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Le Chamanisme
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LE CHAMANISME ET LESCHAMANISMES DANS LES
TRADITIONS DU PACIFIQUE NORD
Marie-Franoise Gudon1
Dans l'tat actuel de la recherche sur les socits et cultures
amrindiennes d'une part, et sur les traditions chamaniques
d'autre part, ces dernires apparaissent comme des complexes
comparables quoique trs diffrents d'une culture l'autre.
L'importance de ces diffrences n'a pas fait jusqu' prsent l'objet
de discussions d'envergure, car la plupart des recherches, dont
l'tude monumentale de Mircea Eliade et les travaux de ses
successeurs comme Joan Halifax, partent de l'hypothse
relativement ancienne et dsormais classique selon laquelle
toutes les traditions dites chamaniques se rfrent plus ou moins
directement un mme substrat culturel2 . Or cette hypothse,
1 Marie-Franoise Gudon est ethnologue, professeure
d'anthropologie au dpartement des sciences religieuses del'Universit d'Ottawa.
2 Mircea Eliade, Le chamanisme et les techniques archaques del'extase, Paris, Payot, deuxime dition, 1968, pp. 14-15; JoanHalifax, Shaman, The Wounded Healer, New York, The Crossroad
Marie-Franoise Gudon
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plus acceptable pour les historiens de la religion que pour les
ethnologues, ne fait plus l'unanimit; je pense qu'elle devrait tre
revue et corrige la lumire des nouvelles donnes
ethnographiques qui ont t recueillies depuis une vingtaine
d'annes, en particulier celles qui nous viennent des ethnologues
s'intressant de faon prcise autant aux techniques et mthodes
chamaniques qu'au contenu des croyances et des cosmologies3 .
Nous savons que les traditions chamaniques pntrent et
sous-tendent, dans nombre de socits dont les Premires
Nations canadiennes, tout le pan intellectuel des relations avec le
surnaturel. Mon propos ici n'est pas d'explorer les relations entre
un contexte culturel donn et les traditions chamaniques qui en
font partie, de situer le chamane dans son milieu culturel4
bien que ce soit un travail qui reste faire pour la grande
Publishing Company, 1982, p. 5; Michael Harner, The Way of theShaman: a guide to power and healing, San Francisco, Harper andRow, 1981, pp. ii-ix; Ake Hultkrantz, The religions of theAmerican Indians (traduit de l'allemand par Monica Setterwa),Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press,1979; A. Lommel, Shamanism, New York, McGraw Hill, 1967.
3 Voir par exemple James Dow, 1972.4 Selon l'expression d'Eliade, op. cit., p. 10.
Le chamanisme et les chamanismes du Pacifique Nord
3
majorit des socits autochtones de ce continent. Je voudrais
plutt dmontrer, l'aide des rsultats de mes recherches sur
l'ensemble de la cte du Pacifique Nord, que les traditions
chamaniques en cause sont essentiellement distinctes les unes
des autres et, dans le mme mouvement, qu'elles rsistent au
temps; ensuite, je voudrais suggrer que ces hypothses, si elles
se vrifient, ont des consquences concrtes pour les peuples
autochtones.
Le Pacifique Nord est une rgion remarquable en ce qu'elle
contient diffrentes aires culturelles et diffrentes zones
climatiques et biologiques qui se rapprochent les unes des
autres jusqu' se rencontrer au niveau du dtroit de Bring d'o
elles s'talent en deux ventails symtriques de part et d'autre de
l'ocan Pacifique et de l'ocan Arctique. Peu de rgions sur le
globe peuvent nous offrir pareille richesse linguistique,
technologique, politique, artistique et religieuse5 . Uni aux
5 Andr Leroi-Gourhan, Archologie du Pacifique-Nord, Matriaux
pour l'tude des relations entre les peuples riverains d'Asie etd'Amrique, Paris, Institut d'ethnologie, 1946, pp. 488-514; WilliamFitzhugh et Aron Crowell (eds.), Crossroads of Continents.
Marie-Franoise Gudon
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autres par la mer et les fleuves, spar par les montagnes et les
distances, chaque groupement humain s'est dvelopp de faon
relativement isole, chaque archipel, chaque valle
correspondant une culture historique distincte. Les isolats
linguistiques sont nombreux: les dpts archologiques
indiquent des dveloppements locaux continus sur plusieurs
millnaires6 .
Or, si la diversit linguistique est vidente, la diversit
culturelle est beaucoup moins visible, du moins au premier
abord. En effet, les ensembles technologiques se rpartissent
suivant les zones cologiques et gographiques, de telle sorte
qu'ils forment deux aires concentriques en partant du littoral
Cultures of Siberia and Alaska, Washington, SmithsonianInstitution, 1988.
6 Don E. Dumond, The Eskimos and Aleuts, Revised paperbackedition, Thames and Hudson, London, 1987; Richard Inglis etGeorge MacDonald (eds.), Skeena River Prehistory, Ottawa,Muse National de l'Homme, Srie Mercure no 87; Roy Carlson(ed.), Indian Art traditions of the Northwest Coast, Burnaby, B.C.,Simon Frazer University, 1983, pp. 13-22; Aron Crowell,Prehistory of Alaska's Pacific Coast, dans Fitzhugh et Crowell(eds.), op. cit., pp. 130-140; S.A. Aruntianov et William Fitzhugh,Prehistory of Siberia and the Bering Sea, dans Fitzhugh etCrowell (eds.), op. cit., pp. 117-128.
Le chamanisme et les chamanismes du Pacifique Nord
5
nord, occup par des chasseurs de mammifres marins (kayak et
autres embarcations de peau, harpons, maisons semi-
souterraines, lampes de pierre, entre autres) et du littoral sud,
occup par des pcheurs de saumon (canots sculpts dans des
troncs d'arbre, filets et hameons, grandes maisons de planches,
travail du bois et de l'corce de cdre). Au nord comme au sud,
les villages ctiers, complts par des camps de pche et de
chasse saisonniers, sont occups par une population relativement
importante et quasi-sdentaire7 . l'intrieur des terres, par
contraste, nous avons affaire des semi-nomades qui vivent en
petits groupes mobiles, qui dpendent de la chasse au gros gibier
et de la pche du ct amricain, et de troupeaux de rennes en
voie de domestication du ct sibrien8 . Sur le plan social, les
caractristiques culturelles se rpartissent d'aprs les mmes
divisions; le littoral voit le dveloppement de lignages et de
clans hirarchiss qui donnent l'aristocratie le contrle
7 Fitzhugh et Crowell, Crossroads of Continents, Beringian
Oecumene, dans Fitzhugh et Crowell (eds.), op. cit., pp. 9-16;Leroi-Gourhan, op. cit., pp. 5-21.
8 Leroi-Gourhan, op. cit., pp. 118-119, 508-509.
Marie-Franoise Gudon
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politique et conomique de leurs communauts, en particulier du
commerce qui relie et oppose les groupes voisins, pendant que
les gens du commun s'organisent tantt autour des groupes de
parent, tantt autour des chefs de village ou de maison. Il
existe un peu partout une forme d'esclavage et on assiste la
mise en place d'un groupe d'hommes plus ou moins spcialiss
dans les raids et la dfense militaire de leur village9 .
l'intrieur des terres, par contre, les socits sont moins
formelles, plus galitaires, au point que le concept de chefferie
en arrive s'estomper. Les structures de parent dominent le
paysage social. On ne trouve presque pas de spcialisation,
mme sur le plan religieux ou crmoniel, en dehors de la
reconnaissance de talents individuels et des prrogatives de
l'ge10 .
9 Fitzhugh et Crowell (eds.), op. cit.10 Fitzhugh et Crowell (eds.), op. cit.; John Ives, A theory of Northern
Athapaskan Prehistory, Boulder et San Francisco, Westview Presset Calgary, University of Calgary Press, 1990, pp. 69-124; VerneRay, Cultural Relations in the Plateau of Nortwestern America,publication of the Frederic Webb Hodge Anniversary PublicationFunds, vol. 3, Los Angeles, Southwest Museum, 1939.
Le chamanisme et les chamanismes du Pacifique Nord
7
Le contraste entre les socits riveraines et les socits de
l'intrieur est si prononc que la plupart des auteurs assignent les
unes et les autres deux sries d'aires culturelles distinctes: d'une
part, les aires de la cte du Pacifique (ou cte Nord-Ouest), du
Pacifique Nord (ou dtroit de Bring) et de la Sibrie maritime
et, d'autre part, l'aire des plateaux et celle du Subarctique
occidental et celle des pasteurs et chasseurs de la taga
asiatique11 . Or il se trouve que ces grandes divisions ne
recoupent pas du tout les divisions linguistiques, au contraire.
Plus de la moiti des familles linguistiques sont divises entre un
aspect riverain et un aspect intrieur. Par exemple, les
Tchoukchis et les Koriaks sont reprsents par deux aspects
culturels diffrents: celui de pasteurs, gardiens des troupeaux de
rennes et celui de chasseurs de mammifres marins. De mme,
chez les Amrindiens, les Salish, les Tsimshian, les Tlingit et les
Dns, entre autres, disposent d'une double culture.
11 Voir, par exemple, Philip Drucker, Cultures of the North Pacific
Coast, San Francisco, Chandler, 1965.
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La thse d'une continuit culturelle entre la cte sibrienne
et la cte amricaine, ou encore entre tous les peuples riverains
du Pacifique Nord, sur les plans crmoniels, artistiques,
mythologiques et religieux, a fait l'objet de nombreuses tudes.
Mais celles-ci se sont bornes aux aspects matriels, visibles et
gnraux des traditions en cause. En ce qui concerne par
exemple des traits aussi divers que la prsence de socits
secrtes, l'emploi de masques rituels, ou le rle religieux des
chefs, les ethnologues reconnaissent aujourd'hui une divergence
considrable dans la nature mme de traits qui peuvent n'avoir
en commun que les termes dont nous nous sommes servis pour
les comparer et les catgoriser. Ds que nous retournons leur
signification locale, ces catgories s'effondrent12 . Mes propres
12 Verne, op. cit.; Michael Krauss, Many Tongues, Ancient Tales,
dans Fitzhugh et Crowell (eds.), op. cit., pp. 145-150. JoanTownsend, Ranked Societies of the Alaskan Pacific Rim inAlaskan Native Culture and History, dans Ethnological Studies,vol. 4, Osaka, National Museum of Ethnology, 1980, pp. 123-156,Dorothy Ray, Eskimos Masks, Art and Ceremony,J.J. Douglas Cancouver Ltd, 1975 [1967], pp. 81-90; MargaretLantis, Alaskan Eskimo Ceremonialism, dans Monographs of theAmerican Ethnological Society, vol. 2, New York, J. AugustinPublisher, 1947, pp. 113-115-118; Marie-Franoise Gudon, La
Le chamanisme et les chamanismes du Pacifique Nord
9
recherches dans la rgion m'ont amene formuler l'hypothse
que les traditions philosophiques et religieuses, les traditions
chamaniques en particulier, loin de reflter les contacts, la
diffusion et le brassage culturel que suppose la rpartition des
connaissances technologiques et des traits sociaux, sont, au
contraire, extrmement diversifies et qu'elles suivent de trs
prs les regroupements linguistiques.
Cette diversit n'apparat pas dans les ouvrages classiques de
synthse qui ont tendance accepter sans discussion l'ide d'une
grande tradition chamanique ancienne et donc plus ou moins
homogne13 . Dans la mme lance, des auteurs comme
Hultkrantz auront recours l'ide, dj suggre par Eliade,
d'une dgradation ou d'une dcadence des traditions
chamaniques lorsqu'on s'loigne de certains centres, pour
formation des socits secrtes amrindiennes de la cte nord-ouest, dans Recherches amrindiennes au Qubec, vol. XIV, no2, 1984, pp. 35-45.
13 Voir par exemple Ruth Underhill, Red Man Religion, Chicago etLondres, University of Chicago Press, 1965, pp. 82-95.
Marie-Franoise Gudon
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amoindrir la signification des diffrences locales14 . C'est un
point de vue que peu d'auteurs dfendront aujourd'hui.
Il est vrai que tout autour du Pacifique, on retrouve dans
chaque communaut des hommes et des femmes qui se
distinguent du reste de la population par leurs talents de
gurisseur, talents qui, d'aprs les dires de la communaut,
rsultent des contacts que ces gens ont avec des esprits et leur
permettent d'intervenir sur demande et contre paiement,
publiquement ou en priv, dans les affaires spirituelles de leurs
voisins, y compris sant, chance et beau ou mauvais temps. Le
contexte rituel des socits ctires est souvent complexe:
prsentations crmonielles des blasons et autres privilges des
nobles l'occasion des funrailles, rituels d'initiation, danses des
socits secrtes, crmonies d'intronisation des chefs, ainsi que
les activits de plusieurs sortes de ritualistes qui laissent
toujours, cependant, une place bien marque au gurisseur15 .
14 Hultkrantz, op. cit.15 Marie-Franoise Gudon, Problmes de dfinition du chamanisme
chez les Amrindiens de la cte du Nord-Ouest, l'exemple desTsimshian, dans Culture, vol. 2, no 3, 1988, pp. 130-141.
Le chamanisme et les chamanismes du Pacifique Nord
11
Les populations de l'intrieur sont moins complexes et leurs
pratiques chamaniques ont moins de concurrence sur le plan
crmoniel. Mais sur cette toile de fond relativement homogne,
se dessinent bientt des traits contrasts: ds que l'on touche aux
modes d'intervention, mthodes et techniques chamaniques, ds
que l'on fouille les dfinitions de base de termes comme esprit,
pouvoir, me, ds que l'on considre les valeurs et concepts qui
sous-tendent les diverses visions du monde chamanique,
l'ampleur et la richesse des diffrences entre des cultures
pourtant voisines apparaissent.
Bien qu'il soit dlicat de les prendre hors de leur contexte
culturel et de les rsumer sans porter atteinte leur signification,
certaines notions-cls des traditions chamaniques nous
permettent d'entrevoir la profondeur des divergences auxquelles
nous faisons face. La notion d'esprit est l'une de celles-l. Nous
nous bornerons ici six des grandes familles linguistiques que
l'on trouve du ct amricain: Salish, Wakashan, Tsimshian,
Haida, Tlingit et Dn (ou Athapabascan), tant entendu que la
Marie-Franoise Gudon
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dmonstration pourrait se poursuivre avec les Esquimauds du
Pacifique (apparent aux Inuit canadiens), les Aloutes, les
Tchukchis et les Koriaks de la Sibrie et ainsi de suite.
Les Salish de la cte et les Salish du plateau partagent une
conception de ce que nous appelons esprit qui fait de ces
entits des tres personnaliss, indpendants, dous
d'intelligence et mme du sens de l'humour. Appels mes
partenaires, mes amis, mes anges gardiens, ces entits ou
Sulia viennent au chamane, ainsi qu' la plupart des adultes,
avant ou durant les rituels de pubert, o la prire joue un rle
important, ou au terme d'une qute ardue qui inclut jene,
chastet, solitude, bains glacs, froid et fatigue. Les enfants sont
initis trs tt dans leur vie aux modalits d'une telle entreprise
et sa ncessit puisque c'est par l'entremise de ces esprits qu'ils
recevront les pouvoirs, Siwin, un terme qui dsigne aussi la
connaissance, dont ils tireront la fois leur gagne-pain et leur
identit sociale, c'est--dire leur vocation. Plus tard, les
chamanes se serviront de ces contacts avec les esprits,
Le chamanisme et les chamanismes du Pacifique Nord
13
devenus leurs assistants, pour faciliter leur manipulation des
maladies, malchances et autres malheurs qui s'abattent sur leurs
clients. Le monde des esprits suscite un grand respect; on
l'aborde sur le mode mditatif, affectif, intime et, souvent,
confiant. Les mthodes chamaniques font appel la prire, au
silence, l'imagerie mentale guide par des rites simples. Les
divers tats de conscience utiliss par les chamanes vont du
silence intrieur jusqu' la transe lgre: le gurisseur reste
conscient et garde le contrle des oprations16 .
Les Wakashan se divisent entre Nootka (Nuu-cha-Nulth) et
Kwakiutl, deux groupes insulaires et ctiers qui n'ont pas de
correspondant l'intrieur du continent. Les traditions
chamaniques de ces deux socits font peu de cas des relations
personnelles avec des esprits tutlaires puisque le terme esprit
dsigne chez eux des manifestations locales et sporadiques d'une
16 Homer Barnett, The Coast Salish of British Columbia, Eugene,
The University of Oregon Press, 1955; Michael Kew, Coast Salishhealing ritual, dans Don Abbott (ed.), The World is as sharp as aKnife: An Anthology in Honor of Wilson Duff, Victoria, Museprovincial de la Colombie Britannique; Verne, op. cit.
Marie-Franoise Gudon
14
puissance impersonnelle, inhumaine, imprvisible, qui inspire la
terreur autant que le respect. Chez les Nootkas17 , le contact
n'est possible qu' l'aide de pratiques rituelles, cris et gestes
transmis secrtement dans la famille, qui permettront au novice
de surmonter ou de matriser les pouvoirs qui imprgnent les
lieux, les objets et les personnes touchs par l'esprit. Seuls les
nobles et les novices qui se sont astreints de longues sries de
purification, de bains prolongs dans l'ocan, de flagellation,
allant jusqu' se traner nus sur les rochers couverts des coquilles
de barnacle pour se dbarrasser de leur odeur, sinon de leur
peau humaine, ont finalement accs ces pouvoirs. Chez les
Kwakiutl18 , les pouvoirs chamaniques s'acquirent aussi l'aide
de visites prolonges dans les cimetires, autant peut-tre pour
inspirer l'effroi dans l'esprit des futurs clients que pour assurer un
contact avec les puissances chamaniques. Dans les deux
17 Tels que dcrits par Philip Drucker, The Central and Northern
Nootkan Tribes, Washington, Bureau of American EthnologyBulletin, 144, 1951.
18 Franz Boas, The religion of the Kwakiutl Indians, vol. 2, dansColumbia University Contributions to Anthropology, vol. X, NewYork, Columbia University Press, 1930.
Le chamanisme et les chamanismes du Pacifique Nord
15
cultures, on peut difficilement parler de qute de vision puisque
la rencontre est cense tre spontane, moins qu'elle ne soit
organise l'avance, comme une scne de thtre, pour le
bnfice du public, et elle n'voque que rarement une vision. Le
caractre ritualiste des complexes chamaniques nootkan et
kwakiutl est confirm par les crmonies des socits secrtes et
les pratiques rituelles qui entourent la chasse, entre autres la
chasse la baleine chez les Nootka. Pour les initis, comme
pour les chasseurs, comme pour les chamanes, le pouvoir est
plus dans la formule, le geste ou l'incantation que dans la
personne mme de l'officiant ou d'un esprit tutlaire absent. Les
sances de cure sont accompagnes de longs nettoyages de la
maison ou des lieux crmoniels, suivis de massages nergiques
du patient dans une atmosphre d'excitation collective,
entretenue par un bruit assourdissant, pour atteindre un
paroxisme sans l'effet duquel le chamane n'est pas cens pouvoir
oprer. Les transes chamaniques sont ici dcrites par les
chamanes eux-mmes comme des postures thtrales; l'image et
le mime sont considrs comme des mthodes particulirement
Marie-Franoise Gudon
16
efficaces pour manipuler les forces invisibles (on comprend le
dveloppement spectaculaire des masques crmoniels dans les
rituels d'initiation). La foi fait le reste.
Avec les Tshimshian, ceux de la cte comme ceux de la
valle du fleuve Skeena, qui leur sont culturellement trs
proches, nous entrons dans une autre perspective19 . Les
activits et les costumes sont peut-tre plus spectaculaires sur la
cte, o ils servent les intrts de l'aristocratie, que dans la partie
suprieure de la valle, mais les principes sont identiques: les
esprits auxquels se rfre le chamane sont des puissances
animales ou quasi animales qui se manifestent le plus souvent
l'occasion d'une maladie, par ailleurs habituellement interprte
comme le signe physique et visible de la prsence de pouvoirs
ou Naxnok que l'on n'a pas encore eu la force, la maturit ou
19 Marius Barbeau, Medecine-Men of the North Pacific Coast;
Marie-Franoise Gudon, An introduction to Tsimshian World-View and its Practitionners et Tsimshian Shamanic Images,dansM. Seguin (ed.), The Tsimshian. Images of the Past. Views forthe Present, Vancouver, University of British Columbia Press,1984.
Le chamanisme et les chamanismes du Pacifique Nord
17
l'intention d'extrioriser. La rencontre avec l'esprit tutlaire, qui
est personnalis et mme humanis dans les reprsentations
visuelles sculptes ou peintes sur certains objets comme les
hochets, est souvent accompagne par une exprience de
dcorporalisation ou plus prosaquement de sortie hors du corps
qui rappelle l'extase dans la dfinition classique qu'en donne
Eliade20 , moins qu'elle ne se droule dans une srie de rves.
Le chamane acquiert, avec un chant et un charme, les
lments d'un costume visuellement en rapport avec l'animal
(ours, cureuil, lynx...). En ce qui concerne les esprits tutlaires,
cependant, ils cdent le devant de la scne la notion de
pouvoir ou Naxnok, la manifestation concrte des puissances
en cause, et une notion-cl, unique aux Tsimshian, que Marius
Barbeau a traduite par le terme de charme... Voici ce qu'en dit
un gurisseur Gitksan, de la haute valle de la Skeena:
Quand plus tard je pris la responsabilit d'unpatient pour la premire fois, j'eus unenouvelle vision. Les docteurs halaitcontinuaient m'instruire, j'tais donc invit toutes les sances des swanassu. Ds que je
20 Eliade, op. cit., p. 394.
Marie-Franoise Gudon
18
fus capable de sortir sans aide, je commenai diagnostiquer les cas par l'intermdiaire durve, avec l'aide de mes instructeurs. J'acquisdes charmes, c'est--dire les choses dont jervais: le hoquest (collet ours), hlorhs (lalune), angohawtu (loge suer). Je rvai aussidu vison (nes'in), de la loutre (watserh), et ducanot ('mal).
J'acquis des charmes comme je prenai soind'un patient. J'utilisai le charme (aatirh) et leplaai sur moi d'abord, puis sur le corps de lapersonne dont je devais extraire la maladie Cen'tait jamais un objet actuel, mais seulementun objet qui m'apparaissait en rve.21
Cette description s'accorde avec le premier mode d'action
des chamanes tshimshian qui consiste manipuler la situation, la
maladie ou le problme par l'intermdiaire d'une reprsentation,
qui va d'une simple image mentale un jeu thtral o le rituel
se fond avec le mime. Cette reprsentation permet au chamane
d'intervenir mentalement parce qu'elle modifie la faon dont on
voit les choses22 . L'esprit devient ici, explicitement, une
perspective sur le rel. Par exemple, d'aprs l'une de mes
informatrices tsimshian, travailler avec l'esprit de la corde veut
21 Barbeau, op. cit., p. 35. (Soulign et traduit de l'anglais par
l'auteur).22 Marie-Franoise Gudon, Notes de terrain, Hazelton, B.C., 1974.
Le chamanisme et les chamanismes du Pacifique Nord
19
dire percevoir les gens comme des cordes lumineuses, et leurs
problmes comme des noeuds. Les sances chamaniques, qui
vont du simple rve la grande crmonie pour laquelle
plusieurs chamanes unissent leurs efforts, demandent des tats
de conscience ou des processus mentaux qui permettent au
chamane de contrler de faon prcise la transformation des
images mentales qui l'unissent son patient et son auditoire.
Par contre, chez les Haida des les de la Reine-Charlotte,
nous entrons dans un monde o les esprits deviennent des
tres surnaturels dans le sens littral du terme. La Dame de la
Montagne, le Matre de la Fort, la Femme de la Rivire sont des
puissances suprieures, mythologiques, qui ont un statut presque
divin23 . Le chamane, appel celui (ou celle) par qui telle entit
parle, trouve sa vocation la suite d'un appel que l'on pourrait
qualifier de psychique, d'ailleurs confirm par la position sociale
du novice, puisque les dons chamaniques sont ici quasi
hrditaires. Le futur chamane doit ensuite passer par un
23 George Swanton, Contribution to the Ethnology of the Haida,
New York, A.M.S. Press, 1975 [1905].
Marie-Franoise Gudon
20
entranement svre qui lui permettra d'entrer en transe
volont, car la transe est contrle par une srie de gestes rituels,
pour inciter l'esprit ou sga'na se manifester, y compris des
purifications corporelles l'aide de purgatifs et de vomitifs, dont
l'eau de mer chauffe, l'habillement formel de l'officiant, le son
du tambour et l'entre dans une pice spcialement prpare
pour l'vnement. Tous les spectateurs deviennent des
participants et doivent se soumettre des purifications similaires.
Au moment o l'esprit entre en scne, on pourrait penser que le
chamane est possd par l'entit (ce qui en ferait un cas
d'exception sur le continent amricain), mais tel n'est pas le cas;
les Haida prennent soin de prciser que si l'esprit parle par la
bouche du chamane, il ne touche pas la personne mentale de ce
dernier et ne la contrle pas. La transe chamanique haida assez
profonde, qui se traduit par des phnomnes proches de la
glossololie, rappelle de trs prs certains modles europens ou
euroamricains: nous pouvons, je crois, comparer avec succs le
travail du chamane haida avec celui des mdiums britanniques
du dbut du sicle, ou avec ceux de certains mdiums
Le chamanisme et les chamanismes du Pacifique Nord
21
contemporains qui canalisent (channel, dans le jargon moderne
anglophone) des entits dsincarnes et surhumaines en
provenance d'autres mondes ou d'autres niveaux.
Les Tlingit, voisins des Haida, sont en grande majorit
rests sur la cte de l'Alaska et les archipels qui la prolonge. De
petits groupes ont cependant migrs vers l'intrieur des terres,
en territoire athapaskan. L encore, on assiste une continuit
remarquable des traditions chamaniques, en dpit de l'isolement
de ces groupes. Pour la premire fois dans notre voyage, nous
rencontrons des esprits qui sont directement ou indirectement
associs, sinon identiques, aux esprits des morts, comme l'a
dmontr Frederica de Laguna dans une monographie
remarquable de prcision24 . Mais ces esprits, ou Yeik, sont aussi
les nouvelles manifestations tutlaires des anciens chamanes et
continuent inspirer aux vivants une terreur qui tient leur
association avec la mort, avec la dmence et avec le non-humain
en gnral. L'animal qui symbolise le pouvoir chamanique
24 Frederica De Laguna, Under Mount St Elias, vol. 2, Smithsonian
Institution, Washington, 1972.
Marie-Franoise Gudon
22
tlingit est la loutre, animal tabou qui rend fous ceux qu'elle
rencontre, et qui sauve les noys pour les transformer en loutres
qui leur tour captureront les humains surpris en mer par la
tempte ou perdus dans la fort. Et c'est prcisment la loutre
que doit s'adresser le futur chamane qui est cens capturer et
matriser sept loutres et revenir avec leur langue, qui formeront
par la suite le coeur de ses amulettes. Les pouvoirs et les esprits
tutlaires sont jalousement gards et transmis dans le clan: la
mort du vieux chamane au service du clan, ses neveux et autres
parents masculins (rarement des femmes) sont appels se
prsenter devant sa dpouille et ses ornements, tandis que les
esprits choisissent son successeur. C'est une tche des plus
ingrates qui attend le novice car les esprits se manipulent force
de persuasion, de purification ( l'aide d'eau de mer et de
purgatifs vgtaux), de priode de jene, d'abstinence et de
souffrance, alors que la prsence des esprits transforme le
chamane, qui devient presque aussi inhumain, impitoyable et
redoutable que les esprits avec lesquels il fait commerce. Les
sances chamaniques tlingit sont spectaculaires, animes par les
Le chamanisme et les chamanismes du Pacifique Nord
23
danses frntiques, les chants et les transformations physiques et
mentales du chamane qui, contrairement tous les autres
chamanes amrindiens de la cte du Pacifique, utilise des
masques et des masquettes pour reprsenter, recrer et appeler
les puissances dont il se sert25 .
Au nord et l'est, occupant tout l'intrieur de l'Alaska, du
Yukon et des territoires du Nord-Ouest, ainsi qu'une portion de
la cte (autour du site de la ville d'Anchorage), nous retrouvons
les Dns (ou Athapascan) dont les Tanaina, seuls Dns
riverains du Pacifique Nord. Partout les Dns font montre d'un
individualisme qui s'applique mme aux pratiques chamaniques:
celles-ci sont en effet accessibles l'ensemble de la population,
en particulier tous les gens gs. Bases sur le rve, les
pratiques de ceux que l'on appelle les docteurs-rves ou les
docteurs-sommeil, lorsque leurs dons atteignent une certaine
notorit, permettent aux tres humains d'entrer en
25 De Laguna, op. cit.; Archmendrite Anatolii Kamenskii, Tlingit
Indians of Alaska (traduit du russe par Sergei Kan), Fairbanks,University of Alaska Press, 1985, pp. 81-85.
Marie-Franoise Gudon
24
communication directe, mentale avec les esprits ou Yeg des
animaux et autres tres qui peuplent le monde. En accord avec
les autres valeurs athapascannes, les sances chamaniques sont
dpourvues de tout appareil symbolique formel ou visuel. Tout
se passe au niveau mental, soutenu par le chant. Le YEG ou
GIYEG des Dns (celui-dont-je rve, ou encore ce-que-je-
connais) est la fois me animale, c'est--dire une entit
personnalise et distincte de l'tre humain et ce que le contact
avec l'animal (ou un autre aspect du monde non-humain) a russi
voquer dans la personne ou l'esprit de son partenaire humain
par un effet, pourrait-on dire, de rsonnance. L'esprit du loup,
par exemple, devient, dans ce contexte, cette partie de moi-
mme, cette connaissance disent les vieux Dns, qui s'est
veille ou qui m'a t rvle par une srie de rves ou de
rencontres avec un loup. Cette connaissance permettra au
chasseur de ngocier son statut de prdateur avec le gibier dont
sa famille a besoin et donnera au gurisseur les moyens d'entrer
en communication avec les agents spirituels formant le contexte
Le chamanisme et les chamanismes du Pacifique Nord
25
des problmes de ses patients. L'esprit tutlaire est ici autant un
processus qu'une entit26 .
L'ide d'un chamanisme universel s'effrite devant une telle
diversit. Si nous parlions ici de religion, nous n'prouverions
pas de difficults classer ces complexes comme des religions
distinctes. Comme on le voit, il ne s'agit pas seulement de
diffrences de contenu, de nom, de la personnalit ou des
caractristiques des esprits en cause, la dfinition mme de ce
que nous traduisons chaque fois par le mot esprit change
fondamentalement d'une culture l'autre. Mais la notion de
chamanisme, qui est encore associe par bien des auteurs l'ide
d'une religion primitive, ne se laisse pas facilement rviser. Au
lieu de parler du chamanisme comme d'une sorte de religion,
nous aurions peut-tre avantage le considrer comme un
quivalent de la religion et, comme elle, capable de dboucher
26 Marie-Franoise Gudon, Du rve l'ethnographie. Explorations
sur le mode personnel du chamanisme dn, dans Recherchesamrindiennes au Qubec, vol. 18, nos 2-3, 1988, pp. 5-18; RobinRidingon, Trail to Heaven. Knowledge and narrative in aNorthern Native Community, Vancouver et Toronto, Douglas &McIntyre, 1988, pp. 126-138, 148-154, 279-280; Richard Nelson,Make prayer to the Raven, 1987.
Marie-Franoise Gudon
26
sur une dmarche plurielle. La notion de chamanismes au
pluriel est une notion fertile pour plusieurs raisons: d'abord,
elle contribue rhabiliter l'tude de contextes culturels en ce
qu'ils ont de spcifiques et de particuliers. Ensuite, elle nous
permet d'aborder plus aisment une perspective anthropologique
o les traditions chamaniques elles-mmes sont perues en tant
que Weltanschauung ou philosophie naturelle27 c'est--dire que
ces traditions sont situes, et restitues, au coeur mme de
l'hritage culturel imparti ses membres par une communaut
vivante. Nous pouvons constater que les aspects religieux,
philosophiques, mythologiques, cosmologiques, chamaniques
sont en effet parmi ceux qui sont les plus prcieux, d'aprs nos
collaborateurs amrindiens, pour les communauts avec
27 E.E. Evans-Pritchard proposait dj l'expression en 1956 dans la
conclusion de son tude de la religion des Nuer de l'Afrique, NuerReligion, Oxford, 1956, p. 351; Rik Pinxten la dveloppe dans sonanalyse des notions Navahos correspondant ce que nous appelonsl'espace, dans Rik Pinxten; Ingrid Van Doreen et Frank Harvey,Anthropology of Space: Explorations into the Natural Philosophyand Semantics of the Navaho, Philadelphie, University ofPennsylvania Press, 1983, p. 7.
Le chamanisme et les chamanismes du Pacifique Nord
27
lesquelles nous travaillons et dont ils contribuent aujourd'hui
encore construire les orientations culturelles de base28 .
Dans cette perspective, les chamanismes de la cte du
Pacifique Nord nous offrent un exemple d'une continuit
culturelle qui rsiste aux adaptations technologiques et aux
changements sociaux qui marquent la sparation entre les gens
de la cte et les gens de l'intrieur. Cette continuit n'est pas
encore explique. Mais si les traditions chamaniques persistent
ainsi, nous pouvons nous attendre ce qu'elles aient rsist ou se
soient adaptes la christianisation; c'est ce qui semble en effet
s'tre produit. Les danses des esprits des Salish, lgalement
interdites en 1885, ont acquis une fonction thrapeutique qui
s'affirme au fur et mesure que le nombre des danseurs initis
s'accrot et que les ritualistes salish retrouvent un statut public;
les grands docteurs-rve dns ont, depuis le dbut des
activits missionnaires, jou le rle de prophte, rinterprtant
28 Voir par exemple, George Blondin, When the World was New.
Stories of the Sath Dene, Yellowknife, Outcrop, The NorthernPublishers, 1990.
Marie-Franoise Gudon
28
les enseignements chrtiens pour les adapter aux valeurs dnes;
chez les Nuu-cha-nulth, les Kwakiutl, les Tsimshian et les Haida,
c'est par l'intermdiaire de l'art (d'abord commercialis) et de la
politique locale (fonde sur l'aristocratie et l'institution de ces
grandes ftes inter-claniques que l'on appelle potlatch) que les
anciennes dfinitions se sont transmises; partout, le christianisme
a t adopt... et transform29 .
Nous pourrions probablement retracer une partie des
filiations des peuples du Pacifique Nord si nous pouvions
disposer des rsultats d'une tude comparative en profondeur de
leurs pratiques religieuses et/ou chamaniques, de leurs
cosmologies, de leurs visions du monde et de leurs philosophies
(Weltanshaung). Par exemple, les ressemblances entre les
pratiques des peuples Wakashan et celles des peuples apparents
29 Wolfgang Jilek, Shamanic Ceremonialism in the Pacific
Northwest Today, Vancouver, Hancock House Publishers Ltd.,1982; Catherine McClellan, Shamanistic syncretism in SouthernYukon Territory, dans Transactions of the New York Academy ofScience, series 2, vol. 19 (2), pp. 130-137; Robin Ridigton, Swanpeople: A Study of the Dunne-za prophet Dance, Service canadiend'ethnologie, Srie Mercure, no 38, Ottawa, Muses Nationaux duCanada, 1978.
Le chamanisme et les chamanismes du Pacifique Nord
29
au Inuit suggre une parent lointaine quoique encore
perceptible.30 De mme, les ressemblances entre les pratiques
tlingit et celles de certains peuples sibriens comme les
Toungouses, ou encore celles des Dns et celles des Tchoukchis
et Koriaks, de l'autre ct du dtroit de Bring, ou enfin celles
des Salish avec les peuples algonkins. Ces hypothses, trs
audacieuses, correspondraient une nouvelle division des
cultures de la cte du Pacifique et sont suivre pour plus tard.
Mais il est une question plus pressante pour nos concitoyens
des Premires Nations. Leurs traditions religieuses et para-
religieuses sont maintenant l'enjeu de dbats politiques,
culturels et mme conomiques alors qu'on les utilise de plus en
plus pour raffirmer, pour reconstruire ou pour ngocier les
cultures amrindiennes. En partie cause des travaux
anthropologiques, en partie cause du contenu de la vision du
monde propage par les Europens, la notion de culture a t
associe troitement la technologie et au mode de vie matriel
30 Wilson Duff, Thoughts on the Nootka Canoe dans Abbott (ed.),
op. cit., 1981, pp. 201-206.
Marie-Franoise Gudon
30
et social. C'est un jugement qui a fait beaucoup de tort aux
communauts qui, ayant perdu leur mode de vie dit
traditionnel ne se sentent plus le droit de rclamer une identit
amrindienne, ainsi qu' ces communauts auxquelles les
autorits canadiennes, cours de justice, commissions scolaires ou
officiers des Affaires Indiennes demandent aujourd'hui de faire
la preuve d'une continuit culturelle base sur le maintien des
conomies de chasse et pche ancestrales. De plus, l'entre en
scne et l'imposition du christianisme dans le monde amrindien
a pu faire croire que les traditions religieuses et chamaniques
constituaient un sous-produit, ou du moins un point faible des
cultures amrindiennes en gnral. Or, si les pratiques
chamaniques peuvent rsister des changements aussi
fondamentaux que ceux que nous observons entre l'aspect ctier
et l'aspect intrieur des socits du Pacifique, il se peut qu'elles
constituent au contraire le cur des cultures qui ont vu leur
dveloppement. Si cela est le cas, il nous faudrait revoir des
gnralisations un peu htives et retrouver, comme l'ont fait
Le chamanisme et les chamanismes du Pacifique Nord
31
nombre d'ethnologues qui travaillent avec les Dns31 par
exemple, la notion d'une culture construite d'abord sur la
philosophie naturelle, les modes de connaissance, de pense et
d'imagination. Ce n'est pas une ide rcente. Evans Pritchard,
en 1956, rclamait dj que l'on fasse de l'tude du
Weltanshaung de chaque peuple une priorit32 . Ce qui suppose,
cependant, la prservation des langues indignes.
Le fait que derrire les pratiques chamaniques se cachent des
philosophies spcifiques, distinctes et persistantes suggre que
mme l o la culture visiblement amrindienne a disparu pour
tre remplace par un milieu social et une technologie
euroamricains, l'essentiel de la culture peut encore tre actif,
vivant et cratif. La culture n'est ni dans les choses, ni dans les
catgories sociales, ni mme dans les croyances... Celles-ci ne
font qu'exprimer des processus plus essentiels. Chacune des
socits que nous avons mentionnes ici a rpondu de faon
31 Robin Ridington, Knowlege, Power and the Individual in
Subarctive Hunting Societies, dans American Anthropologist, vol.90, 1988, pp. 98-110.
32 Evans-Pritchard, op. cit., p. 351.
Marie-Franoise Gudon
32
distincte au test de la christianisation, par exemple; depuis
l'glise des Shakers des Salish, jusqu'aux prophtes Dns, en
passant par la pluralit religieuse des Tsimshian, etc., ces
rponses font tout aussi partie de l'hritage culturel de ces
peuples que les pratiques chamaniques qui renaissent
aujourd'hui, car c'est le mme esprit qui les anime. Et lorsque
nous discutons de l'identit culturelle des Premires Nations du
Canada, comme d'ailleurs de notre propre identit, nous
pourrions considrer que l'essentiel, comme le rappelait le renard
au petit prince, est invisible pour les yeux.