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1 [Blanchet, Philippe, « Langue : entre provençal et français », dans Vaucluse (encyclopédie régionale Bonneton), Paris, Bonneton, 1995, p. 234-246.] Langues : entre provençal et français par Philippe Blanchet La langue autochtone : le provençal La langue du Vaucluse est le provençal. Cette langue est parlée dans l'aire géographique, historique, linguistique et culturelle désignée par le nom "Provence", auquel elle doit son nom, et dont le Comtat-Venaissin fait partie, notamment du point de vue linguistique et culturel. Les habitants s'y déclarent une identité linguistique et régionale "provençale" (cf. carte 1). L'usage ancien qui attribuait au terme "provençal" un sens "ensemble des langues d'oc" est ambigu. On préfère en ce sens aujourd'hui "langue(s) d'oc", voire "occitan" (qui n'est employé que dans certains milieux scientifiques ou militants, et recouvre une idéologie particulière). Les Provençaux désignent leur langue sous le terme "provençal", ou "patois et/ou précision du type "provençal, toulonnais, gavot, d'Avignon, de Vaison, etc.". Le provençal est une langue romane de la famille d'Oc (issue du latin), qui sonne un peu comme de l'italien, du catalan, ou du portugais, plus que comme du français. La romanisation de la Provence fut profonde. La présence gauloise puis germanique y furent de faible importance, situation inverse à celle de la moitié Nord de la France. D'où une langue et une culture latines dont le particularisme est fortement ressenti en termes d'identité régionale. D'après ses locuteurs, elle est parlée -avec, comme toute langue, des variétés (cf. carte 2)- dans toute la Provence, Comtat-Venaissin compris. Elle déborde sur les régions voisines, dans le sud du Dauphiné (Drôme et Hautes-Alpes), la région nîmoise (en Languedoc), le pays niçois et les vallées du Piémont italien, zones où la conscience de provençalité est moindre, bien qu'une connivence linguistique avec la Provence y soit affirmée. Vers le nord les parlers deviennent progressivement ce que les linguistes appellent du "franco-provençal" (groupe de parlers s'étendant jusqu'en Savoie, Val d'Aoste, en Suisse et dans le Jura, intermédiaires entre la famille d'oc et la famille d'oïl, celle du français). Vers l'ouest, on entre en zone languedocienne au sud et vivaro-auvergnate au nord, toutes deux dites d'oc, mais la dernière intermédiaire entre les langues d'oc méridionales (provençal, languedocien, gascon) et le domaine d'oïl (bourguignon, berrichon, français…). Les langues d'oc du "Sud-ouest" (Languedocien, Gascon, etc.) sont réputées pour les Provençaux être bien distinctes du provençal. Vers l'Est, on arrive, après la Provence orientale et le Comté de Nice, à travers les parlers transitionnels d'entre Tende et Menton, en zone ligurienne (Vintimille, Gênes), et, à travers les idiomes dits "provençaux" des hautes vallées méridionales du Piémont, en zone linguistiquement piémontaise. Le provençal dans le Vaucluse Le Vaucluse fait partie, avec les Bouches-du-Rhône et le Var, du croissant fertile de la langue et de la culture provençales (cf. cartes). Plus orienté vers la

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1 [Blanchet, Philippe, «Langue: entre provençal et français», dans Vaucluse (encyclopédie régionaleBonneton),Paris,Bonneton,1995,p.234-246.]

Langues : entre provençal et français par Philippe Blanchet

La langue autochtone : le provençal La langue du Vaucluse est le provençal. Cette langue est parlée dans l'aire

géographique, historique, linguistique et culturelle désignée par le nom "Provence", auquel elle doit son nom, et dont le Comtat-Venaissin fait partie, notamment du point de vue linguistique et culturel. Les habitants s'y déclarent une identité linguistique et régionale "provençale" (cf. carte 1). L'usage ancien qui attribuait au terme "provençal" un sens "ensemble des langues d'oc" est ambigu. On préfère en ce sens aujourd'hui "langue(s) d'oc", voire "occitan" (qui n'est employé que dans certains milieux scientifiques ou militants, et recouvre une idéologie particulière). Les Provençaux désignent leur langue sous le terme "provençal", ou "patois et/ou précision du type "provençal, toulonnais, gavot, d'Avignon, de Vaison, etc.".

Le provençal est une langue romane de la famille d'Oc (issue du latin), qui sonne un peu comme de l'italien, du catalan, ou du portugais, plus que comme du français. La romanisation de la Provence fut profonde. La présence gauloise puis germanique y furent de faible importance, situation inverse à celle de la moitié Nord de la France. D'où une langue et une culture latines dont le particularisme est fortement ressenti en termes d'identité régionale. D'après ses locuteurs, elle est parlée -avec, comme toute langue, des variétés (cf. carte 2)- dans toute la Provence, Comtat-Venaissin compris. Elle déborde sur les régions voisines, dans le sud du Dauphiné (Drôme et Hautes-Alpes), la région nîmoise (en Languedoc), le pays niçois et les vallées du Piémont italien, zones où la conscience de provençalité est moindre, bien qu'une connivence linguistique avec la Provence y soit affirmée.

Vers le nord les parlers deviennent progressivement ce que les linguistes appellent du "franco-provençal" (groupe de parlers s'étendant jusqu'en Savoie, Val d'Aoste, en Suisse et dans le Jura, intermédiaires entre la famille d'oc et la famille d'oïl, celle du français). Vers l'ouest, on entre en zone languedocienne au sud et vivaro-auvergnate au nord, toutes deux dites d'oc, mais la dernière intermédiaire entre les langues d'oc méridionales (provençal, languedocien, gascon) et le domaine d'oïl (bourguignon, berrichon, français…). Les langues d'oc du "Sud-ouest" (Languedocien, Gascon, etc.) sont réputées pour les Provençaux être bien distinctes du provençal.

Vers l'Est, on arrive, après la Provence orientale et le Comté de Nice, à travers les parlers transitionnels d'entre Tende et Menton, en zone ligurienne (Vintimille, Gênes), et, à travers les idiomes dits "provençaux" des hautes vallées méridionales du Piémont, en zone linguistiquement piémontaise.

Le provençal dans le Vaucluse Le Vaucluse fait partie, avec les Bouches-du-Rhône et le Var, du croissant

fertile de la langue et de la culture provençales (cf. cartes). Plus orienté vers la

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2 Provence rhodanienne qu'intérieure (sauf le pays d'Apt, lié à Aix), le Vaucluse a joué un rôle-clé dans la vie de la langue provençale. Avignon, sa capitale, est aussi celle de la Provence rhodanienne. Le Comtat a donc été et reste un haut lieu de la vie culturelle provençale. L'un des plus anciens dictionnaires du provençal, celui, de Pellas, a été publié à Avignon en 1723. La Respelido, renaissance littéraire, culturelle et identitaire de la Provence, a pris au XIXème tout son éclat grâce au Félibrige de F. Mistral (de Maillane, près d'Avignon), des Avignonnais de naissance ou d'adoption Aubanel et Roumanille, mouvement fondé à Châteauneuf-de-Gadagne en 1854. Des écrivains provençaux comme Baroncelli, Farfantello, S. Bec ou H. Féraud, un lieu comme le Palais du Roure, des chanteurs comme Plantevin, Chiron ou G. Bonnet, une troupe comme "Lou Riban de Prouvènço", des mouvements comme les divers "Parlaren" groupés autour de la revue "Li Nouvello de Prouvènço" (Avignon), ou le "Ciéucle prouvençau dóu païs d'Ate" (Apt), tous démontrent l'importance du Vaucluse pour la langue provençale, et inversement.

Du point de vue dialectologique, le Vaucluse se situe, comme les Bouches-du-Rhône, à cheval sur l'aire rhodanienne à l'ouest (zone A, carte 2) qui se continue en pays nîmois, et sur l'aire maritime et intérieure (zone B) vers Manosque et Aix. Entre ces deux ensembles de parlers, peu différents d'ailleurs, on trouve une zone de transition où les parlers locaux mêlent les particularités des zones A et B. La zone A, dite "rhodanienne", est caractérisée par les traits suivants : [ka] et [ga] conservés (canta, garbo "chanter, gerbe"), chute des consonnes occlusives finales (uba, vue "nord, huit" ), pluriels en -i et substantifs invariables (lis inmènsi prat, li grands oustau, li bèlli fiho "les immenses prés, les grandes maisons, les belles filles"), 1ère personne singulier des verbes en [-e] et 3ème personne singulier sans voyelle d'appui (parte, part "je pars, il part"), non diphtongaison de o tonique (bon, colo "bon, colline"), prononciation dentale des affriquées (jala, cacha [dza'la, ka'tsa] "geler, écraser"), chute du [r] intervocalique devant yod (sarié [sa'je] "il serait"), neutralisation de l'opposition entre /r/ légèrement roulé et /R/ grasseyé, entre voyelles, par extension de /R/ chez de nombreux locuteurs notamment dans le Comtat.

La zone B comporte les traits distinctifs suivants (ceux non mentionnés sont communs aux deux zones) : pluriels en -ei et substantifs invariables (leis inmènsei prat, lei grands oustau, lei bèllei fiho ), 1ère personne singulier des verbes en [-i] et 3ème personne singulier en [-e] d'appui (pàrti, parte ), diphtongaison de o tonique (bouon, couelo, pouarto ), [r] roulé intervocalique solide confondu avec [l] (pourit pour poulit "joli"), fréquence de [u] atone (aquéstou, gànchou "celui-ci, crochet"), chute de [z] intervocalique (camié, cauvo, diès "chemise, chose, vous dites"), fermeture de [e] post-tonique en [i] (roumavàgi "pèlerinage"), passage de -ioun à -ien (nacien "nation").

Un texte court écrit dans chacun des deux types de provençal permettra de mieux s'en faire une idée1 :

(Vallée du Rhône ) Carle (e)is un pauquetoun grasse(t). A li péu rede, castagno-clar e lou

mourre redoun. Vai fièr de si moustacho en guidoun de velò. (E)is un pau basse(t) em'acò marcho dre coume uno bigo. Ama(r)ié de perdre quàuqui quilò. Mirèio tambèn vourrié garda la ligno, se surviho, mai, de-fes, lou groumandige

1 Source : Pierre Vouland Parlèsses clar! Manuel de provençal 2° niveau, Nice, CRDP, 1988. Les lettres entre parenthèses ne se prononcent pas.

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3 se pren lou dessu(s). Soufìo a pa(s) aquésti peno. (E)i facho au mole. De taio primo a tou(t) ce que fau i bons endré (…).

(Provence côtière et intérieure ) Carle es un pauque(t) grasse(t). A lei chivu rede, castagno-clar, e lou

mourre redoun. Va fièr de sei moustacho en guidoun de velò. Es un pau basse(t), em'acò marcho dre coumo uno bigo. Amarié de perdre quàuquei quilò. Mirèio tambèn vourrié garda la ligno, si surveio, mai, de-fes, lou groumandùgi si pren lou dessu(s). Soufìo a pa(s) aquéstei peno. Es facho au mouale. De taio fino, a tou(t) ce que fau eis bouans endré (…).

Traduction : Charles est un peu gros. Il a les cheveux raides, châtain-clair, et le visage

rond. Il porte fièrement ses moustaches en guidon de vélo. Il est un peu petit et se tient toujours très droit. Il aimerait perdre quelques kilo. Mireille aussi voudrait garder la ligne, elle se surveille, mais, parfois, la gourmandise prend le dessus. Sophie n'a pas ces problèmes. Elle est superbe. Elle a la taille mince et tout ce qu'il faut où il faut (…).

Le Vaucluse est bordé au nord/nord-est par la limite avec le provençal

septentrional (dauphinois et alpin), caractérisé par la chute de nombreuses consonnes intérieures, la passage du groupe [ka] à "tcha" ("canta > chanta"), la conservation de consonnes finales (dont le -s du pluriel des noms).

L'introduction du français Le provençal a été confronté à la progression du français depuis le

XVIème s. Ce dernier a été introduit en Provence (Comtat-Venaissin compris) comme langue écrite à la fin du XVème. Son usage juridique, en remplacement du latin, a été confirmé dans le Comté de Provence (indépendant mais sous "protectorat" français) par l'édit de Villers-Cotterêt (1539). Le Comtat-Venaissin, qui constituait les deux tiers occidentaux du Vaucluse actuel, était totalement indépendant et l'édit ne le concernait donc pas. Pourtant, le passage au français de l'écrit juridique y fut identique au reste de la Provence. Cela prouve que l'édit, qui visait d'ailleurs le latin, ne fit qu'entériner un mouvement déjà en cours, notamment dû à la puissance internationale du français. Cette francisation de l'écrit n'affectait pas l'usage oral de la grande majorité de la population, ignorant le français et analphabète. Les classes "supérieures" attirées par le pôle parisien (la couronne de Provence -mais non la Provence, qui restera théoriquement indépendante jusqu'en 1790- échoit au Roi de France "protecteur" en 1486) se francisent entre le XVIème et le XIXème, tout en restant bilingues, avec compétence dominante en provençal. Le Comtat-Venaissin suit ce mouvement, du fait de sa situation géographique et culturelle.

Il faut signaler dans les villes du Comtat (Avignon, Carpentras) un parler dit "judéo-comtadin", usité par la population juive venue se mettre à l'abri des persécutions. Sorte de yiddich à la provençale (mélange d'hébreu et de provençal), le judéo-comtadin a disparu avant le XIXème, par provençalisation et francisation des Juifs comtadins. Il en reste des pièces de théâtre, et de rares traces en provençal ou en français régional. Mais quelles traces ! Il s'agit d'emblèmes symboliques de la culture provençale, comme les prénoms "Mireille, Magali", dont on sait ce que F. Mistral en fit, et du mot "felibre", choisi

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4 par les "primadié" pour nommer les promoteurs de la renaissance littéraire provençale au XIXème, d'où le "Félibrige", (cf. chapitre "Littérature" ci-après).

Au XIXème, avec l'intégration de la Provence et du Comtat dans l'Etat français (1789-93), la fracture sociale se fait plus forte : les classes supérieures rejettent le "patois" et exigent du peuple des rudiments de français, confortées par le centralisme de la législation et des structures socio-culturelles, économiques, politiques, qui s'installent. Ainsi prend place une situation dite "diglossique", chacune des deux langues ayant une fonction sociale différente, le français dominant le provençal. Au XIXème, la connaissance du français progresse dans les couches populaires, conséquence d'une meilleure scolarisation. Avec l'école obligatoire et sa politique de "chasse au patois", avec la guerre de 1914 et la modernisation privilégiant le français (médias, communications, exode rural…), le français devient entre 1890 et 1940 une langue maternelle pour la population provençale, sous une forme particulière : le français régional de Provence, un français provençalisé. Les classes populaires restent bilingues alors que les classes dominantes ont un français régional moins marqué, et ne pratiquent pas ou peu le provençal (qu'elles comprennent). Après la 2ème guerre mondiale, le provençal continuera sa régression, étant en partie abandonné par les nouvelles générations, toujours rejeté par les structures françaises, et noyé dans un flux immigratoire de grande ampleur.

Cette pénétration violente du français menaçant le provençal, elle entraina en réaction le développement de mouvements provençalistes actifs sur tous les plans : littéraire (le plus réussi), pédagogique, politique, etc. Ces mouvements s'appuient sur une conscience identitaire profondément ancrée et largement partagée par la population, ainsi que sur le développement actuel de la philosophie démocratique des Droits de la Personne et des Minorités. Leur présence et leur action se poursuit de nos jours, partout en Provence, fortement dans le Vaucluse, où le provençal bénéficie d'une dynamique nouvelle.

Actuellement, tous les Provençaux (50% de la population de la région environ, taux un peu supérieur dans le Vaucluse) parlent français, la majorité d'entre eux un français régional (prononciation, tournures, vocabulaire provençalisés). Environ 60% des Provençaux connaissent encore le provençal, et 25% le pratiquent à des degrés divers, notamment dans les couches populaires ou dans certains milieux intellectuels, et plus à la campagne et au dessus de 50 ans. L'évolution récente semble favorable à un retour du provençal dans la vie publique et institutionnelle, après plus d'un siècle (et notamment les années 1950-1980) de vie clandestine dans l'intimité familiale et privée. Les populations immigrées se partagent en deux catégories, sauf exceptions individuelles : les immigrés de milieu social défavorisé, souvent d'origine méditerranéenne non française (surtout maghrébine), et possédant mal le français à leur arrivée, utilisent le français régional, ainsi que leur descendance (alors que jusque dans les années 1930, les immigrés italiens, espagnols, grecs, arméniens, corses, etc… apprenaient d'abord le provençal). Les langues d'origine de ces communautés sont souvent vivantes, notamment pour les communautés les plus "étrangères" et les plus récemment arrivées, comme les Maghrébins. Les immigrés de milieux sociaux moyens ou favorisés (Franchimand "Français de la moitié Nord", Pieds-noirs, Européens du Nord, etc…) utilisent ou continuent à utiliser des français non méridionaux, souvent plus proches de la norme scolaire que le français de Provence.

Le français régional de Provence

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5 Le français parlé en Provence de façon générale depuis le XXème siècle s'y

est structuré et se transmet sous la forme d'une variété spécifique qui a subi une forte influence du provençal. Ces influences sont frappantes dans le vocabulaire. Beaucoup de ces mots sont usuels et liés à la vie quotidienne, témoignant de la pérennité d'une culture provençale même à travers le français. Ainsi, l'évier s'appelle "la pile", les amandes fraîches des "amandons", une giffle "un bacèou", un ami est "un collègue", et l'on est "esquichés comme des anchois" dans un train bondé, etc.

Ces influences sont également frappantes dans la prononciation : c'est le fameux accent "provençal" ou "marseillais". La répartition des é, o, et eu ouverts et fermés obéit à une règle de distribution selon la place de l'accent tonique et selon que la syllabe se termine par une consonne ou par une voyelle. De plus, le français régional de Provence n'a qu'un seul a (très ouvert) comme le provençal : on ne distingue pas "patte" et "pâte". Par contre, on distingue toujours "brun" de "brin", et on prononce le e final (dit "muet"). On distingue Paul-Paule, col-colle, mer-mère etc. Des intonations variées, des nasales typiques, et quelques tournures grammaticales provençales achèvent de donner au français de Provence (et donc du Vaucluse) sa marque provençale.

L'évolution en cours L'évolution attendue d'une situation "diglossique", surtout en France

centraliste, est la victoire d'une langue et la disparition de l'autre. Le français régional lui-même est censé se dérégionaliser pour disparaître en se fondant dans un français commun, selon un processus identique à celui qui extermine les langues régionales.

Pourtant, les enquêtes montrent que 80 % des Provençaux sont favorables à la promotion et à l'enseignement du provençal, qui n'a jamais perdu son statut de "langue", surtout de "langue littéraire", grâce à la réputation des troubadours, de F. Mistral, et de ses sucesseurs. La langue et la culture régionales survivent dans le français en l'imbibant profondément, produisant un espace d'articulation des deux facettes de l'identité culturelle (française et provençale). Ce phénomène est bien attesté en Provence, où les régionalismes en français peuvent être des marqueurs conscients de provençalité, et où la provençalisation du français compense la perte du provençal lorsqu'elle a lieu (dans les grandes villes notamment). Ainsi, la vitalité ethnolinguistique du provençal et du français régional reste positive. La norme, en Provence, est une variété régionale du français, à laquelle les Provençaux sont attachés, et non celle de l'école et des médias, parisienne et plutôt mal vue en Provence. Les rubriques et ouvrages consacrés au français régional ont un succès constant. Les hommes politiques savent jouer la carte du français local et du provençal contre les "parachutés". Des groupes de rap s'expriment en provençal et français régional.

Des mesures ont été adoptées depuis la loi Deixonne et les textes de 1982-1995 etc. pour la mise en place de l'enseignement du provençal "de l'école à l'université". A cela s'ajoutent la création, co-financée par le Conseil régional, de la première école en provençal à Orange depuis 1993, la multiplication des cours municipaux, associatifs, etc. de provençal depuis une vingtaine d'année, la création du "Councous dis enfant de Prouvènço" par le Conseil régional, destiné à récompenser des écoliers pour leurs récits en provençal.

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6 Tout média régional fait une place au provençal, dont le développement

récent dans certaines émissions télévisées régionales a fait fortement monter l'audimat. La plupart des communes, et surtout dans le Vaucluse, ont placé ces dernières années des panneaux portant leur nom authentique en provençal. On le voit sur des publicités ou dans des magasins (Panzani, Intermarché, Auchan…). Le Conseil Régional, les Conseils généraux (dont celui du Vaucluse2) et des mairies mènent une politique de soutien et d'institutionnalisation du provençal, notamment à la création culturelle (littérature, musique, etc.) Cela est lié au renouveau de l'identité provençale : musique traditionnelle, langue, rites redeviennent publics. En témoigne également le retour à la mode du vêtement provençal (modernisé), porté dans la vie quotidienne par les jeunes, ou un certain nombre de manifestations récentes contre le TGV, pour l'O.M. ou les courses de taureaux, où le provençal a toujours été présent.

Il y a vingt ans, l'exclusion du provençal (provoquant sa dissimulation), la puissance du français "standard", tout faisait tenir sur les langues de Provence des propos pessimistes. On peut aujourd'hui constater qu'elles sont vivantes, que leur avenir est peut être à nouveau assuré dans la société vauclusienne et provençale, contribuant ainsi à la richesse du patrimoine de l'humanité.

Bibliographie : Barjavel Dictons et sobriquets patois des villes et villages du Vaucluse, Carpentras, 1849; Ph. Blanchet Dictionnaire du français régional de Provence, Editions Bonneton, Paris, 1991, 160 p., Le provençal, essai de description sociolinguistique, Institut de Linguistique de Louvain, Peeters/Vrin, 1992, 224 p., Les Mots d'ici, Aix, Edisud, 1995; J. Coupier Dictionnaire français-provençal, (Dir. Ph. Blanchet), Edisud, Aix, 1995; F. Mistral Lou Tresor dóu Felibrige, dictionnaire provençal-français, 1886, réédition Edisud, Aix, 1986; Dr. Pansier Histoire de la langue provençale à Avignon du XIIIème au XIXème siècles, Avignon, 1924, réédition J. Laffite, Marseille, 1980.

Illustrations : -Cartes 1 et 2 ci-jointes; -photos des panneaux bilingues d'Avignon, Cavaillon, Sainte-Cécile,

Bédarrides, et de la mairie de Caromb (ci-jointes, photos "Li Nouvello de Prouvènço", Avignon);

-couverture de la revue "Li Nouvello de Prouvènço" (ci-jointe); -quelques proverbes et sobriquets, deux extraits de chansons populaires

(ci-dessous).

2 Ce département porte d'ailleurs un nom provençal, puisque "Vaucluse" vient du nom de lieu "La Font de Vau Cluso", littéralement "la source de la vallée fermée". En provençal, on continue a dire "la Vaucluso", comme "la Coumtat", au féminin.

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7 Illustrations écrites :

1) Proverbes et sobriquets : -"Quau se lèvo d'Avignoun se lèvo de la resoun" (qui quitte Avignon a perdu la raison) -"Li gènt de Carpentra amon mai tout que la mita" (les gens de Carpentras préfèrent le tout à la moitié) -"Quand lou Ventour a lou capèu, bouié, destalo e courre lèu !" (quand le Mont Ventoux est couvert de nuages, bouvier, dételle et cours vite !) -"Li suço-arencado" (les suceurs de harengs-saurs, sobriquet des gens d'Apt) -"Li manjo-tian" (les mangeurs de gratins, sobriquet des gens de Carpentras) -"Li pela" (les tondus, sobriquet des gens d'Orange) -"Li casso-béulòli" (les chasseurs d'effraies, sobriquet des gens de Vaison) -"Lou gigant de Prouvènço" (le géant de Provence, surnom du Mont Ventoux) 2) Extraits de chants populaires traditionnels3 :

Li Pescaire de l'Ilo ("Les pêcheurs de l'Isle-sur-Sorgue") Li pescaire de l'Ilo Les pêcheurs de l'Isle Aniue tóutis ensèn Cette nuit tous ensemble Preparavon d'anguielo Préparaient des anguilles Pèr pourta 'u Diéu neissènt Pour porter au Dieu naissant Preparavon aussi Ils préparaient aussi De grand panié de truito Des grands paniers de truites Em'àutri sorto de peissoun Et autres sortes de poissons Vous n'en faren la relacioun Nous vous en ferons la relation Lou veirés pèr la suito (…) Vous le verrez par la suite (…)

Li Firuso de Carpentra ("Les Fileuses de Carpentras")

Chato qu'amas courre i voto Filles qui aimez aller aux fêtes Vàutri qu'amas de dansa Vous qui aimez danse Venès lèu, venès mignoto Venez vite, venez mignonnes Tout aro anèn coumença Car nous allons commencer Ei pas souto li platano Ce n'est pas sous les platanes Ei pas 'mé vouòsti galant Ce n'est pas avec vos amoureux A la rodo que debano A la roue qui défile Venès douna lou balans ! Venez donner l'élan ! Refrin: Refrain: Coume es bello, la mazurka Comme elle est belle, la mazurka Di firuso, di firuso, Des fileuses, des fileuses, Coume es bello, la mazurka Comme elle est belle, la mazurka Di firuso de Carpentra… Des fileuses de Carpentras…

3 Source : Chansons de métiers de Provence et du Comtat Venaissin, cassette audio de la collection "Musiques traditionnelles vivantes", Radio-France. Traduction en français de Ph. Blanchet.

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