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Georges Lapassade L'ETHNOSOCIOLOGIE Les sources anglo-saxonnes La première édition de ce livre et parue à PARIS chez MÉRIDIENS KLINCKSIECK en 1991 dans la collection « Analyse institutionnelle » dirigée par Remi Hess et Antoine Savoye La présente édition est conforme à la première. Nous n’y avons rajouté qu’une présentation, transformé la table des matières en sommaire, et renvoyé les ouvrages du même auteur (actualisés) en fin de volume. 4° de couverture : On entend par «ethnosociologie» une démarche qui transpose à la sociologie le principe de méthode des ethnologues : l’étude directe – in situ - de la vie sociale. Après avoir rappelé les apports de l’École sociologique de Chicago et de l’interactionnisme symbolique, l’auteur présente les techniques d’observation participante, d’entretien et d’utilisation de « documents personnels », qui caractérisent cette démarche. Il examine ensuite les contributions de la phénoménologie sociale et de l’ethnométhodologie. L’ouvrage s’achève par la présentation de travaux réalisés en ethnographie de l’école et des jeunes qui illustrent cette méthodologie et indiquent la voie à suivre pour une rencontre entre ethnographie et recherche-action. Né en 1924 dans les Pyrénées, Georges Lapassade est professeur de Sciences de l’Éducation à l’Université de Paris VIII. Philosophe, ethnologue, sociologue, il se passionne depuis L’entrée dans la vie (1963) pour l’anthropologie de l’école et de la jeunesse. 1

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Georges Lapassade

L'ETHNOSOCIOLOGIE Les sources anglo-saxonnes La première édition de ce livre et parue à PARIS chez MÉRIDIENS KLINCKSIECK en 1991 dans la collection « Analyse institutionnelle » dirigée par Remi Hess et Antoine Savoye La présente édition est conforme à la première. Nous n’y avons rajouté qu’une présentation, transformé la table des matières en sommaire, et renvoyé les ouvrages du même auteur (actualisés) en fin de volume. 4° de couverture : On entend par «ethnosociologie» une démarche qui transpose à la sociologie le principe de méthode des ethnologues : l’étude directe – in situ - de la vie sociale. Après avoir rappelé les apports de l’École sociologique de Chicago et de l’interactionnisme symbolique, l’auteur présente les techniques d’observation participante, d’entretien et d’utilisation de « documents personnels », qui caractérisent cette démarche. Il examine ensuite les contributions de la phénoménologie sociale et de l’ethnométhodologie. L’ouvrage s’achève par la présentation de travaux réalisés en ethnographie de l’école et des jeunes qui illustrent cette méthodologie et indiquent la voie à suivre pour une rencontre entre ethnographie et recherche-action. Né en 1924 dans les Pyrénées, Georges Lapassade est professeur de Sciences de l’Éducation à l’Université de Paris VIII. Philosophe, ethnologue, sociologue, il se passionne depuis L’entrée dans la vie (1963) pour l’anthropologie de l’école et de la jeunesse.

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Sommaire Présentation, par Gabriele Weigand et Remi Hess 000 Introduction 000 Première partie: Ethnosociologie interactionniste 000 I. Aux sources de l’ethnosociologie 000 Anthropologie et travail de terrain 000 Enquêtes sociales et travail social 000 Journalisme et sociologie 000 L'École de Chicago, hier et aujourd'hui 000 L'apport de l'interactionnisme symbolique 000 II. L'observation participante 000 Définition 000 Première phase : «l'entrée» 000 Comment participer ? 000 Rôles et degrés d'implication du chercheur 000 Observation participante et conflits institutionnels 000 Observation déclarée et observation non déclarée 000 Participation/distanciation 000 Observateur participant externe (OPE) et observateur participant interne (OPI) 000 De l'observation participante à la recherche-action 000 III. Conversations, entretiens et documents personnels 000

L'entretien non structuré 000 Une rencontre sociale 000 Le paysan polonais 000 L'utilisation des documents officiels et personnels 000

IV. Analyser 000 De la pratique à la théorie 000 Le processus de la recherche 000 Deuxième partie : Ethnométhodologie 000 V. L'apport de Schutz et de Garfinkel 000 La phénoménologie sociale de Schutz 000 Garfinkel et l'ethnométhodologie 000 VI. Critique de la sociologie « standard» 000

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Les techniques de la sociologie « standard» 000 L'analyse déductive et les indicateurs sociaux 000 Les présupposés des enquêtes 000 VII. Deux sociologies 000 Deux traitements du social 000 Sur le métier de sociologue 000 La «culture» et le «paradigme interprétatif» 000

Enquête standard et ethnographie 000 Troisième partie: Des ethnographes de l'école à l'ethnosocianalyse 000 VIII. Interactionnisme symbolique et éducation 000 Rappel de quelques notions de base 000

L'école comme situation 000 Les perspectives des maîtres 000

Les perspectives des élèves 000 Ethnographie et pédagogie 000 IX. De l'ethnographie de l'école à la nouvelle rechercheaction 000

Sur l'origine et le sens de l'expression recherche-action 000 Psychosociologie et ethnographie 000 Une conception « critique» de la recherche-action interne 000 La dimension ethnographique de la nouvelle rechercheaction 000

X. De l'ethnométhodologie à l'ethnographie constitutive 000 L'ethnographie constitutive 000

L'héritage de la phénoménologie et de l'ethnométhodologie 000 Un exemple d'ethnographie constitutive 000 XI. De l'ethnographie de l'école à celle du hip hop 000 Le hip hop et ses B. Boys 000 Un renversement méthodique 000

L'observation participante dans les formes stables et dans les mouvements sociaux 000 Observation participante périphérique et observation

participante active 000 Les « ritals» de Bienne 000 Conclusion 000 Orientation bibliographique 000 Références bibliographiques 000 Table des matières 000

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Présentation L’instituant ordinaire de Georges Lapassade, de la psychosociologie à l’ethnosociologie

Dans l’histoire des sciences de l’Esprit, celles qui s’opposent, selon W. Dilthey, aux sciences de la nature, Georges Lapassade tient une place toute particulière, ces cinquante dernières années. Il est tour à tour psychosociologue, ethnologue, sociologue, ethnographe, philosophe, historien, surtout ethnographe. Entre 1958 et 2008, il a joué un rôle incontournable pour légitimer le droit pour les pédagogues de s’engager dans la recherche et l’expérimentation, pour affirmer une idée simple : faire de la recherche n’est pas une affaire de spécialiste, ou pas seulement. Ce peut, ce doit être un moment de la vie du praticien. Et réciproquement, le chercheur professionnel ne peut jamais oublier l’horizon de la pratique. Georges Lapassade croit vraiment que le métier d’enseignant n’est vivable que si, en même temps, on joue sur les dispositifs, on explore la manière dont les choses s’instituent dans l’ici et maintenant des pratiques sociales. Il explore l’instituant ordinaire. Instituer un élève, un étudiant, ce n’est pas lui inculquer des savoirs, mais lui montrer comment on co-naît avec lui. Nous nous sommes engagés comme disciples de Georges Lapassade dans les années 1970 (R. Hess en 1971 ; Gabriele Weigand, en 1978). Si nous avons manqué sa compagnie à la fin des années 1958, dans les années 1960, et surtout son vécu des événements de 1968, ensuite, nous nous sommes fortement engagés à ses côtés dans son entreprise de développement de l’autogestion pédagogique, de l’analyse interne, etc. La découverte de l’ethnographie de l’école Dans les années 1980, G. Lapassade découvre l’ethnographie de l’école (courant anglais), l’ethnométhodologie. Il anime un séminaire à Paris 8 dans lequel il oblige ses étudiants à travailler sur les sources étrangères ; à Remi Hess, il confit les sources allemandes et espagnoles (le courant de Miguel Zabalza présenté dans Le lycée au jour le jour) ; lui, il apprend l’anglais et se met à traduire Garfinkel et les autres théoriciens, que l’on va lire dans L’ethnosociologie. Ce livre est unique. Depuis 15 ans, aucun sociologue ne s’est approprié mieux ce courant de la sociologie de l’éducation. A côté de G. Lapassade, Alain Coulon a prolongé certaines analyses de G. Lapassade. A. Coulon fit sa thèse avec G.Lapassade, à la périphérie, plutôt que dans ce contexte du groupe des années 1980. G. Lapassade envoya son doctorant aux Etats-Unis pour rapporter des textes… Alors que les universitaires sont souvent repliés sur leur laboratoire, G. Lapassade fait toujours quatre choses en même temps : de l’ethnographie de terrain, une théorisation provisoire, une pédagogie de cette dialectique entre théorie et pratique, et de l’intervention pour modifier l’institué. De plus, il fait son journal de terrain ! Ces cinq moments du Dasein de G. Lapassade entraînent des dissociations, forcément. Mais le journal est là pour

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accueillir la description des tensions que provoquent ces dissociations, et aussi les transductions intellectuelles qu’elles suscitent.

Contrairement à R. Lourau ou R. Hess, Georges Lapassade n’a que rarement donné à l’édition son journal ; par contre, il le multigraphiait et le distribuait aux acteurs des situations dans lesquelles il était impliqué : une forme d’intervention, encore, dans les situations ethnographiques. Il faudra lire, en parallèle à cet ouvrage, Le journal des DEUG, que nous allons mettre en ligne. Ce journal de 1984 nous intéresse tout particulièrement, dans la mesure où il donne à voir les quatre être-au-monde de G. Lapassade. Il observe la mise en place d’une réforme. En même temps, il découvre l’ethnométhodologie… Le lecteur pourra s’amuser à voir décrit par l’auteur lui-même les cinq moments de ce rapport au monde ethnographique, à la fois sociologique et psychosociologique ! C’est ce que nous avons appris de l’enseignement de Georges Lapassade.

G. Weigand, du fait du fort investissement de l’auteur de L’entrée dans la vie dans l’ici et maintenant, a pu parfois se poser la question de savoir si G. Lapassade avait un horizon historique et anthropologique à sa pratique. Cet horizon s’éclaire, quand on voit l’état de la sociologie de l’éducation française. Pour comprendre l’apport de G. Lapassade, il faut percevoir le manque d’ancrage des sociologues de l’éducation dans le réel. Ils parlent abstraitement de l’échec scolaire. Ils ignorent tous les courants qui ont pu travailler à une dialectique de la théorie et de la pratique. On n’a jamais vu un sociologue de l’éducation aider un étudiant à réussir. Cela scierait la branche de l’arbre sur lequel cette discipline s’est installé : l’objet scientifique implique la production de l’échec, alors que chez G. Lapassade, c’est la tension permanente vers la réussite de l’autre qui est structurante. Combien d’étudiants lui doivent leur réussite !

Une pratique à contre-courant de la tradition sociologique française en éducation

En France, la sociologie de l’éducation est autoréférentielle, fermée sur elle-même, sans prise sur le réel. Vers 1994, G. Lapassade a pu être cité par B. Charlot. Il est totalement inconnu d’un jeune chercheur comme Stéphane Bonnery. Depuis L’école en banlieue, alors que Bernard Charlot recommençait une carrière au Brésil, dans un pays neuf, en se tournant résolument sur le terrain, le groupe Escol, qu’il avait fondé, a beaucoup vieilli : ces sociologues n’ont pas su s’intéresser à leurs étudiants, et à leurs problèmes, à ce qui aurait dû être leur terrain. Ils ignorent l’ethnographie, et surtout l’intervention. Leur seul horizon est la cité scientifique et universitaire française. Leurs alliés de laboratoire (ils doivent être une bonne douzaine de professeurs et maîtres de conférence habilités) ont fait, ensemble, soutenir beaucoup moins de thèses que Bernard Charlot, à lui tout seul, en quinze ans de carrière !

Dans un colloque à Berlin, en 2005, nous avons entendu une sociologue standard raconter une enquête dans un collège ou un lycée. Elle rapportait qu’au moment de la restitution de ses trouvailles, auprès des inspecteurs qui avaient commandité l’enquête de deux ans, ceux-ci avaient dit qu’ils pouvaient produire ce type de rapport, après une journée de terrain. La sociologue demandait l’assentiment du public de scientifiques : elle voulait faire rire de cette réplique, comme si les inspecteurs étaient vraiment en position d’ignorance, alors qu’elle, elle était en position de savoir !

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Nous étions assis l’un à côté de l’autre, dans cette session du colloque, et nous nous sommes regardés. Nous avons éclatés de rire ! Et la salle aussi ! Pour nous qui avons passé douze ou quinze ans de notre vie dans une classe de lycée, nous savons que le praticien, surtout lorsqu’il suit l’état de la discussion scientifique, même s’il a des complexes vis-à-vis du chercheur universitaire, peut produire de la connaissance ethnographique précieuse. Le scientifique n’a pas beaucoup de garanti concernant la valeur de ses observation. C’est ce que démontre L’ethnosociologie. Notre œuvre est de cette nature : d’abord, toujours, une enquête de terrain, tout en gardant à l’esprit l’horizon théorique. Nous nous inscrivons donc dans la tradition lapassadienne qui aura de beaux jours devant elle, tant la sociologie de l’éducation, héritée d’Emile Durkheim et Pierre Bourdieu sera incapable de donner ne serait-ce qu’un seul outil pratique pour critiquer les faits : pour connaître la réalité, il faut la transformer, et la sociologie de l’éducation standard n’a malheureusement rien produit de concret pour changer les choses. Pire, cette sociologie standard a renforcé le déterminisme des professions éducatives : s’il faut être riche et bien portant pour réussir à l’école, pourquoi aider les pauvres en mauvais santé ?, ont pu penser les instituteurs Freinet qui ont déserté le Mouvement, en lisant Les héritiers ou La reproduction ! Rééditer l’analyse institutionnelle La réédition de L’ethnosociologie va de pair, pour nous, avec deux autres chantiers que nous donnons à lire en parallèle : Psychosociologie de l’éducation : l’itinéraire de Georges Lapassade, qui raconte justement son passage de la psychosociologie à l’ethnosociologie, et la réédition des Clefs pour la sociologie, produit avec René Lourau.

Les Clefs pour la sociologie de G. Lapassade et René Lourau paraît pour la première fois en 1971 : il sera réédité plusieurs fois jusqu’en 1977, chez Seghers, où il atteindra un chiffre de vente impressionnant : 30 000 exemplaires. L’éditeur souhaitait rééditer l’ouvrage, mais les auteurs traversent alors une période de désaccords, et ils ne parviennent pas à s’entendre sur les mises à jour à faire, G. Lapassade ayant tendance à aller dans le sens d’une définition de la sociologie par le microsocial, alors que René Lourau, disciple d’Henri Lefebvre, la définit davantage par le macrosocial. Les publications ultérieures de ces auteurs font foi de ces tendances. Ce livre pouvait être perçu comme une provocation dans le monde de la sociologie de l’époque. En effet, les auteurs donnent une place considérable à l’intervention sociologique, dans un temps où Alain Touraine, qui devait plus tard récupérer cette méthode, lui était encore hostile : il n’a jamais caché son hostilité à la socianalyse, notamment en tant que jury de la thèse de R. Lourau à Nanterre en 1969 (G. Lapassade et R. Hess étaient dans le public).

Un livre récent de Dominique Felder (Sociologues dans l’action, Paris, L’harmattan, 2007), montre le rôle joué par Georges Lapassade, René Lourau et Remi Hess, pour construire une théorie de l’intervention sociologique. Ce livre montre aussi la place que tiennent dans ce domaine Patrice Ville et Christiane Gillon. La thèse de Dominique Felder est que les Institutionnalistes sont proches, dans les faits, par leur posture d’entrée sur le terrain, de Michel Crozier ou d’Alain Touraine, quand il se sera converti à cette méthode, vers 1978. Elle raconte la petite histoire de désaccords qu’elle ne comprend pas. Pour elle, il y aurait là quelque chose de

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l’ordre du narcissisme de la petite différence, car sur le fond, l’idée que pour connaître la réalité, il faut y aller, est un point plus fort que les débats sur les petites différences de dispositifs.

Pour qui veut comprendre l’histoire de la sociologie aujourd’hui, il est intéressant de voir le rôle qu’ont joué dans cette discipline, comme dans la psychosociologie d’ailleurs, les deux auteurs des Clefs. En même temps, dans les années 1980, G. Lapassade opte pour une orientation nettement ethnographique, sur le terrain éducatif. Il abandonne l’intervention externe pour l’intervention interne. Il s’en explique dans son Itinéraire.

L’UFR 8 de l’Université de Paris 8, où enseignaient G. Lapassade et René Lourau, a décidé de mettre en ligne un certain nombre d’ouvrages introuvables, à la demande de nos étudiants à distance. Une équipe de chercheurs travaillant dans le laboratoire Experice a voulu répondre à cette demande. Gaby Weigand et sa chaire de Karlsruhe sont entrés dans ce chantier. Avant de présenter ce travail, il nous semble nécessaire de présenter rapidement la biographie de G. Lapassade, pour un lecteur qui ignorerait son parcours.

Georges Lapassade

Georges Lapassade est né le 10 mai 1924. Aujourd’hui, on peut le considérer comme l’un des premiers psychosociologues de la seconde génération, à la suite des pionniers que furent Moreno, Lewin, Rogers. Son apport à la psychosociologie aura été d’en montrer la pertinence sur le terrain de la pédagogie. C’est à Georges Lapassade que l’on doit l’invention de l’autogestion pédagogique, ou au moins sa théorisation, car cette pratique a des antécédents dans les siècles antérieurs.

Enfant, Georges Lapassade fréquente le mouvement des Auberges de jeunesse où il

développe ses talents de musicien : il joue de la guitare, du piano, de l’accordéon, chante le répertoire de Trenet, Mariano… Il devient instituteur béarnais, puis poursuit des études de philosophie, qui lui donnent l’occasion de vivre de l’intérieur l’existentialisme, la phénoménologie… Il participe aux mouvements d’avant-garde des années 1950-60 à Saint-Germain des prés. Agrégé de l'Université, docteur ès lettres (1962), il a enseigné à Tunis (Tunisie), puis il a été maître-assistant de sociologie à Tours à partir de 1966, enfin professeur de sciences de l'éducation à l'Université de Paris VIII-Vincennes, à partir de 1971. Il faut noter que G. Lapassade a été élu professeur à Vincennes, par une assemblée générale d’étudiants, cette élection étant confirmée par la commission de spécialistes !

Lorsqu’il prend sa retraite, en 1992, il quitte son appartement de l’île Saint-Louis pour

s’installer à Saint-Denis dans une maison en face de l’université où il a enseigné plus de vingt ans : à une époque où l’université ne dispose pas encore de cité étudiante, il héberge chez lui de nombreux étudiants sans abri. Il stimule, à la mesure de ses moyens, l’activité universitaire, en aidant les étudiants à mettre en forme leurs travaux de recherche, comme il l’avait déjà fait dans les années 1950 lorsqu’il était animateur de la cité étudiante d’Antony.

Sur le plan de la recherche, son nom est associé à de nombreux domaines, tant sur le front

philosophique que sociologique, ethnologique ou pédagogique. Son premier livre, L'Entrée dans la vie est une image de l'homme et de la vie. C'est pourquoi ce livre, paru en 1963, a une

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importance philosophique certaine. Ce livre reflète l'étrangeté de tout l'itinéraire de G. Lapassade… Au moment où l'institution universitaire tente de l'écarter à cause de ses happenings (il fut exclu de Royaumont, du Living Theatre…)., où sa réputation de non-sérieux, d'émeutier et de marginal est un fait acquis (il obtient cependant les palmes académiques le 10 mai 1968), ses thèses trouvent auprès des jeunes générations – les étudiants en particulier – une audience grandissante. En 1965, G. Lapassade publie Groupes, organisations, institutions qui s'inscrit dans le « mouvement des groupes » qui se développe alors en France. C'est un livre qui oppose à la montée du phénomène bureaucratique une alternative : celle du mouvement des groupes. Ce livre a aussi une dimension « pédagogique ». Il critique les relations bureaucratiques, qui se développent au sein de l'école. Ce livre a donc aussi sa place à l'origine du mouvement de la pédagogie institutionnelle.

Après 1968, les recherches de G. Lapassade s'organisent autour de quatre axes qui constituent des moments de sa « personnalité multiple » : le psychosociologique, l'ethnologique, le sociologique et la question de l'implication. Essayons de reprendre ces quatre champs de recherche.

Le psychosociologique, c'est le domaine de l'intervention pédagogique ou socianalytique

dans des groupes. A partir de 1973, cet intérêt le conduit à se pencher sur le « mouvement du potentiel humain », qui arrive des Etats-Unis et qui a des origines dans la dernière période de W. Reich. A partir de 1984, G. Lapassade découvre l’ethnométhodologie américaine, l’ethnographie de l’école, les nouveaux courants de la recherche-action anglaise. Pour faire connaître ces nouveaux courants, il se met à l’étude de l’anglais à 60 ans, et il traduit de nombreux textes qu’il synthétise.

La recherche ethnologique prend ses racines dans l'enseignement que G. Lapassade assura

à Tunis avant 1966. Dès cette époque, il s'intéresse aux phénomènes de transe et aux rites de possession. Cette recherche se poursuit ensuite au Maroc, en Italie du Sud, au Brésil, puis à nouveau au Maroc. Ce pays est conscient de l’apport de G. Lapassade puisque le Roi du Maroc l’a félicité de son travail pour faire connaître la ville d’Essaouira, où il a organisé festivals et manifestations durant vingt ans, faisant sortir cette magnifique ville de l’oubli. Aujourd’hui, c’est une cité à la mode.

L’œuvre sociologique de G. Lapassade, c'est d'abord une recherche sur les institutions. Une des institutions que G. Lapassade a étudié en profondeur, c'est l'Université. À partir de 1976, la recherche de G. Lapassade a pris la forme d’une analyse interne qu'il développe à l'Université de Paris VIII. Ce chantier conduit G. Lapassade à devenir doyen de l’UFR de droit, pour créer de nouvelles formations ; n’ayant pas de bureau, il colle une étiquette « bureau du doyen » sur une armoire à balais : ce qui lui permet de créer L’administration économique et sociale, que personne ne veut assumer alors dans l’université. Parce qu’il vit au milieu des étudiants de l’université, Georges Lapassade est le conseiller privilégié des différents présidents (Claude Frioux, Pierre Merlin, Francine Demichel, Irère Sokologowski), toujours attentifs à ses suggestions. Il écrit un journal de la réforme des DEUG en 1984. Cet engagement pour l’analyse interne le conduira à travailler à l’analyse interne de l’Ecole institutionnaliste qu’il a créé !

Quatrième axe de recherche de G. Lapassade, la question de l'implication. En même temps qu'il tente son « autobiographie », l'autobiographe découvre l'impossibilité de ce projet. En

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fait, la question qui hante G. Lapassade, c’est la fragmentation de son identité. Il aurait peut-être désiré posséder une identité unifiée. Or, elle lui échappe. S’il se reconstruit dans l’écriture, Georges Lapassade invente une théorie de la dissociation du sujet, qui rompt avec la perspective pathologique. Il fait l’éloge de la dissociation comme ressource.

G. Lapassade est toujours présent parmi nous. C’est notre « arpenteur » ! L’Université de

Paris 8 lui a rendu hommage dans un colloque qui lui fut consacré en 2002 (ainsi qu’à René Schérer) : à 84 ans, il a toujours son bureau en sciences de l’éducation à Saint-Denis… Il fréquente le restau-U, la pratique de tango du jeudi soir, où il vient écouter les rythmes de musique de bal de son enfance, la bibliothèque universitaire, les réunions de comité de rédaction des irrAIductibles du vendredi après-midi, les séminaires de l’ancien DESS, devenu Master !

L’analyse institutionnelle à Paris 8 Depuis 1973, un groupe d’enseignants se réclamant de l’analyse institutionnelle s’est

retrouvé à l’Université de Paris 8, d’abord à Vincennes, puis à Saint-Denis. Ce groupe a été très productif autour de Georges Lapassade et René Lourau, puis après le départ en retraite de Georges Lapassade et la mort de René Lourau, autour de Patrice Ville et Remi Hess. Nous avons constitué un groupe « archives », et la mise en ligne des Clefs, d’Itinéraire, de L’ethnosociologie s’inscrit dans ce chantier.

En 1996, en effet, L. Colin et R. Hess, sont invités à créer des collections aux éditions

Anthropos. Ils proposent à Georges Lapassade, qui est déjà auteur de la maison Anthropos (Gens de l’ombre), ainsi qu’à René Lourau de les publier. G. Lapassade et René Lourau leur donne plusieurs ouvrages, au fur et à mesure de leur écriture. Mais, rapidement, se pose la question de la réédition d’ouvrages introuvables, d’une part, et d’autre part le travail sur des manuscrits inédits.

Un groupe se constitue, alors, autour de L. Colin et R. Hess, pour préparer la réédition de textes. Entre 2000 et 2002, Véronique Dupont travaille à ce chantier de façon quotidienne. C’est elle qui a préparé cet ouvrage (scann et relecture du texte). Mais à côté de la préparation des Clefs pour la sociologie, elle a tapé des manuscrits inédits, repris des textes déjà édités, etc. Nous avons ainsi pu publier Analyse institutionnelle et socianalyse (2006), avec des textes de G. Lapassade et R. Lourau (notamment). Ce livre sera mis en ligne dans les prochains jours.

En 2002, Benyounès Bellagnech crée la revue Les irrAIductibles, qui publie de nombreux

textes, tirés du corpus préparé par Véronique Dupont. Bernadette Bellagnech poursuit la tâche entreprise par Véronique Dupont.

Dès 1988, Gabriele Weigand, connue à Paris comme spécialiste allemande de la pédagogie institutionnelle, avait anticipé sur ce travail. Elle a déjà traduit des textes de G. Lapassade, R. Lourau et bien d’autres en allemand. Elle s’associe donc spontanément aux irrAIductibles. Après 2004, son poste de professeur à l’université de Karlsruhe la conduit à préparer de nouveaux manuscrits (L’ethnosociologie, notamment). C’est en effet dans son équipe que le livre a été scanné et mis en forme pour l’édition numérique… Ce groupe a préparé également Une année au lycée, de Remi Hess.

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Kareen Illiade, entrée dans le mouvement en 2003, travaille actuellement à la réédition de

La bioénergie, de G. Lapassade, que nous mettrons en ligne également. Lucette Colin et Remi Hess continuent à travailler avec G. Lapassade, comme en

témoigne le dernier texte d’un recueil de textes intitulé : Psychosociologie de l’éducation, l’itinéraire de Georges Lapassade, disponible en ligne, mais qui va paraître prochainement.

Notre chantier doit encore beaucoup à la demande formulée par Mohamed Daoud. Celui-

ci est enseignant en Algérie. Il a créé la collection « Les grandes figures de la pédagogie », pour mettre à la disposition des étudiants algériens des livres à bas prix. En parlant avec lui, lors des colloques annuels de la fin juin sur l’analyse institutionnelle, nous nous sommes rendus compte que beaucoup de livres édités en Europe étaient inaccessibles pour les ressortissants de lecteurs de la zone extérieur à l’euro. Cela nous a motivé à penser d’autres modes de circulation des idées. Notre engagement dans l’enseignement en ligne, en 2005, a accéléré le processus. Un étudiant qui vit en Inde a besoin d’un mois pour recevoir un livre commandé en France. L’idée de constituer une bibliothèque internet s’est imposée à nous.

Parallèlement à L’ethnosociologie, nous avons donné les Clefs et L’itinéraire de G.

Lapassade. Nous allons également mettre en ligne des journaux de Georges Lapassade. Ces inédits de G. Lapassade montreront la complexité de son approche : Le journal des DEUG (1984), et Journal de l’année 2000 sont deux textes de style différents.

Benyounès et Bernadette Bellagnech, Lucette Colin, Véronique Dupont, Kareen Illiade travaillent avec nous à ce chantier. Nous les en remercions aujourd’hui.

Remi HESS, Gabriele WEIGAND, Saint-Denis, le 25 février 2008.

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Georges LAPASSADE L'ETHNOSOCIOLOGIE Les sources anglo-saxonnes

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Introduction Le terme « ethnographie» a été utilisé d'abord par les anthropologues pour désigner le travail de terrain (le « fieldwork ») au cours duquel sont collectés des informations et des matériaux qui serviront ensuite à une élaboration théorique, - travail désigné alors par les termes « ethnologie» ou « anthropologie ». Aujourd'hui, certains sociologues utilisent ce même terme pour désigner, non plus - ou pas seulement - le travail de terrain au sens strict, mais, de manière plus large, une façon de pratiquer la sociologie qui s'oppose à la conception dominante, appelée ici « sociologie standard » (ou encore, parfois, sociologie positiviste, quantitative, etc.). On parle alors d'ethnosociologie. P. Woods donne quelques exemples d'objets traités par l'ethnosociologie : « un groupe de supporters d'une équipe de football, une bande de skinners, les membres d'un ordre religieux, une classe d'enfants de cinq ans aux premiers jours de scolarisation ... » Il ne nous dit pas comment sont découpés ces objets, comment et pourquoi ils sont choisis, éventuellement : en fait, il s'agit toujours de groupes limités, et non de grandes populations qui relèvent plutôt de « l'autre sociologie», avec ses questionnaires, administrés à large échelle, ses échantillonnages. Il ajoute ceci :

«Chacun de ces groupes (supporters, skinners, élèves de petite classe) construit ses propres réalités culturelles distinctes ; pour les comprendre, il faut traverser leurs frontières et les observer de l'intérieur, ce qui est plus ou moins difficile étant donné notre propre distance culturelle par rapport à un groupe étudié.» D'où la nécessité d'une présence plus ou moins prolongée dans ce groupe, «d'abord pour passer la frontière et y être accepté, ensuite pour apprendre sa culture dont une part importante ne sera pas formulée par eux (...) La vie en groupe peut impliquer certaines propriétés constantes qu'il importera de décrire, mais aussi un flux, un processus avec des oscillations, des ambiguïtés et incongruences ».

En France, 1'« ethnosociologie », a fait l'objet de publications assez nombreuses qui présentent les résultats des recherches de terrain, et qui s'occupent plus rarement des problèmes de méthodologie. Dans les pays anglo-saxons, par contre, et surtout aux États-Unis, les problèmes de méthodologie, qui feront l'objet du présent ouvrage, se sont multipliées depuis 1955, et surtout depuis 1960. Ce sont tantôt des manuels dits de “ sociologie qualitative” , de « fieldwork », de «field research », etc., tantôt des recueils de textes concernant les mêmes problèmes (comment négocier l'entrée sur un terrain de recherche, comment conduire l'enquête, l'élaborer, etc.). L'examen de la technologie des enquêtes, ainsi que de quelques débats autour de la méthodologie ethnographique constitue l'essentiel de ce travail. Pour ce faire, je suivrai le plan suivant. Dans une première partie, après avoir rappelé les apports essentiels de l'École de Chicago depuis sa fondation jusqu'à nos jours, avec l'interactionnisme symbolique, je décrirai la méthode

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ethnographique, c'est-à-dire l'observation participante, les entretiens, l'utilisation des matériaux. La seconde partie sera consacrée aux apports de la phénoménologie sociale et de l'ethnométhodologie. La troisième partie, enfin, présentera les travaux de deux ethnographes de l'école : l'un - P. Woods - tenant de l'interactionnisme symbolique, l'autre - H. Mehan - issu de l'ethnométhodologie. On terminera par le récit d'une enquête sur la culture hip hop débouchant sur la proposition d'une ethnosocianalyse.

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Première partie Ethnosociologie interactionniste

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I Aux sources de l'ethnosociologie Anthropologie et travail de terrain Au XIXe siècle, les anthropologues évolutionnistes, empruntaient aux récits et descriptions des voyageurs, des missionnaires et des administrateurs coloniaux le matériel nécessaire à leurs démonstrations. Mais la recherche anthropologique commence à changer à la fin du siècle dernier, avec des chercheurs qui vont « sur le terrain». C'est ainsi que Boas va s'installer, pour collecter les matériaux indispensables à ses recherches, à proximité. des Indiens ; il les rencontre, apprend leur langue, constitue des corpus. Ce contact direct avec les indigènes a été la première caractéristique du fieldwork anthropologique. Un peu plus tard, B. Malinowski va pousser plus loin la méthode ethnographique lors d'un long séjour (1914-1918) en Polynésie, dans l'archipel des Trobriands. Il a décrit sa façon de procéder dans l'introduction de l'ouvrage, qu'il consacre aux Argonautes du Pacifique occidental (1922). Il y souligne la nécessité, pour l'ethnologue, de séjourner longuement dans les sociétés qu'il étudie, d'apprendre leur langue, de partager au moins certaines de leurs activités quotidiennes. On désignera plus tard cette méthode en termes d'observation participante ; mais lui-même n'emploie pas ce terme -. D'ailleurs, si, au début de ce siècle, cette expression apparaît parfois dans les ouvrages des anthropologues, c'est pour désigner quelqu'un qui, vivant par fonction dans le groupe étudié, pourra devenir pour le chercheur professionnel un informateur privilégié. C'est seulement plus tard que, par un glissement de sens, «observation participante» va désigner la pratique du chercheur lui-même, et non plus celle de son informateur (Lohman, 1937 ; Kluckhohn, 1940). Dans son Journal, publié après sa mort, Malinowski a décrit ses sentiments à l'égard des gens qu'il étudiait et de ceux qui l'entouraient, les administrateurs coloniaux, notamment. Mais c'est seulement beaucoup plus tard que des ethnologues, poussant plus loin que Malinowski l'immersion dans la population étudiée, feront de leur propre journal de recherche un élément essentiel de leur travail. Dans un article sur «la ville» publié en 1915, Robert Ezra Park, qui enseignait la sociologie à Chicago depuis 1913, écrivait : «Jusqu'ici, l'anthropologie, la science de l'homme, s'est consacrée principalement à l'étude des peuples primitifs. Mais l'homme civilisé est un objet de recherche tout aussi intéressant, sans

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compter qu'il est plus facile à observer et à étudier... Les méthodes d'observation patiente mises en œuvre par des anthropologues comme Boas et Lowie pour étudier la vie et les manières des Indiens d'Amérique du Nord peuvent s'appliquer de façon encore plus fructueuse à l'étude des coutumes, des croyances, des pratiques sociales et des conceptions générales de la vie qui règnent dans le quartier de Little Italy ou dans le bas quartier du North Side à Chicago ... » A Chicago toujours, jusqu'en 1929, les anthropologues et les sociologues enseignaient dans le même département ; l'influence des anthropologues, dont on a vu qu'ils ont commencé à pratiquer le fieldwork à peu près au moment où le département de sociologie de Chicago commençait ses enseignements, ont eu une influence décisive dans la première élaboration du fieldwork sociologique. La sociologie de Chicago va donc tendre à se définir, dès le début de ce siècle, comme une anthropologie des sociétés modernes, ce qui implique au moins deux dimensions : s'agissant de l'objet étudié, on va considérer le quartier un peu comme l'équivalent d'un village exotique ou d'une réserve d'Indiens ; quant à la méthode, on emprunte aux anthropologues la notion fondamentale d'un séjour plus ou moins prolongé auprès de la population étudiée. C'est dans le champ de l'ethnologie - science des sociétés dites traditionnelles ou encore primitives, ou tribales - que la méthode ethnographique du séjour sur le terrain d'enquête a trouvé sa première formulation et ses premières règles fondamentales : vivre longtemps parmi les indigènes, apprendre leur langue, partager le plus possible leurs activités de tous les jours. Enquêtes sociales et travail social En Angleterre, à la fin du siècle dernier, plusieurs enquêtes ont été menées, parmi lesquelles l'une des plus célèbres est celle de Charles Booth, qui concernait «la vie et le travail du peuple londonien» (Life and Labour of the People in London) : dans son élaboration, Booth utilisait à la fois des entretiens directs, des données statistiques et des observations directes de terrain. Il logeait, pendant certaines périodes de son travail, dans les quartiers pauvres. Beatrice Potter, qui travaillait avec lui - et qui devait épouser un peu plus tard Sidney Webb, célèbre dans le mouvement anglais des réformes sociales - pratiquait elle aussi l'observation directe avec séjours prolongés sur les lieux. La règle du séjour prolongé dans la population étudiée, qui constitue une dimension majeure du fieldwork n'est donc pas, comme on pourrait le croire, l'effet d'un simple transfert de pratiques anthropologiques dans la sociologie. Les enquêteurs des milieux de la pauvreté allaient eux aussi vivre chez les gens qu'ils étudiaient, bien avant le séjour de Malinowski aux îles Trobriand. En France, les enquêtes de F. Le Play et de son école (Kalaora et Savoye, 1989) ont constitué une forme importante de sociologie de terrain par la pratique des monographies ; nombreux sont les manuels américains de sociologie qualitative qui y font référence. Aux États-Unis, une grande enquête –le Pittsburg Survey - portant sur les ouvriers de l'industrie se déroula, entre 1907 et 1909, à Pittsburgh, centre important de la sidérurgie, sous la direction de Paul U. Kellogg (Horne et Savoye 1988). Cette enquête a fait l'objet d'une publication en six

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volumes concernant le logement, la santé, la criminalité, les loisirs, les salaires, les conditions de travail, l'école, ainsi que d'une communication à Paris, en 1928, dans le cadre de la Conférence internationale de service social (Kellogg P.U. et Deardorff N.R. 1928). Selon Horne et Savoye, le Pittsburg Survey «ouvre la voie aux recherches des sociologues de l'école de Chicago, de Robert et Helen Lynd (Middletown) et W. Lloyd Warner (Yankee City) ainsi qu'à celles de Kurt Lewin et de ses élèves », notamment. De plus, le Survey movement était en relation avec un mouvement d'intervention sociale, le Settlement movement qui a existé d'abord en Angleterre où dès 1884, des étudiants, jeunes bourgeois réformateurs, allaient s'installer dans des quartiers populaires comme le Toynbee Hall. Ce mouvement, qu'on retrouvera aux USA sous une forme différente, implique donc, comme l'indique son nom, que des militants réformateurs vont résider dans des quartiers pauvres, intervenir sur le milieu, s'occuper de la santé des habitants, etc. C'est d'abord, sans doute, une démarche d'action sociale plus qu'une recherche qui aurait pour finalité première la connaissance de la société. Mais il y a quand même là l'ébauche d'une «observation participante» avec séjour sur le terrain. D'ailleurs, un demi-siècle après la fondation du premier «settlement » anglais, un jeune étudiant américain, William Foote Whyte, ira s'installer avec une motivation d'abord réformiste dans un quartier pauvre de Boston pour y mener, chez les jeunes italiens de la deuxième génération, une enquête dont le compte-rendu sera l'un des premiers «classiques» de l'observation participante en sociologie. A Chicago, en 1889, Jane Adams crée une résidence en milieu pauvre, Hull House, qui aura une influence directe sur les premiers travaux de l'école sociologique de Chicago. Les premiers professeurs de sociologie de cette école, en effet, travaillaient en contact avec Hull House. Ce mouvement des enquêtes (Survey movement), qui s'était développé surtout en Angleterre, en France et aux États-Unis était le résultat direct des bouleversements sociaux, liés au développement rapide de la société industrielle au temps du “capitalisme sauvage”. Everett Hugues a pu dire à ce propos que «la sociologie fût un mouvement social avant de devenir une matière d'enseignement universitaire» (Hughes, 1971: 543). Au début de ce siècle, d'ailleurs, le département de sociologie, à l'Université de Chicago faisait sa publicité, pour recruter des étudiants, sur la préparation aux carrières du travail social (Leclerc 1978). Les travailleurs sociaux étaient nombreux parmi les étudiants de Chicago, non seulement dès l'ouverture, mais même durant l'entre-deux guerres. Dans un texte récent, Gordon West (1980) raconte comment la pratique du «travail de rue» qui fût d'abord la sienne en tant que travailleur social, présentait de nombreuses analogies avec le fieldwork. La pratique du travail social a été la voie d'accès à la sociologie pour de nombreux étudiants de Chicago, et parmi eux Shaw, Mc Kay, Thrasher et Wirth qui vont se faire connaître par les recherches qu'ils entreprendront entre 1920 et 1935, recherches qui marqueront l'histoire de cette sociologie. Toutefois, à partir de 1920, la rupture est accomplie entre le souci d'intervention sociale attaché à Hull House, d'une part, et l'enseignement de la sociologie, d'autre part. Journalisme et sociologie Robert Ezra Park, qui a intégré le département en 1913, à l'âge de 50 ans, grâce à W.I. Thomas, va devenir progressivement le nouveau leader du courant. Il a été professeur de lycée, journaliste après avoir été étudiant en philosophie, et notamment en Allemagne où il a suivi les cours de

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Simmel. Il a été aussi secrétaire en même temps que nègre, dit-on, de Booker T. Washington, porte-parole modéré du peuple noir et Directeur d'Institut. A son service, Park découvre et étudie la condition des Noirs dans le sud des États-Unis. Sa formation à la sociologie est donc double : sa théorie lui vient, comme à d'autres professeurs de Chicago, de l'école allemande et du pragmatisme américain. Sa pratique du terrain lui vient d'abord, avant tout, de son expérience de journaliste reporter. Avec Park, le journalisme d'enquête est devenu une composante importante de la naissance de la première grande école américaine de sociologie empirique. Cet apport majeur du journalisme social sera par la suite - quand la sociologie positiviste et quantitative va installer son hégémonie -, présenté comme un élément plutôt négatif : les nouveaux maîtres de la «sociologie scientifique» décriront la pratique ethnographique en sociologie comme une forme de «journalisme» sans bases scientifiques solides, une pratique de l'enquête, et plus particulièrement de l'interview, sans rigueur, tributaire de la subjectivité incontrôlée de l'enquêteur. Pour donner un cadre plus précis à ce débat, il faut rappeler qu'il existe plusieurs formes de «journalisme» : - le « journalisme d'idées» que des sociologues universitaires pratiquent à l'occasion, ou de manière plus durable, mais en y mettant les formes nécessaires. Ils se posent alors en penseurs de la société moderne, et surtout de ses crises. On sollicite régulièrement leurs contributions dans les médias (la presse, la radio, la télévision) en des occasions où la société souhaite un diagnostic sur son état, qu'il s'agisse d'une révolte étudiante, d'une grève de métallurgie, d'une réforme, ou d'événements plus lointains ; - «le journalisme bureaucratique ", et sédentaire, celui des gens du métier qui sont en permanence dans les salles de rédaction et y travaillent surtout à partir de documents comme les dépêches d'agence ; - le journalisme de reportage et d'enquêtes qui suppose une sorte de sociologie pratique, comme le travail social (bien que la relation entre ces deux pratiques d'une part, et la sociologie empirique d'autre part, ne soit pas la même). Park considérait la sociologie comme une forme particulière et plus élaborée de journalisme de reportage, - celui des «rnuckrakers » (râcleurs de fange) ; il se présentait d'ailleurs lui-même comme «un des premiers et modestes muckrakers », Il faisait bénéficier ses étudiants, comme le rapporte Faris, de son savoir d'enquêteur : «Souvent, il accompagnait tel étudiant sur le terrain, démontrant la façon de recueillir des matériaux empiriques. Ainsi cet ancien journaliste et philosophe apportait-il des dimensions nouvelles à la formation des étudiants de sociologie de Chicago" (Faris 1967). L'École de Chicago hier et aujourd'hui Parmi les étudiants de la décade 1920-1930, plusieurs sont devenus célèbres par leurs recherches, leurs mémoires pour le Ph D et leurs publications. Parmi les plus connus, on cite en général l'étude d'Anderson sur les travailleurs migrants appelés «hobos» (The Hobo, 1923), celle de Cressey sur les salles de danse (The-taxi-dance hall, 1932), de Shaw sur les jeunes délinquants (The jack roller, 1930), de Thrasher sur les bandes (The gang, 1927) de Wirth sur le ghetto juif

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(The ghetto, 1928), l'un des rares ouvrages de l'école traduit en français. A Chicago, donc, sous la double influence de l'anthropologie et des enquêtes sociales, des sociologues vont pratiquer adopter dans leur pratique de terrain une démarche qu'on peut considérer comme ethnographique, Mais ils l'ont pratiquée longtemps de manière non systématique et surtout sans lui donner un statut particulier. C'est bien à Chicago qu'a été fondée la tradition ethnosociologique. Mais c'est seulement après la Seconde Guerre mondiale que, par opposition au positivisme devenu la sociologie dominante, une tradition ethnographique va vraiment s'installer comme courant sociologique à la fois minoritaire et alternatif. Dans la première époque, la sociologie de Chicago dominait la scène sociologique américaine ; à ce moment-là, sa démarche était essentiellement - pas uniquement - qualitative, mais ce terme n'appartient pas à la première tradition de Chicago. C'est seulement lorsque cette tradition de Chicago devient minoritaire en sociologie que les nouveaux membres de cette école vont élaborer une orientation sociologique dans laquelle l'observation participante va devenir le dispositif central du travail de terrain ce qui n'était nullement le cas de ceux qui, entre 1920 et 1940 - et avant, bien sûr - faisaient du terrain à Chicago. On manque d'ailleurs d'informations précises sur la démarche adoptée par les chercheurs de Chicago entre 1920 et 1935. Certains d'entre eux adoptaient probablement une démarche - non systématique - d'observation participante. Mais c'est seulement plus tard, que cette démarche viendra au premier plan de l'ethnosociologie. Un exemple caractéristique, à ce propos, est celui de William Foote Whyte. Il n'appartenait pas encore à l'école de Chicago et il n'était pas sociologue au moment où il a commencé sa carrière de fiedlworker en s'installant, en 1936, dans un quartier d'immigrants italiens de Boston pour y mener une enquête. Il participait, par contre, au mouvement des réformes socials, dont on a vu qu'il conduisait ses militants-chercheurs à séjourner sur le « terrain» de la pauvreté. Quand il publie pour la première fois, en 1943 les résultats de ses premières recherches - sous le titre : Street Corner Society - Whyte est peu prolixe sur la méthode employée. C'est seulement en 1955, à l'occasion d'une nouvelle édition de ce même ouvrage, qu'il parlera abondamment de sa méthode. Il le fera donc seulement au moment où on commence à s'intéresser systématiquement à la méthode des enquêtes. C'est à la même époque qu'E. Hughes, qui prône l'observation in situ, et fait en quelque sorte le lien entre la première école de Chicago et les nouvelles générations, commande à Buford Junker une enquête-évaluation sur son enseignement à Chicago depuis 1938. Ce sont ses élèves, parmi lesquels Howard Becker, Anselme Strauss et quelques autres qui vont dans le même temps théoriser l'observation participante et la mettre au centre du fieldwork, établissant de fait une sorte d'équivalence entre les deux notions. L'apport de l'interactionnisme symbolique Notre objet d'étude, ici, c'est le fieldwork. Si nous évoquons maintenant le courant de l'interactionnisme symbolique, qui trouve lui aussi son origine à l'Université de Chicago mais pas au département de sociologie de cette université - c'est parce qu'on admet en général que ce courant serait le prolongement unique de l'école sociologique de Chicago qui aurait simplement trouvé, à la fin des années 1930, une nouvelle étiquette pour se désigner elle-même, - étiquette

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produite très exactement en 1938 par Herbert Blumer qui était, à Chicago, le disciple de George Herbert Mead et son successeur à partir de 1933. Commençons par rappeler cette fondation de la nouvelle école par Mead et Blumer, nous verrons ensuite comment définir sa relation avec la problématique du fieldwork. Mead, qui enseigna la philosophie et la psychologie sociale à Chicago jusqu'à sa mort en 1933, a développé un système dans lequel il soutient que le sujet, en tant qu'individu, émerge dans le milieu des interactions sociales. En même temps, et inversement, cette société qui le produit n'est elle-même que le produit de ces interactions entre les individus. Pour le behaviourisme naissant, dont Mead est le contemporain, il existe un environnement de stimuli qui déclenchent les réponses de l'organisme individué. Pour Mead, au contraire, l'organisme est lui-même, en quelque manière, la «source» de ses stimuli ; il est bien plongé dans un milieu d'où lui viennent des incitations, mais c'est en fonction de ses besoins et par son action qu'il choisit parmi ces incitations qui viennent de son environnement. C'est l'organisme vivant qui donne sens à son milieu de vie, et qui retient certains stimuli externes, comme des incitations utiles : pour les troupeaux à la recherche de nourriture, les prairies deviennent des pâturages. Les organismes «construisent» donc leurs environnements, qui deviennent ainsi des «situations ». La notion de situation, formulée d'abord par W.I. Thomas, va constituer ainsi la base de l'interactionnisme symbolique avec les notions connexes de situations construites, de significations attribuées par les membres, notions qui s'opposent, on l'a vu, à l'idée d'un milieu qui déterminerait du dehors des comportements, en provoquant simplement, matériellement, des réponses à des stimulations. En m'engageant dans telle action, j'organise la situation. Et cela est constitutif de la notion d'interaction. De même que dans notre rapport avec le monde physique nous anticipons, par exemple, la résistance ou telle autre qualité (cette capacité d'anticipation est à la base de notre rapport aux «objets »), de même, dans l'interaction entre deux partenaires, A et B, A anticipe ce que B va faire, ce qui lui permet de faire agir B comme il le voudrait. A incorpore dans son geste à destination de B la réaction qu'il attend de B. Une autre notion est celle de symbole - associée à la notion de signification au sens actif de la production d'un sens. Le sens des choses est pris dans des interactions. Un signe ne devient signifiant que dans la mesure où deux acteurs lui accordent une même signification. Mead parle de «symboles signifiants» : le geste que je fais déclenche en moi la même réaction que chez mon partenaire et je peux anticiper cette réaction à condition que mon partenaire accorde à la situation que nous vivons ensemble la même signification que moi. Je présume que mon partenaire donne aux mots que j'utilise la même signification que moi et cette présomption, qui est incorporée à ma relation avec autrui, fonde notre univers symbolique commun. Le sens, la signification n'est pas quelque chose qui serait «dans ma tête»; c'est quelque chose de partagé. Le sens est d'emblée intersubjectif et public. La connaissance des situations et des interactions est donc immédiatement sociale : nous savons ensemble que nous participons à un cours, à un meeting ou à un rituel ; il y a un accord fondamental et premier, fondateur, sur le sens partagé, et cet accord définit et fonde l'appartenance à un groupe, à une communauté. Si je me trouve à l'extérieur de telle communauté et si je veux connaître les significations, les symboles et les valeurs qui y sont partagées par les

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membres, la tâche, pour moi, enquêteur, sera de tenter de la voir de l'intérieur malgré mon extériorité première. Et pour entrer dans cet univers commun dont il est possible de partager les significations, la voie royale, selon les interactionnistes, c'est justement l'observation participante. Ils ne l'ont pas inventée : on a vu qu'elle a émergé à partir de pratiques de fieldwork bien antérieures à l'enseignement de G.H. Mead et à celui de Blumer. Mais la pratique de l'observation participante trouve chez Mead un fondement théorique en même temps qu'une orientation qui n'est plus tout à fait la même que ce qu'elle avait été jusque-là. Ce changement sera explicité surtout par Blumer : « l'interactionnisme symbolique, écrit-il, affirme que l'action sociale doit être étudiée en termes de comment elle se forme ; et la question de sa formation est très différente de celle des conditions antécédentes considérées comme les "causes" de l'action sociale» (Blumer 1969, p. 4). Il ne nie pas que des causes antécédentes peuvent agir sur la situation considérée ; mais elles n'en sont pas constitutives. Comprendre une action sociale en tant que processus, cela implique l'examen des interactions qui la constituent à partir des interactions et des interprétations des acteurs. La tâche du sociologue sera par conséquent de tenter de «reconstruire» ces interprétations des members, en essayant de «se mettre à leur place ». « Pour comprendre le processus (d'interprétation), le chercheur doit prendre le rôle de l'acteur dont il se propose d'étudier le comportement, étant donné que l'interprétation est donnée par l'acteur (...). Essayer de saisir le processus d'interprétation en restant à l'écart, comme l'observateur dit « objectif», et en refusant de prendre le rôle de l'acteur, c'est risquer la pire forme du «subjectivisme» : celle dans laquelle l'observateur objectif, au lieu de saisir le processus d'interprétation tel qu'il se produit dans l'expérience de l'acteur, lui substitue ses propres conjectures» (Blumer, ibid). Tous les sociologues de l'école de Chicago n'ont pas donné cette définition de l'observation participante. E. Hughes, par exemple, a joué un rôle essentiel dans la théorisation du fieldwork, il l'a enseigné dès son arrivée à Chicago en 1938, il a demandé à Buford Junker, on l'a vu déjà, d'évaluer cet enseignement et le résultat de cette évaluation a été publié (Junker 1960). A consulter ce bilan - un ouvrage préfacé par E. Hughes - on constatera que le rôle du chercheur y est défini en des termes assez différents de l'orientation proposée par Blumer (Chapoulie, 1984). Ces divergences conduisent Adler et Adler (1987: 35, note 3) à poser la question plus générale des relations entre la question du fieldwork et les perspectives théoriques de l'interactionnisme symbolique. Ils rappellent à ce propos que si Rock (1978) et Shalin (1986) affirment que la théorisation de l'observation participante est directement issue de l'interactionnisme symbolique, nombreux sont les étudiants de Hugues, par contre, à affirmer le contraire (Gans 1985). Quoiqu'il en soit, on définira comme «le point de vue de l'école de Chicago» sur le fieldwork, les thèses qui se dégagent de l'ensemble des travaux publiés par des sociologues se réclamant de cette École, qu'ils soient par ailleurs rattachés au courant de l'interactionnisme symbolique ou non.

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II L'observation participante Le travail ethnographique de terrain implique fondamentalement l'observation participante (notion qui désigne les observations prolongées faites sur le terrain en participant à la vie des gens), l'entretien ethnographique (qui ne se conçoit pas, en général, sans dispositif d'observation participante) et l'analyse de matériaux officiels et personnels (journaux personnels, lettres, autobiographies et récits de vie, produits conjointement par le chercheur et le sujet). Définition Au début du XX° siècle, les anthropologues appelaient observateur participant non pas, comme aujourd'hui, un chercheur professionnel mais son informateur privilégié parce que, de par sa fonction, il était en situation d'observer son milieu de vie et d'activité et de fournir le résultat de ses observations à l'enquêteur professionnel. Ensuite par une sorte de déplacement, l'expression observation participante a désigné la méthode fondée sur un long séjour du chercheur sur les lieux où il effectue une enquête. Progressivement, on en est venu à isoler, surtout à partir de 1950, cette méthode présentée parfois comme une sorte de rite de passage avec une entrée - qui doit être négociée -, un long séjour, qui constitue le cœur de la recherche - et, enfin, une sortie du terrain, qui fait elle aussi du processus dans sa totalité. Pendant le séjour, le chercheur aura des conversations avec les gens qui pourront prendre la forme d'entretiens ethnographiques, il recueillera éventuellement des documents officiels ou personnels, etc. Le terme observation participante désigne donc « une recherche caractérisée par une période d'interactions sociales intenses entre le chercheur et les sujets, dans le milieu de ces derniers. Au cours de cette période des données sont systématiquement collectées (...). Les observateurs s'immergent personnellement dans la vie des gens. Ils partagent leurs experiences » (Bogdan et Taylor, 1975). L'observation participante désigne, en fait, un dispositif de travail et non une forme particulière d'observation. Ce dispositif se met en place dès que commencent les négociations d'accès, avant d'entamer l'observation proprement dite. C'est ce qui fait la différence entre l'observation participante ainsi définie et des techniques plus spécifiques comme les entretiens et l'utilisation des documents personnels. L'étude des interactions sur le terrain entre les chercheurs et les acteurs devient, avec l'observation participante, un aspect essentiel de la recherche. La personne du chercheur est finalement, comme l'affirment certains manuels, l'outil principal du fieldwork. Première phase: «l'entrée»

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Il existe plusieurs manières de négocier l'entrée dans un groupe ou une institution, de s'introduire dans une situation, de s'y faire des relations utiles pour la recherché : certains passent par les gatekeepers qui ont le pouvoir statutaire de faire admettre l'ethnographe dans une institution, et de lui en ouvrir les portes. Voici quelques exemples. Un chercheur qui voulait effectuer une étude dans une prison québécoise, fût introduit dans la place par un gardien de prison, dont il avait fait connaissance au cours d'un stage de formation. William Foote Whyte trouva l'entrée de son terrain – Cornerville : un quartier d'immigration italienne à Boston - grâce à un travailleur social qui lui présenta Doc, le chef d'une bande de jeunes, qui devait l'introduire dans cette bande et dans le quartier tout entier (Whyte 1955). Un autre type d'entrée a été décrit pas Hoffman (1980) à propos d'une étude concernant des cadres médicaux québécois. Elle avait d'abord commencé par les méthodes traditionnelles de négociations d'accès au terrain : les lettres d'introduction, les conversations téléphoniques, les rendez-vous pour des entretiens. Mais elle n'était pas satisfaite par les résultats obtenus jusqu'au jour où, de manière imprévisible, elle fût aidée par ses origines socials : elle appartenait à l'élite de la société et c'était là son atout fondamental, découvert par hasard au cours d'un entretien avec un dirigeant qui se trouvait être un ami de sa famille. Cette circonstance transforma la situation initiale de telle sorte qu'à partir de ce jour, la qualité de ses entretiens ethnographiques changea complètement : elle entra véritablement dans la recherche déjà engagée. D'autres exemples de négociation d'entrée peuvent être empruntés aux recherches menées en ethnographie de l'école. Avant de travailler dans une école - et quelle que soit la méthode choisie pour enquêter - il faut négocier le droit d'y accéder en tant que chercheur. Cette négociation peut se dérouler à plusieurs niveaux : l'école, les services académiques, la municipalité peut être... De plus, lorsqu'on sera entré dans la place, le rapport aux gens (aux enseignants, notamment, si l'on observe leurs classes) devra être constamment négocié et renégocié, et ceci tout au long de la recherche. D'où, d'ailleurs, l'ambiguïté de la notion ethnographique d'entrée ou d'accès au terrain : tantôt cette notion désigne la permission formelle d'accès, et tantôt le même terme concerne le moment où est acquise la confiance de membres qui acceptent de s'ouvrir réellement à l'enquêteur. Des problèmes pratiques vont donc se poser dès le premier contact : comment effectuer la première négociation auprès de l'administration ? Comment lui présenter le projet ? Comment conduire ensuite des négociations plus localisées (avec les professeurs notamment) ? Delamont (1981: 25) a décrit ses changements de tenue dans l'école où elle menait une recherche. Elle se présenta au Directeur avec des habits classiques, des gants. Avec les élèves, elle s'efforça au contraire de montrer qu'elle suivait la mode jeune, P. Woods (1986) a lui aussi décrit cette négociation d'entrée en présentant les différentes phases de ses rapports avec une école, où il mena une enquête ethnographique. Cette école se présenta à lui, d'abord, dans ses habits du dimanche : c'était, dit-il, l'institution sous son meilleur aspect. Les gens se comportaient comme pour certaines occasions spéciales : la visite des inspecteurs, les opérations portes ouvertes au public. La surveillance dont il était l'objet commença ensuite à se relâcher, et l'auto-contrôle des

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enseignants et administrateurs de l'école aussi : « Dans cette seconde phase, j'ai bénéficié d'une liberté plus grande : j'étais déjà accepté ; les gens agissaient de façon plus naturelle, mais certains secteurs m'étaient toujours interdits, notamment certaines leçons, des réunions déterminées et certaines discussions plus localisées. Le personnel commença à se laisser observer dans ses pratiques à l'intérieur de l'école et à m'accorder des entretiens. Mais il maintenait une certaine réserve sur une part importante de ses pensées plus intimes. » Dans la troisième phase, il sentit qu'il avait atteint les centres vitaux de l'organisation : « On me permit de participer à certaines réunions secrètes en qualité de témoin de la manière dont étaient prises les décisions essentielles. Les gens me confièrent leurs espérances et leurs craintes, leurs plaisirs et leurs angoisses. C'est seulement dans cette phase que j'eus le sentiment d'être arrivé au cœur de ce qui se passait. En fait, ce n'était pas si simple : à tout moment, je me trouvais à tel ou tel de ces stades avec les diverses parties de l'institution ; elles n'avançaient pas en un front compact. Je ne suis jamais parvenu à la "troisième phase" dans certaines zones, avec certaines personnes, mais dans un autre cas, ça alla très vite.» Il est très utile d'avoir des relations privilégiées avec au moins un membre de l'institution. Mais il est parfois difficile, même avec une bonne introduction, d'obtenir une totale collaboration de tous les enseignants. Ils peuvent craindre que l'intrusion du chercheur perturbe leur classe ; ils peuvent avoir l'impression d'être évalués. Ces appréhensions peuvent conduire à une opposition active à la recherche. Pour s'assurer la participation des enseignants, on peut tenter de les impliquer dans la recherche, en les considérant si possible comme co-chercheurs, au lieu de les prier simplement de se prêter à une recherche au bénéfice de quelqu'un d'autre (un étudiant qui doit préparer un mémoire). Il faut alors, dit P. Woods, préciser dès le début que la recherche qu'on va mener ne concerne pas la personnalité des enseignants, qu'on va s'occuper des groupes, des « cultures », et non des individus. Le plus important serait de pouvoir montrer aux enseignants concernés qu'on peut atteindre une amélioration de l'enseignement par cette recherche et, à la fin, de tenir sa promesse... Mais dans les équipes enseignantes, il y a souvent un ou deux maîtres systématiquement hostiles à toute recherche. Les divisions internes et les conflits peuvent constituer aussi un handicap. Comment construire les premières relations du chercheur avec son terrain ? Les chercheurs s'efforceront d'établir avec les gens des relations de confiance, permettant des échanges ouverts d'informations. En principe, ils se présentent comme neutres ; on suppose qu'ils n'ont aucune relation privilégiée avec quiconque sur les lieux. Ils s'efforcent de faire partie du décor, de s'intégrer au paysage et, aux routines des gens, d'avoir avec eux des relations inoffensives etc. Les chercheurs traditionnels restent relativement passifs tout au long du travail de terrain, mais plus spécialement au cours des premiers jours. Mais les réactions des gens peuvent varier ; si

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quelqu'un a déjà ouvert les portes de l'institution, d'autres membres peuvent considérer qu'on aurait dû les consulter... Il est donc important de prendre aussitôt contact avec d'autres personnes, de leur dire ce qu'on fait là, à quoi on s'intéresse, et de leur demander la permission d'observer. Dans les débuts de certaines recherches, on risque, selon Bogdan et Taylor, d'être débordé par le flot des informations: «un bon moyen de s'en sortir est de venir, au début, pour une heure seulement, peut-être moins et d'augmenter ensuite progressivement le temps de présence sur le terrain». Au début, les sentiments de gène sont fréquents. Les gens, d'ordinaire, ne sont pas habitués à établir des contacts sociaux non indispensables, - d'où leur embarras lorsqu'il s'agit d'approcher des étrangers. Et pourtant, ici, il est nécessaire d'interagir. Bogdan et Taylor donnent l'exemple d'une recherche sur un programme de formation où le coordinateur du stage ne souhaitait pas la présence d'un chercheur. Il a donc marqué ses distances pendant deux mois; un jour, enfin, il a accepté la rencontre, et là, il a parlé pendant sept heures. Les gens souhaitent en général que le chercheur soit plutôt «naïf» sur les affaires traitées dans l'institution. En ethnographie de l'école, par exemple, le fait que le chercheur soit compétent en matière de méthodes pédagogiques ou d'évaluation n'est pas nécessairement un atout pour commencer une recherche. Afficher l'ignorance, par contre, peut rassurer les gens, les amener à parler pour «vous aider». Les chercheurs constatent souvent que leurs sujets ne comprennent pas complètement leur objectif, même s'ils se sont bien expliqués là-dessus. On tend alors à classer le chercheur dans certaines catégories d'étrangers déjà connus. Dans certaines institutions, les écoles et les hôpitaux psychiatriques par exemple, on est habitué à voir venir des «stagiaires» et c'est dans cette catégorie qu'on classera immédiatement les chercheurs, surtout s'il s'agit d'étudiants. Bogdan et Taylor conseillent de prendre garde à cela: il faut disent-ils résister à ces catégorisations, il ne faut pas accepter d'être mis de force dans un système de relations pré-établies. C'est ainsi racontent Bogdan et Taylor qu'un chercheur fût installé dans un rôle de tuteur d'un jeune détenu en dépit du fait qu'il avait soigneusement expliqué son rôle de chercheur. Mais on peut discuter ce point de vue: le fait de jouer un rôle de tuteur peut faciliter l'accès à l'institution et l'observation participante. Dans les institutions, les gens tendent à montrer au visiteur les meilleurs aspects de la situation et à dissimuler ce qui leur paraît moins recommandable. Parfois, dans les organisations, des guides font visiter l'établissement aux étrangers et ils leur donnent une vue sélective des choses, leur font rencontrer les gens présentables de l'institution. Bogdan et Taylor recommandent au chercheur de sélectionner lui-même le lieu et le moment de ses observations. Comment participer? «Participer », c'est s'intégrer au groupe, à l'institution. Il faut s'efforcer de vivre, autant que possible, comme les gens du lieu mais sans donner l'impression de les imiter. W.F. Whyte (1955)

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s'efforçait au début de parler l'argot des jeunes de la bande des Nortons. Mais leur chef, Doc, qui était son ami, le dissuada de se comporter ainsi: ça n'était pas dans sa «nature» d'étudiant venu de la moyenne bourgeoisie. On n'attendait pas de lui qu'il se comporte comme un jeune du quartier, on l'appréciait au contraire pour ce qu'il était réellement et l'observation participante ne signifiait nullement l'imitation totale du comportement des jeunes de la rue Norton. Elle impliquait sa participation à leurs jeux, à leurs conversations, à leur vie quotidienne mais pas sa « conversion» totale au mode de vie local. Le chercheur doit être perçu comme quelqu'un devant qui on peut exprimer certains sentiments sans risquer une appréciation négative. Souvent il finit par bien connaître ce que chacun sait et pense. Mais il doit se garder d'en dire trop, de révéler certaines choses, et par exemple ce que vient de lui révéler dans son bureau le Directeur de l'établissement. Plus les gens pensent qu'on est bien informé sur tel sujet et moins ils seront disposés à dire spontanément leur opinion là-dessus. Le chercheur ne doit pas manifester de compétences, il doit laisser les sujets s'exprimer librement, dire ce qu'ils ont dans l'esprit, sans chercher à corriger, même si ça semble absurde. Pour avoir de bonnes relations on doit commencer par établir ce qu'il y a de commun entre les gens et vous. Un échange d'informations peut servir à «briser la glace» et quand c'est fait, on peut avancer. Une autre manière d'établir des relations c'est la participation à certaines activités. Mais cette participation devra être limitée tant qu'on ne connaît pas bien la situation: il faut prévoir comment le fait de participer à telle activité pourra être perçu par les gens. Dans une école par exemple, on pourra décider de participer à l'enseignement; une participation active dans la cour de récréation pourra se révéler très utile ... cela dépendra du terrain. Le chercheur ne sera pas accepté aussi longtemps qu'il n'aura pas participé à certaines activités comme le fait de prendre des repas ensemble, de boire ensemble. Ailleurs, d'autres types de participation conviendront: un musicien intéressé par une recherche de type ethnomusicologique fût accepté dans une confrérie marocaine à partir de sa capacité à participer aux activités musicales du groupe. Sa compétence était une voie d'accès à cette confrérie. Bogdan et Taylor rapportent le cas d'une étude faite dans une institution pour enfants mentalement retardés. Au début, le courant ne passait pas, jusqu'au jour où le chercheur, ayant constaté que l'établissement était sous-encadré, offrit d'aider les gens qui s'occupaient de la nourriture des enfants. Dès qu'il commença à aider un enfant à manger, les gens commençèrent à s'ouvrir, à parler, à lui exposer leurs difficultés. Il fut alors invité pour la première fois à prendre le café avec eux. Il participa également aux réunions des activités du personnel qui impliquaient la violation de certaines règles institutionnelles (boire de la bière, par ex.). Cela renforça la confiance des gens: on pouvait lui faire confiance dès lors qu'il avait participé à ces activités marginales. On découvrait qu'il était quelqu'un avec qui on pouvait parler librement, y compris sur les supérieurs.

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Mais à procéder ainsi avec certains groupes de l'institution, on risque de se couper d'autres groupes. S'il avait surpris le chercheur à boire de la bière, ce qui était prohibé, avec certains agents de l'institution, le Directeur aurait pu le prier de quitter les lieux. Un problème de même type s'est posé au début de notre enquête dans un lycée professionnel. Un étudiant chercheur - dans une perspective d'observation participante active - commença par y donner des cours facultatifs d'arabe. L'un des élèves ayant fumé en classe, ce qui n'était pas habituel dans cet établissement où les élèves peuvent fumer seulement pendant la récréation, M le laissa faire. Puis l'élève alla à la fenêtre appeler un copain qui passait dans la cour, tout en continuant à fumer. Dès lors, M se sentait pris dans un dilemme: ou bien il laissait l'élève fumer en classe, mais alors il risquait sa place, pourtant bénévole, d'observateur-participant ; ou bien il lui demandait de ne pas fumer, mais il risquait alors de perdre un contact privilégié avec les élèves, contact nécessaire à la poursuite de cette enquête. Il a choisi alors de leur expliquer sa situation d'étudiant-chercheur, en demandant aux élèves de l'aider. Il les a aidés en retour, les accompagnant à l'ANPE, prenant des repas avec eux au restaurant universitaire. Puis il a remplacé, à la demande des élèves, et toujours bénévolement, les cours d'arabe par les leçons de français. En même temps, ce bénévolat de nos étudiants-chercheurs était critiqué par des enseignants syndicalistes, ce qui posa un autre problème de rapport avec l'ensemble des membres de ce lycée et donc de gestion de l'observation participante. Bogdan et Taylor recommandent de tenir compte des routines des gens, et de ne pas déranger ces routines. Ils considèrent en même temps qu'il ne faut pas se résigner à ce que certains sujets restent hostiles à la recherche; même les plus hostiles peuvent changer d'attitude. Il faut donc conserver envers eux une attitude amicale. Ils soulignent l'utilité d'avoir sur place un ou deux sujets qui font confiance au chercheur et l'aident à faire accepter sa présence par les autres. Cela peut devenir une nécessité absolue en des lieux comme des prisons, ou l'on aura besoin d'un personnage-clé avant d'obtenir la confiance des autres prisonniers. C'était également nécessaire à W.F. Whyte lorsqu'il cherchait à s'introduire dans les bandes de jeunes de Cornerville. Les chercheurs ont également besoin, souvent, d'un ou plusieurs informateurs dont ils dépendent pour obtenir une connaissance profonde de la situation. Mais cela implique les risques de n'en avoir qu'une vue sélective. Dans une recherche concernant une institution, un responsable tendait à monopoliser le temps du chercheur à chaque visite. Finalement il se répétait, racontait toujours les mêmes histoires et présentait à chaque fois le même point de vue sur la situation. Une difficulté semblable s'est présentée lors d'une recherche dans laquelle un membre d'un staff de formation, très amical, tendait lui aussi à accaparer le temps du chercheur qui dût prendre ses distances. Il y a aussi le danger d'établir des relations privilégiées avec quelqu'un qui est impopulaire, ou qui est une figure d'autorité: on risque d'être vu comme un agent de cette personne. En règle générale, il faut éviter des relations trop étroites et privilégiées avec certaines personnes jusqu'au moment ou l'on aura acquis une connaissance précise des relations dans la situation (Bogdan Taylor 1975). Rôles et degrés d'implication du chercheur Quel rôle le chercheur participant peut-il assumer sur le terrain? Cette question est devenue centrale dans la littérature ethnographique de Chicago, dès que les ethnographes ont commencé à réfléchir aux fondements de leur pratique. L'un des premiers à

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traiter la question fût probablement R.L. Gold (1958) dans un article qu'il consacra, précisément, aux rôles de l'ethnographe dans le fieldwork sociologique dans le contexte de l'étude commencée à Chicago en 1950 par Bufor Junker, étude à laquelle il participa. Gold distingue l'observateur complet, l'observateur en tant que participant, le participant en tant qu'observateur et le participant complet, - catégorisant ainsi des attitudes de l'implication minima à l'implication maxima. Ces catégories ont été reprises et développées par Junker (1960). Trois types d'implication Adler et Adler (1987) ont repris et modifié la catégorisation de Gold. Sous le titre: Membership roles in field Research (1987), ils présentent trois types d'implication : la participation périphérique, la participation active et la participation complète. Cette typologie constitue une synthèse entre les travaux sur la question des sociologues de Chicago, d'une part, et des orientations plus récentes issues des sociologies dites californiennes : la sociologie existentielle et l'ethnométhodologie. Dans l'observation participante périphérique (OPP), les chercheurs qui choisissent ce rôle - ou cette identité -, considèrent qu'un certain degré d'implication est nécessaire, indispensable pour qui veut saisir de l'intérieur les activités des gens, leur vision du monde. Ils participent suffisamment à ce qui se passe, pour être considérés comme des membres sans pour autant être admis au centre des activités. Ils n'assument pas de rôle important dans la situation étudiée. Le caractère périphérique de ce premier type d'implication trouve son origine, d'abord, dans un choix d'ordre épistémologique : certains chercheurs estiment que trop d'implication pourrait bloquer chez eux toute possibilité d'analyse. Une seconde source de l'implication périphérique tient au fait que le chercheur ne souhaite pas participer à certaines activités du groupe étudié, comme cela se produit avec certains groupes déviants. En outre, la participation aux activités centrales, avec implication plus profonde par conséquent, peut être exclue par certaines caractéristiques démographiques du chercheur comme l'âge, le sexe, la race, la religion, la classe sociale, etc. ou encore par son propre système de valeurs. Ce fut le cas pour Peskin (1984) lors de sa recherche concernant un groupe chrétien fondamentaliste dont il partagea plusieurs activités quotidiennes, vivant chez eux, participant à leurs compétitions sportives... Sa marginalité incontournable tenait au fait qu'étant lui-même de religion juive, il ne pouvait partager leurs convictions religieuses. Pour Ruth Horowitz (1983) les limites à l'implication tenaient à son âge, à ses habitudes vestimentaires et à sa non participation aux activités sexuelles ou dangereuses du groupe qu'elle étudiait ; les membres de ce groupe l'appelaient Lady et plus tard Lady reporter ; elle était vue comme le chroniqueur du groupe. Le fait d'écrire, de préparer un livre, notamment, parfois même d'être vu comme un journaliste peut faciliter l'accès à la vie d'un groupe tout en produisant des attentes, des obligations diverses, etc. En général, la position de type OPP implique des contacts quotidiens ou semi-quotidiens, Ces chercheurs peuvent parfois héberger des membres du groupe étudié chez eux: Adler et Adler,

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lorsqu'ils étudiaient le monde de la drogue, fournissaient un asile provisoire, chez eux, à des dealers à la sortie de prison. Ils s'efforçaient en même temps, comme Lady Horowitz, de conserver une certaine distance ; ils entraient librement dans le groupe et en sortaient à leur gré, - et cette présence sporadique limitait les attentes du groupe à leur égard. Une proximité potentielle trop grande pourrait rendre le chercheur trop disponible pour un éventuel recrutement de la part du groupe. La participation des chercheurs aux groupes marginaux reste, en général, périphérique. Laurence Wieder (1974) a tenté de pratiquer l'observation participante dans un centre de transit (Halfway House) hébergeant des jeunes ex-prisonniers, arrêtés pour des affaires de drogue, et libérés sur parole (en liberté provisoire et sous contrôle). Il s'est heurté, très vite, au fait que ces jeunes classaient les gens en deux catégories opposées : ceux qui étaient de leur monde, et les autres, qui tous étaient vus comme des ennemis : parmi eux figuraient les psychologues, les éducateurs, les sociologues, et, par conséquent Wieder lui-même. Ce dernier aurait pu passer dans leur camp, comme cela lui fut proposé. Mais, il était lié par un contrat avec l'administration pénitentiaire qui assumait les frais de cette recherche ; ensuite, s'il avait basculé dans l'autre camp, il n'aurait pu étudier l'institution en son ensemble, avec ses gardiens et psychologues. Enfin, comme cela arrive fréquemment, les valeurs de Wieder n'étaient pas celles des ex-prisonniers, ce qui est une limite courante sur le chemin d'une participation totale à la vie des groupes marginaux. Cependant, Wieder a su tirer parti du rejet dont il fut l'objet de la part des résidents de ce centre. Ils le rejetaient, ou plus précisément ils refusaient de lui parler (de manière trop intime) sur la base et par l'effet d'un Code des prisons qui était précisément l'objet de son étude. Faisant de nécessité vertu, Wieder a transformé l'obstacle en analyseur. Il en a fait l'un des moyens d'analyse de la production du Convier code (Wieder 1974). Un autre exemple encore de participation avec implication marginale était notre enquête avec Patrick Boumard et Rémi Hess sur - et dans -, le mouvement étudiant de novembre-décembre 1986 prolongé par la préparation des États Généraux de mars 1987, enquête dont la publication de notre ouvrage sur L'Université en transe (1987) était l'aboutissement. En dépit du fait que ce travail de recherche était effectué dans notre Université, que, de ce fait, la plupart des acteurs de ce mouvement étaient connus, nous considéraient même comme des enseignants participant activement à ce mouvement, notre position y restait marginale ; l'accès à certaines AG nous était interdit. Nous n'avions pas non plus accès aux centres de décision du mouvement étudiant local, ni ensuite (en janvier-mars 1987) du mouvement national, alors qu'il avait installé son secrétariat dans notre université. Quelle était ici la source de notre situation périphérique ? Je peux répondre pour ma part que si j'étais probablement le plus engagé des trois membres de notre staff dans l'observation participante, j'étais loin, en même temps, de partager toutes les valeurs, tous les objectifs de ce mouvement ; son objectif central était le retrait du projet de loi sur l'enseignement supérieur (projet Devaquet) dont je faisais une analyse différente de celle proposée par les étudiants et par de nombreux enseignants dont certains, d'ailleurs, avait un comportement militant qui les faisait mieux accepter par les dirigeants de ce mouvement. J'aurais pu sans doute feindre un

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enthousiasme analogue à celui de certains collègues, mais j'aurais dû alors renoncer à des valeurs auxquelles je tenais davantage. Mon statut d'enseignant à l'université Paris 8 me donnait accès à la plupart des activités locales des étudiants en grève (en particulier à leurs assemblées générales qui étaient en général publiques, et auxquelles je participais parfois activement). Mais en même temps, ce même statut d'enseignant me séparait des étudiants en grève ; leurs leaders préféraient établir entre eux et l'ensemble des enseignants des relations plus formalisées à travers les syndicats des enseignants. Ma présence était quelquefois tolérée dans les réunions du Comité de Grève, où je me rendais sous prétexte de prendre du son pour notre radio locale, mais c'était assez exceptionnel. Les étudiants, non élus pour siéger au Comité, n'étaient d'ailleurs pas admis, eux non plus, à ces réunions, pas plus qu'à celles du service d'ordre, qui étaient par définition interdites d'accès au public. N’y participaient seulement que les membres de ce service (par crainte, disait-on, d'infiltration policière : ces réunions de combat, qui pouvaient réunir plus de cent étudiants, se tenaient toujours à huis clos). Comme on savait enfin que ma position, dans cette grève, était avant tout celle d'un observateur, cela créait une sorte de malaise dont j'étais parfaitement conscient ; j'éprouvais moi-même un malaise correspondant et je ne parvenais à le surmonter que par la rédaction quotidienne de mon journal de route. Dans le deuxième type - celui de l'observation participante active (OPA) - le chercheur s'efforce de jouer un rôle et d'acquérir un statut à l'intérieur du groupe ou de l'institution qu'il étudie. Ce statut va lui permettre de participer activement aux activités comme un membre, tout en maintenant une certaine distance: il a un pied ici et l'autre ailleurs. Un problème se pose quant à l'observation participante active, en particulier dans les établissements d'éducation : comment pratiquer une ethnographie vraiment participante active, en évitant de participer à des changements, ou même de les provoquer, ce qui serait alors une forme de recherche-action, d'intervention de type psychosociologique, et non plus d'observation participante stricto sensu ? L'observateur participant actif ne risque-t-il pas d'introduire d'autres valeurs dans la situation qu'il étudie ? Dans une école ou dans un lycée, par exemple, il pourra présenter de par son mode d'action permissif, un modèle pédagogique alternatif, ce qui est une forme d'intervention susceptible de changer la situation observée. Faut-il alors définir la participation active comme une intervention qui ne dirait pas son nom? En 1967, un sociologue anglais de l'éducation, David Hargreaves, décide d'enseigner à mi-temps dans l'établissement où il effectue une recherche : ce travail sera le point de départ historique de l'ethnographie anglaise de l'éducation. Hargreaves a souligné les mérites de cette stratégie d'observation participante active : «Elle permet une entrée facile dans l'école, en réduisant les résistances des membres du groupe ; elle diminue l'ampleur de la perturbation que le chercheur introduit dans la situation naturelle et permet au chercheur d'observer les normes, les valeurs, les conflits du groupe. Sur une période prolongée, ils ne peuvent demeurer cachés ».

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Le fait d'enseigner à mi-temps contribuait à faciliter les relations amicales avec les enseignants, mais rendait plus difficiles les relations - en fonction des objectifs de la recherche - avec les élèves. Il fut contraint de renoncer à enseigner : «dès ce moment-là, dit-il, mes relations avec les élèves furent extraordinairement améliorées ». Une certaine complicité s'installa « lorsqu'ils découvrirent que je ne les dénoncerais pas, quand ils violeraient les règles scolaires » (Hargreaves 1967: 193). Cette forme d'observation participante active présente cependant certains inconvénients que P. Woods (1986) signale : elle prend beaucoup de temps ; les objectifs d'enseignement (si on prend le rôle d'enseignant, même à mi-temps) d'une part, et d'autre part ceux de la recherche peuvent s'opposer :

« En tant qu'enseignant occasionnel, ne devais-je pas, dans le temps où j'assumais ce rôle, réprimer toute conduite d'indiscipline dont je pouvais avoir connaissance ? Invité de cette école, travaillant sous ses auspices et jouissant de son hospitalité, j'étais en même temps l'ami de ceux qui tendaient à détruire ces activités... La solution serait peut-être d'adopter, à l'intérieur de l'école, un autre rôle actif : par exemple, au lieu d'assurer un enseignement - si cela pose trop de problèmes - participer aux activités sportives, ou para-scolaires, jouer aux échecs, arbitrer des matchs, accompagner les élèves à l'hôpital et, surtout participer à la vie des professeurs dans la salle de classe. »

Woods décrit les perceptions dont il fut l'objet dans l'institution :

« On me voyait comme une agence de secours, un conseiller (aussi bien pour les élèves que pour le personnel enseignant), un agent secret du directeur (qui supposait que je pourrais fonctionner comme force de l'ordre, source d'information sur les activités déviantes), un atout à utiliser dans les luttes de pouvoir, un membre suppléant du personnel, disponible en cas d'urgence et, enfin, un être humain, tout simplement, qui faisait partie tant du groupe des élèves que celui de celui des maîtres. »

Il y a là une sorte d'allocation d'identités diverses faites au chercheur par ceux qu'il étudie, - un peu ce qui se produisit pour Ruth Horowitz lorsque les jeunes chicanos l'installèrent dans une identité de Lady reporter ; Le troisième type est celui de «la participation complète» avec, toujours chez Adler et Adler, une subdivision entre la participation complète fondée sur une appartenance préalable à la situation étudiée et la participation complète par conversion. Dans la première, le chercheur met à profit 1'opportunité qui lui est donnée d'enquêter à partir d'un statut déjà acquis dans la situation. Dans la participation impliquant une conversion, le chercheur est d'abord extérieur à la situation, il vient du dehors. Adler et Adler font référence, ici, à Carlos Castaneda (1972), qui suivit les enseignements de Garfinkel et quitta l'Université après une conversion guidée par le sorcier yaqui Don Juan, ainsi qu'à Benetta Jules Rosette (1976), elle aussi étudiante de Garfinkel qui, partie pour étudier les Bapostolo d'Afrique, se convertit à leur contact et adopte leur religion (Jules Rosette 1976). Cette dernière forme de participation est mise par Adler et Adler au compte de la

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recommandation ethnométhodologique qui demande au chercheur de devenir le phénomène qu'il étudie (becoming the phenomenon) (Mehan et Woods 1975). Observation participante et conflits institutionnels Bogdan et Taylor, parce qu'ils optent pour une conduite du travail ethnographique de type assez classique, considèrent que l'ethnosociologue ne doit pas se mêler aux conflits des institutions qu'ils étudient. Rappelant que dans toute institution, il y a des conflits plus ou moins intenses, ils ajoutent que s'ils sont très intenses, les chercheurs peuvent se trouver dans des situations difficiles. On n'attend pas d'eux, en général, qu'ils y prennent une part active ; mais les gens peuvent tenter de s'en faire des alliés. Le chercheur, cependant, ne peut être l'allié actif de deux camps à la fois. S'il donne son appui à l'un des camps, il perdra la confiance de l'autre. Il ne doit donc pas donner l'impression d'être partie prenante et il lui faut consacrer au contraire le même temps à chacune des parties en présence. Il arrive qu'on demande au chercheur dont on a vérifié la neutralité de jouer les médiateurs. Cette situation peut enrichir la collecte de données ; mais elle peut aussi mettre le chercheur dans une situation délicate. Les conflits font partie de la situation observée et, à ce titre, ils doivent toujours être pris en compte. D'ailleurs, c'est dans les moments de crise que les gens parlent le plus librement, comme l'avait remarqué, au Maroc au début du siècle, Eugène Aubin (1902). Alors qu'on lui conseillait de ne pas aller à Fès parce que dans la région la guerre entre le « bled Maghzen» (les alliés du sultan) et le «bled Siba- (les tribus révoltées contre l'impôt) faisait rage, il répondit que c'était précisément le moment de se rendre à Fès, où se trouvait la résidence du sultan avec son gouvernement. C'est précisément dans ces moments de crise, écrit Aubin, que les gens s'ouvrent à vous et vous confient des choses qu'ils ne vous diraient pas en période d'accalmie. On attend souvent du chercheur qu'il fasse la preuve de ses sentiments positifs, notamment par sa participation à certaines activités collectives. Parfois, les gens s'efforcent de le faire participer à leurs activités marginales. Une telle participation peut être un pré requis pour établir des relations. En même temps, on ne doit pas oublier qu'on est là avant tout pour collecter des données. Toute forme de participation qui irait contre cet objectif doit absolument être évitée. Bodgan et Taylor citent « un chercheur qui, au premier jour sur son terrain, entendit dire qu'on désirait expérimenter un groupe de rencontre, et comme il avait déjà animé lui-même de nombreux ateliers de ce type, il s'est immédiatement proposé pour les aider. Dès cet instant, il s'est vu contraint de renoncer à son rôle de chercheur ». Ce commentaire de Bogdan et Taylor montre que leur conception de l'observation participante semble s'arrêter au modèle classique de la participation marginale ou périphérique (Adler et Adler 1987). Pourquoi, finalement, un chercheur devrait-il refuser, s'il est compétent, d'animer, à la demande, un groupe de rencontre dans l'institution qu'il étudie ? On peut penser au contraire, qu'il aura ainsi la chance de passer d'une participation périphérique à une participation active et que, d'abord, cela pourra faciliter son entrée. Loin d'impliquer un renoncement au rôle du chercheur, l'animation d'un tel groupe pourra au contraire l'améliorer. En fait, l'intensité de la participation du chercheur à la vie du groupe ou de l'institution dépend essentiellement de la situation, de ses capacités et de sa personnalité.

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Observation déclarée et observation non déclarée En général, le chercheur annonce la couleur : il révèle aux gens son identité professionnelle (overt researcher), Mais il arrive parfois qu'il la dissimule : on parle alors de covert researcher, expression qu'on peut traduire par observateur caché ou clandestin. On a utilisé à ce propos la notion de stratégie entriste : au sens strict, l'entrisme signifie que celui qui entre dans une organisation n'indique pas la finalité réelle de son adhésion. L'observation masquée a été illustrée par des enquêtes pour lesquelles les enquêteurs ont pris le rôle (le masque) des gens sans domicile fixe (La Débine), du travailleur turc immigré en Allemagne (Tête de Turc) ou, à Marseille, de la militante d'un parti qui ignorait sa véritable identité de journaliste (Au Front), pour mener à bien leur enquête. Dans la littérature sociologique plus classique, on peut citer les recherches masquées de D. Roy (1949) en milieu industriel, et de M. Dalton (1959) pour l'observation ethnographique des cadres moyens. On a pu considérer comme un cas d'observation non déclarée ce qui se passe dans des enquêtes menées dans des lieux publics. Parmi les plus célèbres figurent, entre autres, celles de Goffman sur le comportement des gens dans la vie quotidienne. Lorsque, par contre, il pratique l'ethnographie dans des institutions, le chercheur, en général, décline son identité professionnelle. Le choix d'un rôle dépend donc, en partie du moins, de la situation mais aussi de l'éthique personnelle et d'autres circonstances encore. La dissimulation du chercheur (de ses objectifs, de sa profession, de sa véritable activité) pose de sérieux problèmes d'ordre éthique. En outre, certains chercheurs rejettent l'observation cachée parce que, disent-ils, elle rend le terrain impraticable pour d'autres sociologues. D'autres chercheurs l'acceptent. Mais beaucoup d'observateurs déguisés ne peuvent contrôler sur le terrain leur anxiété ; ils sont en état permanent de tension à l'idée d'avoir à dissimuler jusqu'au bout leur véritable identité de chercheurs. Mais on a pu dire que toute recherche était toujours plus ou moins déguisée : aucun chercheur, en effet, n'avoue directement tous les buts de son enquête. Enfin, dans l'ouvrage qu'ils consacrent à la sociologie qualitative, Schwartz et Jacobs (1979) remplacent la notion de covert role (rôle masqué ou non déclaré), par celle de the unknown observer, (l'observateur inconnu). Ce rôle peut être aussi bien celui de l'espion (a spy) que celui du membre naïf (a naive mernber), qui est déjà membre du groupe étudié, avant de faire une recherche participante sur ce même groupe. Participation/distanciation Les typologies de l'observation participante avec ses divers degrés d'implication sont traversées par cette question permanente et qui n'a pas reçu encore, à ce jour, de réponse pleinement satisfaisante : comment faire à la fois la part de l'implication dans la vie d'un groupe et d'une institution et la part de recul nécessaire, dit-on, si l'on veut rester un chercheur ? Comment éviter de devenir soi-même un indigène (going native) ?

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Cette question, naturellement, cesse de se poser dans le cas de la participation complète par conversion, qui suppose l'immersion totale par laquelle on devient membre à part entière. Mais mis à part ce cas limite, la question reste posée, et elle a sa place dans tous les manuels d'ethnographie. La nécessité de conserver une certaine distance - d'ailleurs inévitable -, y est constamment invoquée, peut être pour donner des gages de sérieux méthodologique. Il ne faut pas oublier à cet égard que les tenants de la tradition ethnographique ont été confrontés à partir de 1940 aux critiques de l'autre sociologie, c'est-à-dire du positivisme scientiste, qui se présentait comme le seul courant apte à donner des gages crédibles de rigueur scientifique. Placés sur la défensive, les ethnographes ont dû, au moins dans un premier temps (qui dure encore), se placer sur le même terrain de la scientificité et riposter dans les mêmes termes ; c'est ainsi qu'en 1958, Howard Becker parlait de vérification des hypothèses selon le modèle central de la sociologie positiviste... C'est seulement en 1967 que Glaser et Strauss commenceront à fonder réellement l'autonomie d'une ethnographie qui produit ses hypothèses chemin faisant (Glaser et Strauss 1967). Observateur participant externe (OPE) et observateur participant interne (OPI) L'opposition entre le dedans et le dehors traverse l'ensemble des travaux sur l'observation participante, mais elle n'est pas suffisamment systématisée. On n'insistera jamais assez sur l'ambiguïté de la notion ethnographique du dedans, liée au projet de l'interactionnisme symbolique : saisir le point de vue du membre, participer, au point de vivre soi-même du dedans les valeurs du groupe. En réalité, le seul chercheur qui soit réellement dedans, qui puisse voir vraiment les choses de l'intérieur, c'est celui qui est déjà membre effectif d'une communauté, d'une ethnie, avant d'y mener une recherche. De plus, être membre d'une culture ne signifie pas qu'on est ipso facto membre de toutes les sous-cultures de cette culture. On peut distinguer deux rôles, qui ne sont pas en général, présentés comme tels dans la littérature ethnographique : l'observation participante externe (OPE), d'une part, et l'observation participante interne (OPI), d'autre part : - l'OPE vient du dehors et c'est la condition habituelle du chercheur qui vient pour un temps, le temps de sa recherche et qui sollicite l'autorisation d'être observateur pendant quelques mois rarement davantage, souvent à temps partiel, car il est en même temps étudiant et repartira au moment d'écrire sa thèse ; - l'OPI, au contraire, est un chercheur qui a un statut dans une institution où il exerce une fonction, et c'est le cas pour l'enseignant chercheur. Il lui faut faire alors le chemin inverse de l'OPE : alors que l'observateur participant externe (OPE) a d'abord un rôle défini, statutaire, de chercheur et qu'il doit, pour un temps, s'installer dans un rôle d'acteur (de participant), l'OPI part d'un rôle permanent et statutaire d'acteur et il lui faut, à partir de là, accéder au rôle de chercheur. Or, cette démarche est beaucoup moins décrite et travaillée que la première, parce que les ouvrages d'ethnographie sont écrits par des sociologues et non par des praticiens qui deviennent, en partie, des ethnosociologues sans renoncer à leur première fonction.

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De l'observation participante à la recherche action Dans l'ouvrage intitulé Fieldwork, Bufor Junker (1960) écrit :

« Le fieldwork, tel qu'il est pratiqué occasionnellement ou de manière routinière dans l'éducation, dans le travail social et en d'autres entreprises concernant les relations humaines, est caractérisé par le fait qu'il n'est pas concerné par la contribution à la connaissance» (c'est-à-dire par la recherche fondamentale visant à produire un pur savoir), sa visée directe étant au contraire de « changer les gens, ou les situations, ou les deux ».

Un peu plus loin (page 2) Junker ajoute ceci :

« Dans cet ouvrage, on va s'occuper seulement de fieldwork dans son rapport avec la science sociale, - c'est-à-dire avec la tâche consistant à observer, enregistrer et rapporter le comportement des gens dans la situation contemporaine sans l'intention de les changer ou de changer les situations dans lesquelles ils se trouvent... Le fieldwork ainsi défini est concerné entièrement par l'avancement de la connaissance dans les sciences sociales.»

Junker, on le voit, sépare rigoureusement l'ethnographie et la recherche-action. On trouve une position opposée dans un ouvrage plus récent, consacré aux méthodes de la recherche qualitative (Deslauriers, 1987), ouvrage dans lequel l'un des auteurs, Andrée Fortin, affirme que « depuis les années soixante on parle désormais de l'observation participante dans un contexte de recherche action, de sociologie engagée ou de travail social », Plus loin, le même auteur souligne la différence entre l'observation participante traditionnelle, dans laquelle la diffusion des résultats de la recherche « est uniquement savante» et la recherche action, où grâce à une diffusion plus populaire, en particulier dans le milieu concerné, on espère avoir une influence sur le cours des choses. Il est intéressant de relever le voisinage de l'observation participante et de la recherche action dans l'ouvrage que W.F. Whyte, fondateur de l'observation participante en sociologie, et dont il fut le premier grand théoricien et praticien (Whyte 1955). Au terme d'une longue carrière, cet auteur a publié une sorte de manifeste : Learning from the field (Whyte 1983). Le chapitre 10 de cet ouvrage est consacré à la description de trois « types de recherche action appliquée, classés par ordre d'implication croissante du chercheur », la description se fondant sur des situations de recherche action dont l'auteur a été, souvent, l'animateur principal (il reprend d'ailleurs à ce propos la notion française d'animation sociale. On apprend également, dans ce même ouvrage, que Whyte participa aux sessions d'été du NTL de Bethel, dans le Maine, organisées par les disciples de Kurt Lewin à partir de 1947 sur la base des célèbres T. Groups (on évitera ici la confusion entre White, assistant de Lewin, et W.F. Whyte). Or, ces sessions et ces T. Groups ont constitué un haut lieu de la recherche-action selon l'orientation fondée par Kurt Lewin à peu près dans le temps où W.F. Whyte menait son enquête par observation participante chez les jeunes du quartier italien de Boston. Whyte n'a pas unifié ces deux dimensions de sa pratique sociologique. On constate ce fait en général méconnu : au

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cours de sa longue carrière, qui s'est étendue sur un demi-siècle, il a probablement consacré plus de temps à la recherche-action avec observation participante, qu'à l'observation participante, comprise dans un sens plus traditionnel, c'est-à-dire par l'immersion dans le milieu, telle qu'il l'a pratiquée au début de sa carrière, entre 1936 et 1940, parmi les jeunes du coin de la rue. Comme son nom est resté attaché surtout à la publication du plus célèbre de ses ouvrages, Street Corner Society, qui est devenu un classique de l'ethnosociologie à base d'observation participante, on oublie l'autre aspect de sa carrière : la recherche-action. Mais s'agit-il d'un aspect vraiment différent ? Ce n'est pas si sûr : dans le livre de 1983, il rappelle qu'il est allé enquêter dans le slum italien de Boston parce qu'il était réformiste, - comme d'ailleurs tous les pionniers du fieldwork avant Chicago et dans les débuts de l'École de Chicago : ils étaient tous engagés dans des enquêtes sociales (les Social surveys), comme le rappelle Hughes en 1960, dans sa préface à l'ouvrage de Buford Junker, sur le fieldwork. Un ethnographe de l'école qui enseigne à mi-temps dans l'établissement qu'il étudie fait-il de la recherche action ? Oui, si l'on considère que sa recherche est surbordonnée à son action d'enseignant dans cette institution ; non, si l'on restreint la notion de recherche-action à l'intervention psychosociologique qui suppose une commande (ce qui n'est pas le cas en ethnographie) et la gestion d'un dispositif visant à provoquer et à faciliter des changements dans l'établissement. La frontière semble parfois difficile à délimiter. Ethnographie et recherche-action semblent se rejoindre souvent, dans les recherches engagées : c'est ce qui apparaît par exemple à la lecture de l'ouvrage qu’ont publié conjointement P. Woods, spécialiste en ethnographie de l'école, et Bennet Kemmis, qui pratique la recherche-action en milieu scolaire (Kemmis et Woods, 1988). Ce rapport entre l'ethnographie participante et la recherche-action constitue un problème peu étudié. Il n'est pas abordé, en général, dans les manuels de sociologie qualitative (le recueil québécois de Deslauriers est l'exception qui confirme la règle). Cela reste pourtant un des problèmes fondamentaux du fieldwork aujourd'hui.

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III Conversations, entretiens et documents personnels La conversation courante, ordinaire, est un élément constitutif de l'observation participante : le chercheur rencontre des gens et parle avec eux dans la mesure où il participe à leurs activités. Il est amené à demander à chaque instant des explications sur ce qui est en train de se passer, des indications sur ce qui va se passer : un rituel qui se prépare ou dont on lui a dit qu'il va se tenir en un endroit qui reste à définir ; le départ d'un cortège, etc. L'ethnographe rencontre les gens, parle avec eux, se mêle à leurs conversations, interroge parfois, demande des éclaircissements après avoir assisté à un événement particulier. Le premier manuel de fieldwork (travail de terrain) élaboré et utilisé par les sociologues de Chicago (Palmer, 1928) décrivait la conversation spontanée, comme une des techniques essentielles de l'approche anthropologique en sociologie. Au début d'un travail de recherche, dans une institution notamment, on a continuellement besoin d'informations du genre : -A quelle heure telle réunion va-t-elle se tenir ? (s'il n'y a pas d'information écrite disponible sur ce sujet), -Où puis-je obtenir telle information ? -dans quelles conditions ? -auprès de qui ? Ces demandes d'informations prennent en général la forme de conversations banales. Dans le travail ethnographique, les conversations « peuvent se tenir n'importe où, en tout moment et sur une durée importante. Et ça va depuis les bavardages en salle des professeurs ou au bistrot du coin, jusqu'aux discussions ad hoc à propos d'événements immédiats (une leçon qui vient de s'achever, une initiative récente en matière de politique éducative, tel problème de discipline avec les élèves), jusqu'aux échanges avec les élèves pendant la récréation ou au réfectoire. Il y a aussi les entretiens organisés par avance, ils ont un caractère plus formel » (Woods, 1986). L'entretien non structuré L'entretien ethnographique est un dispositif construit à l'intérieur duquel un échange aura lieu. Ce ne sera plus, comme pour la conversation, un échange spontané et dicté par les circonstances ; l'échange va maintenant s'effectuer entre deux personnes dont les rôles seront davantage marqués.

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Il y aura celui qui conduit l'entretien et celui qui est invité à y répondre. Sidney et Béatrice Webb (1932) écrivent : « Pour l'essentiel de son information, le chercheur doit trouver ses propres informateurs (witnesses), les amener à parler, puis transcrire l'essentiel de leurs témoignages sur ses fiches. Telle est la méthode de l'entretien ou conversation avec un objectif (conversation with a purpose), - unique instrument du chercheur en sociologie » (Webb et Webb, 1932 : 132). Vivien Palmer (1928) présente comme suit la technique de l'entretien dans le premier manuel d'ethnographie sociologique publié à Chicago : «L'entretien non structuré peut sembler ne comporter aucune espèce de structuration mais, en réalité, le chercheur doit élaborer une trame à l'intérieur de laquelle il conduit son entretien ; l'entretien non structuré est flexible, mais il est contrôlé ». Palmer ajoute que le chercheur doit retenir les propos des informateurs, rapportant des expériences et des attitudes qui concernent sa recherche. Il doit aider son informateur à parler librement et naturellement de ses expériences. « Quelques commentaires et remarques et quelques questions posées à l'occasion, afin de retenir le sujet autour du thème principal, de préciser un détail à tel point d'un récit, de stimuler la conversation quand les choses traînent : voilà quelques-uns des moyens qui permettront au chercheur de mener à bien la première phase de son travail. Certains gestes, un signe de tête, un sourire, des expressions du visage qui reflètent les émotions ressenties sont des moyens importants d'atteindre le second objectif » (Palmer, 1928). Selon Bogdan et Taylor (1975) le terme interview, qui désigne un entretien structuré, évoque plutôt, quand il est placé dans un contexte sociologique, l'idée d'un questionnaire administré à un grand nombre de gens. Par opposition à cet entretien structuré, l'entretien ethnographique est flexible, non structuré, non standardisé. Bogdan et Taylor l'appellent entretien en profondeur et le décrivent comme suit : « C'est une rencontre ou une série de rencontres en face à face entre un chercheur et des informateurs, visant à la compréhension des perspectives des gens interviewés sur leur vie, leurs expériences ou leurs situations, et, exprimées dans leur propre langage ». Selon Bogdan et Taylor toujours, ce type d'entretien « a beaucoup de points communs avec l'observation participante. Comme dans l'observation participante, on commence par construire une relation avec les sujets, par établir ce qui est important pour les sujets, avant de centrer davantage les questions ». Mais une première différence entre observation participante et entretien ethnographique est liée à la situation dans laquelle la recherche est placée. L'observation participante se déroule dans des situations dites naturelles, alors que les entretiens sont institués dans des situations spécialement arrangées en fonction de l'objectif de recherche. Elle part de l'expérience directe du monde social, alors que l'enquêteur qui procède à l'entretien ethnographique s'appuie exclusivement sur ce que

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les gens veulent bien lui dire. On peut décrire et distinguer trois types d'entretiens : a) Le premier vise à élaborer un récit de vie (une autobiographie sociologique). Ici, le chercheur s'efforce de saisir des expériences qui ont marqué de façon significative la vie de quelqu'un et la définition de ces expériences par la personne elle-même. b) Le deuxième type d'entretien est destiné à la connaissance d'événements et d'activités qui ne sont pas directement observables. On demande aux informateurs de décrire ce qui s'est produit et d'indiquer comment cela a été perçu par d'autres personnes. c) Le troisième type vise à recueillir des descriptions d'une catégorie de situations ou de personnes. On se propose d'étudier un nombre relativement élevé de gens dans un temps relativement bref en comparaison avec la durée d'une recherche entièrement fondée sur l'observation participante. On va, par exemple, interviewer vingt enseignants dans le temps qu'on aurait mis à observer une seule classe. Strauss et al. (1964) considèrent que les chercheurs qui pratiquent l'entretien ethnographique doivent, selon la règle d'or de l'observation participante, devenir membres de la situation qu'ils étudient : la réussite des entretiens serait à ce prix. Ils présentent une liste de questions qu'on peut utiliser pour faciliter la parole des enquêtés : - il y a les questions où l'enquêteur se fait l'avocat du diable, prend la position opposée à celle de l'enquêté ; - on peut formuler des questions sous une forme hypothétique ; - on peut aussi formuler une position idéale, afin de découvrir comment l'enquêté idéalise des personnes et des situations ; - enfin, le chercheur, lorsqu'il approche de la fin de la recherche, peut faire état de ses interprétations de la situation. Cela peut inciter les gens à se prononcer sur ces interprétations, en leur opposant des opinions qui vont en sens contraire de ce qu'ils pensent. P. Woods a utilisé les entretiens non structurés, en les mettant en rapport avec des observations faites en préalable dans les classes (Woods 1986). Zimmerman et Wieder (1977) ont mis au point, utilisé et présenté une technique qui consiste à faire tenir pendant une semaine à des sujets, - en l'occurrence, des jeunes freaks -, un journal à partir duquel on prépare des entretiens qui seront ensuite administrés à ces mêmes sujets. Les entretiens de groupe ont été utilisés en plusieurs domaines et notamment en ethnographie de l'éducation (Woods 1986). Cette situation donne aux enquêtés la possibilité de discuter entre eux devant le chercheur leur définition de la situation, leurs idées et opinions, leurs sentiments autour d'un thème de discussion proposé, avec la réserve d'une possibilité d'auto-censure due au fait de s'exprimer ainsi en public. Pour conduire un entretien, il faut d'abord créer un climat de confiance : « Les principales qualités requises pour conduire des entretiens sont les mêmes que pour d'autres aspects de la recherche : elles tournent toujours autour de la confiance, de la curiosité et du naturel (...). De même que pour l'observation, il y a ici des problèmes implicites d'accès, d'obtention du respect pour le projet dans lequel le chercheur est engagé et de confiance en sa

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capacité de le mener à bien. Mais, par-dessus tout, l'essentiel est d'établir un sentiment de confiance. Si j'étais enseignant, je n'aimerais pas avoir la sensation d'être observé par un agent supérieur, j'aimerais sentir que je peux parler en toute liberté, et que si je dis que ceci est strictement confidentiel, mon souhait sera respecté, et qu'aucune de mes déclarations ne sera utilisée ensuite contre moi... La seconde qualité est la curiosité qui nous pousse à connaître les opinions et les perceptions des gens à propos des faits, à écouter leurs histoires et à découvrir leurs sentiments » (Woods 1986). Un entretien, parfois, peut aider l'interviewé à « produire une redéfinition de son identité et de ses objectifs personnels » (Woods). Laud Humphrey, à propos d'une recherche concernant des pères de famille bi-sexuels montre comment leur vie fût profondément modifiée à partir d'entretiens institués par cette recherche (Humphrey 1970). Pat Sikes a décrit à Peter Woods le cas d'une enseignante, Sally, qui aurait changé sa vie, redéfini sa personnalité et découvert en elle une vocation pour la peinture, à partir d'entretiens qui avaient été le lieu d'une telle redéfinition de soi. Certains ethnographes excluent totalement les questionnaires sous prétexte que leurs présupposés épistémologiques sont diamétralement opposés à ceux de l'ethnographie. L'un de ces présupposés (des questionnaires) est de croire que les faits sociaux peuvent être mesurés, de la même manière que les faits naturels. Dans cette sociologie quantitative, on utilise des mesures objectives et quantifiables comme les échelles d'attitudes, les expérimentations contrôlées et les tests étalonnés (à partir de calcul statistiques concernant la distribution, la corrélation et la signification). Cependant, selon P. Woods, cette opposition entre deux épistémologies, deux méthodologies et, finalement deux sociologies (Dawe 1970) serait en voie de dépassement. Selon Woods, il existe deux manières de concevoir l'utilisation des questionnaires en ethnographie : ou bien, comme cela se produit en général dans la sociologie quantitative, ces techniques concernent la recherche d'une information simple, qu'il est facile de mettre en tableaux mettant en œuvre des catégories préalablement élaborées ; ou bien, au contraire, ces techniques (questionnaires, tests sociométriques) sont au service d'un travail qualitatif, d'une ethnographie. Une rencontre sociale L'enquête ethnographique peut être décrite comme une rencontre sociale comme on le fait, d'ailleurs, dans la tradition interactioniste où l'on considère, précisément, que le travail de terrain peut faire lui-même l'objet d'une sociologie. La plupart des manuels et recueils d'ethnosociologie récemment publiés le prennent en compte. Ainsi, par exemple, le choix d'un rôle d'observateur marginal périphérique, actif ou immergé dans la situation jusqu'à se convertir à ses valeurs (Adler et Adler 1987) c'est aussi le choix d'un certain type de relations avec les membres : l'observateur périphérique garde fortement ses distances avec la plupart des sujets observés - mis à part ceux qui sont des informateurs privilégiés, et encore ! Et c'est d'ailleurs le chercheur qui choisit, en général, ces relations, leur intention et leurs limites, la fréquence des contacts, leur durée, jusqu'à la séparation finale, au moment de quitter le terrain. Tout au long du travail de terrain - un travail qui peut durer des mois ou même des années -, l'ethnographe s'occupe essentiellement de regarder, d'écouter et de converser avec les gens, de collecter et de réunir les informations diverses. Il se laisse en quelque sorte porter par la situation,

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comme on le voit aussi bien dans la définition de l'entretien non structuré - 1'entretien ethnographique - que dans la manière de concevoir la production de concepts à partir du travail de terrain : -l'entretien non structuré n'est pas programmé à l'avance, il élabore son contenu et ses thèses au cours même de son déroulement, presque comme une conversation à bâtons rompus, même si les objectifs de recherche, de collecte d'information sont maintenus ; - les catégories d'analyse ne sont pas établies, en principe, avant de commencer l'enquête ; elles doivent émerger au cours du travail. On n'est pas là pour tester des hypothèses mais au contraire pour en élaborer de nouvelles, les confirmer, les modifier ou les retenir à travers la dynamique de l'investigation (Glaser et Strauss 1967; Poupart et al. 1983). Les constructions théoriques sont ainsi le résultat des échanges avec les gens, de la participation à la situation et de l'implication. De façon générale, la tâche de l'ethnographe est d'écouter ce que disent les gens à propos de leurs activités quotidiennes, de collecter leur commentaires et comptes rendus, de rencontrer des informateurs (sans s'y limiter, comme le faisaient parfois ou le font certains anthropologues). La description finale de la vie du groupe sera élaborée, surtout, à partir de cet ensemble de propos recueillis tout au long de l'enquête de terrain et travaillés ensuite, ou en même temps. Cette collecte est donc, essentiellement, le fruit de multiples rencontres et interactions dont les formes peuvent être catégorisées, sont elles-mêmes exposées et commentées dans les ouvrages de méthodologie. «Le paysan polonais» En 1912, W.I. Thomas, professeur de la première génération de Chicago, obtient une subvention pour étudier les problèmes sociaux posés par l'industrialisation rapide de la ville. Il décide, finalement, d'étudier l'immigration polonaise. Il fait plusieurs voyages en Pologne où il rencontre Znaniecki qui va l'aider dans ses recherches, et le rejoindre à Chicago. Ils vont continuer ensemble cette étude et en publier les résultats, en 1918-1920, sous le titre : Polish Paesant (le Paysan polonais en Europe et aux USA). Cet ouvrage marque l'apogée et la fin de la première époque de la sociologie de Chicago. Il comporte plus de 2000 pages, réparties sur cinq volumes dont la moitié environ contient la reproduction de documents personnels, en particulier des autobiographies. L'une d'elles, celle de Wladek, jeune polonais immigré, occupe à elle seule un volume. A cela s'ajoutent les lettres échangées entre les Polonais immigrés et leurs familles restées au pays, ainsi que d'autres lettres adressées par des paysans aux journaux polonais. W.I. Thomas a raconté comment il avait inventé la méthode des documents (on entend ici par documents surtout ceux qui sont personnels (par opposition aux documents officiels, dont il se servait aussi). Il trouva, dans une ruelle proche de sa maison à Chicago, un paquet de lettres personnelles, jetées à la poubelle et dont la lecture lui donna l'idée de rechercher de telles lettres et de les utiliser comme matériau sociologique. La première phase, qui s'achève en 1918-1920, de la fondation à Chicago de la sociologie qualitative aboutit ainsi, on vient de le voir, avec The Polish Peasant, à la promotion d'une démarche qui prend appui, on l'a vu, sur l'exploitation des documents humains (human

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documents) ou, comme on dit plus souvent aujourd'hui, des documents personnels : récits de vies, correspondances, entretiens non structurés, mais aussi de documents d'origine administrative comme les études de cas sous forme de dossiers établis par les assistantes sociales et les tribunaux (Bertaux, 1976 ; 1980). Au cours d'une rencontre qui aura lieu plus tard, en 1939, à l'initiative de Blumer, ce dernier dira à ce propos : « Le document peut être considéré comme un fixateur d'expérience ; c'est en un sens, un enregistrement objectif, que le chercheur peut consulter et auquel il peut revenir ultérieurement » (Blumer, 1939). Parmi ces documents personnels, c'est, on l'a vu, le récit de la vie qui vient au premier plan. Dans leur introduction à l'autobiographie de Wladeck, qui occupe les 300 pages du troisième volume du Paysan Polonais, Thomas et Znaniecki écrivent : « c'est en toute sécurité que nous pouvons affirmer que les histoires de vie personnelles aussi complètes que possible, constituent le type parfait du matériau sociologique ». L'utilisation des documents officiels et personnels L'utilisation de matériaux écrits est un complément utile de l'observation. On peut considérer certains documents comme des instruments quasi-observationnels, prenant la place des chercheurs sur les lieux ou dans les temps où il leur est difficile, voire impossible, d'être présents en personne. Parfois même, ils peuvent constituer le corpus de données le plus important pour une recherche. On empruntera maintenant quelques exemples à l'ethnosociologie de l'éducation. Les documents officiels Ce sont les registres, les emplois du temps (horaires), les comptes-rendus de réunions, les documents confidentiels concernant les élèves, les manuels scolaires, les périodiques, les tableaux, l'affichage, les lettres officielles, les documents d'examens, les fiches de travail, les photographies... L'emploi du temps (horaire), les affichages des cours peuvent faire l'objet d'analyses, mais ils peuvent comporter des dissimulations. Les comptes-rendus de réunions peuvent être déformants. Cela dépend de qui les rédige. Mais ils sont utiles pour étudier certaines relations de pouvoir dans les établissements. Lacey (1976) déclare que si l'observation participante dans les classes était sa méthode fondamentale, l'utilisation de documents lui fut d'un grand secours : « L'observation et la description des classes me conduisit rapidement à la nécessité d'obtenir des informations plus précises. J'utilisai donc des documents produits par l'école pour réunir une plus grande quantité d'informations sur chaque enfant, par exemple concernant l'activité professionnelle du père, les écoles fréquentées antérieurement. Je m'en servis en même temps que des résultats de questionnaires. »

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Les documents (officiels) les plus importants dans la vie scolaire sont peut-être ceux qui concernent directement l'enseignement : les livres de textes, les programmes, les livres d'exercices, la documentation relative aux tests et examens, les films et autres supports visuels. On a fait des études nombreuses de manuels scolaires, par exemple, en y cherchant des indications, sur les statuts selon les sexes ou les préjugés ethniques. Il y a eu des études faites sur des innovations pédagogiques, comme l'enseignement programmé à partir de la documentation officielle sur ces innovations. On a confronté ces documents à la pratique réelle des enseignants. On a étudié aussi les fiches de travail des maîtres et, là encore, on a pu voir l'écart entre les pratiques réelles des enseignants et lès instructions officielles. Les documents personnels Ce sont les journaux intimes, les cahiers de brouillon des élèves, les graffiti, les lettres et les notes personnelles. Les productions personnelles des élèves, surtout lorsqu'elles contiennent un aspect personnel important, peuvent fournir des indications très valables sur leurs opinions et attitudes, par rapport à toute une gamme de thèmes, contenir beaucoup d'informations sur l'expérience vécue « mis à part le temps que prennent les interviews avec beaucoup d'élèves, des problèmes de relations et d'accès que cela pose, il y a des élèves qui répondront mieux s'ils ont le temps d'y penser et de construire leur propos, si on en fait une tâche officielle (un devoir à faire à la maison). Ils peuvent ainsi se sentir fiers de leurs productions ». Il existe une vaste culture souterraine des élèves dont la manifestation écrite prend la forme de notes, de lettres, de dessins et de graffiti (...) dont le volume a été considéré par certains comme un indicateur significatif de patterns de comportements. Measor (1985) a étudié le cas d'adolescentes amoureuses qui écrivaient au dos de leur main j'aime et à l'intérieur le nom du garçon (on pourrait mettre cela en relation avec les traditions de tatouage comportant la même orientation). Les documents personnels des chercheurs Il faut distinguer les notes de terrain, les fiches d'observation et les protocoles d'entretiens. Les journaux de recherche (Lourau, 1988) décrivent l'implication du chercheur dans son travail. Ils peuvent contenir par exemple des détails sur la manière dont la recherche en cours a été conçue initialement ; sur sa relation avec la propre évolution personnelle du chercheur ; sur la négociation de l'accès au terrain, sur les échecs et les erreurs, etc. Ces journaux de route sont utiles pour évaluer les résultats du travail dans la mesure où la recherche est en un sens une recherche sur soi. Plusieurs ethnographes de l'école ont fait état de leur vécu. Hammersley (1984 : 61) déclare que son travail fut comme le voyage d'un explorateur dont la majeure partie se passe en mer. Y. BalI dans le même ouvrage collectif (édité par R. Burgess en 1984) consacré à l'ethnographie de l'éducation déclare que le travail de terrain « implique une confrontation personnelle avec l'inconnu et exige que le praticien se familiarise avec des réalités émergentes confuses, obscures et contradictoires. Il y a des distances d'années-lumière entre les systématisations théoriques et les données de terrain ».

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IV Analyser De la pratique à la théorie Les problèmes épistémologiques liés à l'institution d'un travail de terrain peuvent être comparés à ce qui se passe dans les rencontres de la vie quotidienne : « Lorsque nous rencontrons un étranger, nous sommes confrontés à quelqu'un que nous n'avions jamais vu. Souvent, nous ne savons rien à son propos et lui ne sait rien de nous. Malgré cela, il nous faut faire immédiatement quelque chose. Nous devons par exemple engager une conversation ; mais de quoi pouvons-nous parler avec quelqu'un dont nous ne savons encore rien, avec qui nous n'avons aucune histoire en commun ? Si nous n'avons aucune connaissance préalable de son point de vue, il est difficile d'imaginer comment il va interpréter ce que nous pourrons lui dire, de prévoir ce qui pourra lui paraître offensif, ennuyeux, ou intéressant ... » (Schwartz et Jacobs 1979). Que faire dans une telle situation ? Et que fait-on en général ? On met en œuvre des stéréotypes, des clichés concernant le type de personnes auxquelles nous sommes habitués et qui nous entourent : nous faisons des hypothèses sur les gens que nous rencontrons à partir de notre connaissance courante de la culture environnante, des modes de comportements habituels dans cette culture. C'est ce savoir de sens commun qui nous suggère ce qu'il nous faut dire pour entrer en conversation avec quelqu'un. Nous lui dirons par exemple - au pire - des choses triviales du genre : « quelle est votre profession ? Ah, vous êtes physicien ? Alors vous devez être intelligent ! ». La conversation s'organise par « paires d'énoncés » : nous lui posons des questions et il va pouvoir à son tour nous en poser ; ce que nous allons lui dire va lui fournir aussitôt de quoi nous interroger encore en retour. A la différence des salutations d'ouverture, le contenu de ces premiers propos sera informatif : les premiers propos échangés contiennent déjà un grand nombre d'informations concernant chacun de nous. Schwartz et Jacobs continuent dans les termes suivants: « Pour autant que ces clichés et ces stéréotypes sont utilisés seulement pour commencer la rencontre et effectuer les premières approximations, ils fournissent utilement des thèmes de conversation permettant de se débrouiller dans une situation difficile. Mais, si, par contre, on continue à les utiliser de manière rigide, dans la suite de cette même rencontre, si ce sont des présupposés stéréotypés qui s'installent, ils vont nous empêcher de découvrir l'étranger rencontré, de découvrir sa personnalité et sa propre vie. C'est pourquoi ces clichés préliminaires ne doivent être utilisés qu'à seule fin de les abandonner par la suite ».

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Les mêmes auteurs montrent qu'il y a des analogies entre cette manière commune de procéder dans la vie quotidienne et la méthode qui convient pour fonder, d'un point de vue interactionniste, une théorie sociologique, - bien que ce ne soit pas ainsi que procèdent tous les chercheurs, même ceux qui pratiquent la sociologie qualitative. Certains d'entre eux, en effet, procèdent à une révision des recherches effectuées antérieurement, autour du même sujet, lorsqu'ils se préparent à effectuer un travail de terrain et lorsqu'ils abordent la situation concrète d'enquête ; ils le font avec des concepts, des problèmes et des hypothèses concernant les gens qu'ils rencontrent. Ces concepts et ces hypothèses ont donc déjà été élaborés ailleurs. Et c'est bien ainsi, sans doute, qu'on va tenter de procéder en sociologie si l'on craint de s'engager, au début, dans des voies incertaines. Mais, dans la plupart des cas, cela n'est pas possible. Quand on s'engage dans une enquête (en tant que sociologue professionnel), on se trouve plutôt dans la situation d'incertitude qu'on a décrite tout à l'heure à partir d'un exemple pris dans la vie courante : la rencontre avec un étranger. Au début d'une recherche, on mettra en œuvre des concepts sensibilisateurs (sensitizing concepts), comme Blumer le recommande. Ces prénotions, qui ne sont pas des préjugés, nous donnent la possibilité de faire et de dire des choses dans l'immédiat. Mais elles ne constituent pas des orientations solides permettant de poursuivre notre recherche. Elles seront utilisées pour être ensuite abandonnées ; on s'en sert seulement pour servir certains aspects de la situation qui vont soit confirmer, soit infirmer, soit aider à dépasser ces prénotions. Du point de vue des sociologues positivistes, une telle position est une hérésie. De nombreux sociologues sont en effet fermement convaincus que pour étudier un groupe humain quel qu'il soit, il faut constamment mettre en œuvre certains concepts standards de la sociologie du genre pourcentage par sexes, rôles, stratification sociale, différences selon les âges, normes, sanctions… Le processus de la recherche Dans la théorie fondée ou, mieux, enracinée (Glaser et Strauss, 1967), la collecte de données, leur codification et catégorisation, ainsi que le développement de théories, toutes ces opérations tendent à marcher de pair et à se soutenir les unes les autres. De ce point de vue, les différents niveaux d'analyse sont en interrelations constantes. Il convient de parvenir rapidement, au cours d'une recherche, à des catégories descriptives nécessaires à l'examen, à la classification et au traitement des données. La «théorie fondée» propose quelques procédures utiles pour choisir ces catégories. La notion essentielle, ici, est celle de «processus» qui désigne les actions réglées et les interactions des individus qui produisent et maintiennent ce qui se donne comme «structure sociale». Dans leur commentaire, Schwartz et Jacobs utilisent, on l'a vu déjà, l'analyse des conversations courantes, qui peuvent être décrites en termes de processus, consistant en une série de tours de parole dans un temps délimité. Ce processus se déroule à différents niveaux d'organisation réglée. Il existe une structure générale de la conversation avec des principes, des objectifs et des thèmes

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segmentés. Chaque segment a lui-même sa propre organisation interne : au début d'une conversation, les gens échangent des salutations, procèdent à des identifications réciproques, etc. Chacun de ces segments est relié au suivant selon certaines règles : un premier thème, par exemple, doit être épuisé avant que l'on puisse passer, dans la conversation, au suivant. Il existe encore d'autres niveaux (internes) d'organisation comme les relations entre un commentaire actuel et celui qui va suivre, la distribution et la durée des tours de parole, etc. S'y ajoute encore le fait que les significations et les interprétations des actions déterminent les propos des partenaires de la conversation ainsi que le déroulement de cette même conversation. Structuralement parlant, des gens qui ont des choses différentes à se dire, découvrent qu'ils rencontrent des problèmes, des actions et des expériences similaires par l'effet des formes standardisées de la conversation en tant que forme structurée. Les rôles, les identités, le contexte social et d'autres variables non conversationnelles agissent et créent des conditions pour le déroulement de la conversation. L'exemple qu'on vient de citer contient de nombreuses propriétés du processus social, tel que le conçoivent Glaser et Strauss. On y retrouve deux préoccupations de l'interactionnisme symbolique sous la forme de deux axiomes : 1) « les mondes sociaux sont produits et maintenus par des processus temporels réglés d'interactions » ; 2) «les interprétations que les individus produisent des significations (...) déterminent leurs actions individuelles et, de là, le cours des interactions réglées ». Finalement, l'idée centrale, le projet directeur de la démarche proposée par Glaser et Strauss est de laisser se développer une théorie à partir de ce qui est observé dans des situations courantes. Parfois, les phénomènes sont tels qu'une théorie intégrée les concernant émerge comme spontanément. Il s'agit bien d'un changement de paradigme en sociologie : alors que dans la sociologie positiviste, il s'agit de vérifier des théories préalablement énoncées, ici, au contraire, les théories doivent émerger dans et par le processus de la recherche, - un peu comme l'entretien non structuré, par opposition au questionnaire fermé, se fonde sur la dynamique interne d'une conversation dans laquelle l'enchaînement de propos entre l'enquêteur et l'enquêté permet la découverte d'un sens. Ce que l'on recherche n'est pas déjà là, à titre d'hypothèse préformée, comme cela se passe lorsqu'on construit à priori un questionnaire. La vérité ne peut être que le résultat d'un processus. Elle est ce qui devient.

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Deuxième partie Ethnométhodologie

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Les chapitres qui suivent traitent de la phénoménologie sociale d'Alfred Schutz et de l'ethnométhodologie avec leurs retombées dans la théorie et la pratique sociologiques (critique du positivisme en sociologie, contribution au développement de la sociologie qualitative). L'œuvre de Schutz s'organise autour d'une réflexion fondamentale sur le préjugé du monde (une expression empruntée par Garfinkel, qui en fait un usage constant, à Merleau-Ponty), c'est-à-dire sur la constitution d'un monde social qui va se présenter aux membres de la société comme contraignant pour leurs actions quotidiennes, stable, régi par des lois, etc. En examinant ce préjugé, Schutz, prenant appui sur la démarche phénoménologique de Husserl, élabore une pré-sociologie dont la sociologie a nécessairement besoin pour fonctionner en tant que science. Mais la sociologie se développe sur l'oubli de cette pré-constitution du monde. La tâche de la phénoménologie, puis de l'ethnométhodologie, sera de retrouver ce soubassement du social, de le rendre visible et de l'analyser (ce qui va se faire par différentes voies, comme le braeching, chez Garfinkel, la description des pratiques d'un transsexuel chez le même auteur, l'étude critique de la méthodologie chez Cicourel, l'enquête ethnographique, chez d'autres ... )

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v L'apport de Schutz et de Garfinkel La phénoménologie sociale de Schutz C'est, essentiellement, par l'intermédiaire de l'ethnométhodologie qu'on en est venu à considérer l'œuvre de Schutz vers la fin des années 1960 - et donc après sa mort, survenue en 1959 -, comme constitutive des sciences sociales. Il avait pourtant produit dès 1932, à Vienne, où il était avocat d'affaires, un ouvrage passé presqu'inaperçu, et vite oublié, écrit à partir d'une lecture critique de Weber, effectuée essentiellement à la lumière de Husserl et de Bergson. Schütz communiqua cet ouvrage à Husserl qui lui proposa de devenir son assistant. Mais Schütz déclina cette offre. On était à la veille de la montée au pouvoir, en Allemagne, des nazis. Au moment de leur prise de pouvoir en Autriche, Schutz allait partir pour toujours : il passa d'abord un an à Paris, puis se fixa définitivement à New York, où il devait s'engager dans une nouvelle carrière. Il avait alors 40 ans. Ses relations amicales, mais surtout épistolaires, avec Husserl, ont donné naissance à la légende selon laquelle il aurait été son élève. Or non seulement il n'en est rien, mais on a pu montrer que le point de départ de sa réflexion n'était pas la phénoménologie husserlienne ; c'était avant tout le droit et la science économique, tels qu'on les enseignait à Vienne lorsqu'il y était étudiant. L'œuvre de Schutz occupe une place incontournable, et qu'on ne peut plus ignorer, dans la sociologie contemporaine. Elle a été à l'origine d'un nouveau paradigme en sociologie. L'objet principal de sa recherche – et qui va aussi constituer le premier programme de l'ethnométhodologie -, c'est l'étude des méthodes par lesquelles les membres d'une société, y compris les sociologues professionnels, construisent le sens du monde social avec ses propriétés factuelles. Husserl, fondateur de la méthode phénoménologique, a montré que le monde - en général - se présente à moi comme un donné objectif. Il préexiste à ma naissance et survit à ma mort. Son histoire est donc vue comme indépendante de ma propre histoire. Il présente une structure organisée et ordonnée avec laquelle je dois compter, si je veux faire aboutir mes projets. Il est supposé se présenter de la même manière pour autrui que pour moi (si je mets à part les effets de perspective, liés aux différences biographiques entre autrui et moi, la différence de nos deux situations dans l'espace et dans le temps, etc.). A partir de cette description phénoménologique de l'attitude naturelle, c'est-à-dire du rapport au monde en général, Schutz va décrire le monde social tel qu'il est spontanément rencontré et décrit par ceux qui y vivent.

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La factualité du monde en général, c'est le résultat d'une attitude naturelle qui pose ce monde comme indépendant de la perception et produit ainsi un pré-jugé du monde (Merleau-Ponty). Ce préjugé va se retrouver dans la perception du monde social par tous les membres d'une société et aussi, par conséquent, par les sociologues qui ne peuvent échapper à cette perception première, antérieure à tout jugement scientifique portant sur le monde. C'est ce préjugé non interrogé que, sous le nom de fait social (extérieur à nous, indépendant de nous, contraignant, soumis à des lois), Durkheim met à la racine du travail scientifique en sociologie. C'est donc de là qu'il faut partir pour décrire l'objectivation, par la sociologie du monde-vie : « Toutes ces thèses que la phénoménologie décrit comme rapport du sujet connaissant et agissant aux objets qui l'entourent, valent aussi pour le rapport du monde social. Le monde social a une constitution objective, qui ne va pas de soi pour tout le monde. Il fait monde au même titre que le monde naturel, et au même titre que lui, il s'offre comme structure résistante aux projets du membre. Plus spécifiquement, les dimensions pertinentes du monde social pour la situation présente sont réellement inventoriées ou potentiellement inventoriées par des procédés ou des recettes. Ceci veut dire que le membre peut connaître, disons qu'il peut le déterminer au moyen d'une investigation, les procédés ou les recettes à l'aide desquelles lui-même et les autres gèrent et comprennent telle activité » (Zimmermann & Pollner, 1970, p. 85). Schutz va décrire les procédures (constitutives du raisonnement de sens commun) par lesquelles les gens produisent la facticité de ce monde, posent ce monde devant eux comme consistant, contraignant, indépendant, etc. Ce rapport immédiat au monde social implique notamment un certain stock de connaissances qui sont constamment à ma disposition. Ce stock de connaissances à ma disposition vient de la société : « Une petite partie seulement de ma connaissance trouve son origine dans mon expérience personnelle. La part la plus importante est d'origine sociale (social derived), elle m'a été transmise par mes amis, mes parents, mes maîtres et les maîtres de mes maîtres » (Schutz 1987). Cette connaissance est socialement distribuée : ce que chacun connaît est différent de ce que connaît l'autre et selon les sujets abordés, nous sommes tous experts ou novices : «La distribution sociale de la connaissance fait elle-même partie du stock de connaissances à ma disposition, de sorte que si quelqu'un est confronté à un problème qu'il ne maîtrise pas, il sait qu'il peut trouver un expert en la matière » (Leiter 1980). Ce stock implique un certain ordre de rangement, mais cet ordre n'est pas celui du raisonnement scientifique : «Il ne doit pas être vu comme une sorte de magasin ordonné d'informations et de typifications. Il n'est pas ordonné selon des règles de la logique formelle parce que, comme on vient de le voir, la signification des éléments qui le composent est toujours dépendante du contexte d'usage. Les pièces et morceaux de ce stock sont potentiellement équivoques ; leurs significations changent en tant que les composantes de ce stock peuvent être utilisées dans des contextes différents. Les éléments du stock de connaissances sont toujours requis en fonction des nécessités d'une situation donnée. Ils ne contiennent pas en eux-mêmes leur mode d'emploi selon les conditions dans lesquelles nous sommes portés à en faire un usage circonstancié. Ils ont au contraire une structure ouverte qui nécessite à chaque instant des décisions raisonnées concernant leur

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emploi». Mais les sociologues professionnels voient là, en général, un trait négatif de l'attitude naturelle. Ils considèrent qu'il y a là un mélange plutôt incohérent - aux yeux du raisonnement scientifique - de maximes, de typologies et autres éléments constitutifs du sens commun : «Ils citent par exemple le fait que quelqu'un, faisant usage de sens commun, pourra expliquer le mariage tantôt par l'attirance des contraires et par la maxime qui se ressemble s'assemble. Mais il faut voir que cela dépend des circonstances : quelqu'un peut utiliser la première maxime à propos de tel couple, la seconde à propos d'un autre, sans pour autant se contredire» (Leiter 1980). Schutz oppose l'attitude naturelle qu'on vient de décrire, et l'attitude scientifique. De plus, s'inscrivant dans une tradition importante qui va de Dilthey à Schutz, en passant par Weber et Husserl, il souligne l'opposition entre les sciences de la nature et les sciences de l'homme : « Les faits, les événements et les données ont une structure complètement autre pour le chercheur en sciences sociales. Son champ d'observation, le monde social, n'est pas essentiellement un monde sans structure. Il a une signification particulière et une structure pertinente pour les êtres humains qui y vivent, qui y pensent et qui y agissent. Ils ont sérié et interprété à l'avance ce monde par de nombreuses constructions... Les objets de pensée, construits par les chercheurs en sciences sociales, se fondent sur les objets de pensée construits par la pensée courante de l'homme menant sa vie quotidienne parmi ses semblables... Ainsi les constructions utilisées par le chercheur en sciences sociales sont, pour ainsi dire, des constructions au deuxième degré, notamment des constructions de constructions édifiées par les acteurs sur la scène sociale... » (Schutz 1987 : 10-11). Avant l'arrivée des sociologues professionnels, le monde social est déjà décrit par ses membres. Lorsque, au cours de son enquête, le sociologue interroge un acteur social, il le traite en fait, comme le remarquent Zimmermann et Pollner, comme un collègue en sciences sociales qui a lui-même déjà mené une enquête et interprété ce monde. D'où cette autre idée, fondamentale elle aussi, d'une sociologie profane - comme diront les ethnométhodologues - pratiquée par tous les acteurs sociaux : «Nous sommes tous, écrivait Schutz dès 1932, des sociologues à l'état pratique », et cette sociologie commune a sa logique et ses méthodes - celles du sens commun. Cette sociologie de sens commun est une ressource cachée de la sociologie professionnelle : je ne pourrais pas engager une recherche sur l'école, l'éducation, par exemple, si je n'avais pas à ma disposition déjà, avant même de commencer mon enquête, une idée de l'école et de l'éducation que j'ai reçue de mes parents, de mes professeurs, que j'ai acquise par ma propre expérience lorsque j'étais élève. Il y a ainsi tout un fond, habituellement non remarqué, du travail scientifique : «La connaissance courante de la vie quotidienne est la toile de fond non questionnée, mais toujours questionnable, à l'intérieur de laquelle s'origine l'investigation (...). Le concept de Nature, par exemple, que traitent les sciences naturelles, comme l'a montré Husserl, est une abstraction idéalisée du monde-vie, une abstraction qui, en principe et bien sûr légitimement, en exclut toute personne... Or c'est précisément ce monde-vie, à partir duquel les sciences naturelles doivent abstraire, qui est la réalité sociale, l'objet

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d'investigation des sciences sociales» (ibid : 77-78). Mais si, on l'a vu, la sociologie de sens commun est la ressource non questionnée de la sociologie savante, cela ne signifie nullement qu'on devrait remplacer cette dernière par la première et qu'il y aurait équivalence entre sociologie profane et sociologie professionnelle. Bien au contraire : le sociologue professionnel, en tant que membre d'une communauté scientifique qui le contrôle, qui dispose d'un langage spécifique, d'une logique particulière qui n'est pas la logique de la pensée courante, au lieu d'être intéressé par le monde (c'est sur cet intérêt du monde que reposait la sociologie profane), va s'efforcer de le tenir à distance, de le contempler comme le veut la démarche scientifique. L'observation participante est un des exemples que Schutz va proposer pour montrer cette opposition des deux démarches : « L'observateur participant ou le chercheur sur le terrain noue un contact avec le groupe à étudier, comme un homme parmi ses semblables ; l'attitude scientifique ne détermine que le système de pertinences qui fonctionne comme schème de sélection et d'interprétation, attitude que l'on laisse de côté pour le moment afin de la réintroduire par la suite» (ibid : 49). A première lecture, ce passage de Schutz semble la simple traduction, si l'on peut dire, dans son propre système de références, dans son langage, de la fameuse tension, centrale pour l'école de Chicago, entre participation et distanciation (no going native !). En fait, s'il part de cette école et de ses écrits, qu'il connaît très bien par ailleurs, sa description suppose un tout autre système de références : c'est en effet à partir de l'opposition entre deux mondes : celui de l'attitude naturelle et celui de l'attitude scientifique que Schutz reconstruit, ici, la problématique interne de l'observateur participant : il est à la fois totalement immergé - homme parmi ses semblables - quand il est sur le terrain, et totalement détaché, lorsque qu'il va travailler ses matériaux à partir de schèmes de sélection et d'interprétation, c'est-à-dire lorsqu'il passera à l'analyse, loin du terrain. Garfinkel et l'ethnométhodologie Historique Garfinkel commence ses études universitaires en 1946 à Harvard, sous la direction de Talcott Parsons qui a organisé dans cette université un Département de Sciences Sociales, regroupant les enseignements de la sociologie, de la psychologie sociale et de l'ethnologie. Entre 1950 et 1952, il prépare sa thèse de doctorat. Dans le même temps, il s'initie à la phénoménologie et lit Alfred Schutz dont l'œuvre se trouve être ainsi, avec celle de Parsons, à l'origine de l'ethnométhodologie. Après l'obtention du doctorat à Harvard, en 1952, Garfinkel va enseigner la sociologie à l'Université d'Ohio jusqu'en mars 1954, date à laquelle il trouve un emploi à l'université californienne de Los Angeles, - emploi qu'il n'a plus quitté jusqu'à l'âge de la retraite, en septembre 1988.

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Ce passage d'Ohio à la Californie lui a donné le temps d'analyser, sur la proposition de Fred Strodtbeck, les délibérations secrètement enregistrées d'un juré de tribunal. C'est en cette occasion, dira-t-il plus tard, qu'il aurait produit la notion des ethnométhodes, d'où est issu le terme « ethnométhodologie » : l'étude (logie) des ethnométhodes. Installé à l'UCLA (Université de Californie à Los Angeles) en septembre 1954, Garfinkel consacre encore quelque temps à son travail sur les jurés. A l'UCLA, Delf Hymes, spécialiste éminent de l'ethnolinguistique, compte parmi les collègues avec lesquels il est en relation. Ses recherches bénéficient alors de subventions de l'Institut National de recherches sur les maladies mentales (NIMH). C'est dans ce contexte que s'effectuera la célèbre recherche sur le cas Agnès, - histoire d'un jeune transexuel qui occupera, en 1967, un chapitre entier de l'ouvrage fondateur intitulé Studies in ethnomethodology. L'activité de formation et de recrutement du courant ethnométhodologique naissant commence dès 1955, de manière encore informelle, avec l'organisation par Garfinkel, d'un séminaire de maîtrise en collaboration avec Aaron Cicourel, qui publie un des ouvrages importants de l'ethnométhodologie dès 1964 sous le titre : Méthode et Mesure en Sociologie. Dans le début des années 1960, l'école ethnométhodologique reste limitée au petit groupe de ceux qui travaillent autour de Garfinkel et de Cicourel. Le lent développement de l'ethnométhodologie au début des années 1960 doit être compris à la lumière de l'état de l'institution sociologique universitaire dans ces années-là : cette institution reste dominée en 1950 et jusque dans les années 1960 par les centres de Harvard, Colombia, Chicago où s'effectuent des recherches importantes ainsi que les préparations des thèses de doctorat bien cotées. Dans ce contexte concurrentiel des universités américaines, la Californie n'est pas, à ce moment-là, bien placée pour attirer des étudiants-chercheurs. Dès 1964, un réseau de communications et de travail est en place autour de Garfinkel et de Cicourel, qui en est l'organisateur. Des étudiants de plus en plus nombreux passent leur doctorat sous les directions des deux leaders et trouvent des emplois, notamment à l'université. On rencontre autour d'eux des gens comme Schegloff, Speier, Sudnow, Turner qui deviendront célèbres, par la suite, dans l'ethnométhodologie. Ces étudiants avancés font la navette entre Berkeley où enseignent alors Cicourel et Goffman, et Los Angeles où ils suivent les enseignements de Garfinkel. C'est à ce moment-là également que le programme de l'ethnométhodologie s'installe : c'est l'exploration, qui doit beaucoup à la phénoménologie, des racines de la rationalité dans les pratiques courantes de la vie et dans les enquêtes profanes. Garfinkel n'a pas encore publié ses Studies in Ethnomethodology, mais les études qui seront réunies et publiées en 1967 sous ce titre sont déjà reprographiées et circulent sous cette forme. C'est là, d'ailleurs, ce qui constitue l'un des traits importants et permanents de l'activité ethnométhodologique. Cette forme de travail objectif est née de l'ostracisme de l'institution sociologique américaine envers les ethnométhodologues qui trouvent meilleur accueil dans certaines revues de linguistique.

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Entre 1967 et 1971, l'École connaît un certain développement. Cicourel encourage ses étudiants à effectuer des recherches ethnométhodologiques pour le doctorat à partir de leurs activités sociales. Il anime également des recherches dans des écoles de Santa Barbara, puis en Argentine, avec la participation d'étudiants. Zimmermann enseigne à l'Université Irvine, toujours en Californie, où Sudnow le rejoint en 1968, puis Craig Mac Andrew en 1970. Irvine devient ainsi un troisième pôle de développement du courant ethnométhodologique. Un autre groupe se forme à l'Université Columbia autour de Peter McHugh, qui s'associe à Schegloff. La maîtrise, par Cicourel et d'autres, de certaines méthodes quantitatives (l'informatique, notamment) tend alors à mettre fin à la rumeur selon laquelle « les ethnométhodologues ne seraient rien d'autre que des sociologues qui auraient raté leurs examens en méthodologie sociologique ». Les analyses de la sociologie savante, et plus spécialement de la méthodologie sociologique, que développe l'ethnométhodologie ne constituent pas une critique, au sens banal et courant du terme, de la sociologie standard. Leur but n'est ni d'améliorer les technologies de l'enquête, ni d'apporter des techniques qui pourraient s'ajouter aux procédures courantes du travail de terrain, qu'elles soient quantitatives ou qualitatives. Elles ont une toute autre finalité, qui s'inscrit dans le projet central de l'ethnométhodologie : il s'agit de mettre à jour les procédures qui gouvernent la construction sociale de la réalité, pour reprendre le titre d'un ouvrage de Berger et de Luckmann (1966). Ces deux auteurs ne sont pas des ethnométhodologues, mais des représentants de la phénoménologie sociale issue de Schutz. Leur titre est parfois repris dans le contexte de l'ethnométhodologie. Toutefois, Garfinkel remplace construction par production. La réalité sociale est construite ou produite, par des procédures qui sont à la fois le fait et de la sociologie profane et de la sociologie professionnelle : a) en ce qui concerne la sociologie profane, l'ethnométhodologie va donc développer et amplifier ce thème essentiel de Schutz, déjà signalé, selon lequel nous sommes tous, dans notre vie quotidienne, des sociologues à l'état pratique ; b) en ce qui concerne la sociologie professionnelle, les ethnométhodologues développent leur analyse à deux niveaux : - ils montrent que les procédures de la sociologie profane de sens commun, présentes dans celles de la sociologie professionnelle, sont l'impensé de cette sociologie ; - ils montrent également, par une réflexion épistémologique sur les méthodes de la sociologie savante, que ces méthodes aboutissent à une distorsion fondamentale de la réalité qu'elles étudient. A la fin des années 1960, le courant ethnométhodologique se heurte de plus en plus à l'hostilité générale de l'institution sociologique qui se sent attaquée dans ses bases épistémologiques. Comme l'écrit Patrick Pharo : « Le fait même de s'intéresser à ce qui, dans la vie ordinaire, ressemble le plus à ce qui se pratique dans le domaine de la sociologie, c'est-à-dire l'usage des méthodes pour rendre rationnelles et rapportables, les affaires ordinaires de la vie sociale, c'est-à-dire encore les

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processus interprétatifs de la vie ordinaire, suffit à introduire un doute sur la spécificité de la posture sociologique classique. Tout se passe comme si, par le seul fait de proclamer l'identité formelle des raisonnements sociologiques classiques émanant des profanes et des professionnels, cette identité résidant dans leur commun caractère d'accomplissements pratiques, l'ethnométhodologie commençait par scier la branche sur laquelle la sociologie est assise » (Pharo 1984 : 145). Pourtant, l'ethnométhodologie se développe, dès le début, dans le champ de la sociologie et de ses problèmes fondamentaux (l'ordre social, la théorie de l'enquête) et la plupart des ethnométhodologues ont reçu une formation sociologique traditionnelle. C'est un mouvement universitaire de recherche et d'enseignement avec sa vie institutionnelle interne, ses alliances et ses conflits intérieurs, avec sa participation aux congrès de sociologie. Garfinkel publie en 1967 ses Studies in Ethnomethodology. La même année voit paraître un ouvrage de David Sudnow sur la mort à l'hôpital. L'année suivante, Cicourel publie une étude concernant les tribunaux pour enfants et adolescents. Parmi les thèses soutenues, on peut citer, à titre d'exemple, en 1971, celle de Hugh Mehan sur les processus scolaires et celle de Marshall Shumsky (1971) sur les groupes de rencontre californiens, dont il était alors l'un des animateurs. Bientôt, l'ethnométhodologie va déborder les frontières de la Californie où, jusque-là, la sainte famille ethnométhodologique restait rassemblée avec ses rencontres, ses séminaires, ses clans universitaires, ses publications semi-confidentielles (ronéotypées), et sa polémique avec la sociologie établie. Avec la deuxième génération, entre 1970 et 1980, l'ethnométhodologie sort de son ghetto originel. La production des thèses, des recueils de morceaux choisis, de manuels et autres ouvrages de diffusion élargie installe le courant dans la sociologie universitaire, partiellement dans l'ethnologie, dans les nouvelles recherches sur le langage, dans les approches ethnographiques de l'éducation. Cependant, comme le remarquent Adler et Adler (1987) il n'y aura plus de recherches proprement ethnographiques faites par des ethnométhodologues à partir de 1980. Quelques travaux effectués sous la direction de Garfinkel dans des laboratoires font sans doute exception. Mais ils sont relativement anciens, déjà, et on constate aujourd'hui que cette orientation a été absorbée par la sociologie de la connaissance et de la science (Ogien). De même pour l'analyse de conversation. Un courant important en la matière était en germe dans les travaux d'Ho Sacks, qui ont trouvé une prolongation importante dans l'œuvre d'ethnométhodologues comme E. Schegloff. Mais là encore, ce courant ne semble pas se maintenir comme figure autonome de l'ethnométhodologie : en fait, ce sont les linguistes qui ont été finalement les bénéficiaires de ces recherches, comme le montre la publication (1991) en France, d'un manuel d'étude des conversations. Ici encore, l'ethnométhodologie n'aura constitué qu'un moment transitoire fécondant des recherches qui trouvent maintenant ailleurs leur développement. Reste enfin l'ethnographie de l'école. Son principal représentant est Hugh Mehan, à qui nous consacrerons un chapitre entier. Mais il est à peu près le seul, aujourd'hui, à représenter ce

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courant et, s'il reste marqué par sa formation en ethnométhodologie, - il y fait constamment référence - il vise lui aussi à s'en dissocier (comme l'a fait Cicourel avec sa sociologie cognitive) pour développer son propre courant de l'ethnographie constitutive. Notions fondamentales Les ethnométhodes Au cours d'un colloque de sociologie qui se tient en 1968 à Purdue, en Californie, on demande à Garfinkel de dire comment il a formé ce terme : ethnométhodologie. Il accepta la proposition d'un ami enseignant en sciences juridiques : travailler à l'analyse de bandes enregistrées au cours des délibérations d'un jury de tribunal (Garfinkel, 1984). La première possibilité à portée de la main, dans cette période, pour un sociologue américain, c'était la sociologie des petits groupes et plus précisément, comme l'indique Garfinkel, celle de Bales. Cet auteur, qui a travaillé avec Parsons, proposait des outils pour la recherche, des grilles pour l'observation des groupes. Garfinkel dit que s'il avait travaillé avec ces instruments de Bales pour analyser les transcriptions des bandes enregistrées, il aurait simplement trouvé là une nouvelle illustration de ce qu'on connaissait déjà par de nombreux travaux : on aurait identifié, par exemple, des leaders du groupe - du jury -, des formes de communications, des types d'influence ; mais ça n'intéressait pas Garfinkel qui, dans la ligne de Schutz, s'intéressa au raisonnement pratique des jurés au cours de leurs délibérations. On pouvait voir comment ça fonctionne, comment on peut pratiquement séparer le vrai et le faux, le certain et ce qui est seulement probable, prendre des décisions censées, se prononcer sur la culpabilité ou l'innocence de quelqu'un, sur des circonstances atténuantes ou pas, et donner finalement un avis aux juges après avoir assisté aux débats de la cour. Garfinkel va donner un nom à ces procédures que les jurés ont apprises dans la vie courante et non dans les facultés de droit : ce sont des ethnométhodes. On a l'impression, en lisant ce récit, que Garfinkel découvre un nouveau champ de recherche. En fait, il suit la leçon de Schutz, mais sans le dire. Il montre que le sens commun n'est pas une catégorie résiduelle comme le pensent souvent les sociologues lorsqu'ils recommandent, avec Durkheim, de s'en méfier. Pour Schutz et pour Garfinkel, le sens commun ne doit pas être considéré comme une version inférieure, atrophiée, de la connaissance scientifique. C'est un autre mode de connaissance : il a sa cohérence interne, sa pertinence, on peut en faire un nouvel objet de recherche en sociologie. Ce qui restait à l'état de programme chez Schutz pouvait maintenant être étudié sur le terrain, grâce à ces transcriptions intégrales de bandes enregistrées au cours des délibérations d'un jury. Dans la seconde partie de sa réponse, après avoir décrit son intérêt pour ces procédures de sens commun que les jurés mettent en œuvre dans leurs délibérations, Garfinkel raconte que peu de temps après, il feuilletait des ouvrages d'ethnologie et que, arrivé au chapitre de l'ethnoscience, la notion des ethnométhodes lui était venue par analogie.

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Les ethnologues appellent ethnoscience l'ensemble de certains savoirs de sens commun, que l'on peut observer dans les sociétés traditionnelles. Dans ethnoscience, «ethno » désigne le fait que la connaissance en question est en principe partagée par l'ensemble des membres du groupe considéré, et par eux seulement. La médecine des guérisseurs, par exemple, constitue une ethnomédecine. De là, par une sorte de libre association, un terme se proposait à Garfinkel comme spontanément : ces procédures mises en œuvre par les jurés, on pouvait les étiqueter, les présenter comme des ethnométhodes, - en opposant ce terme à la notion de méthodes (savantes) qu'on trouve dans les manuels classiques de sociologie, ou de psychologie, ou dans d'autres branches du savoir scientifique. L'ethnométhodologie devenait ainsi la science de ces procédures, de ces ethnométhodes. C'était, au fond, une manière neuve de présenter le programme de recherches phénoménologiques de Schutz avec la possibilité de passer à l'étude empirique. Les ethnométhodes constituaient un objet social nouveau, déjà là mais non remarqué, qui jusqu'ici n'avait pas retenu l'attention des sociologues et qui n'intéressait pas davantage les gens dans la vie courante. On mettait les ethnométhodes en œuvre dans la vie quotidienne continuellement, mais sans y prêter attention. On voit maintenant comment le terme est formé et ce qu'il désigne exactement : non pas, comme on le dit encore parfois, par un mauvais découpage du terme, une méthodologie pour l'ethnologie mais bien au contraire l'étude (logie) des ethnométhodes. Ce terme, d'ailleurs, n'est plus employé ; par contre, ethnométhodologie est le terme qui a été retenu. Il est à la mode vers 1968 dans les campus californiens, comme fut à la mode vers 1945 1'existentialisme, terme formé à partir d'un mot oublié : existential. Ruptures de routines, dispositif de visibilité, analyseur, dérangement Les ethnométhodologues ne proposent pas une nouvelle méthode pour la sociologie : ce serait, on l'a vu, faire un contresens que de la comprendre, par un mauvais découpage du terme, comme une méthodologie. Il faut y insister peut être encore : l'ethnométhodologie est l'étude méthodique - savante - des ethnométhodes qui, elles, ne sont pas savantes mais au contraire profanes (même si, et on peut aussi le montrer, la sociologie savante les met en œuvre et ne veut pas le savoir). L'ethnométhodologie ne mène donc pas ses recherches sur les ethnométhodes en utilisant une méthode particulière ; toutes les méthodes, finalement, peuvent contribuer à interroger le social et à réaliser le programme de l'ethnométhodologie : révéler et analyser un impensé de notre société dont, notamment, font partie les routines qui fondent la vie sociale. L'attitude naturelle contribue à rendre invisibles ces routines qui fondent et maintiennent nos échanges : la sensation généralisée et routinisée d'être dans un monde connu en commun avec les autres, ainsi que la présupposition que chacun peut entrer en communication avec les autres, qu'on peut se comprendre à demi-mot, - et c'est bien ce qui se passe effectivement dans les interactions de tous les jours. Dans ces interactions, nous mettons en œuvre des modes de compréhension réciproque et des techniques de communication souvent allusives, procédant par des raccourcis qui sont loin de fonctionner comme on le fait quand on adopte une attitude scientifique qui est, comme l'a montré Schutz, à l'opposé de l'attitude naturelle. Mais l'attitude scientifique est un luxe que la société s'offre seulement en certaines occasions et qui ne convient pas à la vie de tous les jours. Si, en effet, la clarté et la raison sont des qualités appréciées dans les communications entre

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chercheurs, l'imprécision non seulement est quelque chose de normal mais bien plus, elle est une sorte de règle fondamentale mais invisible de la vie quotidienne. Voici, pour illustrer ce qui précède, un exemple emprunté aux Studies in Ethnomethodology ; il s'agit d'un exercice effectué par une étudiante, Esther qui a raconté ensuite à Garfinkel ce qui s'est passé :

«Esther : - Sam, mon mari, m'a déclaré qu'il était fatigué.

Je lui ai dit : - En quel sens ? Physiquement ? Mentalement ? Ou es-tu tout simplement énervé ? Sam : - Je ne sais pas, je crois que c'est surtout physique... Esther: - Tu veux dire que tes os ou tes muscles te font mal ?

Sam: - Je crois que c'est ça. Mais ne sois pas si technique !

Cet exemple montre qu'on ne peut pas introduire dans la vie quotidienne l'attitude scientifique. C'est une illustration de la méthode du braeching : ces ruptures de routines, que Garfinke1 utilise avec les étudiants, sont, dit-il, des démonstrations. Ces dispositifs de visibilité, sont, pour parler maintenant le langage de l'analyse institutionnelle, des analyseurs construits. Ils instituent un dérangement des routines visant à les rendre visible. Indexicalité et réflexivité Garfinkel emprunte le terme d’indexicalité à Bar Hillel (1954), qui l'utilisait dans un sens linguistique restreint, à propos de quelques expressions indexicales appelées également deictiques : il s'agit de termes comme ici, maintenant, ceci, cela, qui n'ont de signification que par référence à un contexte. Si, par exemple, je dis : ici, il fait froid, seuls les gens présents, ici, avec moi, peuvent comprendre que je parle de ce lieu où nous sommes ensemble en ce moment : notre salle de cours, qui n'est pas chauffée. Pour des gens qui ne sont pas ici, je dois préciser : « ici, c'est la salle de cours C 022 de l'Université de Paris VIII à Saint-Denis », alors que pour ceux qui ont froid avec moi, le déictique ici était suffisant par une référence implicite au contexte, - la salle de cours. L'indexicalité généralisée, si elle est prise de manière radicale, si on l'applique à toute situation constituée en objet d'analyse, conduit à un localisme radical en sociologie et limite toute pratique d'enquête à l'attitude monographique et ethnographique. Ceci à des conséquences immédiates et fondamentales pour le fieldwork : la prise en compte de l'indexicalité radicalise la vocation microsociologique de l'ethnosociologie. De plus, si je veux saisir la signification des mots du langage commun propre à un groupe social, l'acquisition de la langue par une méthode rationnelle ne saurait être suffisante : je me heurterai toujours au problème de l'indexicalité, à moins de devenir membre de la communauté que je veux étudier. Et pour ce faire, je devrai, contrairement aux recommandations des sociologues de

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Chicago (No doing native !), m'immerger totalement dans le groupe, devenir moi-même membre, être tout aussi à l'aise dans le langage naturel du groupe que si j'étais né parmi eux. Ceci conduit à l'observation participante complète (Adler et Adler, 1987). Lorsque je prends ma place dans la file qui se constitue en attendant l'autobus, je contribue activement à la constitution de cette file. Je fais respecter son ordre : « faites la file comme tout le monde ! » En même temps, réflexivement, je suis tenu de rester à ma place par l’ordre même que je contribue à constituer. Par mon arrivée et par mon installation dans la file, à la fois je participe activement à son institution et je suis institué par elle. Il n'y a pas un moment dans le temps où je serais instituant de cet ordre, et un autre où je serais institué par cet ordre que j'institue en tant que j'y participe puisque sans moi et sans ces autres moi qui attendent l'autobus, il n'y aurait pas de file d'attente. L'instituant et l'institué ne sont dissociés ici que par une description après coup ; ils ne le sont pas dans l'activité réflexive, ici et maintenant. La psychologie de la forme (la gestalt-théorie) illustre aussi, sans employer le terme, la notion de réflexivité. Selon la gestalt-théorie, tout élément d'une structure et la structure comme totalité se déterminent, se produisent réciproquement. La couleur que je vois sur la couverture de ce livre posé sur cette table est déterminée localement par son contexte de lumière et de colorations et c'est la dimension indexicale de l'activité réflexive ; en même temps, la même couleur contribue à produire son contexte de coloration et de lumière. L'ensemble des objets posés sur la table constituent, par leur totalité, le contexte sur lequel chacun d'eux se détache et est regardé : le fond n'est rien d'autre que l'ensemble des éléments et ces éléments, à leur tour, ne sont perçus que sur ce fond qu'ils constituent tous ensemble. De plus, cette perception n'est pas passive ; elle implique une activité perceptive. Mon regard sur les choses les organise, les constitue par un découpage, par une vue sur le monde qui est mienne et qui en même temps s'impose à moi, comme l'exprime ce passage célèbre de Paul Valery méditant dans le cimetière de Sète : «Tout entouré de mon regard marin ... » L'indexicalité et la réflexivité sont indissociables. La réflexivité est, comme l'indexicalité, constitutive du langage et des descriptions du monde que je produis : si je décris une situation, je contribue à la constitution de la situation que je suis en train de décrire. Le reporter qui décrit l'événement en cours contribue à la production de cet événement. Dans la pratique ethnographique, l'observateur participant contribue à produire par ses descriptions et son action la situation qu'il décrit (Schwartz et Jacobs 1979: 53-54). La méthode documentaire d'interprétation Pour étudier le fonctionnement de la méthode documentaire d'interprétation dans la vie quotidienne, Garfinkel va construire un dispositif expérimental pour lequel dix étudiants de premier cycle d'université vont servir de cobayes. On leur dit que le département de psychiatrie a engagé une recherche sur les méthodes de la psychothérapie en tant qu'elles sont «un moyen de conseiller des personnes sur leurs problèmes personnels». En réalité, les sujets de l'expérience vont rencontrer un collaborateur de Garfinkel et non un psychothérapeute. Dans un premier temps, chaque sujet doit « exposer le contexte de quelques problèmes sérieux pour lesquels il souhaite être conseillé ». On leur dit qu'il sera répondu aux questions posées seulement par « oui»

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ou par « non ». Le (faux) conseiller qui se tient, invisible, dans une pièce voisine enverra ses réponses au moyen d'un système émetteur-récepteur que le sujet débranchera lorsqu'il enregistrera ses commentaires au conseil reçu. Le premier étudiant raconte qu'étant juif, il sort depuis environ deux mois avec une fille non-juive. Or son père, dit-il, n'est pas vraiment opposé à cette liaison, mais pas vraiment content non plus ; sa mère pense qu'il peut continuer à fréquenter son amie aussi longtemps que le père ne s'y opposera pas explicitement. L'étudiant veut savoir si dans ces conditions il doit persister et c'est la question qu'il pose au «conseiller» : - ma réponse est non, réplique le « conseiller ». Cette réponse a été tirée au hasard, avant l'expérience, comme toutes les réponses qui vont suivre. Mais l'étudiant ne le sait pas ; il la prend pour le conseil d'un vrai psychothérapeute. Dans son commentaire, il déclare que cette réponse est intéressante, qu'elle émane d'une personne non impliquée qui, de ce fait, peut mieux juger ; elle a dû, dit-il, sentir les risques de crise entre le père et le fils, et ce malgré l'attitude actuelle du père (je résume ici ce que le sujet a enregistré en tant que commentaire après la réponse « non »). Il demande ensuite au «conseiller» s'il doit avoir avec son père une nouvelle discussion. La réponse est « oui », Commentaire du sujet : « En effet, je sens que c'est raisonnable mais je ne sais pas vraiment quoi dire... » Puis il formule sa troisième question : « Si mon père me dit que je peux continuer de sortir avec elle, mais si en même temps, il donne l'impression qu'il est contre, dois-je continuer à sortir avec cette fille ? - Oui, répond l'expérimentateur. Commentaire du sujet : -Ah bon! Je suis vraiment surpris par cette réponse. J'attendais une réponse négative. Ceci s'explique peut-être parce que vous ne connaissez pas mon père et ses réactions... Et ainsi de suite. Garfinkel présente ensuite d'autres entretiens effectués dans les mêmes conditions expérimentales. Puis il commente les résultats. On constate «qu'aucun des sujets n'a eu de difficultés à aller jusqu'au bout de la série des dix questions, ni à résumer et évaluer les conseils comme on lui demandait de le faire après chaque réponse. Les réponses étaient perçues par le sujet comme des réponses aux questions. Il «faisait l'hypothèse... que les réponses étaient des conseils ». Puis : -Il n'y avait pas de questions pré-programmées ; la question qui suivait était motivée par les possibilités rétrospectives prospectives de la situation présente qui étaient modifiées par chaque échange. Le sujet faisait l'hypothèse que si la réponse n'était pas évidente pour lui, son sens pouvait être déterminé par une recherche active consistant en partie à poser une autre question afin d'établir ce que le conseiller avait à l'esprit... «La nouvelle question apparaissait comme le résultat de

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réflexions sur le cours passé de la conversation ». Les réponses du «conseiller» étaient inductrices, on l'a vu, de nouvelles questions : -Les sujets commençaient quelquefois par ce qui avait été donné en réponse... La réponse identique... offrait une réponse à une question complexe qui en termes de stricte logique propositionnelle n'autorisait ni un simple oui, ou non. « Lorsque les réponses étaient insatisfaisantes, ou incomplètes, les sujets désiraient attendre les réponses suivantes, afin de décider du sens des réponses précédentes... Les réponses incongrues étaient résolues en attribuant de la connaissance et de l'intention au conseiller... Dans le cas de réponses contradictoires, beaucoup d'efforts étaient déployés par le sujet pour retrouver l'intention possible de manière à éliminer les contradictions et incohérences ou toute forme de non sincérité éventuelle chez le conseiller.. Mais « lorsque l'éventualité d'être dupé éveillait les soupçons chez les sujets, la réponse du conseiller documentait le pattern de la tromperie au lieu du pattern du conseil». En outre, le sujet attribuait au conseiller ce qu'il avait mis dans sa question. Si le sujet avait demandé : « devrais-je aller à l'école pour étudier ? et que l'expérimentateur répondait « non» le sujet commentait ainsi : - Il dit que je ne devrais pas aller à l'école pour étudier. Pour apprécier le conseil, décider de son caractère raisonnable, de sa légitimité, les sujets se référaient aux différentes structures sociales, mais pas à n'importe laquelle, seulement les institutions que le sujet considérait connues du conseiller comme de lui-même, et plus précisément encore « des structures sociales normalement évaluées ». Ces éléments normatifs du système social « vus de l'intérieur, prouvaient l'appartenance du sujet aux collectivités auxquelles il faisait référence ». Ces éléments étaient supposés faire partie d'un « corps de connaissances de sens commun, admis par chacun concernant des aspects normatifs de la famille, de la maison, du travail... » Garfinkel résume le tout par une phrase qui constitue une excellente formulation de la réflexivité telle qu'il a pu l'étudier dans son laboratoire : -Chacun élaborait des évidences tout en étant en même temps élaboré par elles. Cette étude de la méthode documentaire d'interprétation, limitée à la pratique de la sociologie savante chez Mannheim, généralisée à l'ensemble du raisonnement sociologique pratique par Garfinkel, montre comment la réflexivité est bien, avec l'indexicalité, à la racine des procédures par lesquelles nous interprétons continuellement le monde social en fonction de nos besoins. Le travail d'institution Cornélius Castoriadis, dans un article dont la première version paraît en 1965, parle de travail d'institution pour décrire l'activité instituante fondatrice de toute vie en société (Castoriadis, 1975). Les ethnométhodologues, contrairement aux institutionnalistes français, n'utilisent pas cette expression. On peut cependant considérer qu'ils décrivent eux-aussi cette dimension

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essentielle, bien que généralement oubliée, de la vie en société. Agnès Agnès est une jeune fille de dix-huit ans, bien faite, très féminine. Elle est secrétaire dans une Agence à Los Angeles, lorsque en 1957, elle se présente à la polyclinique de l'Université où Garfinkel enseigne. Elle vient demander aux médecins de mettre fin à une anomalie dont elle est affligée : une verge, qu'on doit lui enlever pour mettre à la place un vagin. C'est dit-elle comme une verrue qu'il faut faire disparaître ; ça n'est pas, ça n'a jamais été pour elle un organe sexuel effectif. Agnès et les médecins. Le docteur Robert Stoller, psychanalyste, ami de Garfinkel, mène à ce moment-là, dans cet établissement, une recherche sur les transexuels, problème assez nouveau dans le champ médical de l'époque : il lui consacrera en 1968 un ouvrage, Gender Identity, traduit en 1978 en français sous le titre: L'identité sexuelle dont le chapitre II raconte l'histoire d'Agnès, sans lui donner de nom. Garfinkel fait partie du staff de Stoller et, dans ce cadre, il aura avec Agnès un certain nombre de conversations, au terme desquelles il va reconstituer en partie l'histoire de sa vie, considérée seulement du point de vue de son identitié sexuelle. Pour Stoller et ses collègues médecins, Agnès est un jeune homme qui a décidé de changer de sexe au moyen d'une intervention chirurgicale. On ne va pas intervenir aussitôt, on va d'abord procéder à une longue enquête. L'observation d'Agnès va durer plusieurs mois et donnera lieu à ce travail interdisciplinaire auquel Garfinkel va prendre part au côté de gynécologues, de psychologues et d'autres spécialistes en la matière. Agnès sera observée, interrogée et surveillée ; on va fouiller son sac en cachette pour voir si elle ne prend pas des hormones. L'équipe de Stoller a des doutes et malgré les apparences, ne comprend pas cette féminité presque parfaite dont Agnès affirme qu'elle est naturelle. Et on va finalement l'opérer. Garfinkel, lui, semble prendre Agnès au mot. Il va se comporter avec elle, comme le veut l'attitude naturelle. L'attitude naturelle et le monde sexuel. Et voici, dès les premières pages du texte de Garfinkel, une illustration de ce qu'est l'attitude naturelle, en matière de sexualité : un ensemble d'allant-de-soi, un système de routines qui produisent et maintiennent au jour le jour l'ordre social dans le domaine des identités sexuelles en tant qu'elles constituent des faits sociaux institués. Garfinkel commence donc par décrire, à la manière de Schutz, ce monde quotidien dans lequel la division des êtres humains en deux sexes, - si l'on met à part quelques exceptions qui confirment la règle - se présente comme une évidence, un fait de nature : «du point de vue d'un membre adulte de notre société, le milieu des individus normalement sexués» est peuplé de personnes des deux sexes, mâles et femelles... Le membre adulte s'inclut lui-même dans cet environnement et se considère comme en faisant partie d'une manière ou d'une autre... Certains insignes sont regardés par les gens normaux comme étant essentiels dans leurs fonctions identificatrices alors que d'autres qualités, actes, relations entre membres sont traités comme passagers, accidentels, et circonstantiels. Pour la population normale, la possession d'un pénis pour un homme et celle d'un vagin pour une femme sont les insignes fondamentaux. Les sensations appropriées, ainsi que les

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activités, les obligations des membres, tout est distribué en fonction de la possession d'un pénis pour les uns et d'un vagin pour les autres... La reconnaissance d'un individu comme mâle ou comme femme est automatiquement faite par les membres normaux... Pour les gens normaux, la présence d'objets sexués dans un environnement donné à la caractéristique d'être un fait naturel. Cette norme véhicule avec elle, comme un constituant de sa signification intrinsèque, le sens de ce qui est droit et correct... Pour le membre adulte, une société normale est donc composée de membres qui sont de l'un ou de l'autre sexe, etc. Agnès : une femme avec un sexe d'homme. Agnès en tant que femme, s'inscrit tout naturellement dans cette division de la société entre mâles et femmes. Elle est une sorte de propagandiste acharnée de cet ordre, et elle déteste tout particulièrement les homosexuels parce qu'ils le transgressent. Elle garde même ses distances par rapport aux transexuels qui fréquentent la même clinique, parce qu'ils veulent eux aussi changer de sexe. Sa demande à elle, dit-elle, n'est pas à proprement parler de changer de sexe, puisqu'elle est depuis toujours de sexe féminin. Elle est née femme malgré son état civil, établi par erreur à sa naissance sur la foi de certaines apparences. Ce fut une erreur administrative, qu'il faudra aussi réparer. Garfinkel admet ce discours. Cela n'est pas affaire de conviction, il se peut même qu'il ait des doutes quelquefois, comme on peut le voir à la manière dont il reconstruit la vie d'Agnès à partir de ses récits et de ses souvenirs pleins de trous. Mais il la reconnaît en tant que femme et le montre par ses gestes quotidiens lorsqu'il est en présence d'Agnès dans la vie de tous les jours : il ouvre pour elle la porte de sa voiture et s'assure que les coussins sont confortables avant de se mettre lui-même au volant ; il porte le sac d'Agnès, lorsqu'il l'amène déjeuner au restaurant universitaire. Se comportant en galant homme, il constate qu'Agnès est très contente d'être reconnue par lui, comme une femme de plein droit. Ils conspirent donc ensemble à produire et maintenir en permanence l'ordre sexuel du monde à travers ses manifestations. Leurs conversations sont souples, Garfinkel semble se laisser guider en général par le discours d'Agnès avec parfois, cependant, quelques demandes de précisions qui ne sont pas toujours bien accueillies. Parfois, Agnès est fâchée, et alors il s'excuse. Il semble même avouer qu'il a gaffé, qu'il aurait dû laisser ce point dans l'ombre et accepter, comme il le fait en général, tous les non-dits sur l'enfance d'Agnès, le fait qu'elle refuse de présenter à l'équipe de Stoller sa mère, et Bob, son fiancé. Elle décrit Bob comme un jeune homme parfait qui, par amour pour elle, accepte provisoirement son anomalie ; mais il attend avec impatience l'opération qui doit parachever la féminité de sa fiancée. Il y a donc des trous dans le récit de sa vie : mais que peut signifier ici cette notion de vérité ? L'histoire d'une vie est toujours une reconstitution. A quelle nature pourrait-elle d'ailleurs renvoyer ? Apprendre les rôles féminins. Agnès, parce qu'elle était affligée d'un sexe d'homme, a été élevée comme un garçon. Contrairement à ce qui se passe avec les petites filles, on ne lui a pas transmis les règles de conduite qui, dans notre société, constituent la définition sociale du sexe : elle n'a pas appris, par exemple, à faire la cuisine. Or il semble que dans les années 1950, aux États-Unis, dans le milieu où vit Agnès en dissimulant à tout le monde - sauf aux médecins et à Garfinkel -, son anomalie sexuelle, le fait de ne pas connaître du tout l'art culinaire soit plutôt étrange : il pourrait produire de la suspicion, mettre en doute cette image de jeune fille accomplie qu'Agnès

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affiche dans le monde. Mais comment apprendre à faire la cuisine sans avouer qu'elle n'a pas déjà appris à cuisiner dans son enfance comme toutes les petites filles de son âge ? Une occasion se présente : la mère de son fiancé. Agnès ne lui dit pas qu'elle ne sait pas cuisiner du tout, ce qui pourrait éveiller quelques soupçons ; or elle a besoin d'être vue partout, et par tous, comme une jeune fille accomplie. Elle a besoin de voir sa féminité, aurait dit Sartre, dans le regard des autres. Elle dit donc à la mère de Bob, qui est d'origine étrangère, qu'elle désire apprendre sa façon exotique de faire la cuisine. Ce faisant, elle apprend à se servir des fourneaux, des épices, bref, elle apprend à faire la cuisine, tout court. Et ainsi de suite. Elle est obligée d'observer continuellement ce que font ses copines, comment elles s'habillent, flirtent avec les garçons. Elle devient ainsi, par nécessité, l'ethnographe de la féminité américaine dans les années 1950. Elle aide Garfinkel à analyser cette exhibition (account) de la féminité, sa production sociale et son maintien. Il n'y a pas de règle au repos. Les règles sociales qui régissent les identités sexuelles, en tant que composantes sociales d'un ordre donné, ne constituent pas un ciel des normes déjà là et qui se reproduirait simplement par la socialisation des enfants. Ces règles n'existent que dans la mesure où elles sont continuellement reprises et re-produites, produites à nouveau, dans des circonstances pratiques, localisées, par les membres de la société. Comment l'écrit Wittgenstein, il n'y a pas de règle au repos. Une règle sociale n'existe que si l'on en fait usage dans la vie de tous les jours où elle sert à régler nos relations quotidiennes. Par un travail incessant, mais non remarqué, car la société, écrit Garfinkel, cache à ses membres ce travail, nous construisons continuellement la distinction sociale des hommes et des femmes, avec des attributs bien visibles et bien distincts. Cette édition continuelle de signes qui manifestent l'ordre social est nécessaire à son maintien. Agnès rend visible ce travail d'institution. Ce n'est pas seulement son propre travail ; c'est le travail de nous tous dans la vie quotidienne. Lorsque Garfinkel prépare l'installation d'Agnès dans sa voiture, lorsqu'il porte son sac, il contribue lui aussi au maintien de cet ordre social réglé. En même temps, ce travail est occulté par la société et l'ordre social apparaît comme un ordre naturel. Agnès, comme nous tous, oublie ce travail permanent, de sorte que sa féminité se présente idéalement, tout comme la marchandise chez Marx, comme un fait social donné, naturel et éternel (Quéré, 1984). La réification. Garfinkel en tant qu'analyste, avec l'aide indispensable d'Agnès, son analyseur, rend l'invisible visible. Il dévoile ce processus de réification qui fonde l'attitude naturelle de l'homme dans le monde. Ce préjugé du monde, c'est l'oubli de son institution. D'où le renversement – « le slogan de mon enseignement », disait un jour, Garfinkel -, qui constitue l'introduction aux Studies et à l'ensemble du mouvement ethnométhodologique : « Prenant le contrepied de l'enseignement de Durkheim, selon lequel le principe fondamental de la sociologie est la réalité objective des faits sociaux, on proposera - comme postulat et comme orientation de recherche - que, pour les membres qui font de la sociologie, le phénomène

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fondamental est la réalité objective des faits sociaux en tant qu'accomplissement continu des activités concertées des membres qui, dans leur existence quotidienne, utilisent pour cela des procédés ingénieux, considérés comme allant de soi. » De l'institution d'un groupe de rencontre à celle d'un entretien En 1972, Marshall Shumsky qui prépare son Ph. D (doctorat), sous la direction de Cicourel effectue une étude ethnométhodologique consacrée à une session de groupe de rencontre dont il est l'animateur. Nous allons faire un détour par cet ouvrage trop peu connu : il va nous introduire à la problématique fondamentale de l'entretien. Shumsky montre que le groupe de rencontre - l'encounter group californien associé à la bio-énergie, à la gestalt-thérapie, etc. - suppose toujours, tout comme le T. Group qui l'a précédé, un travail fondateur, mais non remarqué, d'institution active et permanente du groupe par lui-même ; ce travail est la hantise de l'animateur du groupe mais il ne l'explicite jamais, ni pour lui-même, ni pour le groupe. Et c'est probablement parce qu'il est mal à l'aise - il nous le dit lui-même -, dans la conduite de ce groupe, que Shumsky découvre cette dimension instituante et la décrit avec beaucoup de pertinence. Ce faisant, il nous montre l'impensé de toute situation thérapeutique ou pédagogique, et plus généralement de toute situation dans laquelle des êtres humains se rencontrent et doivent définir ensemble - c'est-à-dire produire, ou encore instituer - une certaine situation. Et c'est bien ce qui se passe dans l'entretien, comme va le montrer un autre passage du même ouvrage de Shumsky. Après être passés par la technique dite du hot-seat, le siège chaud, qui consiste à exprimer ses problèmes devant l'ensemble du groupe thérapeutique, certains participants sont invités à s'entretenir sur ce qui vient de se passer avec Cicourel, avec qui Shumsky prépare sa thèse. L'entretien se tient sur les lieux de l'expérience, mais dans une pièce voisine de celle où a lieu le groupe de rencontre. On dispose d'un enregistrement vidéo de la séance à ses débuts, et plus particulièrement du moment pendant lequel le sujet interviewé est passé sur le hot-seat. On lui propose donc ensuite de s'exprimer librement, spontanément, sur ce qu'il vient de vivre. La seule suggestion proposée au départ est fournie par la projection du film vidéo. Jay est un habitué de ce groupe de rencontre qui s'est déroulé sur une longue période, plus d'un an, avec des séances hebdomadaires. Il connaît parfaitement les ficelles de cette technique. Il est donc capable de jouer avec les stratégies qui font partie de l'arsenal habituel du psychosociologue praticien. Il va le montrer en jouant avec Cicourel qui l'interroge, et en mettant à jour l'impensé de la situation, ce qui est implicite et jamais interrogé dans ce type de relations. Au début de l'entretien, il dit à Cicourel : -Je suis psychanalytiquement endoctriné. Cicourel : - Oui, assied-toi. Jay : - Avez-vous du feu ? Cicourel: - Oui (...)

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Jay : - Mais que voulez-vous donc savoir ? Vous êtes ici en train de m'observer. On voit que dès le début l'enquêteur essaie de créer, selon les règles de l'art et, comme le recommandent les manuels, un climat de détente (« asseyez-vous »). Jay qui « connaît la chanson» s'amuse à dé-construire la situation en la retournant : c'est lui qui pose à l'enquêteur la première question : - Que voulez-vous savoir ? Il pose sa question après avoir souligné de manière un peu ironique (« avez-vous du feu ?») l'effort que fait l'enquêteur pour le mettre à l'aise, alors qu'il est déjà parfaitement à l'aise. Les trucs habituels de psychosociologue pour mettre à l'aise, pour faciliter l'expression du sujet -, avec bien sûr l'arrière-pensée qu'ainsi l'autre va parler spontanément -, sont ironiquement soulignés. Jay connaît ces trucs ; il le montre en renversant la situation. Alors qu'il devrait répondre à des questions, il en pose. Mais l'important n'est pas le contenu de ce qu'il dit, c'est ce retournement de la situation. Il fait apparaître un travail nécessaire à la conduite de tout entretien, mais qui n'est jamais décrit en ces termes. Celui qui conduit l'entretien doit à la fois veiller à l'émergence d'un matériau utilisable dans le cadre de la recherche -les commentaires du sujet, l'expression également de ses sentiments -, et d'autre part maintenir le cadre institué de cet entretien. On n'est pas ici, en effet, dans une rencontre sociale courante. C'est une situation où quelqu'un mène une recherche. Il faut donc construire et maintenir l'entretien défini comme situation d'un certain type, - de la même manière que l'animateur du groupe de rencontre doit construire et maintenir en permanence cette situation spécifique qu'on appelle groupe de rencontre, ou que l'enseignant doit construire avec ses élèves et maintenir en permanence une situation pédagogique contrôlée d'apprentissage et de transmission de savoir. Des ensembles localisés de pratiques instituantes (ELPI) Ce travail sous-jacent à l'activité nommée leçon, groupe thérapeutique ou entretien non structuré est, au sens actif du terme, un travail d'institution. Des ensembles localisés de pratiques instituantes sont constamment sous-jacents aux échanges et aux actions. Les gens, en même temps qu'ils agissent, qu'ils communiquent, qu'ils entrent dans des interactions diverses, doivent produire et entretenir les conditions de possibilité de tels échanges ; ils doivent constamment assembler le social, mais il ne le voient pas et cela ne les intéresse pas. Rousseau avait déjà, dans le contexte philosophique de son époque, désigné cette région méconnue de la vie sociale en termes de contrat social. Il montrait que ce contrat était la condition de toutes les décisions qu'il appelait politiques pour indiquer qu'elles organisent la vie en société. Mais de ce fondement, on ne pouvait pas dire grand-chose, il n'était saisissable que par ses effets. Avec la phénoménologie sociale, puis l'ethnométhodologie, le programme de recherches esquissé (inauguré ?) par Rousseau se trouve enfin reconnu, et des méthodes d'investigations adéquates sont mises en place pour le réaliser.

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VI Critique de la sociologie «standard» Chez les ethnométhodologues (par exemple : Cicourel, 1964 ; Mehan et Wood, 1975 ; Benson et Hughes, 1983 ; Schwartz et Jacobs, 1979), on trouve une critique (au sens d'un examen des fondements) de la sociologie dite positiviste ou standard. On retiendra de ces ouvrages quelques passages essentiels. La notion de sociologie positiviste désigne ici une théorie de la sociologie et de son objet qui est la vie des hommes en société, tandis que l'expression sociologie standard vise plutôt une certaine méthodologie des enquêtes, méthodologie appelée aussi quantitative. On doit cependant considérer ces critiques de la sociologie positiviste et standard comme des retombées de l'ethnométhodologie, plutôt que comme une illustration du projet ethnométhodologique proprement dit. Lorsque, en effet, des ethnométhodologues s'occupent, comme le fait Garfinkel dans certains chapitres des Studies, de la technologie des enquêtes, c'est dans le cadre d'un projet plus radical : il s'agit en effet, pour eux, de montrer comment les enquêtes, qu'elles soient profanes ou professionnelles constituent une manière de produire un fait social (Conein, 1984). Il faut rappeler enfin que l'ethnométhodologie ne propose pas de nouvelle méthode pour faire de la sociologie. Si elle s'intéresse aux méthodes de la sociologie, ce n'est pas pour remédier à leurs éventuelles défaillances. On ne peut pas déduire du discours ethnométhodologique, par exemple, une manière de faire du travail de terrain ; si un ethnométhodologue parle du travail de terrain, de l'observation participante - comme le fait par exemple Cicourel dans son livre de 1964 sur La méthode et la mesure - c'est pour en dégager les présupposés, et non pour l'améliorer. Les techniques de la sociologie «standard» Pour engager une recherche concrète, en sociologie, il faut se donner un objet de recherche et des méthodes appropriées pour l'aborder, consulter des documents, collecter des données sur le terrain, ramasser un matériau à partir duquel on pourra procéder à des analyses et rédiger un rapport, un mémoire de recherche, un ouvrage, etc. Ce travail passe par un certain nombre de phases. On choisit d'abord soit un terrain, soit une population. Ensuite va commencer la collecte des données. À cet effet, on va soit observer des situations, procéder à des entretiens plus ou moins structurés, soit administrer des questionnaires, traiter les réponses obtenues, recueillir des documents officiels ou personnels, solliciter peut être des récits de vie. La dernière phase de la recherche sera celle de l'analyse et de la rédaction.

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Ce schéma très général vaut, en principe, pour les deux grandes orientations de la recherche empirique en sociologie : l’orientation quantitative (l'enquête par échantillonnage, par questionnaires et traitement statistique), l’orientation qualitative (l'enquête par observation participante, entretiens ethnographiques, récits de vie). On se limitera ici à l'enquête quantitative, ou enquête standard, qui est la traduction du positivisme dans la recherche empirique. Construction d'un échantillon et administration d'un questionnaire Pour mener une enquête correspondant aux normes de la méthode quantitative, on commence en général par établir un échantillon statistique (aléatoire) de la population étudiée. On admet que les membres de cet échantillon représentent l'ensemble de la population qui intéresse les enquêteurs. Il constitue comme un modèle réduit de la population totale, avec ses principales caractéristiques démographiques. On administre ensuite aux membres de l'échantillon un questionnaire qui est lui-même l'aboutissement de procédures complexes avec des questions dont les réponses sont fixées (on peut répondre par oui ou par non à chaque question, ou bien il est possible d'indiquer un choix sur un ensemble limité de possibilités). Enfin, l'outil mathématique et statistique est mis à nouveau à contribution pour le traitement des réponses. On le voit, la quantification (le nombre, la mesure) caractérise la première (échantillonnage) et la dernière phase (traitement des réponses) du processus. Les résultats vont être ensuite présentés sous forme de tableaux, de chiffres et de pourcentages. Ces tableaux sont en général à double entrée : on indique dans un ordre vertical certains facteurs caractéristiques de la population (âge, sexe etc.) qui constituent ce qu'on appelle les variables indépendantes. L'autre dimension du tableau est consacrée aux variables dépendantes (la réussite ou l'échec scolaire, sur lesquels porte l'enquête, constituent les variables dépendantes, alors que l'origine géographique des élèves par exemple, constitue une variable indépendante). Traitement des «données» Les « données» issues des rencontres entre enquêteurs et enquêtés ne sont pas des matériaux bruts. Ces matériaux ont été travaillés, traités pour passer du matériau initial - les réponses obtenues, les déclarations fournies - au statut de « données sociologiques ». a) Les déclarations recueillies au cours de cette phase de la recherche peuvent concerner un très grand nombre de sujets ou objets de recherche : des attitudes, des croyances, des opinions, des actions passées ou présentes, etc. Ces réponses obtenues vont faire l'objet d'un traitement passant lui-même par un certain nombre de phases au terme desquelles on verra apparaître, sous la plume du sociologue, les systèmes de relations sociales, de normes, de valeurs qui dans le système social étaient jusque-là invisibles, mais présents. On suppose, on l'a dit déjà, que ces structures, normes, valeurs constituent la source véritable, mais cachée des propos recueillis au cours des entretiens. Pour le sociologue, il existe une société

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vraie, mais non visible, un invisible derrière le visible qui se donne à voir et à entendre dans la vie de tous les jours. Mais ce traitement des matériaux suppose que les enquêtés, en tant qu'acteurs sociaux, font état de perceptions formées et déjà modelées par leurs expériences sociales. Bien plus : tout ce travail admet implicitement que les enquêtés sont déjà des analystes de leur société, profanes certes, mais des observateurs, tout de même. Ils sont d'une certaine manière des collègues (Zimmermann et Polner 1970). Cependant, les réponses obtenues ainsi par les enquêteurs peuvent être partielles et partiales, déformées par des idéologies, etc. Le sociologue positiviste n'a pas oublié la recommandation de Durkheim : méfiez-vous du sens commun ! Durkheim et ses élèves en concluaient qu'il ne fallait pas enquêter, - tout en utilisant les enquêtes des autres. Le sociologue standard est aujourd'hui, moins absolu ; il considère qu'il dispose d'instruments plus fidèles et plus valides qu'au début de ce siècle. Il existe d'ailleurs une importante littérature concernant ces problèmes de technologie des enquêtes. Mais on oublie en général d'y aborder la dimension interactive des rencontres initiales. b) Le chercheur suppose que les questions contenues dans son questionnaire sont adéquates à l'élucidation des problèmes qu'il se pose ; qu'elles sont explicites et sans équivoque ; que celui qui répond comprendra ces questions dans le sens voulu par l'enquêteur, et qu'il ne les trouvera pas intimidantes ; que ces questions ne vont pas susciter chez le sujet des réponses dont le vrai motif serait que c'est ainsi qu'il convient de répondre ; que c'est la réponse qu'on attend de moi, et non, voici ce que je crois au sujet de ce qui est indiqué dans cette question ; que les choix contraints par les questions fermées (répondre oui ou non, ou choisir une réponse préfixée si c'est à choix multiple), et pré-codées en vue d'un traitement statistique et informatique ne vont pas exclure d'éventuelles réponses plus valides qu'il aurait pu faire s'il n'avait pas eu cette contrainte qui ferme la question ; enfin, que l'enquêteur parviendra à manifester sa neutralité en l'affaire (montrant qu'il n'a pas lui-même de préférence par rapport aux éventualités proposées dans le questionnaire), de manière à ne pas biaiser la réponse qu'il va recevoir et invalider ainsi les données de cette population, qui fait l'objet de l'enquête. Les entretiens structurés, ou les questionnaires, ont pour but de faire surgir, au moyen d'une série de questions qui ont été testées par avance et travaillées selon des techniques souvent assez sophistiquées, ce que l'enquêté pense à propos des diverses situations (par exemple des élections) et ce qu'il compte faire au moment du choix. Mais rares sont les enquêteurs de ce type qui s'intéressent aux attitudes individuelles pour elles-mêmes ; la plupart d'entre eux considèrent simplement que ces attitudes indiquent le comportement futur du groupe d'appartenance de l'enquêté, - ce qui suppose aussi qu'il existe une relation positive entre les paroles et les actes. Une rencontre sociale L'enquête est l'occasion d'une rencontre sociale. Cette interaction interfère avec la démarche dite scientifique du chercheur. On attend de lui, finalement, qu'il soit en mesure de contrôler les risques de biais et de garantir la validité des données recueillies. Il lui faut donc s'assurer que les propos de l'enquêté ont valeur de vérité, qu'ils expriment de manière précise ses points de vue sur

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la réalité qui l'entoure, ses convictions, ses attitudes. Pour y parvenir, l'enquêteur suivra un ensemble de règles dont la finalité est précisément de garantir que l'éventualité de biais liés à cette situation de rencontre a été maîtrisée. Par exemple, - cela fait en quelque sorte partie des recettes que l'enquêteur doit connaître -, les questions posées ne doivent surtout pas être ambiguës. Il existe toute une démarche destinée à mettre au point les questions, à les tester au cours d'une pré-enquête, pour éviter les ambiguïtés (les ouvrages sur l'enquête sont abondants sur ce point). Il faudra également, dans la rencontre, éviter d'apparaître comme menaçant ou encore de donner l'impression qu'on souhaite entendre plutôt telle ou telle réponse. Souvent l'enquêteur a reçu une formation, qui l'a muni de toutes les procédures et théories concernant la passation du questionnaire. Il lui reste à appliquer ces règles générales de l'enquête aux circonstances particulières. Pour ce faire, il lui faut mettre en œuvre tout un ensemble de procédures. C'est ce que Garfinkel appelle ad hocing ; il fait partie du raisonnement sociologique pratique. Comme le remarque Cicourel (1964), « l'enquêteur qui conduit un entretien ne peut faire l'économie des interprétations de sens commun. Les règles de sens commun... sont les conditions incontournables pour obtenir l'information désirée ». On recommande à l'enquêteur d'instituer une situation dans laquelle l'enquêté aura l'impression qu'il peut s'exprimer en toute liberté, qu'il n'y aura pas ensuite d'indiscrétion, qu'au contraire l'anonymat est rigoureusement garanti, qu'il peut se confier à l'enquêteur, même sur des détails intimes qu'il ne confierait à personne d'autre sans que cela puisse avoir des conséquences par la suite. Enfin, l'enquêteur doit évaluer constamment les effets de cette rencontre sur le matériel recueilli, sur sa valeur de vérité. Le corpus de règles à suivre, toujours selon les manuels d'enquête, pour réussir un entretien, prend en considération de manière implicite, en général, les interactions sociales enveloppées dans la rencontre. De nombreuses recherches visant précisément à perfectionner l'interview en tiennent compte, pour tenter de le rendre plus performant. On a fait des recherches, par exemple, sur les effets de l'âge de l'enquêteur, son statut social, son origine raciale, sur les réponses des enquêtés en fonction de leurs propres caractéristiques démographiques. Mais les tableaux de résultats établis en fin d'enquête ne rendent pas compte de tout le travail accompli pour aboutir à ces résultats. Ce travail d'interprétation n'est d'ailleurs pas expliqué dans les manuels qui présentent les règles de l'entretien, sinon d'une manière abstraite et hors contexte. L'analyse déductive et les indicateurs sociaux La sociologie quantitative est fondée sur un modèle d'analyse déductive ; ses explications sont énoncées en termes de causalité. Une relation de cause à effet y est posée en principe explicatif, une hypothèse à tester annoncée au début d'une enquête est dérivée d'une théorisation préalable. Au départ, on annonce des définitions opérationnelles de concepts théoriques. On procède ensuite à des observations dont les résultats sont confrontés à ceux qui ont été prédits à partir des hypothèses de départ. Le point de départ théorique est alors modifié, confirmé ou rejeté en fonction des résultats de l'enquête ainsi effectuée.

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Toutefois, les sociologues savent bien que les relations qu'ils construisent, ne peuvent être directement observées. C'est pourquoi ils ont adopté finalement une stratégie tout à fait étrangère à la démarche des sciences naturelles, qui leur servait au départ de modèle. En effet, alors que dans les sciences de la nature, on mesure directement les phénomènes dont on s'occupe, les sociologues pour introduire la rigueur de la mesure dans leurs déductions doivent passer par la prise en compte de ce qu'ils appellent des indicateurs. Un propos de Trow est une bonne illustration de cette démarche : « La morale ne peut pas être directement mesurée, écrit Trow : mais sa présence et ses effets peuvent être indiqués par des événements directement observables, habituellement liés à des niveaux de moralité plus ou moins élevés…» (Trow, 1963) Trow admet ainsi que les concepts utilisés par la sociologie, ici la notion de la morale, ne sont pas directement observables. Le terme morale désigne ici la cause hypothétique de tel comportement, même si cela n'est pas manifeste de manière non équivoque dans la vie des gens qui sont supposés agir en fonction de cette morale. Le sociologue est contraint de raisonner en termes d'indicateurs, parce que son but final est l'explication causale des faits sociaux et non le contenu expérentiel des situations. Trow écrit ensuite : « Un indicateur empirique est un signe observable qu'il existe quelques caractéristiques non observables d'un individu ou d'un groupe. Le fait de se rapporter à des indicateurs empiriques en sociologie est l'équivalent de l'observation de la fumée comme l'indicateur ou le signe naturel de la probable présence du feu » (ibid). Par la notion sociologique des indicateurs, on peut donc désigner la transformation de matériaux bruts, recueillis sur le terrain par entretiens, en données sociologiques. Cette sociologie voit en effet dans les propos des enquêtés non pas des propositions directement utilisables, à l'état brut, pour édifier le savoir sociologique savant sur la société, mais plutôt des indications de processus, de valeurs, de normes que l'on peut incorporer, à condition de les traiter, dans des constructions scientifiques. Mais même si l'on retient cet axiome de base selon lequel les discours des enquêtés indiquent quelque chose de vrai quant aux processus sociaux sous-jacents, on ne dit pas clairement comment on peut établir que tel propos est vraiment indicatif dans telle situation particulière qui fait l'objet de la recherche engagée. Les présupposés des enquêtes Premier exemple: une enquête d'opinion Benson et Hughes (1983 : 77-78), présentent et commentent les conditions dans lesquelles fût effectuée une enquête d'opinion concernant certains choix électoraux (Butler et Stokes 1969), en se limitant à l'administration d'une question fermée figurant dans un questionnaire. L'enquêté était invité à choisir entre deux possibilités en matière de politique économique : soit réduire les

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impôts, soit accroître les dépenses des services sociaux ; il pouvait aussi répondre je ne sais pas ou, cocher la case indiquant : sans opinion. Dans cet exemple, les données recueillies consistent visiblement en une déclaration de l'enquêté apparemment sans équivoque : on doit pouvoir administrer ce type de questionnaire à un large échantillon de la population ; on pourra ensuite mettre en rapport les réponses obtenues avec certaines caractéristiques sociales des enquêtés (variables indépendantes), comme le niveau d'instruction, la profession, la lecture des journaux, le parti pour lequel ils déclarent voter, etc. On montrera alors, par exemple, que X pour cent des partisans du parti travailliste sont favorables à l'accroissement des dépenses sociales. On pourra même utiliser des échelles d'attitudes et mettre ensuite les réponses obtenues en relation avec l'idéologie des enquêtés ou le degré d'apathie politique, etc., et l'on pourra ainsi construire, à partir des résultats de cette enquête, une typologie politique en distinguant le militant typique, l’'idéologue, et faire figurer ces résultats dans une étude socio-politique. Interrogeons maintenant, toujours avec Benson et Hughes, la procédure d'enquête qu'on vient de décrire. La question sera : comment ces sociologues peuvent-ils parvenir à ces conclusions générales à partir de ces questions posées à des individus ? Quels sont les postulats implicites de cette recherche ?

a) On suppose d'abord que l'enquêté a bien saisi le sens de la question qui lui était posée. Dans l'exemple cité, le choix était bien délimité et le sujet devait choisir entre deux possibilités seulement ; réduire les impôts ou augmenter les dépenses sociales. Mais on suppose que l'enquêté n'a pas répondu au hasard.

b) Lorsqu'on va compter les réponses des sujets, on supposera que chaque enquêté a compris de la même manière la même question, et que tous ont donné des réponses dont la signification est équivalente : pour que le sociologue puisse additionner les réponses obtenues et établir ainsi que « X pour cent de Y personnes sont favorables à l'accroissement des dépenses sociales », il faut aussi cette présupposition. Mais on n'indique pas, dans le questionnaire, de quelle manière (dans quelle proportion) on pourrait accroître ou réduire les dépenses sociales, en économisant dans d'autres secteurs de l'activité gouvernementale comme la défense, etc. Comment peut-on alors affirmer que la réponse à la question posée a le même sens pour tous les sujets interrogés ? Comment, d'autre part, connaître jusqu'où l'enquêté accepterait de voir monter les dépenses sociales ?

Le sociologue n'ignore pas systématiquement les problèmes qu'on vient de soulever. La sociologie quantitative implique en général l'adjonction de questions supplémentaires, d'épreuves statistiques, d'échelles d'attitudes, etc. En utilisant ces techniques complémentaires, dit-on, le chercheur pourra contrôler, explorer la réponse initiale en demandant des précisions, en faisant préciser le choix. Si l'enquêté, par exemple, a répondu de manière incertaine quant au choix proposé (et préfixé) entre les dépenses sociales d'une part et l'accroissement des impôts d'autre part, l'enquêteur pourra demander des précisions. Il devra en même temps éviter les pressions sur l'enquêté qui pourraient l'amener, pour dissimuler son ignorance en la matière, à faire un choix fondé sur d'autres motivations : il a voulu, par exemple, ne pas passer pour un ignorant aux yeux de l'enquêteur, - et cela risque de

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peser sur l'expression réelle et sincère d'une opinion. Ensuite, une autre tâche attend notre enquêteur : il devra trier, parmi les réponses recueillies, celles qu'il considère comme valides et rejeter celles qui n'entrent pas dans le sujet traité. Il lui faudra décider quelles réponses sont consistantes ou au contraire inconsistantes. Pour l'aider dans cette tâche, il dispose de techniques permettant de tester la consistance des réponses. Deuxième exemple: une enquête socio-démographique On a construit de très nombreuses théories socio-démographiques à propos des facteurs censés influencer le taux de natalité et, par conséquent, la taille de familles. On a dégagé des propositions telles que : « dans une période de déclin de la population, plus élevé est le niveau de vie de la famille, et moins, probablement, sera élevé le nombre d'enfants ». Cette proposition se transforme en : « Plus bas est le statut économique d'une famille et plus élevé sera le taux de fécondité ». On va tenter de vérifier ces hypothèses par des enquêtes visant à mettre en évidence les facteurs socio-économiques à l'œuvre en tant que déterminants. La taille de la famille, qui nous intéresse directement, est la variable dépendante. La CSP du père (catégorie socioprofessionnelle susceptible d'indiquer un niveau économique) est une variable indépendante : elle nous intéresse non pas directement, mais seulement dans la mesure ou elle est supposée exercer une action causale sur la variable dépendante, qui est le phénomène de la natalité. A la connaissance de la CSP du père viendront s'ajouter, à la faveur d'une enquête par questionnaire, d'autres éléments obtenus à partir d'un ensemble de questions visant à obtenir des réponses non équivoques. Ces réponses fourniront des indicateurs de la réalité que nous cherchons à connaître. Pour préciser le niveau socio-économique par exemple, nous allons poser des questions sur le travail du chef de famille, la durée de l'emploi qu'il occupe, le montant du salaire... Puis, pour tenter de nous faire une idée précise de l'attitude adoptée par telle famille de l'échantillon considéré, on va poser des questions concernant les enfants. On va demander le nombre d'enfants désirés, et le nombre effectif actuel. Cela fait, on ne dira pas qu'on a établi, à l'aide du questionnaire, la position économique (réelle) du père et les attitudes à l'égard de la dimension idéale, ou souhaitée, de la famille. Mais on considèrera que les réponses obtenues sont des indicateurs des choses, comme la fumée indique la présence du feu. Lorsque les questionnaires, - administrés à une population en fonction de l'échantillonnage préalable -, auront été remplis, on va procéder à la mise en tableaux des résultats. Les réponses aux questionnaires seront transformées en chiffres qu'on inscrira sur un tableau croisé. Cette tabulation permettra de procéder à une analyse du rapport entre la variable dépendante (le nombre d'enfants désirés) et la variable indépendante (le statut socio-économique des familles enquêtées). Ce qui précède peut être le résumé d'une enquête que Cicourel mena en Argentine sur la fécondité des familles et le planning familial (Cicourel 1974a). Cicourel voulait mettre à l'épreuve les méthodes standard de la sociologie quantitative par un travail de terrain.

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Sur l'un des tableaux croisés que Cicourel reproduit, on pouvait lire que 90 % des hommes interrogés et 83 % des femmes avaient désigné, comme lieu de naissance des villes de plus de 100 000 habitants : on avait donc affaire à un échantillon essentiellement urbain. On pouvait lire également que la majorité des sujets rencontrés par les enquêteurs se déclaraient catholiques, et que peu d'entre eux, selon leurs déclarations, étaient divorcés, séparés ou remariés. Or, traditionnellement, il est admis en sociologie que la stabilité des familles a une influence sur le nombre d'enfants et sur le contrôle des naissances. De là, on pouvait conclure à la lecture des tableaux reproduits par Cicourel, ceci : étant donné que les mariages, en Argentine, sont en général stables (à 95 % environ selon ce tableau, contre 4 % de couples séparés, et 1, 33 de veufs), le contrôle des naissances devrait bien fonctionner. Mais cette enquête par questionnaire passait à côté de la réalité : elle ignorait les éléments de vie quotidienne qui influencent réellement les décisions concernant le nombre d'enfants désirés dans les familles, les relations sexuelles et les mariages. Au moment où cette enquête a été effectuée, il n'existait pas en Argentine de législation du divorce. Les gens des classes moyennes et supérieures, pour divorcer, allaient en Uruguay ou au Mexique. Mais les gens moins fortunés ne pouvaient assumer les frais du voyage et des formalités administratives et judiciaires requises. De plus, le divorce n'était pas reconnu par l'église catholique, et les gens ne voulaient pas enfreindre la loi religieuse. Ils restaient donc mariés officiellement et s'engageaient en même temps dans des relations extra-maritales. Mais cela ne se voit pas dans les tableaux issus de l'enquête où la stabilité qu'on peut lire dans les chiffres est ainsi en contradiction avec l'instabilité familiale effective de la population étudiée. On le voit, la tabulation sociologique des données recueillies par l'administration d'un questionnaire ne rend pas davantage compte des réalités complexes de la vie quotidienne que les scores obtenus par la passation d'une batterie de tests ne donnent une description précise et fine des capacités intellectuelles de l'enfant. L'analyse proposée ici ne doit pas cependant être lue comme un rejet d'abstraction. Comme l'écrivent Mehan et Wood : « Toutes les sciences, nécessairement, produisent des abstractions à partir de ce qu'elles étudient. Le problème, avec la sociologie, est lié au fait que sa manière d'abstraire déforme systématiquement ce que le sens commun nous dit de la vie quotidienne des gens. Dans les tableaux croisés de la sociologie, et davantage encore dans les théories élaborées à partir de ces tableaux, on ne retrouve plus les activités concrètes à partir desquelles tableaux et théories ont été édifiés » (Mehan et Wood, 1975). Pour parvenir à ces tableaux, puis, de là, à des élaborations théoriques, il faut d'abord transformer la réponse de l'enquêté à la question qui lui est posée en un chiffre. C'est l'opération de codage, qui oublie en chemin l'interaction entre enquêteur et enquêté, nécessaire au recueil des réponses. L'enquêteur classique n'est pas intéressé par cette rencontre et pas davantage par les réalités concrètes, banales, quotidiennes qui sont à la source des faits sociaux comptabilisables. Le chercheur dont Cicourel cite les statistiques comptabilise les naissances en Argentine, mais il ne sait rien de ce qui se passe réellement dans la vie sexuelle des gens. De même, le démographe ne se donne pas la peine d'observer les habitudes de vie et d'hygiène qui peuvent avoir une influence

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directe sur les taux de mortalité. Au lieu de procéder à l'observation directe, in situ, de la vie quotidienne, le sociologue standard demande simplement aux gens de parler à propos de ces choses. Puis il traite ces descriptions ainsi recueillies comme des indicateurs de ces activités elles-mêmes. On ne pose pas ici la question concernant la fiabilité des réponses fournies, le fait de savoir si les enquêtés disent la vérité quand on les interroge. Il s'agit plutôt de souligner le fait que ces déclarations, même si elles sont sincères, ne donnent jamais à voir directement des comportements: « Ce sont des gloses à leur propos, une coupe pratiquée dans le mouvement ininterrompu de la vie, un prélèvement, une traduction de cette vie à travers les catégories d'un certain langage. Ce prélèvement opéré par les enquêteurs a été planifié par avance afin que tout ce qui se produira pendant l'enquête puisse ensuite être traduit selon des catégories pré-codées. Un tel type de recherche n'est jamais concerné directement par la question plus générale du rapport entre ce qui est dit au cours de l'interview et les événements qui se produisent dans le monde. Les chercheurs qui procèdent ainsi ne sont pas davantage intéressés à décrire comment l'interview en tant que tel se développe. » La méthode quantitative avait trouvé sa première justification majeure à Chicago même, avec Stouffer (1930) notamment, dans l'argument selon lequel en utilisant des réponses à des questionnaires et en quantifiant les résultats, les sociologues ont accès de manière plus économique et plus sûre à des données que par l'observation directe. À quoi il a été répliqué que même si l'enquêté dit le vrai, ce dire ne rend pas présents pour autant les faits eux-mêmes, - il y a toujours la distance entre les mots et les choses. L'enquêteur, en dirigeant l'entretien, en utilisant des catégories précodées, en présentant des croyances et attitudes complexes sous la forme d'échelles standardisées facilite sans doute la mise en œuvre visée d'une analyse causale des processus sociaux ; mais c'est au prix d'un éloignement de ce que vivent réellement les gens : «Le monde quotidien, écrivent Howard Schwartz et Jerry Jacobs (1979) - est finalement remplacé par un ensemble abstrait de forces et de vecteurs. Il y a là un processus d'aliénation du quotidien, une réification de la vie. La réalité qu'on est censé avoir dévoilée par la recherche est finalement le produit de la méthode d'investigation elle-même ». Les tests et les questionnaires Un exemple simple et paradigmatique de ce type de distorsion se trouve dans certaines recherches conduites par les ethnométhodologues en milieu scolaire. Les résultats résumés de ces recherches, qui devaient aboutir notamment à des thèses produites par la seconde génération d'ethnométhologues dans les années 1970, figurent dans un ouvrage collectif (Cicourel et alii 1974b). Dans les écoles élémentaires de Santa Barbara, terrain en 1969-1970 des recherches de Cicourel et de son équipe, on utilisa des tests de lecture, d'intelligence et de langage pour évaluer les progrès scolaires des enfants. Après une passation de tels tests dans deux classes d'écoles

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primaires californiennes, Robert Mac Kay, Hugues Mehan et David Roth ont analysé les perceptions des enfants testés et leur manière de comprendre les tests auxquels ils avaient été soumis. Ces tests se présentaient sous la forme d'une série de petits dessins précédés, sur la partie gauche, d'une flèche contenant un mot censé décrire l'une des images qui suivait. L'enfant devait désigner laquelle, parmi les images proposées, correspondait le mieux au mot fléché. Ainsi - premier exemple -, le terme voler était suivi du dessin d'un éléphant, d'un oiseau et d'un chien. Or plusieurs enfants testés avaient établi une relation entre l'éléphant et le mot vole comme ils l'avaient fait pour le dessin de l'oiseau. Lorsque Mehan a demandé à ces enfants d'expliquer leur choix, de dire pourquoi, à leur avis, l'éléphant volait, ils ont répondu que cet éléphant était Dumbo, l'éléphant de Walt Disney qui vole, Dumbo est bien connu des enfants qui ont pu le voir voler à la télévision. Dans un autre test, on présentait aux enfants le tableau d'un château avec sa tour, son pont-levis et ses fortifications. L'enfant était invité à choisir une lettre correspondant au terme désignant ce que l'on voyait sur ce dessin. Or au lieu d'entourer la lettre c (château-fort), plusieurs enfants ont choisi la lettre D. Interrogés après l'exercice, ils ont répondu à H. Mehan que l'édifice vu sur le dessin était celui du Disneyland. Lorsqu'un enfant met en relation le terme vole avec un éléphant, ou qu'il retient la lettre D, initiale de Disneyland (au lieu de choisir la lettre C, correspondant à château-fort) l'examinateur adulte en conclut que cet enfant n'est pas apte à effectuer un certain travail d'abstraction. Raisonnant ainsi, cet adulte considère l'enfant testé comme un adulte incomplet, un être inachevé. Mais cette conclusion d'incapacité ou d'immaturité méconnaît la maturité de l'enfant dans sa perception de sa réalité quotidienne. Le fait de voir ainsi l'enfant comme un adulte plus ou moins compétent constitue une distorsion de la réalité enfantine. Cette distorsion occulte la réalité, - qui est la compétence de l'enfant. Le test, en fait, tend à mesurer un type de compétence adulte, - « une réalité dans laquelle le monde du jeu, de la fantaisie, de la télévision d'une part, et d'autre part le monde du travail sont des réalités rigoureusement séparées ». Les tests ne parviennent pas à saisir «les voies subtiles par lesquelles les enfants font usage du langage et des concepts à l'intérieur de leur propre monde ». Ces tests sont construits sur une hypothèse de base : on suppose que la connaissance concrète de l'enfant ne peut s'organiser que selon les normes et les procédures de la construction adulte de la réalité. Les réponses à ces tests sont étalonnées et les autorités scolaires se servent de ces résultats pour prendre des décisions concernant la carrière des enfants dans les écoles. Un ensemble de résultats corrects est supposé confirmer les capacités et compétences de tel enfant : plus le score réalisé est élevé, et plus, dit-on, l'aptitude de l'enfant est développée. Mais les exemples que l'on vient de citer montrent les erreurs qu'on peut commettre à vouloir établir ainsi une équivalence entre les réponses à ces tests et les aptitudes des enfants. Reprenant et résumant cette étude, Mehan et Woods (1975) montrent que la recherche en sciences sociales met en œuvre des techniques semblables à celles qui sont impliquées dans la méthode des tests. Le test impose à l'enfant la logique de l'adulte ; de même, les méthodes des

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sciences sociales sont fondées sur la supposition implicite que les gens font usage dans leur vie courante, de la rationalité scientifique. Les testeurs adultes traitent les enfants comme des versions plus ou moins compétentes des adultes ; les sociologues traitent les autres réalités comme des versions plus ou moins adéquates de la réalité vue par la science.

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VII Deux sociologies L'opposition des deux paradigmes, l'un normatif, l'autre interprétatif, dans la sociologie a été décrite pour la première fois en 1970 dans un ouvrage collectif intitulé : Understanding Everyday Life, ouvrage rédigé à la fois par des interactionnistes et des ethnométhodologues. Cette dichotomie des deux paradigmes a été souvent reprise dans des ouvrages d'inspiration ethnométhodologique comme celui que Laurence Wieder consacra à l'étude du code des prisonniers dans une maison de transit (Wieder 1974). Il consacra le premier chapitre de cet ouvrage à cette opposition. J'emprunterai à Allessandro dal Lago (1987) une autre manière de présenter cette opposition qu'il développe dans sa Présentation du manuel de Sociologie qualitative de Howard Schwartz et Jerry Jacobs (1979), dans sa traduction italienne. Les deux « tendances»

« On pourrait dire, en simplifiant, que la théorie sociologique se partage en deux tendances fondamentales, l'une normative, à laquelle appartiennent Durkheim, Parsons, les écoles marxistes et même un Habermas, et une autre tendance, interprétative dans laquelle peuvent rentrer Weber, Simmel, des théoriciens indépendants comme Goffman et les courants de la sociologie qualitative (...). Avec tous ses défauts, cette opposition souligne une distinction fondamentale qui sépare les théoriciens de la société : il y a ceux qui considèrent la société comme une réalité objective et déterminante et ceux qui, par contre, font de cette société un problème ouvert et insoluble. »

La sociologie normative pense que l'individu est un produit de la société (ou de toute façon qu'il dépend de ses règles, systèmes de valeurs et de vérité) tandis que la sociologie interprétative considère que les formes sociales sont l'émanation des individus, que les normes sociales sont problématiques et que les systèmes de vérité sont discutables. Cette opposition est traversée par un questionnement concernant le niveau de l'analyse sociologique : - la sociologie normative agit sur le plan des fonctions collectives, des grands ensembles sociaux, les macro-déterminismes. Elle n'ignore pas l'interaction, mais elle la subordonne aux mécanismes sociaux dans leur ensemble ; - la sociologie interprétative travaille au contraire au niveau élémentaire de l'interaction sociale dans la vie quotidienne ; elle n'ignore certes pas le niveau des normes et de l'ordre macro-social, mais elle cherche à en vérifier l'existence et le sens sur le plan de la perception qu'en ont les acteurs dans la vie quotidienne.

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L'exemple de la déviance et de son traitement Pour illustrer ce conflit théorique on peut prendre comme exemple le problème de la déviance : «Selon Durkheim, la répression des délits est une manifestation de la conscience collective, c'est-à-dire de l'ensemble des valeurs sacrées de chaque société. Dans un certain sens, la fonction de la conscience collective est la même dans une société primitive qui rejette et banit les déviants et dans une société développée et différenciée qui les met en prison : le but de la loi pénale n'est pas de corriger le criminel ou d'en limiter le danger social mais au contraire de reconfirmer les valeurs sociales (...) ». On trouve la même orientation dans l'école structuro-fonctionnaliste selon laquelle les mécanismes de contrôle ont pour fonction de corriger les défaillances de la socialisation primaire et secondaire pour renforcer le système de valeurs dominantes. La même démarche se retrouve encore dans la labeling theory la théorie de l'étiquetage social - où on définit comme comportement déviant celui qui est étiqueté comme tel, quel qu'en soit le motif, par la société et les institutions. Si on examine maintenant le fonctionnement empirique ou, mieux, quotidien, de la production de la déviance, on rencontre des difficultés insurmontables. Les recherches empiriques montrent que dans la vie de tous les jours, les acteurs ont une très faible conscience des valeurs et des règles que le mécanisme répression-crime-répression devrait sanctionner. Ce fait-là ne vaut pas seulement pour l'homme de la rue, ce qui est évident, mais aussi pour les spécialistes qui doivent faire fonctionner la machine juridique. Sudnow (1965), par exemple, a décrit le système américain de la bargaining-justice dans laquelle un prévenu, pendant la phase d'instruction, peut obtenir une peine minimale s'il se déclare coupable d'un délit moins grave que celui dont on l'accuse. Le mécanisme dans son ensemble se fonde sur la présomption tacite, mais consolidée, de culpabilité. Les avocats d'office auront toujours tendance à convaincre les prévenus de se déclarer coupables pour faire fonctionner ce système. Cet exemple peut paraître confirmer la thèse de Durkheim. En réalité, c'est précisément le contraire. D'abord, ce sont des considérations pratiques qui poussent les acteurs impliqués à se conformer à certaines procédures : le ministère public va obtenir de toute façon une condamnation, le prévenu s'en sortira avec une peine plus légère, et l'avocat d'office pourra bâcler ce cas. Ensuite, ces pratiques ne suivent pas du tout les valeurs, les règles ou les codes officiels (les textes sacrés) mais d'autres règles, pratiques, en utilisant le code officiel d'une manière fondamentalement présomptive. En d'autres termes : «il semble que l'application d'un système de règles soit possible au moyen d'une altération créatrice et pragmatique des règles. Le glissement de l'application d'un système de valeurs, ou de normes, à son application à toutes fins pratiques pourra paraître marginal : en réalité, il détruit entièrement la rhétorique des valeurs partagées sur laquelle, en définitive, tend à se fonder la sociologie. En généralisant cet exemple, on dira que la vie quotidienne n'apparaît pas

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comme le champ d'application ou d'exécution d'une conscience sociale (collective ou organique), mais comme le lieu dans lequel les acteurs manipulent, plus ou moins créativement ou librement, les normes (dont les gens ont presque toujours une conscience indirecte, présomptive, confuse, contextuelle), ceci, toujours, à toutes fins pratiques. Cette manipulation des normes suit, évidemment, certaines règles et elle dispose de procédures. Mais ce monde des règles quotidiennes, qui régissent la manipulation des normes, est ignoré par la sociologie conventionnelle. Il constitue par contre l'objet de la sociologie qualitative ». (Dal Lago, op. cit.) Deux traitements du social À partir de ce qui précède, on pourrait, avec Dave (1971) séparer « deux sociologies» : - la sociologie qui transforme des observations qualitatives en chiffres ; elle compte et mesure ces choses qui sont les activités et les propos des individus, des groupes, des sociétés entières, et s'efforce de traduire le tout en un langage savant... - la sociologie qui, par contre, s'efforce de rapporter les observations essentiellement dans le langage naturel. Ici la quantification des données est assez exceptionnelle, de sorte que les comptes-rendus ressemblent davantage à ce qu'on lit dans les quotidiens. Ces pratiques, ce traitement des résultats de la recherche, impliquent deux manières de définir l'activité sociologique : - pour les sociologues dits positivistes, la sociologie a pour tâche primordiale de s'instituer comme une science exhibant immédiatement les signes de scientificité ; parmi ces signes, la quantification occupe une place importante. Le sociologue accompagne son discours de preuves quantifiées sous forme de tableaux statistiques notamment ; - pour les ethnosociologues, par contre, l'important est de décrire des activités quotidiennes, de présenter les actions et réactions de l'acteur social dans le contexte de sa vie quotidienne. Derrière ces discussions sur la méthodologie, sur la technologie des enquêtes, il y a deux conceptions radicalement opposées de la vie des hommes en société : - les tenants de l'approche quantitative considèrent que la vie des hommes en société est déterminée en quelque sorte dans leur dos - un peu à la manière des astrologues pour qui des constellations d'astres déterminent nos activités quotidiennes d'en haut ; - les tenants de l'ethnosociologie considèrent au contraire que les hommes font leur histoire, à chaque instant, gèrent leur vie quotidienne dans des circonstances qui ont, sans doute, une structure, mais qui ne fonctionnent pas comme une sorte de fatalité, ces circonstances sont reprises et reconstruites constamment dans les interactions de la vie de tous les jours. Nous contribuons activement à la production de notre destin. Sur le métier de sociologue Dans un ouvrage d'orientation interactioniste, consacré à la profession médicale, Eliot Freidson (1970) caractérise les professions en général, par l'existence d'un groupe de spécialistes qui exerce un contrôle autonome, sur la définition même et la nature de sa pratique : c'est ainsi qu'en ce qui concerne l'exercice de la médecine, par exemple, le patient ne participe pratiquement pas aux décisions qui sont prises à son sujet, et qui concernent pourtant le traitement de ses troubles.

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Les sociologues positivistes, eux aussi, en tant que groupe professionnel, s'attribuent la tâche de produire des descriptions autorisées, savantes, du monde tel qu'il est vécu et d'abord décrit par les profanes (ils supposent, bien sûr, l'existence d'une sociologie profane, lorsqu'ils interrogent les gens, mais ensuite, ils l'oublient). En effet, pour le sociologue positiviste, tout comme pour le médecin, les profanes n'ont pas à prendre part aux décisions concernant la manière dont leur état, ou leur mode de vie, doit être décrit. Leur tâche consiste simplement à se soumettre à des calculs, à répondre à des questions, à presser sur des boutons pour fournir aux sociologues des données qu'ils pourront traiter selon des méthodes qu'ils considèrent comme adéquates. Toute action qui irait à l'encontre de cette démarche sera considérée comme une nuisance. Il existe un certain nombre de formules savantes pour désigner et identifier ces nuisances : on parle de réponses biaisées, variables qui interfèrent, d'erreurs à considérer comme des non réponses, etc. Dans leur manuel de sociologie qualitative, Schwartz et Jacobs (1979) montrent comment à la question : «Que se passe-t -il ici ?», la réponse de la sociologie standard est : «ce qui se passe ici, c'est ce que nous, sociologues décidons de dire à propos de ce qui se passe ». Cette position positiviste, ajoutent ces deux auteurs, «est anti-démocratique et élitiste ». L'autre position, toujours selon Schwartz et Jacobs, consiste à penser au contraire que, «ce qui se passe ici, c'est ce que les acteurs disent être en train de se passer ». Les tenants de cette position sont portés à considérer que les profanes - les non-sociologues au sens professionnel du terme - sont compétents en ce qui concerne la description de leur monde. C'est ainsi qu'ils le vivent et, par conséquent, ils savent mieux que nous à quoi ça ressemble et qu'elle est la meilleure manière de le décrire. Au lieu de choisir ce qu'il faut observer et décrire à partir de leurs propres intérêts scientifiques, les sociologues anti-positivistes vont procéder autrement. Au lieu de chercher à découvrir dans le monde social des choses qui seraient ignorées de ceux qui vivent dans ce monde, ils chercheront à connaître ce que les acteurs eux-mêmes connaissent, à voir ce qu'ils voient, à comprendre ce qu'ils comprennent, à s'approprier leur vocabulaire, leur façon de regarder, leur manière d'établir ce qui, pour eux, est important et ce qui ne l'est pas. Il s'agit d'accéder aux significations accordées par les membres aux événements sociaux. On va considérer que la seule réalité sociale, c'est la réalité définie du dedans par les acteurs sociaux eux-mêmes, comme l'indique et le résume la formule - toujours reprise par les sociologues anti-positivistes -, de Willian Isaac Thomas, sur la définition de la situation. La «culture» et le «paradigme interprétatif» Selon Benson et Hughes (1983: 84-85) les fieldworkers - les chercheurs de terrain pratiquant l'observation participante - cherchent à décrire la culture (le système de normes, de valeurs, de modèles de comportements), du groupe étudié puis, ayant reconstitué cette culture par le travail de terrain, ils vont s'efforcer de montrer que les membres, qui ont été socialisés à cette culture vont l'utiliser pour interpréter les événements de leur vie quotidienne. Nos deux auteurs vont illustrer cela par l'étude que Suttles (1968) consacra à un quartier pauvre de Chicago, 1'Adams area. Ce quartier était découpé en secteurs ethniques et les rues étaient

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considérées soit comme la propriété d'un groupe ethnique, soit comme des zones neutres séparant deux secteurs. Les immeubles, les parcs et les lieux commerciaux faisaient eux aussi partie de ce découpage ethnique de l'espace urbain. Ce découpage ethnique du territoire a servi de base à l'analyse, faite par Sutles, des événements et des actions qui se passaient là. Même ceux qu'il avait d'abord interprétés comme autres lui paraissaient par la suite, après avoir reconstitué cet ordre culturel, l'effet de cette écologie ethnique. L'ordre culturel organisé sur des bases ethniques constituait pour les habitants de ce quartier des normes de conduite contraignantes, et offrait à ses habitants comme à Suttles lui-même des manières de voir, de décrire et d'expliquer les conduites des gens et les événements. Ce modèle d'analyse, en accord avec la tradition ethnographique, accorde une importance considérable aux manières de faire par lesquelles les gens voient leur milieu de vie et construisent leur existence quotidienne. Par sa présence de chercheur sur ce terrain, son observation participante, sa posture ethnographique, Suttles se donnait les moyens de reconstruire l'ordre culturel normatif, le système de règles intériorisées et respectées par les gens dans ce secteur. Ce qui se passait dans la rue Taylor pouvait illustrer ce modèle général. Cette rue constituait une sorte de ligne de démarcation entre des bandes rivales de Mexicains, tous habitants de ce secteur. Et, alors que les adultes pouvaient librement circuler dans la zone pour vaquer à leurs affaires, tout adolescent venu d'ailleurs était suspecté de vouloir troubler l'ordre local (to cause trouble). Mais, commentent Benson et Hughes, un tel modèle culturel «n'est pas seulement une construction du sociologue ; il est assumé par chacun et utilisé par les acteurs sociaux pour voir ce qu'eux-mêmes et les autres sont en train de faire dans la rue ». L'ordre normatif ethnique n'était pas simplement un ensemble de règles objectives (externes, contraignantes selon une vision durkheimienne des faits sociaux) ; il constituait aussi, pour les membres, un ensemble de moyens intériorisés pour donner un sens aux actions des gens et à l'environnement et par exemple, dans l'étude citée, pour indiquer qu'un étranger était susceptible d'être un fauteur de troubles potentiel, membre d'une bande ennemie qui menaçait d'envahir le territoire. On pourrait établir ici une analogie entre cette manière de pratiquer l'ethnographie et celle que met en œuvre Laurence Wieder dans la première partie de l'étude qu'il a consacrée à un établissement de transit pour les délinquants en liberté provisoire (Wieder 1974). Dans cet ouvrage, en effet, il commence par reconstituer, à partir d'une observation participante prolongée, le système de normes, issu de la traduction des prisons, censé constituer un code implicite gouvernant la vie de l'établissement. Mais dans la seconde partie du même ouvrage, Wieder effectuant un renversement méthodique - une réduction ethnométhodologique, - montre comment le sociologue et aussi les membres construisent cet ordre qui paraissait d'abord imposé par la tradition. Enquête standard et ethnographie L'enquête standard et l'ethnographie ont en commun le fait de partir de la réalité sociale pour tenter de dégager, à partir de rencontres entre chercheurs et acteurs sociaux, un fonctionnement

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de la société. L'enquêteur qui administre des questionnaires s'efforce d'établir une relation avec ses enquêtés qu'il encourage à lui fournir les données dont il a besoin. L'observateur participant, lui, est rarement aussi systématique dans sa démarche et ses rencontres ; mais il doit aussi commencer par rencontrer les gens. Mais il y a des différences importantes. Du point de vue des enquêteurs utilisant les questionnaires, l'observation participante ne pourrait pas fournir des données objectives selon les exigences de la science. Par contre, l'administration des questionnaires, la pratique des entretiens structurés permettrait de garantir l'objectivité du chercheur alors que l'observation participante, fondée sur l'implication de l'ethnographe, ne permettrait pas de mettre entre parenthèses sa personnalité et de produire des données utiles à la science. Comment pourrait-on garantir, pour revenir à l'exemple précédent, que les comptes-rendus et les analyses de Suttles sont à la fois scientifiques et fidèles au point de vue, aux valeurs et à la vision du monde des gens qui vivent dans le quartier d’Adams, que c'est un portrait fidèle de leur vie ? Un autre observateur participant étudiant ce quartier y verrait-il la même chose ? Deux types de réponses, ou répliques, ont été produites par les tenants de la démarche ethnographique : a) Certains d'entre eux, soucieux de légitimité et de respectabilité scientifique, ont répliqué que leur démarche ne manquait pas, en réalité, de règles de bonne conduite sociologique. Ces règles ne sont pas les mêmes, bien sûr, que celles qui sont mises en œuvre dans l'enquête par questionnaire et dans l'entretien structuré mais elles ont aussi leur rigueur. Cette volonté de paraître respectables et sérieux au prix de concessions importantes aux yeux des sociologues qui revendiquaient le monopole de la scientificité marque les débuts de la renaissance, ou de la réhabilitation, du courant ethnographique en sociologie et se trouve, par exemple, dans un article de Becker (1958) sur les problèmes de la preuve en ethnographie, et dans le commentaire qu'en donne Cicourel (1964) : il s'agissait alors de montrer qu'on pouvait aussi, par l'enquête ethnographique travailler à partir d'hypothèses pré-construites, selon le dogme épistémologique de l'autre sociologie et les vérifier sur le terrain. b) L'autre type de réponse, probablement plus récent et qui tient à l'assurance grandissante du renouveau ethnographique, est particulièrement bien développé dans l'ouvrage maintenant classique et déjà cité que Glaser et Strauss ont consacré en 1967 à l'épistémologie de l'approche ethnographique en sociologie. Opérant un déplacement radical, ils ont avancé, on l'a vu, qu'il ne s'agit plus de vérifier des hypothèses sur le terrain mais de les produire. Il y a là une volonté de ne pas travailler en contre-dépendance par rapport à la sociologie dominante mais d'accéder à une indépendance, de faire reconnaître qu'il existe, en fait, deux sociologies, deux manières d'enquêter. Pour produire des descriptions de la vie sociale à partir du point de vue des acteurs, il faut mettre en œuvre des aptitudes et attitudes différentes, être capable d'empathie, pouvoir se mettre à la place de l'autre. Or, ce sont là des qualités qu'il est difficile de standardiser, qui ne peuvent aisément devenir des routines de travail.

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Troisième partie Des ethnographes de l’école à l’ethnosocianalyse

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VIII Interactionnisme symbolique et education Dans les années 1950 et 1960, la sociologie anglaise de l'éducation n'étudiait que des corrélations entre les inputs (entrées) et les outputs (sorties du système). La boîte noire de l'éducation (la vie de l'école) était négligée. D.H. Hargreaves et Lacey, pour avoir, les premiers, à la fin des années 1960, introduit la perspective interactionniste dans la sociologie de l'éducation, furent considérés comme les Christophe Colomb du changement. Ils étaient au point de départ d'un mouvement de recherches important dont Peter Woods, qui enseigne alors à l'Open University de Londres, est l'un des représentants essentiels : « Mon approche, des processus scolaires, écrit-il, s'inscrit dans un cadre conceptuel général qui est celui de l'interactionnisme symbolique de Mead, Blumer, Goffman et Becker. L'interactionnisme symbolique repose sur trois postulats : 1. Les êtres humains agissent sur les choses, en fonction du sens qu'ils leur attribuent. L'homme habite deux mondes différents : le monde naturel dans lequel il est un organisme avec des tendances et des instincts et où le monde externe existe indépendamment de lui ; et le monde social, où l'existence de symboles, comme le langage, lui permet d'attribuer des significations aux objets. Cette attribution de sens, cette interprétation, le spécifie comme humain, et social. Par conséquent, les interactionnistes centrent leurs réflexions sur le monde des significations subjectives et sur les symboles par lesquels ces significations sont produites et représentées (...). 2. Cette attribution de significations à des objets à travers des symboles est un processus continu. L'action n'est pas une simple conséquence d'attributs psychologiques comme les tendances, les attitudes ou la personnalité, elle n'est pas simplement déterminée par des facteurs sociaux externes comme les structures ou les rôles sociaux, elle résulte d'un processus continu d'attribution de sens qui se produit toujours sous forme de flux et qui est sujet à changement. L'individu construit, modifie, assemble, pèse les pour et les contre, et négocie (...). 3. Ce processus prend place dans un contexte social. Chaque individu aligne son action sur celle des autres. Il le fait en se mettant à la place de l'autre, en construisant pour soi des indications sur la réaction probable de 1'autre. Il construit la façon dont les autres veulent ou peuvent agir dans telle circonstance, et la façon dont lui-même pourrait agir. Il pourra essayer de diriger les impressions que les autres ont de lui, de jouer un rôle, d'influencer la définition de la situation par les autres. (Woods, 1979) ». L'interactionnisme symbolique s'interroge sur la façon dont le monde social est construit par les gens, sur leur effort continuel pour donner sens au monde, pour assigner des significations aux événements et les interpréter, et sur les symboles qu'ils utilisent pour les représenter. Il met

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l'accent sur les constructions subjectives des événements par les élèves et les maîtres eux-mêmes, plutôt que sur les suppositions des sociologues au sujet de ces événements, et place au premier rang le processus d'assignation de sens et de définition de la situation. D'où l'insistance sur les perspectives, les cadres à travers lesquels nous donnons sens (we make sense of) au monde, et sur les différents contextes qui influencent la formation et l'action de ces perspectives. La façon dont les élèves voient l'école diffère selon leur environnement culturel, qui peut éventuellement dépendre des différences de classe. Mais elle diffère aussi en fonction de facteurs liés à l'institution et au curriculum, et selon les différents maîtres. Ainsi, les perspectives de l'élève peuvent être interprétées, à la fois en termes de cause et de sens, selon la nature de leur origine et de leur objectif. Ces cadres perspectifs sont liés à l'action. L'action est ainsi imprégnée du sens qui lui est assigné par les participants, et apparaît comme un mélange de stratégies, d'adaptations et d'accommodations. Quoi qu'ils fassent dans l'école, les élèves et les maîtres sont continuellement en train d'ajuster, d'estimer, d'évaluer, de négocier, d'agir et de changer. L'école a beaucoup de scènes, avec des rôles et des scénarios divers, certains, traditionnels, véhiculant une routine qui tire son sens du simple fait d'avoir été utilisée depuis des années, d'autres, plus sporadiques, étant porteurs d'une nouveauté inspirée. Woods s'intéresse aux règles qui gouvernent ces processus, non pas tant les règles officielles de l'institution que les règles informelles et implicites qui sont appliquées dans la pratique et qui sont issues de négociations complexes : «Quand l'occasion s'en présente, j'explore les frontières de la tolérance et les facteurs qui favorisent l'apparition du conflit ou diminuent les chances de le résoudre. À travers tous ces échanges, qui parfois prennent un accent guerrier et d'autres fois celui du compagnonnage idyllique, l'individu construit et protège jalousement son identité. C'est pour cela qu'il s'engage ainsi. Ce qui met l'identité en valeur apporte la plus grande récompense, ce qui la menace apporte le plus grand souci. Ceci est vrai à la fois pour les élèves et pour les enseignants. » Rappel de quelques notions de base Dans l'introduction de l'ouvrage consacré à la présentation de la perspective interactionniste, Woods (1983) commence par rappeler quelques-uns des axiomes fondamentaux de ce courant. Les gens sont les producteurs de leurs propres actions et significations. Ils vivent dans un environnement matériel ; mais les objets de ce monde ont des significations particulières selon les moments, etc. Un arbre, selon les circonstances, peut soit servir de refuge (j'y grimpe si je suis poursuivi et menacé), de ressource avec ses fruits si j'ai faim, de lieu ombragé pour me reposer. Ces significations, qui constituent un univers de symboles, font signe à chacun de nous et nous contribuons en même temps à leur production. Ces symboles sont également nécessaires à l'interaction entre les gens. Un symbole est «un stimulus qui a un sens et une valeur, appris pour des gens qui y réagissent en fonction de ce sens et de sa valeur, et non pas en fonction d'une stimulation physique affectant leurs organes gestes. Les gens apprennent une grande quantité de symboles à l'occasion des interactions. Beaucoup, parmi les significations partagées et stabilisées, produisent des réactions instinctives : ce sont les signes naturels. Il faut les distinguer des symboles significatifs (George Herbert Mead 1932).

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Le soi (self) comprend deux aspects : le je subjectif, initiateur de l'action qu'il construit et perçoit, et le moi, qui est la part du soi que les autres perçoivent. On a parlé de prendre le rôle de l'autre. L'enfant, au début du développement, n'est que sa pure subjectivité ; puis il apprend progressivement à se mettre à la place de l'autre, à voir les choses du point de vue de l'autre. Le jeu est l'un des mécanismes essentiels de cette socialisation. L'autrui généralisé est une autre notion centrale de l'interactionnisme symbolique élaborée par George Herbert Mead : une société n'est possible que si chacun peut y adopter le point de vue commun. Il y a constamment interprétation par les acteurs de la réalité vécue. La notion de définition de la situation signifie que ce sont les acteurs eux-mêmes qui définissent la situation dans laquelle ils se trouvent, et par conséquent la construisent. Les rôles des acteurs sont, en principe, prescrits par la société. En réalité ils sont construits en relation avec le sens qu'ils donnent aux situations. Ce processus dynamique s'oppose à la notion d'un rôle défini de façon statique par le système social, un rôle que l'individu subirait. Enfin, on l'a vu, il existe une relation circulaire - ou réflexive, ou encore dialectique - entre les individus et la société. Certaines notions sont plus particulièrement indispensables à la conduite des recherches interactionnistes. Signalons notamment : la notion de contexte (associée à celle de situation), la notion de perspective, qui désigne les représentations, le point de vue des maîtres et des élèves sur la situation, la notion de culture, qui désigne les attitudes et les valeurs des maîtres et des élèves, la notion de stratégie des maîtres et des élèves, qui désigne les interactions dans la relation pédagogique, dans la classe, dans la leçon, la notion de négociation, qui désigne les marchandages entre les deux parties, la notion de carrière - des maîtres et des élèves toujours - qui désigne leur cheminement dans le système scolaire. On va voir maintenant comment certaines de ces notions permettent de dégager des pistes de recherche, des thèmes à traiter, comment elles ont pu servir, en tant que notions programmatiques, à mener des études ethnographiques dans des établissements scolaires. L'école comme situation Définir la situation c'est la produire : «Il s'agit de voir comment les gens produisent les situations, comment ils s'y adaptent et comment se produisent parfois des divergences (disjonctures) entre les définitions de la situation (aspect subjectif) et les traits objectifs de ces situations », car certaines contraintes objectives déterminent les situations du dehors. Il y a, dans la situation, des éléments contraignants : certains contextes physiques envoient des messages puissants en tant que producteurs aux usagers, c'est-à-dire, ici aux enseignants et aux élèves. C'est ainsi que l'école traditionnelle a pu fonctionner à la fois comme symbole et comme instrument de renforcement d'un contrôle centralisé des interactions (par les enseignants). Le travail par petits groupes décentralisés et la participation des élèves est un contre-exemple. Mais les gens ont toujours des possibilités d'improvisation à l'intérieur même des contraintes de la situation. Exemple: un enseignant peut faire une leçon active sur le terrain, tout en maintenant les

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règles qui structurent cet événement que constitue une leçon. Dans la leçon, il y a des phases. Hargreaves en décrit cinq: a) l'entrée, b) installez-vous, c) la leçon proprement dite, d) la clarification; e) la fin de la leçon. Un ensemble de signaux du maître indiquent qu'on change de phase. La leçon est ainsi structurée par des règles. Il y a des règles généralement acceptées, même si elles sont non écrites. Mais elles se combinent avec des préférences individuelles, et des tolérances valables à l'intérieur de la salle de classe. Ces règles sont parfois révélées par quelque déviance qui déborde les limites de la tolérance du maître. Ceci rencontre la conception de l'analyseur élaborée par l'école de l'analyse institutionnelle qui parle des analyseurs déviants. Un effet analyseur se produit par exemple lorsqu'un maître enfreint l'accord tacite maître/élèves structurant la situation (avec ses règles implicites). P. Woods compare certains débordements de la part du maître à celui d'un gynécologue qui, au cours d'un examen, se laisserait aller à des actes indécents au lieu de maintenir la définition de la situation comme situation désexualisée. Les programmes différent quant à leurs règles internes : les mathématiques, par exemple, sont plus systématiques, l'économie familiale est une matière d'enseignement obéissant au contraire davantage à des règles structurantes extra-programme. Ce que quelqu'un produit en tant que situation est sous l'influence à la fois de ses expériences antérieures et des circonstances matérielles. Pour les élèves, leur passé scolaire peut influer sur leurs attitudes dans une nouvelle situation. Le pouvoir, dans les interactions, c'est la capacité d'influencer les autres selon ses propres intentions. Il peut se faire que le maître persuade ses élèves sans difficulté d'accepter ses leçons, et, inversement, que des élèves persuadent leur maître que tel exercice n'a pas de sens pour eux et négocient un changement. Pouvoir et savoir sont du côté du maître ; mais cela ne signifie pas pour autant que les élèves acceptent la définition magistrale de la situation. Ils ont une autre définition de la situation (de la classe). Birksted a étudié un groupe de jeunes pour qui l'école était une interruption dans le déroulement d'activités plus importantes pour eux : se rencontrer, jouer aux cartes, fumer, etc. Ils définissaient l'école comme une salle d'attente. Ils considéraient l'examen d'un point de vue purement utilitariste, en relation avec leur futur métier. Dans l'ensemble, l'école était vue par eux comme un rien. Les perspectives des maîtres La recherche sur les perspectives des maîtres a concerné trois domaines au moins : leurs conceptions traditionnelles des élèves ; les typifications et catégorisations des élèves par les maîtres ; et, enfin, les perspectives des maîtres sur la déviance des élèves. Conceptions traditionnelles des maîtres concernant leurs élèves

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L'étude des conceptions traditionnelles que les maîtres ont des élèves regroupe des questions telles que : comment les maîtres définissent-ils leurs tâches ? Comment voient-ils les élèves ? Comment voient-ils les bons et les mauvais élèves ? Comment distinguent-il bons et les mauvais travaux ? Comment enseignent-ils ? etc. Esland (1971) décrit deux paradigmes : le paradigme qu'il appelle psychométrique - c'est celui de l'école traditionnelle – et le paradigme qu'il appelle phénoménologique, celui de l'école nouvelle. Ces deux paradigmes impliquent des conceptions différentes des élèves, du savoir et du monde. Ils conduisent à des réalités totalement différentes pour les maîtres et pour les élèves : - le paradigme psychométrique tient le savoir pour objectif. Il est à découvrir. L'élève qui a des capacités limitées doit être motivé pour apprendre. Ces convictions conduisent à mettre l'accent sur le contrôle, la discipline et les examens ; - le paradigme phénoménologique, au contraire, considère l'étude comme un processus, la connaissance comme une construction, et l'enfant comme ayant des capacités illimitées. La tâche du maître est alors de découvrir les cadres de référence des élèves, c'est-à-dire comment les élèves interprètent et apprennent. L'enseignement, ici est centré sur l'élève. Mais les maîtres ne sont jamais totalement dans un paradigme ou dans l'autre : ces paradigmes sont des idéal-types. Hammersley (1977) propose une typologie plus détaillée, avec dimensions suivantes : la définition du rôle des maîtres ; la conceptualisation de l'action des élèves ; la conceptualisation de la connaissance, universelle ou personnelle. Avec ces dimensions, le même auteur construit une autre typologie avec quatre types d'enseignement : - l'enseignement basé sur la discipline (le paradigme psychométrique d'Esland) ; - l'enseignement programmé, impliquant un autoritarisme des maîtres mais à base de méthode (et non de corpus de connaissance) ; - l'enseignement progressif, qui tend à aider l'apprentissage spontané ; - le non-interventionnisme radical, qui ne concorde pas avec un rôle enseignant spécifique et qui voit l'étude comme une production (et non une reproduction) : c'est le style des enseignants l'école active (free school). On a relevé des dissonances entre la doctrine progressiste de l'école centrée sur l'enfant et la réalité de ce qui se passe dans la salle de classe. Le progressisme (pédagogique) devient parfois une rhétorique visant à justifier les inégalités avec leur reproduction par le système scolaire. Les circonstances contraignent les maîtres à agir dans la pratique contre leurs propres convictions idéologiques. Typifications Hargreaves et al. (1975), sur la base d'entretiens avec des enseignants, concluent que ces derniers produisent des typifications très élaborées concernant leurs élèves qui prennent place dans une sociologie de sens commun concernant la vie de la classe. Ils dégagent trois étapes dans le processus de catégorisation des élèves par les maîtres : - une phase de spéculation, au cours de laquelle le maître s'efforce de diagnostiquer le caractère de ses élèves. Les notions qu'il met alors en œuvre concernent l'apparence, la discipline, la

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conformité aux rôles académiques (études) et les relations avec leurs camarades de classe. À partir de là, le maître commence à construire ses caractérisations des élèves en prenant compte des événements et des interactions. Il y fait entrer certains éléments connus de lui concernant le contexte de vie de ces mêmes élèves, les dossiers et les rapports émanant d'écoles, que les élèves ont fréquentées antérieurement, ainsi que les conversations en salle des professeurs sur ces mêmes élèves ; - une phase d'élaboration : au fur et à mesure que les éléments de leur connaissance sur les élèves s'accumulent, que les comportements et les interactions se répètent, le processus de typification en cours tend vers une élaboration comportant des vérifications de la part des maîtres. - une phase finale : le maître va stabiliser ses catégories (ses typifications concernant ses élèves, leur étiquetage). Perspectives des maîtres sur la déviance des élèves Les recherches les plus nombreuses concernent les points de vue des maîtres sur la déviance des élèves. Hargreaves et al. (1975) distinguent : - Le «deviance provocative teacher » : les élèves sont considérés par certains maîtres comme l'incarnation de l'anti-autorité. Ils sont vus comme délibérément rebelles. On ne peut donc pas leur faire confiance, etc. Cette vue conduit ces maîtres à des actions provocatrices, telles que des ultimatums, des punitions inconsidérées, etc. - Le «déviance insulative teacher », notion qui désigne un autre rapport maîtres/élèves avec la croyance (chez les maîtres) que tous les élèves sont fondamentalement bons, qu'ils ne demandent qu'à travailler, et que par conséquent leur déviance est produite par certaines conditions que le maître doit pouvoir changer. C'est une vue hyper-optimiste. Elle affirme que les élèves peuvent être coopératifs. Cela induit chez ces maîtres le respect des élèves, la confiance en eux. On a affaire ici, à nouveau, à deux idéal-types. Mais peu de maîtres correspondent effectivement à l'un de ces deux types. La «culture» des maîtres On peut définir la culture des enseignants, aux trois niveaux de l'idéologie, du pouvoir et de la gestion du rôle. On a accusé les interactionnistes d'ignorer les points 1 et 2. On va voir qu'ils s'en occupent aussi. a) On utilise le terme idéologie pour désigner «le système de croyances et de valeurs adoptées par un groupe ou une société en rapport avec certains intérêts et qui sont prises comme des évidences, des allant-de-soi». Mais les interactionnistes ne peuvent assumer que de telles croyances reflètent nécessairement des attitudes sous-jacentes. Ils considèrent plutôt qu'elles peuvent être le produit de certaines circonstances particulières. Les idéologies des maîtres concernent la profession dans son ensemble ou certains segments seulement, par exemple les maîtres par rapport aux parents ou aux élèves. Grace (1978) a étudié le développement de deux idéologies des maîtres d'écoles urbaines au XIX· siècle avec leurs bases politiques. Ces deux idéologies étaient l'idéologie missionnaire (certains maîtres se donnaient pour mission de civiliser les masses dans la société industrielle anglaise

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naissante) et 1'idéologie professionnelle (concernant la respectabilité des maîtres et leur avancement). Ces deux idéologies s'opposaient parfois, et parfois elles étaient complémentaires. Ginsburg et al (1980) ont étudié les relations idéologiques entre l'orientation professionnaliste des enseignants et le syndicalisme. b) La recherche du pouvoir est un autre trait commun de la culture magistrale. L'intérêt pour le contrôle institutionnel, pour le pouvoir, peut l'emporter sur les convictions pédagogiques. Il y a aussi le prestige (hiérarchisé et différentiel) des matières enseignées. La géographie, par exemple, est passée d'un statut inférieur à celui d'une discipline académique, avec une base universitaire, grâce aux efforts de l'Association anglaise des Professeurs de Géographie. Plus élevé est le statut d'une matière, et plus les ressources qui lui sont allouées sont importantes, avec de meilleures perspectives de carrières, des hauts salaires, des postes supérieurs dans la hiérarchie. Il y a une lutte pour le statut, et par-dessus tout pour les ressources matérielles et les perspectives de carrières concernant chaque enseignant en particulier et chaque catégorie d'enseignants. On trouve de grandes oppositions à l'intérieur d'une même discipline avec des luttes pour le contrôle intellectuel de la matière d'enseignement considérée. Ce point peut être illustré par la division des enseignants d'anglais entre les tenants de la grammaire et ceux de la littérature anglaise. c) Par rôle d'enseignant on désigne «le modèle de comportement que les autres attendent de la part des maîtres ». L'enseignant doit apprendre à se comporter comme un enseignant ; il doit adapter ses aspirations personnelles et son idiosyncrasie (sa personnalité particulière) à un rôle socialement structuré (défini). Cette gestion du rôle (role management) est la tâche à laquelle l'enseignant doit faire face tout au long de sa carrière. Les jeunes enseignants vivent un choc culturel quand ils commencent à enseigner, et à s'efforcer d'entrer dans leur rôle. Cela est dû à la nature de leur travail, au fait d'avoir à affronter des jeunes récalcitrants. Dans les salles des maîtres, une énorme influence s'exerce sur les individus pour qu'ils se conforment au point de vue collectif. Cela concerne en particulier les nouvelles recrues. Le fait que les débutants rencontrent des difficultés n'est pas surprenant, car pour les anciens tous ont eu ces problèmes : «Si un collègue admet qu'il a des problèmes, les autres (en salle des profs) peuvent le rassurer en lui offrant les récits de leurs difficultés à eux aussi. C'est un rituel de solidarité» (Hammersley 1975). Le nouvel enseignant doit donc apprendre la culture du monde des enseignants. Il y a des stratégies à l'égard des suppléants débutants pour renforcer leur conformité aux normes de la salle des professeurs. On va dénigrer les enseignements de l'université en matière de formation des maîtres, ou encore l'idéalisme des élèves-maîtres et leurs convictions ; on valorisera au contraire la salle des professeurs avec ses ressources d'aide en cas de difficulté ; on va ridiculiser les débutants, etc. Une autre fonction de la salle des professeurs est le contrôle, c'est-à-dire le renforcement des normes. Dans cette construction d'une identité professionnelle on peut être aidé par la culture latente (Becker et al, 1961). Nos expériences individuelles antérieures forment pour nous tous une culture latente : « La préparation au métier d'enseignant ne commence pas dans les collèges, mais à l'école maternelle. Les élèves qui arrivent au collège savent déjà ce que signifie enseigner ».

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Les perspectives des élèves Comment les élèves voient-ils les maîtres et l'école ? Beaucoup de comportements des élèves peuvent paraître insensés. En fait, ils obéissent à des règles claires et à des principes clairs. Les plus importants parmi ces principes retenus par les élèves pour juger leurs maîtres sont que le maître doit être humain, apte à enseigner, à vous faire travailler. Certains maîtres sont ressentis comme inhumains. Ou bien encore, comme disent les élèves, « ils interprètent leur rôle trop littéralement ». L'école peut, elle-même, être perçue par les élèves comme un lieu inhumain. P. Woods rapporte qu'au cours d'une de ses enquêtes (1979) il a observé une opposition générale, chez les élèves de l'école étudiée, à la normalisation progressive de cette école. Les commentaires favorables des élèves en faveur du statu quo concernaient certaines contraintes usuelles (sur les jeux, etc), et la souplesse institutionnelle concernant les règles de la vie scolaire. Leurs commentaires défavorables concernaient (et condamnaient) la routine et certaines restrictions spécifiques. Les commentaires des élèves à propos des enseignants pouvaient être mis en relation avec le degré d'institutionnalisation qui entraînait des relations dépersonnalisées, des attitudes de supériorité, etc. On remarquait - avec étonnement - que dans l'ensemble les élèves disaient aimer cette école. Mais il y avait des différences parmi les élèves à cet égard. Il faut donc pousser plus loin l'analyse des déclarations telles que : j'aime cette école ou j'aime tel maître. Sur quel critère était fondée cette appréciation ? Parce qu'il est humain, disaient les élèves. Mais quel est le critère de ce jugement ? Pourquoi dit-on : Il est humain, à propos de tel maître ? La culture des élèves et la notion des «sous-cultures» (subcultures) On a étudié le degré auquel certaines cultures d'élèves sont aidées par l'organisation de l'école, l'influence de la classe sociale sur la culture des élèves, l'influence de l'identité sexuelle, le rôle des intérêts personnels. Hargreaves (1967) a observé quatre courants : - certains élèves sont en faveur de la scolarité ; - certains sont contre les agressions physiques, etc. ; - certains ont une attitude anti-scolaire (abandon des valeurs scolaires) ; - d'autres sont des anti-scolaires actifs (taux d'absentéisme élevé). On voit apparaître chez certains élèves une dissociation progressive avec les valeurs officielles de l'école. Ces points de vue sur l'école sont un produit de l'école elle-même, qui induit finalement deux sous cultures chez les élèves ; l'une pro-scolaire, l'autre anti-scolaire. Dans l'école qu'il a étudiée, deux groupes, associés à ces deux sous-cultures, faisaient l'objet de traitements différents. Les pro avaient les bons maîtres, tandis que les anti étaient privés de statut scolaire. On leur attribuait les mauvais maîtres, les mauvaises salles de classes, etc. Lacey (1970) a travaillé, lui aussi, sur les deux sous-cultures de Hargreaves : parmi les pro, il y avait un renforcement continuel de l'adhésion à l'école, à ses valeurs ; les anti, par contre, résolvaient leurs problèmes en rejetant le rôle d'élève et en le remplaçant par une culture de jeunes, autonome et indépendante. Ils accordaient la priorité au comportement collectif - c'est-à-

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dire aux valeurs de leur groupe, au respect de ces valeurs, etc. Dans la sous-culture proscolaire, par contre, on observait un individualisme et une compétition entre élèves. Hargreaves et Lacey considèrent tous deux que leur identification de deux sous-cultures opposées chez les élèves est très simplificatrice. Ils reconnaissent l'influence, dans l'élaboration des deux cultures des valeurs des classes sociales, auxquelles les élèves appartiennent, et de la culture adolescente en général. Leurs analyses ont été critiquées dans le courant interactionniste anglais de l'école. On a dit qu'ils avaient sur-valorisé l'influence de normes culturelles au lieu de raisonner en termes de définitions de situations et de constructions individuelles de la situation. Peter Woods a identifié deux groupes similaires sur son terrain de Lowfields. Dans cette école, on a expérimenté des programmes différents, des enseignants différents avec des styles divers. «Mais j'ai identifié deux grandes orientations (…). Les conformistes (élèves pro-école) acceptaient les contrôles, et ils utilisaient le critère problème de l'emploi ; ceux de la contre-culture rejetaient les contrôles, les examens, etc. ». D'autres jeunes, par contre, manifestaient un rejet plus catégorique de l'institution scolaire en général : ils étaient peut-être en rupture radicale avec l'ensemble des valeurs scolaires en général. Le même modèle (les pro-scolaires contre les anti) se retrouve dans une étude de Ball (1981). Selon Ball, en réponse aux deux attitudes des élèves (pro et anti), les maîtres construiraient des stéréotypes opposant les deux groupes. Dans l'étude de Ball, l'absentéisme était très élevé dans le groupe des anti-scolaires. Il était chez eux deux fois plus important que dans l'autre groupe. Ball voit dans l'absentéisme un indicateur de l'attitude anti-scolaire. C'est une déviance active et une contre-culture. Ceux du groupe pro-scolaire étaient davantage présents aux activités péri-scolaires de l'école et à son club. Selon Ball, la contre-culture anti-scolaire serait le résultat de l'échec de l'école elle-même. Elle se manifeste par l'interruption des leçons, la désobéissance, les sentiments anti-école et anti-enseignants et, chez les filles, par un surinvestissement de la culture adolescente. P. Woods cite la pop-music et les petits amis. Ball et Woods ont mis cela en relation avec l'origine sociale des élèves, en prenant comme indicateurs la profession du père. Ils semblent procéder comme l'autre sociologie. Mais ils le font à partir d'une étude ethnographique localisée. On ne se limite pas à l'analyse statistique des variables ; on part des observations faites dans une école pour aboutir à la CSP du père. L'opposition entre les deux sociologies de l'école (quantitative et qualitative) n'est pas dans le degré d'importance accordé au macrosocial ou au microsocial. L'opposition tient au fait de partir dans l'enquête, soit du macro (démarche positiviste) soit du micro (démarche ethnographique). Ball note qu'il y avait une forte proportion d'élèves issus des classes moyennes dans le groupe pro-scolaire. Les choix des copains ainsi que les attitudes envers l'école étaient liés à l'origine sociale des élèves ; en général ces élèves issus des classes moyennes réussissaient mieux que les élèves de la classe ouvrière qui, eux, décrochaient plus facilement de l'école.

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Ceci conduit à définir la « sous-culture » (ou « contre-culture») des élèves comme une réaction à la culture officielle de l'école. En posant cela, on retrouve la théorie de la déviance de Cohen (1955), concernant la sub-culture délinquante. Parmi les traits distinctifs de la contre-culture des élèves, on trouve l'opposition à l'autorité, le rejet du conformisme, de l'informel, un haut degré de sexisme et de racisme, la violence, la solidarité interne au groupe. Mais cette contre-culture des adolescents par rapport à l'école n'est pas seulement une négation de l'ordre institué : elle représente une forme de vie, qui a sa spécificité et sa légitimité. On a montré que le rejet de l'école doit s'interpréter, non pas comme une simple réaction à l'école (en tant qu'institution), mais en fonction de l'irrélévance de l'école pour les jeunes déviants. On a mis cela en relation avec l'appartenance de classe. Différenciation sexuelle et attitudes des élèves Considérons maintenant, toujours avec P. Woods, les effets de la différenciation sexuelle sur les matières étudiées, les groupes informels, les jeux, les interactions en général. À l'entrée de l'école secondaire, l'arrivée de la puberté et le développement des différences sexuelles vont modifier les comportements : à la puberté correspond une ségrégation complète et totale des sexes (dans les leçons, les jeux), avec un processus de polarisation et différenciation. Ball (1981) a montré qu'à l'adolescence se développent des interactions entre les sexes (petit ami, petite amie) importantes pour l'allocation de statut dans la culture adolescente. D'autres recherches ont montré que dans les écoles mixtes où les maîtres sont des hommes, les garçons tendent à occuper les premières places alors que les filles sont inhibées. L'équipe enseignante masculine dans une certaine école ethnographiée, encourageait certaines vues masculines sur la féminité. La division des sexes se retrouve à propos des matières enseignées : la physique/chimie est pour les garçons. Paul Willis (1977) montre que la sexualité sociale n'agit pas comme une influence extérieure. Elle est re-créée, produite, transformée, en réponse à la situation scolaire. Les garçons de classes populaires sont très sexistes, ils ont des attitudes de supériorité à l'égard des femmes ; les filles sont pour eux des objets sexuels. Le nombre de conquêtes (féminines) joue un rôle chez eux dans la hiérarchie des statuts. Mais n'y aurait-il pas un artefact dans les recherches concernant les élèves (filles) lié au sexe (mâle) des chercheurs ? On connaît bien en ethnographie l'attitude des garçons envers les filles, mais on ignore celles des filles envers les garçons. Les filles sont encouragées, dit-on, par la société à penser au mariage. De plus, elles ont un attachement particulier à la pop-culture avec l'obsession des pop-stars.

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Mais les individus ne sont pas esclaves des modèles sociaux. Ils font des choix. Tous les garçons des classes populaires ne sont pas anti-école, et toutes les filles ne sont pas amoureuses des pop-stars et ne sont pas guidées par le projet de la maternité. Il faut toujours, dans les recherches, savoir faire la part et des traits personnels des acteurs, et celle des facteurs sociaux : la classe sociale, le sexe, etc. Nous retrouvons ici, à propos de l'éducation, cette conception, de type existentialiste, de la liberté en situation qui constitue une dimension essentielle de l'interactionnisme symbolique. Ethnographie et pédagogie S'il se présente d'abord, et avant tout, comme un chercheur en ethnographie de l'école, Peter Woods, qui commença sa carrière par l'enseignement, rappelle constamment que l'ethnologie présente pour les enseignants un intérêt pratique : « les ethnographes veulent comprendre pourquoi des choses aussi insignifiantes pour un observateur extérieur que la mise en place d'un distributeur de boissons peuvent devenir importantes pour le maître : car telle est la matière de sa vie quotidienne, de sorte qu'ethnographes et enseignants se trouvent être alliés de fait sur un même terrain » (Woods, 1986). Toutefois, les enseignants, avant de prendre connaissance des travaux en ethnographie de l'école, ont déjà à leur disposition un savoir pédagogique : c'est « un savoir en matière d'éducation que possèdent les enseignants et non les chercheurs. Il informe et constitue l'action pratique d'enseigner, laquelle inclut tout ce qui est autour : les questions relatives à la finalité de l'enseignement (philosophie) aux modalités d'apprentissage des élèves (psychologie), à leur vie sociale et à celle de l'école (sociologie), à leur compétence de communication (linguistique)" » (ibid.). Ce savoir pédagogique, dont l'enseignant est l'unique détenteur, présente plusieurs caractères : il est synthétique puisqu'il réunit des éléments séparés, - par exemple des disciplines distinctes déjà indiquées dans une totalité interconnectée ; il implique un savoir de la situation, de l'environnement matériel, des ressources, des élèves et de leurs objectifs. L'enseignant se trouve placé au centre de cette constellation de facteurs. Mais « tout cela tient davantage de l'art, que de la science, ressemble davantage à l'architecture qu'à la médecine... ». L'enseignant trouvera dans les recherches ethnographiques concernant son métier des informations qui lui permettront de l'améliorer. Il découvrira notamment que l'ethnographie de l'école étudie (entre autres), l'orientation stratégique - par opposition à pédagogique -, d'une part importante de l'activité de l'enseignant ; les propriétés fonctionnelles de la culture de l'élève ; le sens qui se trouve derrière tel comportement apparemment incohérent d'un élève, etc. Elle traite donc de problèmes qui sont les siens. Les enseignants pourraient ainsi améliorer leurs stratégies s'ils prenaient connaissance des nombreuses ethnographies de la relation maître-élève ; ils trouveraient dans ces études une aide pour un meilleur diagnostic des conduites inadaptées de certains de leurs élèves.

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L'ethnographie de l'école ne présente donc pas qu'un intérêt théorique. Elle n'est pas seulement une démarche dont les résultats viendraient s'ajouter à l'ensemble des acquis de la sociologie. Elle a au contraire, on vient de le voir, un intérêt directement pratique et, d'ailleurs, cette utilité de l'ethnographie pour les enseignants pourrait être généralisée ensuite à l'ensemble de la société. Mais l'intérêt n'est pas seulement dans le contenu des descriptions ethnographiques, il est aussi dans l'acquisition à toutes fins pratiques, de la méthode ethnographique elle-même : les enseignants pourront alors, par exemple, « utiliser les techniques ethnographiques pour évaluer leur travail, pour explorer la motivation et l'apprentissage de leurs élèves », ce qui va sera repris de manière plus systématique par la nouvelle recherche-action interne : nous y reviendrons. À cela s'ajoutent certaines potentialités thérapeutiques, au bénéfice des enseignants toujours, de l'intervention ethnographique lorsqu'elle vient du dehors : le fait de parler librement, par exemple, à des chercheurs peut être un secours pour certains. Cette remarque rejoint les observations faites par des ethnographes sur d'autres terrains à propos des effets thérapeutiques, qui sont, parfois, les bénéfices secondaires des entretiens ethnographiques. P. Woods cite quelques-unes des recherches ethnographiques qu'il a effectuées alors qu'il était enseignant, dans les années 1960. Elles contiennent de nombreux exemples de conflits, de chocs et de différences culturelles qui faisaient obstacle à son enseignement et à l'apprentissage des élèves. Ces observations faites du dedans (par un enseignant en poste) portaient aussi sur les ressemblances entre cultures fondamentalement opposées, sur les procédures d'étiquetage des élèves, - le fait par exemple de catégoriser un élève comme un peu fou, paresseux, ou immature. Elles impliquaient l'analyse d'événements critiques : dans toutes les écoles en effet se produisent des crises qui modifient l'ordre habituel. Il y a des points de vue opposés concernant qui peut être tenu pour responsable d'une crise, qui a perdu son calme, et si cela a des effets négatifs sur l'éducation. Cependant, si cette endo-ethnographie interne, c'est-à-dire pratiquée du dedans par les enseignants eux-mêmes, peut apparaître comme une forme très souhaitable de recherche, il faut aussi souligner certaines difficultés : « Entreprendre une recherche, cela suppose une curiosité, le désir d'apprendre du nouveau, un esprit d'aventure, - la reconnaissance que ce que je sais est imparfait, incomplet. Or d'autre part, enseigner suppose au contraire prendre des décisions, éliminer le doute et l'incertitude. » Alfred Schutz a montré, lui aussi, que dans l'attitude naturelle, l'homme au travail, «suspend le doute» alors que la disposition à la recherche suppose au contraire le doute méthodique. Les enseignants doivent «suspendre le doute» pour agir, pour accomplir leur tâche d'enseignants ». Ils « sont en effet soumis à diverses obligations et pressions : le programme - dominé par la préparation à l'examen -, la relation numérique maître/élève, le moral bas, le nombre d'enfants récalcitrants pèsent sur la situation et on ne peut y échapper. Les maîtres s'en sortent en général par un compromis stratégique (Sikes, Messor et Woods 1985), et par des stratégies de survie qui leur permettent de tenir le coup. Ils doivent résoudre ces immenses problèmes de contrôle et d'organisation avant même de commencer à enseigner, et ils doivent aussi garder la foi en ce qu'ils font, ce qui, encore une fois, peut être source de rigidité par rapport à ce qu'exigerait l'esprit de recherche.

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Pour souligner l'intérêt de l'approche ethnographique en éducation, Wax et Wax (1971) citent un cas dans lequel des sociologues partirent de l'hypothèse que le détachement progressif par rapport à l'école chez les enfants amérindiens aux USA serait le « résultat d'une inadéquation psychique relative à l'éducation ». Mais, disent-ils, « si ces recherches avaient impliqué une ethnographie élémentaire et s'étaient attachées à voir comment les Indiens perçoivent leur situation dans la communauté et le rôle des écoles et si on avait observé ensuite les interactions en classe, la compréhension de la prétendue inadéquation psychique aurait été profondément modifiée ». P. Woods ajoute que «nous ne devons pas seulement supposer que les enseignants enseignent et que les élèves apprennent, nous devons au contraire commencer par demander : Que se passe-t-il ici (dans cette classe) ? Comment les individus se traitent-ils mutuellement ? Nous devrons ensuite intégrer dans nos interprétations les explications fournies par les membres (les élèves et les maîtres, notamment) ». Certains chercheurs, comme Lortie (1973) ont avancé que la plus grande partie de ce que les enseignants mettent dans leur vision de leur capacité provient des perceptions et expériences qu'ils avaient de leurs enseignants lorsqu'ils étaient eux-mêmes étudiants. Cette marque serait imperméable à toute formation postérieure. Les enseignants peuvent bien affirmer qu'ensuite ils ont changé, il n'empêche qu'ils retournent toujours à leur passé d'élèves. L'ethnographie peut aider à le montrer. Elle a bien, par conséquent, un intérêt pratique, de par ses applications dans la formation des maîtres, notamment. Toutefois, cette posture maintient une séparation entre les théoriciens et les praticiens. La nouvelle recherche action, qui s'efforce, elle aussi, de mobiliser à des fins pratiques les acquis de l'ethnographie, va procéder autrement : elle va proposer que les maîtres s'engagent à partir de leur action dans une auto-ethnographie qui serait à la fois source de connaissance et de changement, sans séparer, cette fois, les deux dimensions. Le prochain chapitre est consacré à décrire cette intégration d'une ethnographie interactionniste à ces nouvelles pratiques.

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IX De l'ethnographie de l'école à la nouvelle recherche action Sur le terrain de l'école, récemment, une rencontre s'est effectuée entre les nouveaux courants ethnographiques et la c nouvelle recherche action », L'ouvrage qu'ont publié récemment ensemble un ethnographe, P. Woods, et un praticien de la recherche action, Kemmis, est l'une des illustrations les plus fortes de cette convergence. Pour en mesurer l'originalité, il convient cependant de remonter à des formes plus traditionnelles de recherche action. Sur l'origine et le sens de l'expression « recherche action » L'ethnologie au service de l'action : Collier On attribue parfois l'invention du terme recherche action à un anthropologue, J. Collier, qui proposa que les découvertes de type ethnologique faites aux USA sur les Indiens des réserves soient utilisées au bénéfice d'une politique favorable à ces derniers (Collier 1945). Cette première origine de la notion indique déjà ce qui fait l'essentiel de sa signification classique : dans cette perspective, la recherche action est avant tout l'œuvre d'un expert, spécialiste en science sociales, qui vient du dehors dans une situation donnée et se propose de la faire évoluer à partir d'un diagnostic concernant cette situation. L'apport de Kurt Lewin qui fit la fortune de cette expression et contribua à construire une définition désormais classique de la recherche-action allait dans le même sens de l'expertise sociale. Lewin et la recherche-action en extériorité Les premières interventions illustrant la recherche-action lewinienne concernaient le changement des attitudes et des comportements dans un certain nombre de secteurs de l'activité sociale (et par exemple le changement des habitudes alimentaires, ou encore des préjugés raciaux). Il décrivit les phases d'une recherche-action : sa planification, la mise en application d'une première étape du plan d'intervention avec observation des effets et, enfin, la planification d'une nouvelle étape d'action à partir des résultats obtenus dans la précédente, et ainsi de suite, ce mouvement cumulatif formant une spirale de développement des relations entre pratique, observation et théorisation. À la fin de sa vie, Lewin organisa pendant l'été 1946, à Bethel (État du Maine), des séminaires d'été visant à la formation d'intervenants sociaux praticiens d'une recherche-action engagée dans le traitement des conflits sociaux. C'est au cours de ces séminaires qu'il découvrit par hasard le

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dispositif du training group, ou T. Group. Le T. Group est une situation de formation qui rassemble un certain nombre de participants (pas plus de 15, en principe) autour d'un moniteur dit non directif, parce que son rôle n'est pas de transmettre des connaissances au groupe réuni autour de lui, mais simplement d'aider ce groupe, par des remarques concernant son fonctionnement, à découvrir, à partir de sa propre expérience de groupe réuni ici et maintenant, les règles supposées de la vie des groupes. Les interventions du moniteur visent à être, s'il est non directif par principe, plutôt des descriptions que des interprétations. Ces descriptions sont supposées savantes, l'animateur-formateur se présentant comme un professionnel de la dynamique de groupe appliquée, ou clinique. En fait, ce sont des remarques de sens commun, et on pourrait, avec Garfinkel et surtout Shumsky (1971) y voir plutôt des exemples d'ethnographies profanes. Les membres du groupe sont d'ailleurs invités à produire des ethnographies de même type. Psychosociologie et ethnographie Consultation et ethnographie La psychosociologie d'intervention et l'ethnographie paraissent s'opposer : l'intervention psychosociologique ou la consultation de même nom répond à une commande passée souvent dans une situation de crise ; l'ethnographie classique suppose au contraire la non intervention du chercheur, elle s'oppose par là à la recherche-action. Mais il y a aussi des convergences : - la commande d'intervention n'est pas spécifique de l'intervention psychosociologique. Il peut y avoir commande d'expertise en gestion, en comptabilité, etc. Ce qui est spécifique de l'intervention psychosociologique, c'est le fait que cette commande fait l'objet d'une analyse qui va se prolonger jusqu'au bout de l'intervention ; - de même, pour la négociation d'accès au terrain, au début d'une enquête ethnographique : cette négociation, premier acte d'un fieldwork, restera nécessaire et toujours retravaillée, jusqu'à la fin de l'enquête. Et l'analyse, elle aussi permanente, de cette négociation, sera l'une des sources essentielles de la connaissance ethnograpique. Ainsi, on le voit, il existe dans les deux cas une pratique d'analyse, soit de la commande, soit de la négociation d'entrée. Les deux sont apparemment opposées, puisque le psychosociologue est demandé alors que l'ethnographe est demandeur d'entrée. Mais l'important, c'est le fait que, dans les deux cas, cette analyse permanente de l'acte initial et fondateur constitue un ressort essentiel du savoir. Lawrence Stenhouse : de la consultation à la recherche action interne L. Stenhouse a lui aussi pratiqué la psychosociologie de consultation et d'intervention. C'est en tant que spécialiste de cette démarche qu'il assura à partir de 1927 la direction d'une recherche-action concernant un projet de réforme : Humanities Curriculum Project (HCP), recherche faite

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dans le cadre du Centre de recherches appliquées à l'Éducation de l'Université East Anglia. Il était l'homme d'une transition. Il avait travaillé en relation avec l'Institut Tavistock pour les relations humaines qui était à Londres le correspondant du Centre de recherches en dynamique de groupe, fondé d'abord par Lewin au MIT, et transporté après sa mort, en 1947, à l'Université de Michigan. Lewin avait collaboré avec les psychosociologues du Tavistock, à l'occasion de la fondation de leur revue intitulée Journal of Social Issues. Mais Stenhouse était aussi un enseignant spécialisé dans l'innovation (le Teaching project). C'est pourquoi il réalisa dans le domaine de l'école ce passage, qui nous intéresse ici, d'une analyse externe fait par un expert - un psychosociologue consultant - à une analyse interne, faite par les membres, du processus éducatif. Avec lui, il faut y insister, l'intervention de l'expert, si elle n'est pas abolie tout à fait, est pour le moins atténuée, au profit de l'idée du self monitoring teacher, selon sa formule-clé. Il publia une introduction à la recherche concernant le curriculum, An Introduction to Curriculum Research (1975), dans laquelle il développa notamment la notion de l'enseignant chercheur (the teacher as researcher), qui devait devenir le slogan de la nouvelle recherche-action à l'école. À peu près dans le même temps, John Elliot et de Clem Adelman ont contribué à la mise en place du nouveau dispositif de recherche-action ; ils ont associé les enseignants concernés à l'institution des changements souhaités dans le cadre du Ford Teaching Project au Centre de recherches appliquées à l'éducation de Cambridge (ou Elliot commence à enseigner en 1976). On peut cependant être tenté de voir là une simple variante de l'orientation lewinienne : la participation des acteurs sociaux au changement était, en effet, déjà au cœur de son dispositif. Mais cette idée de participation des acteurs sociaux n'a plus exactement le sens qu'elle avait chez les psychosociologues lewiniens. En outre, l'évolution de Stenhouse l'a rapproché des courants ethnographiques, en particulier les courants anglais. Il a contribué à la rencontre de la psychosociologie et de l'ethnographie qui est l'un des points forts des recherches anglaises autour de l'école, aujourd'hui. Une conception «critique» de la recherche-action interne Carr et Kemmis (1983) définissent la recherche-action (RA) en général comme « une forme de recherche effectuée par des praticiens à partir de leur propre pratique ». A partir de cette définition - qui ne convient pas à la recherche-action première manière, fondée par Kurt Lewin - ils élaborent leur conception propre, qui prend le nom de recherche-action émancipatrice, ou critique. Tout n'est pas nouveau cependant dans cette théorie de la nouvelle recherche-action. Elle prend acte en effet du déclin d'une première définition, positiviste, de cette pratique, et de sa renaissance, dans le contexte des institutions scolaires, notamment.

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Les raisons d'une «renaissance» Carr et Kemmis énumèrent les raisons de cette renaissance de la recherche-action : a) on voit se développer chez les enseignants, disent-ils, une demande concernant un rôle de chercheur qui s'éloigne du modèle psychosociologique d'un consultant venu de l'extérieur ; b) les praticiens de l'enseignement sont de plus en plus conscients de l'inutilité d'un certain nombre de recherches, menées sous la bannière des sciences de l'éducation, pour résoudre les problèmes qui se posent effectivement dans le champ éducatif (on pourrait ajouter ici que même l'ethnographie de l'école, sous sa forme classique, qui reste marquée par la posture traditionnelle du sociologue observateur, n'échappe pas à cette critique. Car « en quoi cela peut-il nous aider à résoudre nos problèmes ? » demanderont les enseignants devenus objets de ces ethnographies non associées à de la recherche-action) ; c) s'y est ajouté un intérêt accru pour les problèmes pratiques associés à la notion de curriculum et de là pour le raisonnement pratique, opposé au raisonnement technique ou instrumental ; d) il y a eu l'émergence des méthodes de la nouvelle vague concernant les recherches en matière d'éducation et plus particulièrement les orientations qualitatives comme l'évaluation illuminative, ou démocratique, la méthode des cas, la démarche ethnographique, etc. qui toutes ont mis l'accent sur la nécessaire prise en compte des perspectives des acteurs sociaux et qui ont ainsi mis le praticien au centre du processus de recherche. On a posé en principe que les interprétations des acteurs - ou, comme disent les héritiers de W.I. Thomas et de la première école de Chicago, leur définition de la situation - sont d'un intérêt crucial pour la recherche, ce qu'il faut replacer dans le contexte d'un retour en force de l'interactionnisme symbolique en sociologie, et plus particulièrement en sociologie de l'éducation (Peter Woods 1983) ; e) Carr et Kemmis citent the accountability movement qui a, disent-ils, «galvanisé et politisé les praticiens» par l'exigence que les enseignants rendent des comptes (accounts), les amenant à une critique des conditions de travail dans lesquelles ils conduisent leur pratique (il s'agirait donc de nouvelles conditions créées par les politiques qui demandaient aux enseignants de « rendre des comptes» à la société et au pouvoir de tutelle, dans un contexte où la notion d'évaluation des résultats obtenus par les enseignants prend de plus en plus d'importance) ; f) d'où la solidarité croissante du milieu enseignant, face aux critiques publiques de l'école développées dans un contexte de mutation de l'institution éducative, associées à l'augmentation de la scolarité. On pourrait certainement ajouter ici l'importance prise par les minorités culturelles issues des différentes vagues d'immigration, qui ont parfois bouleversé l'institution scolaire et les conditions d'enseignement sans qu'on y soit préparé ; g) et il y aurait enfin une prise de conscience de plus en plus développée, en milieu enseignant toujours, dans un contexte de crise de l'institution éducative, face aussi à l'échec d'autres formes de recherche, de l'intérêt de la recherche-action. Une critique de la recherche-action lewinienne Le travail de Lewin impliquait trois traits qu'on va retrouver, mais avec un nouveau statut, dans la démarche de Carr et Kemmis :

- l'orientation participationniste (selon Lewin, on l'a rappelé déjà, il est souhaitable que les gens participent à la préparation des décisions concernant le changement social) ;

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- l'orientation démocratique (Lewin a surtout valorisé la démocratie des petits groupes, sur fond d'un idéal politique de gouvernement s'opposant aux modèles autoritaires, c'est-à-dire à la montée et à l'installation du totalitarisme en Europe) ;

- l'orientation qu'on pourrait appeler «scientiste» en désignant par ce dernier terme la conviction selon laquelle on peut mettre une science sociale rigoureuse, de type expérimentaliste, au service d'un changement social bien planifié.

Carr et Kemmis vont changer, relativement, ces orientations qui, cependant, sont un point de départ pour une nouvelle définition :

- l'orientation démocratique qui mettait l'accent, avec Lewin, sur la décision de groupe, en tant que technique de changement social (pour le faciliter et le rendre durable) est comprise autrement et désigne maintenant un principe d'action sociale : ce n'est plus au niveau d'une technique de (petit) groupe comme dispositif fondamental d'intervention (les fameux T. Groups, par exemple, comme base d'une intervention psychosociologique dans les établissements), qu'on se situe, mais à celui d'une démocratisation de la recherche, en tant que telle avec possibilité, notamment, d'une recherche-action interne effectuée par les praticiens eux-mêmes, sur les lieux de leur activité ; - on va renoncer au vocabulaire lewinien concernant les finalités et les méthodes de la science sociale avec ses concepts d'inspiration mathématique, comme ceux de la topologie psychologique, sa recherche de lois de la vie sociale, par une démarche dite expérimentale, le tout définissant un idéal positiviste en matière de science sociale s'accompagnant de vues déterministes et technicistes.

Cinq exigences On va maintenant s'occuper, avec Carr et Kemmis toujours, de ce retournement épistémologique. Pour eux, la nouvelle orientation est d'abord marquée par un tournant décisif dans les sciences de l'éducation. Ils proposent et formulent d'abord cinq exigences (requirements) fondamentales auxquelles, disent-ils, « devrait satisfaire toute science de l'éducation adéquate et cohérente» : a) elle doit rejeter les notions positivistes de rationalité, d'objectivité et de vérité ; b) elle doit employer les catégories interprétatives des enseignants et des autres participants du processus éducatif ; c) elle doit procurer les moyens de distinguer les idées et interprétations qui sont systématiquement déformées par l'idéologie de celles qui ne le sont pas, montrer comment la distorsion de ses propres idées peut être surmontée ; d) elle doit s'efforcer d'identifier ce qui, dans l'ordre social existant, bloque le changement rationnel et doit être capable de proposer des interprétations théoriques des situations (theoretical accounts) qui permettent aux enseignants (et autres participants du processus éducatif) de prendre conscience de ce qui peut aider à surmonter ces blocages ; e) enfin, elle doit être fondée sur la reconnaissance explicite qu'elle est pratique, c'est-à-dire que la question de sa vérité sera tranchée par sa relation à la pratique.

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La praxis, la recherche-action et l'implication Les pratiques qui se proposent comme objets pour une recherche-action ne sont pas produites par des chercheurs en tant que phénomènes (comme on fait dans les sciences naturelles, où les objets sont supposés indépendants des chercheurs qui les étudient), ni en tant que procédures (treatments), par analogie avec des démarches telles que celles conduites en des domaines comme l'agriculture, et pas davantage comme les expressions des intentions et perspectives des praticiens (comme on pourrait le faire dans une recherche interprétative, interpretive research, comme si on devait seulement s'occuper du point de vue des praticiens et de leur définition de la situation). La notion de pratique, telle que l'entendent Carr et Kemmis, désigne une action informée et impliquée. Ils utilisent ici la notion de praxis, en référence à la notion marxienne telle qu'elle est élaborée notamment par J. Habermas, qui est pour eux la référence théorique fondamentale. C'est, disent-ils, une praxis qu'il faut comprendre dans son contexte historique, c'est une action qui est informée par une théorie pratique et qui, en retour, informe et transforme cette théorie dans une relation dialectique. Praxis désigne une action associée à une stratégie, en réponse à un problème posé concrètement, en situation et dont l'auteur est impliqué. L'action pratique suppose toujours un risque. Et comme le remarque un théoricien en la matière, « les problèmes pratiques sont des problèmes dont on ne trouvera la solution qu'en faisant quelque chose», ce sont donc des problèmes dont la solution est elle-même pratique. Et c'est pourquoi le sens des praxis ne peut être établi que dans leur contexte pratique, dans une situation historiquement définie et localisée. Car, «seul le praticien a accès aux implications et aux théories pratiques qui informent la (sa) praxis, seul le praticien peut étudier la (sa) praxis. La recherche-action, en tant que science de la praxis, sera donc une recherche interne à la pratique singulière du praticien» (action research. as the study of praxis, must thus be research into one's own practice). La connaissance ainsi acquise est constamment en relation dialectique avec la pratique étudiée dans l'action ; la connaissance est un processus coopératif ou collectif de reconstruction interne à un groupe de chercheurs praticiens : « Le point crucial est que seul le praticien peut avoir accès aux perspectives qui informent une action particulière en tant que praxis, et par conséquent la praxis peut être étudiée seulement par l'acteur social lui-même. La dialectique de l'action et de sa compréhension est un processus, personnel et unique, de reconstruction rationnelle. » Mais si seuls les praticiens peuvent avoir accès au sens de leur pratique, un problème semble se poser ici, concernant d'éventuelles distorsions dues aux effets des idéologies, ou de type idéologique, mais c'est un faux problème. En effet : a) cette manière d'argumenter supposerait qu'il existerait un contexte dans lequel serait descriptible et analysable une praxis de manière objective c'est-à-dire déconnectée des valeurs et des intérêts des observateurs supposés (qu'une observation objective serait alors possible). C'est là une illusion produite par la représentation d'une science sociale objective ;

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b) cette façon de construire le problème méconnait le fait que l'autoréflexion critique entreprise par les praticiens a pour but de découvrir des distorsions de l'interprétation et de l'action précédemment non reconnues, et notamment des allant de soi (des habitudes, des coutumes) et que le medium de ces distorsions, c'est le langage, qui est lui-même de l'ordre de la praxis. Bref, la dialectique de reconstruction des significations de l'action est toujours un processus de relative émancipation à l'égard des diktats des habitudes, des coutumes et de la systématisation bureaucratique. On reprochera à la recherche-action d'être victime de la distorsion idéologique. Mais, comme le rappellent nos auteurs, il n'existe pas de vérité objective qui échapperait aux intérêts des groupes et des membres. Une communication sans distorsions est purement de l'ordre de l'idéal ; cela n'est jamais accompli effectivement. Le but de la recherche-action telle qu'ils la définissent serait de développer chez les praticiens une sorte de distance critique par rapport aux allants de soi qui gouvernent habituellement les pratiques. Quelques exemples de recherches actions Carr et Kemmis citent quelques exemples de recherches-actions. À Deakin, James Henry a animé une recherche-action visant à explorer le problème et les effets d'un enseignement à travers l'analyse serrée de transcriptions d'enregistrements effectués au cours de leçons. À travers cette recherche-action, des enseignants découvraient comment leur manière d'enseigner en posant des questions aux élèves aboutissait en fait à refuser à ces élèves l'occasion de poser leurs propres questions et de développer vis-à-vis du maître, au cours de l'apprentissage, une véritable autonomie. Au lieu de leur donner cette occasion, les pratiques magistrales visaient essentiellement à maintenir leur contrôle sur la classe (Stubbs, dans Language in classrooms, trad. fr. Langage spontané et langage élaboré, Armand Colin, 1983), montre que le discours du maître vise à la fois - pour moitié - à enseigner et à conserver le contrôle de la situation pédagogique). Au cours de cette recherche-action rapportée par J. Henry, les maîtres apprirent à changer leur façon routinière de poser des questions en classe et à encourager les élèves à poser leurs questions. Il montre, en résumé, que si les enseignants, comme il a été dit déjà, utilisaient d'abord la technique pédagogique du questionnement pour conserver le contrôle de la classe (pour ne pas risquer d'être débordés par leurs élèves), ils ont pu par la suite - et ce fut le bénéfice de cette recherche-action, changer à la fois leur manière de poser les questions en classe et leur conception même du rôle pédagogique des questions posées, passant du contrôle de la situation (et pas seulement des connaissances) à la possibilité offerte aux élèves d'être actifs, d'accéder à plus d'autonomie. Les maîtres qui travaillaient, en tant que praticiens-chercheurs, avec J. Henry, dans cette démarche, collaboraient activement à leur propre apprentissage. Ils utilisaient la méthode lewinienne de la spirale, passant par des observations initiales concernant leurs propres pratiques ; de là, on en venait ensuite à planifier un changement et on observait les effets du changement qu'ils avaient eux-mêmes planifié. Ainsi, «à la fin d'un certain nombre de cycles de recherche-action, ils ont commencé à obtenir des différences nettes par rapport à leurs anciennes pratiques pédagogiques, et ils furent capables en même temps de rendre compte des améliorations qu'ils

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avaient obtenues». Un autre exemple concerne un groupe de maîtres qui ont travaillé avec Kemmis, en vue d'améliorer certaines méthodes d'apprentissage de la lecture. Pour ce faire, ils ont auto-analysé leurs stratégies pédagogiques habituelles, réfléchi sur des procédures comme la lecture silencieuse ou le travail en équipes. On a vu se former des équipes de maîtres pour des classes normales ou spéciales et pour l'introduction du soutien dans des classes normales. Il y a eu prise de conscience des tendances à l'étiquetage (labelling) des élèves et du fait que certaines stratégies pédagogiques freinaient l'apprentissage de la lecture, etc. Un troisième exemple de recherche-action, présenté par Carr et Kemmis, concerne une expérience menée avec des maîtres qui furent conduits à négocier des règles de la classe avec leurs élèves, ce qui créa des conditions pour un meilleur apprentissage. On explora les effets de l'évaluation compétitive et numérique, qui fut remplacée par l'évaluation descriptive, avec le but de parvenir à l'auto-évaluation. La dimension ethnographique de la nouvelle recherche-action Parmi les techniques couramment utilisées dans la recherche-action contemporaine, on trouve des procédures qui sont également fondamentales en ethnographie, et notamment : - la tenue d'un journal (de la recherche) centré sur des aspects spécifiques des pratiques des enseignants chercheurs ; - l'enregistrement au magnétophone des interactions dans les classes et les réunions ; - des entretiens avec les élèves après les leçons, etc. - des techniques d'analyse des données recueillies (analyses de contenu, ou de la fréquence de certains événements de la vie de la classe). Il est évident que ces techniques se rapprochent de ce qui se fait en ethnographie plus que des analyses corrélationnelles, des méthodes expérimentales caractéristiques de l'autre sociologie. À la recherche-action traditionnelle, qui prenait la forme d'une consultation, avec expert, et mettait en œuvre des techniques regroupées sous le label de la dynamique de groupe - s'oppose ainsi la recherche action émancipatrice (emancipatory action research) : le terme émancipatrice s'impose ici «dans la mesure où le groupe de praticiens se responsabilise, en vue de sa propre émancipation par rapport aux habitudes irrationnelles, bureaucratiques, de coercition, etc. », Dans ce cas, on n'a pas besoin d'experts étrangers à la communauté en recherche. Et s'ils sont là, participant au travail du groupe, ils partageront simplement la responsabilité collective de l'action engagée avec l'ensemble du groupe concerné. Cette recherche-action critique ou émancipatrice telle que le présentent Carr et Kemmis, est une initiative qui part des praticiens eux-mêmes, parce qu'il existe un courant qui les porte à s'auto-organiser en vue de mener une recherche sur leur propre pratique (d'enseignants), recherche qui doit être elle-même comprise comme une praxis. Et s'il se trouve que des gens venus de l'extérieur (outsiders, dans le texte) vont aussi y participer, il est bien entendu qu'ils n'ont pas l'initiative de cette recherche, qu'elle ne vient pas d'eux, qu'ils sont simplement des participants au processus déclenché et géré par les praticiens eux-mêmes, s'analysant et se formant eux-mêmes

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dans et par ce travail. Et c'est pourquoi il ne saurait être question, contrairement à nos premières présentations de 1'analyse interne en 1980, au colloque «chercheurs et praticiens», de chercher à construire un modèle de l'analyse interne (ou de l'intervention interne) à partir de celui de la consultation, de l'expertise qui se trouve, lui, à la base de l'intervention psychosociologique et de la socianalyse, sa fille. Il faut au contraire se défaire de ce modèle de l'expert et des savants qui viennent de l'extérieur si l'on veut commencer à théoriser l'action des savants de l'intérieur. C'est cela qui est au fond du discours de Carr et Kemmis, mais ils le disent un peu autrement. On a vu que l'on peut historiquement dater les grandes phases de ce mouvement : il naît et se développe d'abord de la fin des années 1940 jusqu'à la fin des années 1950 aux USA avec un décalage pour l'Europe. Il connaît ensuite une phase de déclin, suivie au début des années 1980 d'une renaissance qu'il faut situer dans un contexte de réformes de l'enseignement : c'est là en effet le terreau de la NRA - comme on peut le constater à la lecture des rapports concernant la recherche-action au cours de cette période. On voit émerger alors, selon Carr et Kemmis toujours, trois points essentiels :

a) «on présuppose que les chercheurs praticiens perçoivent, par une sorte d'ethnographie spontanée - profane, diraient les ethnométhodologues - le processus éducatif comme un objet possible de recherche ;

b) on présuppose également que ces chercheurs perçoivent spontanément la nature sociale et les conséquences de la réforme en cours ;

c) on présuppose enfin qu'ils comprennent la recherche elle-même comme une activité sociale et politique, et donc idéologique ».

Cette nouvelle recherche-action effectuée par les acteurs du processus scolaire devrait conduire à une re-définition et de l'ethnographie de l'école (qui est déjà une démarche spontanée des enseignants dans leurs classes), et plus généralement des sciences de l'éducation, considérées non plus comme la simple application d'autres sciences au champ éducatif, mais comme une démarche naissante du cœur même de la pratique éducative pour tenter de la définir et de la modifier. Il existe ainsi, entre l'ethnographie de l'école, d'abord définie comme pure observation, et la recherche-action dans l'école, une relation étroite dans laquelle chacune tend à remodeler l'autre avec, à terme, la possibilité de parvenir à leur fusion.

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x De l'ethnométhodologie à l'ethnographie constitutive Hugh Mehan, qui enseignait dans les années 1990 encore, à l'Université de Californie à San Diego, a fait partie de la seconde génération de l'ethnométhodologie. Il a préparé sa thèse (Ph D) sous la direction de A. Cicourel, dans les écoles de Santa Barbara en 1968-1969, avec un travail de terrain mené en équipe dans une école maternelle. Un résumé de cette thèse a paru dans l'ouvrage collectif édité par Cicourel sous le titre : Langage Use and School Performance (1974). L'ethnographie constitutive S'il se situe dans la tradition ethnométhodologique, Mehan, à partir de 1978, va plutôt parler en termes d'ethnographie constitutive. Cette dernière notion apparaît de manière particulièrement accentuée dans un article de 1978 : Structuring School Structure, - article qui apparaît un peu, dans l'œuvre de Mehan, comme le manifeste d'une ethnographie constitutive et appliquée à l'école. Voici quelques passages qui indiquent le projet et l'orientation de l'ethnographie constitutive. Il s'agit de décrire «les activités sociales structurantes qui créent les faits sociaux objectifs et contraignants du monde de l'éducation », Et plus loin : «les études constitutives mettent en œuvre le principe interactionnel selon lequel les structures sociales sont des accomplissements sociaux ». Cette dernière formule est suivie de références bibliographiques à Garfinkel et Cicourel. De l'ethnométhodologie, Mehan retient donc l'idée centrale, qui était déjà au cœur de l'interactionnisme symbolique selon laquelle - pour le dire dans un autre langage - au lieu de s'en tenir à l'institué (l'ordre social stabilisé), il faut remonter à l'instituant qui le produit (les accomplissements sociaux). P. Woods, par exemple, a bien montré cette perspective à propos de l'école. Pour mieux souligner la spécificité de son orientation, Mehan la définit par une double critique : celle des corrélationistes, c'est-à-dire des sociologues qui appliquent les méthodes traditionnelles des enquêtes et du calcul des corrélations statistiques (mais sa critique englobe également les théories de la reproduction, elle ne se limite pas à la technique des enquêtes), et celle de l'ethnographie traditionnelle de l'école (les recherches de terrain conventionnelles), dont les résultats sont, dit-il, plutôt anecdotiques, et ne parviennent pas à un dépassement théorique de ce qui se découvre sur le terrain. Mehan, en 1978 toujours, propose des thèmes de recherches qui sont déjà présents dans les ouvrages interactionnistes sur l'école comme ceux de Peter Woods et de toute l'école anglaise, et

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notamment la carrière des élèves, les événements de la salle de classe, les examens (testing) (p. 49-56), les séances de «counselling» (p. 56 à fin). C'est par la manière de les traiter, en systématisant la recherche du rapport entre comportements structurants (instituants) et formes scolaires structurées (instituées au jour le jour) - relation, il faut y insister, déjà présente au cœur de l'interactionnisme symbolique, que Mehan fait passer dans l'étude microsociale de l'école l'idée fondamentale de l'ethnométhodologie. Il reprend aussi l'image de la boîte noire, - une expression, elle aussi, très courante en ethnographie de l'école. On la trouve chez Lacey et chez P. Woods où elle désigne, de manière un peu polémique, le fait que les sociologues de l'éducation ont tendance à négliger l'étude de «ce qui se passe dans la classe» - la boîte noire - pour ne prendre en compte que les input (ce qu'on fait entrer dans le système scolaire en tant que variables sociales) et les output (ce que l'on trouve à la sortie). Dans d'autres ouvrages et articles, Mehan aborde un certain nombre de thèmes, eux aussi classiques, mais auquel il veut apporter une réponse originale. C'est le cas, par exemple, pour le problème dit de la socialisation abordé, par exemple, dans l'étude sur la compétence de l'élève (The competent Student, 1980). La notion de socialisation désigne le processus par lequel «la culture est transmise d'une génération à l'autre ». Il y a plusieurs façons de décrire cette transmission. Ainsi, par exemple, si on adopte une perspective psychanalytique sur la socialisation, on va décrire le développement de la personnalité à travers l'histoire d'une vie. On va insister sur le sevrage, l'apprentissage de la propreté, le contrôle du sexe, la dépendance et l'agression, et d'autres aspects de l'éducation des enfants. Mehan définit la socialisation autrement : c'est, dit-il, «le processus par lequel les gens deviennent des membres compétents de leur communauté ». La socialisation ainsi définie peut être observée dans les écoles, mais pour ce faire, il faut se donner une vue sur l'école qui n'est pas immédiate. En effet, les classes sont souvent décrites en termes de tâches scolaires. Elles sont vues comme «l'endroit où les gens se rencontrent dans le but de donner et recevoir l'instruction» (Waller 1932). Les élèves vont à l'école, dit-on, pour apprendre à lire, écrire, compter... Et lorsqu'on parle de socialisation dans et par l'école, c'est pour montrer que «les élèves sont instruits dans les classes d'Amérique pour travailler indépendamment, accomplir le plus haut niveau de succès possible ». Dans la classe, on va, dit-on, transmettre aux nouvelles générations des valeurs culturelles universelles. Mais la classe peut aussi être considérée comme socialisante dans un autre sens, que Mehan va définir et illustrer. Il va proposer de considérer la classe comme une petite communauté, avec des rituels complexes concernant les relations personnelles, tout un code moral basé sur ces rituels, des jeux, du travail collectif, des traditions... C'est là un monde qui est différent du monde des adultes et les élèves «doivent apprendre les règles de cette communauté scolaire tout autant que celles de la famille et de la communauté locale». Certes, «comme les autres communautés, la communauté de la classe est influencée par son organisation bureaucratique et par la société plus large dont elle est une partie... Les besoins de l'économie en matière de formation, soit technique, soit littéraire, et les exigences des travailleurs soumettent la classe à des pressions extérieures. Bien plus, les parents ayant été à l'école eux-mêmes, proclament des opinions concernant ce que leurs enfants devraient apprendre et sur le

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comment le leur apprendre. L'existence de telles forces environnantes montre que l'école est, dans une certaine mesure, dépendante de la société ». Mais le problème sera de mettre à jour «les correspondances entre cette organisation de la société et l'organisation de la classe ». L'héritage de la phénoménologie et de l'ethnométhodologie En 1975, Mehan publiait, avec H. Wood (qu'on ne doit pas confondre avec Peter Woods !), The Reality of Ethnomethodology. Les ouvrages qui vont suivre seront en général consacrés à l'école ; mais on y trouvera souvent la référence à cet ouvrage de 1975. On y trouvera également des références à la phénoménologie sociale d'Alfred Schutz, dont on a dit déjà l'importance pour la fondation de l'ethnométhodologie. Dans l'article de 1980, Mehan résume encore une fois l'apport de la phénoménologie sociale. En bref : a) L'expression savoir social désigne ce que tout le monde sait, sur le monde social dans lequel il vit. C'est l'information de base indispensable, fondamentale, que les gens doivent posséder et utiliser afin de pouvoir fonctionner socialement. b) L'attitude naturelle, au niveau des activités sociales de la vie quotidienne, implique la mise en œuvre de routines accumulées au cours d'expériences antérieures avec le monde. Ce stock de routines, qui sont des savoirs socialement accumulés, constitue pour chacun de nous un cadre de référence nécessaire, à chaque instant, à l'information de nos actions. c) On trouve chez Schutz des descriptions des interactions sociales qui semblent se situer dans le prolongement de l'interactionnisme de Mead, mais il les décrit avec des concepts qui ne sont pas ceux de Mead et de Blumer. Il connaît les textes fondateurs de l'interactionnisme symbolique, mais il a retenu de sa formation phénoménologique antérieure une autre manière de décrire la vie quotidienne. C'est ainsi qu'il montre que le monde-vie n'est pas un monde privé dans lequel je serais enfermé. Retrouvant un thème central de G.H. Mead, mais procédant autrement, Schutz rappelle que ce monde est au contraire, d'emblée, intersubjectif : nous y vivons parmi les autres, nous y sommes liés les uns aux autres par le travail, nous comprenons immédiatement les autres (dans notre propre culture, en tout cas), et nous sommes compris par eux de la même façon. d) La réciprocité des perspectives, c'est la présomption que chacun de nous aurait la même expérience si nous échangions nos places, si nous avions la même biographie, la même perspective sur le monde. Cette notion décrit une dimension essentielle de nos interactions avec nos semblables. e) L'acteur social emploie des procédures interprétatives pour traiter la situation qu'il doit affronter à tel moment de son existence et gérer ses interactions avec le monde social. Ce travail, qui est constant dans la vie courante, n'exige pas la maîtrise d'une science particulière. Il met en œuvre, par contre, une compétence de sens commun, au sens de Schutz. Mehan reprend la notion schutzienne du savoir social disponible, en l'appliquant à la vie de la classe : « Un certain nombre de chercheurs ont commencé à poser la question suivante : qu'est-ce que les enseignants et les élèves (spécialement ces derniers) ont besoin de savoir afin d'opérer efficacement dans les contextes de la classe ? Apprendre que certaines façons de parler et d'agir

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sont appropriées dans certaines occasions et pas dans d'autres, apprendre quand, où, et avec qui certaines sortes de comportement peuvent se présenter, sont quelques-uns des constituants essentiels du stock de savoir social, utilisable pour une participation effective à la communauté-classe... La participation compétente dans les contextes de la classe nécessite de savoir dans quel contexte l'on est. Les contextes ne sont pas équivalents aux entourages physiques des établissements tels que les classes, les cuisines, et les églises ; ils sont construits par les gens présents, en combinaisons variables des participants et du public... Les gens en interaction servent d'environnements les uns pour les autres... Pour participer effectivement à la classe, les élèves doivent stocker un savoir social. Ils doivent aussi apprendre qu'il y a des façons interactionnellement appropriées pour maîtriser leur savoir scolaire. Les élèves doivent montrer ce qu'ils savent, mais ils doivent aussi savoir comment montrer ce qu'ils savent. Ils doivent aussi être capables de fournir ces informations sous une forme appropriée. » Un exemple d'ethnographie constitutive On va maintenant illustrer l'ethnographie constitutive, non plus par sa manière de reprendre et de retravailler un certain nombre de concepts, mais en revenant à son concept central de constitution, ou de structuration sociale qui suppose un travail d'institution, mais au lieu d'en faire la théorie, on va illustrer ce travail d'institution par un exemple. On montrera ainsi, en même temps, la démarche ethnographique à l'œuvre. Il s'agit ici, non pas d'observation participante mais, au contraire, d'une observation non participante armée, puisqu'elle prend appui sur l'enregistrement audio-oral et audiovisuel d'un moment prélevé dans la vie d'une classe. Description de la « séance de la moquette» Dans cette classe, la première heure de la journée est le moment du choix : les élèves sont libres de choisir une des activités scolaires, installées par l'enseignant dans les groupes d'apprentissage. Après ce moment du choix, l'enseignante et les élèves se rassemblent sur une moquette (d'où l'expression : groupe de la moquette). Là, l'enseignante propose aux élèves de se distribuer les tâches, de lire des histoires en espagnol et en anglais, et d'écouter les prévisions quant au travail de la journée. En cas de changement dans les procédures de la classe, l'annonce en est faite à ce moment-là. Puis les élèves sont divisés en petits groupes de lecture et de calcul. Quelques groupes commencent à travailler seuls, d'autres démarrent avec l'enseignante. Au bout d'un certain temps, il y a rotation. Ce travail en groupe, avec la récréation, occupe toute la matinée. À la fin du moment du choix, l'enseignante prend le tableau contenant la liste des tâches de la classe et des élèves prévus pour chaque tâche ; elle le pose sur un chevalet. Elle demande aux élèves de terminer leur travail et de se rassembler sur la moquette. Pendant que l'enseignante est en train d'appeler les élèves à former le cercle, Carolyne et Léola vont au placard à vêtements. En farfouillant dans son sac, Carolyne y trouve quelques graines de tournesol. Elle dit alors : - J'ai quelques graines salées dans mon sac. Quelques-unes pour Leola... Leola ! (Leola quitte le cercle). J'ai quelques graines salées pour toi dans mon sac. Leola :

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-Moi ? Carolyne : - Si tu joues avec moi, si tu joues avec moi, si tu joues avec moi. Leola : - Je joue, je joue avec toi. Cet échange, qui trouve place pendant que Leola et Carolyne se rendent du placard à vêtements au coin moquette, indique que Carolyne a un objectif à atteindre : elle veut que Leola joue avec elle. Les élèves vont s'asseoir sur la moquette face à l'enseignante. Leola et Carolyne s'assoient ensemble à côté de Denise et Regina. Pendant que l'enseignante s'occupe d'organiser le cercle, Denise, Carolyne et Leola engagent une conversation. Denise a apporté à l'école quelque argent qu'elle a reçu pour son anniversaire. Elle donne des pièces à Carolyne qui, à son tour, en donne quelques-unes à Leola. À un moment donné, Carolyne a les cinq pièces de Denise ; puis elle les redistribue de telle sorte qu'elle en garde trois et que Denise et Leola en ont une chacune. Cette construction d'une cohésion sociale, qui utilise l'appropriation et la redistribution de richesses, se déroule pendant que l'enseignante organise le cercle, mais c'est une activité indépendante. Comme la distribution des graines, cette activité indique que ces élèves ont des objectifs qui coexistent avec ceux des enseignants. Après avoir demandé à Carolyne d'aider Wallace à ranger leurs affaires, l'enseignante revient au rituel approprié à la situation : la distribution des tâches de la classe. Elle énonce des tâches : s'occuper de la bibliothèque de la classe, du calendrier à changer tous les jours, prendre soin du matériel... Elle demande ensuite à Ysidro de choisir sa tâche. Pendant cet échange entre l'élève et l'enseignante, Carolyne, Leola et Denise se sont engagées de leur côté dans une conversation. Cette fois, cela concerne une stratégie pour obtenir les meilleures tâches dans la classe. Denise suggère que Carolyne, Leola et elle (mais pas Felicia) forment une coalition pour essayer d'obtenir une tâche. Cette suggestion l'emporte sur celle de Carolyne qui insistait pour que seules, Leola et elle, travaillent ensemble. Pendant ce temps, l'enseignante assigne une tâche à Edward et à Leannie. Ici apparaît, dans un échange avec Leannie, une variation intéressante dans la procédure d'attribution des tâches. Leannie a choisi la tâche consistant à s'occuper du calendrier et de la date du jour, mais comme c'est le premier jour de classe d'un nouveau mois la page du calendrier doit être tournée. L'enseignante demande à Leannie de quitter le cercle et de le faire. Voilà un exemple qui montre comment l'enseignante utilise l'élève pour l'accomplissement d'un de ses propres objectifs. Pendant que Leannie court accomplir cette tâche indiquée par l'enseignante, celle-ci demande aux élèves de dire la date du jour. Quelqu'un annonce que c'est l'anniversaire de Denise. Pendant que l'enseignante demande à Denise d'indiquer la date, elle découvre que de l'argent circule dans le groupe de filles. Elle interroge Denise : - Où va cet argent ? Denise répond :

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- Dans ma poche. Et Carolyne de répéter : Dans sa poche. L'enseignante renforce cette suggestion : - O.K., range-le, et boutonne bien ta poche pour que cela ne sorte plus. Ce moment de contrôle social passé, l'enseignante parcourt des yeux le groupe à la recherche d'autres demandeurs de tâches. Leola recommande son amie Denise en répétant son nom. L'enseignante, de fait, choisit Denise comme la prochaine à faire son choix. Ce faisant, elle va formuler (instituer, dans l'interaction avec Denise) une nouvelle loi de la classe : - Denise, quelle tâche veux-tu ? Les élèves dont c'est l'anniversaire doivent choisir, dit-elle (voilà la nouvelle règle). Pendant que Denise lit la liste des travaux de la classe, Carolyne et Leola continuent à faire des plans pour obtenir une tâche. Carolyne souffle à Leola : - Tu prends la librairie avec moi, d'accord ? Denise, lente à faire son choix, est encouragée par l'enseignante. Pendant ce temps, certaines activités lancées par des élèves sont incorporées dans l'espace de conversation ouvert par les hésitations de Denise quant à son choix. D'abord, Leola essaye d'appliquer la nouvelle règle instaurée par l'enseignante. Elle lève la main et dit (en rigolant) : - C'est mon anniversaire. L'enseignante évite cette avance, et étend la nouvelle règle de l'anniversaire à Martha : - Martha, tu peux choisir la prochaine, car ce sera ton anniversaire vendredi prochain. Ensuite, d'autres élèves essayent d'obtenir des tâches. L'enseignante les rappelle à l'ordre en rappelant la règle du tour de parole dans la classe : ne pas parler quand c'est le tour de quelqu'un d'autre. Encore une fois, l'enseignante surprend Denise avec l'argent de son anniversaire, sorti de son sac. Lorsque Martha a choisi une tâche, Carolyne est appelée. Elle dit qu'elle et Leola désirent travailler à la bibliothèque de la classe. En examinant les bandes antérieures et les notes de terrain aussi attentivement que possible, on constate que pour la première fois des élèves font d'eux-mêmes une entrée afin d'obtenir une tâche. L'enseignante marque alors un temps de pause, regarde derrière elle le tableau où se trouve la liste des tâches de la classe, puis se retourne de nouveau vers les élèves, et finalement accepte cette innovation (...). Commentaires Les analyses qui précèdent montrent quelques-unes des procédures que les enseignants et les élèves utilisent pour parvenir à des objectifs en coordination les uns avec les autres. Ce jour-là, les élèves ont été rassemblés sur la moquette, pour un certain nombre de raisons : procéder à la distribution, parmi les élèves, des tâches de la classe pour la semaine, annoncer des nouvelles procédures (concernant le repas et la récréation), donner la liste des travaux scolaires prévus pour

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la matinée. L'enseignante a utilisé des procédures spécifiques pour parvenir à ses objectifs. Elle a demandé aux élèves de se proposer pour les tâches de la classe qu'ils souhaitaient accomplir, en employant une procédure d'allocation de tour de parole. Elle a décrit en détail les nouvelles règles de la classe et répondu à des questions à leurs sujets. Ces items ont été souvent perturbés par le perpétuel souci de maintenir l'ordre dans le groupe. L'enseignante a maintenu cet ordre en instaurant le tour de prise de parole des élèves, en invoquant les règles de la classe établies auparavant. L'analyse des cassettes vidéo montre que Carolyne avait elle aussi des objectifs à réaliser: la construction et le maintien d'une cohésion sociale parmi ses amies d'une part et d'autre part la contribution au programme de l'enseignante (la distribution, parmi les élèves, des tâches à accomplir dans la matinée). Carolyne a opéré de façon très méthodique pour parvenir à ses propres objectifs dont certains étaient indépendants de ceux de l'enseignante. Elle a assemblé son groupe en soudoyant certaines de ses amies et en en excluant d'autres qui tentaient d'obtenir la tâche qu'elle désirait pour elle-même au sein de la classe. Elle a travaillé à maintenir la loyauté du groupe qui s'est formé autour d'elle sur la moquette en partageant de la nourriture et de l'argent. Elle est parvenue à réaliser d'autres objectifs pendant que, simultanément, elle contribuait à ceux de l'enseignante. Elle a réussi à changer la procédure utilisée par l'enseignante pour la distribution des tâches de la classe. Elle a convaincu Leola de faire équipe pour tenter d'obtenir une tâche. Cette stratégie a permis à Carolyne de montrer un certain intérêt pour l'objectif visé par l'enseignante -la distribution des tâches - tout en maintenant en même temps ses relations avec ses amies. On le voit : de multiples activités se développent simultanément dans la classe. Au moment de la séance (de la moquette), l'enseignante engage les élèves dans une direction d'activité à laquelle les élèves s'adaptent. Mais au même moment, les élèves s'occupent aussi de leurs propres affaires, avec parfois la participation (involontaire) de l'enseignante. Conclusions : compétence pour l'apprentissage et compétence interactionnelle Dans la conclusion de cette étude, Mehan rappelle que la dimension d'apprentissage des connaissances - lire, écrire, etc. - est une dimension bien connue de la vie scolaire. Il est en effet évident que les élèves doivent apprendre à maîtriser un certain nombre de disciplines enseignées à l'école et les recherches concernant les aptitudes que les élèves mettent en œuvre pour répondre à cette exigence (apprendre à lire, à écrire, etc.) sont nombreuses. Mais dans ce travail, Mehan a décrit un autre aspect de la vie de la classe : il a étudié une dimension sociale ou interactionnelle qui accompagne et en fait encadre les aspects mieux étudiés (transmission des connaissances, apprentissages) de l'école. La maîtrise de ce cadre des apprentissages scolaires implique en effet la mise en œuvre, par les élèves, d'une compétence interactionnelle nécessaire pour être en mesure de participer de façon satisfaisante à la vie sociale

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de la classe. Cette compétence présente à la fois un aspect communicatif et un aspect interprétatif : - l'aspect communicatif de la compétence interactionnelle dans la classe implique certaines façons de se comporter (y compris de parler) qui sont appropriées en certaines occasions et pas en d'autres. Cet aspect se manifeste par la capacité de produire un discours ordonné et cohérent ou celle d'établir des liens cohérents avec les acteurs de la situation scolaire ; - l'aspect interprétatif de la compétence à l'interaction dans la classe concerne les différentes règles de la classe. Les règles et régulations de la communauté-classe ont une qualité particulière, surtout en tant qu'elles sont rendues accessibles/disponibles aux élèves. Les critères utilisés pour évaluer le comportement des élèves sont rarement exprimés par des mots. Les moyens appropriés pour atteindre les objectifs scolaires ne sont pas communiqués aux parents sous formes de notes. La liste des règles de la classe que l'enseignant met par écrit dans le bulletin administratif de l'élève sont en général des déclarations de bienséances (par exemple, ne pas courir en classe, respecter la propriété des autres). Ces énoncés des règles ont un caractère de généralité tel qu'ils ne contiennent pas les recettes permettant d'appliquer ces règles générales à des situations particulières (par exemple : courir est un comportement acceptable dans la cour de récréation, mais ne l'est plus sur la moquette où se réunit le cercle). On ne dit pas aux élèves comment se débrouiller avec des règles prescrivant des comportements différents pour une même situation (par exemple : ne pas courir, mais aussi : quittez la pièce rapidement en cas d'incendie). Ils doivent être capables de trouver ces applications des règles aux circonstances. Garfinkel appelle ad hocing cette capacité de faire fonctionner de manière ad hoc des règles générales. L'ad hocing, qui fait partie des ethnométhodes, est un des traits constitutif de la sociologie profane ou de sens commun). Les règles de la classe possèdent donc une dimension tacite. Bien que rarement formulées en ces termes, elles font partie d'un arrière-fond implicite du savoir social - autre thème constant de l'ethnométhodologie - que les élèves doivent apprendre, tout autant qu'ils doivent apprendre les capitales des États et les noms des couleurs, s'ils veulent réussir aux yeux de leurs enseignants et de tous ceux qui sont en position d'évaluer leurs performances. De plus, si l'on prend en compte, comme on le fait ici, le fait que les élèves ont eux aussi, dans la classe, des objectifs qu'ils veulent atteindre, les erreurs des élèves apparaîtront sous un nouveau jour. Au lieu d'affirmer que ces erreurs proviennent d'un manque de compétence, il est nécessaire de déterminer le rôle que le comportement en question joue dans la perception que l'élève a de la situation. On retrouve ici, on le voit, le thème que Mehan avait déjà abordé dans sa thèse de doctorat et repris dans l'ouvrage collectif publié sous la direction de Cicourel. Enfin, ce travail sur la compétence à l'interaction montre, avec d'autres recherches, que les enseignants et les élèves contribuent coopérativement à l'institution de la classe comme fait social spécifique. Les enseignants engagent les élèves dans des interactions et vice-versa. Ils assemblent ensemble les événements de la classe tels que les leçons et les cercles (de la moquette). Cette conception reconnaît que les élèves sont des participants actifs à la production des environnements dans lesquels ils agissent ; ils n'y répondent pas passivement.

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Cette perspective interactionnelle sur la compétence des élèves dans la classe conduit encore à revoir les théories de la socialisation antérieures. Celles-ci tendent à être unidirectionnelles. Elles se centrent uniquement sur l'influence qu'un membre initié d'une société exerce sur un membre non initié. Elles ne portent pas une attention égale à la contribution du participant non-initié au processus de la socialisation. Cette attention unidirectionnelle est prévalente dans les théories concernant la transmission culturelle dans la socialisation, théories qui définissent la socialisation comme le transvasement d'un savoir culturel d'un réservoir qui en est plein (les adultes) vers un réceptacle qui, lui, serait vide (les enfants). On retrouve une telle unidirectionnalité (un mouvement qui part uniquement de l'adulte, en direction de l'enfant) dans les théories néo-béhavioristes de la socialisation : elles disent que « la fonction de l'éducation est de transformer le matériel humain brut d'une société en de bons membres travailleurs ». Cette orientation unidirectionnelle est également dominante dans les théories structuro-fonctionnalistes de la socialisation qui définissent le processus de socialisation comme ce à travers quoi les gens apprennent ce qui est bon ou mauvais en fonction de l'ordre social. En disant que les parents socialisent l'enfant ou que les enseignants transmettent la culture aux élèves, toutes ces théories unidirectionnelles disent que le flux de l'interaction va exclusivement des membres initiés de la société - les adultes - vers les membres non-initiés : les enfants. L'observation courante tout autant que l'histoire des recherches sur la socialisation ne laissent aucun doute, bien sûr, quant au fait que les enfants sont influencés par les adultes. Cependant, certains chercheurs ont décrit l'influence des enfants sur les adultes, la contribution de l'enfant à l'interaction enfant-adulte. Ces recherches renversent la description traditionnelle des enfants et adultes, mais elles maintiennent une orientation unidirectionnelle. Elles ne sont pas fondées sur une conception interactionniste ; elles ne voient pas dans l'organisation du comportement un système de causalité réciproque. En fait, elles passent de l'attitude consistant à ne se centrer que sur l'influence de l'adulte sur l'enfant à l'autre extrême, qui est de ne s'intéresser qu'aux influences de l'enfant sur l'adulte. Ces formulations unidirectionnelles concernant les processus de socialisation ignorent le fait réflexif, dans le langage de Garfinkel, que les participants à une interaction s'influencent mutuellement l'un l'autre. L'enfant, le monde et l'adulte sont en constante interaction : les enfants et les adultes travaillent ensemble à la production d'environnements constitutifs pour les uns comme pour les autres. Cette mutuelle influence apparaît simultanément et non de façon autonome. Un participant à l'interaction n'influence pas l'autre à un moment, pendant que le second le ferait à un autre. Les participants à une interaction s'influencent les uns les autres en même temps (et cette contemporanéité est caractéristique, précisément, de la réflexivité sociale). En d'autres termes : Mehan montre, dans ses conclusions, que la plupart des études existantes semblent se limiter elles-mêmes principalement aux effets d'une personne A sur une personne B, sans perdre en compte le fait que B influence à son tour les actes de A et qu'ils sont tous les deux largement influencés l'un et l'autre par le contexte dans lequel leurs actions prennent place. L'enseignant enseigne l'enfant en même temps que l'enfant enseigne l'enseignant. Les enfants structurent et modifient leur environnement (y compris les adultes qui en font partie) tout autant

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qu'ils sont structurés et modifiés par celui-ci. Et cette description constitue l'une des meilleures illustrations de la réflexivité qui constitue, pour les phénoménologues, une propriété fondamentale du social. De l'ethnographie interactionniste (Woods) à l'ethnographie constitutive (Mehan) On voit par là comment l'ethnométhodologie, jointe à la phénoménologie sociale de Schutz dont elle est issue pour une bonne part, peut féconder des recherches en ethnographie de l'école. On voit du même coup en quoi cette ethnographie constitutive diffère de formes plus classiques de l'ethnographie comme celle que nous avons rencontrée dans l'œuvre de Peter Woods. On notera également que la description de Mehan et son analyse de la constitution du social dans la classe prennent appui sur un matériau qui a été recueilli, non par une démarche d'observation participante, mais au contraire par une observation armée (magnétophone, vidéo) en même temps que non participante. Or cette démarche semble plus fréquente dans les travaux de terrain inspirés par l'ethnométhodologie (et aussi, bien sûr, dans l'analyse de conversation) que la participation active à la vie d'un groupe social. Entre l'interactionnisme symbolique et l'ethnographie constitutive issue, en partie du moins, de l'ethnométhodologie, il y a donc des différences marquées. L'exemple de l'école, avec les deux manières de l'aborder en ethnographie : celle de Peter Woods et celle de Hugh Mehan montre qu'il y a là deux orientations à la fois complémentaires et irréductibles l'une à l'autre même si toutes deux se réclament également de l'ethnographie.

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XI De l'ethnographie de l'école à celle du hip hop Plusieurs travaux anglais d'ethnographie de l'école mettent en lumière l'attachement particulier de certains élèves à la popculture, expression qui désignait au moment où ces recherches ont été menées et ces ouvrages publiés, la culture juvénile dominante. Il faut cependant actualiser cette référence aux sous-cultures juvéniles. Je présente ici, à titre de contribution, mon enquête ethnographique en cours sur la culture hip hop, regroupant le rap, les danses qui s'y rattachent et le graphisme à la bombe (tags et grafs). Cette culture est fortement implantée, aujourd'hui, chez les jeunes nés dans l'immigration. Le hip hop et ses B. Boys Le hip hop est né aux USA dans les ghettos et les minorités culturelles (les Noirs, les latino-américains) dans les années 1970. En France, il commence à s'installer en 1983 dans la deuxième génération issue de l'immigration africaine, maghrébine, portugaise, notamment, et parmi les jeunes Antillais qui sont particulièrement actifs, aujourd'hui, dans le rap français. Les B. Boys du hip hop - comme, en d'autres temps, les Mods, les Teddy Boys, les Skins, les Heavy Metal et autres bandes spectaculaires ou de style (Hebdige 1979) - ont leur look particulier (le look « zoulou »), leurs boutiques (Ticaret, à Paris), leurs discothèques et autres lieux de rencontres, leurs fanzines (The Zulu's Letter et Get Busy, pour la France), leurs associations (IZB, Incredibles Zulu's B. Boys entre autres, pour le hip hop français), etc. En dépit du fait que leur mouvement est très médiatisé - avec un marché musical du rap, une commercialisation des vêtements, insignes et autres objets associés à leur style - ces jeunes, tout comme leurs prédécesseurs des groupes spectaculaires, ne sont pas les consommateurs passifs de la mode et de l'industrie culturelle ; ils contribuent continûment à la production de leur culture junvénile, qu'il s'agisse du rap ou du graphisme... S'il a des racines fortes dans les banlieues, ce mouvement tend en même temps, à déterritorialiser ses membres - qui sont très souvent en déplacement dans la capitale pour tagger, assister et participer à des concerts, etc. Ces déplacements ne concernent pas seulement les B. Boys ; ils sont caractéristiques d'une partie importante de la jeunesse des Cités, et notamment des bandes dont on parle beaucoup aujourd'hui dans les médias, en les confondant trop souvent avec les jeunes artistes du hip hop. Un renversement méthodique

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Mon enquête ethnographique sur le hip hop a commencé en 1989 au Lycée professionnel (LP) Jules Marey, à Saint-Denis, où je pratiquais l'ethnographie de l'école. À la fin de l'année consacrée à observer ce LP, j'ai opté pour l'étude de cette culture adolescente. Elle prolongeait, en un sens, le travail déjà entrepris dans ce LP où j'avais trouvé, un peu par hasard, mon nouvel objet, comme j'avais rencontré en 1966 les rites de transe et de possession, issus de la diaspora nègre - les stambali -, à partir de mon enseignement à l'université de Tunis. L'étude des cultures adolescentes par les ethnographes anglais de l'école, d'une part, et par les sociologues de l'École socio-historique des Cultural Studies de l'Université de Birmingham (Hall, 1976 ; Miles, 1991), d'autre part, pouvait me fournir, au moins à titre provisoire, un premier cadre théorique pour ma nouvelle enquête. Dès que j'ai pris ma décision concernant mon nouveau terrain ethnographique, j'en ai pris une autre, concernant la méthode d'enquête. Au lieu de m'arrêter à une définition naturaliste du terrain - définition correspondant à la démarche courante (le chercheur se rend chez ceux qu'il se propose d'étudier, séjourne longtemps parmi eux après avoir négocié l'entrée sur ce site), j'ai inversé cette démarche et j'ai invité les B. Boys au LP, pour des enregistrements de rap et pour la production de grafs, à l'université où j'enseigne. Cela se passait en mai 1989. Deux mois plus tard, le 30 juin, avec l'aide d'un collectif étudiant, j'organisais à l'université un premier festival de rap, avec concours de fresques. Ce faisant, je mettais en route un processus dont j'étais loin de mesurer les conséquences ultérieures. Et, surtout, comme j'ai pu le vérifier plus tard, ces premières initiatives me donnaient une entrée dans le mouvement, plus spécialement auprès des jeunes des cités voisines. J'aurais eu du mal à l'obtenir, si j'avais opté pour une démarche ethnographique plus classique. L'observation participante dans les formes sociales stables et dans les mouvements sociaux En commençant à enquêter ainsi sur le hip hop, j'allais être rapidement conduit à changer l'idée que je m'étais faite de l'enquête ethnographique par observation participante à partir, notamment, de la lecture des manuels dont je me suis servi pour élaborer certains chapitres du présent ouvrage et de mes recherches antérieures sur le terrain des confréries maraboutiques et des rites de possession (Lapassade 1982). La méthodologie de l'observation participante a été élaborée essentiellement à partir de travaux concernant des formes sociales stables : un village, une salle de classe, un établissement. Le long séjour que Malinowski effectua entre 1914 et 1918 aux îles Trobriand (Malinowski 1963), celui de W.F. Whyte dans des bandes de jeunes italiens de la deuxième génération, à Harvard (Whyte 1955), contribuèrent à construire l'image d'une observation participante idéale dont la première condition serait de passer une longue période sur un même site et au milieu d'une même population en prenant part à ses activités quotidiennes pour l'observer. Mais lorsqu'on se propose de transposer cette forme d'observation participante à l'étude d'un mouvement social, comme je tente de le faire en ce moment sur le terrain sans territoire du hip hop - après l'avoir tenté déjà pour le mouvement étudiant et lycéen de 1986 (Boumard, Hess, Lapassade, 1986) -, il ne s'agit plus de séjourner sur un site stable et d'y faire son trou ; il faut, au contraire, être mobile comme le sont les membres du mouvement (c'est en effet le terme qu'ils emploient eux-mêmes). La recherche par observation participante dans un mouvement ne peut

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être conduite comme on le ferait pour une forme sociale plus ou moins stabilisée. C'est ainsi que, par exemple, le problème dit de l'entrée, ou de l'accès au terrain va se poser différemment lorsqu'il s'agit d'enquêter dans une école et lorsqu'on s'engage dans une observation participante chez les B. Boys. Pour pouvoir effectuer, en 1988-89, une enquête ethnographique au LP Jules Marey il m'avait suffi, du moins dans un premier temps, de négocier l'autorisation d'enquêter dans ce LP avec le proviseur et un conseiller d'éducation que je connaissais depuis plusieurs années. Nous avons constaté ensuite qu'il fallait aussi négocier ce droit d'enquêter avec les professeurs comme avec les élèves et que cette négociation durait jusqu'au terme de l'enquête. Mais on savait à qui s'adresser pour se faire admettre sur le site. Avec le hip hop, c'est assez différent. Il n'existe pas quelque part un pouvoir central auprès duquel on pourrait demander l'autorisation préalable d'enquêter. Au début de mon enquête, je croyais que je devais m'assurer la bienveillance de la reine des zulus nommée, pour le représenter en France, par Africa Bambaataa, fondateur de l'Universelle Nation Zulu en 1975, à New York. J'étais en effet convaincu - mais ça n'a pas duré très longtemps - que la Nation zulu française contrôlait la culture hip hop ou, du moins, qu'elle en était une composante essentielle et incontournable. J'ai découvert ensuite - et ce fut là un des premiers résultats de mon travail de terrain - que si cette Nation zulu avait effectivement joué un rôle non négligeable dans le développement du premier hip hop français (entre 1983 et 1986), avec la nouvelle vague du hip hop la situation était profondément modifiée et les old tirners - les anciens du mouvement - n'exerçaient plus aucun contrôle sur la nouvelle génération. Je pouvais donc travailler sur - et même dans - le hip hop, sans me soucier d'obtenir des autorisations de ce côté là. En fait les entrées étaient multiples et fluctuantes et je n'avais que l'embarras du choix. Mon statut d'universitaire aura été certainement un atout essentiel pour accéder à ce terrain. Mes étudiants - soit parce qu'ils étaient eux-mêmes des B. Boys, soit parce qu'ils avaient des fonctions de direction ou d'animation dans des maisons de jeunes et ailleurs ont facilité mes premiers contacts avec le hip hop. Et si j'ai travaillé ensuite à la publication du premier ouvrage français sur le rap (Lapassade et Rousse1ot, 1990), c'était avant tout dans l'intention de me donner dans ce milieu un statut autre que celui du sociologue voyeur. Assez souvent, d'ailleurs, l'ethnographe est perçu comme l'écrivain potentiel qui, par le livre qu'il va publier, valorisera le groupe, lui donnera accès à une certaine gloire. Le monde du hip hop y est particulièrement sensible, dans la mesure où un nombre important de ses membres est obsédé par la réussite dans les métiers de l'art et du spectacle. Pour y entrer, il est bon d'apparaître comme quelqu'un qui peut être utile aux gens qu'il se propose d'observer. Observation participante périphérique et observation participante active Cet accès au mouvement a toutefois des limites. Pour parler comme Adler et Adler (1987), je reste en un sens dans les limites d'une observation participante périphérique. Comme je l'ai indiqué dans un chapitre antérieur, cette notion désigne un type de relation marginale de

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l'ethnographe à son terrain, qui est la conséquence soit d'un choix personnel, soit du fait que le chercheur se trouve limité, dans sa participation, par son âge, son statut social ou son propre système de valeurs. J'ai passé depuis longtemps l'âge d'être un B. Boy, et je ne serai donc jamais un membre à part entière du hip hop. Le contact des B. Boys avec les adultes se fait essentiellement au niveau des institutions dont ils ont besoin pour s'exprimer, pour tenter de faire carrière, et c'est à ce niveau là que je peux les rencontrer en leur offrant par exemple, comme je l'ai dit déjà, d'utiliser, pour préparer leurs maquettes musicales, l'ancienne station de radio FMR de l'Université Paris VIII, mais je ne me contente pas de mettre ainsi des équipements à la disposition des rappeurs. J'organise avec eux des festivals de rap, et aussi quelques tournées. Je participe à des manifestations diverses : des expositions, des débats associés à des spectacles, etc. En outre, j'utilise souvent, dans mes rapports de terrain avec les B. Boys, des techniques acquises au cours de ma formation à la psychosociologie des groupes, comme j'ai pu le faire à plusieurs reprises, par exemple, avec un groupe de jeunes lycéens rappers -les FTV - installés dans des locaux de notre université. J'ai travaillé avec eux - dans un rôle, assez mal défini, d'éducateur, d'animateur, ou même de manager bénévole - tous les jours, pendant la presque totalité de l'année universitaire 1990-91. Il m'est arrivé assez souvent d'intervenir dans la vie de ce groupe, à peu près comme on le ferait au cours d'une intervention psychosociologique, analysant avec eux tel conflit en cours, acceptant de m'impliquer, plus que ne l'aurait fait un intervenant psychosociologue classique ; mais j'ai retenu sur ce point la leçon des groupes de rencontre californiens où l'implication de l'animateur dans la vie du groupe, sa participation comme membre, est plus grande (Lapassade, 1975). Ce faisant, je sors de l'observation participante périphérique et je passe, pour rester dans la typologisation proposée par Adler et Adler, à l'observation participante active ; c'est d'ailleurs ainsi que Patricia Adler, lorsque je la rencontrai à Paris en juin 1991, proposait de décrire ce que je fais. Je mets également en œuvre, constamment, la technique des analyseurs naturels ou construits - ou, pour parler comme les ethnométhodologues, des dispositifs de visibilité - telle qu'elle a été élaborée par les institutionnalistes. Je donnerai un dernier exemple de ma pratique pour indiquer comment je puis être amené par les situations à mélanger les techniques d'observation et d'intervention. Les « ritals» de Bienne En juillet 1991, je suis invité à participer à deux journées de manifestations hip hop à Bienne -, une ville pour laquelle j'avais déjà un intérêt particulier dû au fait que Jean-Jacques Rousseau y a vécu des expériences d'extase qu'il décrit dans ses Rêveries du promeneur solitaire. Mais je n'allais pas à Bienne pour un pèlerinage rousseauiste. Je devais intervenir sur le hip hop au cours d'une émission de radio, suivie d'un débat public consacré notamment au problème des tags qui envahissent les murs de la ville en ce moment. J'ai consacré le samedi à m'entretenir avec plusieurs groupes de jeunes de l'endroit et j'ai pu constater que la culture hip hop y était pratiquée surtout par des enfants de l'immigration

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visiblement mal intégrés à la société d'accueil, et se considérant comme des Espagnols, des Italiens ou des Grecs - selon le pays d'origine des parents - et non comme des Suisses. Le dernier groupe avec lequel j'ai pu avoir un long entretien était celui des jeunes italiens (appelés «ritals» par les autres groupes). Ces jeunes avaient une certaine pratique, encore peu développée, du raggamufin, une technique poético-musicale jamaïcaine, consistant à dire des textes rimés et rythmés, parfois improvisés, sur les rythmes du reggae. Les autres B. Boys de Bienne préféraient le rap. Ces ritals de Bienne me donnaient l'impression d'occuper une place très particulière dans le hip hop local ; ils paraissaient assez isolés et quelque peu marginalisés dans ce mouvement. Constatant cela, j'ai décidé de les aider, dans la mesure où je pourrais le faire en si peu de temps, et alors même qu'il n'était pas dans ma mission officielle d'agir en ce sens. Je suis parti de leur goût pour le raggamufin. Au cours de mes voyages dans le milieu du hip hop, j'ai pu constater que cette forme musicale semblait présenter une affinité particulière avec les cultures de la Méditerranée. Mes rencontres avec des groupes de raggamufin dans le sud de la France (le Massilia Sound System) et dans le sud italien (les Salento Passe) m'avait conduit à élaborer cette hypothèse que la rencontre avec les ritals de Bienne venait confirmer avec éclat. J'ai donc commencé par leur parler de ce raggamufin méditerranéen. C'était important pour eux dans la mesure, où ils pouvaient voir que leur pratique musicale n'était pas quelque chose de marginal ; elle avait au contraire son équivalent ailleurs, et notamment dans cette Italie du sud qui reste leur véritable patrie. Ils ont pu alors me parler très librement de leur situation en Suisse : le fait que j'étais moi-même un étranger de passage facilitait cet entretien. Et j'ai commencé alors à écouter leurs propos, non pas comme des matériaux pour une ethnographie - ce que je ne fais d'ailleurs jamais - mais plutôt comme une demande sociale d'aide. Analysant ce que j'entendais, j'ai considéré qu'il pouvait être utile d'aider ce groupe à se structurer, à comprendre sa place dans le hip hop local, à la renforcer, à la faire mieux reconnaître, et que ce travail était de nature à les aider dans leur vie quotidienne. Je leur ai donc proposé d'utiliser le cadre d'un exposé sur le hip hop, que je devais présenter le lendemain pour s'y manifester eux-mêmes. Ils ont accepté aussitôt ma proposition. Nous sommes entrés à partir de ce moment-là dans une phase plus active de préparation de cette performance, avec des répétitions et aussi la recherche des dubs (on appelle dub, en Jamaïque, l'envers d'un disque de reggae comportant un rythme avec une base instrumentale dont on peut se servir pour soutenir un toast, ce terme étant l'équivalent jamaïcain du rap). Là encore, certaines bases techniques que j'ai pu acquérir dans la fréquentation de ce mouvement m'ont été fort utiles pour effectuer cette intervention. Je suis cependant convaincu qu'en de telles circonstances, ce n'est pas la dimension idéologique, ni l'intervention organisationnelle qui est déterminante. C'est au contraire - pour parler comme Lourau - l'arrière-fond libidinal de la relation qui permet, ou non, d'avancer. C'est ainsi que ma propre sensibilité occitane et ma préférence pour le reggae et le raggamufin m'ont immédiatement rapproché de ces jeunes italiens.

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Le dimanche matin, l'un de ces jeunes m'a fait part de son désir de rencontrer le rapper italien du groupe I AM qui était passé la veille en concert. Je connais certains membres de ce groupe, et nous les avons rencontrés aussitôt. Ils ont donné à mes nouveaux amis de Bienne quelques conseils, en faisant référence à leurs débuts dans le métier (utilisation des dubs, etc.). Cette rencontre constituait pour ces jeunes un encouragement assez exceptionnel. S'ils avaient un peu hésité jusque-là, ils ont pu surmonter ces hésitations, trouver en très peu de temps, dans la ville, un dub et se présenter pour la première fois en public, l'après-midi de ce même jour, au cours de ma conférence. Ils ont vécu cela comme un événement important pour leur communauté et ils l'ont exprimé clairement. J'ai pu leur fournir quelques adresses utiles leur permettant de rencontrer, au cours de leurs vacances d'été en Italie, des toasters plus avancés dans le raggamufin, afin de se perfectionner auprès d'eux. J'ai recommandé aux travailleurs sociaux qui m'avaient fait venir à Bienne d'aider ce groupe à avancer dans son projet musical, non pas simplement en mettant des moyens techniques à leur disposition, mais en travaillant à la structuration du groupe, en essayant d'aller plus avant dans l'exploration de ses motifs, etc. J'ai même cru trouver dans ma trop brève rencontre avec ce groupe de jeunes italiens de l'immigration dont certains sont des taggers une confirmation de l'hypothèse que j'ai formulé ailleurs déjà : le tag, serait une sorte d'ethnosymptôme. La dynamique de l'adolescence y a sans doute sa part, mais elle est étroitement intriquée, chez les enfants de l'immigration, avec celle de l'ethnicité et de la transculturalité, qui jouent un rôle essentiel dans le hip hop. Et cela donne une dimension très particulière aux révoltes adolescentes dans leur rapport avec l'entrée dans la vie (Lapassade, 1963). Ma trop brève enquête ethnographique et psychosociologique pouvait ainsi déboucher sur un projet d'action socio-culturelle que j'ai proposé aux travailleurs sociaux du Centre qui m'avait invité. En m'invitant, leur premier souci était d'expliquer l'épidémie de tags dans cette ville à une population qui commence à donner des signes d'hostilité manifeste à ce propos, et à l'égard des jeunes de cette culture (qui sont, j'y insiste, des enfants de l'immigration). Mais il fallait aller au-delà et prendre le problème à sa racine : si les tags constituaient, comme je le crois, l'ethno-symptôme d'une insertion difficile, il convenait d'améliorer cette insertion à partir de la culture hip hop dont le tag était la forme la plus virulente d'expression. En facilitant, par une action socio-culturelle adéquate, le passage du tag au graf (et l'exposition des œuvres de jeunes graffeurs, à Bienne, montrait déjà l'originalité du courant qui s'y développait avec beaucoup d'innovations), on commençait à résoudre les problèmes qui se posaient dans la ville. En aidant les jeunes ritals dans l'expression de leur ethnoculture, on facilitait une insertion sociale qui respecte les différences au lieu de vouloir tout niveler.

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Conclusion On a vu dans le présent ouvrage comment la méthode ethnosociologique a trouvé sa première formulation systématique, à partir des années 1950, dans la tradition de Chicago. Les ethnosociologues qui participaient de cette tradition se sont efforcés de théoriser et de pratiquer une voie moyenne entre la participation et la distanciation, mettant en garde les chercheurs contre les dangers d'une conversion aux valeurs des groupes, qu'ils se proposaient d'étudier. Une autre mise en garde concernait l'interventionnisme éventuel des ethnosociologues. Buford Junker formule bien cette mise en garde lorsqu'il pose que l'ethnographe ne doit pas confondre sa démarche avec celle des travailleurs sociaux et autres praticiens (Junker 1960). Les sociologues de Chicago, à partir des années 1920, ont voulu oublier le temps où, dans leur département, la sociologie n'était pas encore séparée des pratiques sociales engagées. Ces recommandations forment, avec la première théorisation du travail ethnographique, un ensemble cohérent dont nous avons développé, dans la première partie de cet ouvrage, les axes essentiels. Nous avons essayé de montrer ensuite comment certains courants plus récents, et notamment la phénoménologie sociale et l'ethnométhodologie ont introduit de nouvelles perspectives qui ont conduit à transgresser les normes fondatrices de la tradition de Chicago. C'est ainsi par exemple que certains anthropologues influencés par l'ethnométhodologie - Carlos Castaneda en est sans doute l'exemple le plus célèbre - renonçant, sur le terrain de leurs recherches, à la distanciation et à la célèbre maxime : No doing native ! sont devenus, au terme d'un processus de conversion, membres à part entière de la forme sociale qu'ils avaient choisi d'étudier. Par ailleurs, certains intervenants sociaux, s'éloignant eux aussi des préceptes de l'ethnosociologie classique, tels qu'ils sont formulés par Buford Junker, ne séparent plus ethnographie et recherche-action. Dans la dernière partie du présent ouvrage, j'ai indiqué certaines convergences entre l'ethnographie de l'école et les nouveaux courants de recherche-action en terrain scolaire. J'ai pris ensuite l'exemple de mes propres recherches en ethnosociologie du hip hop pour illustrer la même convergence, en essayant de montrer par un exemple comment j'ai été conduit à me placer à la fois dans la perspective ethnographique et dans celle de l'intervention psychosociologique. Je propose de désigner par le terme ethnosocianalyse, en reprenant ici la signification que le terme socianalyse a pris dans notre courant d'analyse institutionnelle, cette démarche qui tente d'intégrer l'ethnographie dans une démarche d'intervention sociale. C'est loin d'être une innovation : quand - pour prendre encore un autre exemple - on parle de street ethnography, on désigne par ces termes une enquête de terrain faite pour tenter de résoudre des problèmes sociaux urgents. L'enquête doit déboucher ensuite sur un plan d'intervention visant

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à changer la situation considérée, à traiter le problème qui est à l'origine de la demande faite à des ethnographes d'enquêter sur la question. Toutefois, l'apport de la psychosociologie est en général moins évident que celui de l'ethnographie. Cela tient sans doute à la séparation, dans le contexte américain - et aussi français, et européen - des deux démarches, que je m'efforce, avec d'autres, de tenir ensemble. Mais c'est seulement à partir d'autres expériences menées dans cette perspective qu'on pourra mieux définir un jour les principes d'une ethnosocianalyse intégrant des courants restés jusqu'ici trop souvent séparés.

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Orientation bibliographique Plusieurs ouvrages ont marqué l'histoire de l'ethnographie ; on va en indiquer un certain nombre qui constituent les lectures indispensables en la matière. Ces indications seront suivies de l'ensemble des références bibliographiques indiquées tout au long de l'ouvrage. Whyte et l'appendice de Street Corner Society (1955) Les premières publications concernant l'ethnographie sociologique sont antérieures à 1960. C'est le cas, notamment, de l'appendice méthodologique de W.F. Whyte pour la réédition, en 1955, de son célèbre ouvrage consacré à un quartier italien de Harvard, ouvrage intitulé Street Corner Society. Dans ce récit, Whyte raconte ses difficultés d'accès à son terrain d'étude, ses relations avec les gens ; il décrit également sa méthode, qui est l'observation participante intensive : il vivait chez l'habitant, il partageait plusieurs activités des bandes de jeunes du coin de la rue. Il appelle sa démarche méthode anthropologique. 1955: un numéro spécial de l'American Journal of Sociology (A.J.S.) En 1955, l'A.J.S. publie, dans son numéro 60, un ensemble d'articles sur les problèmes rencontrés par les chercheurs au cours de la négociation d'accès au terrain, de la conduite des entretiens et autres formes de collecte des données, les formes d'appartenance du chercheur aux groupes étudiés et les rôles divers qu'il peut y jouer, les degrés de l'implication, de l'entrisme ethnographique (observation déclarée ou observation cachée, clandestine), la diffusion des résultats de l'enquête. On a remarqué à ce propos (Poupart et alii, 1983 : 75) que «les articles spécialisés, comme l'ensemble de la littérature d'ailleurs, ont pour caractéristique commune de parler de la collecte plutôt que de l'analyse des données qualitatives ». 1960 le recueil d'Adam et Preiss Ces articles peuvent être ensuite regroupés dans des recueils. Le premier du genre fut probablement celui qu'Adams et Preiss ont publié dès 1960 sous le titre : Human organisation research : Field relations and techniques. On retrouve souvent les mêmes problèmes et la même organisation temporelle de l'exposé, qui suit le déroulement de l'enquête, dans les manuels récents de fieldwork qui s'organisent eux aussi, en général, autour du dispositif de l'observation participante en tant qu'expérience vécue par le chercheur. Melville Dalton : Men who manage (1959) En 1959, Melville Dalton publie lui aussi un Appendice méthodologique à son étude des cadres

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d'entreprise, Men who manage, une étude menée de l'intérieur, puisque son auteur était lui-même un cadre au moment de l'étude. Cette publication, écrit Chapoulie, «contribua à établir comme genre ces comptes rendus du déroulement des recherches ». Le même auteur ajoute : «après 1970, plusieurs enquêtes dont les résultats sont restés inédits donneront lieu, paradoxalement, à des publications décrivant leurs conditions de réalisation, l'intérêt pour la démarche de recherche se substituant à celui qu'auraient pu susciter leurs résultats substantiels» (Chapoulie 1984: 592, note 32). Ce «paradoxe» indique bien l'évolution des travaux qui se multiplient autour de l'approche ethnographique à ce moment-là. La réflexion sur les problèmes de terrain, qui vont prendre, de plus en plus souvent, une tournure de type autobiographique devient presque plus importante que la recherche effectuée, la méthode devenant elle-même un objet sociologique. Cette démarche va atteindre en quelque sorte un point culminant avec l'ethnométhodologie : cette école va se fonder, dans les années 1960, sur une réflexion plus générale et plus radicale concernant l'enquête à la fois profane et professionnelle (Conein 1984). 1960 : Buford Junker : Field Work : An Introduction to the Social Sciences En 1938, Everett Hughes vient enseigner à Chicago. Il est chargé d'un cours de sociologie générale, qu'il transforme, avec l'accord de ses collègues, en cours de fieldwork. En 1950, il veut faire un bilan de cet enseignement, et il en confie l'exécution à Buford Junker, qui va effectuer «un travail de terrain sur le travail de terrain» selon l'expression de Hughes (fieldwork on fieldwork), avec l'aide de Raymond Gold. Ils vont, pour ce faire, rencontrer des étudiants et anciens étudiants de Hughes, ainsi que d'autres fieldworkers expérimentés. Le travail aboutit d'abord à un document à usage interne intitulé «Cases on Field Work » (1952) : c'est la première version de l'ouvrage publié en 1960 par B. Junker. 1975: Bogdan et Taylor: Introduction to qualitative research methods Un manuel de sociologie qualitative publié en 1975, et réédité en 1985, par Bogdan et Taylor aborde successivement, les problèmes du pré-fieldwork, du fieldwork proprement dit - l'ensemble portant le titre général d'observation participante - puis de l'usage des documents officiels et personnels et, enfin, de l'exploitation des données, des constructions de catégories d'analyse, de la rédaction et de la publication. 1979: Schwartz et Jacobs: Qualitative Sociology Le Traité de sociologie qualitative de Schwartz et Jacobs comprend deux parties d'importance égale contenant chacune un exposé des méthodes, suivi de monographies d'illustration. La première partie est à peu près semblable à ce que nous avons trouvé dans les ouvrages précédents dans la mesure où on présente les méthodes ethnographiques développées dans la tradition interactionniste : observation participante, utilisation des documents personnels, problèmes d'enregistrements. L'originalité de la seconde partie, par contre, tient au fait que les auteurs de ce manuel de sociologie qualitative sont des ethnométhodologues de formation. C'est pourquoi ils présentent ici, une toute autre définition de la sociologie qualitative avec d'autres techniques

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inspirées des travaux de Garfinkel, de Cicourel, mais aussi de Goffman et de Simmel, sous le titre général de La sociologie formale. 1980 : Shaffir, Stebbins et Turcowetz : Fieldwork experience Les contributions réunies dans ce recueil concernent successivement l'arrivée sur le terrain (Getting In), l'installation dans la recherche, les rôles de chercheurs et l'acquisition des informations (le sous-titre reprend ici une formule courante en littérature du fieldwork : Learning the Ropes), l'entretien des relations avec les gens au cours de la recherche (maintaining Relations) et, dans la dernière partie, la fin de la recherche. Lorsqu'il faut quitter le terrain d'enquête et vivre une séparation. La simple présentation du plan d'un tel ouvrage, qui suit la démarche d'une enquête dans son déroulement sur le terrain (sans ouvrir ensuite le débat sur l'analyse et l'exploitation des données) indique déjà un trait essentiel de ce type de réflexions : on y trouve une élaboration de problèmes relationnels vécus par le chercheur au cours de son travail qui n'est pas sans évoquer la psychologie clinique d'intervention ou, parfois, les chercheurs et praticiens analysent des problèmes de contre-transfert, d'implication, de déontologie, d'achèvement d'une expérience (comme on pose ailleurs des problèmes de fin d'une analyse, ou d'une thérapie). Dans cet ouvrage, on trouve par exemple une excellente analyse de relation interne d'un staff de recherche ethnographique, comparable à certaines analyses de staff d'intervention ou d'animation de stages (il s'agit de l'article intitulé: «Fieldworkers mistakes at work », signé de Jack Hass et William Shaffir).

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