dans la mesure où il a été le moment de transmission d’un héritage

spirituel d’une façon peu ordinaire160

. Habituellement, ce type d’héritage, hormis les khalifes orthodoxes,

successeurs immédiats du prophète Mohamed, obéit aux règles du sang. Du reste c’est sur ce mode que

Sheexu Ahmadu lui-même avait succédé à son père. Mais à Samba Saajo, Sheexu Ahmadu, plus qu’une

innovation, a introduit une démarche de rupture dans la transmission de l’héritage spirituel. Le discours

hagiographique sublime cet acte encore plus exceptionnel, corrélé au dénouement tragique de Samba

Saajo. A côté ou parallèlement, l’histoire est tenue d’explorer les conditions objectives ayant conduit Sheexu

Ahmadu à poser cet acte.

Un premier facteur explicatif semble être que le marabout, en fin stratège, a pris la mesure de sa

vulnérabilité militaire au lendemain de Coowaan161. Sa proclamation triomphale sur les rivages de

l’Atlantique a sonné comme la fin de l’engagement pour beaucoup de soldats conscrits162. La tradition

précise qu’au lendemain de la bataille de Coowaan, au petit matin, l’herbe jouxtant le campement était

littéralement couchée par le flot des départs nocturnes163. De plus, Ibra Penda Buyo, poutre essentielle de

l’architecture militaire maadyanke a été tué à Coowaan. Abdoul Bocar Kane était retourné au Boosea après

avoir été de la campagne du Kajoor164. De par ses informateurs, le marabout savait que le camp adverse

préparait l’une des plus grandes mobilisations de l’histoire coloniale au Sénégal. En leader clairvoyant,

conscient et confiant qu’une défaite militaire éventuelle ne devait pas enterrer son œuvre, Sheexu Ahmadu a

pris la décision, de son vivant, de transmettre l’héritage spirituel à une figure capable de le préserver. Alors,

pourquoi Amary NDaak ? Outre les fondements objectifs, déjà montrés, de sa légitimité spirituelle, il y avait

des circonstances tout aussi objectives qui, d’une certaine façon, limitaient les possibilités de choix de

Sheexu Ahmadu.

160 Le caractère massif des morts dans les rangs maadyanke de la part d’autres musulmans a soulevé une vague d’émotion et

d’indignation dont s’est fait l’écho la figure montante du jeune Ahmadu Bamba. Sur la polémique ayant opposé Ahmadu Bamba aux marabouts courtisans à propos de Samba Saajo, lire C.A. Babou, 2007, p.73 à 74.

161 Bataille ayant opposé l’armée Sheexu Ahmadu et celle du Dammeel Lat Joor en septembre1874, dans le Kajoor central.

162 « Diine dari », « l’Islam a triomphé » 163 Interview de Serigne Talla Khar Seck, Thiénaba, avril 1993

164 Il était le chef du Boosea, allié traditionnel de Sheexu Ahmadu. Sur Abdul Bocar Kane, lire David Robinson, Chiefs and Clerics. Abdul Bokar Kan and Futa Tooro. 1853-1891.

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Parmi elles, la décapitation, au fur des campagnes militaires, du leadership de patronyme Ba, c'est-à-

dire les frères de sang de Sheexu Ahmadu165. Le seul survivant, à la veille de Samba Saajo était Baraa

Maadyu, au Jolof. Par ailleurs s’il était un guerrier intrépide, l’interrogation est possible sur ses performances

intellectuelles, comparé à Amary NDaak. Or, en ces moments critiques où les forces ennemies étaient plus

nombreuses et mieux armées, l’enjeu n’était plus militaire mais spirituel. Indépendamment de considérations

ésotériques que l’historien n’a pas les moyens d’explorer, c’est en toute objectivité que Sheexu Ahmadu a

confié l’héritage spirituel maadyanke au meilleur profil. Certes, la tradition rapporte avec force détails l’aparté

matinal avec des proches à qui il avait confié un « istixaar » nocturne afin de sonder l’issue du combat et

l’avenir du mouvement166

.Mais, chef charismatique, Sheexu Ahmadu avait suffisamment d’ascendant sur

ses disciples pour imposer ses choix. L’aparté matinal comme la remise des insignes de la mission, -le

chapelet du cheikh tijaan, le bâton de l’Imam, la lance du guerrier-, relevaient d’un symbolisme très présent

dans les mouvements messianiques. Ils ne faisaient que sacraliser une décision déjà prise sur des bases

objectives. Investi de l’héritage maadyanke, de quels atouts Amary NDaak disposait-il pour le pérenniser et

porter la renaissance ?

Une fois établi sur un site définitif, Amary NDaak a mis en œuvre une stratégie de reconstruction fondée sur

plusieurs dimensions. Mais cette œuvre de reconstruction a été précédée par un long périple, motivé entre

autres par le souci d’échapper à la persécution ceddo et coloniale qui s’abattait sur les vétérans du jihad.

II. Le périple : une stratégie d’évitement de la répression

Au lendemain de Samba Saajo, en dehors de Baraa Maadyu qui continuait à tenir tête au nouveau

Buurba Albury Njaay, au Jolof, les autres survivants de Samba Saajo avaient opté pour un profil bas afin de

ne pas s’exposer à la répression brutale des ceddos et de celle des autorités coloniales.

1. Deux modèles répressifs différents

Après avoir exécuté un maximum de Maadyanke dans la foulée de la bataille, les souverains noirs, de

retour au pouvoir, ont mis en œuvre une politique sélective d’élimination ciblant les partisans les plus en

vue de Sheexu Ahmadu. Parmi les exemples les plus célèbres, il y a eu l’assassinat, sur ordre du Dammeel,

de Muhamed Fati et d’Ale Lo, deux maadyanke originaires de Niomre. Ces deux meurtres ont été rendus

célèbres par le commentaire indigné qu’en fera Sheex Ahmadu Bamba, plus tard :

165 Hamdan Haafiz a été tué à Njakiiw ; Mawlud Faal Ba au siège de Guede ; Daahiru Maadyu au Ganjool ; Ibra Penda Buyo à

Coowaan, pour ne citer que les plus illustres.

166 Dans ces faits, rapportés par El Hadji Talla Cissé, la précision des détails milite pour l’authenticité. La mission avait été confiée à

Serigne Ngaye et Serigne Modu Ngom. Tous les deux ont survécu et rapporté les faits. Serigne Modu Ngom a rêvé avoir vu une poule qui couvait ses poussins, mais s’est brusquement envolée, les abandonnant. Serigne Ngaye, quant à lui, a rêvé avoir vu trois morceaux de savon de taille différente : un morceau complètement épuisé ; un qui était sur le point de l’être, et un troisième intact.

Sheexu Ahmadu a interprété les deux rêves de la manière suivante : le morceau de savon épuisé symbolise son père, disparu ; lui même est le morceau en voie de l’être. Il est aussi la poule qui s’en ira, laissant orphelins ses poussins. Le morceau de savon intact est Amary NDaak, Imam du jihad. Interview d’El Hadji Talla Cissé, Thiénaba, mai 2003.

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J’ai perdu le moindre intérêt pour ce bas monde, lorsque, vivant au Kajoor, j’ai vu les corps de Mohammed Fati et d’Ale Lo, deux personnes d’une famille musulmane respectable du

Njaambur, tuées par Dammeel pour de méprisables considérations politiques167

.

Quant à la colonie, elle avait opté pour une politique répressive dont l’objectif était l’intimidation des autres

musulmans. Elle ciblait toutes les catégories de Maadyanke. Des rapports détaillés étaient faits sur eux et

envoyés au Gouverneur du Sénégal. Celui concernant Babacar Anta est éloquent à plus d’un titre168.

Arrêté à Saint-Louis après Samba Saajo, il fut soumis à un interrogatoire violent. Les renseignements qui lui

ont été arrachés sur sa vie et sur l’entourage de Sheexu Ahmadu furent l’objet d’un rapport établi par la

Direction des affaires politiques à l’attention du Gouverneur169. Son analyse, sa conclusion et ses

recommandations en disent long sur le sort réservé aux partisans du marabout :

« On ne peut dire exactement quel rôle Babacar Anta a joué, quelle part il a pris dans les opérations dirigées contre nous. Ce qui est sûr, c’est qu’élevé à Saint-Louis et, par conséquent, connaissant bien nos usages, nos intérêts et notre intention au Sénégal, il s’est fait le disciple et le serviteur d’un des plus sérieux ennemis de la colonie. [...] Babacar Anta est peut être un caractère faible, mais en même temps un musulman égaré, fanatique, pouvant devenir dangereux. Le laisser libre serait une faiblesse vis avis de la population de Saint-Louis qui a compté de nombreux adeptes. [...] Un exemple est nécessaire pour montrer à tous qu’on ne peut impunément devenir le partisan de ceux qui prêchent la guerre contre nous. »

Investi de la mission de pérenniser l’héritage maadyanke, Amary NDaak était sans doute une cible

recherchée par la colonie et les souverains des Etats hostiles. Il évitait, dans ses pérégrinations, les royaumes hostiles qu’étaient le Jolof, le Kajoor et le Tooro (figure 2), et a ciblé le Baol, plus favorable en

raison de sa non implication dans le jihad et surtout, de liens de parenté avec le roi. Trois étapes d’importance historique inégale ont marqué son périple. Si les deux premières semblaient relever de la

volonté de se soustraire aux représailles de la colonie et à celles de ses alliés, la troisième se distinguait par le souci d’entamer la reconstruction.

2. Les étapes refuges : Saalum et Pir

La première étape fut Tagg Wëri New, au Saalum, auprès des descendants de Maba Jaxu, eux mêmes vétérans d’un jihad. Le choix de cette localité était dicté par deux raisons. La première était que la plupart des notables en mesure d’accueillir un homme de la trempe d’Amary NDaak craignaient, ce faisant, de s’exposer aux représailles. La seconde raison est qu’il connaissait bien Ibra Ba, fils de Maba Jaxu, pour avoir combattu à ses côtés à Agnam, en 1871. Le séjour au Saalum fut de courte durée. La tradition ne se prononce sur les raisons objectives qui ont amené Amary NDaak à quitter le Saalum au bout de quelques mois. Tout au plus avance t-elle des explications à caractère hagiographique selon lesquelles, des visions insistantes lui rappelaient que le lieu de son installation définitive était vers le couchant170.

La seconde étape fut Pirumndary, dans le Baol. Il allait à la rencontre d'un parent, Njaga Majigueen Faal171

. La tradition ajoute qu’il était aussi motivé dans son choix par la présence d’une mosquée où il aurait la possibilité de célébrer la prière du vendredi. Il fut accueilli par le chef du village de Pir qui l’hébergea et mit à sa disposition des terres à cultiver. Il y passa un hivernage, mais quitta Pir avant même les récoltes. Sur ce court séjour et ce départ inopiné, la tradition avance comme explication le fait qu’Amary NDaak, en maadyanke orthodoxe, était déçu d'un certain laxisme dans la rigueur morale et les pratiques religieuses dans ce milieu encore fondamentalement ceddo.

Mais nous estimons insuffisantes ces considérations uniquement religieuses. Il y avait sans doute, en plus, une explication politique. Le Teegne du Baol Ce Yaasin avait été vaincu par Lat Joor en 1873 à la bataille de Njëllbeer puis à celle de Sambe. Parti en exil au Saalum, il en était revenu pour réoccuper son

167 C.A. Babou, 2007, p. 71

168 Laptot Saint-Louisien ayant abandonné son emploi pour rejoindre Sheexu Ahmadu au Jolof. Il était un de ses proches, chargé notamment de veiller sur la sécurité de sa famille. C’est ainsi que lors de la campagne du Kajoor et de la bataille de Samba Saajo, il

était resté à Yang Yang.

169 Rapport du Directeur des Affaires politiques au Gouverneur, ANS, 1D 34, p. 41

170 Interview de Serigne Ibrahima Diop, Thiénaba, février 1996.

171 Interview de Serigne Makhtar Seck, Thiénaba, avril 2001

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trône à la faveur de la défaite du Dammeel par l’armée maadyanke en 1874. De retour au pouvoir après Samba Saajo, Lat Joor conserva ses prétentions sur le Baol, et de multiples incidents se déroulèrent entre le Kajoor et le Baol en 1875 et 1876. Il est probable que dans ce contexte, Serigne Pir craignant de s’exposer à des représailles, si jamais le duel entre Ce Yaasin et Lat Joor tournait à l’avantage du Dammeel, ait demandé à Amary Ndaak de chercher un autre refuge.

Figure 2. Le périple d’Amary NDaak, après Samba Saajo

3. Jaayaan : étape de la refondation

La troisième étape du périple fut Jaayaan, toujours dans le Baol. La tradition souligne que ce village

était simplement sur le chemin d’Amary NDaak qui projetait d’aller encore plus à l’Ouest. C’est un concours

de circonstances qui en fera finalement l’étape la plus longue et la plus riche, historiquement. Dans un

premier temps, le contact entre le chef du village de Jaayaan Ma Njaga Gey et Amary NDaak semble avoir

particulièrement impressionné Serigne Jaayaan, au point de le décider de lui offrir l’hospitalité. La tradition a

gardé le verbatim de cet échange riche et imagé entre les deux hommes172 :

- Un cavalier qui chevauche par une heure pareille doit sûrement poursuivre un fugitif d'exception.

- A moins que lui même ne soit le fugitif, répartit, avec malice, Amary Ndaak.

- Alors, qui êtes-vous ? Le chasseur ou le gibier ?

- Ni l'un, ni l'autre. Je ne fuis pas l'épreuve, ni ne poursuis pour châtier.

172 Interview de Serigne Talla Khar Seck, Thiénaba, avril 1993.

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-Alors, mystérieux cavalier, dites-nous quel est cet idéal. S'il vaut, comme vous le prétendez, une

chevauchée du njolloor173, je m'empresse de sceller ma monture.

- Il vaut davantage. Et d'ailleurs, nous ne pouvons cesser de courir. Qu'est-ce que la vie, sinon un

marathon dont la naissance est le départ et le tombeau la ligne d'arrivée ? Cette course est sans répit car

un démon impitoyable nous poursuit. Son funeste dessein est de nous rattraper et par la corruption faire

de nous les tocards de l'humanité. Alors, notre salut est dans la course. Pour tout dire, nous sommes des

fugitifs traqués par Satan et cherchons un refuge que le démon ne saura violer. Le fugitif vient de Dieu et

vers Dieu il se rend.

- Alors, je ne laisserai pas aller plus loin un tel voyageur. A quoi bon d'ailleurs, Dieu n'est-il pas partout ?

La seconde circonstance ayant renforcé l’estime réciproque entre les deux hommes est un procès qui

opposait Serigne Jaayaan lui même à un paysan qui souhaitait revenir sur une transaction à propos d’un

cheval vendu par le notable. Quelques jours après son arrivée, Serigne Jaayaan lui confia l’arbitrage du

différend, lui le juge habituel étant partie prenante. C’était probablement une sorte de mise à l’épreuve pour

tester les qualités d’Amary NDaak avant de prendre une décision sur la durée de son séjour. S’étant informé

sur les conditions de la transaction, Amary NDaak n’hésita pas à donner raison au paysan et à condamner

son hôte. Là aussi, la tradition a retenu par le menu détail les minutes du procès174 :

-Que reprochez-vous à Serigne Jaayaan et au cheval ?

- Au cheval, rien. A Serigne Jaayaan, de m'avoir vendu un coursier qui refuse de se nourrir.

- Avec quoi le nourrissez-vous ?

- Comme tout le monde, je lui donne de la paille d'arachide et de l'herbe.

- Serigne Jaayaan, le cheval refusait-il de se nourrir lorsqu'il vivait dans vos écuries ?

- Pas le moins du monde, et tout Jaayaan peut en témoigner.

- Avec quoi le nourrissiez-vous ?

- Avec du mil, soit tel quel, soit sous forme de bouillie salée.

- Plaignant, dites votre intention en sollicitant ce procès.

- Revenir sur la transaction.

- Serigne Jaayaan, je suppose que vous n'êtes pas du même avis, sans quoi le procès serait sans

objet.

- Votre supposition est exacte car autrement, ce serait un aveu implicite d'escroquerie. Au fond, en

contestant la valeur de l'animal, le plaignant, d'une certaine façon met en cause ma bonne foi.

- Et pourtant vous êtes dans le tort, car avant de céder ce pur sang capricieux à un pauvre paysan,

vous deviez vous demander si un manant était à même d'entretenir un coursier habitué à un régime

princier. Votre probité n'est pas en cause, mais votre lucidité connut un moment de défaillance. Sans

173 Terme wolof désignant le milieu de la journée.

174 Interview de Serigne Talla Khar Seck, Thiénaba, avril 1993

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conséquence pour l'homme ordinaire, ces faiblesses passagères sont graves lorsqu'elles émanent

d'individus exerçant, par la volonté de Dieu, un ministère sur leurs semblables. Dans le premier cas de

figure, elles seraient simple méprise, au pire escroquerie. Dans l'autre, elles deviennent oppression,

arbitraire d'un puissant qui échappe à la justice des hommes.

Le premier contact et le procès ont été pour beaucoup dans le long séjour d’Amary NDaak à Jaayaan. A

l’époque, les lettrés musulmans de qualité n’étaient pas nombreux et les dignitaires intéressés par la religion

étaient prompts à les retenir. C’était manifestement le cas de Serigne Jaayaan qui a mis une résidence et

des terres à la disposition d’Amary NDaak et en fit l’Imam et le Kadi du village. Jaayaan fut un tournant dans

le périple et au-delà dans la trajectoire historique d’Amary NDaak, car c’est là qu’il a refondé un foyer. En

plus de la progéniture appelée à pérenniser plus tard l’œuvre de reconstruction, les différentes épouses

accueillies à Jaayaan ont concouru à son intégration dans le système politique et social du Baol. En effet

elles étaient toutes des filles de dignitaires respectés. La première, Penda MBaye était la fille de NDongo

Penda Joom, un des plus grands notables du village. De cette union naitra Ibra Penda, en 1878. La

seconde épouse fut Roxaya Gey, fille du chef du village de Kër Magey qui donnera naissance en 1881 à

Madikke, futur Imam de la Mosquée. La troisième union était la plus politique de toutes car elle concernait

Penda NDaata Faal, fille du Dammeel Majoojo175. Si pour Amary NDaak il scellait la réintégration dans sa

famille maternelle, pour le Kajoor et le Baol, ce mariage entre un pouvoir temporel au crépuscule de sa

puissance et un pouvoir religieux à l'aube de son rayonnement, était le symbole d'une histoire en transition.

Amary NDack vécut ainsi sept ans à Jaayaan, mais à l’évidence, il était à l’étroit, son ambition étant de

dérouler le projet religieux hérité de Sheexu Ahmadu. Il va mettre à profit sa parenté avec le roi du Baol afin

de disposer d’un terroir et puiser dans son expérience pour poser les premiers actes de la renaissance.

III. LES RESSORTS DE LA RENAISSANCE MAADYANKE

1. L’ascendance aristocratique et l’expérience du leadership au service de

la reconstruction

En dehors du fait qu’il était investi de l’héritage spirituel maadyanke, Amary NDaak a tiré bénéfice de

certains atouts pour fonder la renaissance du mouvement maadyanke. A la différence des autres

survivants, lui avait, de par sa mère, une ascendance aristocratique dont il a su tirer profit. Cela lui a

permis avant tout de pouvoir disposer d’un terroir. Le Teegne du Baol176, parent du côté de sa mère lui

175 Il s’agit du 28eme Dammeel du Kajoor ayant régné à deux reprises, en 1861, puis entre1864 et1868. 176 Il s’agit Ce Yassin Joor Galo Ganna Faal lors de son second règne qui a duré de 1874 à 1890. Maasigui Faal, ancêtre d’Amary NDaak, partage avec Ce Yassin l’appartenance au patrilignage Faal Ce Yassin, mais aussi le matrilignage Soogno et se rejoignent au niveau de Maxureeja Kuli, quatrième Dammeel. Par ailleurs, le Teegne était en conflit ouvert avec Lat-Joor qui prétendait à la couronne du Baol depuis 1871 et l’avait combattu de ce fait à Njëlber et à Sambe en 1873. Défait et exilé au Saalum, Ce Yassin n’a pu retrouver sa couronne qu’à la faveur de la défaite du Dammeel par les troupes de Sheexu Ahmadou en 1874. Or dans celle ci était présent Amary NDaak. En plus du parent, c’est donc à un allié politique objectif auquel il était redevable, que le Teegne a offert l’hospitalité.

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donna l’autorisation de s’installer où bon lui semblait dans le Baol occidental177. Il choisit, guidé par son

« istixaar », l’emplacement actuel de Thiénaba, entre Thiès et Khombole. Il s’y installa en 1882 et fut rejoint

progressivement par des rescapés dispersés après Samba Saajo, des parents, et d’anciens disciples de

Sheexu Ahmadu.

Un autre atout ayant porté la renaissance est l’expérience du leadership. Il faut se souvenir que le

disciple qui a rejoint Sheexu Ahmadu en 1871 était à la fois chef de village et Serigne dara c'est-à-dire à la

fois enseignant et une sorte de recteur local. Il disposait de terres étendues mises en valeur par de très

nombreux étudiants. Même si leur nombre n’est pas connu, la tradition rapporte un fait qui donne une idée

de l’importance des effectifs. Au moment de la pause, ils disposaient leurs tablettes autour du tronc d’un

gigantesque baobab encore debout aujourd’hui. Or, les tablettes formaient plusieurs couronnes autour du

baobab. Toute l’après midi et le début de la soirée étaient consacrés à dispenser des cours. Les étudiants

étaient divisés en trois catégories, en fonction de leur niveau. Les moins avancés occupaient le début de

l’après midi. Les moyens la fin de l’après midi. Les étudiants avancés le rejoignaient dans la maison où

étaient dispensés les cours nocturnes178. C’est donc cette expérience de leader acquise au Kajoor qu’il a

réinvestie dans la construction d’un nouveau fief au Baol.

2. La stratégie de reconstruction

Une fois installé à Thiénaba, Amary NDack a mis en œuvre son projet appuyé sur une stratégie à facette

multiple. Si la colonisation de domaines fonciers était portée par une stratégie essentiellement familiale,

l’extension de l’influence maadyanke était soutenue par l’intégration de leaders locaux influents.

2.1. L’approche familiale dans l’organisation de la communauté

Amary NDaak avait sans doute bien compris l’asymétrie de son appartenance familiale. L’ascendance

zawaya de sa famille paternelle lui valait, certes, un héritage intellectuel et spirituel de qualité, mais ne lui

donnait pas de solides attaches dans le système politique et social local. Par contre l’appartenance de sa

mère à la famille Faal lui donnait un potentiel relationnel important dans le Baol. Afin de le maximiser, il va

s’appuyer fortement sur sa famille maternelle, à la fois pour gouverner la communauté naissante et

construire des connexions avec l’aristocratie régnante du Baol. Dans ce cadre, toutes les branches de la

descendance de son ancêtre Maasigui seront mises à contribution. La descendance de celui-ci était

constituée de quatre femmes -Codu, Yaxa, Issa, NDaak -la cadette- et d’un homme, Masamba Anta.

A son cousin Baakar, de la branche de Yaxa, sera confiée la fonction de conseiller ; et c’est à ce titre

qu’il a eu le privilège de diriger la répartition de son héritage, après sa mort. A son petit fils Njuga Biigue de

la branche de Masamba Anta, fut confié le rôle de chef de village, en charge des relations avec

l’administration du Teegne. A son cousin Majoojo, petit-fils de Masamba Anta, qui l’avait accompagné

pendant le jihad, il confia la gestion du domaine de Cooty, à 3 kilomètres de Thiénaba. Il était assisté dans

177 Il s’est rendu personnellement à Lambaye le rencontrer en audience. Interview de MBaye Sarr NDiaye, Thiénaba, octobre, 2008. 178 Interview de Serigne Ibrahima Diop, Thiénaba, février 1996. Son père NDiaga Diop faisait partie des grands étudiants d’Amary NDaak.

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cette tache par son neveu Yuusu Njaay de la branche de Codou. La terre étant le principal capital dans

cette société agricole, il développa aussi une stratégie foncière, à cet effet.

Figure 3. Famille maternelle d’Amary NDaak

2.2. L’approche collective dans la colonisation du terroir

Certes, le Teegne l’avait autorisé à occuper tout l’espace souhaité, entre Fandeen et Ngunjaan (figure 5),

mais il fallait des bras pour coloniser ce territoire, car le seul moyen d’y assurer un droit de propriété

incontestable, c’était d’être le premier défricheur. Ses enfants étant trop jeunes, le rappel et le

regroupement de ses neveux et cousins autour de lui participaient de cette stratégie. Ainsi Majoojo, Yuusu,

Njuga Biigue et Daur défrichaient le matin pour le compte du marabout, et l’après midi pour leur propre

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compte. Cela transparaît aujourd’hui encore dans la structure du terroir, les grands domaines du marabout

étant toujours jouxtés par les exploitations, plus modestes de ses neveux. Toutefois, s’il a pu disposer de

terres aussi étendues, c’est parce que la colonisation de terres ne s’est pas limitée à cette approche

familiale. Il fut assisté dans cette tâche par les familles d’origine, comme les Ndongo et les Jaa, mais aussi

celles installées précocement comme les Taal. Elles disposaient toutes d’une main d’œuvre adulte

nombreuse qu’elles mettaient souvent à la disposition du marabout.

Cependant les arrivants précoces n’étaient pas tous des défricheurs. Certains, ayant rejoint, seuls, le

marabout, ne disposaient pas de main d’œuvre pour s’adonner au défrichement. Du reste, dans un premier

temps tout au moins, ils ne disposaient pas de leur propre résidence mais vivaient dans la cour du

marabout. C’est le cas, à titre d’exemple, de Tuutaan Sekk179

. C’est un des tout premiers à rejoindre Amary

NDaak afin de solliciter entre autres, ses talents de tradipratricien. Séduit par sa pratique religieuse, il a fait

allégeance et est resté au service du marabout.

Figure 4. L’organisation de la communauté maadyanke

179 Interview de NDiaga Seck, petit-fils de Tuutaan Sekk, mars 2014.

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2.3. Le rôle des leaders locaux dans renforcement de la communauté maadyanke

Si la communauté villageoise s’est construite sur une base familiale ensuite élargie à d’autres arrivants,

l’extension de l’influence maadyanke dans le Baol occidental a été portée par des leaders locaux influents

qui constituaient deux catégories distinctes : les allégeances spontanées et les vétérans jihadistes

autonomes.

S’agissant du premier groupe, il était formé par la plupart des chefs des villages environnants. Il ne faut

pas perdre de vue qu’à l’époque, aucune figure maraboutique d’envergure n’avait encore émergé dans cette

partie du pays. Beaucoup de chefs de communautés villageoises pratiquaient un Islam autodidacte

approximatif et s’empressaient d’aller à la rencontre de marabouts réputés. Ce fut le cas avec Amary NDaak

dont l’érudition et surtout le passé prestigieux de jihadiste ont attiré beaucoup de chefs de villages. A la

différence des premiers habitants de Cenaba, eux ne venaient pas s’installer, mais faire allégeance avec

leurs protégés qui étaient le plus souvent des parents. C’est ainsi qu’à une période qui n’est pas datée, mais

assez proche de la fondation de Cenaba, Serigne MBaye Sall et les habitants de son village Kër MBaye Sall

ont fait acte d’allégeance à l’ordre maadyanke180. Goora Ganna Gnang du village de Kër Njaga Saar en fera

de même et acquerra une certaine préséance dans la communauté au point de diriger la prière mortuaire à

la mort d’Amary NDaak.

L’adhésion de Gnakkur Saar est plus complexe. Habitant du village de Njooj, près de Bambey, il était

déjà maadyanke initié par Serigne NGaye, un vétéran du jihad. Lui ayant rendu visite au retour du jihad,

Serigne Ngaye lui aurait signifié qu’il n’était plus nécessaire de faire ce déplacement car le dépositaire de

l’héritage était son voisin dans le Baol occidental. A son retour, il a renouvelé l’acte d’allégeance auprès

d’Amary NDack, dont il deviendra l’un des plus proches collaborateurs181.

180 Il avait fait connaissance avec Amary NDaak lors du séjour de ce dernier à Pir en 1876.Apparenté au Teegne du Baol, il était à la

recherche d’un terroir dans le Baol occidental. En l’absence de terroirs vacants, le Teegne a prélevé sur ceux des villages environnants afin de constituer pour lui le terroir de Kër MBaye Sall. Interview d’Aliou Sall, petits fils de MBaye Sall, Thiénaba, mars 2014.

181 Interview de NGagne Demba Sarr, petit fils de Gnakkkur Sarr, avril 2013.

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Figure 5. Influence maadyanke dans le Baol au XIXème

siècle

Quant aux jihadistes autonomes, il s’agissait d’une catégorie bien à part de partisans d’Amary NDaak.

Comme lui, ils étaient des vétérans du jihad ayant survécu à Samba Saajo. Lorsqu’ils ont appris

l’installation du marabout au Baol, ils l’ont rejoint, certes, mais ont préféré constituer leur propre terroir dans

le voisinage de Cenaba. Ce fut le cas de Mayib Joob qui fonda le village de Kër Yaaba en 1895, à une

dizaine de kilomètres, à l’Est de Cenaba. Banda Gnang, fondateur du village de Kër Banda, en 1892 à 6

kilomètres, au Sud de Cenaba, appartient aussi à cette catégorie. Dans cette attitude, il est possible de lire

une double volonté. D’une part la reconnaissance du leadership spirituel d’Amary NDaak, en tant que

dépositaire de l’héritage maadyanke. Mais d’autre part, le souci de se démarquer de sa stratégie familiale

de contrôle des terroirs qui risquait de faire d’eux des propriétaires de second ordre, disposant de domaines

agricoles exigus. C’est pourquoi ils ont recherché ce voisinage qui les plaçait dans le giron spirituel du

marabout, tout en étant suffisamment distants pour construire une autonomie foncière.

CONCLUSION

Avant d’être historique, l’intérêt de cette étude est d’abord méthodologique. La tradition, délestée autant

que possible de sa coloration hagiographique et complétée par les sources inédites, a permis de faire

émerger la figure d’Amary Ndaak après la disparition de Sheexu Ahmadu. Sa posture pendant le dernier

quart du XIXème siècle et le bilan de son action ont préservé et pérennisé l’héritage maadyanke. En affirmant

que « rien n’est resté de ce mouvement », ou que « le 11 février, la bataille de Samba Sajo consacra la fin

du mouvement politico religieux d’Ahmadu Sheku » E. Charles et M. Diouf ont sans doute surestimé

l’impact de la décapitation du leadership maadyanke à Samba Saajo182. Plus globalement, mais dans la

même veine, quand il oppose marabouts des « anciens régimes du XIXème siècle » et ceux de

182 Le premier propos est celui d’E. Charles, 1977, P. 52. Le second, celui de M. Diouf, 1990, p. 252

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Liens Nouvelle Série Le maadyankisme après Samba Saajo. Le rôle d’Amary NDaak dans sa renaissance au Baol

l’ « accommodation », D. Robinson183, suggère une logique de sédimentation. Mais entre les générations de

marabouts, la logique historique n’est pas géologique, elle est spatiale. Il n’y a pas eu fossilisation des

réformateurs par les figures émergentes de la fin du XIXème siècle, mais plutôt cohabitation dans des

territoires à la fois spécifiques et imbriqués. Dans cet espace, le maadyankisme, loin d’avoir disparu,

constitue un pôle tijaan autonome à côté des autres obédiences.

Lexique

Buurba : titre porté par les rois du Jolof

Ceddo : au sens premier, désigne l’élite guerrière dans les royaumes wolof. Les ceddos se distinguaient par leurs pratiques païennes et leur violence. Le terme a fini par désigner, au sens large, le pouvoir aristocratique des royaumes wolof, par opposition au pouvoir maraboutique.

Dammeel : titre porté par les rois du Kajoor

Dimarnaabe : habitants de la province du Dimar, dans le Tooro. Ibra penda Buyo comptait de nombreux adeptes parmi eux.

Garmi: membres de la famille royale, généralement dépositaires de charges et administrateurs de territoires. En effet, en l’absence de trésorerie publique distributrice de prébendes, la plupart des charges politiques étaient assorties de commandements territoriaux dont l’étendue et la richesse étaient fonction de la qualité de la charge.

Gebla : Territoires du Sud-Ouest de la Mauritanie habité par les Hassan et les Zawayas et où se développeront les émirats maures, après le déclin almoravide. Appelé Gannaar par les Wolof.

Istixaar : science divinatoire reposant sur le recours au texte coranique pour s’informer sur l’avenir.

Maadyankisme : branche tijaan dont le fondateur est Mamadu Hamme Ba de Wuro Maadyu. Rattaché au fondateur de la tarixa par Abdoul Karim Diallo et Maouloud Fall, il s’agit d’une tijaanyya armée et orthodoxe ayant affronté la colonie et les pouvoirs ceddo alliés entre 1869 et 1875. Pendant cette période, son influence s’étendait essentiellement dans le Tooro, au Jolof, au Njambur ainsi qu’à dans Saint-Louis et sa banlieue. Le maadyankisme y compte, aujourd’hui encore de nombreux adeptes, mais le principal pôle maadyanke est Thiénaba, dans le Baol occidental.

Teegne : titre porté par les rois du Baol

Tooroodo : singulier de Toorrobe, qui désigne la classe dominante dans le Fuuta. Auparavant, la communauté tooroodo renvoyait simplement à un groupe islamisé et possédant des rudiments de connaissances islamiques. Elle comprenait alors des personnes d’origine sociale et ethnique diverse. Le tournant dans l’évolution de cette communauté est la prise du pouvoir et la fondation d’un régime islamique vers la fin du XVIIIème siècle. Les Tooroobe devinrent ainsi une classe politique et un groupe social au sommet de la pyramide sociale du Fuuta.

Worma : terme d’origine arabe wolofisé, signifiant courtoisie, égards à l’endroit notamment d’un guide religieux.

Zawaya : tribus maures du Sud de la Mauritanie, versées dans l’enseignement et les sciences religieuses. Les Zawayas se distinguaient ainsi des Hassan, tribus plus politisées et versées dans l’art de la guerre.

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183 D. Robinson, 1975, p. 48 à 49

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