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Le droit au suicide assisté dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme
Dr. Grégor Puppinck / Dr. Claire de la Hougue
Proposition de citation : Grégor Puppinck / Claire de la Hougue, Le droit au suicide assisté dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, in : Jusletter 27 janvier 2014
ISSN 1424-7410, www.jusletter.ch, Weblaw AG, [email protected], T +41 31 380 57 77
La CEDH construit un droit conventionnel au suicide assisté qui découle d'une vision du sui-cide comme expression de l'autonomie individuelle. Ainsi, ce « droit » ne trouve pas sa cause dans la souffrance, mais dans la liberté, rendant incohérent le fait de le réserver aux person-nes grabataires. La seule responsabilité de l'Etat serait d'éviter les abus en veillant à la qualité de la volonté de mort. La Cour transcrit ainsi l'individualisme et le matérialiste contemporains, révolutionnant un fondement de la Convention : la dignité humaine ne serait plus inhérente, mais relative et rélexive, absorbée dans la liberté individuelle.
Domaine(s) juridique(s) : Droit de la santé ; Droit à la vie. Liberté personnelle ; Articles scientiiques
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Grégor Puppinck / Claire de la Hougue, Le droit au suicide assisté dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, in : Jusletter
27 janvier 2014
Table des matières
1. IntroductionI. Les étapes de la création d'un droit conventionnel au suicide assisté
1. L'arrêt Pretty contre le Royaume-Uni2. L'arrêt Haas contre la Suisse3. L'arrêt Koch contre l'Allemagne4. L'arrêt Gross contre la Suisse
II. Les questions de fond1. L'afirmationd'undroitmatérielconventionnelparlavoiepériphériquedesobliga-
tions procédurales2. Droit à la qualité de la vie (art. 8) v. droit à la vie (art. 2) : changement de paradig-
me de la Convention3. LerôledelaCouretleprincipedesubsidiarité
1. Introduction
[Rz 1] Le droit à la vie est le premier dans la liste des droits
énumérés par la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après :
la Convention). Il igure à l'article 2, qui n'est pas susceptible de dérogation même en cas de guerre ou de danger public
menaçant la vie de la nation (article 15). L'article 2 énonce
de façon limitative les cas dans lesquels le fait d'inliger la mort n'est pas considéré comme une violation : la légitime
défense, l'arrestation régulière et la répression d'une émeute
conformément à la loi, à condition que le recours à la force ait
été absolument nécessaire. La peine de mort, encore admise
à l'époque de la Convention, a été exclue même en cas de
circonstances exceptionnelles par les protocoles 6 et 13.
[Rz 2] Le droit à la vie bénéicie donc d'une protection particu-
lièrement forte au titre de la Convention. Celle-ci oblige l'Etat
non seulement à s'abstenir d'inliger la mort mais aussi à pro-
téger la vie1 en prenant des mesures positives, notamment
en interdisant le meurtre, l'euthanasie ou l'aide au suicide.
[Rz 3] C'est dans ce contexte qu'a émergé récemment la
demande de reconnaissance d'un droit à mourir, par eu-
thanasie ou par suicide assisté. Cette demande a été for-
mulée principalement sur la base de l'article 2 lui-même, et
sur celle de l'article 8 garantissant le respect de la vie privée
et familiale. Jusqu'au fameux arrêt Pretty contre Royaume-
Uni2, on ne trouve presque pas trace de jurisprudence dans
le système de la Convention ayant trait directement à cette
problématique. Il faut noter une décision de 1983, par laquel-
le l'ancienne Commission avait jugé irrecevable la requête
d'une personne condamnée pour avoir prêté assistance à la
commission d'un suicide. Elle avait alors statué ainsi :
1 Arrêt CEDH L.C.B.c. Royaume-Uni du 9 juin 1998, req. 23413/94, § 36 ; Arrêt CEDH Association of Parents c. Royaume-Uni du 12 juillet 1978, req. 7154/75 : « La Commission estime que la première phrase de l'article
2 impose à l'Etat une obligation plus large que celle que contient la deuxi-
ème phrase. L'idée que « le droit de toute personne à la vie est protégé par
la loi » enjoint à l'Etat non seulement de s'abstenir de donner la mort « in-
tentionnellement », mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la
protection de la vie ». 2 Arrêt CEDH Pretty c. Royaume-Uni du 29 avril 2002, (GC), req. 2346/02.
« La Commission n'estime pas que l'activité pour la-
quelle le requérant a été condamné, à savoir assis-
tance au suicide, puisse être décrite comme relevant
de la vie privée, telle que cette notion a été élaborée.
On peut certes envisager que pareille activité touche di-
rectement à la vie privée du candidat au suicide, mais il
ne s'ensuit pas que les propres droits du requérant à la
vie privée aient été mis en jeu. La Commission estime
au contraire que les actes d'assistance, de conseil ou
d'aide au suicide sont exclus de la notion de vie privée
car ils portent atteinte à l'intérêt général de la protection
de la vie, telle que traduit dans les dispositions pénales
de la loi de 1961 »3 .
[Rz 4] Dans la même affaire, le requérant se plaignait
d'atteinte à sa liberté d'expression. La Commission a admis
l'ingérence mais l'a jugée justiiée :
« La Commission estime que, dans les circonstances
de la cause, il y a eu ingérence dans l'exercice du droit
du requérant à communiquer des informations. Elle doit
cependant tenir compte à cet égard de l'intérêt légitime
de l'Etat à prendre des mesures visant à protéger de
tout comportement criminel la vie des citoyens, notam-
ment de ceux qui sont particulièrement vulnérables en
raison de leur âge ou de leur inirmité. Elle reconnait le droit de l'Etat au regard de la Convention à se prémunir
contre les inévitables abus criminels qui se produiraient
en l'absence d'une législation punissant l'assistance au
suicide. Le fait qu'en l'espèce le requérant et son as-
socié semblent avoir été bien intentionnés ne change
rien, aux yeux de la Commission, à la justiication de l'intérêt général »4 .
[Rz 5] Cela étant, quatre Etats européens ont depuis admis la
pratique du suicide assisté et, pour certains, de l'euthanasie
active5. L'assistance au suicide consiste à fournir au can-
didat au suicide les moyens de se suicider, par exemple
une substance létale, mais c'est l'intéressé qui accomplit
le dernier acte, celui qui donne la mort. Au contraire, dans
le cas d'euthanasie ou meurtre à la demande de la victime,
c'est l'assistant qui commet l'acte. En Belgique, le nombre
d'euthanasies oficiellement recensées double quasiment tous les quatre ans : il est passé de 349 en 2004 à 1432 en
2012. Aux Pays-Bas, le nombre d'euthanasies a augmenté
de 74 % entre 2003 et 2010. Des abus6 ont été signalés, aussi
3 Arrêt CEDH R. contre Royaume-Uni du 4 juillet 1983, req. 10083/82, § 13. 4 Id. § 17. 5 Pays-Bas,loidu12avril2001;Belgique,loidu28mai2002;Luxembourg,
loi du 16 mars 2009. La Suisse tolère l'assistance au suicide lorsque le motif n'est pas égoïste mais interdit l'euthanasie.
6 « Bilan des expériences étrangères sur le suicide assisté et l'euthanasie », Annexe 2 à l'avis n° 121 du Comité national consultatif d'éthique sur Fin de
vie, autonomie de la personne, volonté de mourir, 1er juillet 2013.
3
Grégor Puppinck / Claire de la Hougue, Le droit au suicide assisté dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, in : Jusletter
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bien en Belgique7, qu'en Suisse8 et aux Pays Bas, en particu-
lier par le Comité des droits de l'homme de l'ONU9.
[Rz 6] Si la Cour a noté que « l'on ne saurait sous-estimer les
risques d'abus inhérents à un système facilitant l'accès au
suicide assisté »10, elle n'a pas adopté une attitude de prin-
cipe opposée au suicide assisté ni même à l'euthanasie11.
La Cour a non seulement toléré cette pratique, mais plus
encore progressivement développé un véritable droit con-
ventionnel au suicide assisté ainsi qu'un cadre procédural
impliquant des obligations positives pour l'Etat. Pour cela,
elle a progressivement étendu à la mort volontaire le champ
d'application de l'article 8 relatif au respect du droit à la vie
privée et familiale et développé les obligations procédurales
de l'Etat en cette matière (I). Cette jurisprudence soulève des
questions de fond, tant au regard du contenu de la Conventi-
on elle-même que de son rôle à l'égard des Etats parties (II).
I. Les étapes de la création d'un droit
conventionnel au suicide assisté
[Rz 7] Le suicide n'est plus pénalement ni civilement sanc-
tionné dans les Etats membres du Conseil de l'Europe. Les
individus peuvent donc attenter à leurs jours sans risquer la
prison en cas d'échec ni des conséquences civiles sur leur
sépulture ou leur patrimoine en cas de décès. Il s'agit d'une
faculté qui ne dispense cependant pas l'Etat de sa responsa-
bilité de faire ce qui est en son pouvoir pour prévenir les sui-
cides12. D'une telle faculté, la Cour a progressivement glissé
7 Voir É. de diesbach, M. de Loze, c. brochier et e. Montero, Euthanasie : 10 ans
d'application de la loi en Belgique », Institut Européen de Bioéthique, av-ril2012,Bruxelles.Accessibleà l'adressehttp://www.ieb-eib.org/fr/pdf/euthanasie-belgique-10-ans-de-depenalisation.pdf (dernière consultation en janvier 2014).
8 Problèmes de l'assistance médicale au suicide, Prise de position de laCommission Centrale d'Éthique (CCE) de l'Académie suisse de sciences médicales, 20 janvier 2012, qui révèle « des pratiques indéfendables de
l'assistance médicale au suicide, que ce soit avec ou sans la participa-
tion d'une organisation d'assistance au suicide. Les situations délicates
concernent notamment l'évaluation de la capacité de discernement et de
la persistance du désir de mourir, l'exclusion des proches ou du médecin
traitant (dans ce cas le problème réside dans le fait que les proches ou le
médecin de famille ne peuvent être informés qu'avec l'autorisation d'un
patient capable de discernement), la prise en considération des antécé-
dents médicaux du patient, l'assistance au suicide chez les malades psy-
chiques, les malades chroniques et les personnes d'un âge avancé, « fati-
guées de vivre » ». 9 Observations finales duComitédes droits de l'hommede l'ONUsur les
rapports présentés par lesPays-Bas, 25 août 2009,CCPR/C/NLD/CO/4,§ 7. Accessible à l'adresse http://daccess-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G09/445/63/PDF/G0944563.pdf?OpenElement (dernière consultati-on en janvier 2014).
10 Arrêt CEDH Haas contre la Suisse du 20 janvier 2011, req. 31322/07, § 58. 11 Ellearejetécommemanifestementirrecevableunerequêterédigéeparle
Professeur oLivier de schutteretintroduiteparl'associationbelge«Juri-vie » contre la loi sur l'euthanasie (archives personnelles).
12 Le suicide est l'une des principales causes de mortalité des jeunes dans
vers une liberté, et de là à un droit de se suicider : tout ce qui
n'est pas interdit sous peine de sanction est autorisé, donc
le suicide est autorisé, donc j'ai le droit de me suicider. C'est
alors qu'a surgi la question des personnes qui souhaitent se
suicider mais ne sont pas en mesure de le faire par elles-
mêmes, en raison de leur état de santé : leur liberté de se
suicider n'est pas effective. L'Etat doit-il les « forcer » à vivre,
notamment en sanctionnant ceux qui les aiderait à se suici-
der, ou fermer les yeux, voire les aider à mettre in à leurs jours ? Plus encore, l'Etat peut-il empêcher les individus de
se suicider de façon « propre », sûre et sans douleur en leur
interdisant l'accès aux poisons et services appropriés ?
[Rz 8] La jurisprudence de la Cour conduit clairement à
l'acceptation d'un droit au suicide assisté, progressivement
élaboré depuis une douzaine d'années par les quatre ar-
rêts qui vont être présentés ci-dessous. La Cour parle ex-
clusivement de suicide assisté, même dans les cas où la
situation du candidat au suicide le met dans l'impossibilité
d'accomplir lui-même l'acte létal. Dans ce cas, il s'agit en réa-
lité d'euthanasie.
1. L'arrêt Pretty contre le Royaume-Uni
[Rz 9] La première pierre dans l'édiication d'un droit à l'euthanasie a été posée par l'arrêt Pretty contre le Royaume-
Uni du 29 avril 200213, adopté par la quatrième section de
la Cour, à l'unanimité. La requérante souffrait d'une maladie
neurodégénérative conduisant à la mort dans de grandes
souffrances. Totalement paralysée, elle souhaitait mettre in à ses jours mais avait pour cela besoin de la coopération de
son mari. Elle avait tenté en vain d'obtenir des autorités judi-
ciaires l'assurance que celui-ci ne ferait pas l'objet de pour-
suites pénales. Elle saisit alors la Cour en soutenant notam-
ment que l'article 2 protégeait le droit à la vie contre les tiers
mais n'empêchait pas de mettre in à sa propre vie et que l'interdiction du suicide assisté portait atteinte à sa vie privée,
en particulier à un droit à l'autodétermination.
[Rz 10] La Cour a d'abord examiné l'affaire sous l'angle de
l'article 2, soulignant qu'elle a toujours « mis l'accent sur
l'obligation pour l'Etat de protéger la vie »(§ 39). Elle a relevé
la différence entre le droit à la vie et les libertés qui présen-
tent un aspect positif (un droit d'agir) et un aspect négatif (un
droit de ne pas agir). Ainsi, la liberté de religion garantit la
faculté de croire comme celle de ne pas croire, et le droit de
se marier implique celui de ne pas se marier. Il n'en va pas
de même pour la protection de la vie, comme l'a expliqué la
Cour :
« Elle n'est pas persuadée que le « droit à la vie »
denombreuxpays,d'oùl'instaurationd'unejournéemondialedepréven-tiondusuicidesousl'égidedel'OMS,le10septembre2012.Accessibleàl'adresse http://www.who.int/mental_health/prevention/suicide/suicide-prevent/fr/index.html (dernière consultation en janvier 2014).
13 Arrêt CEDH Pretty c. Royaume-Uni du 29 avril 2002, (GC), req. 2346/02.
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Grégor Puppinck / Claire de la Hougue, Le droit au suicide assisté dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, in : Jusletter
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garanti par l'article 2 puisse s'interpréter comme com-
portant un aspect négatif. Il n'a aucun rapport avec les
questions concernant la qualité de la vie ou ce qu'une
personne choisit de faire de sa vie. Dans la mesure où
ces aspects sont reconnus comme à ce point fonda-
mentaux pour la condition humaine qu'ils requièrent une
protection contre les ingérences de l'Etat, ils peuvent
se reléter dans les droits consacrés par la Convention ou d'autres instruments internationaux en matière de
droits de l'homme. L'article 2 ne saurait, sans distorsion
de langage, être interprété comme conférant un droit
diamétralement opposé, à savoir un droit à mourir ; il ne
saurait davantage créer un droit à l'autodétermination
en ce sens qu'il donnerait à tout individu le droit de
choisir la mort plutôt que la vie » (§ 39).
[Rz 11] La Cour en conclut « qu'il n'est pas possible de dé-
duire de l'article 2 de la Convention un droit à mourir, que ce
soit de la main d'un tiers ou avec l'assistance d'une autorité
publique » (§ 40).
[Rz 12] En revanche, sur le terrain de l'article 8, la Cour a
d'abord constaté que « la requérante en l'espèce est empê-
chée par la loi d'exercer son choix d'éviter ce qui, à ses yeux,
constituera une in de vie indigne et pénible » (§ 67). Tout en utilisant une formulation hypothétique, la Cour fait entrer ce
choix dans le champ de l'article 8 : « La Cour ne peut exclu-
re que cela représente une atteinte au droit de l'intéressée
au respect de sa vie privée, au sens de l'article 8 § 1 de la
Convention. Elle examinera ci-dessous la question de savoir
si cette atteinte est conforme aux exigences du second para-
graphe de l'article 8 » (§ 67). Ce « ne peut exclure » signiie en réalité « admet » : la Cour fait entrer l'exercice de ce choix
dans le champ d'application de l'article 8. La Cour réalise ce
que la Commission « envisageait » dans sa décision R. con-
tre Royaume-Uni14, à savoir « que pareille activité touche di-
rectement à la vie privée du candidat au suicide ». Dans cette
perspective libérale, toute limitation par l'Etat à l'exercice de
ce choix doit à présent être justiiée, c'est-à-dire nécessaire et proportionnée.
[Rz 13] Ayant exclu l'existence d'un droit à l'autodétermination
au titre de l'article 2, la Cour a admis un droit au respect de
l'autonomie personnelle relevant de l'article 8. L'exercice de
ce droit est cependant conditionné par les exigences de
sécurité et de santé publiques qui, en l'espèce, ont condu-
it la Cour à conclure à l'absence de violation en raison de
l'existence de « risques manifestes d'abus, nonobstant les
arguments développés quant à la possibilité de prévoir des
garde-fous et des procédures protectrices » (§ 74)15.
14 Arrêt CEDH R. contre Royaume-Uni du 4 juillet 1983, req. 10083/82. 15 « Plus grave est le dommage encouru et plus grand est le poids dont
pèseront dans la balance les considérations de santé et de sécurité pu-
bliques face au principe concurrent de l'autonomie personnelle. (…) Il
incombe au premier chef aux Etats d'apprécier le risque d'abus et les con-
séquences probables des abus éventuellement commis qu'impliquerait un
[Rz 14] Dans l'affaire Pretty, tout en ayant conclu à l'absence
de violation, la Cour a admis que le suicide assisté relève du
champ de l'autonomie personnelle, laquelle peut se prévaloir
de la Convention au titre de l'article 8.
2. L'arrêt Haas contre la Suisse
[Rz 15] La deuxième étape de la reconnaissance du droit à
l'euthanasie a été franchie avec l'arrêt Haas contre la Suisse
adopté le 20 janvier 201116 par la première section de la Cour,
à l'unanimité. Par cet arrêt, la Cour a fait passer le suicide as-
sisté de la qualité de liberté individuelle à celle de droit con-
ventionnel. Cet arrêt a été reconnu comme proclamant « un
véritable droit conventionnel au suicide »17, consacrant « bel
et bien un droit de décider de sa propre mort, et esquisse
même, à la charge des États, une « obligation positive » de
fournir à toute personne douée de discernement les moyens
de se donner la mort »18.
[Rz 16] En Suisse, le meurtre à la demande de la victime
ainsi que l'incitation et l'assistance au suicide motivées
par des « motifs égoïstes » sont pénalement sanctionnés
(Code pénal suisse, CP, art. 114 et 11519). Toutefois, un
médecin peut légalement prescrire une substance létale à
un patient en in de vie s'il respecte les conditions établies par la jurisprudence du Tribunal fédéral20. Le Tribunal fédé-
ral a souligné le caractère exceptionnel de cette pratique :
« l'assistance au suicide ne saurait être considérée comme
faisant partie des activités du médecin, parce qu'elle va en
soi à l'encontre des buts de la médecine »21. Ce Tribunal a
observé que « l'obligation de présenter une prescription mé-
dicale repose sur une base légale claire, accessible et prévi-
sible »22 tant en droit interne qu'en droit international et ajouté
que cette prescription doit respecter la déontologie médicale
assouplissement de l'interdiction générale du suicide assisté ou la créati-
on d'exceptions au principe. Il existe des risques manifestes d'abus, no-
nobstant les arguments développés quant à la possibilité de prévoir des
garde-fous et des procédures protectrices » (§ 74). 16 Arrêt CEDH Haas contre la Suisse du 20 janvier 2011, req. 31322/07. 17 Jean-Pierre MarguÉnaud, « Le droit de se suicider de manière sûre, digne et
indolore », RTD Civ. 2011 p. 311 (à propos de Arrêt CEDH Haas contre la
Suisse du 20 janvier 2011, req. 31322/07). 18 oLivier bacheLet, « Droit au suicide: un nouveau jalon posé par la Cour eu-
ropéenne », Dalloz actualité, 3 février 2011. (Arrêt CEDH Haas contre la
Suisse du 20 janvier 2011, req. 31322/07). 19 « Article 114 – Meurtre à la demande de la victime : Celui qui, cédant à
un mobile honorable, notamment à la pitié, aura donné la mort à une per-
sonne à la demande sérieuse et instante de celle-ci sera puni d'une peine
privative de liberté de trois ans au plus ou d'une peine pécuniaire. Article
115 – Incitation et assistance au suicide : Celui qui, poussé par un mobile
égoïste, aura incité une personne au suicide, ou lui aura prêté assistance
en vue du suicide, sera, si le suicide a été consommé ou tenté, puni d'une
peine privative de liberté de cinq ans au plus ou d'une peine pécuniaire ». 20 Arrêtdu3novembre2006,longuementcitédansl'arrêtHaas, § 16 21 Arrêtdu3novembre2006,§6.3.422 Arrêtdu3novembre2006,§6.3.2
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formulée dans les directives médico-éthiques de l'Académie
suisse des sciences médicales sur la prise en charge des
patients en in de vie23. Ces règles précisent à quelles condi-
tions un patient peut recevoir cette prescription : elles sont re-
latives notamment à son état de santé, à son information et à
l'expression de sa volonté24. Un médecin qui ne respecterait
pas ce cadre s'exposerait à des sanctions civiles, pénales et
disciplinaires.
[Rz 17] Dans l'affaire Haas, le requérant, souffrant d'un trou-
ble psychique, souhaitait se suicider en utilisant une subs-
tance létale, soumise à prescription médicale conformément
à la loi suisse. Ne rentrant pas dans le cadre prévu par cette
législation, il tenta en vain d'obtenir une dérogation ain de se procurer cette substance sans ordonnance médicale. Il
se plaignait de ce que cette impossibilité portait atteinte à
son droit à la vie privée, tel que protégé par l'article 8 de la
Convention. En l'espèce, le requérant n'étant ni atteint d'une
maladie mortelle ni inirme, rien ne l'empêchait de se suicider par ses propres moyens. Il considérait cependant que l'Etat
aurait dû lui fournir les moyens médicamenteux de se suici-
der sans douleur et sans risque d'échec.
[Rz 18] Dans l'arrêt Pretty, la Cour avait émis l'hypothèse
qu'être empêché par la loi « d'exercer son choix » de mettre
in à ses jours pouvait constituer une atteinte au respect de sa vie privée. Dans l'arrêt Haas, la Cour est allée plus loin,
glissant du « choix » reconnu par l'arrêt Pretty au « droit » de
se suicider. La Cour a ainsi formulé le principe nouveau su-
ivant lequel « le droit d'un individu de décider de quelle ma-
nière et à quel moment sa vie doit prendre in, à condition qu'il soit en mesure de forger librement sa propre volonté à
ce propos et d'agir en conséquence, est l'un des aspects du
droit au respect de sa vie privée au sens de l'article 8 de la
Convention »(§ 51). La Cour reconnaissait là explicitement
le droit de se suicider de manière sûre, digne et indolore25.
A ce droit étaient associées deux conditions visant la qualité
23 Problèmes de l'assistance médicale au suicide, Prise de position de laCommission Centrale d'Éthique (CCE) de l'ASSM, 20 janvier 2012 : « Les
directives de l'ASSM sur la « prise en charge des patientes et patients en
fin de vie » limitent l'assistance au suicide à un espace de temps défini.
Selon ces directives, un médecin peut supposer que la fin de vie est pro-
che lorsque, se fondant sur des signes cliniques, il a acquis la conviction
que s'est installé un processus dont on sait par expérience qu'il entraîne
la mort en l'espace de quelques jours ou de quelques semaines. La CCE
est consciente que ces directives excluent les personnes désirant mettre
fin à leur vie parce qu'elles sont fatiguées de vivre ou qu'elles considèrent
leur qualité de vie insuffisante, mais n'étant pas en fin de vie. Ce point est
en accord avec l'attitude fondamentale de l'ASSM soulignée à maintes re-
prises, selon laquelle l'instauration croissante de l'assistance au suicide
relève de la responsabilité de la société dans son ensemble et ne peut être
déléguée au corps médical ». 24 http://www.samw.ch/fr/Ethique/Directives/actualite.html (dernière con-
sultation en janvier 2014). 25 Jean-Pierre MarguÉnaud, « Le droit de se suicider de manière sûre, digne et
indolore », RTD Civ. 2011 p. 311 (à propos de Arrêt CEDH Haas contre la
Suisse du 20 janvier 2011, req. 31322/07).
de la volonté du candidat au suicide et sa capacité à « agir
en conséquence »(cette seconde condition est ambigüe).
L'existence du droit conventionnel au suicide n'est pas subor-
donnée à ces deux conditions, car en tant que droit subjectif
il existe par le sujet lui-même ; celles-ci conditionnent seule-
ment la garantie publique du droit au titre de l'article 826.
[Rz 19] La question soulevée concernait donc l'existence ou
non d'une obligation positive de l'Etat de fournir au requérant
les moyens de se suicider de façon sûre et indolore.
[Rz 20] Bien que la requête fût examinée uniquement au re-
gard de l'article 8, la Cour a rappelé qu'il fallait lire la Conven-
tion comme un tout : « il convient de se référer, dans le cadre
de l'examen d'une éventuelle violation de l'article 8, à l'article
2 de la Convention, qui impose aux autorités le devoir de pro-
téger les personnes vulnérables même contre des agisse-
ments par lesquels elles menacent leur propre vie » (§ 54).
Comme dans l'affaire Pretty, c'est compte tenu des « risques
d'abus inhérents à un système facilitant l'accès au suicide
assisté »(§ 58) que la Cour a jugé que l'exigence d'une or-
donnance pour obtenir une substance létale n'était pas dis-
proportionnée pour la protection de la santé et de la sécurité
publiques et la prévention des infractions pénales.
[Rz 21] Cela étant, on peut s'interroger avec Olivier Bachelet :
« comment la Cour peut-elle afirmer que « le droit à la vie
garanti par l'article 2 de la Convention oblige les Etats à mett-
re en place une procédure propre à assurer qu'une décision
de mettre in à sa vie corresponde bien à la libre volonté de l'intéressé » (§ 58), sans remettre en cause l'afirmation con-
tenue dans le § 39 de l'arrêt Pretty selon laquelle l'article 2 ne
saurait « créer un droit à l'autodétermination en ce sens qu'il
donnerait à tout individu le droit de choisir la mort plutôt que
la vie » »27 ?
[Rz 22] Par l'arrêt Pretty, la Cour restait dans le non-dit en re-
fusant d'exclure que le fait d'être empêché par la loi d'exercer
son choix représentait une atteinte à l'article 8 de la Con-
vention, mais elle avançait sur le terrain des obligations né-
gatives : celui de ne pas faire obstacle par la loi au choix
de l'intéressé, à sa liberté. On pouvait en conclure que si la
Convention couvrait la faculté ou la liberté de se suicider,
les Etats pouvaient poser des conditions faisant obstacle à
l'exercice de ce qui n'était encore qu'une faculté individuelle
privée. Avec l'arrêt Haas, « s'agissant d'un droit, et non plus,
comme dans l'arrêt Pretty, d'une liberté de mourir, la Cour
examine logiquement la demande du requérant sous l'angle
de l'obligation positive de l'Etat de prendre les mesures
26 En cela, nous différons légèrement de l'avis de Jean-Pierre MarguÉnaud pour qui « C'est la proclamation d'un véritable droit conventionnel au sui-
cide strictement subordonné à l'existence d'une véritable autonomie per-
sonnelle » in « Le droit de se suicider de manière sûre, digne et indolore », précit.
27 oLivier bacheLet, « Droit au suicide: un nouveau jalon posé par la Cour eu-ropéenne », Dalloz actualité, 3 février 2011. (Arrêt CEDH Haas contre la
Suisse du 20 janvier 2011, req. 31322/07)
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Grégor Puppinck / Claire de la Hougue, Le droit au suicide assisté dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, in : Jusletter
27 janvier 2014
nécessaires pour permettre un suicide digne »28. Autrement
dit, il s'agit de savoir si l'Etat avait « une obligation positive
d'adopter des mesures permettant de faciliter la commission
d'un suicide dans la dignité » (§ 61)29. Le suicide assisté n'est
plus seulement une liberté, il devient un droit.
3. L'arrêt Koch contre l'Allemagne
[Rz 23] Une troisième étape a été franchie par l'arrêt
Koch contre Allemagne du 19 juillet 201230 adopté par la cin-
quième section de la Cour, à l'unanimité. Avec cet arrêt, la
Cour impose à l'Etat non pas de faciliter le suicide en l'espèce
(cela relève d'une appréciation des faits), mais de justiier son refus de faciliter le suicide. Le droit au suicide assisté doit
être justiciable nonobstant son l'interdiction pénale dans le
droit interne. Dès lors que la Cour reconnaît au suicide assis-
té la qualité de droit subjectif au titre de la Convention, l'Etat
devient garant de la jouissance effective de ce droit.
[Rz 24] Mme Koch, tétraplégique mais dont la vie n'était pas
menacée, avait demandé à l'Institut fédéral des produits
pharmaceutiques et médicaux une dose de pentobarbital
sodique pour se suicider à son domicile. L'Institut fédéral la
lui refusa car l'euthanasie est interdite en Allemagne31. Les
époux Koch formèrent un recours pour contester sa déci-
sion. Toutefois, sans attendre l'issue de ce recours, Mme
Koch, aidée par son mari, se rendit en Suisse où « l'épouse
du requérant, assistée par Dignitas, se suicida », dit la Cour
(§ 12). En réalité, compte-tenu de l'état de Mme Koch qui était
presque complètement paralysée et sous assistance respira-
toire (§ 8), il est peu probable qu'elle ait pu faire elle-même
le dernier acte mettant in à sa vie. S'il a fallu lui administ-rer la substance létale, il s'agissait non d'un suicide assisté
mais d'une euthanasie. Le droit suisse distingue les deux,
puisqu'il ne sanctionne l'assistance au suicide qu'en cas de
motif égoïste (article 115 CP) alors qu'il sanctionne toujours le
meurtre à la demande de la victime (article 114 CP). Ce point
n'est pas clair en l'espèce.
[Rz 25] Après la mort de son épouse, M. Koch continua à
contester la décision de l'Institut devant les juridictions ad-
ministratives allemandes. Celles-ci jugèrent qu'il n'avait pas
qualité pour agir car la décision de l'Institut n'affectait pas sa
situation personnelle, mais celle de sa défunte épouse : en
28 Jean-Pierre MarguÉnaud, « Le droit de se suicider de manière sûre, digne et indolore », RTD Civ. 2011 p. 311 (à propos de Arrêt CEDH Haas contre la
Suisse du 20 janvier 2011, req. 31322/07). 29 En conclusion, toujours pour la Cour, « même à supposer que les Etats ai-
ent une obligation positive d'adopter des mesures permettant de faciliter
la commission d'un suicide dans la dignité, les autorités suisses n'avaient
pas méconnu cette obligation en l'espèce » (§ 61). 30 Arrêt CEDH Koch contre Allemagne du 19 juillet 2012, req. 497/09. 31 Selon l'article 216 du Code pénal, « Si une personne est amenée à com-
mettre un homicide à la demande expresse et solennelle de la victime, la
peine encourue est une peine d'emprisonnement de six mois à cinq ans.
Toute tentative de ce type est passible de sanctions. »
conséquence, il n'y avait pas lieu d'apprécier le bien-fondé
de la décision de refus. Toutefois, le Tribunal administratif de
Cologne énonça dans un obiter dictum sur le fond, que le
refus de l'Institut avait été légitime et conforme à l'article 8 de
la Convention : le recours, s'il avait été recevable, se serait
heurté à la clarté de l'interdiction pénale de l'homicide à la de-
mande de la victime. M. Koch saisit alors la Cour européenne
des droits de l'homme, alléguant que le refus d'autoriser son
épouse à se procurer une substance létale avait porté attein-
te au droit de celle-ci, ainsi qu'à son propre droit, au respect
de leur vie privée et familiale (article 8). Il se plaignait éga-
lement du refus des juridictions nationales d'examiner ses
griefs au fond (article 13, droit à un recours effectif).
[Rz 26] L'affaire Koch se heurtait ainsi non seulement à une
dificulté de fond, mais aussi et d'abord à une dificulté ma-
nifeste de recevabilité au regard de la qualité de victime du
requérant.
[Rz 27] Selon l'article 34 de la Convention, seule une person-
ne qui se prétend victime d'une violation de la Convention
peut saisir la Cour. En d'autres termes, on ne peut saisir la
Cour pour se plaindre de ce que les droits d'autrui ont été vio-
lés. Pour cette raison, se référant à sa décision d'irrecevabilité
Sanles Sanles contre l'Espagne32 dont les faits étaient com-
parables, la Cour estima « que le requérant n'a pas qualité
pour faire valoir les droits reconnus à son épouse par l'article
8 de la Convention, en raison du caractère non transférable
de ces droits ». Pourtant, elle opéra immédiatement après un
revirement de jurisprudence en afirmant que, compte tenu de « la relation exceptionnellement proche entre le requérant
et sa défunte épouse et [de] son implication immédiate dans
la réalisation du souhait de l'intéressée de mettre in à ses jours, (…) le requérant peut prétendre avoir été directement
affecté par le refus de l'Institut fédéral d'autoriser l'acquisition
d'une dose létale de pentobarbital de sodium » (§ 50). Ce
faisant, la Cour élargissait considérablement la notion de
32 Arrêt CEDH Sanles Sanles c. Espagnedu26octobre2000,req.48335/99:« La requérante peut certes prétendre avoir été touchée de près par les cir-
constances entourant le décès de M. Sampedro, malgré l'absence de liens
familiaux étroits [elle était la belle-sœur et l'héritière du défunt]. Toutefois,
la Cour estime que les droits réclamés par la requérante au titre des ar-
ticles 2, 3, 5, 8, 9 et 14 de la Convention appartiennent à la catégorie des
droits non transférables ; par conséquent, cette dernière ne saurait les ré-
clamer au nom de M. Sampedro dans le contexte de ses demandes devant
les juridictions internes. (…) Elle constate par ailleurs que M. Sampedro
a mis fin à ses jours quand il l'a voulu, et que la requérante ne saurait le
remplacer dans ses demandes à se voir reconnaître un droit à mourir dig-
nement, un tel droit, à supposer qu'il puisse être reconnu en droit interne,
ayant, en tout état de cause, un caractère éminemment personnel et non
transférable. La Cour conclut que la requérante ne peut donc pas agir au
nom de M. Sampedro et se prétendre victime des violations des articles 2,
3, 5, 8, 9, et 14 de la Convention, comme l'exige son article 34. Il s'ensuit
que cette partie de la requête est incompatible ratione personae avec les
dispositions de la Convention ». Une requête présentée par M. Sampedro avait auparavant été déclarée irrecevable pour non-épuisement des voi-es de recours internes : Arrêt CEDH Sampedro Camean c. Espagne du 17 mai 1995, décision de la Commission, req. 25949/94.
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Grégor Puppinck / Claire de la Hougue, Le droit au suicide assisté dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, in : Jusletter
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victime par rapport à sa jurisprudence antérieure. Pourtant,
la Cour n'a pas précisé en quoi le droit personnel du requé-
rant au respect de sa vie privée et familiale avait été affec-
té par la décision de l'Institut. Qu'il ait été affecté dans ses
sentiments (son affection) est indéniable ; en revanche, que
ses « propres droits (…) aient été mis en jeu »33 est plus dou-
teux, sauf à considérer qu'il avait au titre de l'article 8 un droit,
stricto sensu, à la mort de sa femme ou relatif aux conditions
de la mort de celle-ci… La Cour a ici renversé la décision de
la Commission dans l'affaire R. contre Royaume-Uni, dans
laquelle elle estimait« que les actes d'assistance, de conseil
ou d'aide au suicide sont exclus de la notion de vie privée
car ils portent atteinte à l'intérêt général de la protection de
la vie »34. De l'« implication immédiate » de M. Koch dans la
mort de son épouse, la Cour aurait aussi pu conclure que le
requérant s'était rendu complice du meurtre de son épouse
si celle-ci a été euthanasiée. De plus, que peut-on connaitre
de l'inluence exercée par M. Koch sur la volonté de son épouse ? En jugeant que les droits personnels du mari étai-
ent en jeu, la Cour a peut-être davantage obéi à l'émotion
qu'à la stricte rationalité juridique. Une autre possibilité, plus
rationnelle, d'explication de cet élargissement de la notion de
victime tient au fait que, par déinition, l'exercice du droit au suicide assisté requiert un assistant : il ne peut être pratiqué
seul, il implique un tiers de coniance. L'assistant est au sui-cidé ce que l'éditeur est à l'auteur : tout comme l'éditeur four-
nit le moyen à l'écrivain d'exercer sa liberté d'expression et
bénéicie à ce titre de la protection de la liberté d'expression qui nait dans le chef de l'auteur, l'assistant bénéicie du droit subjectif du suicidé.
[Rz 28] La Cour, ayant admis la qualité de victime du requé-
rant, estima « que la décision de l'Institut fédéral de rejeter la
demande de [Mme Koch] et le refus des juridictions adminis-
tratives d'examiner le fond de la demande du requérant ont
constitué une ingérence dans le droit du requérant au res-
pect de sa vie privée ». Restait à savoir si une telle ingérence
était proportionnée.
[Rz 29] La Cour a examiné l'affaire à travers son volet pro-
cédural (§ 65) sans se prononcer sur le fond. Elle a observé
que les juridictions allemandes avaient refusé d'examiner
au fond la demande du requérant et que le gouvernement
ne prétendait pas que ce refus poursuivait un but légitime.
Le gouvernement n'avait sans doute pas envisagé qu'il lui
faudrait un jour se justiier de prendre des mesures de pré-
vention des homicides. La Cour a estimé que « les autorités
nationales avaient l'obligation de se livrer à cet examen » au
fond du grief relatif au refus de l'Institut (§ 71). L'Allemagne
avait ainsi l'obligation non pas d'accorder la substance létale,
mais d'apprécier en l'espèce le bien fondé de la demande et
le cas échéant de justiier auprès de M. Koch son refus de l'accorder à son épouse, alors même que ce refus résultait
33 Arrêt CEDH R. contre Royaume-Uni du 4 juillet 1983, req. 10083/82, § 13.f 34 Arrêt CEDH R. contre Royaume-Uni du 4 juillet 1983, req. 10083/82, § 13.
directement de la loi pénale. Par suite, le « refus des juridic-
tions internes d'examiner au fond la demande du requérant
a emporté violation du droit de celui-ci au respect de sa vie
privée au regard de l'article 8 de la Convention » (§ 72).
[Rz 30] Finalement, ayant tiré du volet procédural de l'article
8 l'obligation d'examiner le fond du grief, la Cour a jugé qu'il
n'y avait pas lieu d'examiner l'affaire sous l'angle de l'article
6-1 (droit à un procès équitable) ou de l'article 13 (droit à un
recours effectif). Cela se comprend car ces voies de recours
ne pouvaient prospérer que s'il existait un droit au suicide
assisté dans l'ordre juridique interne, ce qui n'était pas le cas.
Les droits procéduraux étant accessoires au droit substan-
tiel, ils ne peuvent résulter que de l'article 8 qui contient en
propre ce droit principal, indépendamment du droit interne.
4. L'arrêt Gross contre la Suisse
[Rz 31] Dans l'arrêt Gross contre la Suisse du 14 mai 201335,
adopté par la deuxième section par quatre voix contre trois,
la Cour a développé signiicativement les obligations procé-
durales positives. Cette affaire concernait une octogénaire
qui, lassée de vivre et ne voulant pas assister au déclin de
ses facultés physiques et mentales, s'était adressée en vain
à plusieurs médecins ain que lui soit prescrite une dose mor-telle de pentobarbital sodique. Ceux-ci ayant refusé au motif
que son bon état de santé ne justiiait pas cette prescription, elle saisit la Cour en se plaignant d'une violation de son droit
à la vie privée. Après avoir rappelé sa jurisprudence antéri-
eure, la Cour a afirmé que le souhait de la requérante de
recevoir une substance létale pour mettre in à ses jours en-
trait dans le champ du droit au respect de la vie privée selon
l'article 8 de la Convention (§ 60). Elle a considéré que la
principale question soulevée par l'arrêt était de savoir si l'Etat
avait manqué à son obligation positive de déinir sufisam-
ment clairement dans quelles circonstances les médecins
pouvaient faire une telle prescription à une personne dans la
situation de la requérante (§ 63).
[Rz 32] Comme indiqué précédemment, en Suisse, la
prescription médicale du poison est soumise à la réglemen-
tation sur les drogues et aux règles déontologiques médica-
les, qui la réservent aux « cas limites »de patients en in de vie. C'est sur ce point que la Cour a censuré le droit suisse :
elle a estimé que les normes déontologiques n'ont pas la
qualité formelle de loi car elles sont ixées par une organisati-on non gouvernementale, en l'occurrence l'Académie suisse
des sciences médicales (§ 65). En outre, la Cour a estimé
que ces règles ignorent le cas de la requérante en ce qu'elles
ne visent que les patients en in de vie. La Cour a déduit de ces appréciations que ces règles ne peuvent pas légitime-
ment encadrer l'exercice du suicide assisté, ni a fortiori faire
obstacle par principe au suicide de la requérante. Selon la
Cour, ce régime ferait peser une incertitude sur les médecins
35 Arrêt CEDH Gross contre la Suisse du 14 mai 2013, req. 67810/10.
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Grégor Puppinck / Claire de la Hougue, Le droit au suicide assisté dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, in : Jusletter
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et les candidats au suicide quant aux conditions d'exercice
de ce droit, en particulier s'agissant des personnes qui ne
sont pas en in de vie ; la requérante en aurait subi un pré-
judice moral constitué par un état d'angoisse (§ 66). Selon
la Cour, la Suisse permet d'obtenir un produit létal sur or-
donnance, mais les conditions de cette obtention ne satisfont
pas aux exigences de la Cour, ce qui constitue une violation
de l'article 8 (§ 67). Ce raisonnement n'est autre que celui
déjà développé en matière d'avortement dans les affaires po-
lonaises et irlandaises36.
[Rz 33] Ici encore, la Cour avance sur le terrain procédural
tout en se défendant de vouloir prendre position sur la sub-
stance du droit, c'est-à-dire le contenu des directives déon-
tologiques. En exécution de cet arrêt, s'il devient déinitif, la Suisse devra adopter un cadre juridique légal détaillé suppri-
mant cette incertitude37 ; il pourra tant conirmer les normes déontologiques que les contredire.
[Rz 34] Les trois juges dissidents ont critiqué cet arrêt, esti-
mant, notamment, que les conditions à l'accès au suicide
assisté ont un fondement dans le droit interne et qu'ils sont
sufisamment accessibles et prévisibles pour permettre au citoyen et au médecin de régler sa conduite38. Pourtant, ces
critères ont été consacrés par le Tribunal fédéral et intégrés
dans le Code de déontologie de la Fédération des méde-
cins suisses39, lequel est contraignant pour les médecins.
La Section s'écarte ainsi de la position traditionnelle de la
36 grÉgor PuPPinck, « Abortion and the European Convention on HumanRights », Irish Journal of Legal studies, 2013. Accessible à l'adressehttp://www.ijls.ie/ (dernière consultation en janvier 2014).
37 Dans plusieurs affaires, la Cour a estimé que lorsque l'Etat décide d'autoriser une pratique, il doit alors lui construire un régime juridique cohérent. Ainsi, dans l'arrêt de section S.H.c. Autriche du 1er avril 2010, la première section avait déclaré : « les Etats ne sont nullement tenus de
légiférer en matière de procréation artificielle ni de consentir à son utilisa-
tion. Cela étant, dès lors qu'un Etat décide de l'autoriser, il doit se doter,
nonobstant l'ample marge d'appréciation dont les Parties contractantes
bénéficient dans ce domaine, d'un régime juridique cohérent » (§ 74). De même, dans l'affaire A, B et C c. Irlande,laGrandeChambreadéclaréque« Si l'Etat jouit d'une ample marge d'appréciation pour définir les circon-
stances dans lesquelles il autorise l'avortement (paragraphes 231-238 ci-
dessus), une fois la décision prise, le cadre juridique correspondant doit « présenter une certaine cohérence et permettre de prendre en compte les
différents intérêts légitimes en jeu de manière adéquate et conformément
aux obligations découlant de la Convention » » (§ 249). En l'espèce, « fau-
te d'avoir adopté des dispositions législatives ou réglementaires instituant
une procédure accessible et effective au travers de laquelle la requérante
aurait pu faire établir si elle pouvait ou non avorter en Irlande » (§ 267), la Cour a conclu à la violation de l'article 8. La Cour avait également estimé quel'absencedecadrejuridiquepréciscréaituneincertitudepourlesmé-decinsdenatureàlesdissuaderàrépondrefavorablementàlademandeindividuelle d'avortement.
38 Voir par exemple Arrêt CEDH Leander contre Suède du 26 mars 1987, req. 9248/81, A116, § 51 ; Arrêt CEDH Hertel contre la Suisse du 25 août 1998, req. 25181/94, § 35 ; Arrêt CEDH Rotaru contre Roumanie du 4 mai 2000, req. 28341/95, § 55.
39 Code de déontologie (dernière consultation en janvier 2014).
Cour, selon laquelle une jurisprudence claire peut constituer
une « loi » au sens de la Convention.
[Rz 35] La conséquence principale de cet arrêt est de trans-
férer l'encadrement de la pratique du suicide assisté du do-
maine médical à celui des libertés publiques. Ce change-
ment redéinit le suicide assisté comme un droit fondamental et non plus seulement comme une forme de soin extraordi-
naire pour patients en in de vie. Il en résulte qu'une personne en bonne santé peut se prévaloir de la Convention pour faire
valoir son droit auprès des autorités nationales. Le doute à
présent ne porte plus sur l'existence du droit au suicide assis-
té mais sur l'étendue de la faculté de l'Etat de restreindre son
exercice, car ce droit, une fois reconnu, ne saurait demeurer
purement « théorique et illusoire » (Airey c. Irlande, 9 octob-
re 1979, § 24)40.
[Rz 36] L'étendue de la faculté de l'Etat de restreindre l'exercice
du droit au suicide assisté, au regard notamment des risques
d'abus, est conditionnée par la marge d'appréciation, qui,
pour l'instant, en l'absence de consensus européen favorab-
le à ce droit, est considérable (Haas, § 55).
[Rz 37] Voici présentées les étapes, depuis l'ancienne Com-
mission, de l'émergence d'un droit au suicide assisté. L'acte
fondateur de cette dynamique a été de juger que le désir de
mourir entre dans le champ de l'article 8. Les obligations qui
en résultent pour l'Etat sont progressivement dévoilées, au
gré des circonstances des cas d'espèce, et de l'évolution
de la société sur ce sujet sensible. Prudemment, la Cour a
emprunté une approche graduelle : reconnaissant d'abord
une obligation négative, puis une obligation positive procédu-
rale, puis enin une obligation positive matérielle, développée encore au sein d'une approche procédurale. Cette obligation
positive matérielle semble « être mûre » pour s'autonomiser
totalement en découlant directement de la Convention. Ce
sera peut-être l'apport de la prochaine jurisprudence en la
matière.
[Rz 38] Pour représentative qu'elle soit de la subtile méthode
par laquelle la Cour développe de nouveaux droits dans le
champ de l'article 8, cette construction jurisprudentielle pose
des questions de fond.
II. Les questions de fond
[Rz 39] Après avoir considérablement élargi le champ
d'application de l'article 8, la Cour amène progressivement
l'Etat à devoir adopter une position libérale sur le suicide as-
sisté (et par suite l'euthanasie car les deux actes ne sont pas
toujours facilement distinguables).
[Rz 40] Bien que progressiste et libérale, et correspondant
en cela à une forme d'aspiration répandue dans la société
40 grÉgor PuPPinck, « Suicide assisté : nécessité d'un cadre légal (à propos de la Suisse) », Recueil Dalloz,30mai2013,brèves/ArrêtCEDHGross con-
tre la Suisse du 14 mai 2013, req. 67810/10.
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Grégor Puppinck / Claire de la Hougue, Le droit au suicide assisté dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, in : Jusletter
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occidentale contemporaine, cette construction jurisprudenti-
elle doit être examinée non seulement quant au rôle de la
Cour, qui devrait être seulement subsidiaire (3), mais aussi
quant au respect de la lettre et de l'esprit de la Convention
(2), mais plus encore et avant tout, quant à l'existence même
d'une base juridique sur laquelle poser cette subtile const-
ruction (1).
1. L'afirmationd'undroitmatérielconventi-onnel par la voie périphérique des obliga-
tions procédurales
[Rz 41] La reconnaissance d'un droit au suicide assisté a été
obtenue par la voie périphérique d'obligations procédura-
les qui garantissent, non pas le droit substantiel au suicide
assisté, mais le droit procédural de savoir si on peut léga-
lement exercer ce droit. Cela étant, la violation d'un droit
procédural implique l'existence du droit matériel dont il est
l'accessoire. Les arrêts Haas, Koch et Gross prétendent ne
pas arriver à cette conclusion tout en y conduisant par induc-
tion. Tentons de clariier la question de la base juridique du droit individuel au suicide assisté.
[Rz 42] Une obligation procédurale conventionnelle est, par
nature, un accessoire du droit matériel principal, non pas
un droit autonome : elle oblige les Etats à garantir aux per-
sonnes les voies d'accès à la jouissance effective d'un droit
matériel41, ain d'éviter qu'il ne reste théorique et illusoire42.
La mise en jeu des obligations procédurales découlant de
la Convention exige donc au préalable l'existence d'un droit
matériel principal support de cette obligation accessoire.
Cette obligation principale peut résulter soit directement de
la Convention (nous parlerons alors d'obligation convention-
nelle autonome), soit seulement du droit interne si elle entre
dans le champ d'application de la Convention (nous parle-
rons alors d'obligation conditionnelle), soit des deux ordres
juridiques (cas le plus fréquent).
[Rz 43] Dans l'arrêt Haas, la Cour a jugé que la Suisse a
l'obligation de « mettre en place une procédure propre à as-
surer qu'une décision de mettre in à sa vie corresponde bien à la libre volonté de l'intéressé »(§ 58) ain de l'empêcher « de
mettre in à ses jours si sa décision n'intervient pas librement et en toute connaissance de cause »(§ 54). En outre, dans
l'arrêt Koch, la Cour a jugé que l'Allemagne a l'obligation
d'offrir aux candidats au suicide assisté des voies de recours
juridictionnelles statuant sur le bien fondé des décisions de
refus d'assistance au suicide (§ 71). Enin, dans l'arrêt Gross,
elle a jugé que la Suisse a l'obligation de créer un cadre lé-
gal permettant à toute personne de faire valoir son droit au
41 Arrêt CEDH Tysiac c. Pologne du 20 mars 2007, req. 5410/03, § 113. 42 Arrêt CEDH Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, req.6289/73, § 24 : La
« Convention vise à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires,
mais concrets et effectifs ».
suicide assisté. Ces obligations procédurales positives des-
sinent progressivement le cadre juridique du suicide assisté.
[Rz 44] Cependant, un doute demeure sur le fondement
même de cette construction : le droit matériel « d'un individu
de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit
prendre in »(Haas, § 51) sur lequel repose ce cadre procé-
dural existe-il en droit positif, et si oui, où : dans l'ordre inter-
ne ou conventionnel, est-il autonome ou conditionné ? Con-
cernant l'arrêt Koch, l'euthanasie et le suicide assisté sont
pénalement interdits en Allemagne, sans aucune exception.
Concernant les arrêts Haas et Gross, l'absence de droit au
suicide assisté des requérants était aussi certain car le suici-
de assisté n'est accessible en Suisse, par dérogation, qu'aux
personnes malades en in de vie, ce qui n'était manifeste-
ment pas le cas des requérants comme en témoigne le refus
des médecins sollicités : les requérants n'ont pas un « droit »
à bénéicier de cette exception.
[Rz 45] Constatant qu'il n'existe pas de droit au suicide dans
le droit interne des pays en cause, on pourrait conclure que
ces obligations procédurales sont nécessairement fondées
sur un droit conventionnel autonome au suicide assisté. Ce
droit subjectif au suicide assisté s'imposerait alors à tous les
Etats parties. Le droit de décider de sa mort, en ce qu'il est
reconnu par la Cour comme « l'un des aspects du droit au
respect de sa vie privée au sens de l'article 8 de la Conventi-
on » (Haas, § 51), serait bien un « véritable droit convention-
nel »43 autonome. Pourtant la Cour n'a pas souhaité afirmer explicitement l'existence d'un tel droit découlant directement
de la Convention.
[Rz 46] Dans les arrêts Haas et Gross, la Cour a afirmé que le droit d'avoir accès à une substance létale existait en Su-
isse, où « la législation et la pratique permettent un accès
relativement facile au suicide assisté »44. Pourtant, cet accès
est réservé, à titre exceptionnel, aux personnes gravement
malades dont la in est proche, en respectant les règles éta-
blies par la déontologie médicale. Il ne s'agit donc pas d'un
droit mais d'une exception fondée sur des critères médicaux.
Selon une technique désormais bien rodée, la Cour a ainsi
pris l'exception pour le principe, ce qui lui permet d'étendre
considérablement le champ d'application de la Convention.
La Cour avait déjà appliqué la même méthode dans d'autres
affaires fondées sur l'article 8. Par exemple, constatant que
l'Irlande ou la Pologne protégeaient l'enfant à naître sans
préjudice du droit égal de sa mère à la vie, la Cour a énon-
cé l'existence en droit interne d'un droit à l'avortement au
moins en cas de danger pour la mère (un droit conditionnel
à l'avortement). Tout en reconnaissant que la Convention ne
contient pas de droit autonome à l'avortement45, mais jugeant
43 C'est aussi la conclusion du Professeur MarguÉnaud, précité. 44 Haas § 57 ; voir aussi Gross § 67 : « Swiss law, while providing the pos-
sibility of obtaining a lethal dose of sodium pentobarbital on medical
prescription… ». 45 Comme dans l'affaire A.B.C. contre Irlande (GC) du 16 décembre 2010,
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que le droit interne entre dans le champ d'application de la
Convention, elle a condamné ces deux Etats pour ne pas
avoir établi de « mécanismes effectifs permettant de détermi-
ner si les conditions à remplir pour bénéicier d'un avortement légal étaient réunies »46. Ce faisant, la Cour a étendu la pro-
tection de la Convention à des domaines qu'elle ne couvre
pas par elle-même, et par ce moyen, elle a accru l'effectivité
– voire la substance même – du droit interne d'accéder à
l'avortement ou à l'euthanasie.
[Rz 47] Notons cependant que dans aucune de ces quatre
affaires, la Cour n'a précisé que la Convention ne contient
pas de droit autonome au suicide assisté, ce qui ne permet
pas de dissiper le doute quant à l'existence d'un tel droit con-
ventionnel autonome.
[Rz 48] Dans l'arrêt Koch, consciente de l'inexistence d'un
droit au suicide assisté et à l'euthanasie en droit interne al-
lemand, la Cour a fait référence à l'arrêt Schneider contre
l'Allemagne47, dans lequel elle avait afirmé qu'il serait pos-
sible de développer des obligations procédurales sans que
l'existence de l'obligation matérielle principale soit préalab-
lement établie. Dans l'arrêt Schneider contre l'Allemagne, tel
que présenté dans Koch, la Cour avait estimé en substance
que l'article 8 de la Convention « pouvait impliquer un droit à
un contrôle juridictionnel même dans une affaire où le droit
matériel en question restait à établir »(Koch § 53). Cette réfé-
rence est inadéquate car dans l'affaire Koch, le droit matériel
au suicide assisté en droit interne ne restait pas à établir : il
était manifestement inexistant par la volonté explicite du lé-
gislateur48, à la différence de l'affaire Schneider où le droit in-
voqué existait en droit interne, seul la qualité de titulaire de
ce droit restait à établir pour le requérant. Cette référence à
l'arrêt Schneider serait également inutile en présence d'un
tel droit matériel conventionnel. Alors, à défaut de base
req. 25579/05, § 214. 46 Tysiac c. Pologne, §124. Voir aussi Arrêt CEDH Buckley c. Royaume-Uni
du25 septembre 1996, req.20348/92 : « Chaque fois que les autorités
nationales se voient reconnaître une marge d'appréciation susceptible de
porter atteinte au respect d'un droit protégé par la Convention tel que celui
en jeu en l'espèce, il convient d'examiner les garanties procédurales dont
dispose l'individu pour déterminer si l'Etat défendeur n'a pas fixé le cadre
réglementaire en outrepassant les limites de son pouvoir discrétionnaire.
Selon la jurisprudence constante de la Cour, même si l'article 8 (art. 8) ne
renferme aucune condition explicite de procédure, il faut que le processus
décisionnel débouchant sur des mesures d'ingérence soit équitable et re-
specte comme il se doit les intérêts de l'individu protégés par l'article 8 ». 47 Arrêt CEDH Schneider contre l'Allemagne du 15 septembre 2011,
req. 17080/07, § 100. 48 Cetteaffaireconcernaitl'impossibilitépourunpèrebiologique(adultérin)
de faire constater en justice sa paternité envers un enfant déjà reconnu par l'époux légitime de la mère. La Cour avait jugé qu'un droit procédural devaiteffectivementexistersansquesoitnécessaired'établirpréalable-ment le droit matériel sur lequel il porte (la réalité de la paternité), puisque ledroitprocéduralviseprécisemmentàfaireétablircedroitparentalquibénéficie de la garantie autonome de la Convention. La référence dansl'affaire Koch à l'arrêt Schneider n'est donc pas opportune.
conventionnelle, sur quoi reposent les obligations procédura-
les développées par la Cour dans le but de rendre effectif un
droit matériel inexistant ? Sont-elles pure audace49 ?
[Rz 49] La base légale sur laquelle la Cour édiie un droit au suicide assisté est donc douteuse. Peut-être sera-elle pré-
cisée dans une prochaine affaire, ou dans l'affaire Gross si la
Grande Chambre décide de s'en saisir.
[Rz 50] Plus généralement, le fait qu'une obligation procé-
durale soit un accessoire d'un droit matériel principal résulte
d'une éthique dite « principielle » : une éthique construite sur
des principes ou des valeurs qui, dans la rationalité juridique,
prennent la forme de droits matériels. On peut analyser le
développement par la Cour « d'obligations procédurales
autonomes » comme une transposition au système de la
Convention d'une éthique procédurale qui veut se construire
en l'absence de principe matériel exprimant une conception
de la vie bonne. Cette éthique procédurale se construit sur
la base de la démarche proportionnaliste50 selon laquelle il
n'existe pas d'acte intrinsèquement mauvais (comme le fait
en soit « d'inliger la mort »), mais que la moralité et donc l'acceptabilité de tout acte doit être appréciée au cas par cas,
selon les circonstances, car l'acte singulier serait le seul au-
quel on puisse attribuer une qualiication morale déinitive.
2. Droit à la qualité de la vie (art. 8) v. droit à
la vie (art. 2) : changement de paradigme
de la Convention
[Rz 51] Le droit à la vie est le premier des droits et il condition-
ne tous les autres. L'euthanasie, ou suicide assisté, constitue
manifestement une atteinte à la vie. L'article 2, qui énumère
limitativement les dérogations tolérées par la Convention à
ce droit, ne mentionne pas la demande ou le consentement
de l'intéressé. L'interdiction de l'euthanasie est une constan-
te de la déontologie médicale au moins depuis Hippocrate51.
Elle est rappelée régulièrement par l'Assemblée parlemen-
taire du Conseil de l'Europe. La Recommandation 779 (1976)
énonce ainsi que « le médecin doit s'efforcer d'apaiser les
souffrances et qu'il n'a pas le droit, même dans les cas qui lui
semblent désespérés, de hâter intentionnellement le proces-
sus naturel de la mort »(§7). Dans sa Recommandation 1418
(1999), cette même assemblée afirme avec force que le droit à la vie des malades et des mourants doit être garanti même
49 nicoLas hervieu, « Les prudentes audaces de la jurisprudence européen-ne face à l'assistance au suicide » [PDF] in Lettre « Actualités Droits-Li-bertés»duCREDOF,23juillet2012(Accessibleàl'adressehttp://revdh.org/2012/07/23/prudentes-audaces-de-la-jurisprudence-europeenne-face-au-suicide-assiste/, dernière consultation en janvier 2014).
50 Voir servais Pinckaers op, Ce qu'on ne peut jamais faire, Paris, Cerf, 1986, et christoPher kaczor, Proportionalism. For and against, Milwaukee, Mar-quette University Press, 2000.
51 Ve siècle avant Jésus-Christ ; extrait du serment : « Je ne remettrai à
personne du poison, si on m'en demande, ni ne prendrai l'initiative d'une
pareille suggestion » Traduction Littré.
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Grégor Puppinck / Claire de la Hougue, Le droit au suicide assisté dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, in : Jusletter
27 janvier 2014
lorsqu'ils expriment le désir de mourir.52 La Résolution 1859
(2012) du 25 janvier 201253 rappelle que « L'euthanasie, au
sens de tuer intentionnellement, par action ou par omission,
une personne dépendante, dans l'intérêt allégué de celle-ci,
doit toujours être interdite ». Pourtant, dans sa jurisprudence,
la Cour omet de citer ces textes parlementaires et ignore de
plus en plus l'article 2 de la Convention. La Cour ignore éga-
lement l'article 1754 de la Convention relatif à l'abus de droit
qui permettrait d'exclure un droit conventionnel au suicide
assisté et à l'euthanasie tout en admettant que la demande
individuelle de mort entre dans le champ de l'article 8.
[Rz 52] Après un examen approfondi sous l'angle de l'article
2 dans l'arrêt Pretty en 2002, la Cour s'est bornée, dans
l'arrêt Haas, à une simple référence à cet article, en rappel-
ant « qu'il convient de lire la Convention comme un tout »
et « de se référer, dans le cadre de l'examen d'une éventuelle
violation de l'article 8, à l'article 2 de la Convention » (§ 54).
La Cour indique que si l'Etat fait le choix d'autoriser le suicide
assisté, il a alors l'obligation positive procédurale au titre de
l'article 2 de « mettre en place une procédure propre à assu-
rer qu'une décision de mettre in à sa vie corresponde bien à la libre volonté de l'intéressé »(§ 58) ain de l'empêcher « de
mettre in à ses jours si sa décision n'intervient pas librement et en toute connaissance de cause »(§ 54). L'article 2 exige-
rait seulement l'existence d'une procédure de vériication de la volonté subjective du candidat au suicide, c'est-à-dire de
son autonomie. Ainsi, l'obligation positive de l'Etat de garantir
et de respecter le droit à la vie est réalisée par le respect non
pas de la vie mais de l'autonomie du candidat au suicide. De
fait, l'objectivité de l'article 2 est absorbée et disparaît dans la
subjectivité de l'article 8. L'autonomie du candidat au suicide
se révèle être ainsi à la fois la source du droit au suicide et
sa condition. Après l'arrêt Haas, on ne peut plus dire que le
droit à la vie « constitue un attribut inaliénable de la personne
humaine et qu'il forme la valeur suprême dans l'échelle des
droits de l'homme »55 et encore qu'il protège « toute personne
52 « i. vu que le droit à la vie, notamment en ce qui concerne les malades
incurables et les mourants, est garanti par les Etats membres, conformé-
ment à l'article 2 de la Convention européenne des Droits de l'Homme qui
dispose que « la mort ne peut être infligée à quiconque intentionnelle-
ment »; ii. vu que le désir de mourir exprimé par un malade incurable ou
un mourant ne peut jamais constituer un fondement juridique à sa mort
de la main d'un tiers; iii. vu que le désir de mourir exprimé par un mala-
de incurable ou un mourant ne peut en soi servir de justification légale à
l'exécution d'actions destinées à entraîner la mort. » 53 Résolution 1859 (2012) du 25 janvier 2012, Protéger les droits humains
et la dignité de la personne en tenant compte des souhaits précédemment
exprimés par les patients. 54 Article 17 : Aucune des dispositions de la présente Convention ne peut être
interprétée comme impliquant pour un Etat, un groupement ou un individu,
un droit quelconque de se livrer à une activité ou d'accomplir un acte vi-
sant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Con-
vention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles
prévues à ladite Convention. 55 Pretty § 65 ; Arrêt CEDH McCann et autres c. Royaume-Uni du
»56. La « valeur suprême »est à présent l'autonomie individu-
elle. Ce renversement dans la hiérarchie des valeurs entre la
vie et la liberté est représentatif d'une tendance au sein de la
société occidentale faisant prévaloir l'autonomie individuelle
sur toute considération objective.
[Rz 53] Les arrêts Koch et Gross ne font même plus mention
de l'article 2 dans leur raisonnement, faisant ainsi totalement
abstraction de l'interdiction stricte, posée explicitement par
la Convention, « d'inliger la mort à quiconque intentionnelle-
ment », même avec son consentement. Dans l'arrêt Gross, la
Cour rappelle certes le caractère sacré de la vie, mais avec
une formulation négative pour faire prévaloir la notion sub-
jective de qualité de la vie : « Sans nier en aucune manière
le principe du caractère sacré de la vie protégé par la Con-
vention, la Cour considère que c'est sous l'angle de l'article 8
que la notion de qualité de la vie prend toute sa signiication
»57. Le glissement du droit objectif à la vie au droit subjectif à
la qualité de la vie est ici manifeste.
[Rz 54] La Cour ne fait pas mystère du fondement moral de
sa démarche : il s'agit d'une conception individuelle de la di-
gnité qui implique un droit à une vie de qualité, en particulier
face à la vieillesse et à la déchéance :
« Sans nier en aucune manière le principe du carac-
tère sacré de la vie protégé par la Convention, la Cour
considère que c'est sous l'angle de l'article 8 que la
notion de qualité de la vie prend toute sa signiication. A une époque où l'on assiste à une sophistication mé-
dicale croissante et à une augmentation de l'espérance
de vie, de nombreuses personnes redoutent qu'on ne
les force à se maintenir en vie jusqu'à un âge très avan-
cé ou dans un état de grave délabrement physique ou
mental aux antipodes de la perception aiguë qu'elles
ont d'elles-mêmes et de leur identité personnelle »58 .
[Rz 55] Si l'on suit le raisonnement de la Cour, le fait
d'être « forcé » à vieillir, ou à vivre dans un état de délabre-
ment, constituerait une contrainte sur l'autonomie individuel-
le. En effet, la « perception aiguë » deviendrait la mesure de
la valeur de la vie, c'est à dire d'une dignité qui ne serait plus
inhérente ou ontologique mais variable et autodéterminée
par le sentiment subjectif individuel. Mme Koch était tétraplé-
gique et Mme Gross âgée. L'invalidité de l'une et le grand âge
de l'autre nuisaient à la qualité de leur vie, leur dignité d'êtres
humains pouvait donc se manifester préférentiellement par le
27septembre1995,req.18984/91,§147etStreletz, Kessler et Krenz c.
Allemagne (GC) du 22 mars 2001, req. 34044/96, 35532/97 et 44801/98, §§ 92–94.
56 Celaest confirmépar les travauxpréparatoirespar l'Assembléeconsul-tative de 1949 qui manifestent clairement qu'il s'agit des droits que l'on possède du seul fait d'exister : « le Comité des ministres nous a chargés
d'établir une liste de droits dont l'homme, en tant qu'être humain, devrait
naturellement jouir ». Travaux préparatoires, vol. II, p. 89. 57 Pretty § 65, Koch § 51, Gross § 58. 58 Pretty § 65, Koch § 51, Gross § 58
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Grégor Puppinck / Claire de la Hougue, Le droit au suicide assisté dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, in : Jusletter
27 janvier 2014
choix de quitter l'existence plutôt que de subir une déchéan-
ce. La valeur de la vie serait ainsi liée à sa qualité. Le glisse-
ment déjà souligné de la vie à la qualité de vie conduit à la
revendication de l'autodétermination et inalement à un droit à la qualité de la mort. Cette conception subjective de la di-
gnité n'est pas celle de la Déclaration universelle des droits
de l'homme qui a inspiré la Convention européenne et qui se
fonde sur « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous
les membres de la famille humaine ». Une dignité « inhéren-
te »n'est pas subjective, comme le rappelle Mme Gatterer,
auteure du rapport à l'origine de la Recommandation 1418
(1999)59.
[Rz 56] La comparaison avec l'arrêt Ketreb c. France60, ren-
du le même jour que l'arrêt Koch par la même section de
la Cour, est assez déconcertante, mais permet justement de
donner un exemple de cette conception relative de la digni-
té. M. Ketreb était un détenu extrêmement violent qui s'était
suicidé lors d'un séjour au quartier disciplinaire de la prison.
Sa famille reprochait à l'Etat de ne pas avoir satisfait à son
obligation de protéger sa vie. Dans son arrêt, la Cour a rap-
pelé que l'Etat doit non seulement « prendre les mesures né-
cessaires à la protection de la vie des personnes relevant de
sa juridiction » (§ 70) mais aussi « prendre préventivement
des mesures d'ordre pratique pour protéger l'individu contre
autrui ou, dans certaines circonstances particulières, contre
lui-même »(§ 71)61. Au vu des circonstances de l'affaire, la
Cour a estimé « que les autorités ont manqué à leur obliga-
tion positive de protéger le droit à la vie de Kamel Ketreb. Il
s'ensuit qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention »
(§ 99). Il peut sembler paradoxal de voir la Cour reprocher le
même jour à la France de ne pas avoir empêché M. Ketreb
de se suicider et à l'Allemagne de ne pas avoir aidé Mme
Koch à se suicider, alors qu'ils étaient tous deux désireux de
se donner la mort.
59 Doc. 8421, rapport de la commission des questions sociales, de la san-té et de la famille. Accessible à l'adresse http://assembly.coe.int/ASP/Doc/XrefDocDetails_F.asp?FileID=7990 (dernière consultation en janvier 2014). « 3. La dignité est un attribut commun à tous les êtres humains qui,
sans égard à l'âge, à la race, au sexe, aux particularités ou aux capacités,
à la condition ou à la situation, garantit l'égalité et l'universalité des droits
de l'homme. Elle est indissociable de l'être humain. Aussi, l'état dans le-
quel il se trouve ne peut en aucune manière conférer à un être humain sa
dignité, ni l'en dépouiller. 4. La dignité est inhérente à l'existence de tout
être humain. Si sa possession était due à des particularités, à des com-
pétences ou à une condition quelconque, la dignité ne serait ni également
ni universellement le propre de tous les êtres humains. L'être humain est
donc investi de dignité tout au long de sa vie. La douleur, la souffrance ou
la faiblesse ne peuvent l'en priver. » 60 Arrêt Ketreb c. France du 19 juillet 2012, req. 38447/09. 61 Voir aussi notamment Arrêt CEDH Tanribilir c. Turquie du 16 novemb-
re 2000, req. 21422/93, § 70 : « l'article 2 de la Convention peut, dans
certaines circonstances bien définies, mettre à la charge des autorités
l'obligation positive de prendre préventivement des mesures d'ordre pra-
tique pour protéger l'individu contre autrui ou, dans certaines circonstan-
ces particulières, contre lui-même ».
[Rz 57] Plutôt qu'une incohérence, ne faut-il pas voir dans
cette divergence une prise en compte par la Cour de la qua-
lité de la vie en relation avec le degré d'autonomie des per-
sonnes suicidées ? M. Ketreb étant jeune et en bonne santé,
la qualité de sa vie s'opposait à ce que son désir de suicide
soit admis. En outre, il était incarcéré, donc partiellement
privé d'autonomie. Il était en conséquence dificile d'admettre qu'il ait pu vraiment vouloir, en pleine possession de ses
moyens, mettre in à ses jours. Enin, l'Etat a une obligati-on plus grande de protéger la vie des personnes dont il as-
sume directement la garde62. Est-ce toutefois sufisant pour distinguer la situation d'un détenu de celle d'une personne
âgée ou lourdement handicapée ? En effet, cette dernière
dispose-t-elle d'une plus grande autonomie et capacité de
discernement, peut-on estimer qu'elle est moins vulnérable
qu'un détenu ? Finalement, la différence déterminante réside
dans le fait que la situation de M. Ketreb n'était pas déinitive, il pouvait espérer une libération et une meilleure qualité de
vie, contrairement à Mme Koch ou Mme Gross dont l'état de
santé et l'âge étaient irrémédiables.
[Rz 58] En substituant à la « dignité inhérente » une dignité
relative mesurée par le sentiment individuel, la Cour modi-
ie radicalement le fondement ontologique de la Convention, qui d'universel devient particulier. Elle fait perdre aux droits
leur objectivité pour les rendre subjectifs, et donc relatifs à
leur sujet. Ce faisant, la mesure des droits de l'homme n'est
plus l'Homme, mais chaque individu63. Pourtant, l'autorité in-
trinsèque des droits de l'homme est une expression de leur
universalité. Sans universalité, point d'autorité. La seule solu-
tion pour restaurer l'autorité philosophique ou métajuridique
des droits de l'homme « de Strasbourg » serait de parvenir
à reconstruire une universalité à partir de l'individuel, ce qui
nécessiterait une parfaite égalité des individus64.
[Rz 59] Le débat sur la signiication du concept de « dignité » n'est pas nouveau. Il est vrai que ce concept est ambigu en
ce qu'il peut sacraliser indifféremment à la fois l'être et l'agir,
l'ontologique et l'opératif. Pour certains, il ne serait qu'un
écran de fumée65 destiné à masquer le néant ou le désac-
cord sur lequel sont fondés les droits de l'homme. Il ne s'agit
pas ici d'exposer ce débat en détail, mais simplement de con-
stater que la Cour au il de sa jurisprudence a abandonné la conception moderne de la dignité au proit de la conception postmoderne, en considérant que la dignité découle moins
de la nature humaine que de l'existence individuelle.
62 Voir Arrêt CEDH Keenan c. Royaume-Uni du 3 avril 2001, req. 27229/95. 63 grÉgor PuPPinck, « Les droits de l'homme, nouvelle religion d'Etat », La
Nouvelle Revue Universelle, n° 31, mars 2013. 64 Lasociétélibéraleviseaussiununiversalisme,quiestnonseulementgé-
ographique, mais aussi réalisé en chaque individu par la reconnaissance de leur égale valeur.
65 christoPher Mccrudden,«HumanDignityandJudicialInterpretationofHu-manRights»(July17,2008).The European Journal of International Law, Vol. 19 no. 4.
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Grégor Puppinck / Claire de la Hougue, Le droit au suicide assisté dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, in : Jusletter
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[Rz 60] Ce changement philosophique modiie le sens des mots et a donc des conséquences concrètes sur
l'interprétation de la Convention. N'étant pas un phénomè-
ne juridique, on peut se demander dans quelle mesure ce
changement peut légitimement affecter les décisions de la
Cour et s'imposer aux Etats membres, plus encore lorsque
leurs sociétés nationales n'ont pas suivi ce changement phi-
losophique, ou l'ont rejeté66. Olivier Bachelet a raison de de-
mander si la Cour européenne reste « véritablement idèle à l'esprit des rédacteurs de la Convention ». La réponse est
évidemment négative. Comme la Cour aime à le rappeler, la
Convention ne doit pas être interprétée de façon originaliste
car elle est un instrument vivant. La question est de savoir
jusqu'où peut aller l'interprétation dynamique du texte. En
reprenant la distinction de Michel Troper sur la contrainte in-
terne et externe de la démarche interprétative67, il peut être
soutenu que la limite interne est atteinte, voire dépassée, tant
l'interprétation de l'article 8 contredit frontalement la lettre de
l'article 2. En revanche, concernant la limite externe, relati-
ve à l'acceptabilité de l'interprétation par les destinataires du
droit, celle-ci n'est peut-être pas encore atteinte, car il semble
que la majorité des Etats européens inluents tolère assez volontiers la création par la Cour de nouveaux droits et son
rôle moteur en la matière.
[Rz 61] A défaut d'être fermement retenue par les Etats, la
Cour pourrait retenir son audace par souci de la cohérence
d'une convention dont la garde lui a été coniée. En effet, comme elle l'a souligné dans l'arrêt Pretty, « Si la Cour doit
adopter une démarche souple et dynamique pour interpréter
la Convention, qui est un instrument vivant, il lui faut aussi
veiller à ce que toute interprétation qu'elle en donne cadre
avec les objectifs fondamentaux poursuivis par le traité et
préserve la cohérence que celui-ci doit avoir en tant que sys-
tème de protection des droits de l'homme »(§ 54).
[Rz 62] Ici apparaît l'une des causes de la crise actuelle de la
Cour : la Cour et les sociétés nationales européennes n'étant
pas homogènes culturellement, l'évolution impulsée par la
Cour fait perdre leur univocité à des concepts centraux de la
Convention, en particulier à la dignité, la liberté, la morale ou
encore la famille. Pourtant, pour que la démarche juridique
soit possible, il faut que ses protagonistes soient d'accord sur
ses moyens et sur sa in, c'est-à-dire qu'ils soient d'accord sur le sens des concepts juridiques employés et sur le but
recherché, à savoir sur l'idée de justice recherchée. Pour les
droits de l'homme, cette idée de la justice est une concepti-
on de l'homme. En l'absence d'accord sur le sens des mots,
la démarche dialectique propre au droit devient absurde,
comme un dialogue de Ionesco. Le contradictoire devient
alors pure confrontation, rapport de force. L'unité perdue du
66 C'est le cas de la Russie actuelle, qui dit explicitement rejeter la culture individualistelibéraleoccidentale.
67 vÉronique chaMPeiL-desPLats et MicheL troPer, Théorie des contraintes juri-
diques,Paris,LGDJ,Lapenséejuridique,2005.
langage et de la conception de l'homme ne permet plus de
chercher ensemble le juste, et on ne sait plus que chercher :
à mesure que disparaît l'accord, la confusion progresse, et
avec elle la logique des rapports de force, comme en témoig-
ne l'arrêt Gross, rendu par 4 voix contre 3, ou l'arrêt X et au-
tres c. Autriche68 rendu à 10 voix contre 7.
[Rz 63] L'un des objectifs des droits de l'homme était d'éviter
que l'homme soit l'objet de rapports de force, de protéger
de l'Etat ce qui, en chaque personne, transcende l'Etat : il
s'agissait d'opposer une norme objective à la subjectivité de
l'Etat telle qu'elle se manifeste dans sa souveraineté. Les
droits de l'homme y sont parvenus, mais risquent de tomber
sous l'emprise inverse : celle de la subjectivité individuelle.
Or, les notions de souveraineté et d'autonomie sont iden-
tiques69 : elles sont les expressions de la seule volonté, de
l'Etat ou de l'individu, elles sont du « droit pur », du pur posi-
tivisme. Les droits de l'homme visaient non seulement à pro-
téger l'individu, mais aussi à transcender l'opposition entre
ces deux volontés que sont la souveraineté et l'autonomie,
par l'afirmation d'un ensemble de valeurs aussi objectives et universelles que possible ; ces valeurs, pour autant qu'elles
transcendent tant la société que l'individu, peuvent réguler
leurs relations sans les opposer. C'est là l'intérêt majeur des
systèmes de protection des droits de l'homme, qui ainsi fon-
dés, modèrent la puissance de l'Etat et de l'individu et ren-
dent possible l'intégration de l'autonomie personnelle dans
l'ordre juridique, tout en la distinguant de la dignité humaine
qui la justiie. Tout l'effort de rédaction des déclarations des droits de l'homme a consisté à faire émerger ces valeurs en
les dégageant de l'emprise de la toute puissance de l'Etat et
de l'idéologie ; il conviendrait aussi, dans la culture contem-
poraine, de préserver ces valeurs de l'emprise, cette fois, de
la toute puissance de l'Individu. Or, l'absorption de l'article
2 par l'article 8 témoigne d'une domination de la puissance
individuelle sur une valeur aussi centrale que le respect de
la vie. Cette domination n'est pas nécessairement cantonnée
en une seule et même personne, car l'affaire Koch admet
que la vie privée d'une personne ait « des droits » sur la vie
physique d'une tierce personne.
[Rz 64] Il demeure que même absorbée jurisprudentiellement
dans l'article 8, la lettre de l'article 2 demeure : « La mort ne
peut être inligée à quiconque intentionnellement ». Il n'est
pas possible de faire abstraction de cette réalité : une chose
est de reconnaître un « droit à la mort », une autre chose est
pour le personnel médical de devoir en assurer la garantie
effective, c'est-à-dire l'exécution.
[Rz 65] L'élaboration progressive d'un droit conventionnel au
suicide assisté, parce qu'il a une base juridique contestable
68 Arrêt CEDH X et autres c. Autriche (GC) du 19 février 2013, req. 19010/07. 69 ayMeric d'aLton,« La notion d'autonomie personnelle en droit européen des
droits de l'homme approche de philosophie du droit », Revue de la B.P.C., I/2009.
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Grégor Puppinck / Claire de la Hougue, Le droit au suicide assisté dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, in : Jusletter
27 janvier 2014
et contredit la lettre de la Convention, amène à s'interroger
sur le respect par la Cour des limites de ses compétences.
3. Le rôle de la Cour et le principe de subsi-
diarité
[Rz 66] Dans le système de protection des droits de l'homme
du Conseil de l'Europe, l'Etat est le premier garant des droits
des personnes se trouvant sous sa juridiction, la Cour aya-
nt un rôle subsidiaire. Selon l'article 19 de la Convention, la
Cour a pour fonction d'assurer le respect de la Convention et
sa mise en œuvre effective par les Etats membres du Con-
seil de l'Europe. Elle rappelle régulièrement que les autorités
nationales sont en principe les mieux placées pour apprécier
les besoins de la société et y répondre70. Néanmoins, la Con-
vention étant un instrument vivant à interpréter à la lumière
des conditions actuelles, la Cour peut étendre la protection
de la Convention à des réalités nouvelles, qui n'étaient pas
envisageables à l'origine. Pour cela, la Cour a coutume de
s'appuyer sur le consensus européen : « La Convention
étant avant tout un mécanisme de protection des droits de
l'homme, la Cour doit cependant tenir compte de l'évolution
de la situation dans les Etats contractants et réagir, par ex-
emple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux
normes à atteindre »71. Elle constate ainsi que de nouveaux
droits sont désormais reconnus par l'ensemble des Etats
membres, même si elle se contente souvent d'une majorité
renforcée72.
[Rz 67] Concernant la légalisation du suicide assisté, la Cour
ne pouvait observer de consensus ni même de mouvement
en ce sens puisque seuls quatre Etats du Conseil de l'Europe
l'admettent. Elle le reconnait, comme à regret : « Force est
de constater que la grande majorité des Etats membres sem-
blent (sic) donner plus de poids à la protection de la vie de
l'individu qu'à son droit d'y mettre in. La marge d'appréciation des Etats est donc considérable dans ce domaine »(Haas,
§ 55). Ce n'est qu'au titre de la marge d'appréciation que les
Etats pourraient faire le choix de protéger davantage la vie
que le droit de se suicider, en pénalisant l'assistance au sui-
cide ou en imposant des conditions relatives notamment à
l'état de santé du candidat.
[Rz 68] L'appréciation du consensus paraît liée à l'opinion
de la Cour sur le sujet en cause. En effet, constatant dans
l'arrêt Koch que « Seuls quatre des Etats étudiés autorisent
les médecins à prescrire une dose létale de médicaments
ain de permettre à un patient de mettre in à ses jours », la
70 Voir par exemple Arrêt CEDH Fretté contre France du 26 février 2002, req. 36515/97, § 41.
71 Arrêt CEDH Stafford contre Royaume-Uni (GC) du 28 mai 2002, req. 46295/99, § 68.
72 Comme en témoigne la formule employée par les juges dissidents dans l'affaire A, B et C c. Irlande : « il existe un consensus couvrant une majori-
té substantielle des Etats membres du Conseil de l'Europe » (§ 4).
Cour conclut que « les Etats parties à la Convention sont loin
d'avoir atteint un consensus à cet égard, ce qui implique de
reconnaître à l'Etat défendeur une marge d'appréciation con-
sidérable dans ce contexte » (§ 70). Autrement dit, lorsque
quatre Etats seulement permettent l'euthanasie, la Cour ne
constate pas un large consensus en faveur de son interdic-
tion, mais une absence de consensus quant à sa légalisation.
Pourtant, le consensus européen existe, mais il est opposé
au suicide assisté comme cela a été rappelé par l'Assemblée
parlementaire du Conseil de l'Europe dans la Recommanda-
tion 1418 (1999) et la Résolution 1859 (2012). Curieusement,
l'arrêt Gross omet de mentionner ces deux textes.
[Rz 69] En fait, c'est la Cour elle-même qui, de toute son
autorité, contribue à briser le consensus européen contre
l'euthanasie en adoptant la perspective libérale selon laquel-
le les Etats doivent justiier les restrictions qu'ils imposent à l'exercice du suicide assisté, et non l'inverse. La protection
de la vie à travers l'interdiction de l'euthanasie et du suicide
assisté n'est plus une obligation au titre de l'article 2 mais
une tolérance concédée aux Etats tant qu'il n'y a pas de con-
sensus favorable au suicide assisté. Cette inversion de per-
spective soulève de réelles questions sur le rôle de la Cour.
La Cour afirmait traditionnellement qu'elle n'avait « point
pour tâche, lorsqu'elle exerce son contrôle, de se substituer
aux juridictions internes compétentes »73 ou aux « autorités
nationales »74. Est-ce encore vrai, ou faut-il généraliser son
afirmation selon laquelle désormais elle « ne doit pas se hâ-
ter de substituer sa propre appréciation à celle des autorités
nationales »75?
[Rz 70] Cette attitude est source de désaccords au sein
même de la Cour, comme le montrent les courtes majorités
auxquelles sont adoptés certains arrêts76, les renversements
par la Grande Chambre77 et l'existence d'opinions dissiden-
tes parfois très critiques78, les juges étant partagés entre
l'activisme judiciaire et une conception plus retenue du rôle
de la Cour79. Les juges minoritaires dans l'affaire Gross ont
73 Parmibeaucoupd'autres :ArrêtCEDHBranche moscovite de l'Armée du
Salut contre Russiedu5octobre2006,req.72881/01, § 77. 74 Parmibeaucoupd'autres:ArrêtCEDHFinancial Times Ltd et autres contre
Royaume-Unidu15décembre2009,req.821/03, § 61. 75 Arrêt CEDH Schalk et Kopf contre Autriche du 24 juin 2010, req. 30141/04,
§ 62. 76 4 contre 3 pour Gross, 10 contre 7 pour EB contre France et pour X et au-
tres c. Autriche, arrêt du 19 février 2013 req. 19010/07. 77 Par exemple Arrêts CEDH Lautsi c. Italiedu3novembre2009(2esection)
et du 18 mars 2011 (GC), req. 30814/06 ; Arrêts CEDH S.H.c. Autriche du 1eravril2010(1resection)etdu3novembre2011(GC),req.57813/00.
78 Voir par exemple la très sévère opinion dissidente du juge Borrego-Borre-go dans l'affaire Tysiac c. Pologne ; sur la dignité humaine, opinion con-cordante du juge De Gaetano dans S.H. c. Autriche (GC). En sens inverse : sur le rôle du consensus, S.H.c. Autriche (GC) opinion dissidente des ju-ges Tulkens, Hirvelä, Lazarova Trajkovska et Tsotsoria § 8 et A.B. et C c.
Irlande,opiniondissidentedesjugesRozakis,Tulkens,Fura,Hirvelä,Mal-inverni et Poalelungi, § 2 et 7.
79 La Cour s'est penchée sur cette question dans son Dialogue entre juges
15
Grégor Puppinck / Claire de la Hougue, Le droit au suicide assisté dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, in : Jusletter
27 janvier 2014
ainsi contesté intégralement le raisonnement de leurs col-
lègues et conclu que « In our view the Court should not oblige
the State to adopt some laws or provisions for broader regu-
lation of certain questions that the State has by itself determi-
ned in a clear and comprehensive manner »80.
[Rz 71] Peut-être que ces désaccords ne sont qu'un moment
dificile à passer pour la Cour : une période de transition philosophique marquée par la résistance des tenants de la
dignité inhérente contre les promoteurs d'une dignité libé-
rée de l'hétéronomie des universaux. Peut-être n'est-il pas
transitoire et amené au contraire à se renforcer : s'il s'agit
d'un conlit fondamental, il soumettra durablement la déiniti-on des droits de l'homme à la logique des rapports de force
comme c'est le cas actuellement.
[Rz 72] En conclusion, l'évolution marquée par ces quatre
arrêts n'implique pas seulement un changement dans la con-
ception de l'individu et de sa dignité, mais aussi dans celle
de l'Etat. Alors que l'article 2 protège la vie des personnes
de l'Etat, l'afirmation de l'autonomie individuelle s'opère da-
vantage envers l'Etat et la société qu'à leur encontre. Pour un
individu, afirmer son droit individuel au suicide assisté c'est moins afirmer sa liberté face à l'Etat que sa dépendance de l'Etat, lequel est sommé de l'assister en toutes choses,
de l'aider à assumer et à accomplir sa dignité personnelle.
Dans un apparent paradoxe, la liberté individuelle existe par
l'action positive de l'Etat. L'individu pourrait attendre de l'Etat
qu'il intervienne au titre de l'article 8 dans tout ce qui entre
dans le champ de sa vie privée, depuis la naissance, avec le
« droit des couples à concevoir un enfant et à recourir pour
ce faire à la procréation médicalement assistée »81 jusqu'à
la mort « dans la dignité ». Envisager « que les Etats aient
une obligation positive d'adopter des mesures permettant de
faciliter la commission d'un suicide dans la dignité »(Haas,
§ 61), c'est voir en l'Etat un Etat Providence total, situé quel-
que part entre le Deus omnipotens et la mère-poule. Un Etat
réellement libéral ne prendrait pas en charge le suicide des
individus.
GréGor PuPPinck et claire de la HouGue, Docteurs en droit.
La présente contribution a été rédigée en juillet 2013. Les
auteurs remercient Andreea Popescu, juriste, pour ses con-
tributions à la préparation de cette étude.
* * *
2008. 80 Gross,OpiniondissidentedesjugesRaimondi,JočienėetKarakaş,§10.81 S.H.c. Autriche (GC) § 82.