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Politique d’Hernani, ou libéralisme, romantisme et révolution en 1830 Hernani en Juillet Dans la mémoire collective la bataille d’Hernani est associée à la révolution de Juillet. Mais cela résulte d’une erreur : la pièce a été écrite presque un an avant, du 29 août au 24 septembre 1829, et représentée du 25 février au 22 juin 1830. Sans doute certains développements de la préface peuvent-ils avoir quelque chose de prémonitoire, en particulier l’identification du romantisme au libéralisme et surtout l’hymne à « cette élite de jeunes hommes, intelligente, logique, conséquente, vraiment libérale en littérature comme en politique, noble génération qui ne se refuse pas à ouvrir les deux yeux à la vérité et à recevoir la lumière des deux côtés » 1 : ce sont ces jeunes gens qui bientôt monteront sur les barricades et à qui Hugo dédiera le 19 août 1830 dans le Globe son ode « À la jeune France » 2 . En réalité, c’est une illusion rétrospective : Hernani est une pièce de la Restauration, quel que soit le point de vue 1 Hugo, Œuvres complètes, édition chronologique publiée sous la direction de Jean Massin, Club français du livre, 1967-1971, t. III, p. 924. (Nos références à cette édition seront désormais désignées par le sigle M, suivi de la tomaison et de la pagination.) 2 Cette ode sera reprise en 1835 pour constituer le poème liminaire des Chants du Crépuscule, sous le titre de « Dicté après Juillet 1830 ». En cette occasion Hugo fera disparaître la note qui accompagnait l’ode en dans la préoriginale de1830 (M, III, 391, n. 1). Cette note était elle-même précédée d’une note dont Sainte-Beuve revendique la paternité (M, IV, 1190-1191). Sans que le texte de l’ode ait été sensiblement modifié de 1830 à 1835, sa signification s’est cependant infléchie. Le triomphalisme de l’ode « À la jeune France » est pour le moins estompé dans Les Chants du Crépuscule.

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Hernani

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"Politique dHernani, ou Libralisme, romantisme et rvolution en 1830"

Politique dHernani,

ou libralisme, romantisme et rvolution en 1830

Hernani en Juillet

Dans la mmoire collective la bataille dHernani est associe la rvolution de Juillet. Mais cela rsulte dune erreur: la pice a t crite presque un an avant, du 29aot au 24 septembre 1829, et reprsente du 25 fvrier au 22 juin 1830. Sans doute certains dveloppements de la prface peuvent-ils avoir quelque chose de prmonitoire, en particulier lidentification du romantisme au libralisme et surtout lhymne cette lite de jeunes hommes, intelligente, logique, consquente, vraiment librale en littrature comme en politique, noble gnration qui ne se refuse pas ouvrir les deux yeux la vrit et recevoir la lumire des deux cts: ce sont ces jeunes gens qui bientt monteront sur les barricades et qui Hugo ddiera le 19 aot 1830 dans leGlobe son ode la jeune France. En ralit, cest une illusion rtrospective: Hernani est une pice de la Restauration, quel que soit le point de vue que lon adopte, gntique ou sociocritique. Ce rappel est indispensable nos yeux pour viter contresens et quivoques. Contresens sur la signification et la porte de la pice, quivoques sur ses enjeux et ses implications. Rien ninterdit assurment de lire le drame de Hugo en le dshistorisant, si ce nest que ce nest pas alors le drame de Hugo ayant pour titre Hernani quon lit, mais une espce de fantasme textuel et littraire sans rapport avec la ralit, cest--dire sans rapport avec lhistoricit de luvre.

Cest dans le domaine idologique et politique que les risques de telles lectures sont les plus importants. Ils consistent principalement, la suite de lassociation entre Hernani et Juillet, projeter une interprtation rvolutionnaire sur la pice, par exemple, en faisant du hros un reprsentant du peuple. Cest ce que fait, de manire exemplaire, si lon peut dire, Antoine Vitez, dans une prface Hernani quil donne deux ans aprs une extraordinaire mise en scne du drame de Hugo, qui renouvelait de fond en comble la pice. On y lit la dernire page les deux paragraphes suivants:

Je suis une force qui va []. Mais qui est-il, ce personnage, qui sous des noms changeants revient dans luvre du pote? Hernani, Gennaro, Jean Valjean, Didier, Gavroche ou RuyBlas, toujours son origine est inconnue, ou cache, toujours il se bat contre les Grands de la terre; et, ne sachant do il vient, il ne sait o il va. Il est le Peuple, et le mystre du Peuple.

Hugo a fait entrer l, pour la premire fois, une nouvelle figure dans la famille qui comptait dj les rois et les princes, les reines adultres et les esclaves rebelles. Le Peuple est maintenant sur le thtre, il faut compter avec lui, il est imprvisible et furieux, on le croit mchant alors quil est bless ds sa naissance; sa btardise est sa noblesse.

Pour brillante quelle soit, cette interprtation est totalement intenable. Rapprocher Hernani de Gavroche et de Jean Valjean comme figure du peuple va lencontre du texte de Hugo, indpendamment de lanachronisme impossible que suppose ce rapprochement lui-mme. Nanmoins elle a limmense mrite de dsigner lun des lments essentiels du drame, son caractre constitutivement politique. Mme si la question du peuple, dun point de vue dramatique, ne se pose aucunement dans Hernani, elle participe cependant, la marge, au moins comme expression mtonymique de la rvolution dans la prface, dune interrogation problmatique sur le pouvoir et sur sa reprsentation dramatique.

Nous nous proposons donc dtudier comment dans Hernani le pouvoir est lobjet dune problmatisation critique de la part de Hugo, et pour cela nous nous placerons dlibrment au tournant de 1829-1830, lorsque la pice est crite, puis porte la scne. Notre orientation sera de nature sociocritique, en ce sens que nous nous efforcerons, non pas de mettre au jour lidologie dont procde la pice de Hugo, mais de montrer de quelle manire, par le biais de la mtaphore et de la fiction, Hugo formule une interrogation politique sur la France et la royaut en cette fin de restauration.

*

Socialit du pouvoir

Nous dresserons tout dabord un tat des lieux du politique dans Hernani, et nous commencerons par lever lhypothque populaire. Le peuple? Il nexiste pas, du moins comme sujet. Cest uniquement la bande de montagnards du bandit Hernani, significativement massacre la fin de lacte II. Ils ne sont que des figurants; dans la liste des personnages, ils sont mentionns la dernire ligne dans un complet ple-mle social: Montagnards, Seigneurs, Soldats, Pages, Peuple, etc. Il en restera quelques-uns en vie parmi les conjurs de lacte IV, mais ce nest quune force dappoint, destine surtout tre gracie par le nouvel empereur, menu fretin que lon pargne et qui ne mrite pas lhonneur de la dcapitation. Hernani est apparemment lun dentre eux, il est vrai, mais il sen spare avec panache et orgueil, lorsquil revendique son identit aristocratique de Jean dAragon et rclame de partager le sort des conjurs nobles:

Silva! Haro! Lara! gens de titre et de race,

Place Jean dAragon! ducs et comtes, ma place! (IV, 4)

Cette intervention hroque nest pas quun coup dclat; elle sinscrit trs prcisment dans un contexte politique qui est celui du monde dHernani, o le peuple na aucune place. Ce monde est politiquement partag entre deux pouvoirs, celui du roi et celui des seigneurs fodaux. On en est au moment de lhistoire europenne o celui-l est en train de simposer contre ceux-ci. Un sicle plus tard lautorit royale laura dfinitivement emport sur lancien ordre fodal, ainsi que le consignera Hugo lui-mme dans la prface de Ruy Blas: [] dans Hernani, comme la royaut absolue nest pas faite, la noblesse lutte encore contre le roi, ici avec lorgueil, l avec lpe; demi fodale, demi rebelle. Reprsentant exemplaire dans Hernani de cette noblesse fodale, don Ruy Gomez. Il est reclus dans son chteau fort, ce qui le fait souponner au roi de contester son pouvoir. Lorsquil trouve la porte verrouille lacteIII, il a ces mots significatifs:

Ah! vous rveillez donc les rbellions mortes!

Pardieu! si vous prenez de ces airs avec moi,

Messieurs les ducs, le roi prendra des airs de roi!

Et jirai par les monts, de mes mains aguerries,

Dans leurs nids crnels tuer les seigneuries! (III, 6)

Cest la raction typique dun monarque absolu contre un frondeur ou un ligueur, un fodal qui jadis encore devait contester son pouvoir, et qui le conteste encore dailleurs en saffiliant une conspiration nobiliaire. Toute une bonne partie dHernani peut se lire dans une telle perspective, et tout spcialement, bien entendu, cet pisode de la conspiration qui occupe la seconde moiti de lacte III et lessentiel de lacte IV. Cest un ramas (IV, 1), pour reprendre le mot de donCarlos, daigris et denvieux, obissant des motivations personnelles. Dans le meilleur des cas, celui de don Ruy, on supposera, indpendamment de son animosit contre un roi qui lui a enlev sa fiance, que cest par fidlit un ordre de valeurs qui lui sont chres, comme le respect de la parole donne, le culte des anctres, la fidlit au nom et lhonneur, etc. quil agit. En cela il est le premier de ces trs nombreux vieillards hroques (Barberousse et Job, Elciis, Fabrice, Onfroy, par exemple) qui symbolisent chez Hugo un temps historique aujourdhui disparu, dont ils ne sont plus que les survivants ou les dbris. cette attitude morale est lie trs profondment toute une conception de la fodalit, du moins dans limaginaire de Hugo.

Il ne faut pourtant pas continuer sur cette voie, parce que la fodalit nest pas exclusivement une attitude morale de vieillard, et que don Ruy Gomez nest pas le seul tre un fodal dans la pice. Il y en a un autre, cest un jeune homme, et cest Hernani. Il est un grand seigneur, et mme un trs grand seigneur, qui sest fait bandit par opposition familiale et personnelle au roi dEspagne:

Dieu qui donne le sceptre et qui te le donna

Ma fait duc de Segorbe et duc de Cardonna,

Marquis de Monroy, comte Albatera, vicomte

De Gor, seigneur des lieux dont jignore le compte.

Je suis Jean dAragon, grand-matre dAvis, n

Dans lexil, fils proscrit dun pre assassin

Par sentence du tien, roi Carlos de Castille!

Le meurtre est entre nous affaire de famille.

Vous avez lchafaud, nous avons le poignard.

Donc le ciel ma fait duc et lexil montagnard. (IV, 4)

Firement Hernani revendique son identit aristocratique, plus exactement fodale, dans les derniers vers cits, et il est peu aprs rtabli dans ses prrogatives nobiliaires par lempereur qui, non seulement lui reconnat ses titres, mais lui confre lordre de la toison dor. Lui-mme clbre son bonheur lacte suivant en ces termes:

Voici que je reviens mon palais en deuil.

Un ange du Seigneur mattendait sur le seuil.

Jentre, et remets debout les colonnes brises,

Je rallume le feu, je rouvre les croises,

Je fais arracher lherbe au palais de ma cour,

Je ne suis plus que joie, enchantement, amour.

Quon me rende mes tours, mes donjons, mes bastilles,

Mon panache, mon sige au conseil des Castilles,

Vienne ma doa Sol rouge et le front baiss,

Quon nous laisse tous deux, et le reste est pass!

Je nai rien vu, rien dit, rien fait, je recommence,

Jefface tout, joublie! (V, 3)

Tel le prince charmant des contes de fes, Hernani va redonner vie son palais endormi depuis longtemps, et retrouver ses prrogatives de seigneur fodal. Cest un chteau fort quil possde, non pas un chteau de la Renaissance, tel celui que se fera btir Charles-Quint dans lAlhambra, mais une grosse construction mdivale avec des donjons et des tours, comme celles du chteau de don Ruy, au nombre de onze, que le roi menaait de faire abattre (III, 6). De manire rvlatrice, le ci-devant bandit Hernani, aujourdhui Jean dAragon, se rjouit de retrouver ses bastilles. Difficile de faire de lui dans ces conditions la figure du peuple ou son reprsentant. Bien davantage il doit tre rapproch de cet autre grand fodal dont nous venons dvoquer le chteau, don Ruy Gomez.

Ici il importe douvrir une parenthse importante, car y est engage la signification complexe de la fodalit dans Hernani. Le rapprochement, tout fait fond, qui vient dtre tabli entre don Ruy et Hernani comme deux fodaux, trouve sa conclusion dramatique dans le mariage dHernani, alias Jean dAragon, avec doa Sol; celle-ci est Silva et lui est Aragon: Aragon peut pouser Silva (IV, 4), dclare lempereur. Ainsi, sous lgide du pouvoir, les deux grandes maisons fodales sont runies. ceci prs quaux mots prononcs par Charles-Quint, don Ruy rpond: Ce nest pas ma noblesse. Don Ruy Gomez signifie ainsi quil reste attach, pour toutes sortes de raisons, une conception ultra-fodale de la noblesse, alors que ce nest pas le cas dHernani-don Juan dAragon: il ne reste pas bloqu un stade passiste, plus exactement archaque, des choses. Son mariage en tout cas est celui dun courtisan, acquis aux principes de la monarchie nouvelle fonde sur le pouvoir incontest du roi. (Significativement le premier courtisan le fliciter est don Ricardo, qui, tout au long de la pice, aura fait sa fortune nobiliaire grce aux distractions de son matre, lequel, cest noter au passage, prendra comme premire mesure sitt quil accdera lempire, et en dpit du mpris quil a pour lui, de le faire alcade du palais (IV, 4), cest--dire chef de la police) DonRuy dsigne ainsi une limite lintrieur de la sphre fodale et montre la rsistance persistante dune certaine noblesse au pouvoir royal en train de saffermir. Il est bien entendu que cette rsistance de don Ruy obit en grande partie des motivations psychologiques, celles dun vieillard insens, mais il est tout aussi vident que les motivations psychologiques de don Ruy sont galement celles, au bout du compte, que sa conception fodale du monde suscite chez lui. En tout cas, cette rsistance chez lui, qui est dordre tout la fois psychologique, idologique, politique et historique, aura des consquences dramatiques, puisque, au nom du serment quHernani a fait, Aragon doit payer sa dette Silva (V, 6) et que, de la sorte, il est rattrap in extremis par la loi-du-pre, en loccurrence lordre fodal dont son pre et don Ruy sont les garants et auquel il ne peut moralement se soustraire.

Fodalit et familialit

Lordre fodal que nous nous employons mettre au jour comme lment constitutif du politique dans Hernani stend limaginaire de la pice dans son ensemble et en rgit la dramaturgie, plus particulirement le systme des personnages entre eux. Sans entrer dans les dtails de ce systme assez complexe, mais nanmoins pas compliqu, nous isolerons trois relations de personnages qui nous semblent fondamentales. La relation dHernani et de don Carlos; la relation de don Ruy Gomez et de doa Sol; la relation dHernani et de son propre pre. Ces trois relations permettent dclairer la manire dont la fodalit sinscrit dans le texte de Hugo. Lhypothse que nous voudrions tout particulirement examiner est que, si Hernani est, lvidence, une histoire de famille, la familialit qui y est mise en uvre est lexpression de cette fodalit dun autre ge, qui est lautre nom de la terrible fatalit.

Premire relation: Hernani-don Carlos. La rivalit qui les oppose est celle de deux fils, le premier voulant venger la mort que le pre du second a inflige son pre. Cest dit de manire explicite tout au dbut de la pice:Le roi! le roi! mon pre

Est mort sur lchafaud, condamn par le sien.

Or, quoiquon ait vieilli depuis ce fait ancien,

Pour lombre du feu roi, pour son fils, pour sa veuve,

Pour tous les siens, ma haine est encor toute neuve!

Lui, mort, ne compte plus. Et, tout enfant, je fis

Le serment de venger mon pre sur son fils.

Je te cherchais partout, Carlos, roi des Castilles!

Car la haine est vivace entre nos deux familles.

Les pres ont lutt sans piti, sans remords,

Trente ans! Or, cest en vain que les pres sont morts,

Leur haine vit. Pour eux la paix nest point venue,

Car les fils sont debout, et le duel continue. (I, 2)

Cette opposition est celle de deux familles, de deux races plus profondment, et tout au long de la pice lopposition est rpte (cf. I, 4; II, 3; IV, 3), du moins jusqu lacte IV, lorsque, donCarlos devenu Charles-Quint, le pardon imprial met fin cette lutte fratricide.

La familialit dans Hernani est aussi reprsente, un autre niveau, dans le couple form par don Ruy Gomez et doa Sol. Cest notre deuxime relation. Ils sont oncle et nice et tous deux Silva. En leur cas la familialit qui doit rgir leur mariage est de nature manifestement endogamique, pour ne pas dire incestueuse. Le dnouement de lacte IV, qui voit, linitiative du nouvel empereur, lunion dHernani et de doa Sol fait-elle pour autant cesser cette familialit endogamique? certainement, est alors mis fin la situation absurde et scandaleuse dun oncle g de soixante ans pousant sa nice de vingt ans. Si ce nest que lunion dHernani-Jean dAragon et de doa Sol reste de type fodal, mme si elle nest plus incestueuse. Cest toujours dans la mme sphre familiale quelle saccomplit, des dchanements de violence sont possibles, sur le modle du festin des sept ttes (III, 5), variante espagnole de la rivalit de Thyeste et dAtre.

On chappera un tel scnario, mais pour tomber dans un autre pire encore, celui du pre tuant son fils. Cest la troisime relation envisager. Don Carlos devenu Charles-Quint, en accordant son pardon Hernani, parvient briser, semble-t-il, la relation mortifre que ce dernier entretenait son pre. La mutation du roi en empereur a fait tomber la rivalit canique, fratricide quHernani le fils voulant venger son pre avait son gard. Cette rivalit navait de sens que dans le systme fodal. Pourtant, lacte V, le pre resurgit, de manire terrible, et entrane son fils la mort. Il se produit en la circonstance un retour du refoul fodal, cause de lobstination snile du vieillard ne pas accepter le nouvel ordre des choses, symbolis par le mariage dHernani et de doa Sol, dAragon et Silva. Au nom des valeurs du pass, qui sont avant tout des valeurs paternelles et plus encore patriarcales, don Ruy se fait ministre de mort, endossant la dfroque dun commandeur.

Paternit

Socialit, fodalit et familialit sont lies entre elles, et ce qui constitue le lien quelles entretiennent est la paternit. Hernani est investi, cela a t souvent remarqu, et trs juste titre, par la thmatique de la paternit. Seulement, la paternit dans Hernani est moins un motif parmi dautres que llment nodal autour duquel slabore tout limaginaire de la pice, aussi bien dans sa dimension fantasmatique quidologique.

Les pres sont omniprsents dans la pice, au moins de manire mtonymique: lacte III, par le biais des tableaux de la famille de Silva, lacte V, par celui du cor, qui rappelle Hernani la promesse quil a faite en jurant sur la tte de son pre. Dans les deux cas, cest le vieux don Ruy Gomez, gardien des valeurs ancestrales, qui emblmatise en sa personne cette thmatique. Terrible thmatique, associe constamment limage de la mort, dramatiquement autant que symboliquement. La thmatique de la paternit dans le cas du vieillard est tellement puissante quil prend les allures dun commandeur. Les occurrences en ce domaine sont multiples: don Ruy Gomez est une statue, il est ptrifi, et au dernier acte il marche du pas dont marchent les statues, etc. Il a dailleurs de qui tenir puisque son propre pre fit jadis sculpter une statue quil tranait derrire lui (III, 6). Mais don Ruy Gomez nest pas le seul tre un commandeur; Charlemagne dans son tombeau dAix-la-Chapelle en est un autre. Tout son imagination, don Carlos se demande propos de lempereur dont il brigue la lointaine succession: Sil tait l, debout et marchant pas lents (IV, 2); cest que dans la crypte funraire il est entour dhommes de pierre, de statues (IV, 4). Face ces deux commandeurs, deux fils. Cest vident en ce qui concerne Hernani lgard de don Ruy il lappelle mme une fois mon pre (III, 7) , qui, par son ge, appartient la mme gnration que son pre et qui partage les mmes valeurs; il ne manquera pas au dernier acte dexercer une espce de chantage symbolique, exactement de chantage au symbolique, en menaant le jeune homme qui hsite tenir son serment de mort, en lui faisant cette menace:

Tu fais de beaux serments par le sang dont tu sors,

Et je vais ton pre en parler chez les morts! (V, 6)

Il peut dautant mieux jouer les commandeurs que, la suite du pardon de Charles-Quint, Hernani, ayant retrouv ses titres nobiliaires, il recouvre sa vritable identit, celle de Jean dAragon, et quil est dsormais dsign du nom de don Juan. De la sorte est constitu le couple symbolique de don Juan et du Commandeur, pour le malheur prvisible du fils.

De manire aussi claire, don Carlos est un fils lgard de cet autre homme de pierre quest Charlemagne au tombeau. Il est lui-mme un temps dans la situation dun don Juan libertin et volage, ayant de nombreuses frasques amoureuses son actif. Cest un roi qui samuse et qui a mis son pouvoir au service de ses plaisirs. Du moins jusqu ce quil pntre dans le tombeau dAix-la-Chapelle. Sadressant la statue de Charlemagne, il se dsigne lui-mme comme un fils pouvant (IV, 2), et, une fois quil aura pardonn ses ennemis et se sera mtamorphos en empereur, il sadressera une dernire fois au tombeau en ces termes:

Je tai cri: Par o faut-il que je commence?

Et tu mas rpondu: Mon fils, par la clmence! (IV, 5)

Charlemagne naura donc t commandeur lgard de don Carlos quun temps. Cest l pour le roi toute la diffrence avec Hernani. Cette diffrence sexplique essentiellement par des raisons politiques. Don Carlos, en tant roi, puis empereur, chappe la fatalit du pass fodal; Hernani, au contraire, y est entirement soumis, et, qui plus est, il est la proie non pas dun, mais de deux commandeurs fodaux. Rien ne peut conjurer cela. cela sajoute quil est victime du nom fatal (V, 3), qui est le sien, et celui de son pre, alors que don Carlos djoue les piges du pass, en sacqurant une nouvelle identit.

Nous voil parvenu au terme de notre analyse du politique dans Hernani, et nous pouvons dores et dj formuler quelques conclusions. La premire est que limaginaire de la fodalit est dominant dans la pice et quil apparat comme une configuration idologique et fantasmatique qui rassemble toutes sortes de notions-clefs, comme celles de paternit, de filialit et didentit et donne sens chacune dentre elles. Deuxime conclusion, lie la prcdente: tout dans la pice est dordre politique, y compris la psychologie des personnages, y compris galement ce qui nest pas politique, mais relve, premire vue, du sentiment, de lros, etc.

Reste comprendre maintenant ce que signifie, au moment de son criture et de sa reprsentation en 1829-1830, cette histoire se passant au XVIesicle en Espagne, mettant aux prises un vieux seigneur, un jeune bandit qui se rvle tre un duc, un roi accdant lempire, et tous trois amoureux de la mme femme. Cette question se pose dautant plus quil ny a, manifestement, aucune situation danalogie entre la fable dramatique et le moment de son criture, comme ctait, par exemple, le cas avec Cromwell: lpoque de la restauration, la rvolution anglaise renvoie presque explicitement la politique franaise, et lon ne compte pas les romans et les pices de thtre dcalquant Louis XVI, ou Charles X, sur Charles Ier, Napolon, ou Robespierre, sur Cromwell, etc. Rien de semblable en ce qui concerne Hernani, lallusion historique, politique, politicienne, la misrable allusion, dit Hugo, y est difficile trouver et il nest gure que le vers: Crois-tu donc que les rois moi me sont sacrs? (II, 3) qui aurait pu avoir un cho immdiat chez les spectateurs, sil navait t censur.

Pourtant, Hernani est une pice qui met en uvre une interrogation trs actuelle en 1829-1830 sur ltat du politique en cette fin de restauration. Sauf que ce nest pas en termes danalogie de situations que Hugo procde. Il serait absurde, par exemple, de voir dans don Carlos, avant sa conversion impriale, une figure de Charles X, ou dans le vieux fodal don Ruy Gomez une transposition de Polignac lultra, ou encore dans Hernani un rpublicain fomentant la rvolution. Sil y a bien une rfrence la France dans la pice, cest sur le mode de lanamorphose. Pour cela nous nous emploierons maintenant dgager les lments du co-texte auquel Hernani se rattache, dabord en rinscrivant la pice dans lhistoire de luvre de Hugo, puis en mettant en vidence ce qui se joue en cette occasion dans la reprsentation du politique.

*

De Marion de Lorme Hernani, ou le roi est nu

Lorsqu la fin de lt 1829 Hugo crit Hernani, la Restauration vient dentamer sa dernire ligne droite fatale. Charles X, fidle son entreprise proprement ractionnaire de retour ltat de la France davant 1789, a juste nomm comme ministres trois reprsentants de ce quil y a de plus contre-rvolutionnaire depuis Waterloo (Polignac, Bourmont et LaBourdonnaye). Cette funeste nomination intervient le 8 aot; la veille, Hugo a t reu Saint-Cloud par le roi pour se voir signifier, de manire dfinitive, linterdiction de faire reprsenter Marion de Lorme, au motif, assez comprhensible dailleurs, que la pice donnait, avec le faible et vellitaire LouisXIII domin par Richelieu, une image fort peu positive du pouvoir royal. Cette censure est une erreur politique, selon Hugo, qui datera de ce 7 aot le premier jour de [la] dernire anne des Bourbons. Il y a assurment un peu de complaisance et de suffisance dans cette datation, mais elle nest pas entirement fausse, compte tenu de la calamiteuse dcision politique du lendemain, le 8aot.

En tout tat de cause, lcriture dHernani au second semestre de 1829 prend acte de la ruine prvisible court ou moyen terme du rgime en place depuis quinze ans. Cependant dun point de vue sociocritique cette pice ne se laisse pas lire de la mme faon que Marion de Lorme. Clairement Marion de Lorme se prsentait comme une dnonciation de labsolutisme royal n au XVIIe sicle et dont Charles X est lhritier. Cette dnonciation tait de nature incontestablement librale, et il naurait pas t difficile pour un spectateur de 1829 de reconnatre des analogies manifestes entre Richelieu et Polignac, dune part, entre Louis XIII et Charles X, dautre part. En face deux se dressent Didier et Marion, le btard et la courtisane. Mais faut-il pour autant considrer que les forces positives de lavenir sont entre les mains de ces deux derniers personnages? en aucune faon: Marion est impuissante arracher Didier la mort et la pice se termine sur le cri dhorreur quelle pousse en voyant la litire de Richelieu: Regardez tous! voil lhomme rouge qui passe!; quant Didier, il est aussi inflexible que le cardinal et ne pardonne pas Marion, proche dans son refus obstin de Richelieu lui-mme. Il nest absolument pas un hros populaire, dress contre labsolutisme du pouvoir. Ses derniers mots sont bien une adresse au peuple, mais pas un appel la rvolution:

Vous qui venez ici pour nous voir au passage,

Si lon parle de nous, rendez-nous tmoignage

Que tous deux sans plir nous avons cout

Cette heure qui pour nous sonnait lternit!

Didier demande quon lui reconnaisse son courage lui et Saverny au moment de leur mort; rien dautre. Il nessaie pas du tout de susciter un soulvement du peuple contre un pouvoir dictatorial.

Dans Hernani Hugo rebat les mmes cartes, mais en en oprant une redistribution et en en introduisant galement de nouvelles, sans changer le schma dramatique. Il y a toujours un roi, qui nest pas une figure royale, don Carlos, occup de fredaines indignes, qui le font, par exemple, senfermer dans une armoire; il y a toujours une figure superlative dautorit, dtentrice du droit de vie et de mort, incarnation noire, et non plus rouge, de la fatalit, don Ruy Gomez, et un couple damoureux vou au malheur. La carte nouvelle la plus importante introduite par Hugo dans Hernani est la carte impriale. Cest elle qui permet une reconfiguration complte de la problmatique du pouvoir telle quelle tait pense dans Marion de Lorme, et quelle tait, partiellement, reprise et revisite dans les trois premiers actes dHernani. Lintroduction de la figure impriale lacte IV permet trs efficacement dchapper la reprsentation ngative du pouvoir royal.

Toute la signification de la pice, dramatiquement et idologiquement, bascule autour de la mutation politique fondamentale qui affecte la figure du roi en figure impriale, lorsque don Carlos lu empereur devient Charles-Quint. la faveur dune espce de nekuia, o il voque Charlemagne, laspirant lempire dcouvre dans la nuit du tombeau dAix-la-Chapelle lessence du politique, telle quelle se rvle lui quand il prend conscience de lorganisation de lordre social fond sur le principe de la double lection du pape et de lempereur. Texte presque onirique, le monologue de donCarlos soffre comme une sorte de vision de ltat du monde en ce dbut de XVIesicle, domin par ces deux puissances qui tiennent leur autorit de llection. Ce qui donne lempereur un pouvoir qui excde tous les autres pouvoirs, ce nest pas quil est un roi au-dessus des rois, ni non plus quil est le roi des rois; bien au contraire, cest quil nest pas du tout un roi. Il chappe de la sorte aux alas, aux contingences qui affectent le pouvoir des rois, puisque, leur diffrence, son pouvoir, lui est confr non pas comme un hritier, mais comme un homme que ses propres qualits dsignent cette fonction suprme, dans lopration, de nature presque mystique, quest llection. Il est facile de mesurer combien lintroduction de la figure impriale vient modifier la configuration du politique dans Hernani. Celui-ci cesse dtre lexercice dun pouvoir absolu entre les mains dun roi ou de son ministre, pour se transformer en un projet grandiose qui saccorde organiquement ltat du monde dans sa socialit complexe. Indniablement cest le modle napolonien qui inspire une pareille conception des choses.

Une nouvelle problmatique du politique

Le plus intressant est cependant peut-tre moins lmergence de la figure impriale elle-mme dans Hernani elle est en fait prpare depuis Cromwell que la reformulation de la problmatique hugolienne du pouvoir, et, plus gnralement, du politique, et lintroduction dans cette problmatique de nouveaux lments qui jusqualors ntaient pas pris en compte. Parmi eux, le peuple. Trs significativement, en effet, le peuple apparat loccasion du monologue de don Carlos, et cest dailleurs la seule fois dans la pice o il soit mentionn. Le roi voquant ldifice bablien de la socit la dcrit dans toutes ses composantes, selon un ordre hirarchique dcroissant, allant des puissants de ce monde (rois, margraves, cardinaux, doges, ducs, etc.), aux moindres seigneurs (vques, abbs, chefs de clans, hauts barons) et leurs instruments (clercs et soldats), pour arriver, au terme de lnumration, aux hommes, dont la foule innombrable est dsigne mtaphoriquement comme un ocan. Cela aboutit cette vision potique et politique:

Base de nations portant sur leurs paules

La pyramide norme appuye aux deux ples,

Flots vivants, qui toujours ltreignant de leurs plis,

La balancent, branlante leur vaste roulis,

Font tout changer de place et, sur ses hautes zones,

Comme des escabeaux font chanceler les trnes,

Si bien que tous les rois, cessant leurs vains dbats,

Lvent les yeux au ciel Rois! regardez en bas!

Ah! le peuple! ocan! onde sans cesse mue,

O lon ne jette rien sans que tout ne remue!

Vague qui broie un trne et qui berce un tombeau!

Miroir o rarement un roi se voit en beau! (IV, 2)

Dans le monologue-rve de don Carlos le peuple est dans un tat dindfinition politique, il est le point obscur, qui chappe toute apprhension conceptuelle, et ne peut tre saisi, autant quil est possible, que par la mtaphore. De manire elle-mme non thorise se fait jour dans la rverie de don Carlos un lment, le peuple, dont on souponne quun avenir lui est promis, sans que pourtant, aujourdhui, il soit simplement possible de lintgrer dans une conception rationnelle du politique.

De ce point de vue, le peuple, tel quil est voqu ici, est une force qui va, mais on ne sait pas o. Cest la seule relation quil puisse y avoir entre lui et Hernani, dans cette espce de vide politique. Une rserve cependant: le peuple que se reprsente don Carlos est susceptible de devenir dans le futur un agent de lhistoire, et, qui sait, un sujet, voire le sujet de lhistoire. Hernani, lui, force qui va, na aucune positivit en dehors de lallant mme de cette force quil est. Il ne peut pas tre dans ces conditions un sujet responsable, il ne peut tre quun individu proprement alin de lui-mme: Agent aveugle et sourd de mystres funbres! / Une me de malheur faite avec des tnbres!. Cette force qui le pousse en avant la mort et la destruction, cest lnergie du dsespoir ; elle tourne vide, sans rien produire dautre que laffolement de celui qui en en est la proie. Enchan par le pass, perdu dans le prsent, sans avenir, si ce nest celui, catastrophique, vers lequel lemporte sa propre fatalit, Hernani prouve tout au long de la pice la dpossession intime de soi. Sans doute peut-on tre sensible lexaltation de la jeunesse contre les forces mortifres du pass qui caractrise le personnage, mais il nempche que cette exaltation est dsespre, au mme titre que celle qui se lit, exactement la mme poque, dans les Contes dEspagne et dItalie de Musset. En cela Hernani est bien le type du hros romantique, avec le Didier de Marion de Lorme, ou le Rolla de Musset, ou encore lAntony de Dumas, pour ne citer que quelques-uns de ses congnres. Ce quils ont tous en commun, cest la certitude que tout est dj-toujours perdu pour eux et quils sont vous, presque au sens latin du terme, la mort. Leur qualit de hros romantiques, ils ne la doivent pas on ne sait quel got du malheur qui serait leur lot, ils ne cdent pas non plus une fatalit indtermine; ils sont les victimes malheureuses dun ordre du temps qui les exclut. Leur solitude est une solitude historique.

En ces annes de fin de la restauration il apparat que pour Hugo, comme pour beaucoup dautres de ses contemporains, quil sagisse, par exemple, du Vigny de Cinq-Mars, du Mrime de la Chronique de Charles IX, penser le politique est la chose la plus difficile qui soit, surtout lorsque, comme eux, on recourt, en guise de modles, des rfrences tires de lhistoire, linterfrence entre historique et politique amenant toutes sortes dapproximations et de raccourcis. Hugo dans Hernani y chappe en grande partie, avant tout parce que la fable de la pice ne se situe pas en France, mais dans une Espagne assez peu connue de ses contemporains et qui ne reoit pas dclairage symbolique de la rvolution.

Vers la rvolution?

Quelles conclusions tirer de ce qui prcde? principalement que dans ces deux pices de Marion de Lorme et dHernani Hugo a donn voir la situation politique de la France de 1829, non pas sur le mode de lallusion, mais sur celui de la fiction. Cest que son propos a t de mettre au jour les structures dun imaginaire dgrad, celui de la royaut, et denvisager, par la mme occasion, une sortie politique de cette impasse dans laquelle se trouve le pouvoir royal. Le plus simple aurait t llimination de la personne mme du roi, au moyen dun rgicide cest ce qui est envisag par les conjurs ou dune rvolution. Cette dernire possibilit nest absolument pas venue lesprit de Hugo, et lon pensera que, si cela avait t le cas, cette rvolution naurait pas t populaire, mais nobiliaire, comme le montre lorigine sociale des conjurs. Finalement, une troisime possibilit sest offerte: transformer la figure royale en figure impriale. Ainsi quon la remarqu, cest la faveur de cette transformation quune place est mnage au peuple, encore que cette place relve plus de limaginaire que de la ralit.

En consquence de quoi, il est clair quHernani, est le grand perdant de cette reconfiguration de limaginaire du pouvoir. Il est littralement hors jeu. En effet, le personnage dHernani est lcart des jeux du pouvoir, dans une solitude politique complte: son seul avenir, sil avait vcu, aurait t celui dun courtisan. Il est donc rduit ntre quune voix, tout la dploration lyrique et mlancolique de son malheur. Cest de cette manire que lon est un hros romantique.

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Hernani dans lavant-Juillet, ou les quivoques du romantisme

Pour finir, nous raffirmerons quHernani est une pice de la Restauration, et quelle illustre la complexit de la situation politique du moment. Il est prilleux den lire la signification la lumire de luvre ultrieure de Hugo. Au contraire, ce sont des pices comme Ruy Blas ou Les Burgraves qui tirent une bonne partie de leur sens de la relation quelles entretiennent Hernani. Les drames de 1838 et de 1843 ont vectoris la force qui va dHernani dans une direction univoque. Ce ntait absolument pas le cas en 1829-1830, les enjeux de la pice et ses implications ntaient pas clairement lisibles. Une preuve de cette opacit, aussi bien idologique que littraire, dHernani se trouve notamment dans le fait que Hugo ait prouv le besoin dcrire une prface, militante comme celle de Cromwell, mais dont le propos nest pas du tout le mme.

Cette prface dHernani est clbre, au moins parce que Hugo y procde une assimilation, qui deviendra une des contre-vrits de lhistoire littraire postrieure, entre libralisme et romantisme, le romantisme tant dfini comme le libralisme en littrature. Cette assimilation, qui parat aujourdhui aller de soi, mme si elle est fausse, relve en ralit lpoque dun coup de force politique de la part de Hugo. Rien nest plus tranger au romantisme en 1830 que le libralisme, en un certain sens. Les adversaires les plus farouches du romantisme, pour lheure le romantisme hugolien, sont les libraux, ArmandCarrel en tte. Ce sont eux qui fourniront une bonne partie des bataillons anti-romantiques lors de la bataille dHernani et nul nest plus suspect leurs yeux que Hugo, assez frachement converti au libralisme et nagure encore dun ultracisme bon teint. Cela est connu, et nous ninsisterons pas l-dessus. Nous attirerons plutt lattention sur une des particularits de cette page qui assimile libralisme et romantisme, savoir le fait quelle est une auto-citation de Hugo, emprunte la Lettre-prface aux diteurs des posies de Charles Dovalle, crite en fvrier 1830, quand la prface elle-mme dHernani est de mars 1830. On comprend trs bien que Hugo nait pas voulu laisser perdre une page si intressante, mais il nempche que le recyclage de cette page en tte de la prface dHernani ntait pas dune absolue ncessit. Ctait agiter le chiffon rouge sous le nez des libraux. Mais dun autre ct, lutilisation de cette page pour une uvre avec laquelle elle na, lorigine, rien voir, ou, du moins, laquelle elle ntait pas destine, a pour effet dimposer une lecture politique la pice, tout spcialement en lui donnant une coloration librale, au sens politique du terme en 1830, alors mme que son libralisme est pour le moins problmatique. Dans cette perspective, on notera que le peuple, quasi absent dHernani, est introduit dans la prface, et en trs bonne place, puisque Hugo fait de lui le destinataire mme de la pice:

Que les vieilles rgles de dAubignac meurent avec les vieilles coutumes de Cujas, cela est bien; qu une littrature de cour succde une littrature de peuple, cela est mieux encore; mais surtout quune raison intrieure se rencontre au fond de toutes ces nouveauts. Que le principe de libert fasse son affaire, mais quil la fasse bien. Dans les lettres, comme dans la socit, point dtiquette, point danarchie: des lois. Ni talons rouges, ni bonnets rouges.

Cette dclaration nest pas rvolutionnaire, elle est de nuance gris de souris rassure: le peuple est l, mais en libert surveille. Cela correspond assez bien lattitude politique de Hugo en ce dbut danne 1830, mais son argumentation dans la prface est suffisamment habile pour donner la pice une allure librale. La suite de lhistoire, cest--dire la bataille dHernani, offrira une confirmation de ce libralisme de faade, en faisant passer les adversaires dans le camp des arrirs, au moyen dun subtil glissement du plan politique au plan littraire, les soutiens romantiques de Hugo apparaissant comme des jeunes gens politiquement progressistes ferraillant contre les suppts du pass monarchiste. Cette dformation de la ralit a permis denrler Hernani dans les bataillons de la jeune-France et de faire de lui le reprsentant dun peuple en devenir.

Ces amalgames et ces confusions, auxquels Hugo a plus ou moins prt la main, ont le grand intrt de montrer paradoxalement, et en quelque sorte rebours, que le romantisme, en tout cas celui dHernani, nest pas politiquement de nature librale. Ce nest pas dire, videmment, quil est de nature ultra. Il tmoigne dun constat au seuil de cette anne 1830, que lavenir est bouch et que le pass pse de tout son poids sur le prsent. Le hros romantique, Hernani, fait la triste exprience de cette histoire dsesprante. Faut-il alors penser que la seule ouverture soit celle offerte par Charles-Quint, le fantasme imprial et la rverie europenne? Nous ne nous risquerons pas rpondre, nous nous contenterons de remarquer que le politique dans Hernani se cherche, plus quil ne sexprime ou se formule, dans une tension critique lintrieur de la figure du dtenteur du pouvoir, entre le roi et lempereur. Toute lentreprise ultrieure de Hugo, de Marie Tudor jusqu Ruy Blas, consistera dplacer le lieu de cette tension et de la penser dans la confrontation non plus entre le roi et lempereur, mais entre le roi et le bouffon. Alors, et alors seulement, le hros romantique se verra pourvu dun projet politique. Auparavant, comme en tmoigne Hernani, ce hros est condamn tre une conscience malheureuse.

Pierre Laforgue

Universit de Franche-Comt

Centre Jacques Petit

Hugo, uvres compltes, dition chronologique publie sous la direction de Jean Massin, Club franais du livre, 1967-1971, t. III, p. 924. (Nos rfrences cette dition seront dsormais dsignes par le sigle M, suivi de la tomaison et de la pagination.)

Cette ode sera reprise en 1835 pour constituer le pome liminaire des Chants du Crpuscule, sous le titre de Dict aprs Juillet 1830. En cette occasion Hugo fera disparatre la note qui accompagnait lode en dans la proriginale de1830 (M, III, 391, n. 1). Cette note tait elle-mme prcde dune note dont Sainte-Beuve revendique la paternit (M, IV, 1190-1191). Sans que le texte de lode ait t sensiblement modifi de 1830 1835, sa signification sest cependant inflchie. Le triomphalisme de lode la jeune France est pour le moins estomp dans Les Chants du Crpuscule.

Antoine Vitez, Prface Hernani, Le Livre de Poche, 1987, p. 8.

M, V, 674.

Yves Gohin remarque dans la prface son dition dHernani, Gallimard, Folio, 1995, p. 17, quil est le seul que tous les autres personnages traitent dinsens.

Florence Naugrette dans son ouvrage, Le Thtre romantique, histoire, criture, mise en scne, Paris, Seuil, Points essais, 2001, p. 205-214, emploie pour sa part lexpression de retour offensif du pass.

Pour une lecture de ce genre, dorientation psychanalytique, voir la prface dYves Gohin son dition dHernani, loc. cit., p. 24 sqq.

Voir la prsentation de J. Massin au t. III de ldition chronologique des uvres compltes de Hugo. Sur le motif du commandeur, voir notre tude, Une force qui va. Dynamisme et rsistance dans le thtre de Hugo entre 1829 et 1843 , in Statisme et mouvement au thtre, La Licorne, Poitiers, 1995.

Voir H.-F. Imbert, Les Mtamorphoses de la libert, ou Stendhal devant la restauration et le risorgimento, Jos Corti, 1967, p. 469 sqq.

Voir E. Blewer, La Campagne dHernani. dition du manuscrit du souffleur, Eurdit, Cazaubon, 2002, p. 238.,

Hugo a t inform le 1er aot de la dcision de la commission de censure; ayant demand une audience au roi, il est reu le 7 aot et a confirmation de la bouche du souverain du caractre irrvocable de cette dcision.

Voir Les Rayons et les Ombres, II.

M, III, 857.

Ce nest quen 1831, lorsque la pice sera reprsente, que Hugo modifiera le dnouement, en faisant pardonner Marion Didier. L-dessus voir lclairante communication de B. Degout, Le pardon de Didier, ou laprs-coup de Juillet, in Hugo politique, Presses universitaires de Franche-Comt, 2004.

M, III, 856-857.

Voir notre communication, Le Roi et le Moi. Politique et histoire chez Hugo (1826-1829) , in Hugopolitique, op. cit.

Pour une lecture du monologue de don Carlos, voir Franck Laurent, Victor Hugo: Espace et politique (jusqu lexil: 1823-1852), Presses universitaires de Rennes, Interfrences, 2008, p. 164-175.

Cette rfrence napolonienne est partage entre don Carlos-Charles-Quint et Cromwell. Voir la plaquette de Maurice Descotes, LObsession de Napolon dans le Cromwell de Victor Hugo, Minard, Archives de Lettres modernes , n 78, 1967. Il ne sagit pas dun jeu dinter- ou dintratextualit, mais dune relation qui participe de la mme dynamique sociocritique. En loccurrence, si le don Carlos de Hugo parvient, par le truchement imprial de Charlemagne, se faire lhritier symbolique de Napolon, cest parce quil renonce tre roi; Cromwell, au contraire, navait quun but: tre roi. La question finale que se posait le hros du drame de 1827: Quand donc serai-je roi? trouve son ironique rponse dans Hernani: Quand tu seras empereur.

Limage du peuple-ocan, qui connatra son illustration la plus importante dans les recueils potiques de lexil, commence apparatre en 1829-1830, remarque J. Massin (M, III, 1002, n. 18), qui mentionne notamment le pome des Feuilles dautomne, Rverie dun passant propos dun roi, dat du 18 mai 1830.

Voir larticle dOlivier Decroix, Le lyrisme dans Hernani, lcriture dune qute mlancolique, in Lectures dHernani et de Ruy Blas, Presses universitaires de Rennes, 2008.

Sur la relation entre Ruy Blas et Hernani, voir ma communication au Colloque Hugo (Paris-VII, novembre 2008), Dune prface lautre; sur la relation entre Les Burgraves et Hernani, voir la prface de J. Massin aux Burgraves dans ldition chronologique des uvres compltes de Hugo (M, VI, 543-566).

Voir ma communication, Le Racine et Shakespeare de Stendhal, ou du romanticisme au romantisme, dune rvolution lautre, in Les Rvolutions littraires aux XIXe et XXe sicles, Presses universitaires de Valenciennes, 2006.

Voir larticle de Jean Gaudon, En marge de la bataille dHernani. M. de La Bourdonnaye, BenjaminSacrobille et les trois glorieuses dArmand Carrel, Europe, n 671, mars 1985.

Il serait possible de montrer que politiquement Hugo est ce que lon appelle depuis 1827 un libral de la dfection, cest--dire un de ces ultras, comme Chateaubriand, qui, par opposition Villle, staient allis aux libraux et avaient contribu la chute du ministre. M. de Rnal est lun dentre eux dans LeRouge et le Noir (voir Stendhal, uvres romanesques compltes, Gallimard, Bibliothque de la Pliade, 2005, t. I, p. 601 et p. 776). Par la suite, ces libraux de la dfection se retrouveront parmi les 221 qui voteront ladresse au roi du 16 mars 1830. Pour mener bien une telle tude sur Hugo et le royalisme de la dfection, on peut dores et dj sappuyer sur larticle dYves Reboul, Hugo, Cromwell et la Dfection, in :Voix de l'crivain. Mlanges offerts Guy Sagnes, Presses universitaires du Mirail, Les Cahiers de Littrature, 1996, p. 53-64.

M, III, 923.

M, XI, 492 (lexpression est de Courfeyrac dans Les Misrables, pour qualifier lattitude politique de Marius, qui se prtend dmocrate-bonapartiste).

Pour une apprciation du libralisme de Hugo en 1830, se reporter aux deux articles majeurs de JacquesSeebacher, Juillet du sacre au crpuscule, ou Hugo en 1830 lun dans lautre, Romantisme, n28-29, 1980, p. 119-138 (repris dans Victor Hugo ou le calcul des profondeurs, puf, crivains, 1993, p. 57-81) et de Bernard Degout, propos de lheureuse fraternit du romantisme et du libralisme en 1830, in Choses vues travers Hugo. Hommage Guy Rosa, Presses universitaires de Valenciennes, 2008, p. 49-65.

La vulgate qui tablit une relation entre Hernani et Juillet est en tout cas dfinitivement constitue en 1863 dans le Victor Hugo racont par un tmoin de sa vie (voir M, III, 1341-1342).

Lexpression est de Grard Gengembre. Elle sert de sous-titre son importante tude sur Bonald (LaContre-rvolution, ou lhistoire dsesprante, Imago, 1989). Prcisons que nous navons pas eu lintention de nous livrer une lecture bonaldienne dHernani

Voir Annie Ubersfeld, Le Roi et le bouffon. tude sur le thtre de Hugo de 1830 1839, Jos Corti, 1974. Au passage, on comprend pourquoi A. Ubersfeld a judicieusement cart Hernani de son enqute et quelle se soit situe aprs Juillet.