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Le Comte de Monte-Cristo - Tome I - Bouquineux.com...A Propos Dumas: Alexandre Dumas, père, born Dumas Davy de la Pailleterie (July 24, 1802 – December 5, 1870) was a French writer,

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  • Le Comte de Monte-Cristo - Tome IAlexandre Dumas

    Publication: 1845Catégorie(s): Fiction, Action & Aventure, HistoriqueSource: http://www.ebooksgratuits.com

  • A Propos Dumas:Alexandre Dumas, père, born Dumas Davy de la

    Pailleterie (July 24, 1802 – December 5, 1870) was aFrench writer, best known for his numerous historical novelsof high adventure which have made him one of the mostwidely read French authors in the world. Many of his novels,including The Count of Monte Cristo, The ThreeMusketeers, and The Man in the Iron Mask were serialized,and he also wrote plays and magazine articles and was aprolific correspondent. Source: Wikipedia

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  • I – Marseille. – L’arrivée.

    Le 24 février 1815, la vigie de Notre-Dame de la Gardesignala le trois-mâts le Pharaon, venant de Smyrne, Triesteet Naples.

    Comme d’habitude, un pilote côtier partit aussitôt duport, rasa le château d’If, et alla aborder le navire entre lecap de Morgion et l’île de Rion.

    Aussitôt, comme d’habitude encore, la plate-forme dufort Saint-Jean s’était couverte de curieux ; car c’esttoujours une grande affaire à Marseille que l’arrivée d’unbâtiment, surtout quand ce bâtiment, comme le Pharaon, aété construit, gréé, arrimé sur les chantiers de la vieillePhocée, et appartient à un armateur de la ville.

    Cependant ce bâtiment s’avançait ; il avaitheureusement franchi le détroit que quelque secoussevolcanique a creusé entre l’île de Calasareigne et l’île deJaros ; il avait doublé Pomègue, et il s’avançait sous sestrois huniers, son grand foc et sa brigantine, mais silentement et d’une allure si triste, que les curieux, avec cetinstinct qui pressent un malheur, se demandaient quelaccident pouvait être arrivé à bord. Néanmoins les expertsen navigation reconnaissaient que si un accident étaitarrivé, ce ne pouvait être au bâtiment lui-même ; car ils’avançait dans toutes les conditions d’un navireparfaitement gouverné : son ancre était en mouillage, seshaubans de beaupré décrochés ; et près du pilote, qui

  • s’apprêtait à diriger le Pharaon par l’étroite entrée du portde Marseille, était un jeune homme au geste rapide et àl’œil actif, qui surveillait chaque mouvement du navire etrépétait chaque ordre du pilote.

    La vague inquiétude qui planait sur la foule avaitparticulièrement atteint un des spectateurs de l’esplanadede Saint-Jean, de sorte qu’il ne put attendre l’entrée dubâtiment dans le port ; il sauta dans une petite barque etordonna de ramer au-devant du Pharaon, qu’il atteignit enface de l’anse de la Réserve.

    En voyant venir cet homme, le jeune marin quitta sonposte à côté du pilote, et vint, le chapeau à la main,s’appuyer à la muraille du bâtiment.

    C’était un jeune homme de dix-huit à vingt ans, grand,svelte, avec de beaux yeux noirs et des cheveux d’ébène ;il y avait dans toute sa personne cet air calme et derésolution particulier aux hommes habitués depuis leurenfance à lutter avec le danger.

    « Ah ! c’est vous, Dantès ! cria l’homme à la barque ;qu’est-il donc arrivé, et pourquoi cet air de tristesserépandu sur tout votre bord ?

    – Un grand malheur, monsieur Morrel ! répondit le jeunehomme, un grand malheur, pour moi surtout : à la hauteurde Civita-Vecchia, nous avons perdu ce brave capitaineLeclère.

    – Et le chargement ? demanda vivement l’armateur.– Il est arrivé à bon port, monsieur Morrel, et je crois que

    vous serez content sous ce rapport ; mais ce pauvrecapitaine Leclère…

  • – Que lui est-il donc arrivé ? demanda l’armateur d’un airvisiblement soulagé ; que lui est-il donc arrivé, à ce bravecapitaine ?

    – Il est mort.– Tombé à la mer ?– Non, monsieur ; mort d’une fièvre cérébrale, au milieu

    d’horribles souffrances. »Puis, se retournant vers ses hommes :« Holà hé ! dit-il, chacun à son poste pour le

    mouillage ! »L’équipage obéit. Au même instant, les huit ou dix

    matelots qui le composaient s’élancèrent les uns sur lesécoutes, les autres sur les bras, les autres aux drisses, lesautres aux hallebas des focs, enfin les autres aux carguesdes voiles.

    Le jeune marin jeta un coup d’œil nonchalant sur cecommencement de manœuvre, et, voyant que ses ordresallaient s’exécuter, il revint à son interlocuteur.

    « Et comment ce malheur est-il donc arrivé ? continual’armateur, reprenant la conversation où le jeune marinl’avait quittée.

    – Mon Dieu, monsieur, de la façon la plus imprévue :après une longue conversation avec le commandant duport, le capitaine Leclère quitta Naples fort agité ; au boutde vingt-quatre heures, la fièvre le prit ; trois jours après, ilétait mort…

    « Nous lui avons fait les funérailles ordinaires, et ilrepose, décemment enveloppé dans un hamac, avec unboulet de trente-six aux pieds et un à la tête, à la hauteur de

  • l’île d’El Giglio. Nous rapportons à sa veuve sa croixd’honneur et son épée. C’était bien la peine, continua lejeune homme avec un sourire mélancolique, de faire dixans la guerre aux Anglais pour en arriver à mourir, commetout le monde, dans son lit.

    – Dame ! que voulez-vous, monsieur Edmond, repritl’armateur qui paraissait se consoler de plus en plus, noussommes tous mortels, et il faut bien que les anciensfassent place aux nouveaux, sans cela il n’y aurait pasd’avancement ; et du moment que vous m’assurez que lacargaison…

    – Est en bon état, monsieur Morrel, je vous en réponds.Voici un voyage que je vous donne le conseil de ne pointescompter pour 25.000 francs de bénéfice. »

    Puis, comme on venait de dépasser la tour ronde :« Range à carguer les voiles de hune, le foc et la

    brigantine ! cria le jeune marin ; faites penaud ! »L’ordre s’exécuta avec presque autant de promptitude

    que sur un bâtiment de guerre.« Amène et cargue partout ! »Au dernier commandement, toutes les voiles

    s’abaissèrent, et le navire s’avança d’une façon presqueinsensible, ne marchant plus que par l’impulsion donnée.

    « Et maintenant, si vous voulez monter, monsieur Morrel,dit Dantès voyant l’impatience de l’armateur, voici votrecomptable, M. Danglars, qui sort de sa cabine, et qui vousdonnera tous les renseignements que vous pouvez désirer.Quant à moi, il faut que je veille au mouillage et que jemette le navire en deuil. »

  • L’armateur ne se le fit pas dire deux fois. Il saisit uncâble que lui jeta Dantès, et, avec une dextérité qui eût faithonneur à un homme de mer, il gravit les échelons clouéssur le flanc rebondi du bâtiment, tandis que celui-ci,retournant à son poste de second, cédait la conversation àcelui qu’il avait annoncé sous le nom de Danglars, et qui,sortant de sa cabine, s’avançait effectivement au-devantde l’armateur.

    Le nouveau venu était un homme de vingt-cinq à vingt-sixans, d’une figure assez sombre, obséquieux envers sessupérieurs, insolent envers ses subordonnés : aussi, outreson titre d’agent comptable, qui est toujours un motif derépulsion pour les matelots, était-il généralement aussi malvu de l’équipage qu’Edmond Dantès au contraire en étaitaimé.

    « Eh bien, monsieur Morrel, dit Danglars, vous savez lemalheur, n’est-ce pas ?

    – Oui, oui, pauvre capitaine Leclère ! c’était un brave ethonnête homme !

    – Et un excellent marin surtout, vieilli entre le ciel et l’eau,comme il convient à un homme chargé des intérêts d’unemaison aussi importante que maison Morrel et fils, réponditDanglars.

    – Mais, dit l’armateur, suivant des yeux Dantès quicherchait son mouillage, mais il me semble qu’il n’y a pasbesoin d’être si vieux marin que vous le dites, Danglars,pour connaître son métier, et voici notre ami Edmond quifait le sien, ce me semble, en homme qui n’a besoin dedemander des conseils à personne.

  • – Oui, dit Danglars en jetant sur Dantès un regardoblique où brilla un éclair de haine, oui, c’est jeune, et celane doute de rien. À peine le capitaine a-t-il été mort qu’il apris le commandement sans consulter personne, et qu’ilnous a fait perdre un jour et demi à l’île d’Elbe au lieu derevenir directement à Marseille.

    – Quant à prendre le commandement du navire, ditl’armateur, c’était son devoir comme second ; quant àperdre un jour et demi à l’île d’Elbe, il a eu tort ; à moinsque le navire n’ait eu quelque avarie à réparer.

    – Le navire se portait comme je me porte, et comme jedésire que vous vous portiez, monsieur Morrel ; et cettejournée et demie a été perdue par pur caprice, pour leplaisir d’aller à terre, voilà tout.

    – Dantès, dit l’armateur se retournant vers le jeunehomme, venez donc ici.

    – Pardon, monsieur, dit Dantès, je suis à vous dans uninstant. »

    Puis s’adressant à l’équipage : « Mouille ! » dit-il.Aussitôt l’ancre tomba, et la chaîne fila avec bruit.

    Dantès resta à son poste, malgré la présence du pilote,jusqu’à ce que cette dernière manœuvre fût terminée ; puisalors :

    « Abaissez la flamme à mi-mât, mettez le pavillon enberne, croisez les vergues !

    – Vous voyez, dit Danglars, il se croit déjà capitaine, surma parole.

    – Et il l’est de fait, dit l’armateur.– Oui, sauf votre signature et celle de votre associé,

  • monsieur Morrel.– Dame ! pourquoi ne le laisserions-nous pas à ce

    poste ? dit l’armateur. Il est jeune, je le sais bien, mais il meparaît tout à la chose, et fort expérimenté dans son état. »

    Un nuage passa sur le front de Danglars.« Pardon, monsieur Morrel, dit Dantès en s’approchant ;

    maintenant que le navire est mouillé, me voilà tout à vous :vous m’avez appelé, je crois ? »

    Danglars fit un pas en arrière.« Je voulais vous demander pourquoi vous vous étiez

    arrêté à l’île d’Elbe ?– Je l’ignore, monsieur ; c’était pour accomplir un dernier

    ordre du capitaine Leclère, qui, en mourant, m’avait remisun paquet pour le grand maréchal Bertrand.

    – L’avez-vous donc vu, Edmond ?– Qui ?– Le grand maréchal ?– Oui. »Morrel regarda autour de lui, et tira Dantès à part.« Et comment va l’Empereur ? demanda-t-il vivement.– Bien, autant que j’aie pu en juger par mes yeux.– Vous avez donc vu l’Empereur aussi ?– Il est entré chez le maréchal pendant que j’y étais.– Et vous lui avez parlé ?– C’est-à-dire que c’est lui qui m’a parlé, monsieur, dit

    Dantès en souriant.– Et que vous a-t-il dit ?– Il m’a fait des questions sur le bâtiment, sur l’époque

    de son départ pour Marseille, sur la route qu’il avait suivie

  • et sur la cargaison qu’il portait. Je crois que s’il eût étévide, et que j’en eusse été le maître, son intention eût étéde l’acheter ; mais je lui ai dit que je n’étais que simplesecond, et que le bâtiment appartenait à la maison Morrelet fils. « Ah ! ah ! a-t-il dit, je la connais. Les Morrel sontarmateurs de père en fils, et il y avait un Morrel qui servaitdans le même régiment que moi lorsque j’étais en garnisonà Valence. »

    – C’est pardieu vrai ! s’écria l’armateur tout joyeux ;c’était Policar Morrel, mon oncle, qui est devenu capitaine.Dantès, vous direz à mon oncle que l’Empereur s’estsouvenu de lui, et vous le verrez pleurer, le vieux grognard.Allons, allons, continua l’armateur en frappant amicalementsur l’épaule du jeune homme, vous avez bien fait, Dantès,de suivre les instructions du capitaine Leclère et de vousarrêter à l’île d’Elbe, quoique, si l’on savait que vous avezremis un paquet au maréchal et causé avec l’Empereur,cela pourrait vous compromettre.

    – En quoi voulez-vous, monsieur, que cela mecompromette ? dit Dantès : je ne sais pas même ce que jeportais, et l’Empereur ne m’a fait que les questions qu’il eûtfaites au premier venu. Mais, pardon, reprit Dantès, voici lasanté et la douane qui nous arrivent ; vous permettez, n’est-ce pas ?

    – Faites, faites, mon cher Dantès. »Le jeune homme s’éloigna, et, comme il s’éloignait,

    Danglars se rapprocha.« Eh bien, demanda-t-il, il paraît qu’il vous a donné de

    bonnes raisons de son mouillage à Porto-Ferrajo ?

  • – D’excellentes, mon cher monsieur Danglars.– Ah ! tant mieux, répondit celui-ci, car c’est toujours

    pénible de voir un camarade qui ne fait pas son devoir.– Dantès a fait le sien, répondit l’armateur, et il n’y a rien

    à dire. C’était le capitaine Leclère qui lui avait ordonnécette relâche.

    – À propos du capitaine Leclère, ne vous a-t-il pas remisune lettre de lui ?

    – Qui ?– Dantès.– À moi, non ! En avait-il donc une ?– Je croyais qu’outre le paquet, le capitaine Leclère lui

    avait confié une lettre.– De quel paquet voulez-vous parler, Danglars ?– Mais de celui que Dantès a déposé en passant à

    Porto-Ferrajo ?– Comment savez-vous qu’il avait un paquet à déposer à

    Porto-Ferrajo ? »Danglars rougit.« Je passais devant la porte du capitaine qui était

    entrouverte, et je lui ai vu remettre ce paquet et cette lettreà Dantès.

    – Il ne m’en a point parlé, dit l’armateur ; mais s’il a cettelettre, il me la remettra. »

    Danglars réfléchit un instant.« Alors, monsieur Morrel, je vous prie, dit-il, ne parlez

    point de cela à Dantès ; je me serai trompé. »En ce moment, le jeune homme revenait ; Danglars

    s’éloigna.

  • « Eh bien, mon cher Dantès, êtes-vous libre ? demandal’armateur.

    – Oui, monsieur.– La chose n’a pas été longue.– Non, j’ai donné aux douaniers la liste de

    marchandises ; et quant à la consigne, elle avait envoyéavec le pilote côtier un homme à qui j’ai remis nos papiers.

    – Alors, vous n’avez plus rien à faire ici ? »Dantès jeta un regard rapide autour de lui.« Non, tout est en ordre, dit-il.– Vous pouvez donc alors venir dîner avec nous ?– Excusez-moi, monsieur Morrel, excusez-moi, je vous

    prie, mais je dois ma première visite à mon père. Je n’ensuis pas moins reconnaissant de l’honneur que vous mefaites.

    – C’est juste, Dantès, c’est juste. Je sais que vous êtesbon fils.

    – Et… demanda Dantès avec une certaine hésitation, etil se porte bien, que vous sachiez, mon père ?

    – Mais je crois que oui, mon cher Edmond, quoique je nel’aie pas aperçu.

    – Oui, il se tient enfermé dans sa petite chambre.– Cela prouve au moins qu’il n’a manqué de rien

    pendant votre absence. »Dantès sourit.« Mon père est fier, monsieur, et, eût-il manqué de tout,

    je doute qu’il eût demandé quelque chose à qui que ce soitau monde, excepté à Dieu.

    – Eh bien, après cette première visite, nous comptons

  • sur vous.– Excusez-moi encore, monsieur Morrel, mais après

    cette première visite, j’en ai une seconde qui ne me tientpas moins au cœur.

    – Ah ! c’est vrai, Dantès ; j’oubliais qu’il y a aux Catalansquelqu’un qui doit vous attendre avec non moinsd’impatience que votre père : c’est la belle Mercédès. »

    Dantès sourit.« Ah ! ah ! dit l’armateur, cela ne m’étonne plus, qu’elle

    soit venue trois fois me demander des nouvelles duPharaon. Peste ! Edmond, vous n’êtes point à plaindre, etvous avez là une jolie maîtresse !

    – Ce n’est point ma maîtresse, monsieur, dit gravementle jeune marin : c’est ma fiancée.

    – C’est quelquefois tout un, dit l’armateur en riant.– Pas pour nous, monsieur, répondit Dantès.– Allons, allons, mon cher Edmond, continua l’armateur,

    que je ne vous retienne pas ; vous avez assez bien fait mesaffaires pour que je vous donne tout loisir de faire lesvôtres. Avez-vous besoin d’argent ?

    – Non, monsieur ; j’ai tous mes appointements duvoyage, c’est-à-dire près de trois mois de solde.

    – Vous êtes un garçon rangé, Edmond.– Ajoutez que j’ai un père pauvre, monsieur Morrel.– Oui, oui, je sais que vous êtes un bon fils. Allez donc

    voir votre père : j’ai un fils aussi, et j’en voudrais fort à celuiqui, après un voyage de trois mois, le retiendrait loin demoi.

    – Alors, vous permettez ? dit le jeune homme en saluant.

  • – Oui, si vous n’avez rien de plus à me dire.– Non.– Le capitaine Leclère ne vous a pas, en mourant, donné

    une lettre pour moi ?– Il lui eût été impossible d’écrire, monsieur ; mais cela

    me rappelle que j’aurai un congé de quinze jours à vousdemander.

    – Pour vous marier ?– D’abord ; puis pour aller à Paris.– Bon, bon ! vous prendrez le temps que vous voudrez,

    Dantès ; le temps de décharger le bâtiment nous prendrabien six semaines, et nous ne nous remettrons guère enmer avant trois mois… Seulement, dans trois mois, ilfaudra que vous soyez là. Le Pharaon, continua l’armateuren frappant sur l’épaule du jeune marin, ne pourrait pasrepartir sans son capitaine.

    – Sans son capitaine ! s’écria Dantès les yeux brillantsde joie ; faites bien attention à ce que vous dites là,monsieur, car vous venez de répondre aux plus secrètesespérances de mon cœur. Votre intention serait-elle de menommer capitaine du Pharaon ?

    – Si j’étais seul, je vous tendrais la main, mon cherDantès, et je vous dirais : « C’est fait. » Mais j’ai unassocié, et vous savez le proverbe italien : Che acompagne a padrone. Mais la moitié de la besogne estfaite au moins, puisque sur deux voix vous en avez déjàune. Rapportez-vous-en à moi pour avoir l’autre, et je feraide mon mieux.

  • – Oh ! monsieur Morrel, s’écria le jeune marin,saisissant, les larmes aux yeux, les mains de l’armateur ;monsieur Morrel, je vous remercie, au nom de mon père etde Mercédès.

    – C’est bien, c’est bien, Edmond, il y a un Dieu a cielpour les braves gens, que diable ! Allez voir votre père,allez voir Mercédès, et revenez me trouver après.

    – Mais vous ne voulez pas que je vous ramène à terre ?– Non, merci ; je reste à régler mes comptes avec

    Danglars. Avez-vous été content de lui pendant le voyage ?– C’est selon le sens que vous attachez à cette question,

    monsieur. Si c’est comme bon camarade, non, car je croisqu’il ne m’aime pas depuis le jour où j’ai eu la bêtise, à lasuite d’une petite querelle que nous avions eue ensemble,de lui proposer de nous arrêter dix minutes à l’île de Monte-Cristo pour vider cette querelle ; proposition que j’avais eutort de lui faire, et qu’il avait eu, lui, raison de refuser. Sic’est comme comptable que vous me faites cette questionje crois qu’il n’y a rien à dire et que vous serez content dela façon dont sa besogne est faite.

    – Mais, demanda l’armateur, voyons, Dantès, si vousétiez capitaine du Pharaon, garderiez-vous Danglars avecplaisir ?

    – Capitaine ou second, monsieur Morrel, répondit ditDantès, j’aurai toujours les plus grands égards pour ceuxqui posséderont la confiance de mes armateurs.

    – Allons, allons, Dantès, je vois qu’en tout point vous êtesun brave garçon. Que je ne vous retienne plus : allez, car jevois que vous êtes sur des charbons.

  • – J’ai donc mon congé ? demanda Dantès.– Allez, vous dis-je.– Vous permettez que je prenne votre canot ?– Prenez.– Au revoir, monsieur Morrel, et mille fois merci.– Au revoir, mon cher Edmond, bonne chance ! »Le jeune marin sauta dans le canot, alla s’asseoir à la

    poupe, et donna l’ordre d’aborder à la Canebière. Deuxmatelots se penchèrent aussitôt sur leurs rames, etl’embarcation glissa aussi rapidement qu’il est possible dele faire, au milieu des mille barques qui obstruent l’espècede rue étroite qui conduit, entre deux rangées de navires,de l’entrée du port au quai d’Orléans.

    L’armateur le suivit des yeux en souriant, jusqu’au bord,le vit sauter sur les dalles du quai, et se perdre aussitôt aumilieu de la foule bariolée qui, de cinq heures du matin àneuf heures du soir, encombre cette fameuse rue de laCanebière, dont les Phocéens modernes sont si fiers,qu’ils disent avec le plus grand sérieux du monde et aveccet accent qui donne tant de caractère à ce qu’ils disent :« Si Paris avait la Canebière, Paris serait un petitMarseille. »

    En se retournant, l’armateur vit derrière lui Danglars, qui,en apparence, semblait attendre ses ordres, mais qui, enréalité, suivait comme lui le jeune marin du regard.

    Seulement, il y avait une grande différence dansl’expression de ce double regard qui suivait le mêmehomme.

  • II – Le père et le fils.

    Laissons Danglars, aux prises avec le génie de la haine,essayer de souffler contre son camarade quelque malignesupposition à l’oreille de l’armateur, et suivons Dantès, qui,après avoir parcouru la Canebière dans toute sa longueur,prend la rue de Noailles, entre dans une petite maisonsituée du côté gauche des Allées de Meilhan, montevivement les quatre étages d’un escalier obscur, et, seretenant à la rampe d’une main, comprimant de l’autre lesbattements de son cœur, s’arrête devant une porte entrebaillée, qui laisse voir jusqu’au fond d’une petite chambre.

    Cette chambre était celle qu’habitait le père de Dantès.La nouvelle de l’arrivée du Pharaon n’était encore

    parvenue au vieillard, qui s’occupait, monté sur une chaise,à palissader d’une main tremblante quelques capucinesmêlées de clématites, qui montaient en grimpant le long dutreillage de sa fenêtre.

    Tout à coup il se sentit prendre à bras-le-corps, et unevoix bien connue s’écria derrière lui :

    « Mon père, mon bon père ! »Le vieillard jeta un cri et se retourna ; puis, voyant son

    fils, il se laissa aller dans ses bras, tout tremblant et toutpâle.

    « Qu’as-tu donc, père ? s’écria le jeune homme inquiet ;serais-tu malade ?

    – Non, non, mon cher Edmond, mon fils, mon enfant,

  • non ; mais je ne t’attendais pas, et la joie, le saisissementde te revoir ainsi à l’improviste… mon Dieu ! il me sembleque je vais mourir !

    – Eh bien, remets-toi donc, père ! c’est moi, bien moi !On dit toujours que la joie ne fait pas mal, et voilà pourquoije suis entré ici sans préparation. Voyons, souris-moi, aulieu de me regarder comme tu le fais, avec des yeuxégarés. Je reviens et nous allons être heureux.

    – Ah ! tant mieux, garçon ! reprit le vieillard, maiscomment allons-nous être heureux ? tu ne me quittes doncplus ? Voyons, conte-moi ton bonheur.

    – Que le Seigneur me pardonne, dit le jeune homme, deme réjouir d’un bonheur fait avec le deuil d’une famille !Mais Dieu sait que je n’eusse pas désiré ce bonheur ; ilarrive, et je n’ai pas la force de m’en affliger : le bravecapitaine Leclère est mort, mon père, et il est probableque, par la protection de M. Morrel, je vais avoir sa place.Comprenez-vous, mon père ? capitaine à vingt ans ! aveccent louis d’appointements et une part dans les bénéfices !n’est-ce pas plus que ne pouvait vraiment l’espérer unpauvre matelot comme moi ?

    – Oui, mon fils, oui, en effet, dit le vieillard, c’est heureux.– Aussi je veux que du premier argent que je toucherai

    vous ayez une petite maison, avec un jardin pour plantervos clématites, vos capucines et vos chèvrefeuilles… Mais,qu’as-tu donc, père, on dirait que tu te trouves mal ?

    – Patience, patience ! ce ne sera rien. »Et, les forces manquant au vieillard, il se renversa en

    arrière.

  • « Voyons ! voyons ! dit le jeune homme, un verre de vin,mon père ; cela vous ranimera ; où mettez-vous votre vin ?

    – Non, merci, ne cherche pas ; je n’en ai pas besoin, ditle vieillard essayant de retenir son fils.

    – Si fait, si fait, père, indiquez-moi l’endroit. »Et il ouvrit deux ou trois armoires.« Inutile… dit le vieillard, il n’y a plus de vin.– Comment, il n’y a plus de vin ! dit en pâlissant à son

    tour Dantès, regardant alternativement les joues creuses etblêmes du vieillard et les armoires vides, comment, il n’y aplus de vin ! Auriez-vous manqué d’argent, mon père ?

    – Je n’ai manqué de rien, puisque te voilà, dit le vieillard.– Cependant, balbutia Dantès en essuyant la sueur qui

    coulait de son front, cependant je vous avais laissé deuxcents francs, il y a trois mois, en partant.

    – Oui, oui, Edmond, c’est vrai ; mais tu avais oublié enpartant une petite dette chez le voisin Caderousse ; il mel’a rappelée, en me disant que si je ne payais pas pour toiil irait se faire payer chez M. Morrel. Alors, tu comprends,de peur que cela te fît du tort…

    – Eh bien ?– Eh bien, j’ai payé, moi.– Mais, s’écria Dantès, c’était cent quarante francs que

    je devais à Caderousse !– Oui, balbutia le vieillard.– Et vous les avez donnés sur les deux cent francs que je

    vous avais laissés ? »Le vieillard fit un signe de tête.« De sorte que vous avez vécu trois mois avec soixante

  • francs ! murmura le jeune homme.– Tu sais combien il me faut peu de chose, dit vieillard.– Oh ! mon Dieu, mon Dieu, pardonnez-moi ! s’écria

    Edmond en se jetant à genoux devant le bonhomme.– Que fais-tu donc ?– Oh ! vous m’avez déchiré le cœur.– Bah ! te voilà, dit le vieillard en souriant ; maintenant

    tout est oublié, car tout est bien.– Oui, me voilà, dit le jeune homme, me voilà avec un bel

    avenir et un peu d’argent. Tenez, père, dit-il, prenez,prenez, et envoyez chercher tout de suite quelque chose. »

    Et il vida sur la table ses poches, qui contenaient unedouzaine de pièces d’or, cinq ou six écus de cinq francs etde la menue monnaie.

    Le visage du vieux Dantès s’épanouit.« À qui cela ? dit-il.– Mais, à moi !… à toi !… à nous !… Prends, achète des

    provisions, sois heureux, demain il y en a d’autres.– Doucement, doucement, dit le vieillard en souriant ;

    avec ta permission, j’userai modérément de la bourse : oncroirait, si l’on me voyait acheter trop de choses à la fois,que j’ai été obligé d’attendre le retour pour les acheter.

    – Fais comme tu voudras ; mais, avant toutes choses,prends une servante, père ; je ne veux pas que tu restesseul. J’ai du café de contrebande et d’excellent tabac dansun petit coffre de la cale, tu l’auras dès demain. Mais chut !voici quelqu’un.

    – C’est Caderousse qui aura appris ton arrivée, et quivient sans doute te faire son compliment de bon retour.

  • – Bon, encore des lèvres qui disent une chose tandisque le cœur en pense une autre, murmura Edmond ; mais,n’importe, c’est un voisin qui nous a rendu serviceautrefois, qu’il soit le bienvenu. »

    En effet, au moment où Edmond achevait la phrase àvoix basse, on vit apparaître encadrée par la porte dupalier, la tête noire et barbue de Caderousse. C’était unhomme de vingt-cinq à vingt-six ans ; il tenait à sa main unmorceau de drap, qu’en sa qualité de tailleur il s’apprêtaità changer en un revers d’habit.

    « Eh ! te voilà donc revenu, Edmond ? dit-il avec unaccent marseillais des plus prononcés et avec un largesourire qui découvrait ses dents blanches comme del’ivoire.

    – Comme vous voyez, voisin Caderousse, et prêt à vousêtre agréable en quelque chose que ce soit, réponditDantès en dissimulant mal sa froideur sous cette offre deservice.

    – Merci, merci ; heureusement, je n’ai besoin de rien, etce sont même quelquefois les autres qui ont besoin demoi. (Dantès fit un mouvement.) Je ne te dis pas cela pourtoi, garçon ; je t’ai prêté de l’argent, tu me l’as rendu ; celase fait entre bons voisins, et nous sommes quittes.

    – On n’est jamais quitte envers ceux qui nous ontobligés, dit Dantès, car lorsqu’on ne leur doit plus l’argent,on leur doit la reconnaissance.

    – À quoi bon parler de cela ! Ce qui est passé estpassé. Parlons de ton heureux retour, garçon. J’étais doncallé comme cela sur le port pour rassortir du drap marron,

  • lorsque je rencontrai l’ami Danglars.« – Toi, à Marseille ?« – Eh oui, tout de même, me répondit-il.« – Je te croyais à Smyrne.« – J’y pourrais être, car j’en reviens.« – Et Edmond, où est-il donc, le petit ?« – Mais chez son père, sans doute, répondit Danglars ;

    et alors je suis venu, continua Caderousse, pour avoir leplaisir de serrer la main à un ami.

    – Ce bon Caderousse, dit le vieillard, il nous aime tant.– Certainement que je vous aime, et que je vous estime

    encore, attendu que les honnêtes gens sont rares ! Mais ilparaît que tu deviens riche, garçon ? » continua le tailleuren jetant un regard oblique sur la poignée d’or et d’argentque Dantès avait déposée sur la table.

    Le jeune homme remarqua l’éclair de convoitise quiillumina les yeux noirs de son voisin.

    « Eh ! mon Dieu ! dit-il négligemment, cet argent n’estpoint à moi ; je manifestais au père la crainte qu’il n’eûtmanqué de quelque chose en mon absence, et pour merassurer, il a vidé sa bourse sur la table. Allons, père,continua Dantès, remettez cet argent dans votre tirelire ; àmoins que le voisin Caderousse n’en ait besoin à son tour,auquel cas il est bien à son service.

    – Non pas, garçon, dit Caderousse, je n’ai besoin derien, et, Dieu merci l’état nourrit son homme. Garde tonargent, garde : on n’en a jamais de trop ; ce qui n’empêchepas que je ne te sois obligé de ton offre comme si j’enprofitais.

  • – C’était de bon cœur, dit Dantès.– Je n’en doute pas. Eh bien, te voilà donc au mieux

    avec M. Morrel, câlin que tu es ?– M. Morrel a toujours eu beaucoup de bonté pour moi,

    répondit Dantès.– En ce cas, tu as tort de refuser son dîner.– Comment, refuser son dîner ? reprit le vieux Dantès ; il

    t’avait donc invité à dîner ?– Oui, mon père, reprit Edmond en souriant de

    l’étonnement que causait à son père l’excès de l’honneurdont il était l’objet.

    – Et pourquoi donc as-tu refusé, fils ? demanda levieillard.

    – Pour revenir plus tôt près de vous, mon père, réponditle jeune homme ; j’avais hâte de vous voir.

    – Cela l’aura contrarié, ce bon M. Morrel, repritCaderousse ; et quand on vise à être capitaine, c’est untort que de contrarier son armateur.

    – Je lui ai expliqué la cause de mon refus, reprit Dantès,et il l’a comprise, je l’espère.

    – Ah ! c’est que, pour être capitaine, il faut un peu flatterses patrons.

    – J’espère être capitaine sans cela, répondit Dantès.– Tant mieux, tant mieux ! cela fera plaisir à tous les

    anciens amis, et je sais quelqu’un là-bas, derrière lacitadelle de Saint-Nicolas, qui n’en sera pas fâché.

    – Mercédès ? dit le vieillard.– Oui, mon père, reprit Dantès, et, avec permission,

    maintenant que je vous ai vu, maintenant que je sais que

  • vous vous portez bien et que vous avez tout ce qu’il vousfaut, je vous demanderai la permission d’aller faire visiteaux Catalans.

    – Va, mon enfant, dit le vieux Dantès, et que Dieu tebénisse dans ta femme comme il m’a béni dans mon fils.

    – Sa femme ! dit Caderousse ; comme vous y allez, pèreDantès ! elle ne l’est pas encore, ce me semble !

    – Non ; mais, selon toute probabilité, répondit Edmond,elle ne tardera pas à le devenir.

    – N’importe, n’importe, dit Caderousse, tu as bien fait dete dépêcher, garçon.

    – Pourquoi cela ?– Parce que la Mercédès est une belle fille, et que les

    belles filles ne manquent pas d’amoureux ; celle-là surtout,ils la suivent par douzaines.

    – Vraiment, dit Edmond avec un sourire sous lequelperçait une légère nuance d’inquiétude.

    – Oh ! oui, reprit Caderousse, et de beaux partis même ;mais, tu comprends, tu vas être capitaine, on n’aura gardede te refuser, toi !

    – Ce qui veut dire, reprit Dantès avec un sourire quidissimulait mal son inquiétude, que si je n’étais pascapitaine…

    – Eh ! eh ! fit Caderousse.– Allons, allons, dit le jeune homme, j’ai meilleure opinion

    que vous des femmes en général, et de Mercédès enparticulier, et, j’en suis convaincu, que je sois capitaine ounon, elle me restera fidèle.

    – Tant mieux ! tant mieux ! dit Caderousse, c’est

  • toujours, quand on va se marier, une bonne chose qued’avoir la foi, mais, n’importe ; crois-moi, garçon, ne perdspas de temps à aller lui annoncer ton arrivée et à lui fairepart de tes espérances.

    – J’y vais », dit Edmond.Il embrassa son père, salua Caderousse d’un signe et

    sortit. Caderousse resta un instant encore ; puis, prenantcongé du vieux Dantès, il descendit à son tour et allarejoindre Danglars, qui l’attendait au coin de la rue Senac.

    – Eh bien, dit Danglars, l’as-tu vu ?– Je le quitte, dit Caderousse.– Et t’a-t-il parlé de son espérance d’être capitaine ?– Il en parle comme s’il l’était déjà.– Patience ! dit Danglars, il se presse un peu trop, ce me

    semble.– Dame ! il paraît que la chose lui est promise par

    M. Morrel.– De sorte qu’il est bien joyeux ?– C’est-à-dire qu’il en est insolent ; il m’a déjà fait ses

    offres de service comme si c’était un grand personnage ; ilm’a offert de me prêter de l’argent comme s’il était unbanquier.

    – Et vous avez refusé ?– Parfaitement ; quoique j’eusse bien pu accepter,

    attendu que c’est moi qui lui ai mis à la main les premièrespièces blanches qu’il a maniées. Mais maintenantM. Dantès n’aura plus besoin de personne, il va êtrecapitaine.

    – Bah ! dit Danglars, il ne l’est pas encore.

  • – Ma foi, ce serait bien fait qu’il ne le fût pas, ditCaderousse, ou sans cela il n’y aura plus moyen de luiparler.

    – Que si nous le voulons bien, dit Danglars, il restera cequ’il est, et peut-être même deviendra moins qu’il n’est.

    – Que dis-tu ?– Rien, je me parle à moi-même. Et il est toujours

    amoureux de la belle Catalane ?– Amoureux fou. Il y est allé ; mais ou je me trompe fort,

    ou il aura du désagrément de ce côté-là.– Explique-toi.– À quoi bon ?– C’est plus important que tu ne crois. Tu n’aimes pas

    Dantès, hein ?– Je n’aime pas les arrogants.– Eh bien, alors ! dis-moi ce que tu sais relativement à la

    Catalane.– Je ne sais rien de bien positif ; seulement j’ai vu des

    choses qui me font croire, comme je te l’ai dit, que le futurcapitaine aura du désagrément aux environs du chemindes Vieilles-Infirmeries.

    – Qu’as-tu vu ? allons, dis.– Eh bien, j’ai vu que toutes les fois que Mercédès vient

    en ville, elle y vient accompagnée d’un grand gaillard deCatalan à l’œil noir, à la peau rouge, très brun, très ardent,et qu’elle appelle mon cousin.

    – Ah ! vraiment ! et crois-tu que ce cousin lui fasse lacour ?

    – Je le suppose : que diable peut faire un grand garçon

  • de vingt et un ans à une belle fille de dix-sept ?– Et tu dis que Dantès est allé aux Catalans ?– Il est parti devant moi.– Si nous allions du même côté, nous nous arrêterions à

    la Réserve, et, tout en buvant un verre de vin de La Malgue,nous attendrions des nouvelles.

    – Et qui nous en donnera ?– Nous serons sur la route, et nous verrons sur le visage

    de Dantès ce qui se sera passé.– Allons, dit Caderousse ; mais c’est toi qui paies ?– Certainement, » répondit Danglars.Et tous deux s’acheminèrent d’un pas rapide vers

    l’endroit indiqué. Arrivés là, ils se firent apporter unebouteille et deux verres. Le père Pamphile venait de voirpasser Dantès il n’y avait pas dix minutes. Certains queDantès était aux Catalans, ils s’assirent sous le feuillagenaissant des platanes et des sycomores, dans lesbranches desquels une bande joyeuse d’oiseauxchantaient un des premiers beaux jours de printemps.

  • III – Les Catalans.

    À cent pas de l’endroit où les deux amis, les regards àl’horizon et l’oreille au guet, sablaient le vin pétillant de LaMalgue, s’élevait, derrière une butte nue et rongée par lesoleil et le mistral, le village des Catalans.

    Un jour, une colonie mystérieuse partit de l’Espagne etvint aborder à la langue de terre où elle est encoreaujourd’hui. Elle arrivait on ne savait d’où et parlait unelangue inconnue. Un des chefs, qui entendait le provençal,demanda à la commune de Marseille de leur donner cepromontoire nu et aride, sur lequel ils venaient, comme lesmatelots antiques, de tirer leurs bâtiments. La demande luifut accordée, et trois mois après, autour des douze ouquinze bâtiments qui avaient amené ces bohémiens de lamer, un petit village s’élevait.

    Ce village construit d’une façon bizarre et pittoresque,moitié maure, moitié espagnol, est celui que l’on voitaujourd’hui habité par des descendants de ces hommes,qui parlent la langue de leurs pères. Depuis trois ou quatresiècles, ils sont encore demeurés fidèles à ce petitpromontoire, sur lequel ils s’étaient abattus, pareils à unebande d’oiseaux de mer, sans se mêler en rien à lapopulation marseillaise, se mariant entre eux, et ayantconservé les mœurs et le costume de leur mère patrie,comme ils en ont conservé le langage.

    Il faut que nos lecteurs nous suivent à travers l’unique rue

  • de ce petit village, et entrent avec nous dans une de cesmaisons auxquelles le soleil a donné, au-dehors, cettebelle couleur feuille morte particulière aux monuments dupays, et, au-dedans, une couche de badigeon, cette teinteblanche qui forme le seul ornement des posadasespagnoles.

    Une belle jeune fille aux cheveux noirs comme le jais, auxyeux veloutés comme ceux de la gazelle, tenait debout,adossée à une cloison, et froissait entre ses doigts effiléset d’un dessin antique une bruyère innocente dont ellearrachait les fleurs, et dont les débris jonchaient déjà lesol ; en outre, ses bras nus jusqu’au coude, ses brasbrunis, mais qui semblaient modelés sur ceux de la Vénusd’Arles, frémissaient d’une sorte d’impatience fébrile, etelle frappait la terre de son pied souple et cambré, de sorteque l’on entrevoyait la forme pure, fière et hardie de sajambe, emprisonnée dans un bas de coton rouge à coinsgris et bleus.

    À trois pas d’elle, assis sur une chaise qu’il balançaitd’un mouvement saccadé, appuyant son coude à un vieuxmeuble vermoulu, un grand garçon de vingt à vingt-deuxans la regardait d’un air où se combattaient l’inquiétude etle dépit ; ses yeux interrogeaient, mais le regard ferme etfixe de la jeune fille dominait son interlocuteur.

    « Voyons, Mercédès, disait le jeune homme, voiciPâques qui va revenir, c’est le moment de faire une noce,répondez-moi !

    – Je vous ai répondu cent fois, Fernand, et il faut envérité que vous soyez bien ennemi de vous-même pour

  • m’interroger encore !– Eh bien, répétez-le encore, je vous en supplie, répétez-

    le encore pour que j’arrive à le croire. Dites-moi pour lacentième fois que vous refusez mon amour, qu’approuvaitvotre mère ; faites-moi bien comprendre que vous vousjouez de mon bonheur, que ma vie et ma mort ne sont rienpour vous. Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! avoir rêvé dix ansd’être votre époux, Mercédès, et perdre cet espoir qui étaitle seul but de ma vie !

    – Ce n’est pas moi du moins qui vous ai jamaisencouragé dans cet espoir, Fernand, répondit Mercédès ;vous n’avez pas une seule coquetterie à me reprocher àvotre égard. Je vous ai toujours dit : « Je vous aimecomme un frère, mais n’exigez jamais de moi autre choseque cette amitié fraternelle, car mon cœur est à un autre. »Vous ai-je toujours dit cela, Fernand ?

    – Oui, je le sais bien, Mercédès, répondit le jeunehomme ; oui, vous vous êtes donné, vis-à-vis de moi, lecruel mérite de la franchise ; mais oubliez-vous que c’estparmi les Catalans une loi sacrée de se marier entre eux ?

    – Vous vous trompez, Fernand, ce n’est pas une loi,c’est une habitude, voilà tout ; et, croyez-moi, n’invoquezpas cette habitude en votre faveur. Vous êtes tombé à laconscription, Fernand ; la liberté qu’on vous laisse, c’estune simple tolérance ; d’un moment à l’autre vous pouvezêtre appelé sous les drapeaux. Une fois soldat, que ferez-vous de moi, c’est-à-dire d’une pauvre fille orpheline, triste,sans fortune, possédant pour tout bien une cabanepresque en ruine, où pendent quelques filets usés,

  • misérable héritage laissé par mon père à ma mère et parma mère à moi ? Depuis un an qu’elle est morte, songezdonc, Fernand, que je vis presque de la charité publique !Quelquefois vous feignez que je vous suis utile, et cela pouravoir le droit de partager votre poche avec moi ; etj’accepte, Fernand, parce que vous êtes le fils d’un frère demon père, parce que nous avons été élevés ensemble etplus encore parce que, par-dessus tout, cela vous feraittrop de peine si je vous refusais. Mais je sens bien que cepoisson que je vais vendre et dont je tire l’argent aveclequel j’achète le chanvre que je file, je sens bien, Fernand,que c’est une charité.

    – Et qu’importe, Mercédès, si, pauvre et isolée que vousêtes, vous me convenez ainsi mieux que la fille du plus fierarmateur ou du plus riche banquier de Marseille ! À nousautres, que nous faut-il ? Une honnête femme et une bonneménagère. Où trouverais-je mieux que vous sous ces deuxrapports ?

    – Fernand, répondit Mercédès en secouant la tête, ondevient mauvaise ménagère et on ne peut répondre derester honnête femme lorsqu’on aime un autre homme queson mari. Contentez-vous de mon amitié, car, je vous lerépète, c’est tout ce que je puis vous promettre, et je nepromets que ce que je suis sûre de pouvoir donner.

    – Oui, je comprends, dit Fernand ; vous supportezpatiemment votre misère, mais vous avez peur de lamienne. Eh bien, Mercédès, aimé de vous, je tenterai lafortune ; vous me porterez bonheur, et je deviendrai riche :je puis étendre mon état de pêcheur ; je puis entrer comme

  • commis dans un comptoir ; je puis moi-même devenirmarchand !

    – Vous ne pouvez rien tenter de tout cela, Fernand ; vousêtes soldat, et si vous restez aux Catalans, c’est parce qu’iln’y a pas de guerre. Demeurez donc pêcheur ; ne faitespoint de rêves qui vous feraient paraître la réalité plusterrible encore, et contentez-vous de mon amitié, puisqueje ne puis vous donner autre chose.

    – Eh bien, vous avez raison, Mercédès, je serai marin ;j’aurai, au lieu du costume de nos pères que vousméprisez, un chapeau verni, une chemise rayée et uneveste bleue avec des ancres sur les boutons. N’est-cepoint ainsi qu’il faut être habillé pour vous plaire ?

    – Que voulez-vous dire ? demanda Mercédès en lançantun regard impérieux, que voulez-vous dire ? Je ne vouscomprends pas.

    – Je veux dire, Mercédès, que vous n’êtes si dure et sicruelle pour moi que parce que vous attendez quelqu’un quiest ainsi vêtu. Mais celui que vous attendez est inconstantpeut-être, et, s’il ne l’est pas, la mer l’est pour lui.

    – Fernand, s’écria Mercédès, je vous croyais bon et jeme trompais ! Fernand, vous êtes un mauvais cœurd’appeler à l’aide de votre jalousie les colères de Dieu ! Ehbien, oui, je ne m’en cache pas, j’attends et j’aime celuique vous dites, et s’il ne revient pas, au lieu d’accuser cetteinconstance que vous invoquez, vous, je dirai qu’il est morten m’aimant. »

    Le jeune Catalan fit un geste de rage.« Je vous comprends, Fernand : vous vous en prendrez

  • à lui de ce que je ne vous aime pas ; vous croiserez votrecouteau catalan contre son poignard ! À quoi cela vousavancera-t-il ? À perdre mon amitié si vous êtes vaincu, àvoir mon amitié se changer en haine si vous êtesvainqueur. Croyez-moi, chercher querelle à un homme estun mauvais moyen de plaire à la femme qui aime cethomme. Non, Fernand, vous ne vous laisserez point allerainsi à vos mauvaises pensées. Ne pouvant m’avoir pourfemme, vous vous contenterez de m’avoir pour amie etpour sœur ; et d’ailleurs, ajouta-t-elle, les yeux troublés etmouillés de larmes, attendez, attendez, Fernand : vousl’avez dit tout à l’heure, la mer est perfide, et il y a déjàquatre mois qu’il est parti ; depuis quatre mois j’ai comptébien des tempêtes ! »

    Fernand demeura impassible ; il ne chercha pas àessuyer les larmes qui roulaient sur les joues deMercédès ; et cependant, pour chacune de ces larmes, ileût donné un verre de son sang ; mais ces larmes coulaientpour un autre.

    Il se leva, fit un tour dans la cabane et revint, s’arrêtadevant Mercédès, l’œil sombre et les poings crispés.

    « Voyons, Mercédès, dit-il, encore une fois répondez :est-ce bien résolu ?

    – J’aime Edmond Dantès, dit froidement la jeune fille, etnul autre qu’Edmond ne sera mon époux.

    – Et vous l’aimerez toujours ?– Tant que je vivrai. »Fernand baissa la tête comme un homme découragé,

    poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement ; puis

  • tout à coup relevant le front, les dents serrées et les narinesentrouvertes :

    « Mais s’il est mort ?– S’il est mort, je mourrai.– Mais s’il vous oublie ?– Mercédès ! cria une voix joyeuse au-dehors de la

    maison, Mercédès !– Ah ! s’écria la jeune fille en rougissant de joie et en

    bondissant d’amour, tu vois bien qu’il ne m’a pas oubliée,puisque le voilà ! »

    Et elle s’élança vers la porte, qu’elle ouvrit en s’écriant :« À moi, Edmond ! me voici. »Fernand, pâle et frémissant, recula en arrière comme fait

    un voyageur à la vue d’un serpent, et rencontrant sa chaise,il y retomba assis.

    Edmond et Mercédès étaient dans les bras l’un del’autre. Le soleil ardent de Marseille, qui pénétrait à traversl’ouverture de la porte, les inondait d’un flot de lumière.D’abord ils ne virent rien de ce qui les entourait. Unimmense bonheur les isolait du monde, et ils ne parlaientque par ces mots entrecoupés qui sont les élans d’une joiesi vive qu’ils semblent l’expression de la douleur.

    Tout à coup Edmond aperçut la figure sombre deFernand, qui se dessinait dans l’ombre, pâle etmenaçante ; par un mouvement dont il ne se rendit pascompte lui-même, le jeune Catalan tenait la main sur lecouteau passé à sa ceinture.

    « Ah ! pardon, dit Dantès en fronçant le sourcil à sontour, je n’avais pas remarqué que nous étions trois. »

  • Puis, se tournant vers Mercédès :« Qui est ce monsieur ? demanda-t-il.– Monsieur sera votre meilleur ami, Dantès, car c’est

    mon ami à moi, c’est mon cousin, c’est mon frère ; c’estFernand ; c’est-à-dire l’homme qu’après vous, Edmond,j’aime le plus au monde ; ne le reconnaissez-vous pas ?

    – Ah ! si fait », dit Edmond.Et, sans abandonner Mercédès, dont il tenait la main

    serrée dans une des siennes, il tendit avec un mouvementde cordialité son autre main au Catalan.

    Mais Fernand, loin de répondre à ce geste amical, restamuet et immobile comme une statue.

    Alors Edmond promena son regard investigateur deMercédès, émue et tremblante, à Fernand, sombre etmenaçant.

    Ce seul regard lui apprit tout.La colère monta à son front.« Je ne savais pas venir avec tant de hâte chez vous

    Mercédès, pour y trouver un ennemi.– Un ennemi ! s’écria Mercédès avec un regard de

    courroux à l’adresse de son cousin ; un ennemi chez moi,dis-tu, Edmond ! Si je croyais cela, je te prendrais sous lebras et je m’en irais à Marseille, quittant la maison pour n’yplus jamais rentrer. »

    L’œil de Fernand lança un éclair.« Et s’il t’arrivait malheur, mon Edmond, continua-t-elle

    avec ce même flegme implacable qui prouvait à Fernandque la jeune fille avait lu jusqu’au plus profond de sasinistre pensée, s’il t’arrivait malheur, je monterais sur le

  • cap de Morgion, et je me jetterais sur les rochers la tête lapremière. »

    Fernand devint affreusement pâle.« Mais tu t’es trompé, Edmond, poursuivit-elle, tu n’as

    point d’ennemi ici ; il n’y a que Fernand, mon frère, qui vate serrer la main comme à un ami dévoué. »

    Et à ces mots, la jeune fille fixa son visage impérieux surle Catalan, qui, comme s’il eût été fasciné par ce regard,s’approcha lentement d’Edmond et tendit la main.

    Sa haine, pareille à une vague impuissante, quoiquefurieuse, venait se briser contre l’ascendant que cettefemme exerçait sur lui.

    Mais à peine eut-il touché la main d’Edmond, qu’il sentitqu’il avait fait tout ce qu’il pouvait faire, et qu’il s’élançahors de la maison.

    « Oh ! s’écriait-il en courant comme un insensé ennoyant ses mains dans ses cheveux, oh ! qui me délivreradonc de cet homme ? Malheur à moi ! malheur à moi !

    – Eh ! le Catalan ! eh ! Fernand ! où cours-tu ? » dit unevoix.

    Le jeune homme s’arrêta tout court, regarda autour delui, et aperçut Caderousse attablé avec Danglars sous unberceau de feuillage.

    « Eh ! dit Caderousse, pourquoi ne viens-tu pas ? Es-tudonc si pressé que tu n’aies pas le temps de dire bonjouraux amis ?

    – Surtout quand ils ont encore une bouteille presquepleine devant eux », ajouta Danglars.

    Fernand regarda les deux hommes d’un air hébété, et ne

  • répondit rien.« Il semble tout penaud, dit Danglars, poussant du genou

    Caderousse : est-ce que nous nous serions trompés, etqu’au contraire de ce que nous avions prévu, Dantèstriompherait ?

    – Dame ! il faut voir », dit Caderousse.Et se retournant vers le jeune homme :« Eh bien, voyons, le Catalan, te décides-tu ? » dit-il.Fernand essuya la sueur qui ruisselait de son front et

    entra lentement sous la tonnelle, dont l’ombrage semblarendre un peu de calme à ses sens et la fraîcheur un peude bien-être à son corps épuisé.

    « Bonjour, dit-il, vous m’avez appelé, n’est-ce pas ? »Et il tomba plutôt qu’il ne s’assit sur un des sièges qui

    entouraient la table.« Je t’ai appelé parce que tu courais comme un fou, et

    que j’ai eu peur que tu n’allasses te jeter à la mer, dit enriant Caderousse. Que diable, quand on a des amis, c’estnon seulement pour leur offrir un verre de vin, mais encorepour les empêcher de boire trois ou quatre pintes d’eau. »

    Fernand poussa un gémissement qui ressemblait à unsanglot et laissa tomber sa tête sur ses deux poignets,posés en croix sur la table.

    « Eh bien, veux-tu que je te dise, Fernand, repritCaderousse, entamant l’entretien avec cette brutalitégrossière des gens du peuple auxquels la curiosité faitoublier toute diplomatie ; eh bien, tu as l’air d’un amantdéconfit ! »

    Et il accompagna cette plaisanterie d’un gros rire.

  • « Bah ! répondit Danglars, un garçon taillé comme celui-là n’est pas fait pour être malheureux en amour ; tu temoques, Caderousse.

    – Non pas, reprit celui-ci ; écoute plutôt comme ilsoupire. Allons, allons, Fernand, dit Caderousse, lève lenez et réponds-nous : ce n’est pas aimable de ne pasrépondre aux amis qui nous demandent des nouvelles denotre santé.

    – Ma santé va bien, dit Fernand crispant ses poingsmais sans lever la tête.

    – Ah ! vois-tu Danglars, dit Caderousse en faisant signede l’œil à son ami, voici la chose : Fernand, que tu vois, etqui est un bon et brave Catalan, un des meilleurs pêcheursde Marseille, est amoureux d’une belle fille qu’on appelleMercédès ; mais malheureusement il paraît que la bellefille, de son coté, est amoureuse du second du Pharaon ;et, comme le Pharaon est entré aujourd’hui même dans leport, tu comprends ?

    – Non, je ne comprends pas, dit Danglars.– Le pauvre Fernand aura reçu son congé, continua

    Caderousse.– Eh bien, après ? dit Fernand relevant la tête et

    regardant Caderousse, en homme qui cherche quelqu’unsur qui faire tomber sa colère ; Mercédès ne dépend depersonne ? n’est-ce pas ? et elle est bien libre d’aimer quielle veut.

    – Ah ! si tu le prends ainsi, dit Caderousse, c’est autrechose ! Moi, je te croyais un Catalan ; et l’on m’avait dit queles Catalans n’étaient pas hommes à se laisser supplanter

  • par un rival ; on avait même ajouté que Fernand surtoutétait terrible dans sa vengeance. »

    Fernand sourit avec pitié.« Un amoureux n’est jamais terrible, dit-il.– Le pauvre garçon ! reprit Danglars feignant de plaindre

    le jeune homme du plus profond de son cœur. Que veux-tu ? il ne s’attendait pas à voir revenir ainsi Dantès tout àcoup ; il le croyait peut-être mort, infidèle, qui sait ? Ceschoses-là sont d’autant plus sensibles qu’elles nousarrivent tout à coup.

    – Ah ! ma foi, dans tous les cas, dit Caderousse quibuvait tout en parlant et sur lequel le vin fumeux de LaMalgue commençait à faire son effet, dans tous les cas,Fernand n’est pas le seul que l’heureuse arrivée de Dantèscontrarie, n’est-ce pas, Danglars ?

    – Non, tu dis vrai, et j’oserais presque dire que cela luiportera malheur.

    – Mais n’importe, reprit Caderousse en versant un verrede vin à Fernand, et en remplissant pour la huitième oudixième fois son propre verre tandis que Danglars avait àpeine effleuré le sien ; n’importe, en attendant il épouseMercédès, la belle Mercédès ; il revient pour cela, dumoins. »

    Pendant ce temps, Danglars enveloppait d’un regardperçant le jeune homme, sur le cœur duquel les paroles deCaderousse tombaient comme du plomb fondu.

    « Et à quand la noce ? demanda-t-il.– Oh ! elle n’est pas encore faite ! murmura Fernand.– Non, mais elle se fera, dit Caderousse, aussi vrai que

  • Dantès sera le capitaine du Pharaon, n’est-ce pas,Danglars ? »

    Danglars tressaillit à cette atteinte inattendue, et seretourna vers Caderousse, dont à son tour il étudia levisage pour voir si le coup était prémédité ; mais il ne lutrien que l’envie sur ce visage déjà presque hébété parl’ivresse.

    « Eh bien, dit-il en remplissant les verres, buvons doncau capitaine Edmond Dantès, mari de la belle Catalane ! »

    Caderousse porta son verre à sa bouche d’une mainalourdie et l’avala d’un trait. Fernand prit le sien et le brisacontre terre.

    « Eh ! eh ! eh ! dit Caderousse, qu’aperçois-je donc là-bas, au haut de la butte, dans la direction des Catalans ?Regarde donc, Fernand, tu as meilleure vue que moi ; jecrois que je commence à voir trouble, et, tu le sais, le vinest un traître : on dirait deux amants qui marchent côte àcôte et la main dans la main. Dieu me pardonne ! ils ne sedoutent pas que nous les voyons, et les voilà quis’embrassent ! »

    Danglars ne perdait pas une des angoisses de Fernand,dont le visage se décomposait à vue d’œil.

    « Les connaissez-vous, monsieur Fernand ? dit-il.– Oui, répondit celui-ci d’une voix sourde, c’est

    M. Edmond et Mlle Mercédès.– Ah ! voyez-vous ! dit Caderousse, et moi qui ne les

    reconnaissais pas ! Ohé ! Dantès ! ohé ! la belle fille !venez par ici un peu, et dites-nous à quand la noce, carvoici M. Fernand qui est si entêté qu’il ne veut pas nous le

  • dire.– Veux-tu te taire ! dit Danglars, affectant de retenir

    Caderousse, qui, avec la ténacité des ivrognes, penchaithors du berceau ; tâche de te tenir debout et laisse lesamoureux s’aimer tranquillement. Tiens, regardeM. Fernand, et prends exemple : il est raisonnable, lui. »

    Peut-être Fernand, poussé à bout, aiguillonné parDanglars comme le taureau par les banderilleros, allait-ilenfin s’élancer, car il s’était déjà levé et semblait seramasser sur lui-même pour bondir sur son rival ; maisMercédès, riante et droite, leva sa belle tête et fit rayonnerson clair regard ; alors Fernand se rappela la menacequ’elle avait faite, de mourir si Edmond mourait, et ilretomba tout découragé sur son siège.

    Danglars regarda successivement ces deux hommes :l’un abruti par l’ivresse, l’autre dominé par l’amour.

    « Je ne tirerai rien de ces niais-là, murmura-t-il, et j’aigrand-peur d’être ici entre un ivrogne et un poltron : voici unenvieux qui se grise avec du vin, tandis qu’il devraits’enivrer de fiel ; voici un grand imbécile à qui on vient deprendre sa maîtresse sous son nez et qui se contente depleurer et de se plaindre comme un enfant. Et cependant,cela vous a des yeux flamboyants comme ces Espagnols,ces Siciliens et ces Calabrais, qui se vengent si bien ; celavous a des poings à écraser une tête de bœuf aussisûrement que le ferait la masse d’un boucher. Décidément,le destin d’Edmond l’emporte ; il épousera la belle fille, ilsera capitaine et se moquera de nous ; à moins que… unsourire livide se dessina sur les lèvres de Danglars – à

  • moins que je ne m’en mêle, ajouta-t-il.– Holà ! continuait de crier Caderousse à moitié levé et

    les poings sur la table, holà ! Edmond ! tu ne vois donc pasles amis, ou est-ce que tu es déjà trop fier pour leurparler ?

    – Non, mon cher Caderousse, répondit Dantès, je nesuis pas fier, mais je suis heureux, et le bonheur aveugle, jecrois, encore plus que la fierté.

    – À la bonne heure ! voilà une explication, ditCaderousse. Eh ! bonjour, madame Dantès. »

    Mercédès salua gravement.« Ce n’est pas encore mon nom, dit-elle, et dans mon

    pays cela porte malheur, assure-t-on, d’appeler les filles dunom de leur fiancé avant que ce fiancé soit leur mari ;appelez-moi donc Mercédès, je vous prie.

    – Il faut lui pardonner, à ce bon voisin Caderousse, ditDantès, il se trompe de si peu de chose !

    – Ainsi, la noce va avoir lieu incessamment monsieurDantès ? dit Danglars en saluant les deux jeunes gens.

    – Le plus tôt possible, monsieur Danglars ; aujourd’huitous les accords chez le papa Dantès, et demain ou après-demain, au plus tard, le dîner des fiançailles, ici, à laRéserve. Les amis y seront, je l’espère ; c’est vous direque vous êtes invité, monsieur Danglars ; c’est te dire quetu en es, Caderousse.

    – Et Fernand, dit Caderousse en riant d’un rire pâteux,Fernand en est-il aussi ?

    – Le frère de ma femme est mon frère, dit Edmond, etnous le verrions avec un profond regret, Mercédès et moi,

  • s’écarter de nous dans un pareil moment. »Fernand ouvrit la bouche pour répondre ; mais la voix

    expira dans sa gorge, et il ne put articuler un seul mot.« Aujourd’hui les accords, demain ou après-demain les

    fiançailles… diable ! vous êtes bien pressé, capitaine.– Danglars, reprit Edmond en souriant, je vous dirai

    comme Mercédès disait tout à l’heure à Caderousse : neme donnez pas le titre qui ne me convient pas encore, celame porterait malheur.

    – Pardon, répondit Danglars ; je disais donc simplementque vous paraissiez bien pressé ; que diable ! nous avonsle temps : le Pharaon ne se remettra guère en mer avanttrois mois.

    – On est toujours pressé d’être heureux, monsieurDanglars, car lorsqu’on a souffert longtemps on a grand-peine à croire au bonheur. Mais ce n’est pas l’égoïsmeseul qui me fait agir : il faut que j’aille à Paris.

    – Ah ! vraiment ! à Paris : et c’est la première fois quevous y allez, Dantès ?

    – Oui.– Vous y avez affaire ?– Pas pour mon compte : une dernière commission de

    notre pauvre capitaine Leclère à remplir ; vous comprenez,Danglars, c’est sacré. D’ailleurs soyez tranquille, je neprendrai que le temps d’aller et revenir.

    – Oui, oui, je comprends », dit tout haut Danglars.Puis tout bas :« À Paris, pour remettre à son adresse sans doute la

    lettre que le grand maréchal lui a donnée. Pardieu ! cette

  • lettre que le grand maréchal lui a donnée. Pardieu ! cettelettre me fait pousser une idée, une excellente idée ! Ah !Dantès, mon ami, tu n’es pas encore couché au registre duPharaon sous le numéro 1. »

    Puis se retournant vers Edmond, qui s’éloignait déjà :« Bon voyage ! lui cria-t-il.– Merci », répondit Edmond en retournant la tête et en

    accompagnant ce mouvement d’un geste amical.Puis les deux amants continuèrent leur route, calmes et

    joyeux comme deux élus qui montent au ciel.

  • IV – Complot.

    Danglars suivit Edmond et Mercédès des yeux jusqu’à ceque les deux amants eussent disparu à l’un des angles dufort Saint-Nicolas ; puis, se retournant alors, il aperçutFernand, qui était retombé pâle et frémissant sur sachaise, tandis que Caderousse balbutiait les paroles d’unechanson à boire.

    « Ah çà ! mon cher monsieur, dit Danglars à Fernand,voilà un mariage qui ne me paraît pas faire le bonheur detout le monde !

    – Il me désespère, dit Fernand.– Vous aimiez donc Mercédès ?– Je l’adorais !– Depuis longtemps ?– Depuis que nous nous connaissons, je l’ai toujours

    aimée.– Et vous êtes là à vous arracher les cheveux, au lieu de

    chercher remède à la chose ! Que diable ! je ne croyaispas que ce fût ainsi qu’agissaient les gens de votre nation.

    – Que voulez-vous que je fasse ? demanda Fernand.– Et que sais-je, moi ? Est-ce que cela me regarde ? Ce

    n’est pas moi, ce me semble, qui suis amoureux deMlle Mercédès, mais vous. Cherchez, dit l’Évangile, et voustrouverez.

    – J’avais trouvé déjà.– Quoi ?

  • – Je voulais poignarder l’homme, mais la femme m’a ditque s’il arrivait malheur à son fiancé, elle se tuerait.

    – Bah ! on dit ces choses-là, mais on ne les fait point.– Vous ne connaissez point Mercédès, monsieur : du

    moment où elle a menacé, elle exécuterait.– Imbécile ! murmura Danglars : qu’elle se tue ou non,

    que m’importe, pourvu que Dantès ne soit point capitaine.– Et avant que Mercédès meure, reprit Fernand avec

    l’accent d’une immuable résolution, je mourrais moi-même.– En voilà de l’amour ! dit Caderousse d’une voix de plus

    en plus avinée ; en voilà, ou je ne m’y connais plus !– Voyons, dit Danglars, vous me paraissez un gentil

    garçon, et je voudrais, le diable m’emporte ! vous tirer depeine ; mais…

    – Oui, dit Caderousse, voyons.– Mon cher, reprit Danglars, tu es aux trois quarts ivres :

    achève la bouteille, et tu le seras tout à fait. Bois, et ne temêle pas de ce que nous faisons : pour ce que nousfaisons il faut avoir toute sa tête.

    – Moi ivre ? dit Caderousse, allons donc ! J’en boiraisencore quatre, de tes bouteilles, qui ne sont pas plusgrandes que des bouteilles d’eau de Cologne ! PèrePamphile, du vin ! »

    Et pour joindre la preuve à la proposition, Caderoussefrappa avec son verre sur la table.

    « Vous disiez donc, monsieur ? reprit Fernand, attendantavec avidité la suite de la phrase interrompue.

    – Que disais-je ? Je ne me le rappelle plus. Cet ivrognede Caderousse m’a fait perdre le fil de mes pensées.

  • – Ivrogne tant que tu le voudras ; tant pis pour ceux quicraignent le vin, c’est qu’ils ont quelque mauvaise penséequ’ils craignent que le vin ne leur tire du cœur. »

    Et Caderousse se mit à chanter les deux derniers versd’une chanson fort en vogue à cette époque :

    Tous les méchants sont buveurs d’eau,C’est bien prouvé par le déluge.

    « Vous disiez, monsieur, reprit Fernand, que vousvoudriez me tirer de peine ; mais, ajoutiez-vous…

    – Oui, mais, ajoutais-je… pour vous tirer de peine il suffitque Dantès n’épouse pas celle que vous aimez et lemariage peut très bien manquer, ce me semble, sans queDantès meure.

    – La mort seule les séparera, dit Fernand.– Vous raisonnez comme un coquillage, mon ami, dit

    Caderousse, et voilà Danglars, qui est un finaud, un malin,un grec, qui va vous prouver que vous avez tort. Prouve,Danglars. J’ai répondu de toi. Dis-lui qu’il n’est pas besoinque Dantès meure ; d’ailleurs ce serait fâcheux qu’ilmourût, Dantès. C’est un bon garçon, je l’aime, moi,Dantès. À ta santé, Dantès. »

    Fernand se leva avec impatience.« Laissez-le dire, reprit Danglars en retenant le jeune

    homme, et d’ailleurs, tout ivre qu’il est, il ne fait point sigrande erreur. L’absence disjoint tout aussi bien que lamort ; et supposez qu’il y ait entre Edmond et Mercédès lesmurailles d’une prison, ils seront séparés ni plus ni moinsque s’il y avait là la pierre d’une tombe.

    – Oui, mais on sort de prison, dit Caderousse, qui avec

  • – Oui, mais on sort de prison, dit Caderousse, qui avecles restes de son intelligence se cramponnait à laconversation, et quand on est sorti de prison et qu’ons’appelle Edmond Dantès, on se venge.

    – Qu’importe ! murmura Fernand.– D’ailleurs, reprit Caderousse, pourquoi mettrait-on

    Dantès en prison ? Il n’a ni volé, ni tué, ni assassiné.– Tais-toi, dit Danglars.– Je ne veux pas me taire, moi, dit Caderousse. Je veux

    qu’on me dise pourquoi on mettrait Dantès en prison. Moi,j’aime Dantès. À ta santé, Dantès ! »

    Et il avala un nouveau verre de vin. Danglars suivit dansles yeux atones du tailleur les progrès de l’ivresse, et setournant vers Fernand :

    « Eh bien, comprenez-vous, dit-il, qu’il n’y a pas besoinde le tuer ?

    – Non, certes, si, comme vous le disiez tout à l’heure, onavait le moyen de faire arrêter Dantès. Mais ce moyen,l’avez-vous ?

    – En cherchant bien, dit Danglars, on pourrait le trouver.Mais continua-t-il, de quoi diable ! vais-je me mêler là ; est-ce que cela me regarde ?

    – Je ne sais pas si cela vous regarde, dit Fernand en luisaisissant le bras ; mais ce que je sais, c’est que vousavez quelque motif de haine particulière contre Dantès :celui qui hait lui-même ne se trompe pas aux sentimentsdes autres.

    – Moi, des motifs de haine contre Dantès ? Aucun, surma parole. Je vous ai vu malheureux et votre malheur m’aintéressé, voilà tout ; mais du moment où vous croyez que

  • intéressé, voilà tout ; mais du moment où vous croyez quej’agis pour mon propre compte, adieu, mon cher ami, tirez-vous d’affaire comme vous pourrez. »

    Et Danglars fit semblant de se lever à son tour.« Non pas, dit Fernand en le retenant, restez ! Peu

    m’importe, au bout du compte, que vous en vouliez àDantès, ou que vous ne lui en vouliez pas : je lui en veux,moi ; je l’avoue hautement. Trouvez le moyen et jel’exécute, pourvu qu’il n’y ait pas mort d’homme, carMercédès a dit qu’elle se tuerait si l’on tuait Dantès. »

    Caderousse, qui avait laissé tomber sa tête sur la tablereleva le front, et regardant Fernand et Danglars avec desyeux lourds et hébétés :

    « Tuer Dantès ! dit-il, qui parle ici de tuer Dantès ? je neveux pas qu’on le tue, moi : c’est mon ami ; il a offert cematin de partager son argent avec moi, comme j’aipartagé le mien avec lui : je ne veux pas qu’on tue Dantès.

    – Et qui te parle de le tuer, imbécile ! reprit Danglars ; ils’agit d’une simple plaisanterie ; bois à sa santé, ajouta-t-ilen remplissant le verre de Caderousse, et laisse-noustranquilles.

    – Oui, oui, à la santé de Dantès ! dit Caderousse envidant son verre, à sa santé !… à sa santé !… là !

    – Mais le moyen, le moyen ? dit Fernand.– Vous ne l’avez donc pas trouvé encore, vous ?– Non, vous vous en êtes chargé.– C’est vrai, reprit Danglars, les Français ont cette

    supériorité sur les Espagnols, que les Espagnols ruminentet que les Français inventent.

    – Inventez donc alors, dit Fernand avec impatience.

  • – Garçon, dit Danglars, une plume, de l’encre et dupapier !

    – Une plume, de l’encre et du papier ! murmura Fernand.– Oui, je suis agent comptable : la plume, l’encre et le

    papier sont mes instruments ; et sans mes instruments jene sais rien faire.

    – Une plume, de l’encre et du papier ! cria à son tourFernand.

    – Il y a ce que vous désirez là sur cette table, dit legarçon en montrant les objets demandés.

    – Donnez-les-nous alors. »Le garçon prit le papier, l’encre et la plume, et les

    déposa sur la table du berceau.« Quand on pense, dit Caderousse en laissant tomber

    sa main sur le papier, qu’il y a là de quoi tuer un hommeplus sûrement que si on l’attendait au coin d’un bois pourl’assassiner ! J’ai toujours eu plus peur d’une plume, d’unebouteille d’encre et d’une feuille de papier que d’une épéeou d’un pistolet.

    – Le drôle n’est pas encore si ivre qu’il en a l’air, ditDanglars ; versez-lui donc à boire, Fernand. »

    Fernand remplit le verre de Caderousse, et celui-ci envéritable buveur qu’il était, leva la main de dessus le papieret la porta à son verre.

    Le Catalan suivit le mouvement jusqu’à ce queCaderousse, presque vaincu par cette nouvelle attaque,reposât ou plutôt laissât retomber son verre sur la table.

    « Eh bien ? reprit le Catalan en voyant que le reste de laraison de Caderousse commençait à disparaître sous ce

  • dernier verre de vin.– Eh bien, je disais donc, par exemple, reprit Danglars,

    que si, après un voyage comme celui que vient de faireDantès, et dans lequel il a touché à Naples et à l’île d’Elbe,quelqu’un le dénonçait au procureur du roi comme agentbonapartiste…

    – Je le dénoncerai, moi ! dit vivement le jeune homme.– Oui ; mais alors on vous fait signer votre déclaration,

    on vous confronte avec celui que vous avez dénoncé : jevous fournis de quoi soutenir votre accusation, je le saisbien ; mais Dantès ne peut rester éternellement en prison,un jour ou l’autre il en sort, et, ce jour où il en sort, malheur àcelui qui l’y a fait entrer !

    – Oh ! je ne demande qu’une chose, dit Fernand, c’estqu’il vienne me chercher une querelle !

    – Oui, et Mercédès ! Mercédès, qui vous prend en hainesi vous avez seulement le malheur d’écorcher l’épiderme àson bien-aimé Edmond !

    – C’est juste, dit Fernand.– Non, non, reprit Danglars, si on se décidait à une

    pareille chose, voyez-vous, il vaudrait bien mieux prendretout bonnement comme je le fais, cette plume, la tremperdans l’encre, et écrire de la main gauche, pour quel’écriture ne fût pas reconnue, une petite dénonciation ainsiconçue. »

    Et Danglars, joignant l’exemple au précepte, écrivit de lamain gauche et d’une écriture renversée, qui n’avaitaucune analogie avec son écriture habituelle, les lignessuivantes qu’il passa à Fernand, et que Fernand lut à demi-

  • voix :Monsieur le procureur du roi est prévenu, par un ami

    du trône et de la religion, que le nommé Edmond Dantès,second du navire le Pharaon, arrivé ce matin de Smyrne,après avoir touché à Naples et à Porto-Ferrajo, a étéchargé, par Murat, d’une lettre pour l’usurpateur, et, parl’usurpateur, d’une lettre pour le comité bonapartiste deParis.

    On aura la preuve de son crime en l’arrêtant, car ontrouvera cette lettre ou sur lui, ou chez son père, ou danssa cabine à bord du Pharaon.

    « À la bonne heure, continua Danglars ; ainsi votrevengeance aurait le sens commun, car d’aucune façonalors elle ne pourrait retomber sur vous, et la chose iraittoute seule ; il n’y aurait plus qu’à plier cette lettre, commeje le fais, et à écrire dessus : « À Monsieur le Procureurroyal. » Tout serait dit. »

    Et Danglars écrivit l’adresse en se jouant.« Oui, tout serait dit », s’écria Caderousse, qui par un

    dernier effort d’intelligence avait suivi la lecture, et quicomprenait d’instinct tout ce qu’une pareille dénonciationpourrait entraîner de malheur ; « oui, tout serait dit :seulement, ce serait une infamie. »

    Et il allongea le bras pour prendre la lettre.« Aussi, dit Danglars en la poussant hors de la portée de

    sa main, aussi, ce que je dis et ce que je dis et ce que jefais, c’est en plaisantant ; et, le premier, je serais bienfâché qu’il arrivât quelque chose à Dantès, ce bon Dantès !

  • Aussi, tiens… »Il prit la lettre, la froissa dans ses mains et la jeta dans un

    coin de la tonnelle.« À la bonne heure, dit Caderousse, Dantès est mon

    ami, et je ne veux pas qu’on lui fasse de mal.– Eh ! qui diable y songe à lui faire du mal ! ce n’est ni

    moi ni Fernand ! dit Danglars en se levant et en regardantle jeune homme qui était demeuré assis, mais dont l’œiloblique couvait le papier dénonciateur jeté dans un coin.

    – En ce cas, reprit Caderousse, qu’on nous donne duvin : je veux boire à la santé d’Edmond et de la belleMercédès.

    – Tu n’as déjà que trop bu, ivrogne, dit Danglars, et si tucontinues tu seras obligé de coucher ici, attendu que tu nepourras plus te tenir sur tes jambes.

    – Moi, dit Caderousse en se levant avec la fatuité del’homme ivre ; moi, ne pas pouvoir me tenir sur mesjambes ! Je parie que je monte au clocher des Accoules, etsans balancer encore !

    – Eh bien, soit, dit Danglars, je parie, mais pour demain :aujourd’hui il est temps de rentrer ; donne-moi donc le braset rentrons.

    – Rentrons, dit Caderousse, mais je n’ai pas besoin deton bras pour cela. Viens-tu, Fernand ? rentres-tu avecnous à Marseille ?

    – Non, dit Fernand, je retourne aux Catalans, moi.– Tu as tort, viens avec nous à Marseille, viens.– Je n’ai point besoin à Marseille, et je n’y veux point

    aller.

  • – Comment as-tu dit cela ? Tu ne veux pas, monbonhomme ! eh bien, à ton aise ! liberté pour tout lemonde ! Viens, Danglars, et laissons monsieur rentrer auxCatalans, puisqu’il le veut. »

    Danglars profita de ce moment de bonne volonté deCaderousse pour l’entraîner du côté de Marseille ;seulement, pour ouvrir un chemin plus court et plus facile àFernand, au lieu de revenir par le quai de la Rive-Neuve, ilrevint par la porte Saint-Victor.

    Caderousse le suivait, tout chancelant, accroché à sonbras.

    Lorsqu’il eut fait une vingtaine de pas, Danglars seretourna et vit Fernand se précipiter sur le papier, qu’il mitdans sa poche ; puis aussitôt, s’élançant hors de latonnelle, le jeune homme tourna du côté du Pillon.

    « Eh bien, que fait-il donc ? dit Caderousse, il nous amenti : il a dit qu’il allait aux Catalans, et il va à la ville !Holà ! Fernand ! tu te trompes, mon garçon !

    – C’est toi qui vois trouble, dit Danglars, il suit tout droitle chemin des Vieilles-Infirmeries.

    – En vérité ! dit Caderousse, eh bien, j’aurais juré qu’iltournait à droite ; décidément le vin est un traître.

    – Allons, allons, murmura Danglars, je crois quemaintenant la chose est bien lancée, et qu’il n’y a plus qu’àla laisser marcher toute seule. »

  • V – Le repas des fiançailles.

    Le lendemain fut un beau jour. Le soleil se leva pur etbrillant, et les premiers rayons d’un rouge pourprediaprèrent de leurs rubis les pointes écumeuses desvagues.

    Le repas avait été préparé au premier étage de cettemême Réserve, avec la tonnelle de laquelle nous avonsdéjà fait connaissance. C’était une grande salle éclairéepar cinq ou six fenêtres, au-dessus de chacune desquelles(explique le phénomène qui pourra !) était écrit le nomd’une des grandes villes de France.

    Une balustrade en bois, comme le reste du bâtiment,régnait tout le long de ces fenêtres.

    Quoique le repas ne fût indiqué que pour midi, dès onzeheures du matin, cette balustrade était chargée depromeneurs impatients. C’étaient les marins privilégiés duPharaon et quelques soldats, amis de Dantès. Tousavaient, pour faire honneur aux fiancés, fait voir le jour àleurs plus belles toilettes.

    Le bruit circulait, parmi les futurs convives, que lesarmateurs du Pharaon devaient honorer de leur présencele repas de noces de leur second ; mais c’était de leur partun si grand honneur accordé à Dantès que personnen’osait encore y croire.

    Cependant Danglars, en arrivant avec Caderousse,confirma à son tour cette nouvelle. Il avait vu le matin

  • M. Morrel lui-même, et M. Morrel lui avait dit qu’il viendraitdîner à la Réserve.

    En effet, un instant après eux, M. Morrel fit à son tour sonentrée dans la chambre et fut salué par les matelots duPharaon d’un hourra unanime d’applaudissements. Laprésence de l’armateur était pour eux la confirmation dubruit qui courait déjà que Dantès serait nommé capitaine ;et comme Dantès était fort aimé à bord, ces braves gensremerciaient ainsi l’armateur de ce qu’une fois par hasardson choix était en harmonie avec leurs désirs. À peineM. Morrel fut-il entré qu’on dépêcha unanimement Danglarset Caderousse vers le fiancé : ils avaient mission de leprévenir de l’arrivée du personnage important dont la vueavait produit une si vive sensation, et de lui dire de sehâter.

    Danglars et Caderousse partirent tout courant mais ilsn’eurent pas fait cent pas, qu’à la hauteur du magasin àpoudre ils aperçurent la petite troupe qui venait.

    Cette petite troupe se composait de quatre jeunes fillesamies de Mercédès et Catalanes comme elle, et quiaccompagnaient la fiancée à laquelle Edmond donnait lebras. Près de la future marchait le père Dantès, et derrièreeux venait Fernand avec son mauvais sourire.

    Ni Mercédès ni Edmond ne voyaient ce mauvais sourirede Fernand. Les pauvres enfants étaient si heureux qu’ilsne voyaient qu’eux seuls et ce beau ciel pur qui lesbénissait.

    Danglars et Caderousse s’acquittèrent de leur missiond’ambassadeurs ; puis après avoir échangé une poignée

  • de main bien vigoureuse et bien amicale avec Edmond, ilsallèrent, Danglars prendre place près de Fernand,Caderousse se ranger aux côtés du père Dantès, centrede l’attention générale.

    Ce vieillard était vêtu de son bel habit de taffetasépinglé, orné de larges boutons d’acier, taillés à facettes.Ses jambes grêles, mais nerveuses, s’épanouissaientdans de magnifiques bas de coton mouchetés, quisentaient d’une lieue la contrebande anglaise. À sonchapeau à trois cornes pendait un flot de rubans blancs etbleus.

    Enfin, il s’appuyait sur un bâton de bois tordu et recourbépar le haut comme un pedum antique. On eût dit un de cesmuscadins qui paradaient en 1796 dans les jardinsnouvellement rouverts du Luxembourg et des Tuileries.

    Près de lui, nous l’avons dit, s’était glissé Caderousse,Caderousse que l’espérance d’un bon repas avait achevéde réconcilier avec les Dantès, Caderousse à qui il restaitdans la mémoire un vague souvenir de ce qui s’était passéla veille, comme en se réveillant le matin on trouve dansson esprit l’ombre du rêve qu’on a fait pendant le sommeil.

    Danglars, en s’approchant de Fernand, avait jeté surl’amant désappointé un regard profond. Fernand, marchantderrière les futurs époux, complètement oublié parMercédès, qui dans cet égoïsme juvénile et charmant del’amour n’avait d’yeux que pour son Edmond. Fernand étaitpâle, puis rouge par bouffées subites qui disparaissaientpour faire place chaque fois à une pâleur croissante. Detemps en temps, il regardait du côté de Marseille, et alors

  • un tremblement nerveux et involontaire faisait frissonnerses membres. Fernand semblait attendre ou tout au moinsprévoir quelque grand événement.

    Dantès était simplement vêtu. Appartenant à la marinemarchande, il avait un habit qui tenait le milieu entrel’uniforme militaire et le costume civil ; et sous cet habit, sabonne mine, que rehaussaient encore la joie et la beautéde sa fiancée, était parfaite.

    Mercédès était belle comme une de ces Grecques deChypre ou de Céos, aux yeux d’ébène et aux lèvres decorail. Elle marchait de ce pas libre et franc dont marchentles Arlésiennes et les Andalouses. Une fille des villes eûtpeut-être essayé de cacher sa joie sous un voile ou tout aumoins sous le velours de ses paupières, mais Mercédèssouriait et regardait tous ceux qui l’entouraient, et sonsourire et son regard disaient aussi franchementqu’auraient pu le dire ses paroles : Si vous êtes mes amis,réjouissez-vous avec moi, car, en vérité, je suis bienheureuse !

    Dès que les fiancés et ceux qui les accompagnaientfurent en vue de la Réserve, M. Morrel descendit ets’avança à son tour au-devant d’eux, suivi des matelots etdes soldats avec lesquels il était resté, et auxquels il avaitrenouvelé la promesse déjà faite à Dantès qu’ilsuccéderait au capitaine Leclère. En le voyant venir,Edmond quitta le bras de sa fiancée et le passa sous celuide M. Morrel. L’armateur et la jeune fille donnèrent alorsl’exemple en montant les premiers l’escalier de bois quiconduisait à la chambre où le dîner était servi, et qui cria

  • pendant cinq minutes sous les pas pesants des convives.« Mon père, dit Mercédès en s’arrêtant au milieu de la

    table, vous à ma droite, je vous prie ; quant à ma gauche,j’y mettrai celui qui m’a servi de frère », fit-elle avec unedouceur qui pénétra au plus profond du cœur de Fernandcomme un coup de poignard.

    Ses lèvres blêmirent, et sous la teinte bistrée de sonmâle visage on put voir encore une fois le sang se retirerpeu à peu pour affluer au cœur.

    Pendant ce temps, Dantès avait exécuté la mêmemanœuvre ; à sa droite il avait mis M. Morrel, à sa gaucheDanglars ; puis de la main il avait fait signe à chacun de seplacer à sa fantaisie.

    Déjà couraient autour de la table les saucissons d’Arlesà la chair brune et au fumet accentué, les langoustes à lacuirasse éblouissante, les prayres à la coquille rosée, lesoursins, qui semblent des châtaignes entourées de leurenveloppe piquante, les clovisses, qui ont la prétention deremplacer avec supériorité, pour les gourmets du Midi, leshuîtres du Nord ; enfin tous ces hors-d’œuvre délicats quela vague roule sur sa rive sablonneuse, et que les pêcheursreconnaissants désignent sous le nom générique de fruitsde mer.

    « Un beau silence ! dit le vieillard en savourant un verrede vin jaune comme la topaze, que le père Pamphile enpersonne venait d’apporter devant Mercédès. Dirait-onqu’il y a ici trente personnes qui ne demandent qu’à rire.

    – Eh ! un mari n’est pas toujours gai, dit Caderousse.– Le fait est, dit Dantès, que je suis trop heureux en ce

  • moment pour être gai. Si c’est comme cela que vousl’entendez, voisin, vous avez raison ! La joie faitquelquefois un effet étrange, elle oppresse comme ladouleur. »

    Danglars observa Fernand, dont la natureimpressionnable absorbait et renvoyait chaque émotion.

    « Allons donc, dit-il, est-ce que vous craindriez quelquechose ? il me semble, au contraire, que tout va selon vosdésirs !

    – Et c’est justement cela qui m’épouvante, dit Dantès, ilme semble que l’homme n’est pas fait pour être sifacilement heureux ! Le bonheur est comme ces palais desîles enchantées dont les dragons gardent les portes. Il fautcombattre pour le conquérir, et moi, en vérité, je ne sais enquoi j’ai mérité le bonheur d’être le mari de Mercédès.

    – Le mari, le mari, dit Caderousse en riant, pas encore,mon capitaine ; essaie un peu de faire le mari, et tu verrascomme tu seras reçu ! »

    Mercédès rougit. Fernand se tourmentait sur sa chaise,tressaillait au moindre bruit, et de temps en temps essuyaitde larges plaques de sueur qui perlaient sur son front,comme les premières gouttes d’une pluie d’orage.

    « Ma foi, dit Dantès, voisin Caderousse, ce n’est point lapeine de me démentir pour si peu. Mercédès n’est pointencore ma femme, c’est vrai… (il tira sa montre). Mais,dans une heure et demie elle le sera ! »

    Chacun poussa un cri de surprise, à l’exception du pèreDantès, dont le large rire montra les dents encore belles.Mercédès sourit et ne rougit plus. Fernand saisit

  • convulsivement le manche de son couteau.« Dans une heure ! dit Danglars pâlissant lui-même ; et

    comment cela ?– Oui, mes amis, répondit Dantès, grâce au crédit de

    M. Morrel, l’homme après mon père auquel je dois le plusau monde, toutes les difficultés sont aplanies. Nous avonsacheté les bans, et à deux heures et demie le maire deMarseille nous attend à l’hôtel de ville. Or, comme uneheure et un quart viennent de sonner, je ne crois pas metromper de beaucoup en disant que dans une heure trenteminutes Mercédès s’appellera Mme Dantès. »

    Fernand ferma les yeux : un nuage de feu brûla sespaupières ; il s’appuya à la table pour ne pas défaillir, et,malgré tous ses efforts, ne put retenir un gémissementsourd qui se perdit dans le bruit des rires et desfélicitations de l’assemblée.

    « C’est bien agir, cela, hein, dit le père Dantès. Celas’appelle-t-il perdre son temps, à votre avis ? Arrivé d’hierau matin, marié aujourd’hui à trois heures ! Parlez-moi desmarins pour aller rondement en besogne.

    – Mais les autres formalités, objecta timidementDanglars : le contrat, les écritures ?…

    – Le contrat, dit Dantès en riant, le contrat est tout fait :Mercédès n’a rien, ni moi non plus ! Nous nous marionssous le régime de la communauté, et voilà ! Ça n’a pas étélong à écrire et ce ne sera pas cher à payer. »

    Cette plaisanterie excita une nouvelle explosion de joieet de bravos.

    « Ainsi, ce que nous prenions pour un repas de

  • fiançailles, dit Danglars, est tout bonnement un repas denoces.

    – Non pas, dit Dantès ; vous n’y perdrez rien, soyeztranquilles. Demain matin, je pars pour Paris. Quatre jourspour aller, quatre jours pour revenir, un jour pour faire enconscience la commission dont je suis chargé, et le 1ermars je suis de retour ; au 2 mars donc le véritable repasde noces. »

    Cette perspective d’un nouveau festin redoubla l’hilaritéau point que le père Dantès, qui au commencement dudîner se plaignait du silence, faisait maintenant, au milieude la conversation générale, de vains efforts pour placerson vœu de prospérité en faveur des futurs époux.

    Dantès devina la pensée de son père et y r