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Le capitaine Fracasse de Théophile Gautier 1 Le capitaine Fracasse Théophile Gautier Votre avis nous intéresse! Répondez au questionnaire et accéder aux autres livres de la Bibliothèque Digitale

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  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    1

    Le capitaine

    Fracasse

    Thophile Gautier

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  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    Avant-Propos

    Voici un roman dont lannonce figurait, il y a une

    trentaine dannes dj le temps marche si vi-te ! sur la couverture des livres de Renduel,

    lditeur la mode alors. La publicit nave en-

    core se servait de ces moyens primitifs pour at-tirer lattention sur les uvres futures, et in-

    scrivait au revers des uvres prsentes des titres quon choisissait retentissants ou bizarres, sui-

    vant le got de lpoque, sans que lauteur et

    toujours un plan bien arrt et ft en mesure de tenir immdiatement cette vague promesse. On

    dresserait un curieux catalogue de ces romans

    qui nont pas t faits et dont le plus clbre est

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    La Quiquengrogne de Victor Hugo. Il faudra d-

    sormais rayer Le Capitaine Fracasse de cette liste. Nous avons enfin pay cette lettre de

    change de jeunesse tire sur lavenir, et ce nest

    pas sans une certaine mlancolie que nous achevons dans lge mr ce livre dont lide est si

    ancienne, que, pour la retrouver, nous avons t

    oblig de faire dans notre mmoire ce travail au-quel on se livre parmi de vieux papiers la re-

    cherche dun document perdu. Oh ! que de pous-sire sur de frais souvenirs, que de lettres jaunies

    si parfumes autrefois, que de billets signs de

    mains qui ncriront plus Never, oh, never more ! comme dit Edgar Poe dans son navrant

    pome du Corbeau ! Pourquoi aller reprendre au

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    fond du pass ce vieux rve presque oubli, et

    peindre laborieusement cette esquisse dont les premiers traits peine avaient t jets sur la

    toile au crayon blanc, et que laile du temps a ef-

    facs plus qu demi ? Pourquoi donner suite ce projet abandonn

    lorsquil tait si simple dcrire un ouvrage plus

    en harmonie avec les proccupations modernes ? Depuis longtemps lon avait cess de nous de-

    mander : Quand paratra Le Capitaine Fra-casse ? Beaucoup de gens croyaient quil tait

    paru et en faisaient mme la critique mais de

    loin en loin, travers les mille soins de la vie, les voyages, lincessante besogne du journalisme,

    lachvement dautres uvres, un remords nous

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    5

    prenait et nous songions avec une certaine honte

    cette promesse non accomplie, dont nul autre que nous peut-tre ne gardait souvenance. Les

    Orientaux simaginent que les figures sculptes

    ou peintes viennent au jugement dernier suppli-er les artistes de leur donner une me. Nous

    avions peur de voir apparatre le capitaine Fra-

    casse pour nous faire une rclamation du mme genre. Le baptme du titre lui crait une sorte

    dexistence qui avait besoin dtre complte. Nous ne pouvions lui contester son droit de

    devenir un roman en deux volumes il fallait au

    moins btir un domicile cette ombre errante que les annonces nadmettaient plus, et vers

    1857 nous linstallmes dans le chteau de la Mi-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    sre. Quoique le logement ft dlabr et peu con-

    fortable, voyant notre hros peu prs abrit des intempries de lair, nous partmes pour la

    Russie, o les feries de lhiver et livresse de la

    neige nous retinrent plusieurs mois. Au retour, cette vie parisienne dont le tourbillon entrane

    les plus fortes volonts nous reprit de plus belle,

    et Fracasse fut menac de ne jamais sortir de son chteau en ruine.

    Cependant, il ny devait pas rester et commena son odysse travers les numros de la Revue

    nationale. Il a maintenant la forme quil exigeait.

    Nous esprons quil nous laissera tranquille. Pendant ce long travail, nous nous sommes au-

    tant que possible spar du milieu actuel, et nous

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    avons vcu rtrospectivement, nous reportant

    vers 1830, aux beaux jours du romantisme de ce livre, malgr la date quil porte et son excution

    rcente, il nappartient rellement pas ce

    temps-ci. Comme les architectes qui, dans lachvement dun plan ancien, se conforment au

    style indiqu, nous avons crit Le Capitaine Fra-

    casse dans le got qui rgnait au moment o il et d paratre. On ny trouvera aucune thse

    politique, morale ou religieuse. Nul grand prob-lme ne sy dbat. On ny plaide pour personne.

    Lauteur ny exprime jamais son opinion. Cest

    une uvre purement pittoresque, objective, comme diraient les Allemands. Bien que laction

    se passe sous Louis XIII, Le Capitaine Fracasse

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    na dhistorique que la couleur du style. Les per-

    sonnages sy prsentent comme dans la nature par leur forme extrieure, avec leur fond oblig

    de paysage ou darchitecture. Leurs costumes

    sont dcrits, leurs gestes dessins et quand ils parlent, ils emploient la langue de leur poque.

    Figurez-vous que vous feuilletez des eaux-fortes

    de Callot ou des gravures dAbraham Bosse his-tories de lgendes. Mais arrtons nous.

    Nallons pas faire une prface quand il nest be-soin que de quelques mots dexplication.

    TH.G. Octobre 1863

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    LE CHTEAU DE LA MISRE Sur le revers dune de ces collines dcharnes qui

    bossuent les Landes, entre Dax et Mont-de-

    Marsan, slevait, sous le rgne de Louis XIII, une de ces gentilhommires si communes en

    Gascogne, et que les villageois dcorent du nom de chteau.

    Deux tours rondes, coiffes de toits en teignoir,

    flanquaient les angles dun btiment, sur la fa-ade duquel deux rainures profondment entail-

    les trahissaient lexistence primitive dun pont-

    levis rduit ltat de sincure par le nivelage du foss, et donnaient au manoir un aspect fodal,

    avec leurs chauguettes en poivrire et leurs girouettes queue daronde. Une nappe de lierre

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    enveloppant demi lune des tours tranchait

    heureusement par son vert sombre sur le ton gris de la pierre dj vieille cette poque.

    Le voyageur qui et aperu de loin le castel des-

    sinant ses fatages pointus sur le ciel, au-dessus des gents et des bruyres, let jug une

    demeure convenable pour un hobereau de prov-

    ince ; mais, en approchant, son avis se ft modi-fi. Le chemin qui menait de la route

    lhabitation stait rduit, par lenvahissement de la mousse et des vgtations parasites, un

    troit sentier blanc semblable un galon terni

    sur un manteau rp. Deux ornires remplies deau de pluie et habites

    par des grenouilles tmoignaient

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    quanciennement des voitures avaient pass par

    l mais la scurit de ces batraciens montrait une longue possession et la certitude de ntre pas

    drangs.

    Sur la bande fraye travers les mauvaises herbes, et dtrempe par une averse rcente, on

    ne voyait aucune empreinte de pas humain, et

    les brindilles de broussailles, charges de gout-telettes brillantes, ne paraissaient pas avoir t

    cartes depuis longtemps. De larges plaques de lpre jaune marbraient les

    tuiles brunies et dsordonnes des toits, dont les

    chevrons pourris avaient cd par places la rouille empchait de tourner les girouettes, qui

    indiquaient toutes un vent diffrent ; les lucarnes

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    taient bouches par des volets de bois djet et

    fendu. Des pierrailles remplissaient les har-hacanes des tours ; sur les douze fentres de la

    faade, il y en avait huit barres par des

    planches ; les deux autres montraient des vitres bouillonnes, tremblant, la moindre pression

    de la bise, dans leur rseau de plomb. Entre ces

    fentres, le crpi, tomb par cailles comme les squames dune peau malade, mettait nu des

    briques disjointes, des moellons effrits aux per-nicieuses influences de la lune : la porte, en-

    cadre dun linteau de pierre, dont les rugosits

    rgulires indiquaient une ancienne ornementa-tion mousse par le temps et lincurie, tait

    surmonte dun blason fruste que le plus habile

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    hraut darmes et t impuissant dchiffrer et

    dont les lambrequins se contournaient fan-tasquement, non sans de nombreuses solutions

    de continuit. Les vantaux de la porte offraient

    encore, vers le haut, quelques restes de peinture sang de boeuf et semblaient rougir de leur tat

    de dlabrement ; des clous tte de diamant

    contenaient leurs ais fendills et formaient des symtries interrompues et l.

    Un seul battant souvrait et suffisait la circula-tion des htes videmment peu nombreux du

    castel, et contre le jambage de la porte sappuyait

    une roue dmantele et tombant en javelle, der-nier dbris dun carrosse dfunt sous le rgne

    prcdent. Des nids dhirondelles oblitraient le

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    fate des chemines et les angles des fentres, et,

    sans un mince filet de fume qui sortait dun tuyau de briques et se tortillait en vrille comme

    dans ces dessins de maisons que les coliers grif-

    fonnent sur la marge de leurs livres de classe, on aurait pu croire le logis inhabit : maigre devait

    tre la cuisine qui se prparait ce foyer, car un

    soudard avec sa pipe et produit des flocons plus pais.

    Ctait le seul signe de vie que donnt la maison, comme ces mourants dont lexistence ne se r-

    vle que par la vapeur de leur souffle.

    En poussant le vantail mobile de la porte, qui ne cdait pas sans protester et tournait avec une

    vidente mauvaise humeur sur ses gonds oxyds

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    et criards, on se trouvait sous une espce de

    vote ogivale plus ancienne que le reste du logis, et divise par quatre boudins de granit bleutre

    se rencontrant leur point dintersection une

    pierre en saillie o se revoyaient un peu moins dgrades les armoiries sculptes lextrieur,

    trois cigognes dor sur champ dazur, ou quelque

    chose danalogue, car lombre de la vote ne permettait pas de les bien distinguer. Dans le

    mur taient scells des teignoirs en tle noircis par les torches, et des anneaux de tor o

    sattachaient autrefois les chevaux des visiteurs,

    vnement bien rare aujourdhui, en croire la poussire qui les souillait.

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    De ce porche, sous lequel souvraient deux

    portes, lune conduisant aux appartements du rez-de-chausse, lautre une salle qui avait pu

    jadis servir de salle des gardes, on dbouchait

    dans une cour triste, nue et froide, entoure de hautes murailles rayes de longs filaments noirs

    par les pluies dhiver. Dans les angles de la cour,

    parmi les gravats tombs des corniches br-ches, poussaient lortie, la fille-avoine et la

    cigu, et les pavs taient encadrs dherbe verte. Au fond, une rampe ctoye de garde-fous en

    pierre orns de boules surmontes de pointes,

    menait un jardin situ en contrebas de la cour. Les marches rompues et disjointes faisaient bas-

    cule sous le pied ou ntaient retenues que par

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    les filaments des mousses et des plantes par-

    itaires ; sur lappui de la terrasse avaient cr des joubarbes, des ravenelles et des artichauts

    sauvages.

    Quant au jardin lui-mme, il retournait douce-ment ltat de hallier ou de fort vierge.

    lexception dun carr o se pommelaient quel-

    ques choux aux feuilles veines et vert-de-grises, et qutoilaient des soleils dor au cur

    noir, dont la prsence tmoignait dune sorte de culture, la nature reprenait ses droits sur cet

    espace abandonn et en effaait les traces du

    travail de lhomme quelle semble aimer faire disparatre. Les arbres non taills projetaient en

    tous sens des branches gourmandes. Les buis,

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    destins marquer le dessin des bordures et des

    alles, taient devenus des arbustes, ne subissant plus le ciseau depuis de longues annes. Des

    graines appones par le vent avaient germ au

    hasard et se dveloppaient avec cette robustesse vivace, particulire aux mauvaises herbes, la

    place quavaient occupe les jolies fleurs et les

    plantes rares. Les ronces, aux ergots pineux, se croisaient dun

    bord lautre des sentiers et vous accrochaient au passage pour vous empcher daller plus loin

    et vous drober ce mystre de tristesse et de d-

    solation. La solitude naime pas tre surprise en dshabill et sme autour delle toutes sortes

    dobstacles.

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    19

    Pourtant, si lon et persist, sans redouter les

    gratignures des broussailles et les soufflets des branches, suivre jusquau bout lantique alle

    devenue plus obstrue et plus touffue quune

    sente dans les bois, on serait arriv une espce de niche de rocaille figurant un antre rustique.

    Aux plantes semes jadis entre linterstice des

    roches, telles quiris, glaeuls, lierre noir, il sen tait ajout dautres, persicaires, scolopendres,

    lambruches sauvages qui pendaient comme des barbes, et voilaient demi une statue de marbre

    reprsentant une divinit mythologique, Flore ou

    Pomone, laquelle avait d tre fort galante en son temps et faire honneur louvrier, mais qui

    tait camarde comme la Mort, ayant le nez cass.

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    La pauvre desse portait en sa corbeille, au lieu

    de fleurs, des champignons moisis et daspect vnneux ; elle-mme semblait avoir t empoi-

    sonne, car des taches de mousse brune tigraient

    son corps jadis si blanc. ses pieds croupissait, sous une couche verte de lentilles deau dans une

    conque de pierre, une flaque brune, rsidu des

    pluies ; car le mufle de lion, quon pouvait encore discerner au besoin, ne vomissait plus deau,

    nen recevant pas des conduits bouchs ou dtruits.

    Ce cabinet grotesque, comme on disait alors,

    tmoignait, tout ruin quil tait, dune certaine aisance disparue et du got pour les arts des an-

    ciens possesseurs du castel. Convenablement d-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    crasse et restaure, la statue et laiss voir le

    style florentin de la Renaissance la manire des sculpteurs italiens venus en France la suite de

    matre Roux et du Primatice, poque probable

    des splendeurs de la famille maintenant dchue. La grotte sappuyait une muraille verdie et sal-

    ptre, o sentrecroisaient encore des restes de

    treillages rompus et destins sans doute mas-quer les parois du mur, lors de sa construction,

    sous un rideau de plantes grimpantes et feuillues. Cette muraille, peine visible travers

    les frondaisons dsordonnes des arbres d-

    mesurment grandis, fermait le jardin de ce ct. Au-del stendait la lande avec son horizon

    triste et bas pommel de bruyres.En revenant

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    22

    vers le castel, on apercevait la faade oppose

    plus ravage et plus dgrade que celle qui vient dtre dcrite, les derniers matres ayant tch de

    garder au moins lapparence, et concentr leurs

    faibles ressources sur ce ct. Dans lcurie, o vingt chevaux eussent pu tenir

    laise, un maigre bidet, dont la croupe saillait

    en protubrances osseuses, tirait dun rtelier vide quelques brins de paille du bout de ses

    dents jaunes et dchausses, et de temps en temps tournait vers la porte un il enchss

    dans une orbite au fond de laquelle les rats de

    Montfaucon neussent pas trouv le plus lger atome de graisse.

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    Au seuil du chenil, un chien unique, flottant dans

    sa peau trop large o ses muscles dtendus se dessinaient en lignes flasques, sommeillait le

    museau pos sur loreiller peu rembourr de ses

    pattes ; il paraissait tellement habitu la soli-tude du lieu, quil avait renonc toute surveil-

    lance, et ne sinquitait point, comme les chiens,

    mme assoupis, ont coutume de le faire, au moindre bruit qui se fait entendre.

    Lorsquon voulait pntrer dans lhabitation, on rencontrait un norme escalier rampe de bois

    taille en balustre. Cet escalier navait que deux

    paliers, le logis ne renfermant pas plus de deux tages. Il tait en pierre jusquau premier, en

    briques et en bois partir de l. Sur les murs, des

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    24

    grisailles dvores par lhumidit semblaient

    avoir voulu simuler le relief dune architecture richement orne, avec les ressources du clair-

    obscur et de la perspective. On y devinait encore

    une suite dHercules termins en gaine sup-portant une corniche modillons do partait, en

    sarrondissant, un berceau de treillages feston-

    ns de pampres laissant apercevoir un ciel pass de couleur et gographi dles inconnues par

    linfiltration des eaux de la pluie. Entre les Her-cules, dans des niches peintes, se pavanaient des

    bustes dempereurs romains et autres person-

    nages illustres de lhistoire ; mais tout cela si vague, si fan, si dtruit, si disparu, que ctait

    plutt le spectre dune peinture quune peinture

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    25

    relle, et quil en faudrait parler avec des ombres

    de mots, les vocables ordinaires tant trop sub-stantiels pour cela.

    Les chos de cette cage vide semblaient tout

    tonns de rpter le bruit dun pas. Une porte verte, dont la serge avait jauni et

    ntait plus retenue que par quelques clous ddo-

    rs, donnait passage dans une pice qui avait pu servir de salle manger aux temps fabuleux o

    lon mangeait dans ce logis dsert. Une grosse poutre divisait le plafond en deux comparti-

    ments rays de soliveaux apparents, dont

    linterstice avait t revtu autrefois dune couche de couleur bleue efface par la poussire

    et les toiles daraigne que la tte de loup nallait

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    26

    jamais troubler cette hauteur. Au-dessus de la

    chemine de forme antique, un massacre de cerf dix cors panouissait son bois, et, le long des

    murailles grimaaient sur les toiles rembrunies

    des portraits enfums reprsentant des capi-taines cuirasss ayant leur casque ct deux ou

    tenu par un page, et fixant sur vous des yeux

    profondment noirs seuls vivants dans leurs fig-ures mortes ; des seigneurs en simarre de ve-

    lours, la tte pose sur des rotondes roides dempois comme des chefs de saint Jean-

    Baptiste sur des plats dargent, des douairires

    en costume la vieille mode, effrayantes de livid-it et prenant par la dcomposition des couleurs,

    des apparences de stryges, de lamies et

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    27

    dempouses. Ces peintures, faites par des bar-

    bouilleurs de province, prenaient de la barbarie mme du travail un aspect htroclite et formi-

    dable. Quelques unes taient sans cadres

    dautres avaient des bordures dun or terni et rougi.

    Toutes portaient leur angle le blason de la fa-

    mille et lge du personnage reprsent ; mais, que le chiffre ft bas ou lev, il nexistait pas

    une diffrence bien apprciable entre ces ttes aux lumires jaunes, aux ombres carbonises,

    enfumes de vernis et saupoudres de pous-

    sire ; deux ou trois de ces toiles chancies et cou-vertes dune fleur de moisissure prsentaient des

    tons de cadavre en dcomposition, et prouvaient,

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    28

    de la part du dernier descendant de ces hommes

    de race et dpe, une indiffrence complte lendroit des effigies de ses nobles aeux. Le soir,

    cette galerie muette et immobile devait se trans-

    former, aux reflets incertains des lampes, en une file de fantmes terrifiants et ridicules la fois.

    Rien nest plus triste que ces portraits oublis

    dans ces chambres dsertes ; reproductions demi effaces elles-mmes de formes depuis

    longtemps dissoutes sous terre. Tels quils taient, ces fantmes peints taient

    des htes bien appropris la solitude dsole

    du logis. Des habitants rels eussent paru trop vivants pour cette maison morte. Au milieu de la

    salle figurait une table en poirier noirci, aux

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    29

    pieds tourns en spirales comme des colonnes

    salomoniques, que les tarets avaient pique de milliers de trous, sans tre troubls dans leur

    travail silencieux. Une fine couche grise, sur

    laquelle le doigt et pu tracer des caractres, en couvrait la surface, et montrait quon ny mettait

    pas souvent le couvert.

    Deux dressoirs ou crdences de mme matire, orns de quelques sculptures et probablement

    achets en mme temps que la table des poques plus heureuses, se faisaient pendant

    dun ct de la salle lautre ; des faences

    gueules, des verreries disparates et deux ou trois rustiques figulines de Bernard Palissy

    reprsentant des anguilles, des poissons, des

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    30

    crabes et des coquillages maills sur un fond de

    verdure, garnissaient misrablement le vide des planches.

    Cinq ou six chaises recouvertes de velours qui

    avait pu jadis tre incarnadin, mais que les an-nes et lusage rendaient dun roux pisseux, lais-

    saient chapper leur bourre par les dchirures de

    ltoile et boitaient sur des pieds impairs comme des vers scazons ou des soudards clops sen re-

    tournant chez eux aprs la bataille. moins dtre un esprit, il net point t prudent de sy

    asseoir, et, sans doute, ces siges ne servaient

    que lorsque le conciliabule des anctres sortis de leurs cadres venaient prendre place la table in-

    occupe, et devant un souper imaginaire cau-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    31

    saient entre eux de la dcadence de la famille

    pendant les longues nuits dhiver si favorables aux agapes de spectres. De cette salle on p-

    ntrait dans une autre un peu moins grande. Une

    de ces tapisseries de Flandre appeles ver-dures garnissait les murailles. Que ce mot

    tapisserie nveille en votre imagination aucune

    ide de luxe inopportun. Celle-ci tait use, lime, passe de ton ; les ls dcousus faisaient

    cent hiatus et ne tenaient plus que par quelques fils et la force de lhabitude.

    Les arbres dcolors taient jaunes dun ct et

    bleus de lautre. Le hron, debout sur une patte au milieu des

    roseaux, avait considrablement souffert des

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    32

    mites. La ferme flamande, avec son puits feston-

    n de houblon, ne se discernait presque plus, et, de la figure blafarde du chasseur la poursuite

    des halbrans, la bouche rouge et lil noir, ap-

    paremment dun meilleur teint que les autres nuances, avaient seuls conserv le coloris prim-

    itif, comme un cadavre la pleur de cire dont

    on a vermillonn la bouche et raviv les sourcils. Lair jouait entre le mur et le tissu dtendu et lui

    imprimait des ondulations suspectes. Hamlet, prince de Danemark, sil et caus dans cette

    chambre, et tir son pe et piqu Polonius der-

    rire la tapisserie en criant : Un rat ! Mille petits bruits, imperceptibles chuchotements de

    la solitude qui rendent le silence plus sensible,

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    33

    inquitaient loreille et lesprit du visiteur assez

    hardi pour pntrer jusque-l. Les souris grigno-taient famliquement quelques bouts de laine

    lenvers de la basse lisse. Les vers rpaient le bois

    des poutres avec un bruit de lime sourde, et lhorloge de la mort frappait lheure sur les pan-

    neaux des boiseries.

    Quelquefois un bois de meuble craquait inop-inment, comme si la solitude ennuye tirait ses

    jointures, et vous causait, malgr vous, un tressaillement nerveux.

    Un lit colonnes en quenouille, ferm par des

    rideaux de brocatelle coups tous leurs plis et dont les ramages verts et blancs se confondaient

    dans une mme teinte jauntre, occupait un coin

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    34

    de la pice, et lon net os en relever les pentes

    de peur dy trouver dans lombre quelque larve accroupie ou quelque forme roide dessinant,

    sous la blancheur du drap, un nez pointu, dans

    des pommettes osseuses, des mains jointes et des pieds placs comme ceux des statues allon-

    ges sur des tombeaux ; tant les choses faites

    pour lhomme et do lhomme est absent pren-nent vite un air surnaturel ! On et pu supposer

    aussi quune jeune princesse enchante y repo-sait dun sommeil sculaire comme la Belle au

    bois dormant, mais les plis avaient une rigidit

    trop sinistre et trop mystrieuse pour cela et sopposaient toute ide galante.

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    35

    Une table en bois noir avec des incrustations de

    cuivre qui se dtachaient, un miroir trouble et louche, dont le tain avait coul, las de ne pas

    reflter de figure humaine, un fauteuil de

    tapisserie au petit point, ouvrage de patience et de loisir men fin par quelque aeule, mais qui

    ne laissait plus discerner que quelques fils

    dargent parmi les soies et les laines dteintes, compltaient lameublement de cette chambre,

    la rigueur habitable pour un homme qui net craint ni les esprits ni les revenants.

    Ces deux pices rpondaient aux deux fentres

    non condamnes de la faade. Un jour blme et verdtre y descendait travers

    les vitres dpolies dont le dernier nettoyage re-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    36

    montait bien cent ans et qui semblaient ta-

    mes en dehors. De grands rideaux, frips dans leurs cassures et qui se seraient dchirs si on

    et voulu les faire glisser sur leurs tringles

    dvores de rouille, diminuaient encore cette lumire de crpuscule et ajoutaient la mlanco-

    lie du lieu.

    En ouvrant la porte qui se trouvait au fond de cette dernire chambre, on tombait en pleines

    tnbres, on abordait le vide, lobscur et linconnu. Peu peu, cependant, lil shabituait

    cette ombre traverse de quelques jets livides

    filtrant travers les jointures des planches qui bouchaient les fentres et dcouvrait confusm-

    ent une enfilade de chambres dlabres, au par-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    37

    quet disjoint, sem de vitres brises, aux mu-

    railles nues ou demi couvertes de quelques lambeaux de tapisserie effrange, aux plafonds

    laissant paratre les lattes et passer leau du ciel,

    admirablement disposs pour les sanhdrins de rats et les tats gnraux de chauves-souris. En

    quelques endroits, il net pas t sr de

    savancer, car le plancher ondulait et pliait sous le pas, mais jamais personne ne saventurait

    dans cette Thbade dombre, de poussire et de toiles daraigne. Ds le seuil, une odeur de re-

    lent, un parfum de moisissure et dabandon, le

    froid humide et noir particulier aux lieux som-bres, vous montait aux narines comme lorsquon

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    38

    lve la pierre dun caveau et quon se penche sur

    son obscurit glaciale. En effet, ctait le cadavre du pass qui tombait

    lentement en poudre dans ces salles o le pr-

    sent ne mettait pas le pied, ctaient les annes endormies qui se beraient comme dans des

    hamacs aux toiles grises des encoignures.

    Au-dessus, dans les greniers, gtaient, pendant le jour, les hiboux, les chouettes et les choucas avec

    leurs oreilles de plume, leurs ttes de chat et leurs rondes prunelles phosphorescentes.

    Le toit effondr en vingt endroits laissait entrer

    et sortir librement ces aimables oiseaux, aussi laise l que dans les ruines de Monqhry ou du

    chteau Gaillard. Chaque soir, lessaim poudreux

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    39

    senvolait en piaulant et en poussant des

    clameurs qui eussent mu les superstitieux, pour aller chercher au loin une nourriture quil net

    pas trouve dans cette tour de la faim.

    Les pices du rez-de-chausse ne contenaient ri-en quune demi-douzaine de bottes de paille, des

    rpes de mas et quelques menus instruments de

    jardinage. Dans lune delles se voyait une pail-lasse gonfle de feuilles sches de bl de Turquie,

    avec une couverture de laine bise qui paraissait tre le lit de lunique valet du manoir.

    Comme le lecteur doit tre las de cette prome-

    nade travers la solitude, la misre et labandon, menons-le la seule pice un peu vivante du

    chteau dsert, la cuisine, dont la chemine

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    40

    envoyait au ciel ce lger nuage blanchtre men-

    tionn dans la description extrieure du castel. Un maigre feu lchait de ses langues jaunes la

    plaque de la chemine, et de temps en temps at-

    teignait le fond dun coquemar de fonte pendu la crmaillre, et sa faible rverbration allait

    piquer dans lombre une paillette rougetre au

    bord des deux ou trois casseroles attaches au mur. Le jour qui tombait par le large tuyau mon-

    tant jusquau toit, sans faire de coude, sassoupissait sur les cendres en teintes bleutres

    et faisait paratre le feu plus ple, en sorte que

    dans cet tre froid la flamme mme semblait ge-le. Sans la prcaution du couvercle il et plu

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    41

    dans la marmite et lorage et allong le bouil-

    lon. Leau lentement chauffe avait fini par se met-

    tre gronder, et le coquemar rlait dans le si-

    lence comme une personne asthmatique : quel-ques feuilles de choux, dbordant avec lcume,

    indiquaient que la portion cultive du jardin

    avait t prise contribution pour ce brouet plus que spartiate.

    Un vieux chat noir, maigre, pel comme un man-chon hors dusage et dont le poil tomb laissait

    voir par places la peau bleutre, tait assis sur

    son derrire aussi prs du feu que cela tait pos-sible sans se griller les moustaches, et fixait sur

    la marmite ses prunelles vertes traverses dune

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    42

    pupille en forme dI avec un air de surveillance

    intresse. Ses oreilles avaient t coupes au ras de la tte et sa queue au ras de lchine, ce qui lui

    donnait la mine de ces chimres japonaises

    quon place dans les cabinets parmi les autres curiosits, ou bien encore de ces animaux fantas-

    tiques qui les sorcires, allant au sabbat, con-

    fient le soin dcumer le chaudron o bouillent leurs philtres.

    Ce chat tout seul, dans cette cuisine, semblait faire la soupe pour lui-mme, et ctait sans

    doute lui qui avait dispos sur la table de chne

    une assiette bouquets verts et rouges, un gobe-let dtain, fourbi sans doute avec ses griffes tant

    il tait ray, et un pot de grs sur les flancs du-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    43

    quel se dessinaient grossirement, en traits

    bleus, les armoiries du porche, de la clef de vote et des portraits.

    Qui devait sasseoir ce modeste couvert apport

    dans ce manoir sans habitants ? peut-tre lesprit familier de la maison, le genius loti, le Kobold

    fidle au logis adopt, et le chat noir lil si

    profondment mystrieux attendait sa venue pour le servir la serviette sur la patte.

    La marmite bouillait toujours, et le chat restait immobile son poste comme une sentinelle

    quon a oubli de relever. Enfin un pas se fit en-

    tendre, pas lourd et pesant, celui dune personne ge ; une petite toux pralable rsonna, le lo-

    quet de la porte grina, et un bonhomme, moiti

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    44

    paysan, moiti domestique, fit son entre dans la

    cuisine. lapparition du nouveau venu, le chat noir, qui

    semblait li de longue date avec lui, quitta les

    cendres de ltre et se vint frotter amicalement contre ses jambes, arquant le dos, ouvrant et re-

    fermant ses griffes, en faisant sortir de sa gorge

    ce murmure enrou qui est le plus haut signe de satisfaction chez la race fline.

    Bien, bien, Belzbuth, dit le vieillard en se courbant pour passer deux ou trois reprises sa

    main calleuse sur le dos pel du chat, afin de

    ntre pas en reste de politesse avec un animal ; je sais que tu maimes, et nous sommes assez

    seuls ici, mon pauvre matre et moi, pour ntre

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    45

    pas insensibles aux caresses dune bte dnue

    dme, mais qui pourtant semble vous com-prendre. Ces mutuelles politesses acheves, le

    chat se mit marcher devant lhomme en le gui-

    dant du ct de la chemine, comme pour lui remettre la direction de la marmite quil regar-

    dait dun air de convoitise famlique le plus at-

    tendrissant du monde, car Belzbuth commen-ait vieillir, il avait loreille moins fine, lil

    moins perant, la patte moins leste quautrefois, et les ressources que lui offrait jadis la chasse

    aux oiseaux et aux souris diminuaient sensible-

    ment ; aussi ne quittait-il pas de la prunelle ce ragot dont il esprait avoir sa part et qui lui fai-

    sait se pourlcher les babines par anticipation.

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    46

    Pierre, ctait le nom du vieux serviteur, prit une

    poigne de bourres, la jeta sur le feu demi mort, les brindilles craqurent et se tordirent, et

    bientt la flamme, poussant un flot de fume, se

    dgagea vive et claire au milieu dune joyeuse mousqueterie dtincelles. On et dit que les sal-

    amandres prenaient leurs bats et dansaient des

    sarabandes dans les flammes. Un pauvre grillon pulmonique tout rjoui de

    cette chaleur et de cette clart, essaya mme de battre la mesure avec sa timbale, mais il ny put

    parvenir et ne produisit quun son enrou.

    Pierre sassit sous le manteau de la chemine, festonne dun vieux lambrequin de serge verte

    dcoup dents de loup et tout jauni par la fu-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    47

    me, sur un escabeau de bois, ayant Belzbuth

    ct de lui. Le reflet du feu clairait sa figure, que les annes,

    le soleil, le grand air et les intempries des

    saisons avaient boucane pour ainsi dire et ren-due plus fonce que celle dun Indien carabe ;

    quelques mches de cheveux blancs, schappant

    de son bret bleu et plaques sur les tempes, fai-saient encore ressortir les tons de brique de son

    teint basan ; des sourcils noirs contrastaient avec sa chevelure de neige. Comme les gens de la

    race basque.

    il avait la figure allonge et le nez en bec doiseau de proie. De grandes rides perpendiculaires et

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    48

    semblables des coupes de sabre sillonnaient ses

    joues de haut en bas. Une sorte de livre aux galons dteints, et dune

    couleur quun peintre de profession aurait eu de

    la peine dfinir, recouvrait demi sa veste de chamois miroite et noircie par endroits au

    frottement de la cuirasse, ce qui produisait sur le

    fond jaune de la peau des teintes comme celles qui verdissent au ventre dune perdrix fai-

    sande ; car Pierre avait t soldat, et quelques restes de son harnais militaire taient utiliss

    dans sa toilette civile.

    Ses grgues demi-larges laissaient voir la trame et la chane dune toffe aussi claire quun ca-

    nevas broder, il et t impossible de savoir si

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    49

    elles avaient t en drap, en ratine ou en serge.

    Toute villosit avait disparu ds longtemps de ces culottes chauves ; jamais menton deunuque

    ne fut plus glabre. Des reprises assez visibles, et

    faites par une main plus habitue tenir lpe que laiguille, fortifiaient les endroits faibles, et

    tmoignaient du soin quapportait le possesseur

    de ce vtement en pousser la longvit jusquaux dernires limites. Pareilles Nestor,

    ces grgues sculaires avaient vcu trois ges dhomme. De fortes probabilits portent croire

    quelles avaient t rouges, mais ce point im-

    portant nest pas absolument prouv. Des semelles de corde rattaches par des lacets

    bleus un bas de laine dont le pied tait coup

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    50

    servaient de chaussures Pierre et rappelaient

    les alpargatas espagnoles. Ces grossiers co-thurnes avaient sans doute t choisis comme

    plus conomiques que le soulier bouffette ou la

    botte pont-levis, car une stricte, froide et pro-pre pauvret se trahissait dans les moindres d-

    tails de lajustement du bonhomme et jusque

    dans sa pose dune rsignation morne. Le dos appuy au pan intrieur de la chemine, il avait

    crois au dessus de son genou ses grosses mains rougies de tons violacs comme des feuilles de

    vigne la fin de lautomne, et faisait un pendant

    immobile au chat. Belzbuth. accroupi dans la cendre, en face de

    lui, dun air famlique et piteux, suivait avec une

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    51

    attention profonde le bouillonnement asth-

    matique de la marmite. Le jeune matre tarde bien venir aujourdhui,

    murmura Pierre, en voyant travers les vitres

    enfumes et jaunes de lunique fentre qui clairt la cuisine diminuer et steindre la

    dernire barre lumineuse du couchant au bord

    dun ciel ray de nuages lourds et gros de pluie. Quel plaisir peut-il trouver se promener ainsi

    dans les landes ? Il est vrai que ce chteau est si triste, quon ne saurait sennuyer davantage ail-

    leurs. Un aboi joyeusement enrou se fit en-

    tendre ; le cheval frappa du pied dans son curie et fit grincer sur le bord de sa mangeoire la

    chane qui lattachait ; le chat noir interrompit le

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    52

    bout de toilette quil faisait en passant sa patte

    humecte pralablement de salive sur ses ba-joues et au-dessus de ses oreilles courtes, et fit

    quelques pas vers la porte en animal affectueux

    et poli qui connait ses devoirs et sy conforme. Le battant souvrit ; Pierre se leva, ta respec-

    tueusement son bret et le nouveau venu ft son

    apparition dans la salle, prcd du vieux chien dont nous avons dj parl, et qui essayait une

    gambade et retombait lourdement, appesanti par lge. Belzbuth ne tmoignait pas Miraut

    lantipathie que ses pareils professent dordinaire

    pour la gent canine. Il le regardait au contraire fort amicalement, en roulant ses prunelles vertes

    et en faisant le gros dos. On voyait quils se con-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    53

    naissaient de longue main et se tenaient souvent

    compagnie dans la solitude du chteau. Le baron de Sigognac, car ctait bien le seigneur

    de ce castel dmantel qui venait dentrer dans la

    cuisine, tait un jeune homme de vingt-cinq ou vingt-six ans, quoique au premier abord on lui

    en et attribu peut-tre davantage, tant il

    paraissait grave et srieux. Le sentiment de limpuissance, qui suit la pauvret, avait fait fuir

    la gaiet de ses traits et tomber cette fleur print-anire qui veloute les jeunes visages. Des au-

    roles de bistre cerclaient dj ses yeux meurtris,

    et ses joues creuses accusaient assez fortement la saillie des pommettes ; ses moustaches, au lieu

    de se retrousser gaillardement en crocs, por-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    54

    taient la pointe basse et semblaient pleurer

    auprs de sa bouche triste ; ses cheveux n-gligemment peigns, pendaient par mches

    noires au long de sa face ple avec une absence

    de coquetterie rare dans un jeune homme qui et pu passer pour beau, et montraient une renonci-

    ation absolue toute ide de plaire. Lhabitude

    dun chagrin secret avait fait prendre des plis douloureux une physionomie quun peu de

    bonheur et rendu charmante, et la rsolution naturelle cet ge y paraissait plier devant une

    mauvaise fortune inutilement combattue.

    Quoique agile et dune constitution plutt ro-buste que faible, le jeune baron se mouvait avec

    une lenteur apathique, comme quelquun qui a

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    55

    donn sa dmission de la vie. Son geste tait en-

    dormi et mort, sa contenance inerte, et lon voyait quil lui tait parfaitement gal dtre ici

    ou l, parti ou revenu.

    Sa tte tait coiffe dun vieux feutre gristre, tout bossu et tout rompu, beaucoup trop large,

    qui lui descendait jusquaux sourcils et le forait,

    pour y voir, relever le nez. Une plume, que ses barbes rares faisaient ressembler une arte de

    poisson, sadaptait au chapeau, avec lintention visible dy figurer un panache, et retombait

    flasquement par-derrire comme honteuse

    delle-mme. Un col dune guipure antique, dont tous les jours ntaient pas dus lhabilet de

    louvrier et auquel la vtust ajoutait plus dune

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    56

    dcoupure, se rabattait sur son justaucorps dont

    les plis flottants annonaient quil avait t taill pour un homme plus grand et plus gros que le

    fluet baron. Les manches de son pourpoint

    cachaient les mains comme les manches dun froc, et il entrait jusquau ventre dans ses bottes

    chaudron, ergotes dun peron de fer. Cette

    dfroque htroclite tait celle de feu son pre, mort depuis quelques annes, et dont il achevait

    duser les habits, dj mrs pour le fripier lpoque du dcs de leur premier possesseur.

    Ainsi accoutr de ces vtements, peut-tre fort

    la mode au commencement de lautre rgne, le jeune baron avait lair la fois ridicule et tou-

    chant ; on let pris pour son propre aeul.

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    57

    Quoiquil professt pour la mmoire de son pre

    une vnration toute filiale et que souvent les larmes lui vinssent aux yeux en endossant ces

    chres reliques, qui semblaient conserver dans

    leurs plis les gestes et les attitudes du vieux gen-tilhomme dfunt, ce ntait pas prcisment par

    got que le jeune Sigognac saffublait de la

    garde-robe paternelle. Il ne possdait pas dautres vtements et avait

    t tout heureux de dterrer au fond dune malle cette portion de son hritage. Ses habits

    dadolescent taient devenus trop petits et trop

    troits. Au moins il tenait laise dans ceux de son pre. Les paysans, habitus les vnrer sur

    le dos du vieux baron, ne les trouvaient pas ridi-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    58

    cules sur celui du fils, et ils les saluaient avec la

    mme dfrence ; ils napercevaient pas plus les dchirures du pourpoint que les lzardes du ch-

    teau. Sigognac, tout pauvre quil ft, tait

    toujours leurs yeux le seigneur, et la dcadence de cette famille ne les frappait pas comme elle

    et fait les trangers ; et ctait cependant un

    spectacle assez grotesquement mlancolique que de voir passer le jeune baron dans ses vieux hab-

    its, sur son vieux cheval, accompagn de son vieux chien, comme ce chevalier de la Mort de la

    gravure dAlbert Drer.

    Le baron sassit en silence devant la petite table, aprs avoir rpondu dun geste de main bienveil-

    lant au salut respectueux de Pierre.

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    59

    Celui-ci dtacha la marmite de la crmaillre, en

    versa le contenu sur son pain taill davance dans une cuelle de terre commune quil posa devant

    le baron ; ctait ce potage vulgaire quon mange

    en Gascogne, sous le nom de garbure ; puis il tira de larmoire un bloc de miasson tremblant sur

    une serviette saupoudre de farine de mas et

    lapporta sur la table avec la planchette qui la soutenait.

    Ce mets local avec la garbure graisse par un morceau de lard drob, sans doute, lappt

    dune souricire, vu son exigut, formait le fru-

    gal repas du baron, qui mangeait dun air distrait entre Miraut et Belzbuth, tous deux en extase

    et le museau en lair de chaque ct de sa chaise,

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    60

    attendant quil tombt sur eux quelques miettes

    du festin. De temps autre le baron jetait Miraut, qui ne laissait pas arriver le morceau

    terre, une bouche de pain laquelle il avait fait

    toucher la tranche de lard pour lui donner au moins le parfum de la viande. La couenne chut

    au chat noir, dont la satisfaction se traduisit par

    des grondements sourds et une patte tendue en avant, toutes griffes dehors, comme prte d-

    fendre sa proie. Ce maigre rgal termin, le baron parut tomber

    dans des rflexions douloureuses, ou tout au

    moins dans une distraction dont le sujet navait rien dagrable. Miraut avait pos sa tte sur le

    genou de son matre et fixait sur lui des yeux

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    61

    voils par lge dune fleur bleutre, mais que

    semblait vouloir percer une tincelle dintelligence presque humaine. On et dit quil

    comprenait les penses du baron et cherchait

    lui tmoigner sa sympathie. Belzbuth faisait ronfler son rouet aussi bruyamment que Berthe

    la filandire, et poussait de petits cris plaintifs

    pour attirer vers lui lattention envole du baron. Pierre se tenait debout quelque distance, im-

    mobile comme ces longues et roides statues de granit quon voit aux porches des cathdrales,

    respectant la rverie de son matre et attendant

    quil lui donnt quelque ordre. Pendant ce temps la nuit stait faite, et de

    grandes ombres sentassaient dans les recoins de

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    62

    la cuisine, comme des chauves souris qui

    saccrochent aux angles des murailles par les doigts de leurs ailes membraneuses. Un reste de

    feu, quavivait la rafale engouffre dans la

    chemine, colorait de reflets bizarres le groupe runi autour de la table avec une sorte dintimit

    triste qui faisait ressortir encore la mlancolique

    solitude du chteau. Dune famille jadis puis-sante et rche il ne restait quun rejeton isol, er-

    rant comme une ombre dans ce manoir peupl par ses aeux ; dune livre nombreuse il

    nexistait plus quun seul domestique, serviteur

    par dvouement, qui ne pouvait tre remplac : dune meute de trente chiens courants il ne sur-

    vivait quun chien unique, presque aveugle et

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    63

    tout gris de vieillesse, et un chat noir servait

    dme au logis dsert. Le baron ft signe Pierre quil voulait se retirer.

    Pierre, se baissant au loyer, alluma un clat de

    bois de pin enduit de rsine, sorte de chandelle conomique quemploient les pauvres paysans,

    et se mit prcder le jeune seigneur ; Miraut et

    Belzbuth se joignirent au cortge : la lueur fumeuse de la torche faisait vaciller sur les mu-

    railles de lescalier les fresques plies et donnait une apparence de vie aux portraits enfums de la

    salle manger dont les yeux noirs et fixes sem-

    blaient lancer un regard de piti douloureuse sur leur descendant.

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    64

    Arriv la chambre coucher fantastique que

    nous avons dcrite, le vieux serviteur alluma une petite lampe de cuivre un bec dont la mche se

    repliait dans lhuile comme un tnia dans

    lesprit-de-vin la montre dun apothicaire, et se retira suivi de Miraut. Belzbuth, qui jouissait

    de ses grandes entres, sinstalla sur un des fau-

    teuils. Le baron saffaissa sur lautre, accabl par la solitude, le dsuvrement et lennui.

    Si la chambre avait lair dune chambre reve-nants pendant le jour, ctait encore bien pis le

    soir la clart douteuse de la lampe. La

    tapisserie prenait des tons livides, et le chasseur, sur un fond de verdure sombre, devenait, ainsi

    clair, un tre presque rel. Il ressemblait, avec

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    65

    son arquebuse en joue, un assassin guettant sa

    victime, et ses lvres rouges ressortaient plus trangement encore sur son visage ple. On et

    dit une bouche de vampire empourpre de sang.

    La lampe saisie par latmosphre humide grsil-lait et jetait des lueurs intermittentes, le vent

    poussait des soupirs dorgue travers les cou-

    loirs, et des bruits effrayants et singuliers se fai-saient entendre dans les chambres dsertes.

    Le temps tait devenu mauvais, et de larges gouttes de pluie, pousses par la rafale, tintaient

    sur les vitres secoues dans leurs mailles de

    plomb. Quelquefois le vitrage semblait prs de ployer et de souvrir, comme si lon et fait une

    pese lextrieur.

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    66

    Ctait le genou de la tempte qui sappuyait sur

    le frle obstacle. Parfois, pour ajouter une note de plus

    lharmonie, un des hiboux, nichs sous la toiture,

    exhalait un piaulement semblable au cri dun en-fant gorg, ou, contrari par la lumire, venait

    heurter la fentre avec un grand bruit dailes.

    Le chtelain de ce triste manoir, habitu ces lu-gubres symphonies, ny faisait aucune attention.

    Belzbuth seul, avec linquitude naturelle aux animaux de son espce, agitait chaque bruit les

    racines de ses oreilles coupes et regardait fix-

    ement dans les angles obscurs, comme sil y et aperu, de ses prunelles nyctalopes, quelque

    chose dinvisible lil humain. Ce chat vision-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    67

    naire, au nom et la mine diaboliques, et

    alarm un moins brave que le baron, car il avait lair de savoir bien des choses apprises dans ses

    courses nocturnes, travers les galetas et les

    chambres inhabites du castel ; plus dune fois il avait d faire, au bout du corridor, des rencon-

    tres qui eussent blanchi les cheveux dun

    homme. Sigognac prit sur la table un petit volume dont la

    reliure ternie portait estamp lcusson de sa fa-mille, et se mit en tourner les feuilles dun

    doigt nonchalant. Si ses yeux parcouraient ex-

    actement les lignes, sa pense tait ailleurs ou ne prenait quun intrt mdiocre aux odelettes et

    aux sonnets amoureux de Ronsard, malgr leurs

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    68

    belles rimes et leurs doctes inventions re-

    nouveles des Grecs. Bientt il jeta le livre et se mit dboutonner son pourpoint lentement

    comme un homme qui na pas envie de dormir et

    se couche, de guerre lasse, parce quil ne sait que faire et veut essayer de noyer lennui dans le

    sommeil.

    Les grains de poussire tombent si tristement dans le sablier par une nuit noire et pluvieuse au

    fond dun chteau ruin quentoure un ocan de bruyres, sans un seul tre vivant dix lieues la

    ronde ! Le jeune baron, unique survivant de la

    famille Sigognac, avait, en effet, bien des motifs de mlancolie. Ses aeux staient ruins de diff-

    rentes manires, soit par le jeu, soit par la guerre

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    69

    ou par le vain dsir de briller, en sorte que

    chaque gnration avait lgu lautre un patri-moine de plus en plus diminu.

    Les fiefs, les mtairies, les fermes et les terres qui

    relevaient du chteau staient envols pice pice ; et le dernier Sigognac, aprs des efforts

    inous pour relever la fortune de la famille, ef-

    forts sans rsultat, parce quil est trop tard pour boucher les voies deau dun navire lorsquil

    sombre, navait laiss son fils que ce castel lzard et les quelques arpents de terre strile

    qui lentouraient ; le reste avait d tre aban-

    donn aux cranciers et aux juifs.

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    70

    La pauvret avait donc berc le jeune enfant de

    ses mains maigres, et ses lvres staient sus-pendues une mamelle tarie.

    Priv tout jeune de sa mre morte de tristesse

    dans ce chteau dlabr, en songeant la misre qui devait peser plus tard sur son fils et lui fer-

    mer toute carrire, il ne connaissait pas les

    douces caresses et les tendres soins dont la jeu-nesse est entoure, mme dans les familles les

    moins heureuses. La sollicitude de son pre, quil regrettait pourtant, ne stait gure traduite que

    par quelques coups de pied au derrire, ou

    lordre de lui donner le fouet. En ce moment, il sennuyait si fort quil et t

    heureux de recevoir une de ces admonestations

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    71

    paternelles dont le souvenir lui faisait venir les

    larmes aux yeux, car un coup de pied de pre fils, cest encore une relation humaine, et, depuis

    quatre ans que le baron dormait allong sous sa

    dalle dans le caveau de famille des Sigognac, il vivait au milieu dune solitude profonde. Sa jeu-

    ne fiert rpugnait paratre parmi la noblesse

    de la province aux ftes et aux chasses sans lquipage convenable sa qualit.

    Quet-on dit, en effet, de voir le baron de Sigo-gnac accoutr comme un gueux de lHostire nu

    comme un cueilleur de pommes du Perche ?

    Cette considration lavait empch daller offrir ses services comme domestique quelque

    prince. Aussi beaucoup de gens croyaient-ils que

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    72

    les Sigognac taient teints, et loubli pousse sur

    les morts encore plus vite que lherbe, effaait cette famille autrefois importante et riche, et

    bien peu de personnes savaient quil existt en-

    core un rejeton de cette race amoindrie. Depuis quelques instants, Belzbuth paraissait

    inquiet, il levait la tte comme sil subodorait

    quelque chose dinquitant ; il se dressait contre la fentre et appuyait ses pattes aux carreaux,

    cherchant percer le noir sombre de la nuit ray de hachures presses de pluie ; son nez se fron-

    ait et sagitait. Un hurlement prolong de

    Miraut slevant au milieu du silence vint bientt confirmer la pantomime du chat ; il se passait

    dcidment quelque chose dinsolite aux envi-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    73

    rons du castel, dordinaire si tranquille. Miraut

    continuait daboyer avec toute lnergie que lui permettait son enrouement chronique.

    Le baron, pour tre prt tout vnement, re-

    boutonna le pourpoint quil allait quitter et se dressa sur ses pieds.

    Qua donc Miraut, lui qui ronfle comme le

    chien des Sept Dormants, sur la paille de sa niche ds que le soleil est couch, pour faire un

    pareil vacarme ? Est-ce quun loup rderait autour des murailles ? dit le jeune homme en

    ceignant une pe lourde coquille de fer quil

    dtacha du mur et dont il boucla le ceinturon son dernier trou, car la bande de cuir coupe

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    74

    pour la taille du vieux baron et fait deux fois le

    tour de celle du fils. Trois coups frapps assez violemment la porte

    du castel retentirent intervalles mesurs et

    firent gmir les chos des chambres vides. Qui pouvait cette heure venir troubler la soli-

    tude du manoir et le silence de la nuit ? Quel vo-

    yageur malavis heurtait cette porte qui ne stait pas ouverte depuis si longtemps pour un

    hte, non par manque de courtoisie de la part du matre, mais par labsence de visiteurs ? Qui de-

    mandait tre reu dans cette auberge de la fam-

    ine, dans cette cour plnire du Carme, dans cet htel de misre et de lsine ?

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    75

    LE CHARIOT DE THESPIS Sigognac descendit lescalier, protgeant sa lam-

    pe avec sa main contre les courants dair qui

    menaaient de lteindre. Le reflet de la flamme pntrait ses phalanges amincies et les teignait

    dun rouge diaphane, en sorte que, quoique ce ft la nuit et quil marcht suivi dun chat noir au

    lieu de prcder le soleil, il mritait lpithte

    applique par le bon Homre aux doigts de lAurore.

    Il abaissa la barre de la porte, entrouvrit le bat-

    tant mobile, et se trouva en face dun personnage au nez duquel il porta sa lampe. claire par ce

    rayon, une assez grotesque figure se dessina sur le fond dombre : un crne couleur de beurre

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    76

    rance luisait sous la lumire et la pluie. Des

    cheveux gris plaqus aux tempes, un nez cardi-nalis de pure septembrale, tout fleuri de bou-

    clettes spanouissant en bulbe entre deux petits

    yeux vairons recouverts de sourcils trs pais et bizarrement noirs, des joues flasques, marteles

    de ions vineux et traverses de fibrilles rouges,

    une bouche lippue divrogne et de satyre, un menton verrue o simplantaient quelques

    poils revches et durs comme des crins de ver-gette composaient un ensemble de physionomie

    digne dtre sculpte en mascaron sous la cor-

    niche du Pont-Neuf. Une certaine bonhomie spirituelle temprait ce que ces traits pouvaient

    prsenter de peu engageant au premier coup

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    77

    dil. Les angles plisss des yeux et les commis-

    sures des lvres remontes vers les oreilles indi-quaient dailleurs lintention dun sourire

    gracieux.

    Cette tte de fantoche, servie sur une fraise de blancheur quivoque, surmontait un corps pen-

    du dans une souquenille noire qui saluait en arc

    de cercle avec une affectation de politesse exa-gre.

    Les saluts accomplis, le burlesque personnage, prvenant sur les lvres du baron la question qui

    allait en jaillir, prit la parole dun ton lgrement

    emphatique et dclamatoire : Daignez mexcuser, notre chtelain, si je viens

    frapper moi-mme la porte de votre forteresse

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    78

    sans me faire prcder dun page ou dun nain

    sonnant du cor, et cela une heure avance. Ncessit na pas de loi et force les gens du

    monde les plus polis des barbarismes de con-

    duite. Que voulez-vous ? interrompit assez sche-

    ment le baron ennuy par le verbiage du vieux

    drle. Lhospitalit pour moi et mes camarades, des

    princes et des princesses, des Landres et des Is-abelles, des docteurs et des capitaines qui se

    promnent de bourgs en villes sur le chariot de

    Thespis, lequel chariot, tran par des boeufs la manire antique, est maintenant embourb

    quelques pas de votre chteau.

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    79

    Si je comprends bien ce que vous dites, vous

    tes des comdiens de province en tourne et vous avez dvi du droit chemin.

    On ne saurait mieux lucider mes paroles, r-

    pondit lacteur, et vous parlez de cire. Puis je es-prer que Votre Seigneurie maccorde ma

    requte.

    Quoique ma demeure soit assez dlabre et que je naie pas grand-chose vous offrir, vous y

    serez toujours un peu moins mal quen plein air par une pluie battante. Le Pdant, car tel

    paraissait tre son emploi dans la troupe,

    sinclina en signe dassentiment. Pendant ce colloque, Pierre, veill par les abois

    de Miraut, stait lev et avait rejoint son matre

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    80

    sous le porche. Mis au fait de ce qui se passait, il

    alluma une lanterne, et tous trois se dirigrent vers la charrette embourbe.

    Le Landre et le Matamore poussaient la roue,

    et le Roi piquait les bufs de son poignard tragique. Les femmes, enveloppes de leurs man-

    teaux, se dsespraient, geignaient et poussaient

    de petits cris. Ce renfort inattendu et surtout lexprience de Pierre eurent bientt fait franchir

    le mauvais pas au lourd chariot qui, dirig sur un terrain plus ferme, atteignit le chteau, passa

    sous la vote ogivale et fut rang dans la cour.

    Les bufs dtels allrent prendre place lcurie ct du bidet blanc ; les comdiennes

    sautrent bas de la charrette, faisant bouffer

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    81

    leurs jupes fripes, et montrent, guides par Si-

    gognac, dans la salle manger, la pice la plus habitable de la maison. Pierre trouva au fond du

    bcher un fagot et quelques brasses de brous-

    sailles quil jeta dans la chemine et qui se mirent flamber joyeusement. Quoiquon ne ft

    encore quau dbut de lautomne, un peu de feu

    tait ncessaire pour scher les vtements hu-mides de ces dames ; dailleurs la nuit tait

    frache et lair sifflait par les boiseries disjointes de cette pice inhabite.

    Les comdiens, bien quhabitus par leur vie er-

    rante aux gtes les plus divers, regardaient avec tonnement cet trange logis que les hommes

    semblaient avoir abandonn depuis longtemps

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    82

    aux esprits et qui faisait natre involontairement

    des ides dhistoires tragiques ; pourtant ils nen tmoignaient, en personnes bien leves, ni

    terreur ni surprise.

    Je ne puis vous donner que le couvert, dit le jeune baron, mon garde-manger ne renferme pas

    de quoi faire souper une souris. Je vis seul en ce

    manoir, ne recevant jamais personne, et vous voyez, sans que je vous le dise, que la fortune

    nhabite pas cans. Qu cela ne tienne, rpliqua le Pdant ; si, au

    thtre, lon nous sert des poulets de carton et

    des bouteilles de bris tourn, nous nous prcau-tionnons, pour la vie ordinaire, de mets plus

    substantiels. Ces viandes creuses et ces boissons

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    83

    imaginaires iraient mal nos estomacs, et, en

    qualit de munitinnnaire de la troupe, je tiens toujours en rserve quelque jambon de Bayonne,

    quelque pt de venaison, quelque longe de veau

    de Rivire, avec une douzaine de flacons de vin de Cahors et de Bordeaux.

    Bien parl, Pdant, exclama le Landre ; va

    chercher les provisions, et, si ce seigneur le per-met et daigne souper avec nous, dressons ici

    mme la table du festin. Il y a dans ces buffets assez de vaisselle, et ces dames mettront le cou-

    vert.

    Au signe dacquiescement que fit le baron tout tourdi de laventure, lIsabelle et la donna Sraf-

    ina, assises toutes deux prs de la chemine, se

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    84

    levrent et rangrent les plats sur la table pral-

    ablement essuye par Pierre et recouverte dune vieille nappe use. mais blanche.

    Le Pdant reparut bientt portant un panier de

    chaque main, et plaa triomphalement au milieu de la table une forteresse de pt aux murailles

    blondes et dores, qui renfermait dans ses flancs

    une garnison de becfigues et de perdreaux. Il en-toura ce fort gastronomique de six bouteilles,

    pour ouvrages avancs, quil fallait emporter avant de prendre place. Une langue de buf fu-

    me et une tranche de jambon compltrent la

    symtrie. Belzbuth, qui stait perch sur le haut dun

    buffet et suivait curieusement de lil ces prpa-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    85

    ratifs extraordinaires, tchait de sapproprier, au

    moins par lodorat, toutes ces choses exquises tales en abondance. Son nez couleur de truffe

    aspirait profondment les manations par-

    fumes ; ses prunelles vertes jubilaient et scintil-laient, une petite bave de convoitise argentait

    son menton. Il aurait bien voulu sapprocher de

    la table et prendre sa part de cette frairie la Gargantua si en dehors des sobrits de la mai-

    son, mais la vue de tous ces nouveaux visages lpouvantait et sa poltronnerie combattait sa

    gourmandise.

    Ne trouvant pas la lueur de la lampe suffisam-ment rayonnante, le Matamore tait all cherch-

    er dans la charrette deux flambeaux de thtre,

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    86

    en bois entour de papier dor et munis chacun

    de plusieurs bougies, renfort qui produisit une illumination assez magnifique.

    Ces flambeaux, dont la forme rappelait celle du

    chandelier sept branches de lcriture, se pla-aient ordinairement sur lautel de lhymne, au

    dnouement des pices machines ou sur la ta-

    ble du festin, dans la Marianne de Mairet et lHiodiade de Tristan.

    leur clart et celle des bourres flambantes, la chambre morne avait repris une espce de vie.

    De faibles rougeurs coloraient les joues ples des

    portraits, et si les douairires venueuses, en-gonces dans leurs collerettes et roides sous leur

    venugadin, prenaient un air pinc laspect des

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    87

    jeunes comdiennes foltrant dans ce grave

    manoir, en revanche, les guerriers et les cheva-liers de Malte semblaient leur sourire du fond de

    leur cadre et se trouver heureux dassister pa-

    reille fte, lexception de deux ou trois vieilles moustaches grises boudant obstinment sous

    leur vernis jaune, et gardant malgr tout les

    mines rbarbatives dont le peintre les avait do-tes.

    Un air plus tide et plus vivace circulait dans cette vaste salle, o lon ne respirait habitu-

    ellement que lhumidit moisie du spulcre. Le

    dlabrement des meubles et des tentures tait moins visible, et le spectre ple de la misre

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    88

    semblait avoir abandonn le chteau pour quel-

    ques instants. Sigognac, qui cette surprise avait dabord t

    dsagrable, se laissait aller une sensation de

    bien tre inconnue. LIsabelle, donna Srafina, et mme la soubrette lui troublaient doucement

    limagination et lui faisaient leffet plutt de di-

    vinits descendues sur la terre que de simples mortelles.

    Ctaient, en effet, de fort jolies femmes et qui eussent proccup de moins novices que notre

    jeune baron. Tout cela lui produisait leffet dun

    rve, et il craignait tout moment de se rveiller. Le baron donna la main donna Srafina, quil

    fit asseoir sa droite. Isabelle prit place

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    89

    gauche, la soubrette se mit en face, la dugne

    stablit ct du Pdant, Landre et le Mata-more sassirent o ils voulurent. Le jeune matre

    du chteau put alors tudier tout son aise les

    physionomies de ses htes vivement claires et ressortant avec un plein relief. Son examen porta

    dabord sur les femmes, dont il ne serait pas hors

    de propos de tirer ici un lger crayon, tandis que le Pdant pratique une brche aux remparts du

    pt. La Srafina tait une jeune femme de vingt-

    quatre vingt-cinq ans, qui lhabitude de jouer

    les grandes coquettes avait donn lair du monde et autant de mange qu une dame de cour. Sa

    figure, dun ovale un peu allong, son nez l-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    90

    grement aquilin, ses yeux gris fleur de tte, sa

    bouche rouge, dont la lvre infrieure tait cou-pe par une petite raie, comme celle dAnne

    dAutriche, et ressemblait une cerise, lui com-

    posaient une physionomie avenante et noble laquelle contribuaient encore deux cascades de

    cheveux chtains descendant par ondes au long

    de ses joues, o lanimation et la chaleur avaient fait paratre de jolies couleurs roses. Deux

    longues mches, appeles moustaches et noues chacune par trois noisettes de ruban noir, se d-

    tachaient capricieusement des crpelures et en

    faisaient valoir la grce vaporeuse comme des touches de vigueur que donne un peintre au tab-

    leau quil termine.

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    91

    Son chapeau de feutre bord rond, orn de

    plumes dont la dernire se contournait en pa-nache sur les paules de la dame, et les autres se

    recroquevillaient en bouillons, coiffait cava-

    lirement la Srafina ; un col dhomme rabattu, garni dun point dAlenon et nou dune

    bouffette noire, de mme que les moustaches,

    stalait sur une robe de velours vert manches creves, releves daiguillettes et de bran-

    debourgs, et dont louverture laissait bouillonner le linge ; une charpe de soie blanche, pose en

    bandoulire, achevait de donner cette mise un

    air galant et dcid. Ainsi attife, Srafina avait une mine de

    Penthsile et de Marquise trs propre aux aven-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    92

    tures et aux comdies de cape et dpe. Sans

    doute tout cela ntait pas de la premire fracheur, lusage avait miroit par places le ve-

    lours de la jupe, la toile de Frise tait un peu

    fripe, les dentelles eussent paru rousses au grand jour ; les broderies de lcharpe, les re-

    garder de prs, rougissaient et trahissaient le

    clinquants plusieurs aiguillettes avaient perdu leurs ferrets, et la passementerie raille des

    brandebourgs se dfilait par endroits ; les plumes nerves battaient flasquement sur les

    bords du feutre, les cheveux taient un peu dfri-

    ss, et quelques ftus de paille, ramasss dans la charrette, se mlaient assez pauvrement leur

    opulence.

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    93

    Ces petites misres de dtail nempchaient pas

    donna Srafina davoir un port de reine sans royaume.

    Si son habit tait fan, sa figure tait frache, et,

    dailleurs, cette mise paraissait la plus blouis-sante du monde au jeune baron de Sigognac, peu

    habitu de pareilles magnificences, et qui

    navait jamais vu que des paysannes vtues dune jupe de bure et dune cape de callemande. Il

    tait, du reste, trop occup des yeux de la belle pour faire attention aux raillures de son cos-

    tume.

    LIsabelle tait plus jeune que la donna Srafina, ainsi que lexigeait son emploi dingnue ; elle ne

    poussait pas non plus aussi loin la braverie du

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    94

    costume et se bornait une lgante et bour-

    geoise simplicit, comme il convient la fille de Cassandre.

    Elle avait le visage mignon, presque enfantin en-

    core, de beaux cheveux dun chtain soyeux, lil voil par de longs cils, la bouche en cur et pe-

    tite, et un air de modestie virginale, plus naturel

    que feint. Un corsage de taffetas gris, agrment de velours noir et de jais, sallongeait en pointe

    sur une jupe de mme couleur ; une fraise, l-grement empese, se dressait derrire sa jolie

    nuque o se tordaient de petites boucles de

    cheveux follets, et un fil de perles fausses entou-rait son col ; et, quoiquau premier abord elle at-

    tirt moins lil que la Srafina, elle le retenait

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    95

    plus longtemps. Si elle nblouissait pas, elle

    charmait, ce qui a bien son avantage. La soubrette mritait en plein lpithte de mo-

    rena que les Espagnols donnent aux brunes. Sa

    peau se colorait de tons dors et fauves comme celle dune gitana.

    Ses cheveux drus et crespels taient dun noir

    denfer, et ses prunelles dun brun jaune ptil-laient dune malice diabolique. Sa bouche,

    grande et dun rouge vif, laissait luire par clairs blancs une denture qui et fait honneur un

    jeune loup. Du reste, elle tait maigre et comme

    consume dardeur et desprit, mais de cette maigreur jeune et bien portante qui ne fait point

    mal voir. coup sr, elle devait tre aussi ex-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    96

    perte recevoir et remettre un poulet la ville

    quau thtre ; mais elle devait bien compter sur ses charmes, la dame qui se servait dune pareille

    Dariolette ! En passant par ses mains, plus dune

    dclaration damour ntait pas arrive son adresse, et le galant oublieux stait attard dans

    lantichambre.

    Ctait une de ces femmes que leurs compagnes trouvent laides, mais qui sont irrsistibles pour

    les hommes et semblent ptries avec du sel, du piment et des cantharides, ce qui ne les empche

    pas dtre froides comme des usuriers lorsquil

    sagit de leurs intrts. Un costume fantasque bleu et jaune avec un bavolet de fausse dentelle

    composait sa toilette.

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    97

    Dame Lonarde, la mre noble de la troupe, tait

    vtue tout de noir comme une digne espagnole. Des coiffes dtamine encadraient sa figure

    grasse plusieurs mentons, plie, et comme use

    par quarante ans de fard. Des tons divoire jauni et de vieille cire blmissaient son embonpoint

    malsain, venu plutt de lge que de la sant. Ses

    yeux, sur lesquels descendait une paupire molle, avaient une expression dastuce, et fai-

    saient comme deux taches noires dans sa figure blafarde.

    Quelques poils commenaient ombrer les

    commissures de ses lvres, quoiquelle les ar-racht soigneusement avec des pinces. Le carac-

    tre fminin avait presque disparu de cette fig-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    98

    ure, dans les rides de laquelle on et retrouv

    bien des histoires, si lon et pris la peine de les y chercher. Comdienne depuis son enfance, dame

    Lonarde en savait long sur une carrire dont

    elle avait successivement rempli tous les emplois jusqu celui de dugne, accept si difficilement

    par la coquetterie toujours mal convaincue des

    ravages du temps. Lonarde avait du talent, et, toute vieille quelle

    tait, savait se faire applaudir, mme ct des jeunes et jolies, toutes surprises de voir les bra-

    vos sadresser cette sorcire.

    Voil pour le personnel fminin. Les principaux emplois de la comdie sy trouvaient reprsents,

    et, sil manquait un personnage on racolait en

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    99

    route quelque comdien errant ou quelque ama-

    teur de thtre, heureux de se charger dun petit rle, et dapprocher ainsi des Angliques et des

    Isabelles. Le personnel mle se composait du

    Pdant dj dcrit, et sur lequel il nest pas ncessaire de revenir, du Landre, du Scapin, du

    Tyran tragique et du Tranche-montagne.

    Le Landre, oblig par tat de rendre douces comme brebis les tigresses les plus hyrcani-

    ennes, de duper les Truffaldins, dcarter les Er-gastes et de passer travers les pices toujours

    superbe et triomphant, tait un garon de trente

    ans que les soins excessifs quil prenait de sa per-sonne faisaient paratre beaucoup plus jeune. Ce

    nest pas une petite affaire que de reprsenter,

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    100

    pour les spectatrices, lamant, cet tre myst-

    rieux et parfait, que chacun faonne sa guise daprs lAmadis ou LAstre.

    Aussi messer Landre se graissait-il le museau

    de blanc de baleine, et senfarinait-il, chaque soir, de poudre de talc ; ses sourcils, dont il ar-

    rachait avec des pinces les poils rebelles, sem-

    blaient une ligne trace lencre de Chine, et finissaient en queue de rat.

    Des dents, brosses outrance et frottes dopiat, brillaient comme des perles dOrient

    dans ses gencives rouges, quil dcouvrait tout

    propos, mconnaissant le proverbe grec qui dit que rien nest plus sot quun sot rire. Ses cama-

    rades prtendaient que, mme la ville, il met-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    101

    tait une pointe de rouge pour saviver lil. Des

    cheveux noirs, soigneusement calamistrs, se tordaient au long des joues en spirales brillantes

    un peu alanguies par la pluie, ce dont il prenait

    occasion pour leur redonner du tour avec le doigt, et montrer ainsi une main fort blanche, o

    scintillait un solitaire beaucoup trop gros pour

    tre vrai. Son col rabattu laissait voir un cou rond et blanc ras de si prs que la barbe ny

    paraissait pas. Un flot de linge assez propre bouillonnait entre sa veste et ses chausses tuyau-

    tes dun monde en rubans, dont la conservation

    paraissait loccuper beaucoup. En regardant la muraille, il avait lair de mourir damour, et ne

    demandait point boire sans pmer. Il ponctuait

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    102

    ses phrases de soupirs et faisait, en parlant des

    choses les plus indiffrentes, des clins dyeux, des airs penchs et des mines crever de rire ;

    mais les femmes trouvaient cela charmant.

    Le Scapin avait une tte de renard, fute, poin-tue, narquoise, ses sourcils remontaient sur son

    front en accent circonflexe, dcouvrant un il

    merillonn toujours en mouvement, et dont la prunelle jaune tremblotait comme une pice dor

    sur du vif-argent ; des pattes doie de rides ma-lignes se plissaient chaque coin de ses pau-

    pires pleines de mensonges, de ruses et de

    fourberies ; ses lvres minces et flexibles remuaient perptuellement, et montraient,

    travers un sourire quivoque, des canines aigus

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    103

    daspect assez froce ; et truand il tait sa bar-

    rette raye de blanc et de rouge, ses cheveux coups en brosse accusaient les contours dune

    tte bizarrement bossue. Ces cheveux taient

    fauves et feutrs comme du poil de loup, et com-pltaient le caractre de bte malfaisante rpan-

    du sur sa physionomie. On tait tent de regard-

    er aux mains de ce drle pour voir sil ne sy trouvait pas des calus causs par le maniement

    de la rame, car il avait bien lair davoir pass quelques saisons crire ses mmoires sur

    lOcan avec une plume de quinze pieds. Sa voix

    fausse, tantt haute, tantt basse, procdait par brusques changements de tons et glapissements

    bizarres, qui surprenaient et faisaient rire sans

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

    104

    quon en et envie ; ses mouvements inattendus

    et comme dtermins par la dtente subite dun ressort cach prsentaient quelque chose

    dillogique et dinquitant, et paraissaient servir

    plutt retenir linterlocuteur qu exprimer une pense ou un sentiment.

    Ctait la pantomime du renard voluant avec

    rapidit, et faisant cent tours de passe-passe sous larbre du haut duquel le dindon fascin le re-

    garde, avant de se laisser choir. Il portait une souquenille grise par-dessus son

    costume, dont on entrevoyait les zbrures, soit

    quil net pas eu le temps de se dshabiller aprs sa dernire reprsentation, soit que sa garde,

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    robe exigu ne lui permit pas davoir habit de

    ville et habit de thtre au grand complet. Quant au Tyran, ctait un fort bon homme que

    la nature avait dou, sans doute par plaisanterie,

    de tous les signes extrieurs de la frocit. Jamais me plus dbonnaire ne revtit une en-

    veloppe plus rbarbative. De gros sourcils char-

    bonns, larges de deux doigts, noirs comme sils eussent t en peau de taupe, se rejoignant la

    racine du nez, des cheveux crpus, une barbe paisse montant jusquaux yeux, et quil ne tail-

    lait point pour navoir pas sen adapter une

    postiche lorsquil jouait les Hrodes et les Polyphontes, un teint basan comme un cuir de

    Cor doue lui faisaient une physionomie truculen-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    te et formidable comme les peintres aiment en

    donner aux bourreaux et leurs aides dans les corchements de saint Barthlemy ou les d-

    collations de saint Jean-Baptiste. Une voix de

    taureau faire trembler les vitres et remuer les verres sur la table ne contribuait pas peu en-

    tretenir la terreur quinspirait cet aspect de

    Croque-mitaine rehauss par un pourpoint de velours noir dune mode suranne ; aussi ob-

    tenait-il un succs dpouvante en hurlant les vers de Garnier et de Scudry.

    Il tait, du reste, entripaill comme il faut, et ca-

    pable de bien remplir un trne. Le Tranche montagne, lui, tait maigre, hve,

    noir et sec comme un pendu dt. Sa peau sem-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    blait un parchemin coll sur des os ; un grand

    nez recourb en bec doiseau de proie, et dont larte mince luisait comme de la corne, levait

    sa cloison entre les deux cts de sa figure ai-

    guise en navette, et encore allonge par une barbiche pointue. Ces deux profils colls lun

    contre lautre avaient beaucoup de peine for-

    mer une face, et les yeux pour sy loger se re-troussaient la chinoise vers les tempes.

    Les sourcils demi rass se contournaient en virgule noire au-dessus dune prunelle inquite,

    et les moustaches, dune longueur dmesure,

    poisses et maintenues chaque bout par un cosmtique, remontaient en arc de cercle et

    poignardaient le ciel ; les oreilles cartes de la

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    tte figuraient assez bien les deux anses dun pot,

    et donnaient de la prise aux croquignoles et aux nasardes. Tous ces traits extravagants, tenant

    plutt de la caricature que du naturel, sem-

    blaient avoir t sculpts par une fantaisie foltre dans un manche de rebec ou copis daprs ces

    coquecigrues et chimres pantagruliques qui

    tournent le soir aux lanternes des ptissiers ; ses grimaces de matamore taient devenues, la

    longue, sa physionomie habituelle, et, sorti de la coulisse, il marchait fendu comme un compas, la

    tte rejete en arrire, le poing sur la hanche et la

    main la coquille de lpe. Un justaucorps jaune, bomb en cuirasse,

    agrment de vert et taillad de creves

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    lespagnole disposes dans le sens des ctes, une

    golille empese soutenue de fils de fer et de car-ton, large comme la table ronde et o les douze

    pairs eussent pu prendre leurs repas, des hauts-

    de-chausses bouillonns et rattachs daiguillettes, des bottes de cuir blanc de Russie,

    o ses jambes de coq ballottaient comme des

    fltes dans leur tui quand le mntrier les rem-porte, une rapire dmesure quil ne quittait

    jamais, et dont la poigne de fer, fenestre jour, pesait bien cinquante livres, formaient

    laccoutrement du drle, accoutrement sur lequel

    il drapait, pour plus de braverie, une couverture dont son pe relevait le bord. Disons, pour ne

    rien omettre, que deux pennes de coq, bifur-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    ques comme un cimier de cocuage, adornaient

    grotestement son feutre gris allong en chausse filtrer.

    Lartifice de lcrivain a cette infriorit sur celui

    du peintre, quil ne peut montrer les objets que successivement. Un coup dil suffirait saisir

    dans un tableau o lartiste les aurait groupes

    autour de la table les diverses figures dont le dessin vient dtre donn ; on les y verrait avec

    les ombres, les lumires, les attitudes con-trastes, le coloris propre chacun et une in-

    finit de dtails dajustement qui manquent

    cette description, cependant dj trop longue, bien quon ait tch de la faire la plus brve pos-

    sible ; mais il fallait vous faire lier connaissance

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    avec cette troupe comique tombe si inop-

    inment dans la solitude du manoir de Sigognac. Le commencement du repas fut silencieux les

    grands apptits sont muets comme les grandes

    passions ! mais, les premires furies apaises, les langues se dnourent. Le jeune baron, qui peut-

    tre ne stait pas rassasi depuis le jour o il

    avait t sevr, bien quil et la meilleure envie du monde de paratre amoureux et romanesque

    devant la Srafine et lIsabelle, mangeait ou plutt engloutissait avec une ardeur qui net pas

    laiss souponner quil et soup dj. Le

    Pdant, que cette fringale juvnile amusait, empilait sur lassiette du sieur de Sigognac des

    ailes de perdrix et des tranches de jambon, aus-

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    sitt disparues que des flocons de neige sur une

    pelle rouge. Belzbuth, emport par la gour-mandise, stait dtermin, malgr ses terreurs,

    quitter le poste inattaquable quil occupait sur la

    corniche du dressoir, et stait fait ce raisonne-ment triomphal, quil serait difficile de lui tirer

    les oreilles, puisquil nen possdait pas, et quon

    ne pourrait se livrer sur lui cette plaisanterie vulgaire de lui affter une casserole au derrire,

    puisque la queue absente interdisait ce genre de factie plus digne de polissons que de gens de

    bonne compagnie, comme le paraissaient les

    htes runis autour de cette table charge de mets dune succulence et dun parfum inusits. Il

    stait approch, profitant de lombre, ventre

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    terre, et tellement aplati, que les jointures de ses

    pattes formaient des coudes au-dessus de son corps, comme une panthre noire guettant une

    gazelle, sans que personne et pris garde lui.

    Parvenu jusqu la chaise du baron de Sigognac, il stait redress et, pour attirer lattention du

    matre, il lui jouait sur le genou un air de guitare

    avec ses dix griffes. Sigognac, indulgent pour lhumble ami qui avait souffert de si longues

    famines son service, le faisait participer sa bonne fortune en lui passant sous la table des os

    et des reliefs accueillis avec une reconnaissance

    frntique. Miraut, qui avait trouv moyen de sintroduire dans la salle du festin sur les pas de

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    Pierre, eut aussi plus dun bon lopin pour sa

    part. La vie semblait revenue cette habitation

    morte ; il y avait de la lumire, de la chaleur et

    du bruit. Les comdiennes ayant bu deux doigts de vin, ppiaient comme des perruches sur leurs

    btons et se complimentaient sur leurs succs

    rciproques. Le Pdant et le Tyran disputaient sur la pr-excellence du pome comique et du

    pome tragique ; lun soutenant quil tait plus difficile de faire rire les honntes gens que de les

    effrayer par des contes de nourrice qui navaient

    de mrite que lantiquit ; lautre prtendant que la scurrilit et la bouffonnerie dont usaient les

    faiseurs de comdies ravalaient fort leur auteur.

  • Le capitaine Fracasse de Thophile Gautier

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    Le Landre