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LA NOUVELLE

REVUE FRANÇAISE

HOMMAGE A CHRISTIAN BOURGOIS

La disparition de Christian Bourgois, le 20 décembre 2007, a étéressentie avec une très vive émotion en France et à l'étranger il venaitde recevoir le prix Merito Editorial décerné par la Foire internationaledu Livre de Guadaljara non seulement par sesproches et ses auteursmais par sespairs et d'innombrables lecteurs.

C'était un ami de la NRF et de la maison Gallimard. Nous avons

choisi le témoignage de deux écrivains, parmi tous ceux qu'il affection-nait, pour lui rendre cet hommage auquel nous nous associons.

ANTÔNIO LOBO ANTUNES

Mon ami, mon frère

Je connais pas mal d'éditeurs.Christian Bourgois, c'était un Monsieur, et pas seule-

ment un Monsieur, le plus grand éditeur que j'aie jamaisconnu, dans la tradition des grands éditeurs français.

À mon avis, c'était le dernier des grands éditeurs fran-çais, et un des très rares survivants des grands éditeursmondiaux.

(1933-2007)

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La Nouvelle Revue Française

En tant qu'éditeur, c'était un homme unique.

Il avait un flair, une intelligence, une connaissance lit-téraire et un amour du livre comme je n'en ai jamais

connu. J'ai eu plusieurs fois l'occasion de le lui dire.Un jour où je lui disais « Vous êtes le plus grand édi-

teur que je connaisse », il m'a répondu « Il n'y a pas degrands éditeurs sans grands écrivains ».

Ce qui est à la fois vrai et pas vrai, car il avait le don defaire de grands écrivains, et ça, c'est encore plus rare chezun éditeur.

Ainsi, ce n'est pas seulement la France qui a perdu unéditeur unique, c'est le monde entier qui a perdu unhomme de culture, d'une intelligence, d'une sensibilitélittéraire et d'une capacité critique très rares.

C'est nous tous qui sommes appauvris par sa mort.

Je voudrais aussi parler de lui en tant qu'homme.

Dans une lettre qu'il m'a envoyée, il m'appelait « monfrère ». C'est le plus beau titre que j'aie jamais reçu de mavie, dit par lui, écrit par sa main.

C'était un homme d'un courage immense. Il a vécu samaladie avec une élégance sans pareille, une dignité, uneretenue qui grandissaient encore sa personnalité d'homme.

J'ai eu le privilège de son amitié, et si je suis tellementému en disant cela, c'est que je parle de quelqu'un quej'aimais comme un frère. Un ami, c'est un frère qu'onchoisit.

Lui et moi, on s'est choisis dès le premier jour. Pour-quoi ? Selon la formule célèbre de Montaigne évoquantLa Boétie « Parce que c'était lui, parce que c'était moi. »

Pendant toutes ces années, on a eu non seulement une

collaboration, mais une amitié très profonde. Quand il a

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Antonio Lobo Antunes

été malade, je suis allé plusieurs fois à Paris pour être aveclui. Même là, il continuait à être un éditeur.

Christian, au fond, plus qu'un éditeur et qu'un ami,c'était un homme. Il est de plus en plus rare de trouverdes hommes, il y en a très peu, et il a été l'un des très rareshommes que j'aie connus dans ma vie.

C'est étrange de parler de lui au passé, car pour moi ilest vivant, il le sera toujours, et je resterai aux ÉditionsChristian Bourgois ainsi je serai près de lui.

Il m'a beaucoup appris sur la littérature, lui qui n'avaitpas de prétention à être un maître.

On a beaucoup partagé. On a tant vécu de choses, desbonnes, des moins bonnes, parfois des très mauvaises etson amitié était toujours la même la même élégance, lamême dignité, la même pudeur qui cachait une sensibi-lité, une tendresse, toujours là.

Nous tous avons perdu un homme, un très grandhomme.

ANT6NIO LOBO ANTUNES

Propos recueillispar téléphone le 15 janvier 2008.

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LINDA LE

De vie à vie

Il y a quelques années, lors d'un voyage à Strasbourg,Dominique Bourgois me dénicha un bréviaire, Les Gar-diens des livres, renfermant six poèmes de Marina Tsvétaïevaet les confidences de Mikhaïl Ossorguine sur sa Librairiedes Écrivains, îlot de résistance défendu par d'irréduc-tibles sentinelles qui, au nez et à la barbe des tchékistes,diffusaient les éditions autographes d'Andrei Biély etd'Ilya Ehrenbourg.

Dans le silence de son appartement, où il se retirait cesderniers mois, en compagnie de Schubert, guide souventconvié quand il explorait le continent peuplé de trans-cripteurs de l'invisible, nyctalopes dont il était l'interlo-cuteur, l'ami secret, Christian Bourgois m'apparaissait telun gardien des livres. Il répétait, sur un ton pince-sans-rire, caractéristique de sa conversation, qu'au risque desurprendre, il se comparerait volontiers à une fouine unfureteur à l'affût de l'Inouï, un guetteur de fulgurances.Se définissant comme un mondain, au sens ancien, c'est-

à-dire un inquiet à l'écoute des convulsions de son siècle,un analyste clairvoyant des palinodies de ses contempo-rains, il possédait ce qui, selon Pessoa, est bien plus pré-

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Linda Le

cieux que l'érudition de la connaissance ou la culture,cette érudition de l'entendement une « érudition de la

sensibilité », née d'une capacité à plonger au cœur duréel, puis à s'en éloigner pour prendre le large et s'inter-roger sur ce coudoiement.

Au lieu de devenir un grand commis de l'État, l'admi-rateur de Rimbaud choisit de se faire le féal de la littéra-ture, donna à lire les œuvres d'insurgés de tous les pays,afin d'enrayer la sclérose des temps endormis en étant unexcitateur d'idées. Ossip Mandelstam, dont il prisait par-ticulièrement les pages consacrées à la bibliothèque deson enfance, ce « chaos judaïque » où les in-folio étaient« couchés comme des ruines », notait que la foi ne suffitpas à déplacer les montagnes, c'est le goût qui déplace lesmontagnes par l'entremise d'éveilleurs passionnés, desgéants « sont descendus de leur piédestal et se sont mis enroute pour nous rendre visite ». Car traduire, faire tra-duire, « translater », rappelle Susan Sontag dans Temps forts,l'un des essais les plus stimulants que Christian Bourgoisait publiés, signifiait jadis déplacer, sauver un legs del'extinction en le transférant d'un état à un autre, d'une

contrée à une autre, et dès lors, transmettre le flambeau,

être le messager qui permet une traversée des apparences.

Lorsqu'il évoquait les météorites de Roberto Bolanoavec cette découvreuse qu'est aussi Dominique, son alliéede toujours, les orages de Georg Büchner avec son compliceJean-Christophe Bailly, ou les flammeroles de RobertWalser, en m'offrant les Petits textes poétiques de l'insaisis-sable flâneur, Christian Bourgois ne semblait jamais fairesa pâture des mots avec la froideur d'un savant disséquantson gibier. On eût dit que, à l'image de l'intranquille Ber-nardo Soares, il les percevait comme « des corps palpables,

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La Nouvelle Revue Française

des sirènes visibles, des sensualités incarnées ». Il ne par-

lait pas des transgresseurs qu'il hantait en affectant ledétachement d'un mandarin, mais mettait dans ses pro-

pos un accent intime, à la manière d'un destinataire quis'est imprégné de la lettre envoyée de vie à vie.

C'est fort de cette familiarité avec les confessions mas-

quées de farouches égarés que, aidé par Hubert Juin, ilavait naguère entrepris de ressusciter des merveilles jetéesaux oubliettes, tel un déterreur de reliques à translater au

présent. Et s'il laissa parfois percer un certain décourage-ment face au sort réservé à des chefs-d'œuvre, mégalithes

qui lui paraissaient des piliers de la civilisation, sonardeur à soulever l'enthousiasme était trop vivace pour

qu'il baissât pavillon devant les blasés.

Tout sustentait et aiguisait son esprit scrutateur lespetites ironies du quotidien, le spectacle des manœuvresdéployées par des Machiavels sans envergure, le théâtre dela cruauté dont la planète continue d'être la scène, laquête solitaire des chercheurs de vérité, quel que soitl'instrument forgé pour ériger leur contre-monde. Il-m'avait fait aimer les premiers films de Sharunas Bartasau printemps dernier, j'avais pu, grâce à lui, voir l'adapta-tion de Vie et destin par Dodine il y a quelques mois, ilm'avait, tout en me tendant le catalogue de l'expositionAllemagne, les années noires, incitée à aller me fondre aussidans les immensités de Ferdinand Hodler. Il suscitait

ainsi un désir de mue perpétuelle, l'envie de se dépouillerde cette guenille, le moi étriqué.

Son rôle, disait-il, n'est pas de diriger vers telle ou tellevoie l'indécis qui s'avance à tâtons le long de son cheminpérilleux jonché de lambeaux de phrases il ne tentera pas

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Linda Le

de le faire dévier de son projet en lui soufflant un sujet ouen lui édictant des commandements, mais il l'accompa-gnera toujours, s'il refuse de traîner sa pensée dansl'ornière toute tracée.

Par sa façon de mener un entretien infini avec les êtreserratiques adonnés au jeu insensé d'écrire, Christian Bour-gois incarne à mes yeux le rêve de son cher Borges qui, enguise de prélude à Histoire universelle de l'infamie, magni-fiait la lecture, cet acte « plus courtois, plus intellectuel »que celui d'écrire « Les bons lecteurs sont des oiseauxrares, encore plus ténébreux et singuliers que lesauteurs. »

LINDA LE

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Roman d'aventure et aventures du roman

Il y a toutes sortes de romans historiques, psychologiques,sentimentaux et mêmenouveaux ». Néanmoins il n'est pasexagéré de dire qu'à l'origine le roman part d'un désir deraconter des événements, une histoire.

En cela le récit d'aventure, réelle ou fictive, a souvent prisnaturellement les aspects et les instruments du roman. La voguedes « romanciers voyageurs » qui rencontre tant de succès aujour-d'hui ne date pourtantpas d'hier.

Pour en témoigner, nous avons choisi, en guise d'introduction,de longs passages de l'étude de Jacques Rivière consacrée auroman d'aventure, parue ici même dans les numéros de la NRFde mai, juin et juillet 1913.

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JACQUES RIVIÈRE

Le Roman d'aventure

Nous sommes à un de ces moments où l'on s'aperçoit tout àcoup que quelque chose a bougé. Comme un bateau qui, pen-dant la nuit, tourne sur son ancre et au matin la proue quiregardait le port est pointée vers le large la littérature a prisune orientation nouvelle. Le mouvement est commencé depuisquelques années déjà mais nous ne pouvions guère le remar-quer avant aujourd'hui. En tout cas, le moment est venu de

nous recueillir, d'écouter et de comprendre ce qui se passe.Il y a quelque chose qui n'est plus, qui s'est éteint douce-

ment et dont tout écrivain qui veut vivre doit maintenant sedégager c'est le symbolisme. Comme l'impressionnisme, il aeu une vieillesse assez longue il a résisté longtemps aprèsavoir dépassé sa perfection. Pourtant il est mort et il n'y a plusrien à faire dans la voie qu'il avait ouverte. Rien ne sert des'obstiner il y a un mur de ce côté-là on ne passe plus mêmesi l'on croit avancer, on est toujours en dedans.

Mais ailleurs il y a quelque chose qui s'est ouvert il y a unmystérieux chemin, quelque part, entre les ronces, et, les pre-miers pas qu'on y fait mènent tout de suite à l'avenir. Déjàquelques écrivains s'y hasardent. Où est-il ?

[.]

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La Nouvelle Revue Française

L'admiration a deux espèces il y a une admiration créatriceet une admiration spectatrice et le temps nous force à passerde l'une à l'autre. D'abord nous admirons avec activité, avec

impatience, avec enthousiasme nous sommes tout mélangésà l'oeuvre à chaque fois que nous en parlons, c'est comme sinous avions mis les mains à la pâte nous respirons avec la

même inquiétude que l'auteur nous épions les moindres cri-tiques, nous avons peur de les entendre, elles nous atteignentnon pas seulement dans notre cœur, mais dans notre volonté etdans notre mouvement elles viennent gêner l'exercice de nosfacultés car les sentiments avec lesquels nous admironsl'œuvre, ce sont ceux avec quoi nous l'aurions créée, si nous enavions été capables. Mais le temps s'écoule et vient unmoment où ceux qui se trouvent en face d'elle, s'ils continuentà l'aimer, c'est d'un amour tout fait de remarque et d'éton-nement. Ils s'aperçoivent qu'elle est belle, ils sont ravis d'ydécouvrir des correspondances avec leur âme. Parbleu on voitbien qu'ils n'y étaient pas. Pour leurs aînés, il n'y avait pasdans ces rencontres si grande malice, puisque après tout,cette œuvre, c'est comme s'ils y avaient travaillé eux-mêmes.

Nous sommes à l'égard du symbolisme cette générationseconde pour qui les œuvres sont déjà des étrangères, et qui nesent à aucun moment, en les lisant, ni l'envie, ni le pouvoir deles avoir faites.

Mais enfin pourquoi avons-nous passé de l'une à l'autreadmiration ? En quoi avons-nous changé d'âme ? Changerd'âme, c'est ne plus prendre plaisir aux mêmes chosesqu'avant quel changement y a-t-il donc eu dans nos plaisirs ?

Les symbolistes ne connaissaient que des plaisirs de gensfatigués. Ils venaient au bout d'un siècle où l'on avait beau-coup travaillé ils vivaient dans une atmosphère de fin dejournée. Le monde s'était embué autour d'eux, comme au-dessus d'une usine le ciel du soir est terni de fumée il s'était

usé il avait pris peu à peu une sorte de faiblesse et d'idéalitéil avait fini par être si mince et si précaire qu'il était rentré dansl'esprit des hommes et qu'il ne vivait plus que là, à la façon dessonges. Ce n'est pas sans raison que le symbolisme a été rat-

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Jacques Rivière

taché à la philosophie idéaliste. Vraiment, pour cette généra-tion, les choses avaient perdu leur réalité. Tout était devenumental.

[.]

Nous connaissons aujourd'hui des plaisirs plus violents etplus allègres. Tous, ils sont contenus dans le plaisir de vivre.Nous sommes des gens pour qui s'est réveillée la nouveauté devivre. Sur l'obscurité et l'ennui où le xixe siècle s'est achevé, un

petit vent aigre a soufflé tout à coup, dispersant les rêves quinous entêtaient. Nous nous sommes retrouvés dehors et

debout, bien d'aplomb, bien clairs, bien contents d'y êtreencore. Nous vivons maintenant dans un présent tout débar-bouillé de son passé, tout gagné par l'avenir. C'est le matin,encore une fois. Tout recommence nous avons été mystérieu-sement rajeunis ce n'est plus avec nos habitudes que noustouchons le monde les choses autour de nous n'offrent plus ànos mains cette surface lisse et usée, qui faisait que nous glis-sions le long d'elles sans même les remarquer. Au centre denous-mêmes, une âme vive, aiguë et susceptible s'est remise àbrûler et c'est avec elle que nous nous approchons des objets,c'est elle qui les rencontre, qui les reçoit, qui les éprouve.

Cette soudaine jeunesse nous rend délicieux tous noscontacts avec le monde il nous suffit d'aller devant nous pourgoûter des plaisirs plaisir d'être au milieu des événements,plaisir d'être au milieu des hommes.

Plaisir d'abord d'être quelqu'un à qui quelque chose arrive.Les symbolistes ne le connaissaient pas la moindre aventureleur paraissait un déshonneur ils se croyaient compromis s'ilsse trouvaient pris dans quelque incident de la rue. Tout ce quela vie entreprenait sur eux, ils le supportaient avec grimacecomme une familiarité gênante et déplacée. Partout où ilsallaient, il fallait qu'ils songeassent à préserver leur dignitéd'artistes. Nous sommes plus légers, Dieu merci Nous necraignons rien de la minute qui va venir au contraire nousl'accueillons d'avance, sans la connaître, de tout notre cœur

c'est avec l'entrain de la joie que nous la sentons s'ajouter ànotre vie. Le bonheur a pris parti pour nous il nous devance

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et nous attend dans les plus menus hasards, et non pas avec cevisage grave et résigné que lui avaient supposé les symbolistes,mais avec l'éclat de la plus dure gaieté. Nous avons fini d'êtrefatigués Nous avons fini d'être empêtrés Nous ne sommesplus obligés envers notre personne morale. Nous n'avons plusbesoin de regarder sans cesse du coin de l'œil si nous l'avonsaffligée. Il faut qu'elle passe partout avec nous et nous lui fai-sons perdre l'habitude de faire des manières. Plaisir d'être aumilieu de l'univers À droite ou bien est-ce à gauche ? unévénement nous épie, prêt à sauter sur nous. Tant pis Tantmieux L'espace est libre de tous côtés Ah je ne vois rienPourtant il est peuplé de toutes mes aventures prochaineselles sont là à deux pas de moi elles me menacent de leur sou-rire invisible je ne sais pas encore. Tout un avenir où j'entrepeu à peu. Non, il n'est pas vrai qu'il soit fait d'avance etcomme déjà parcouru par un autre il se forme à monapproche il s'invente c'est tout près de moi qu'il se déter-mine, comme les débris épars de limaille ne s'agrippent

ensemble qu'au moment où l'aimant va les toucher. Plaisird'être au milieu de tous les événements du monde et de n'en

être pas le maître et pourtant de les voir se créer à ma ressem-blance, à mesure que j'avance parmi eux.

Plaisir d'être au milieu des hommes Les symbolistes

avaient perdu le goût de l'homme ils n'avaient plus aucunplaisir à le voir. Les peintures qu'on en faisait à leur époque,comme elles sont lourdes, mornes, ennuyées On sent que leurauteur était quelqu'un d'assourdi, d'émoussé, d'assommé,quelqu'un qui manquait d'appétit Aucune allégresse dans larencontre avec autrui On ne pensait aux autres que pour

revendiquer en leur faveur ce qui était un excellent moyen dene pas les aimer pour eux-mêmes. On réclamait pour eux lajustice, la liberté, un tas d'autres choses ainsi se trouvait-ondispensé de s'attacher à chacun selon lui-même et de leprendre tout entier avec ses vertus et ses vices et de charger samémoire de cet être à jamais différent de tous les autres. Cette

paresse d'ailleurs avait une excuse il y avait trop longtempsque les hommes étaient ensemble, il y avait trop de siècles que

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Jacques Rivière

ça durait on s'était un peu trop vu. Mais nous, nous avonsretrouvé la nouveauté du visage humain de nouveau noussommes ignorants de nos semblables, nous sommes jetés toutneufs au milieu des créatures. Ah qu'elles sont étonnantes etdélicieuses Le regard que nous jetons sur elles, il est bienautre chose qu'apitoyé il demande, il interroge avidement ilest dépouillé de toute autre préoccupation que de savoir il nerespire que l'ardeur et la joie puisque enfin la joie est par-tout de la curiosité. Si cet homme est victime de l'iniquitésociale, tant pis Sans doute n'était-il pas né pour être heu-reux. Mais sachons seulement un peu qui il est, comment ilsent, comment il souffre. C'est cela qui est l'amour deshommes et la plus profonde charité Être pour chacun d'euxquelqu'un qui l'écoute sans penser à autre chose et qui a duplaisir à le voir et du plaisir à entendre son histoire et quidemeure à côté de lui tout tremblant, tout ouvert, tout absentde lui-même jusqu'à ce qu'elle soit finie Est-ce que l'amourdésire que les choses soient différentes ? Non, mais il n'a

d'autre désir que le désir, d'autre plaisir que le plaisir. Cen'est pas seulement des inconnus que nous nous approchonsavec cette simplicité d'âme et cette dévotion singulière. L'amisait rencontrer son ami à chaque fois comme si c'était lapremière il ne l'a pas encore vu il est prêt à le recevoir en luià nouveau « Aujourd'hui j'en ai appris un peu plus long survotre compte je ne me doutais pas de toutes ces choses envous je vous en aime mieux, car j'ai perdu là encore quelquesraisons de vous juger. »

Nous savons maintenant être heureux pour simplementceci dans une foule avoir contemplé un visage qui peut-êtren'était pas beau.

À des goûts si changés une littérature nouvelle doit corres-pondre. Pour la définir, inspirons-nous des tendances qui l'ontappelée et qu'elle va venir satisfaire. Voici déjà qu'elle paraît.Il est juste temps d'en esquisser l'image, si nous voulonsmériter encore l'honneur de l'avoir prévue.

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La Nouvelle Revue Française

Plongés, perdus au milieu des choses de la vie, quand nousprendrons un livre, ce sont des peintures de la vie que nousaimerons à y rencontrer. L'époque symboliste a été le règne dela poésie il semble bien que nous entrions aujourd'hui dansl'âge du drame et du roman. Laissant de côté le drame, je vou-drais imaginer ici, tant bien que mal, le roman nouveau quenous attendons et qui ne ressemblera, je crois, à aucun de ceuxque nous connaissons dans la littérature française.

Pour découvrir ses traits essentiels, le meilleur est de partir,cette fois encore, des habitudes, des goûts, des manies de sonauteur. Mais cet auteur où est-il ? Nous ne savons même pas

s'il existe. Il nous faut le construire à son tour de toutes pièces,

en nous inspirant de nous-mêmes pour le façonner, transfor-mons tous nos sentiments en principes créateurs, faisons denos préférences des tendances et de nos plaisirs des volontés.Supposons qu'il aimera à faire tout ce que nous aimons à voir.Je m'inquiète peu que ce procédé soit artificiel il sera justifiési l'avenir confirme les prévisions qu'il m'aura permises.

D'abord, puisque avec nous le romancier s'est échappé desrêves, puisque les choses n'ont plus pour lui cet aspect mentalqui ravissait les symbolistes, puisqu'il les voit nettes, intacteset réelles, bien séparées de son esprit, bien chassées hors de lui,bien extérieures et solides, dans son œuvre il ne voudra rien

laisser qui ne soit complètement abouti, parfaitement arrachéaux limbes de la pensée le roman qu'il écrira sera tout entieren acte.

Toute pensée que ce soit idée ou imagination va de lapuissance à l'acte. Elle se présente d'abord sous une formerudimentaire et comme infirme ses éléments sont les uns

dans les autres il n'y en a qu'un là où il y en aura plusieurstout y est trop simple, comme chez ces animaux imparfaits,

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part dans une recherche radicale du centre politique. Il y aaussi Viviane de Tapia, Thierry Guichard, d'autres encore. Sibien que le livre/revue est gros cette fois de trois cent qua-rante-quatre pages très denses, mises en forme par MarcTouitou.

Moulène inspire et provoque l'écrit. Sans doute parce que laquestion du langage traverse toute son œuvre. Cela est plus netencore dans les séries, qu'elles soient de natures mortes ouvivantes. Elles partagent un même traitement neutre quiaccentue à dessein la platitude du support. La troisièmedimension n'est pas à trouver dans l'image pas de perspec-tives ou de lignes de fuite. Il n'y a aucune évasion possible versun quelconque ailleurs. Au contraire, la stricte frontalité (celledes Filles d'Amsterdam par exemple ou celle des Objets de grève)oblige le spectateur à la confrontation. Ces photographies-làvous font face, elles engagent le corps du spectateur. C'est sansdoute là qu'il faut chercher la perspective dans le travail deMoulène ni intimité ni déclamation, il se tient à une distance

constante qui est une éthique du rapport à l'autre, la juste dis-tance du dialogue.

Côté théorie, c'est au tour d'Alexandre et Daniel Costanzo

de tenter un nouveau Moulène, mode d'emploi. Dans La puissancede l'ouvert, ils en viennent à un dérèglement de tous les sensassez cohérent avec l'idée souvent développée par l'artiste lui-même d'une poésie à l'oeuvre. Œuvre ouverte bien sûr, atten-tive au travail du hasard tant au moment de sa création qu'àcelui de sa réception elle s'offre aux interprétations les plusinattendues. Que dire par exemple de Chef, photographie oùl'on voit un homme en cravate penché sur un étalage vide desupermarché, ajustant une équerre qui supporte un rayonnage.« Instant d'une double entorse dont le corps du chef assume lafracture » d'après l'analyse très juste des frères Costanzo. Onpeut voir aussi que l'homme dans sa position dessine uneéquerre semblable formellement à celle qu'il glisse dans unefissure du plan de la représentation (commerciale). Fissures,

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Notes

brèches, la série des Disjonctions ouvre ainsi des failles entre lesimages et les « généralités linguistiques » qu'elles supportent.Comme deux planches disjointes, ou deux couches géolo-giques qui auraient glissé l'une sur l'autre pour produire unebéance, un vide encore non indexé.

Autre fissure dans le moderne, celle par laquelle se glisseune « mauvaise plante » dans le bitume d'une entrée de par-king, boulevard de Bercy à Paris. Une plante sauvage, qui atrouvé là assez de lumière pour se développer. Moulène la pho-tographie une première fois en 1997. Elle est alors en pleineexpansion, ses grandes feuilles s'offrent largement pour capterle moindre photon qui parvient jusqu'à ce recoin sombre. Onpense à la photographie, qui partage ce besoin de lumière lafeuille verte devenant alors pellicule photosensible. Aussi àune sorte de persistance du vivant (sous le béton la forêt), quiprofite de chaque interstice pour resurgir. Le photographe lasuit durant plusieurs années, dans son histoire chaotique, arra-chée plusieurs fois, repoussant sans cesse, se faisant rampante,mineure, puis disparaissant définitivement. Moulène rajoutealors encore un plan perpendiculaire, une dimension, endemandant à Audrey Muratet, spécialiste des écosystèmesurbains, une description de cette plante et de son histoire. Onapprend alors qu'il s'agit d'un Paulownia Tomentosa, venu dunord de la Chine via les États-Unis « Les graines de Pau-lownia ont été utilisées par les Chinois depuis le milieu duxixe siècle pour empaqueter des objets délicats en porcelainedestinés à voyager au-delà de l'océan Pacifique. » On apprendensuite que quarante-deux pour cent des plantes présentes surle territoire partagent ce mode d'introduction non contrôlé, etl'on ne peut s'empêcher de faire quelques rapprochements avecl'histoire d'autres migrations.

Il faut un certain temps pour entrer dans le Monde Mou-lène. Un espace foliacé de plusieurs niveaux de compréhensionqui ne sont jamais redondants, toujours en torsion. Il fautcomme Paulownia trouver la faille, la fissure entre deux strates

géologiques, entre deux plans de la représentation. Ainsi cette

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La Nouvelle Revue Française

photographie prise sous un immeuble de Sâo Paulo, Les palmesdu moderne, ou l'on voit deux ouvriers balayer avec de grandespalmes l'espace entre le sol et un immeuble soutenu par descolonnes. Image qui répond à celle du Paulownia puisqu'il estquestion du plan horizontal agricole (les ouvriers de Sâo Pauloviennent le plus souvent de la campagne, où l'on utilise cespalmes comme balais) et la verticalité du plan de représenta-tion symbolique, la ville, et ici les colonnes et l'immeuble des-sinés par Oscar Niemeyer. L'espace réservé aux ouvriers estcelui du vide transitionnel, fissure dans la frontière, la faille

par où pénètrent toutes les migrations.

Vincent Labaume revient sur Les filles d'Amsterdam, série detreize photographies de prostituées photographiées à lamanière systématique et frontale des typologies de Bertillonjambes écartées, visage et sexe pareillement offerts dans unstrict face-à-face avec l'objectif. Il note chez chacune le passagede la chirurgie plastique ces corps cosmétisés sont déjà desimages. C'est-à-dire qu'ils doivent répondre à une sorte deplus petit dénominateur commun du désir masculin. Des« objets de rêveavance Labaume, faisant ainsi écho aux Objetsde Grève, série d'objets fabriqués dans les usines occupées pardes ouvriers grévistes et que Moulène a photographiés d'unemanière là encore assez systématique. Corps outils de travail maispas seulement. Dans chacun de ces portraits de femmes se joue,comme deux aimants qui se repoussent, la convergence du désircommun et la divergence de l'altérité les photographies sontassez détaillées pour que chaque femme apparaisse dans son irré-ductible présence au monde. Présence qui place le spectateurdans une position très inconfortable, presque intenable.

Le poète Manuel Joseph est un des fidèles de Jean-Luc Mou-lène. Il partage avec lui le goût des disjonctions et foliationsinvasives. Ici, dans Suite A, plusieurs régimes de discoursviennent se heurter dans un texte à haute pression (officiel,médical, poétique, paranoïa critique). Manuel Joseph semblejouer avec toujours un coup d'avance sur ses propres écueils. Il