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le ballet au XIX pariuoft

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O balet do século XIX

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    XIX sicle

    PARIS

    DITIONS DE LA NOIJ ELLEHEXJE FRANAISE

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  • AdniInlalraUon et Uirectiou : 3. rue de Urenello (VP) Tl. Fleurus I2-7

    LA REVUE MUSICALEDirecteur : Henry PRUXIRES

    Le Directeur reoit les Mardi et Vendredi de 4 h. 6 h.Secrc-talre de rdaction : Andr COEt'ROV

    Revue Internationale d'Art Musical Ancien et Moderneparaissantonzefoisparan

    r-c^./mr-rt SOMMAIRE DU NUMRO SPCIAL DE DCE3IBRE5 10 ^ LE BALLET AU XIX^ SIECLE

    VAmt et la Danse, dialogue socratique par Paul ValRY p. 1 (97)La Danaeaae, onnet par Edgar Degas 33 (129)Danse et Musique, par Andr SuaRS 37 (133)Le Ballet Moderne, par Emile VuiLLERMOZ 46 (142)ThophiGauiier et k Ballet Tonvintique. par Andr LEViNSOfi 53 (149)ZanieUi (pome), par Georges (Habory 67 (163)5a/oa/ore f^^oTid, par Henry Prunires 71 (167)I< Ba/fc/ (fc fOp(fra. par Victor DU Bled 95 (191)Wojner e< fe fa/&/, par Andr Curoy 110 (206)PcAofosie e/ Da/ue. par Boris DE ScHLOEZER 118 (214)

    VARITSLettres de clbrits chorgraphiques 126 (222)Une dernire upe du Ballet russe, par Andr Levinson. . - 131 (227)

    3i GRAVURES ORIGINALES DONT 2 HORS TEXTEPortrait de Mademoiselle S., dessin en deux couleurs par D._ Galanis.Zamhelli dansant, croquis de D. DE Seconzac, grav sxir bois par GEORGES AuBERT.Trois frontispices, de Galanis.Danseuses, treize dessins d'j>CAR Degas, gravs k la sanguine par GEORGES AuBERT.Mouvements de danse, sept dessins, de Joseph Bernaro.Danse, dessin d'OlHON Friesz.Cinq croquis la plume, par D. DE Segonzac.

    18 REPRODUCTIONS DONT 13 HORS TEXTETaglioni dans la Sylphide, d'aprs une estampe anglaise du temps.Fanny Ellssler dans le Ballet de la Chatte mtamorphose en femme.(Tarlotta Grisi.Carlolta Grisi.Fanny Cerito.Portrait deVigan.Maria Mdina.Dcor de Sanquirico pour les Strelitt (collection Auguste Rondel).

    Titans

    Dedde

    Puanmi ~~" -~~

    Les coulisses, lithographie par Gavarni.La Danse, dessin de Prudhon (tibl. d'Art et d'Archologie).Trois dessins reprsentant Taglioni dans la Sylphide par Bassine de l'Acadmie de Saint-Pters-

    bourg, collection de M"" Trfilova-Soloviewa.Portrait de la Pallerini.Vigano et Maria Mdina, estampes anonymes (d'aprs A. Levinson : les Matres du Ballet, Petro-

    grad, 1915).

    SUPPLMENT MUSICALAir de Ballet de ViGAN Pdalo, 1818).

    COXDITIOAS DE L'ABOIVIVEMEVTdoosaot droit tui lea nuairoi oMInalrei et ipAclauz publi* dnrant raanie avec leurt upplmMita

    DITION ORDINAIRE, Un an .- France, 50 fr. Autres pays, 60 fr.DITION DE LUXE, Un an ; France, 100 fr. Autres pays. 120 fr.

    Tirage petit nombre sur papier pur fil. Chaque exemplaire st numrot ; un numro qui restera|e mm pendant toute la durie de l'abonnement est aect i chaque abonn. Les exemplaire* del'dition de luxe ne sont pas vendus sparment.

    (Compte Chque* postaux n* 19.618Tout changement d'adret** doit tre accompagn de la omma d* I fr. 50

  • 0. CALANIS se.

  • OeMi
  • ERYXIMAQUEKmcww*:wK*nK

    o^

    Socrate, je meurs !... Donne-moi de l'esprit ! Verse

    ^l'ide !... Porte mon nez tes nigmes aigus !... Ce

    ^repas sans piti passe toute apptence concevable et

    ^ toute soif digne de foi !... Quel tat que de succder^ de bonnes choses, et que d'hriter une diges-

    ^ tion !... Mon me n'est plus qu'un songe que fait lamatire en lutte avec elle-mme !... choses bonnes

    et trop bonnes, je vous ordonne de passer !... Hlas, depuis la chutedu jour que nous sommes en proie ce qu'il y a de meilleur aumonde, ce terrible meilleur multipli par la dure, inflige une insuppor-table prsence !... A la fin, je pris d'un dsir insens de choses sches,et srieuses, et tout fait spirituelles !... Permets que je vienne m'asseoir

    auprs de toi-mme et de Phdre ; et le dos dlibrment oppos cesviandes toujours renaissantes et ces urnes intarissables, laisse-moique je tende vos paroles, la coupe suprme de mon esprit. Que disiez-vous ?

  • 4 LA REVUE MUSICALE 100

    PHEDRERien, encore. Nous regardions manger et boire nos semblables...

    kYXIMAQUEMais Socrate ne laissait pas de mditer sur quelque chose?... Peut-il

    jamais demeurer solitaire avec soi-mme, et silencieux jusque dans l'me !Il souriait tendrement son dmon sur les bords tnbreux de ce festin.Que murmurent tes lvres, cher Socrate?

    SOCRATEElles me disent doucement : l'homme qui mange est le plus juste des

    hommes...

    ERYXIMAQUEVoici dj l'nigme, et l'apptit de l'esprit qu'elle est faite pour exci-

    ter...

    SOCRATEL'homme qui mange, disent-elles, il nourrit ses biens et ses maux.

    Chaque bouche qu'il sent se fondre et se disperser en lui-mme, vaporter des forces nouvelles ses vertus, comme elle fait indistinctement

    ses vices. Elle sustente ses tourments comme elle engraisse ses esp-rances ; et se divise quelque part entre les passions et les raisons. L'amour

    en a besoin comme la haine ; et ma joie et mon amertume, ma mmoireavec mes projets, se partagent en frres la mme substance d'une becque.Qu'en penses-tu, fils d'Acumne?

    ERYXIMAQUEJe pense que je pense comme toi.

    SOCRATEO mdecin que tu es, j'admirais silencieusement les actes de tous ces

    corps qui se nourrissent. Chacun, sans le savoir, donne quitablementce qui leur revient, chacune des chances de vie, chacun des germesde mort qui sont en lui. Ils ne savent ce qu'ils font, mais ils le font commedes dieux.

  • loi L'AME ET LA DANSE S

    RYXIMAQUEJe l'ai observ depuis longtemps : tout ce qui pntre dans l'homme,

    se comporte dans la suite trs prochaine comme il plat aux destms. Ondirait que l'isthme du gosier est le seuil de ncessits capricieuses et dumystre organis. L, cesse la volont, et l'empire certain de la connais-sance. C'est pourquoi j'ai renonc, dans l'exercice de mon art, toutes

    ces drogues inconstantes que le commun des mdecins imposent ladiversit de leurs malades ; et je m'en tiens troitement des remdesvidents, conjugus un contre un par leur nature.

    PHEDREQuels remdes?

    RYXIMAQUEIl y en a huit : le chaud, le froid ; l'abstinence et son contraire ; l'air

    et 1 eau ; le repos et le mouvement. C'est tout.

    SOCRATEMais pour l'me, il n'y en a que deux, Eryximaque.

    PHEDRELesquels donc?

    La vrit et le mensonge.

    Comment cela?

    SOCRATE

    PHEDRE

    SOCRATENe sont-ils pas entre eux comme la veille et le sommeil ? Ne cherches-tu

    pas le rveil et la nettet de la lumire, quand un mauvais rve te tra-vaille? Ne sommes-nous pas ressuscites par le soleil en personne, et for-tifis par la prsence des corps solides? Mais, en revanche, n'est-ce

    point au sommeil et aux songes, que nous demandons de dissoudre lesennuis, et de suspendre les peines qui nous poursuivent dans le mondedu jour? Et donc, nous fuyons de l'un dans l'autre, invoquant le jour aumilieu de la nuit ; implorant, au contraire, les tnbres, pendant que nous

  • 6 LA KKVIE MUSICALE 102^^'.'V';^'.'VX.'V'V'V'VV'V%.'V'VV'V'V'V'V'VX.X.^'V'V'V'.^^

    avons la lumire ; anxieux de savoir, trop heureux d'ignorer, nous cher-

    chons dans ce qui est, un remde ce qui n'est pas ; et dans ce qui n est

    pas, un soulagement ce qui est. Tantt le rel, tantt l'illusion nous

    recueille ; et l'me, en dfinitive, n'a point d'autres ressources que le

    vrai, qui est son arme, et le mensonge, son armure.

    ERYXIMAQUEBien, bien... Mais ne crains-tu pas, cher Socrate, une certaine cons-

    quence de cette pense qui t'est venue?

    SOCRATEQuelle consquence?

    ERYXIMAQUECelle-ci : la vrit et le mensonge tendent au mme but... C'est une

    mme chose qui, s'y prenant diversement, nous fait menteurs ou vri-diques ; et comme, tantt le chaud, tantt le froid, tantt nous attaquent,

    tantt nous dfendent, ainsi le vrai et le faux, et les volonts opposes

    qui s'y rapportent.

    SOCRATERien de plus sr. Je n'y puis rien. C'est la vie mme qui le veut :

    tu le sais mieux que moi, qu'elle se sert de tout. Tout lui est bon, Ery-

    ximaque, pour ne jamais conclure. C'est l ne conclure qu' elle-mme...N'est-elle pas ce mouvement mystrieux qui, par le dtour de tout ce

    qui arrive, me transforme incessamment en moi-mme, et qui me ramneassez promptement ce mme Socrate pour que je le retrouve, et quem'imaginant ncessairement de le reconnatre, je sois ? Elle est une

    femme qui danse, et qui cesserait divinement d'tre femme, si le bondqu'elle a fait, elle y pouvait obir jusqu'aux nues. Mais comme nous nepouvons aller l'infini, ni dans le rve, ni dans la veille, elle, pareillement,

    redevient toujours elle-mme ; cesse d'tre flocon, oiseau, ide ; d treenfin tout ce qu'il plut la flte qu'elle fut, car la mme Terre qui l'aenvoye, la rappelle, et la rend toute haletante sa nature de femme et son ami...

  • 103 LAME ET LA DAXSE 7

    PHEDREMiracle !... Merveilleux

    homme !... Presque un vraimiracle ! A peine tu parles,tu engendres ce qu'il faut !...

    Tes images ne peuvent de-

    meurer images !... Voici pr-

    cisment, comme si de ta

    bouche cratrice, naissaient

    l'abeille, et l'abeille, et l'a-

    beille, voici le chur aildes illustres danseuses !...

    L'air rsonne et bourdonnedes

    prsages de l'orchestique !...

    Toutes les torches se rveil-

    lent... Le murmure des dor-

    meurs se transforme ; et sur

    les murs de flammes agits,

    s'merveillent et s'inquitent

    les ombres immenses desivrognes !... Voyez-moi cettetroupe mi-lgre, mi-solen-

    nelle ! Elles entrent comme

    des mes !

    SOCRATEPar les dieux, les claires

    danseuses !... Quelle vive etgracieuse introduction des

    plus parfaites penses !...

    Leurs mains parlent, et leurspieds semblent crire. Quelleprcision dans ces tres qui s'tudient user si heureusement de Ieurs

  • ;{ L\ IIEVIK ML SIC AL K lO'i

    forces moelleuses !... Toutes mes difficults me dsertent, et il n'est

    point prsent de problme qui m'exerce, tant j'obis avec bonheur la mobilit de ces figures ! Ici, la certitude est un jeu ; on dirait quela connaissance a trouv son acte, et que l'intelligence tout coup con-sent aux grces spontanes... Regardez celle-ci !... la plus mince et laplus absorbe dans la justesse pure... Qui donc est-elle?... Elle est dli-cieusement dure, et inexprimablement souple... Elle cde, elle emprunteelle restitue si exactement la cadence, que si je ferme les yeux, je la voisexactement par l'oue. Je la suis, et je la retrouve, et je ne puis jamais laperdre ; et si, les oreilles bouches, je la regarde, tant elle est rythme etmusique qu'il m'est impossible de ne pas entendre les cithares.

    PHEDREC'est Rhodopis, je crois, celle-ci qui t'enchante.

    SOCRATEDe Rhodopis, alors, l'oreille est merveilleusement lie la cheville...

    Qu'elle est juste !... Le vieux Temps en est tout rajeuni !

    ERYXIMAQUEMais non, Phdre !... Rhodopis est l'autre, qui est si douce, et si aise

    caresser indfiniment de l'il.

    SOCRATEMais alors, qui donc est le mince monstre de souplesse?

    ERYXIMAQUERhodonia.

    SOCRATEDe Rhodonia, l'oreille est merveilleusement lie la cheville.

    ERYXIMAQUED ailleurs, je les connais toutes, et une une. Je puis vous dire tous

    leurs noms. Ils s'arrangent trs bien en un petit pome qui se retientfacilement : Nips, Nipho, Nma ; Niktris, Nphl, Nexis ; Rho-dopis, Rhodonia, Ptil... Quant au petit danseur qui est si laid, on lenomme Nettarion... Mais la reine du Chur n'est pas encore entre.

  • 103 L'AME ET LA DANSE 9

    PHEDREEt qui donc rgne sur ces abeilles?

    RYXIMAQUEL'tonnante et l'extrme danseuse, Athikt !

    PHEDREComme tu les connais !

    RYXIMAQUETout ce monde charmant a bien d'autres noms ! Les uns qui leur

    viennent de leurs parents ; et les autres, de leurs intimes...

    PHEDREC'est toi, l'intime !... Tu les connais beaucoup trop bien !

    ERYXIMAQUEJe les connais bien mieux que bien, et en quelque manire, un peu

    mieux qu'elles se connaissent elles-mmes. Phdre, ne suis-je pas /emdecin ? En moi, par moi, tous les secrets de la mdecine s'changenten secret contre tous les secrets de la danseuse ! Elles m'appellent pourtoute chose. Entorses, boutons, fantasmes, peines de cur, accidentssi varis de leur profession, (et ces accidents substantiels qui se dduisentaisment d'une carrire trs mobile), et leurs mystrieux malaises ;voire la jalousie, qu'elle soit artistique ou passionnelle ; voire songes !...Sais-tu qu'il me sufft qu'elles me chuchotent quelque rve qui les tour-mente, pour que je puisse, par exemple, en conclure l'altration dequelque dent?

    SOCRATEHomme admirable, qui par les songes connais les dents, penses-tu

    que les philosophes aient les leurs toutes gtes ?

    ERYXIMAQUEDe la morsure de Socrate me prservent les dieux !

    PHEDRERegardez-moi plutt ces bras et ces jambes innombrables !... Quelques

  • 10 LA REVUE MUSICALE 106

    femmes font mille choses. Mille flambeaux, mille pristyles phmres,des treilles, des colonnes... Les images se fondent, s'vanouissent... C'est

    un bosquet aux belles branches tout agites par les brises de la musique ! Est-il rve, ryximaque, qui signifie plus de tourments, et plus dedangereuses altrations de nos esprits?

    SOCIETEMais ceci est prcisment le contraire d'un rve, cher Phdre.

    PHEDREMais moi je rve... Je rve la douceur, multiplie indfiniment par

    elle-mme, de ces rencontres et de ces changes de formes de vierges.

    Je rve ces contacts inexprimables qui se produisent dans l'me, entre

    les temps, entre les blancheurs et les passes de ces membres en mesure,et les accents de cette sourde symphonie sur laquelle toutes choses semblentpeintes et portes... Je respire, comme une odeur muscate et compose,

    ce mlange de filles charmeresses, ce ddale de grces, o chacune se perdavec une compagne, et se retrouve avec une autre,

    SOCIETEAme voluptueuse, vois donc ici le contraire d'un rve, et le hasard

    absent... Mais le contraire d'un rve, qu'est-ce, Phdre, sinon quelqueautre rve?... Un rve de vigilance et de tension que ferait la Raison elle-mme ! Et que rverait une Raison ? Que si une Raison rvait, dure,debout, l'il arm, et la bouche ferme, comme matresse de ses lvres, le songe qu'elle ferait, ne serait-ce point ce que nous voyons mainte-

    nant, ce monde de forces exactes et d'illusions tudies? Rve,rve, mais rve tout pntr de symtries, tout ordre, tout actes et s-

    quences !... Qui sait quelles Lois augustes rvent ici qu'elles ont prisde clairs visages, et qu'elles s'accordent dans le dessein de manifester

    aux mortels comment le rel, l'irrel et l'intelligible se peuvent fondre et

    combiner selon la puissance des Muses?

    ERYXIMAQUEIl est bien vrai, Socrate, que le trsor de ces images est inestimable...

    Ne crois-tu pas que la pense des Immortels soit prcisment ce que nous

  • 107 L'AME ET LA DANSE il

    voyons, et que l'Infinit de ces nobles similitudes, les conversions, lesinversions, les diversions inpuisables qui se rpondent et se dduisentsous nos yeux, nous transportent dans les connaissances divines?

    PHEDREQu'il est pur, qu'il est gracieux, ce petit temple rose et rond qu'elles

    composent maintenant, et qui tourne lentement comme la nuit !... Il sedissipe en jeunes filles, les tuniques s'envolent, et les dieux semblentchanger d'ide !...

    ERYXIMAQUELa divine pense est prsent cette foison multicolore de groupes

    de figures souriantes ; elle engendre les redites de ces manuvres dli-cieuses, ces tourbillons voluptueux qui se forment de deux ou trois corpset qui ne peuvent plus se rompre... L'une d'elles est comme captive. Elle

    ne sortira plus de leurs enchanements enchants !...

    SOCRATEMais que font-elles tout coup?... Elles s'emmlent, elles s'enfuient !...

    PHEDREElles volent aux portes. Elles s'inclinent pour accueillir.

    ERYXIMAQUEAthlkt ! Athikt !... dieux !... l'Athikt, la palpitante !

    SOCRATEElle n'est rien.

    Petit oiseau !

    Chose sans corps !

    Chose sans prix !PHEDRE

    O Socrate, on dirait qu'elle obit des figures invisibles !

    PHEDRE

    SOCRATE

    ERYXIMAQUE

  • 18 LA REVUE MUSICALE 108

    SOCRATEOu qu'elle cde quelque noble destine !

    RYXIMAQUERegarde ! Regarde !... Elle commence, vois-tu bien, par une marche

    toute divine : c'est une simple marche circulaire... Elle commence par le

    suprme de son art ; elle marche avec naturel'sur le sommet qu'elle a atteint.

    Cette seconde nature est ce qu'il y a de plus loign de la premire, mais

    il faut qu'elle lui ressemble s'y mprendre.

    SOCRATE

    Je jouis comme personne de cette magnifique libert. Les autres,

    maintenant, sont fixes, et comme enchantes. Les musiciennes s'coutent,

    et ne la perdent pas de vue... Elles adhrent la chose, et semblent insister

    sur la perfection de leur accompagnement.

    PHEDREL'une, de corail rose, et curieusement ploye, souffle dans un norme

    coquillage.

    RYXIMAQUELa trs longue fltiste aux cuisses fuseles, et l'une l'autre troitement

    tresses, allonge son pied lgant dont l'orteil marque la mesure... OSocrate.

    que te semble de la danseuse?

    SOCRATEEryximaque, ce petit tre donne penser... Il assemble sur soi, il

    assume une majest qui tait confuse dans nous tous, et qui habitait

    imperceptiblement les acteurs de cette dbauche... Une simple marche,

    et desse la voici ; et nous, presque des dieux !... Une simple marche,

    l'enchanement le plus simple !... On dirait qu'elle paye l'espace avecde beaux actes bien gaux, et qu'elle frappe du talon les sonores effigies

    du mouvement. Elle semble numrer et compter en pices d'or pur,

    ce que nous dpensons distraitement en vulgaire monnaie de pas, quand

    nous marchons toute fin.

  • i09 LAME ET LA DAXSE 13

    RYXIMAQUECher Socrate, elle nous apprend ce que nous faisons, montrant clai-

    rement nos mes, ce que nos corps obscurment accomplissent. A lalumire de ses jambes, nos mouvements immdiats nous apparaissentdes miracles. Ils nous tonnent enfin autant qu'il le faut.

    PHEDRE

    En quoi cette danseuse aurait, selon toi, quelque chose de socratique,

    nous enseignant, quant la marche, nous connatre un peu mieux nous-

    mmes?

    RYXIMAQUEPrcisment. Nos pas nous sont si faciles et si familiers qu'ils n'ont

    jamais l'honneur d'tre considrs en eux-mmes, et en tant que desactes tranges ( moins qu'infimes ou perclus, la privation nous conduise

    les admirer)... Ils mnent donc comme ils le savent, nous qui les igno-rons navement ; et suivant le terrain, le but, l'humeur, l'tat de l'homme,

    ou mme l'clairement de la route, ils sont ce qu'ils sont : nous les per-dons sans y penser.

    Mais considre cette parfaite procession de l'Athikt, sur le sol sans

    dfaut, libre, net, et peine lastique. Elle place avec symtrie sur ce

    miroir de ses forces, ses appuis alterns ; le talon versant le corps vers la

    pointe, l'autre pied passant et recevant ce corps, et le reversant l'avance ;

    et ainsi, et ainsi ; cependant que la cime adorable de sa tte trace dans

    l'ternel prsent, le front d'une vague ondule.

    Comme le sol est en quelque sorte absolu, tant dgag soigneusementde toutes causes d'arythmie et d'incertitude, cette marche monumentale

    qui n'a qu'elle-mme pour but, et dont toutes les impurets variables

    ont disparu, devient un modle universel.Regarde quelle beaut, quelle pleine scurit de l'me rsulte de cette

    longueur de ses nobles enjambes. Cette amplitude de ses pas est accordeavec leur nombre, lequel mane directement de la musique. Mais nombreet longueur sont d'autre part secrtement en harmonie avec la stature...

  • 14 LA REVUE MUSICALE HO

    SOCRATETu parles si bien de ces choses, docte Eryximaque, que je ne puis

    m empcher de voir selon ta pense. Je contemple cette femme qui marcheet qui me donne le sentiment de l'immobile. Je ne m'attache qu' l'galitde ces mesures...

    PHDREElle s'arrte, au milieu de ces grces commensurables...

    ERYXIMAQUEVous allez voir !

    PHEDREElle ferme les yeux...

    SOCRATEElle est tout entire dans ses yeux ferms, et toute seule avec son

    me, au sein de l'intime attention... Elle se sent en elle-mme devenir

    quelque vnement.

    ERYXIMAQUEAttendez-vous ... Silence, silence !

    PHEDREDlicieux instant... Ce silence est contradiction... Comment faire

    pour ne pas crier : Silence !

    SOCRATEInstant absolument vierge. Et puis, instant, o quelque chose doit

    se rompre dans l'me, dans l'attente, dans l'assemble... Quelque chosese rompre... Et cependant, c'est aussi comme une soudure.

    ERYXIMAQUEAthikt ! Que tu es excellente dans l'imminence !

    PHEDRELa musique doucement semble la ressaisir d'une autre manire, la

    soulve...

  • m L'AME ET LA DANSE 13RYXIMAQUE

    La musique lui change son me.

    SOCRATEVous tes, en ce moment qui va mourir, matresses toutes-puissantes,

    Muses !

    Suspens dlicieux des souffles et des curs !... La pesanteur tombe

    ses pieds ; et ce grand voile qui s'abat sans aucun bruit le fait com-

    prendre. On ne doit voir son corps qu en mouvement.

    RYXIMAQUESes yeux sont revenus la lumire...

    PHEDREJouissons de 1 instant trs dlicat o elle change de volont !... Comme

    l'oiseau arriv au bord mme du toit, brise avec le beau marbre, et tombedans son vol...

    ERYXIMAQUEJe n'aime rien tant que ce qui va se produire ; et jusque dans l'amour,

    je ne trouve rien qui l'emporte en volupt sur les tout premiers senti-

    ments. De toutes les heures du jour, l'aube est ma prfre. C'est pour-quoi je veux voir avec une tendre motion, poindre sur cette vivante,

    le mouvement sacr. Voyez !,.. Il nat de ce glissant regard qui entrane

    invinciblement la tte aux douces narines vers l'paule bien claire...

    Et la belle fibre tout entire de son corps net et musculeux, de la nuque

    jusqu'au talon, se prononce et se tord progressivement ; et le tout frmit...Elle dessine avec lenteur l'enfantement d'un bond... Elle nous dfend

    de respirer jusqu' l'instant qu'elle jaillisse, rpondant par un acte brusque l'clat attendu et inattendu des dchirantes cymbales !...

    SOCRATEOh ! la voici donc enfin, qui entre dans l'exception et qui pntre

    dans ce qui n'est pas possible !... Comme nos mes sont pareilles, mesamis, devant ce prestige, qui est gal et entier pour chacune d elles !...

    Comme elles boivent ensemble ce qui est beau !

  • 16 LA REVUE MUSICALE 112ni*.'*wv*.'v-v'*^'V^'V'v-v^^-vv'V'v^'v^'V'.^'vx.'.'vv'v'v'w'V'.%.x.'v'^^

    ERYXIMAQUEToute, elle devient danse, et toute se consacre au mouvement total !

    PHEDREElle semble d'abord, de ses pas pleins d'esprit, effacer de la terre toute

    fatigue, et toute sottise... Et voici qu'elle se fait une demeure un peuau-dessus des choses, et l'on dirait qu'elle s'arrange un nid dans ses brasblancs... Mais prsent, ne croirait-on pas qu'elle se tisse de ses piedsun tapis indfinissable de sensations... Elle croise, elle dcroise, elle tramela terre avec la dure... le charmant ouvrage, le travail trs prcieuxde ses orteils intelligents qui attaquent, qui esquivent, qui nouent et quidnouent, qui se pourchassent, qui s'envolent !... Qu'ils sont habiles,qu ils sont vifs, ces purs ouvriers des dlices du temps perdu !... Cesdeux pieds babil!-ent entre eux, et se querellent comme des colombes !...Le mme point du sol les fait se disputer comme pour un grain !... Ilss emportent ensemble, et se choquent dans l'air, encore !... Par les Muses,jamais pieds n'ont fait mes lvres plus d'envie !

    SOCRATEVoici donc que tes lvres sont envieuses de la volubilit de ces pieds

    merveilleux ! Tu aimerais de sentir leurs ailes tes paroles, et d'ornerce que tu dirais de figures aussi vives que leurs bonds !

    PHEDREMoi?...

    ERYXIMAQUEIl ne songeait qu' becqueter les pdestres tourterelles !... C'est un

    effet de cette attention passionne qu'il donne au spectacle de la danse.Quoi de plus naturel, Socrate, quoi de plus ingnuement mystrieux?...Notre Phdre est tout bloui de ces pointes et de ces pirouettes tince-lantes qui font le juste orgueil des extrmes orteils de l'Athikt ; il lesdvore de ses yeux merveills, il leur tend le visage ; il croit bien desentir sur ses lvres courir les agiles onyx ! Ne t'excuse pas, cher Phdre,ne sois pas le moins du monde troubl !... Tu n'as rien prouv qui ne

  • 113 L'AME ET LA DANSE 17

    soit lgitime et obscur, et donc, parfaitement conforme la machme desmortels. Ne sommes-nous pas une fantaisie organise? Et notre systmevivant n'est-il pas une incohrence qui fonctionne, et un dsordre qui

    agit? Les vnements, les dsirs, les ides, ne s'changent-ils pas en

    nous de la sorte la plus ncessaire et la plus mcomprhensible?... Quellecacophonie de causes et d'effets !...

    PHEDREMais tu as trs bien expliqu toi-mme ce que j'ai innocemment

    ressenti...

    SOCRATECher Phdre, en vrit, tu ne fus pas mu sans quelque raison. Plus

    je regarde, moi aussi, cette danseuse inexprimable, et plus je m'entre-tiens de merveilles avec moi-mme. Je m'mquite comment la naturea su enfermer dans cette fille si frle et si fine, un tel monstre de force

    et de promptitude? Hercule chang en hirondelle, ce mythe existe-t-il? Et comment cette tte si petite, et serre comme une jeune pomme depin, peut-elle engendrer infailliblement ces myriades de questions et de

    rponses entre ses membres, et ces ttonnements tourdissants qu'elle

    produit et reproduit, les rpudiant incessamment, les recevant de la musique

    et les rendant tout aussitt la lumire?

    RYXIMAQUEEt moi, de mon ct, je songe la puissance de l'insecte, dont 1 in-

    nombrable vibration de ses ailes soutient indfiniment la fanfare, le poids,

    et le courage !...

    SOCRATECelle-ci se dbat dans le rseau de nos regards, comme une mouche

    capture. Mais mon esprit curieux court sur la toile aprs elle, et veut

    dvorer ce qu'elle accomplit !

    PHEDRECher Socrate, tu ne peux donc jamais jouir que de toi-mme !

    SOCRATEG mes amis, qu'est-ce vritablement que la danse?

  • 18 LA REVUE MUSICALE 114

    RYXIMAQUEN'est-ce pas ce que nous voyons? Que veux-tu de plus clair sur la

    danse, que la danse elle-mme?

    PHEDRENotre Socrate n'a de cesse qu'il n'ait saisi l'me de toute chose : sinon

    mme, l'me de l'me !SOCRATE

    Mais qu'est-ce donc que la danse, et que peuvent dire des pas?

    PHEDREOh ! Jouissons encore un peu, navement, de ces beaux actes !...

    A droite, gauche ; en avant, en arrire ; et vers le haut et vers le bas,elle semble offrir des prsents, des parfums, de l'encens, des baisers,et sa vie elle-mme, tous les points de la sphre, et aux ples de l'uni-vers...

    Elle trace des roses, des entrelacs, des toiles de mouvement, et demagiques enceintes... Elle bondit hors des cercles peine ferms... Ellebondit et court aprs des fantmes !... Elle cueille une fleur qui n'estaussitt qu un sourire !... Oh ! comme elle proteste de son inexistencepar une lgret inpuisable !... Elle s'gare au milieu des sons, elle sereprend un fil... C'est la flte secourable qui l'a sauve ! Mlodie !...

    SOCRATEOn dirait maintenant que tout n'est que spectres autour d'elle... Elle

    les enfante en les fuyant ; mais si, tout coup, elle se retourne, il noussemble qu'elle apparaisse aux immortels !...

    PHEDREN est-elle pas l'me des fables, et l'chappe de toutes les portes de

    la vie?

    ERYXIMAQUECrois-tu qu'elle en sache quelque chose? et qu'elle se flatte d'engendrer

    d autres prodiges que des coups de pied trs levs, des battements, etdes entrechats pniblement appris pendant son apprentissage?

  • 113 L'AME ET LA DANSE 19

    SOCRATEIl est vrai que l'on peut aussi considrer les choses sous ce jour incon-

    testable... Un il froid la regarderait aisment comme une dmente,cette femme bizarrement dracme, et qui s'arrache incessamment desa propre forme, tandis que ses membres devenus fous semblent se dis-puter la terre et les airs ; et que sa tte se renverse, tranant sur le sol

    une chevelure dlie ; et que l'une de ses jambes est la place de cettette ; et que son doigt trace je ne sais quels signes dans la poussire !...

    Aprs tout, pourquoi tout ceci? Il sufft que l'me se fixe et se refuse,pour ne plus concevoir que l'tranget et le dgot de cette agitation ridi-cule... Que si tu le veux, mon me, tout ceci est absurde !

    RYXIMAQUETu peux donc, suivant ton humeur, comprendre, ne pas comprendre ;

    trouver beau, trouver ridicule, ton gr?

    SOCRATEIl faudrait bien qu'il en soit ainsi...

    PHEDREVeux-tu dire, cher Socrate, que ta raison considre la danse comme

    une trangre, dont elle mprise le langage, et dont les murs lui semblentinexplicables, sinon choquantes ; sinon mme, tout fait obscnes?

    ERYXIMAQUELa raison, quelquefois, me semble tre la facult de notre me de ne

    rien comprendre notre corps !

    PHEDREMais moi, Socrate, la contemplation de la danseuse me fait concevoir

    bien des choses, et bien des rapports de choses, qui, sur-le-champ, sefont ma propre pense, et pensent, en quelque sorte, la place de Phdre.

    Je me trouve des clarts que je n'eusse jamais obtenues de la prsencetoute seule de mon me...

    Tout l'heure, par exemple, l'Athikt me paraissait reprsenter

  • 80 LA REVUE MUSICALE 110

    l'amour. Quel amour? Non celui-ci, non celui-l ; et non quelquemisrable aventure ! Certes, elle ne faisait point le personnage d'une

    amante... Point de mime, point de thtre ! Non, non ! point de fiction !...

    Pourquoi feindre, mes amis, quand on dispose du mouvement et de la

    mesure, qui sont ce qu'il y a de rel dans le rel?... Elle tait donc 1 tre

    mme de l'amour ! Mais quel est-il? De quoi est-il fait? Commentle dfinir et le peindre? Nous savons bien que l'me de l'amour est la

    diffrence invincible des amants, tandis que sa matire subtile est l'identit

    de leurs dsirs. Il faut donc que la danse enfante par la subtilit des traits,

    par la divinit des lans, par la dlicatesse des pointes stationnaires, cette

    crature universelle qui n'a point de corps ni de visage, mais qui a des

    dons, et des jours, et des destines, mais qui a une vie et une mort ; et

    qui n'est mme que vie et que mort, car il ne connat pas le sommeilni aucune trve.

    C'est pourquoi la seule danseuse peut le rendre visible par ses beaux

    actes. Toute, Socrate, toute, elle tait l'amour !... Elle tait jeux et pleurs,et feintes inutiles ! Charmes, chutes, offrandes ; et les surprises, et les

    oui, et les non, et les pas tristement perdus... Elle clbrait tous les

    mystres de l'absence et de la prsence ; elle semblait quelquefois effleurer

    d'ineffables catastrophes !... Mais prsent, pour rendre grces

    l'Aphrodite, regardez-la. N'est-elle pas soudain une vritable vague

    de la mer? Tantt plus lourde, tantt plus lgre que son corps,

    elle bondit, comme d'un roc heurte ; elle retombe mollement... c'est

    l'onde !

    ERYXIMAQUEPhdre, tout prix, prtend qu'elle reprsente quelque chose !

    PHEDREQue penses-tu, Socrate?

    SOCRATESi elle reprsente quoi que ce soit?

    PHEDREOui. Crois-tu qu'elle reprsente quelque chose?

  • 117 L'AME ET LA DAIVSE 21

    SOCRATENulle chose, cher Phdre. Mais toute chose, ryximaque. Aussi

    bien l'amour comme la mer, et la vie elle-mme, et les penses... Nesentez-vous pas qu'elle est l'acte pur des mtamorphoses?

    PHEDREDivin Socrate, tu sais quelle confiance simple et singulire j'ai place,

    depuis que je t'ai connu, dans tes lumires mcomparables : je ne puis

    t'entendre sans te croire, ni te croire sans jouir de moi-mme qui te crois.Mais que la danse d'Athikt ne reprsente rien, et ne soit pas, sur toute

    chose, une image des emportements et des grces de l'amour, je le trouve

    presque insupportable our...

    SOCRATEJe n'ai rien dit de si cruel encore ! mes amis, je ne fais que vous

    demander ce que c'est que la danse ; et l'un et l'autre paraissez respecti-vement le savoir ; mais le savoir tout fait sparment ! L'un me dit

    qu'elle est ce qu'elle est, et qu'elle se rduit ce que voient ici nos yeux ;

    et l'autre tient trs ferme qu'elle reprsente quelque chose, et donc qu'elle

    n'est point entirement en elle-mme, mais principalement en nous.

    Quant moi, mes amis, mon incertitude est intacte !... Mes pensessont nombreuses, ce qui n'est jamais un bon signe !... Nombreuses,confuses, galement presses autour de moi...

    RYXIMAQUETu te plains d'tre riche !

    SOCRATEL'opulence rend immobile. Mais mon dsir est mouvement, Eryxi-

    maque... J'aurais besoin maintenant de cette puissance lgre qui est le

    propre de l'abeille, comme elle est le souverain bien de la danseuse...

    Il faudrait mon esprit cette force et ce mouvement concentr, qui sus-

    pendent l'insecte au-dessus de la multitude des fleurs ; qui le font le vibrant

    arbitre de la diversit de leurs corolles ; qui le prsentent comme il veut,

    celle-ci, celle-l, cette rose un peu plus carte ; et qui lui permettent

  • S3 LA REVUE MUSICALE 118

    qu'il l'effleure, qu'il la fuie, ou qu'il la pntre... Ils l'loignent soudain

    de celle qu'il a fini d'aimer, comme aussitt ils l'y ramnent, s'il se repent

    d'y avoir laiss quelque suc dont le souvenir le suit, duquel la suavit

    l'obsde pendant le reste de son vol... Ou bien me faudrait-il, Phdre,le subtil dplacement de la danseuse, qui s'insinuant entre mes penses,

    les irait veiller dlicatement chacune son tour, les faisant surgir de

    l'ombre de mon me, et paratre la lumire de vos esprits, dans l'ordre

    le plus heureux des ordres possibles !

    PHEDREParle, parle... Je vois l'abeille sur ta bouche, et la danseuse dans ton

    regard !ERYXIMAQUE

    Parle, Matre dans l'art divin de se fier la naissante ide !... Auteur

    toujours heureux des consquences merveilleuses d'un accident dialec-tique !... Parle ! Tire le fil dor... Amne de tes absences profondes quelquevivante vrit !

    PHEDRELe hasard est avec toi... Il se change insensiblement en sagesse,

    mesure que tu le poursuis de la voix dans le labyrinthe de ton me !

    SOCRATEEh bien, je prtends, avant toute chose, consulter notre mdecin !

    ERYXIMAQUECe que tu voudras, cher Socrate.

    SOCRATEDis-moi donc, fils d'Acumne, Thrapeute Eryximaque, toi pour

    qui les drogues trs amres et les aromates tnbreux ont si peu de vertus

    caches que tu n'en fais aucun usage ; toi donc, qui possdant aussi bien

    qu'homme du monde, tous les secrets de l'art et ceux de la nature,toutefois ne prescris, ni ne prconises, baumes, ni bols, ni les mastics

    mystrieux ; toi, davantage, qui ne te fies aux lixirs, qui ne crois gure aux

    philtres confidentiels ; gurisseur sans lectuaires, ddaigneux de tout

    I

    i

  • 119 L'AME ET LA DANSE 23

    ce qui, poudres, gouttes, gommes, grumeaux, flocons, ou gemmes oucristaux, happe la langue, perce les votes olfactives, touche aux res-

    sorts de l'ternuement ou de la nause, tue ou vivifie ; dis-moi donc,

    cher ami Eryximaque, et des itres le plus vers dans la matire mdicale,dis-moi cependant : connais-tu point, parmi tant de substances actives

    et efficientes, et parmi ces prparations magistrales que ta science con-temple comme des armes vaines ou dtestables, dans l'arsenal de la phar-

    macope, dis-moi donc, connais-tu point quelque remde spcifique,ou quelque corps exactement antidote, pour ce mal d'entre les maux,

    ce poison des poisons, ce venin oppos toute la nature...

    PHDREQuel venin?

    SOCRATE... Qui se nomme : l'ennui de vivre ? J'entends, sache-le bien,

    non l'ennui passager ; non l'ennui par fatigue, ou l'ennui dont on voit le

    germe, ou celui dont on sait les bornes ; mais cet ennui parfait, ce pur

    ennui, cet ennui qui n'a point l'infortune ou l'infirmit pour origine,

    et qui s'accommode de la plus heureuse contempler de toutes lesconditions, cet ennui enfin, qui n'a d'autre substance que la vie mme,et point d'autre cause seconde que la clairvoyance du vivant. Cet ennuiabsolu n'est en soi que la vie toute nue, quand elle se regarde clairement.

    ERYXIMAQUEII est bien vrai que si notre me se purge de toute fausset, et qu'elle

    se prive de toute addition frauduleuse ce qui est, notre existence est

    menace sur-le-champ, par cette considration froide, exacte, raisonnable,et modre, de la vie humaine telle qu'elle est.

    PHEDRELa vie noircit au contact de la vrit, comme fait le douteux cham-

    pignon au contact de l'air, quand on l'crase.

    SOCRATEEryximaque, je t'interrogeais s'il y avait remde?

  • 84 LA UEVUE MUSICALK 20

    ERYXIMAQUEPourquoi gurir un mal si rationnel? Rien, sans doute, rien de

    plus morbide en soi, rien de plus ennemi de la nature, que de voir les

    choses comme elles sont. Une froide et parfaite clart est un poison qu'il

    est impossible de combattre. Le rel, l'tat pur, arrte instantanment

    le cur... Une goutte sufft, de cette lymphe glaciale, pour dtendre

    dans une me, les ressorts et la palpitation du dsir, exterminer toutes

    esprances, ruiner tous les dieux qui taient dans notre sang. Les Vertus

    et les plus nobles couleurs en sont plies, et se dvorent peu peu. Le pass,

    en un peu de cendres; l'avenir, en petit glaon, se rduisent. L'me s ap-

    parat elle-mme, comme une forme vide et mesurable. Voil donc les

    choses telles qu'elles sont qui se rejoignent, qui se limitent, et s'enchanent

    de la sorte la plus rigoureuse et la plus mortelle... Socrate, l'univers

    ne peut souffrir, un seul instant, de n'tre que ce qu'il est. Il est trange

    de penser que ce qui est le Tout ne puisse point se suffire !.. Son effroi

    d'tre ce qu'il est, l'a donc fait se crer et se peindre mille masques ; il

    n'y a point d'autre raison de l'existence des mortels. Pour quoi sont les

    mortels? Leur affaire est de connatre. Connatre? Et qu'est-ce que con-

    natre? C'est assurment ntre point ce que l'on est. Voici donc les

    humains dlirant et pensant, introduisant dans la nature le principe des

    erreurs illimites, et cette myriade de merveilles !...

    Les mprises, les apparences, les jeux de la dioptrique de l'esprit,

    approfondissent et animent la misrable masse du monde... L'ide fait

    entrer dans ce qui est, le levain de ce qui n'est pas... Mais enfin la vrit

    quelquefois se dclare, et dtonne dans l'harmonieux systme des fantas-

    magories et des erreurs... Tout menace aussitt de prir, et Socrate en

    personne me vient demander un remde, pour ce cas dsespr de clair-

    voyance et d'ennui !...

    SOCRATEEh bien, ryximaque, puisqu'il n'est point de remde, peux-tu me

    dire, tout au moins, quel tat est le plus contraire cet horrible tat de

    pur dgot, de lucidit meutrrire, et d'inexorable nettet?

  • 121 L'AME ET LA DANSE 2S

    RYXIMAQUEJe vols d'abord tous les dlires non mlancoliques.

    SOCRATEEt ensuite?

    ERYXIMAQUEL'ivresse, et la catgorie des illusions dues aux vapeurs capiteuses.

    SOCRATEOui. Mais n'y a-t-il point des ivresses qui n'aient point leur source

    dans le vin ?

    RYXIMAQUECertes. L'amour, la haine, l'avidit, enivrent !... Le sentiment de la

    puissance...

    SOCRATETout ceci donne got et couleur la vie. Mais la chance de har,

    ou d'aimer, ou d'acqurir de trs grands biens, est lie tous les hasardsdu rel... Tu ne vois donc pas, ryximaque, que parmi toutes les ivresses,la plus noble, et la plus ennemie du grand ennui, est l'ivresse due desactes? Nos actes, et singulirement ceux de nos actes qui mettent toutnotre corps en branle, peuvent nous faire entrer dans un tat trangeet admirable... C'est l'tat le plus loign de ce triste tat o nous avonslaiss l'observateur immobile et lucide que nous imaginmes tout l'heure.

    PHEDREMais si, par quelque miracle, celui-ci se prenait de passion subite

    pour la danse?... S'il voulait cesser d'tre clair pour devenir lger ; et sidonc, s'essayant diffrer infiniment de lui-mme, il tentait de changersa libert de jugement en libert de mouvement?

    SOCRATEAlors il nous apprendrait d'un seul coup ce que nous cherchons

    lucider maintenant... Mais j'ai quelque chose encore qu'il faut que jedemande Eryximaque.

    3

  • 86 LA REVUE MUSICALE 122^K*.-.'.'.'V>.-.-V'V'V-.'V-.'V-V>.'.-V'V'V'V-VV'V-V-V-V-.^^

    ERYXIMAQUECe que tu voudras, cher Socrate.

    SOCRATEDis-moi donc, sage mdecin, qui as approfondi dans tes priples

    et dans tes tudes, la science de toutes choses vivantes ; grand connais-

    seur que tu es des formes et des caprices naturels, toi qui t'es distingu

    dans le classement des btes et des plantes remarquables (les nocives

    et les bnignes ; les anodines, les efficaces ; les surprenantes, les affreuses,

    les ridicules ; les douteuses ; celles enfin qui n'existent pas), dis-moi

    donc, n'as-tu point ou parler de ces tranges animaux qui vivent et pros-

    prent dans la flamme elle-mme?

    ERYXIMAQUECertes !... Leur figure et leurs murs, cher Socrate, ont t bien tu-

    dies ; encore que leur existence mme ait rcemment fait l'objet dequelques contestations. Je les ai dcrits bien souvent mes disciples ;

    toutefois je n'ai jamais eu l'occasion d'en observer de mes yeux.

    SOCRATEEh bien, ne te semble-t-il pas, ryximaque, et toi, mon cher Phdre,

    que cette crature qui vibre l-bas, et qui s'agite adorablement dans nos

    regards, cette ardente Athikt qui se divise et se rassemble, qui s'lve

    et qui s'abaisse, qui s'ouvre et se referme si proniptement, et qui parat

    appartenir d'autres constellations que les ntres, a l'air de vivre,

    tout fait l'aise, dans un lment comparable au feu, dans une essence

    trs subtile de musique et de mouvement, o elle respire une nergie

    inpuisable, cependant qu'elle participe de tout son tre, la pure et

    immdiate violence de l'extrme flicit? Que si nous comparonsnotre condition pesante et srieuse, cet tat d'tincelante salamandre,

    ne vous semble-t-il pas que nos actes ordinaires, engendrs successive-

    ment par nos besoins, et que nos gestes et nos mouvements accidentels,

    soient comme des matriaux grossiers, comme une impure matire de

    dure, tandis que cette exaltation et cette vibration de la vie, tandis

  • 123 L'AME ET LA DANSE 27

    que cette suprmatie de la tension, et ce ravissement dans le plus agile

    que l'on puisse obtenir de soi-mme, ont les vertus et les puissances de

    la flamme ; et que les hontes, les ennuis, les niaiseries, et les aliments

    monotones de l'existence s'y consument, faisant briller nos yeux ce qu'il

    y a de divin dans une mortelle ?

    PHEDREAdmiia^^le Socrate, regarde vite quel point tu dis vrai !... Regarde

    la palpitante ! Oi. croirait que la danse lui sort du corps comme uneflamme !

    SOCRATEFlamme !...

    Cette fille est peut-tre une sotte?...

    Flamme !... Et qui sait quelles superstitions et quelles sornettes forment son

    me ordinaire?Flamme, toutefois !... Chose vive et divme !...

    Mais qu est-ce qu'une flamme, mes amis, si ce n'est le momentmme ? Ce qu'il y a de fol, et de joyeux, et de formidable dans l'instantmme !... Flamme est l'acte de ce moment qui est entre la terre et le ciel.

    mes amis, tout ce qui passe de l'tat lourd l'tat subtil, passe par lemoment de feu et de lumire...

    Et flamme, n est-ce point aussi la forme insaisissable et fire de la

    plus noble destruction? Ce qui n'arrivera jamais plus, arrive magni-fiquement devant nos yeux ! Ce qui n'arrivera jamais plus, doit arriverle plus magnifiquement qu'il se puisse ! Comme la voix chante per-duement, comme la flamme follement chante entre la matire et l'ther, et de la matire l'ther, furieusement gronde et se prcipite, lagrande Danse, mes amis, n'est-elle point cette dlivrance de notre corpstout entier possd de l'esprit du mensonge, et de la musique qui estmensonge, et ivre de la ngation de la nulle ralit? Voyez-moi ce corps,qui bondit comme la flamme remplace la flamme, voyez comme il fouleet pitine ce qui est vrai ! Comme il dtruit furieusement, joyeusement.

  • 2 LA KEVllE MUSICALE 121

    le lieu mme o il se trouve, et comme il s'enivre de l'excs de ses change-ments !

    Mais comme il lutte contre l'esprit ! Ne voyez-vous pas qu'il veutlutter d vitesse et de varit avec son me? Il est trangement jalouxde cette libert et de cette ubiquit qu'il croit que possde l'esprit !...

    Sans doute, l'objet unique et perptuel de l'me est bien ce qui n'existepas : ce qui fut, et qui n'est plus ; ce qui sera et qui n'est pf"- -"core ;

    ce qui est possible, ce qui est impossible, voil '"'^'^ ' affaire de

    1 me, mais non jamais, jamais, ce qui est !Et le corps qui est ce qui est, le voici qu'il ne peut plus se contenir

    dans l'tendue ! O se mettre? O devenir? Cet Un veut jouer Tout. Il veut jouer l'universalit de l'me ! Il veut remdier sonidentit par le nombre de ses actes ! tant chose, il clate en vnements ! Il s'emporte ! Et comme la pense excite touche toute chose,

    vibre entre les temps et les instants, franchit toutes diffrences ; et comme

    dans notre esprit se forment symtriquement les hypothses, et comme

    les possibles s'ordonnent et sont numrs, ce corps s'exerce dans toutes

    ses parties, et se combine lui-mme, et se donne forme aprs forme,

    et il sort incessamment de soi !... Le voici enfin dans cet tat comparable

    la flamme, au milieu des changes les plus actifs... On ne peut plusparler de mouvement ... On ne distingue plus ses actes d'avec sesmembres...

    Cette femme qui tait l, est dvore de figures innombrables... Cecorps, dans ses clats de vigueur, me propose une extrme pense : de

    mme que nous demandons notre me bien des choses pour lesquelleselle n'est pas faite, et que nous en exigeons qu'elle nous claire, qu'elle

    prophtise, qu'elle devine l'avenir, l'adjurant mme de dcouvrir le Dieu, ainsi le corps qui est l, veut atteindre une possession entire de soi-

    mme, et un point de gloire surnaturel... Mais il en est de lui comme del'me, pour laquelle le Dieu, et la sagesse, et la profondeur qui lui sont

    demandes, ne sont et ne peuvent tre que des moments, des clairs,

    des fragments d'un temps tranger, des bonds dsesprs hors de sa

    forme...

  • 12a L'AME ET LA DANSE 29

    PHEDRERegarde, mais regarde !... Elle danse l-bas et donne aux yeux ce

    qu'ici tu essayes de nous dire... Elle fait voir l'instant... quels joyauxelle traverse !... Elle jette ses gestes comme des scintillations !... Elle

    drobe la nature des attitudes impossibles, sous l'il mme du Temps !...Il se laisse tromper... Elle traverse impunment l'absurde... Elle est divinedans l'instable, elle en fait don nos regards !...

    RYXIMAQUEL'instant engendre la forme, et la forme fait voir l'instant.

    PHEDREElle fuit son ombre dans les airs !

    SOCRATENous ne la voyons jamais que devant tomber...

    RYXIMAQUEElle a fait tout son corps aussi dli, aussi bien li qu'une main agile...

    Ma main seule peut imiter cette possession et cette facilit de tout soncorps...

    SOCRATEmes amis, ne vous sentez-vous pas enivrs par saccades, et comme

    par des coups rpts de plus en plus fort, peu peu rendus semblables

    tous ces convives qui trpignent, et qui ne peuvent plus tenir silencieux

    et cachs leurs dmons? Moi-mme, je me sens envahi de forces extraor-dinaires... Ou je sens qu'elles sortent de moi qui ne savais pas que je conte-nais ces vertus. Dans un monde sonore, rsonant et rebondissant, cette fteintense du corps devant nos mes offre lumire et joie... Tout est plussolennel, tout est plus lger, tout est plus vif, plus fort ; tout est possible

    d'une autre manire ; tout peut recommencer indfiniment... Rien ne

    rsiste l'alternance des fortes et des faibles... Battez, battez !... La matire

    frappe, et battue, et heurte, en cadence ; la terre bien frappe ; les

    peaux et les cordes bien tendues, bien frappes ; les paumes des mains.

  • 30 LA RKVIIE MUSICALE I2

    les talons, bien frappant et battant le temps, forgeant joie et folie ; et toutes

    choses en dlire bien rythm, rgnent.

    Mais la joie croissante et rebondissante tend dborder toute mesure,

    branle coups de blier les murs qui sont entre les tres. Hommes etfemmes en cadence mnent le chant jusqu'au tumulte. Tout le mondefrappe et chante la fois, et quelque chose grandit et s'lve... J'entends

    le fracas de toutes les armes tincelantes de la vie !... Les cymbales crasent

    nos oreilles toute voix des secrtes penses. Elles sont bruyantes comme

    des baisers de lvres d'airain...

    ERYXIMAQUEL'Athikt cependant prsente une dernire figure. Tout son corps

    sur ce gros doigt puissant se dplace.

    PHEDRESon orteil qui la supporte tout entire frotte sur le sol comme le pouce

    sur le tambour. Quelle attention est dans ce doigt ; quelle volont la roidit,

    et la maintient sur cette pointe !... Mais voici qu'elle tourne sur elle-

    mme...SOCRATE

    Elle tourne sur elle-mme, voici que les choses ternellement lies

    commencent de se sparer. Elle tourne, elle tourne...

    ERYXIMAQUEC'est vritablement pntrer dans un autre monde...

    SOCRATEC'est la suprme tentative... Elle tourne, et tout ce qui est visible,

    se dtache de son me ; toute la vase de son me se spare enfin du pluspur ; les hommes et les choses vont former autour d'elle une lie informeet circulaire...

    Voyez-vous... Elle tourne... Un corps, par sa simple force, et parson acte, est assez puissant pour altrer plus profondment la nature deschoses que jamais l'esprit dans ses spculations et dans ses songes n'yparvint !

  • 127 L AME ET LA DANSE 31

    PHEDREOn croirait que ceci peut durer ternellement.

    SOCRATEElle pourrait mourir, ainsi...

    RYXIMAQUEDormir, peut-tre, s'endormir d'un sommeil magique...

    SOCRATEElle reposerait immobile au centre mme de son mouvement. Isole,

    isole, pareille l'axe du monde...

    PHDREElle tourne, elle tourne... Elle tombe !

    SOCRATEElle est tombe !

    PHEDREElle est morte...

    SOCRATEElle a puis ses secondes forces, et le trsor le plus cach dans sa

    structure !

    PHEDREDieux ! Elle peut mourir... ryximaque, va !...

    ERYXIMAQUEJe n'ai point coutume de me hter dans ces circonstances ! Si les

    choses doivent s'arranger, il sied que le mdecin ne les trouble point,et qu il arrive un trs petit moment avant la gurison, du mme pas que lesDieux.

    SOCRATEIl faut cependant aller voir.

    PHEDREComme elle est blanche !

    ERYXIMAQUELaissons agir le repos qui va la gurir de son mouvement.

  • 32 LA REVUE MUSICALE 128

    PHEDRETu crois qu'elle n'est pas morte?

    ERYXIMAQUERegarde ce trs petit sein qui ne demande qu' vivre. Vois comme

    faiblement il palpite, suspendu au temps...

    PHEDREJe ne le vois que trop.

    ERYXIMAQUEL'oiseau bat un peu de l'aile, avant qu'il reprenne son vol.

    SOCRATEElle semble assez heureuse.

    PHEDREQu*a-t-elle dit?

    SOCRATEElle a dit quelque chose pour soi seule.

    ERYXIMAQUEElle a dit : Que je suis bien !

    PHEDRECe petit tas de membres et d'charpes s'agite...

    ERYXIMAQUEAllons, petite enfant, rouvrons les yeux. Comment te sens-tu mainte-

    nant?

    ATHIKTJe ne sens rien. Je ne suis pas morte. Et pourtant, je ne suis pas vivante !

    SOCRATED'o reviens-tu?

    ATHIKTEAsile, asile, mon asile, Tourbillon ! J'tais en toi, mouve-

    ment, en dehors de toutes les choses...Paul Valry.

  • Le

    DANSEUSE

    par

    t:d^ar DEGAS

  • Danse, gamin ail, sur les gazons de bois.Ton bras maigre, plac dans la ligne suivie

    Equilibre, balance et ton vol et ton poids.

    Je te veux, moi qui sais, une clbre vie.

  • Nymphes, Grces, venez des cimes d'autrefois ;

    Taglioni, venez, princesse d'Arcadie,

    Ennoblir et former, souriant de mon choix.

    Ce petit tre neuf, la mine hardie.

  • Si Montmartre a donn l'esprit et les aeux,Roxelane le nez et la Chine les yeux,

    A ton tour, Ariel, donne cette recrue

    Tes pas lgers de jour, tes pas lgers de nuit...

    Mais pour mon got connu quelle garde son fruitEt garde aux palais d'or la race de sa rue.

    >^_ ..r.

    ' \i\t"'

    V

  • Danse et Musique

    I

    Toute danse appelle l'amour. Tout ballet laisse un regret : l'me

    un instant ravie n'est pas satisfaite : elle retombe o le spectacle l'a

    prise, d'o la musique l'a releve, l'invitant la suivre, mais o la

    danse ne lui a pas permis de se fixer. Cette folle Mnade s'enivre de ses

  • * LA REVUE MUSICALE 134

    bonds;elle ne brle que du vin qu ello Unit

    : elle n'aspire pas une ivresseternelle, celle que la vigne du cur verse l'i-oprit. Elle n'a riend'intrieur ; elle n'est point mditative. Mme furieuses, ses r-o^ionssont phmres, et toujours courantes ; elle est toute charnelle et toute la volupt : elle n'en a mme pas les mlancolies, tant sa nature estlgre. Amsi, aprs l'avoir saisie humblement par la main, aprs s'tresuspendue ses bras, la danse trahit la musique. Elle lui demande cegrand cur, passionn et tendre, dont elle ne fait rien : elle ne lui donnepas le sien, car elle n'en a pas. Comme la jeunesse, elle n'a que son lanet son caprice donner. Et qu'est-ce donc, pour l'art et la suprme convoi-tise de l'homme, que le corps mme le plus charmant, s'il est sans me?

    II

    L ancien ballet est un conte ou une pope sans paroles, que les gestesfigurent et que la musique accompagne avec un excs de fidlit. Leballet semble immuable : on le dirait li cette forme suranne. Les Russesy ont mis beaucoup plus de surprise, une vie et une couleur parfois admi-rables. Mais ils ont beau faire : toutes leurs inventions ne vont qu' embel-lir un art qui a fait son temps. Ils rendent la mode une beaut dmode :le ballet de Nijinski ressuscite le ballet de Vestris, comme l'Europe de1914 rappelle celle du Directoire.

    Quel abus du ballet en tout genre, tutu ou sans tutu. Tant qu'il yaura du tutu dans le ballet, on n'aura pas la danse. Je parle de tutu pourfaire bref : Le tutu n'est qu'un signe, celui du rond de jambe, des brasen l'air, du sourire coll au visage humain, comme un masque de bouche l'autre masque : mme dans le feu, ce sourire est glac. On croit voirun peuple de poupes et de pantins en cire. Une femme, passe encore ;mais il me souvient avec horreur d'un danseur Scandinave : je ne sais rien

    de plus ridicule, de plus laid et de plus lourd que ce Lapon gras, fessu,aux larges cuisses, au ventre mou qui faisait la femme, bien pis l'aime.

    III

    La danse est la promesse d'un art, et n'est pas de l'art vritab'e. La

    danse formelle doit disparatre. La danse pour la danse n'a pas de sens.

  • 133 DAIVSE ET MUSIQUE 39

    Le destin de la danse est d'tre enfin la servante de la musique. En musique,

    comme en tout, c'est le pome qui compte le plus.Tout tourne en film et en ballet. Film et ballet sont les deux conqutes

    de l'art par la plbe. Le cin tend remplacer le drame et la comdie.

    Le ballet se substitue la tragdie en vers et au drame lyrique. Il n'y a

    pas de plus cruel abaissement. Les gestes sont le signe du sauvage. Par-

    tout o l'image tient lieu de la parole, la matire vince l'esprit.

    Les pauvres multitudes sont ravies de ne point penser, et de n avoir

    mme pas faire le moindre effort d'imagination. On leur sert Brnicesans vers et sans nuances : l'anecdote est tout ce qu'il leur faut. Les foules

    de l'lite sont peine moins grossires : des Mille et Une Nuits, on leur

    fera une galerie de peintures persanes ; et demain, on leur offrira, en guise

    d'Hamlet, un carton d'estampes anglaises ou chinoises. Le ballet n est

    rien de plus que le cinma des riches.

    IV

    Le mime nu et rduit au seul langage des gestes est une forme purilede l'art. La danse pure, aux rythmes simples et carrs, en est une forme

    sauvage et presque lie l'instinct. Par contre, mime et danse leur justeplace, donnant le secours de la plastique et du mouvement la musique

    et au pome, peuvent faire la plus belle et la plus riche des uvres d'art.

    A mon gr, la symphonie seule n'y suffit pas. J'y voudrais aussi desvoix rcitantes et des churs. Il y faudrait le got le plus sobre et l'expres-

    sion la plus concise : le moins de paroles qu'il se pt, et du sens le plus

    essentiel ou le plus fcond en rsonances, en chos pensants.

    La musique aspire cette forme suprme, comme sa dlivrance.

    Le pome symphonique l'annonce. Le jeu scnique n'ajoute rien auxgrandes fresques de Wagner : il les gte plutt, parce qu'il les ravale

    la taille et la prsence des interprtes. On n'a pas besoin de voir lesondines, ni les nains, ni les gants, qui sont toujours de pauvres hres ettoujours ridicules. On entend mieux les voix, quand on ne voit point lescorps. S'il dpouille le comdien, le chanteur n'en est que plus fidle

    la musique. Le bon serait que l'on vit de belles figures mimer les tres

  • 40 LA HKVME MUSICALE I3;

    OU l'action, et qu'on entendt de beaux chants, sans qu'ils fussent visibles.Wagner n'est pas tran seulement au concert par l'avarice ou la paressedes chefs d'orchestre : Tristan except, sa musique y est plus musique etplus elle-mme qu' la scne, o le spectacle la corrompt. Parsifal, cettemesse sublime, pour la meilleure part, est le concert mim que je veux dire.

    La voix mrite bien qu'on la traite enfin comme un incomparablemstrument d'orchestre : le luth des passions, la viole humaine.

    Peu de paroles : aussi bien ne les peroit-on jamais. Quelques-unes,mais du plus haut prix ; et qui ont la porte du texte religieux l'glise :de celles qui font rver la vie, ou qui nomment en nous les cimes o elletouche, les abmes o elle se penche, les autres horizons. Pour la musique,tout pome doit tre plus ou moins mystique. Les beaux mimes faisantvoir l'action, les voix invisibles faisant entendre les sentiments et les

    mes, quel spectacle ce pourrait tre.

    VIl est un grand rythme, qui est au rythme banal ce que l'harmonie

    des vrais musiciens est la mlodie des autres.Les ensembles de la pense musicale, ses courbes diverses et leurs

    relations entre elles dfinissent ce rythme. Ainsi, une suite d'architec-

    tures constitue la fresque monumentale d'une ville : la Cit, puis le Louvre,puis la Concorde et les Champs-Elyses. Ou bien la Seigneurie, la placedu Dme avec le Campanile, et les retours obstins et flins de Florencesur l'Arno.

    Je vois fort bien un pome de musique mime, dont les grands rythmesseraient faits uniquement par l'alternance calcule des mouvements,tantt lents, tantt rapides, ici des ondulations, l des bonds plus vifsou plus vtes ; alternant par masses, comme un palais avec une glise,

    une loge avec un clocher, ou mieux encore comme les strophes et lesantistrophes, toutes de mtres diffrents.

    VI

    La barre de mesure porte tout le ballet moderne, l'gal de l'ancien.

    De l, l'ennuyeuse monotonie des mimes. L'abus du rythme simple

  • 137 DAx\SE ET MUSIQUE 41

    et carr montre que cet art est encore dans les langes ; mais cette enfanceest use ; elle se rpte sans cesse, elle radote. La splendeur de la miseen scne n'y change rien. Le ballet est si vieilli qu'il tourne en peinture :c'est un tableau vivant, que la symphonie veut embellir et qu'elle nuance.

    La barre de mesure soutient toute la tradition des gestes et des pas,si niais la plupart et si ridicules. Cette barre est de fer, pour la solidit :elle a t forge par Vulcain, en don vengeur Terpsichore.

    Le rythme passe de bien loin la mesure : il y supple. Il est mmeune sorte ample et libre de rythme qui va dcidment contre la mesure.

    Pour suppler au rythme simple, si us et si lourd d'ennui, il y a l'ara-besque sonore, avec sa courbe aux lments infinis, qui est un rythmedlivr.

    VII

    En tout art, mais en musique plus qu'en nul autre, nous allons undiscours libre de toute entrave, une forme non serve qui ne saurait treprescrite, et qui ne puisse tre imite : celle qui convient une uvre,

    et elle seule, parce qu'elle est le signe de l'motion qui l'a fait natre.L'arabesque sonore enferme un pome, et ne peut servir en circonscrireaucun autre : elle en est le rythme rel. L, toute fraude est impossible ;toute femte, interdite. De mme que l'harmonie naturelle rvle sans mas-que le gnie sensible du musicien, l'arabesque sonore et son rythmelibre expriment son esprit.

    VIII

    En ce qui concerne le pome, l'allgorie est venue, de tout temps,en aide la figuration grossire de l'anecdote. Les mimes sont des all-gories, SI tt qu'ils ne sont plus des drames muets. Le squelette arm de lafaulx voque la mort. Une forte matrone, qui tient les balances, le regarddans les frises, sans voir o elle pose le pied, c'est la justice ; et l'on devineaisment qu'elle va boiter dans la coulisse ; car elle ne sortira pas de scne,sans avoir trbuch. Cette faon de penser enfantine est pourtant le grandart du ballet : l'anecdote mime, l'histoire sans paroles n'tant vraimentque le plus humble degr du drame. Partout o l'on fait fi de la parole

    4

  • Vi LA REVUE MUSICALE 13U

    belle, on fait fi de la pense. Il faut bien des efforts pour penser une

    poque o tout est plastique. Les Saisons, les Heures, les Ages de la vie,

    les voyages aux plus lointains pays de Tendre, toutes les Indes galantes

    du lieu commun ont nourri l'ancien ballet d'allgories. Et peu s'en faut

    que le bfJlet ne s'en soit cru pensant. Aujourd'hui, je ne sache pasqu'il pense.

    IX

    Le rythme en est rest, dans la plupart des hommes, la numration

    si simple de l'origine : le battement du cur, le souffle respiratoire, cette

    mesure deux temps ou quatre ; et la marche qui est fonction des deux

  • 139 PANSE ET MUSIQUE 43

    autres mouvements. Cette distribution rgulire des temps forts et des

    temps faibles revient priodiquement dans le discours potique ou musi-

    cal : elle parat fatale, tant elle est organique. Et plus elle est infaillible,

    plus elle est monotone. L'homme commun n'a pas encore compris lesens de la nuance, en ce domaine. Toute la question est de la priode,

    en effet, quel en est le genre, quelle la teneur, quelle l'tendue. Un mondeinconnu s'ouvre au sens du nombre et l'oreille : il n est pas possible

    .

    qu'on s'en tienne toujours aux quinze ou vingt premires cases de latable de Pythagore. Le rythme, tel qu'on l'entend communment,est aussi loin du rythme venir que la symtrie de l'harmonie vritable.La symtrie est l'expdient le plus vulgaire, et la parodie mme d'unordre harmonieux. Elle aussi est fonde sur la ncessit organique de

    l'homme. Mais cette ordonnance n'est pas la seule ; il n'y a pas que descourbes planes ; il en est dont tous les points ne sont pas dans le mmeplan. Je conois la musique faisant les mmes dcouvertes, et les transpo-sant de l'espace l'ordre du temps. La priode est une rvolution verbaledu sentiment dans la pense : la voici qui part, qui fait route et qui achveson beau circuit : elle s'accomplit dans le retour de la figure. Les formes

    rigides du ballet doivent disparatre : elles font injure au pome de ladanse.

    Dj la danse quitte le bond deux ou trois temps, pour des figuresplus complexes et plus rares. La marche en cadence est plus riche, cent

    fois, en toute sorte de rythmes que les rythmes marqus de nos danses.La lenteur pme, les langueurs frmissantes et les secousses brusquesdes danses nouvelles sont des essais pntrer dans ce monde sduisantde l'arabesque sonore et des rythmes inconnus.

    X

    Si propre aux sentiments et la passion, la musique l'est beaucoupmoins au drame. Tout ce qui est trop prcis finit par lui nuire ; elle-mme

    nuit toujours l'action : par nature, elle l'arrte, elle la fixe. Le cri est lecontraire du chant, et jusqu' un certain point le dialogue mme. Dsqu'elle parle au sentiment, toute musique est lente. Au contraire, elle

  • 44 LA REVUE MUSICALE 140

    invite au rve ; elle en ouvre les avenues, l'infini. Je dirai tout d'abord

    par o je veux conclure : le drame des ides non rationnelles est le drame

    musical entre tous. Il ne peut plus y avoir de mtaphysique persuasive

    ou pntrante qu'en musique. Et cette musique doit tre un pome dedanse, ou ne s'en mler pas.

    Quand la science ou le bon sens vulgaire s'en prennent la mtaphy-sique, elle n'a plus qu' refuser le combat, cder la place et fuir. La

    science et la raison commune triomphent peu de frais : elles sont les ser-

    vantes du Seigneur, qui sont devenues ses matresses; et elles comptent

    bien hriter du domaine, quand il sera mort du cur. Ces deux filles de

    ferme ont l'insolence tranquille des paysans qui, une fois propritaires,

    ne se rappellent plus leur servage de la veille ; et tandis qu'ils remuent

    du purin, qu'ils entassent du fumier et qu'ils prparent leurs champs,

    ils demandent avec la plus morne outrecuidance Newton formulant ses

    quations sous un pommier, et bien plus encore Shakespeare crivant

    la Tempte : A quoi cela sert-il? Mange-t-on du papier? 11 n'est bonschiffres que la somme des recettes au retour du march. " Mais Shakes-

    peare sourit, et fait parler Caliban.

    La science a raison dans son ordre, comme le sens commun dans le

    train de la vie quotidienne. Toutefois, tant qu'il y aura des esprits pour

    rver, pour concevoir le monde et n'y pas tre seulement, la religionet la mtaphysique seront pour eux une ncessit : comme elle est la plus

    amoureuse, elle est la plus profonde, sinon la plus directe. L'art y rpond ;et entre tous les arts, la posie et la musique.

    XI

    J'admire en riant comme ma solution est de nature satisfaire tous les

    amours propres. Les gens de bon sens diront qu'il est bien digne de la

    mtaphysique et de la religion qu'elles se rsolvent en art, en musique

    et en pome : toutes ces fumes sont bien faites pour rpondre les unesdes autres. Je le crois aussi. La raison gomtrique n'a plus

    rien faire ici. O la logique prend fin, que le rve de la posiecommence. Faut-il l'avouer? L'amour, tel que l'homme l'a conu, le

  • 141 DANSE ET MUSIQUE 4o

    cur, la charit, la musique, l'art enfin ne sont point de la raison ni

    du bon sens. La musique est mtaphysique en son fond. Elle est du temps

    qui se fait oublier. Grce la musique, le temps est l'espace du cur,

    ou de l'esprit rendu sensible au cur par l'motion. La musique est dsor-

    mais la vritable expression de la religion et de la philosophie premire.

    En vers ou en prose, le grand pome ne l'est sans doute pas moins ; maisil ne s'adresse qu'au solitaire. La musique seule fait l'assemble.

    Infini ou absolu. Amour enfin, Dieu sensible au cur, voil ce que l'art

    des sons propose l'homme. Ces divins propos ou ces fantmes n ont plus

    de ralit que dans le pome symphonique de la danse. Et grce la Muse,nous en aurons fini, une fois pour toutes, avec la querelle rationnelle.

    Ainsi le ballet est la forme suprme de la mtaphysique.Andr Suars.

    Deuins de Joseph BernArd.

  • Le Ballet ModerneLa danse a connu de tels succs, depuis quelques annes, dans le

    domaine littraire, pictural et musical, qu'elle a fini par s'enivrer de sontriomphe. Elle traverse, en ce moment, une lgre crise de mgalomanie.Elle n'a plus cette divine insouciance, cette candide allgresse qui bril-laient jadis, traditionnellement, par les soins des peintres et des sculp-

    teurs, sur le front de sa Muse attitre. Et le groupe dionysiaque de Car-peaux qui orne la faade de notre Acadmie nationale de Danse et ne donne

  • 143 LE BALLET MODERNE 47

    qu'une ide assez lointaine des travaux chorgraphiques excuts dans

    l'intrieur du btiment, n'offre, en tous cas, plus aucun rapport avec la

    plupart des ralisations de nos actuelles Terpsichores.

    Il ne faut pas trop se hter de le regretter. Sans doute, on peut sourire

    des ambitions dmesures dans tous les sens du mot, que manifestent

    certaines prtresses d'une saltation idologique ou mtaphysicienne,

    mais cette fivre et cette agitation sont, malgr tout, fcondes. Il n'y a

    plus une technique de la danse : il y en a cent. Voil de quoi faire le dses-

    poir des puristes du jett-battu et la consolation des spectateurs de bonne

    volont. Car il n'y aura jamais trop d'expressions plastiques pour traduire

    l'infinie complexit d'un texte musical et tout danseur qui invente un

    heureux nologisme corporel devient un bienfaiteur de ces deux arts

    jumeaux. Apollon reconnatra les siens.

    * *

    Pourquoi d'ailleurs n'y aurait-il qu'une technique valable de la danse?

    De quel droit limiterait-on ainsi une formule brevete un art qui rclame

    imprieusement un vocabulaire tendu?

    Evidemment, il faut bien partir d'une premire ducation profession-

    nelle peu prs semblable et c'est quoi ne songent pas assez certaines

    bacchantes ingnues trop promptes remplacer l'indispensable prpa-

    ration musculaire par une ardeur et une foi qui ne sont pas toujours

    communicatives. Mais lorsque le mtier est solidement acquis, l'ima-

    gination cratrice peut intervenir de la faon la plus libre et la plus inat-

    tendue pour en faire oublier le prosasme.

    Une des grandes erreurs de l'art chorgraphique fut toujours de s'en

    tenir trop servilement une esthtique purement thorique et d'en appli-

    quer aveuglment les canons n'importe quelle apprentie-ballerine.

    On ne veut pas assez tenir compte de l'quation personnelle d'un corps

    fminin. On enseigne laborieusement telle jeune femme, brve et potele,

    les gestes et les attitudes d'une Zambelli qui a la sveltesse et la lgret

    dsincarnes d'une libellule : le rsultat est lamentable alors que la mme

  • 'ie LA KEVLK MUSICALE 144

    danseuse aurait pu nous mouvoir dans une chorgraphie mieux appro-prie son architecture spciale. Par la volont de ses hanches troitesou nergiquement modeles, de ses jambes robustes ou fuseles, de sesbras fragiles ou forts, par le dessin de ses pauler, de sa poitrine et de sesreins, et quelle que soit la valeur pdagogique de son professeur, unefemme devra, bon gr mal gr. abandonner l'idal de Tamar Karsawinapour celui d'Isadora Duncan, la technique d'Anna Pavlova pour cellede Loe Fuiler, devenir une Jeanne Ronsay, ou une Trouhanow^a, uneNapierkowska ou une Rgina Badet ! Et, comme on le dit au Palais, cesera justice !

    Le corps fminin cre sa technique. Nous le voyons au music-hallo une Spinelly, une Mistinguett ou une Dourga, dans des genres fortdiffrents, atteignent parfois des ralisations plastiques d'une ingnio-sit remarquable et d'une grce vidente, cause de l'utilisation parfaiteet applique de leurs ressources plastiques personnelles. Nous l'avonsvu lorsque telle et telle transfuges du corps de ballet de l'Opra-Comique,en changeant de trteau, ont fait preuve soudain de'qualits techniquesinsouponnes jusqu'alors : le music-hall ou le thtre de genre ne leuravaient pourtant pas donn brusquement du gnie, mais, en s'vadantdes cadres rigides des quadrilles classiques o elles demeuraient desexcutantes mdiocres, elles se libraient d'un esclavage de formulestranscendantes trop ardues pour leurs humbles moyens et pouvaientdvelopper, en dehors de toute scolastique, les secrtes qualits de grce,de force, de souplesse, d'adresse ou de charme dont les avait enrichiesla bienveillante nature.

    Elles ont cess de faire de la danse , diront ddaigneusement lespetits rats de nos corps de ballet subventionns, qui travaillent aveccourage leur agrgation de chorgraphie. Mais non ; ces indpendantesont simplement cess d'tre des universitaires. Elles sont semblables des svriennes qui se lancent dans le roman, la posie ou le journalisme :elles nous laisseront parfois des ralisations mdiocres, elles nous donne-ront parfois des chefs-d'uvre. Mais il n'est pas plus opportun de cen-traliser et d'unifier l'enseignement de la danse qu'il ne serait pru-

  • 14i LE BALLET MODEREE A9*^^^

    dent de limiter l'apport des normaliens toute la littrature franaise.

    Qu'on ne prenne pas cette modeste rflexion pour un encouragement l'amateurisme et une manifestation d'ingratitude l'gard des danseurs

    et des crivains qui connaissent bien leur grammaire et leur syntaxe.

    Htons-nous de souligner tout ce que nous devons aux humanits '>

    de la danse.

    * *

    On ne fut pas toujours trs quitable pour la technique classique.Il faut bien avouer, d'ailleurs, qu'elle s'tait, peu peu, chez nous du moms,

    intellectualise jusqu' la dessication. Le ballet d'opra avait favorisune insensible volution de la danseuse vers la marionnette articule.

    La raideur gomtrique des pas et des ensembles traditionnels s ajou-tant la convention du costume transportait la ballerine dans un mondemcanique trs loign du plan humain. Certaines prouesses, certains pont-aux-nes de son mtier manquaient terriblement de grce et de

    sduction. Un sujet exceptionnellement dou pouvait, par miracle, enmasquer l'indigence mais la plupart des interprtes chouaient dans cette

    tche difficile. Et les artistes s'taient si bien habitus ddaigner cette

    banale gymnastique anachronique, perptue pour le seul plaisir de nos

    vieux abonns, qu'ils salurent comme des libratrices de gnie toutes

    les femmes qui vinrent pitiner de la musique sans chaussons roses et

    sans tutu.

    C'tait une imprudence, et nous n'avons pas tard nous en aperce-

    voir. La tunique grecque et les pieds nus nous ont inflig plus d'une cruelle

    dsillusion. Et prcisment, au mme moment, par un singulier para-doxe, les Fokine, les Nijinsky, les Karsawina et les Pavlova venaient,

    du fond de la Russie, nous dmontrer les qualits de la pure tradition fran-aise dans la chorgraphie classique. Ce fut, pour beaucoup de nos compa-

    triotes, une vritable rvlation. On ne s'attendait pas dcouvrir chezces rvolutionnaires un tel respect du pass et le voisinage des dansesdu Prince Igor et du Sacre du Printemps ne donnait qu'une plus loquentesignification aux pointes des Sylphides.

  • 0 LA REVUE MUSICALE 146

    On s'aperut alors que l'esthtique strotype du maillot et des chaus-sons roses, de la jupe ballonne de tulle blanc, de la taille serre, de lacoiffure stricte et des bras nus n'tait pas une absurdit. Dans les couventsde danses de Russie la virtuosit de Vestris s'tait conserve intacte etles interprtations de Chopin qui nous taient offertes s'inspiraient del'acrobatique manuel de haute cole du XVI 11*^ sicle. Or cette techniquesuprieure exige un affranchissement systmatique de toutes les servi-tudes de notre humble condition terrestre pour tendre vers un idalde lgret, de rapidit, de prestesse et d'quilibre supra-humain.

    Le costume classique facilite cette vasion. Il transforme la danseuseen crature immatrielle, arienne et impondrable. Il neutralise sa fmi-nit pour en faire une fe, un elfe, un lutin ou un papillon. Il cre la femme-insecte, aux membres grles et lastiques, aux ailes de gaze, la tailletrangle et la femme-fleur aux ptales mousseux, aux bras fins et souplescomme des lianes. Par l'artifice de la pointe elle semble se librer des loisde la pesanteur en nous donnant l'impression de planer entre ciel etterre et de ne plus effleurer lesol que de l'extrmit de son orteil ddaigneux.Grce la pointe le corps entier de la danseuse s'allonge, s'tire, s'affinemiraculeusement et se termine d'une faon imprcise au lieu de s'tayersur une double plate-forme en contact troit avec le plancher des rumi-nants. L'immense corolle de mousseline qui fleurit autour de ses hanchesdissimule l'panouissement indiscret du bassin qui affirme, avec un orgueilinopportun chez une danseuse, la noblesse du destin maternel. Ce mou-tonnement de blancheurs frmissantes amincit la taille qui prend la fra-gilit d'un corselet de gupe, et rend plus frles les jambes et les brasqui ne doivent pas tre de chair mais voquer le svelte frmissementde l'antenne ou du pistil. Il y a l une transsubstantiation volontaire qu'ilfaut accepter rsolument et ne pas craindre d'accentuer, au besoin, pourspiritualiser encore cet tat suprieur, ce mysticisme de la chorgraphie pure.

    *

    * *

    Mais il s'agit l d'une vocation exceptionnelle. La religion de Terpsi-chore a ses ordres mineurs. Il ne faut pas obliger de petites surs converses

  • 147 LE BALLET MODERNE 31

    devenir, par principe, des Thrse d'Avila. Il y a, pour les adolescentes

    rebelles la dsincarnation, d'autres faons de servir la danse et la musique,

    Ces dvotions nouvelles, qui ne sont pas des schismes, se sont multiplies

    depuis quelques annes. Toutes ne sont pas d'gale ferveur mais 11 serait

    imprudent de les dcourager. Elles ont la valeur d'expriences dmons-

    tratives d'o l'on peut tirer d'utiles enseignements.

    Elles mettent ouvertement l'tude d'importants problmes. Elles

    aident la transformation progressive du style plastique exige par l'vo-

    lution du langage musical. La danse classique tait base sur le principe

    de la carrure mlodique : si elle veut s'annexer les chefs-d'uvre modernes et elle le doit elle sera bien force de modifier son quilibre ryth-

    mique et d'assouplir sa conception de la mesure. Sans rien abandonner

    de sa haute doctrine, elle a le devoir de suivre la nouvelle prosodie de nos

    compositeurs.

    La danse classique se trouve arrive au moment embarrassant que

    connut la posie lorsqu'on s'avisa de substituer le vers libre au vers rgu-

    lier. La musique crite l'usage de nos corps de ballet reposait, jusqu'ici,

    sur des jeux de rimes et de csures symtriques ; il s'agit maintenant de

    la dshabituer des alexandrins et de lui apprendre l'harmonie fuyante et

    subtile du vers libre ou de la prose rythme. L'exemple de Daphnis et

    Chlo nous a montr que cette transformation tait relativement aise

    pour des Interprtes en pleine possession de leur technique. Zambelli

    a su dessiner de son pied lger, avec la plus lgante Indpendance, la

    capricieuse arabesque des mlodies de Ravel sur le plateau mme oelle avait l'habitude de tracer sagement les festons des valses du rper-

    toire, rguliers comme les huit de l'arroseur qui, pendant l'entracte,

    semble calligraphier sur le plancher les lois essentielles du rond de jambeet de l'aile de pigeon.

    Une telle leon ne doit pas tre perdue. La technique classique peut se

    rajeunir sans trahison. Elle ne saurait demeurer en marge du mouvement

    musical. Elle est assez souple pour s'adapter tous les styles et toutes les

    syntaxes. Aprs avoir fait de la prosodie elle peut faire de l'analyse gram-

    maticale ou de l'analyse logique. Des danseurs mlomanes comme les Sakha-

  • ;2 la revue musicale 148

    rof nous ont montr avec quelle minutie... philologique on peut dcortiquerune phrase mlodique, en rendre sensibles les plus secrtes intentionsarchitecturales et faire briller toutes les facettes d'une locution harmo-nieuse. Les chorgraphes n'ont pas le droit de ngliger pour l'avenirde SI prcieuses indications.

    Qu'ils ne soient pas esclaves de leurs prjugs scolaires. Qu'ils ac-cueillent avec discernement mais avec une curiosit bienveillante les apportsdes danses trangres. Les ballets russes nous ont montr qu'on peutfonder un excellent conservatoire de chorgraphie occidentale avec desprofesseurs et des lves profondment imprgns d'une culture esth-tique asiatique. L'orientalisme et les persaneries dont on a vulgarischez nous les langueurs voluptueuses et la fine grce sensuelle ne mettentpas plus en pril notre got national que ne le firent jadis les turqueriesdes ballets de cour. Nous pouvons y puiser au contraire de fructueuxenseignements. Nous y apprendrons qu' ct de la danse spiritualiseexiste une danse o le corps fminin impose sa souverainet. Dans celles-ci,la musique obit la chair au lieu de lui imposer sa loi. Et cette nouvelleforme de collaboration peut engendrer galement des chefs-d'uvre.

    C'est de tous ces lments pars que sera fait l'art chorgraphiquede demain. On le pressent, riche loquent, dynamique et persuasif. Djil rpudie la pantomime traditionnelle, compose de formules toutes faites.II sait se faire comprendre par des moyens qui ne doivent rien aux autresarts. Il devient complet et profond. Et, dt cet aveu passer pour un odieuxblasphme, je suis de ceux qui voient en lui aprs la faillite dsormaisinvitable des drames chants le dernier refuge, le plus sr, d'ailleurs,et le plus universel, du lyrisme de l'avenir !

    Emile Vuillermoz.

  • Taglioni (1:iiis /,(( Sijlpliiite"

  • Thophile Gautier

    et le Ballet Romantique

    La floraison d'art multiple et

    toufue que suscita il y a bientt

    cent ans l'ardente fivre romantique

    fit clore une conception nouvelle duspectacle de danse. Que le balletromantique, le ballet 1830 con-

    tinut sous maint rapport une tradi-

    tion ou plutt un dveloppementininterrompu et plus que sculaire,

    qu'il et t prpar de longue mainpar les matres italiens perfection-

    nant et codifiant la gymnastique de

    la danse thtrale, qui songerait le

    nier? La prestigieuse nouveaut de

    ses allures n'en reste pas moins frap-

    pante. C'est que l'esthtique de la

    danse se renouvelle totalement en

    changeant de base. Elle exprime un

    nouvel tat d'me, une sensibilit^

    '

    '

    "^

    modifie, voire une diffrente vision

    de l'univers.Ce n'est pas en vain que Maria Taglioni, que Fanny Elssler, que Car-

    lotta Grisi remplissent les deux mondes d'un frou-frou de blanche tarla-tane. Osons l'affirmer : la Catchucha de Fanny, le Pas de l'ombre de Ta-

  • 4 LA REVUE MUSICALE luO

    glioni, le libretto de Gisel'e ne datent pas moins dans les annales de lagrande gnration romantique que la premire d'Hernani, la Barquedu Dante, les Mditations. Apport phmre, soit, par son essence mme,mais sans lequel notre vision de la priode romantique resterait incom-plte et tant soit peu fausse. Contenant des lments de beaut impris-sable le ballet 1830 est bien de son temps. C'est que le genre inaugur enFrance par les Taglioni, dynastie de danseurs italienne et venant de Vienne,comportait toutes les caractristiques du gnie romantique : spiritualismerveur, engouement pour la couleur locale puise aux sources populaires,nostalgie de pays lointains ou feriques, d'un pass oubli ou lgendaire,amour mystique plus fort que la mort.

    Le ballet, qui fut sous l'Ejnpire surtout un divertissement de danseaccol un sujet quelconque de mythologie scolaire ou bien, comme enItalie, un drame passionne! mim en mesure, se vit ainsi appel exprimerles aspirations d'une poque, sa pense philosophique, son besoin debeaut. Transformation magique ! La danse dite classique, qui fut uneacrobatie lgante satisfaisant un apptit d'harmonie bien ordonne,de mouvement symtrique, devint le langage de l'Indicible, le mouvements rigea en symbole, le geste conventionnel se mua en un signe, une for-mule abstraite. Le spectacle ne fut plus un rgal des sens, mais selonun mot de Goethe la ralisation de l'imaginaire. Rsumons : le balletromantique fut essentiellement, sous une forme palpable, directe, sugges-tive, 1 expression spontane et inconsciente d'une mtaphysique spiri-tualiste. C'en tait fait du rationalisme des classiques. Ce que fut pourles multitudes ferventes du moyen-ge le mystre, le ballet romantique left prouver aux abonns de l'Opra vers 1830.

    Le ballet fut, il sied de le prciser, un des foyers de rayonnementde l'influence germanique. Marie Taglioni et ce n'est pas pour rienque du sang Scandinave coule dans ses veines dansa ce qu'avait pensKant, ce qu'avait chant Novalls, ce qu'avait Imagin Hoffmann.

    Examinons les sujets de la Sylphide, de la Fille du Danube, de Giselle.Nous verrons toute la contexture de l'action faire preuve d'un dualismemarqu ; le monde de la ralit Immdiate et mesquine et, juxtapos, un

  • lai THEOPHILE GAUTIER 66

    monde Idal, celui des ralits essentielles, la vinit des apparences et lavrit du rve. Partout la fiction transcendante prime la vie relle ; la

    dfaite du rve ananti par les passions terrestres dtermine fatalement

    le dnouement tragique. Ds que la sylphide a perdu ses ailes, c'en estfait de la danse : le ballet est fini.

    Dans tous ces ballets blancs le mcanisme de la danse, le caractre

    et l'amplitude du mouvement sont puissamment dtermins par cetteconception. L'avnement dcisif des temps sur les pointes, le triomphe

    de r lvation en rsultent. Nous avons vu dans chacun de ces clbres

    ballets la protagoniste, la ballerine allier une existence surnaturelle

    sylphide, ondine, revenant, pri une destine terrestre. S'vadant

    de la ralit, abordant l'au-del, la danseuse brise avec le mouvement

    naturel et s'astreint une dynamique abstraite et sublime.

    Elle s'lve sur les pointes, sur l'orteil tendu et rigide ; ce n'est plus

    ni la marche ni la course. C'est une forme de mouvement inoue, qui s af-

    franchit des lois de la gravitation, des habitudes mcaniques du mouve-

    ment vulgaire, des ncessits de l'aplomb. La ballerine n'appartient

    plus la terre ; son rgne est la rgion thre, le domaine de la fantaisie

    dlivre. La gymnastique se rvle source de symboles, tremplin de

    l'imagination.

    A quel point et quel moment prcis se transforme la discipline tra-ditionnelle? videmment les lments restent les mmes, mais tels d'entreeux s'effacent, d'autres s'accentuent. Mais que de difficults rsoudre

    pour le chercheur !

    Ainsi le Trait de la Danse de Carlo Blasis, l'illustre matre milanais,

    mentionne dans le texte de la premire version (1820) tels temps ou posi-

    tions sur les pointes. Mais considrons les dessins correspondant ces

    passages : partout le danseur s'appuie sur la demi-pointe ; c'est sur 1 arti-

    culation de l'orteil que porte l'aplomb ; il y a quivoque et il vaut mieux

    s'abstenir de dater avec exactitude l'apparition de la danse sur les pointes.

    Une autre conqute de la danse romantique, c'est l'amplitude plus

    grande des mouvements, le diapason plus vaste des lignes. Encore au temps

    de Jean-Georges Noverre, la distance extrme entre les deux pieds de

  • iSG LA REVUE MUSICALE io2

    l'excutant ne devait point dpasser 18 pouces. Auguste Vestris quiassiste en pdant maussade et baroque au renouveau romantique avaitbien tourn de son temps d'innombrables pirouettes la hauteur ,son rival victorieux Duport l'avait bien clips par l'lasticit de ses bondsprodigieux : ces triomphes restaient rservs aux danseurs ; jamais uneBigottini, une Fanny Bias, toiles de l'poque impriale, ne purent leurdisputer le succs.

    En 1830 revirement complet : le danseur s'efface, est rduit la pan-tomime. Il cde le pas la danseuse, tre arien, matrialisation diaphanede l'temel fminin qui traverse la scne dans une envole de tempssauts et ballons, de jets prodigieux. Des centaines de lithographiesromantiques nous montrent la ballerine ngligeant d'effleurer la terre,emporte par une cabriole aile qui escalade le ciel. Ces images tant soitpeu conventionnelles et mivres nous renseignent sur une autre rformefondamentale : la transformation du costume fminin.

    Abolie la tunique no-grecque la David ; le corsage rigide et le tutu >' allong, cloche de tarlatane blanche, inspire la Taglioni par lepeintre Eugne Lamy, affranchissant le mouvement, l'entourant d'unebrume laiteuse, deviennent 1' uniforme de la sylphide, de la libellule,de la salamandre. Nous ne saurions imaginer aujourd'hui la Grisi ou laGrahn sans l'ornement de cette corolle renverse. Il arr