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La chasse aux gènes indigènes : nouvel enjeu des relations Nord – Sud. La Convention sur la Diversité Biologique : garde-fou contre la biopiraterie du Nord et arme pour le Sud ? Anne-Claire BLET [email protected] Directeur de Recherches : Mr Philippe MARCHESIN Master 2 Coopération Internationale, Action Humanitaire et Politiques de Développement Université Paris 1 – La Sorbonne Octobre 2007 1

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La chasse aux gènes indigènes :

nouvel enjeu des relations Nord – Sud.

La Convention sur la Diversité Biologique : garde-fou contre

la biopiraterie du Nord et arme pour le Sud ?

Anne-Claire BLET

[email protected]

Directeur de Recherches : Mr Philippe MARCHESIN

Master 2 Coopération Internationale, Action Humanitaire et Politiques de Développement

Université Paris 1 – La Sorbonne

Octobre 2007

1

AVERTISSEMENT : L'Université Paris I n'entend donner aucune approbation aux opinions émises dans ce mémoire.

Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur.

2

RÉSUMÉ :

S'approprier les ressources biologiques et génétiques d'un pays ou d'une population à des fins

commerciales est une activité très critiquée mais surtout très lucrative. C'est de la biopiraterie ; une

pratique essentiellement due aux Etats et aux firmes du Nord, riches en technologies de pointe, au

détriment des Etats et communautés du Sud, riches en biodiversité. Cette « piraterie des temps

modernes » se fait par le dépôt de brevets sur des gènes ou des espèces animales et végétales,

brevets garantissant à leurs détenteurs l'exclusivité des bénéfices liés à la commercialisation des

produits qui en sont issus.

Ce « pillage » des ressources naturelles du Sud par le Nord a largement été dénoncé. Pour y

remédier, plus de 110 chefs d'État et de gouvernement se sont réunis pour élaborer une convention

cadre définissant des principes en matière de ressources génétiques et biologiques : la Convention

sur la Diversité Biologique de 1992 . Son objectif : assurer la conservation de la biodiversité

mondiale, présente à 80 % dans les pays du Sud, tout en autorisant la bioprospection légale.

Si la Convention sur la Diversité Biologique a semblé faire l'unanimité dès son entrée en vigueur,

de nombreuses incertitudes liées à l'imprécision de son texte sont apparues. Chaque État, Nord

contre Sud, a alors tenté de tirer avantage de ces zones grises : le Sud pour s'assurer un partage des

bénéfices plus favorable et le Nord pour faire respecter les droits de propriété intellectuelle de ses

firmes. S'inspirant de la lettre de la Convention de Rio ou, au contraire, s'en détachant, ils l'ont

toujours prise en référence. Reste à savoir si, quinze ans plus tard, la plus importante réunion

mondiale sur le thème de la protection de la biodiversité a ou non tenu ses promesses.

MOTS – CLÉS :

Convention sur la Diversité Biologique

Biopiraterie – Biopiratage

Ressources génétiques et biologiques (biodiversité)

Droits de propriété intellectuelle – Brevets

Accès et partage des avantages

Biotechnologies

Savoirs traditionnels

Relations Nord – Sud

3

ABSTRACT :

The take over of the biological and genetic resources of a country or a population to commercial

aims is a very much criticised activity but highly profitable. This is biopiracy, it essentially comes

from the developed countries as well as the firms of the North, possessors of high-tech, to the

detriment of the States and communities of the South, rich in biodiversity. This modern time

plunder is the consequence of patent registrations concerning genes or animals and plant species.

The former patents guarantee to their possessors the exclusivity of the profits due to the

commercialisation of the products they generate.

This natural resources “plunder” perpetrated by the North on the South has largely been

denounced. To remedy it, more than 110 Heads of State and government have met in order to

create a framework wich established principles concerning genetic and biological resources : the

Convention on Biological Diversity of 1992. Its goal : to ensure the world biodiversity

preservation, 80% present in the States of the South, and at the same time allowing the legal

bioprospecting.

Even if the Convention on Biological Diversity seemed to be accepted by all since its coming into

force, lots of uncertainties appeared because of the vagueness of the text. Then each state, the

North against the South, tried to take advantage of the zones of crisis : the South to ensure the most

profitable sharing of the profits and the North to ensure the respect of the intellectual property of

their firms. The Rio convention has always been taken into account : some countries chose to take

it as a reference whereas others preferred not to keep it as a leading idea. What remains is to know

if the world most important meeting about the biodiversity protection has succeeded, fifteen years

later.

KEYWORDS :

Convention on Biological Diversity

Biopiracy

Biological and genetic resources (biodiversity)

Intellectual property rights – Patents

Access and benefit sharing

Biotechnologies

Indigenous knowledges

North – South’ relations

4

La chasse aux gènes indigènes : nouvel enjeu des relations Nord – Sud.

La Convention sur la Diversité Biologique : garde-fou contre la biopiraterie

du Nord et arme pour le Sud ?

Avertissement 2

Résumé / Abstract 3/4

Avant – Propos 9

La biodiversité est essentielle à l’homme. 9

La protection de la nature : un élément à prendre en compte dans la coopération internationale,

l’action humanitaire et les politiques de développement. 11

intérêt d’un stage dans une agence de protection de la biodiversité au service des entreprises. 13

Difficultés et questionnement. 17

Introduction 21

Première Partie :

La Convention sur la Diversité Biologique : avancée réelle pour le Sud ou rhétorique

symbolique en matière de ressources biologiques et génétiques ? 26

Chapitre Premier : La signature de la Convention de Rio, ou comment des enjeux

diplomatiques et financiers ont supplanté les enjeux environnementaux. Premières divisions

Nord – Sud en matières de ressources naturelles. 27

Des préoccupations environnementales à l’origine de la Convention de Rio. 27

1 – L’abandon de la notion de « patrimoine commun de l’humanité » et la valorisation économique

de la biodiversité : nouveaux garde-fous pour limiter la dégradation de la nature ? 28

2 – La notion de « responsabilités communes mais différenciées », ou comment concilier les

exigences du Nord et du Sud dans un consensus mou. 30

5

Deuxième Chapitre : Avancées théoriques de la Convention sur la Diversité Biologique et

premières limites à sa mise en application pour les pays fournisseurs. 32

1 – L’article 3 de la Convention de Rio et la souveraineté des Etats sur leurs ressources

génétiques : victoire concrète ou pur artefact ? 32

1.1 – L’interdiction d’interdire l’accès des tiers aux ressources. 33

1.2 – La conservation de la biodiversité : obligation faite aux Etats de se conformer à

certaines normes environnementales. 34

2 – L’accès et le partage des avantages issus de l’exploitation des ressources : la question des vrais

bénéficiaires et des moyens mis en place. 37

2.1 – Principes et limites de l’ « access and benefit sharing ». 37

2.2 – La question des bénéficiaires : quelle place pour les populations autochtones ? 41

Troisième Chapitre : Les entraves posées par le Nord pour limiter les bénéfices accordés aux

Etats du Sud. 43

1 – Premières manœuvres du Nord, jusqu’à présent limitées dans leurs conséquences. 44

1.1 – Le scandale de la « Technologie Terminator ». 44

1.2 – La remise en cause du « privilège des agriculteurs ». 45

1.3 – La création de bases de données des ressources et des savoirs traditionnels,

ou comment officieusement faciliter le brevetage. 46

2 – Les freins posés par le Nord aux transferts de technologies. 47

6

Deuxième Partie :

Comment appliquer la Convention sur la Diversité Biologique à son avantage ? Les

démarches du Sud dans la période post-Rio. 49

Chapitre Premier : Les initiatives des pays en voie de développement pour s’imposer dans le

débat sur les ressources génétiques et biologiques : la nouvelle solidarisation du Sud contre

les pratiques biopirates du Nord ? 50

1 – La Loi-Modèle de l’OUA : la réplique de l’Afrique au biopiratage américain et européen. 51

1.1 – Naissance de la Loi-Modèle. 51

1.2 – Les principes défendus par la Loi-Modèle africaine. 52

♦ L’accès aux ressources. 54

♦ Les droits des communautés autochtones. 54

♦ La protection des droits des agriculteurs. 55

1.3 – Les limites de la Loi-Modèle. 55

2 – Comment les pays du Sud « jouent les alliances » pour s’imposer dans le débat sur les

ressources génétiques et biologiques. 58

2.1 – La dénonciation de l’échange inégal par le Sud, éternel fournisseur. 58

2.2 – La « bataille » pour la reconnaissance de la dette écologique. 60

2.3 – Les groupes de réflexion et de pression créés par et pour les pays du Sud. 61

Deuxième Chapitre : Nouvel espoir pour les pays du Sud : la remise en cause de la toute

puissance des brevets des firmes du Nord ? 64

1 – Nouvelle méthode pour limiter la biopiraterie : la « divulgation ». 65

2 – L’impossible brevetage du riz : comment l’une des principales ressources alimentaires du Sud

a échappé à son appropriation par le Nord ? 66

3 – Doha ou la prééminence de la santé sur le profit. 68

Conclusion 71

Annexes 74

7

8

AVANT – PROPOS

« La nature est la plus grande agence de coopération au développement.

Elle nourrit et protège plus de six milliards de personnes chaque jour.

Toute la coopération au développement réunie ne peut en faire autant ».

Tamas MARGHESCU,

Ancien Directeur du Bureau Régional Européen de l’Union Mondiale pour la Conservation de la Nature (UICN)1.

La biodiversité est essentielle à l’homme.

Selon la définition officielle, la biodiversité désigne « la variabilité des organismes vivants de

toute origine y compris, entre autres, les écosystèmes terrestres, marins et autres écosystèmes

aquatiques et les complexes écologiques dont ils font partie : cela comprend la diversité au sein des

espèces et entre espèces ainsi que celle des écosystèmes2 ». Plus simplement, la biodiversité

regroupe l’ensemble des espèces animales et végétales ainsi que les écosystèmes dans lesquelles

elles évoluent3.

Le mot « biodiversité » est un néologisme récent : il est tiré du terme anglais « biological

diversity », inventé par le biologiste américain Thomas Lovejoy et a été popularisé en 1988 par

l’entomologiste Edward O. Wilson dans le premier ouvrage entièrement consacré à la

biodiversité4.

1 L’Union Mondiale pour la Conservation de la Nature est la plus importante organisation de protection de la nature. Elle réunit 83 Etats, 110 agences gouvernementales, plus de 800 ONG et près de 10 000 scientifiques et experts de 181 pays dans un partenariat unique en faveur de l’environnement. Sa mission est d’influencer, encourager et assister les sociétés dans la protection de la nature et garantir que l’utilisation de la nature est équitable et durable écologiquement. 2 Article 2 de la Convention sur la Diversité Biologique, Juin 1992, Rio de Janeiro. 3 Bien que consciente de la subtilité sémantique, nous utiliserons indifféremment, dans le cadre de cette étude et dans un souci de simplification, les termes de « biodiversité », « diversité biologique » et « nature ». 4 Edward O.WILSON, Frances M. PETER, Biodiversity, National Academy Press, 1988.

9

La biodiversité est essentielle à l’homme : elle lui apporte l’ensemble des biens dont il a besoin

pour vivre (aliments, eau, fibres textiles, énergie, médicaments…). Et l’échange de ces biens,

gratuitement fournis par la nature, est à la base du travail de plusieurs millions d’hommes et de

femmes, au Sud comme au Nord. La biodiversité est aussi indispensable à l’économie humaine en

tant que source de régulation écologique : elle assure la pollinisation, la prévention des

inondations, la purification de l’eau et de l’air, la fertilisation des sols, la capture des gaz à effet de

serre…

La société profite aujourd’hui, sans contrepartie, de ces services écologiques fournis par la nature :

selon des chercheurs américains, la valeur des services est estimée à 33 000 milliards $, soit près

de deux fois le PNB mondial5.

Pourtant, il ne pourra pas toujours en être ainsi. En effet, en utilisant ces services avec l’idée qu’ils

étaient infinis, l’homme en a déjà dégradé bon nombre. L’étude du Millenium Ecosystem

Assessment, étude onusienne faisant autorité, révèle ainsi qu’environ 60% des écosystèmes qui

rendent la vie possible sur Terre sont en voie de dégradation ou ne sont pas utilisés de manière

durable6. Et les scientifiques révèlent qu’il s’agit là de la « sixième crise massive d’extinction des

espèces », la plus importante de toute notre histoire : le rythme actuel de disparition est en effet

1000 à 10 000 fois supérieur au taux moyen observé dans l’évolution de la Terre.

La Conférence des Nations Unies pour l’Environnement et le Développement – CNUED – de 1992

a tiré le signal d’alarme sur les conséquences de cette disparation et de ces dégradations : elle a mis

en lumière le lien causal entre protection de la biodiversité et réduction de la pauvreté. Depuis lors,

la protection de l’environnement a trouvé sa place dans le « cahier des charges » des différents

bailleurs de fonds et semble en passe de s’ajouter aux traditionnelles conditionnalités de l’aide

publique7.

5 R. CONSTANZA et alii., « The value of the world’s ecosystem services and natural capital », Nature, n° 387, 15 mai 1997. 6 Parue en 2005, l’étude du Millenium Ecosystem Assessment (ONU), « Ecosystems and human well-being », relative à la dégradation de la biodiversité et des services rendus par la nature, est consultable en ligne sur le site : www.milleniumassessment.org. 7 Nous en voulons pour preuve l’une des dernières conférences des bailleurs de fonds européens, en septembre 2006, sur le thème « Biodiversité et Coopération Européenne au Développement » (Paris).

10

La protection de la nature : un élément à prendre en compte dans la coopération internationale, l’action humanitaire et les politiques de développement. Les indicateurs d’alerte sur la dégradation de la biodiversité se multiplient, et les organisations

internationales et gouvernementales sont de plus en plus en nombreuses à prendre la biodiversité

en compte8.

L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) en premier lieu. En juin 2007, l’Organisation révélait,

pour la première fois, les effets des impacts environnementaux sur la santé des populations, pays

par pays. Et les chiffres parlent d’eux-mêmes : selon l’OMS, la réduction des risques liés à

l’environnement – pollutions, rayonnement ultraviolet, bruit, risques agricoles, changement

climatique et modifications des écosystèmes – permettrait d’éviter treize millions de décès chaque

année. Dans certains pays, une amélioration des conditions environnementales pourrait même

réduire de plus d’un tiers la charge de morbidité (Angola, Burkina Faso, Mali et Afghanistan) 9.

De son côté, l’UICN a calculé qu’environ 25% du total des richesses des pays à bas revenus

proviennent de la nature, ce qui explique que la conservation de la diversité des espèces et des

écosystèmes est cruciale pour leur développement. En comparaison, 4% des richesses des pays de

l’OCDE sont issus de l’environnement10. Or, parce qu’ils vivent en milieu rural, les trois-quarts du

milliard de personnes qui subsistent avec moins de 1 dollar par jour dépendent directement, et plus

que quiconque, des ressources naturelles et des services écosystémiques. Ils sont donc d’autant

plus affectés par leur dégradation.

Ainsi, l’homme, en particulier dans les pays en voie de développement (PVD), est dépendant de

son environnement naturel, des écosystèmes qui l’entourent et dont il fait partie.

Protéger la nature, c’est donc protéger l’homme. C’est parfois assurer sa survie, à tout le moins lui

garantir de meilleures conditions de vie. Et n’est-ce pas là, finalement, la raison d’être de la

coopération internationale, de l’action humanitaire et des politiques de développement ?

C’est en ce sens que la biodiversité et le développement entretiennent des relations tellement

étroites que prétendre faire progresser l’un sans l’autre n’a, selon nous, aucun sens. 8 Notre ministre de l’Ecologie, Jean-louis Borloo, a tout de même souhaité, à l’issue du Grenelle de l’Environnement (26 octobre 2007), que la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International tiennent davantage compte des impacts de leurs décisions sur l’environnement. 9 Organisation Mondiale de la Santé, « De nouvelles données révèlent, pays par pays, les effets des facteurs environnementaux sur la santé », Communiqué de presse du 13 juin 2007, Genève. 10 UICN, « La maîtrise de la nature aide à lutter contre la pauvreté », Conférence de presse du 21 septembre 2006, Paris. Ainsi, selon l’UICN, dans le monde, le tourisme vert rapporte chaque année 12 milliards de dollars et on peut estimer qu’à travers les safaris-photos, chaque lion rapporte 27 000 dollars à l’économie du Kenya et de la Tanzanie. Dans une autre mesure, au Ghana, les ¾ de la population tirent l’essentiel de leur ration protéique des espèces sauvages, et les communautés agricoles des Andes, quant à elles, utilisent quelques 3 000 variétés de pommes de terre…Les exemples sont infinis.

11

Le lien de causalité entre biodiversité et pauvreté a été réitéré en septembre 2006, lors de la

Conférence « Biodiversité et Coopération Européenne au Développement », tenue à Paris. À cette

occasion, scientifiques et politiques ont rappelé que la biodiversité et la pauvreté coïncident sur le

plan géographique. Ils ont aussi affirmé que les plus pauvres dépendent de la biodiversité,

notamment en raison du rôle qu’elle joue dans leur système d'exportations agricoles, et en raison

du degré d’adaptabilité de ces populations aux changements environnementaux.

Si certains ont remis en cause la relation causale de ce couple, les pays européens ont affirmé la

nécessité de protéger la biodiversité en raison du principe de précaution : il s’agit de ne pas

détruire les ressources qui peuvent aider certaines populations à se sortir de la misère.

Ils ont enfin réitéré leur engagement du Sommet Mondial sur le Développement Durable

(Johannesburg, 2002) de réduire la perte de biodiversité d’ici 2010 11, notamment parce que

comme le rappelle Valli Moosa, l’actuel Président de l’UICN, « on peut affirmer que si l’on ne

réussit pas à protéger la biodiversité des écosystèmes, on ne réussira pas non plus à atteindre le

septième objectif du millénaire pour le développement (OMD 7), à savoir "assurer un

environnement durable". Et si l'on ne parvient pas à atteindre l'OMD 7, les efforts déployés pour

remplir tous les autres OMD avant 2015 seront sérieusement compromis12 ».

Si la prise de conscience de l’importance de la biodiversité est inévitable, la contribution de la

conservation de la biodiversité à la réduction de la pauvreté est encore, selon nous, largement

ignorée par l’ensemble des gouvernements et des organismes internationaux de développement.

Elle est aussi largement ignorée par un acteur émergent mais non moins important en matière de

développement : le secteur privé. En effet, les entreprises « sont au cœur des stratégies de

développement13 », et leurs investissements, tant en termes quantitatifs que qualitatifs, peuvent

être essentiels au succès de la coopération internationale. C’est pourquoi, elles aussi ont un rôle

majeur à jouer dans la protection de l’environnement, sur lequel elles ont, qui plus est, les

principaux impacts : pollutions, dégradation des ressources et des sols, fragmentation des habitats

naturels, aggravation du changement climatique… Leur rôle néfaste en matière d’environnement

ne peut plus être nié. Mais désormais, on ne peut plus ignorer non plus les effets positifs de leurs

actions en faveur de la biodiversité, notamment reconnus par le Programme des Nations Unies

pour l’Environnement, dans son rapport GEO-4, qui décrit les changements environnementaux

intervenus depuis 1987 et identifie les actions et les acteurs prioritaires14.

11 C’est ce que l’on appelle « L’Objectif 2010 ». 12 Valli MOOSA, Discours inaugural de la Conférence « Biodiversité et Coopération Européenne au Développement », 19 septembre 2006, Paris. 13 Olivier CHARNOZ et Jean-Michel SEVERINO, L’aide publique au développement, Paris, La Découverte (Coll. Repères), 2007, page 70. 14 PNUE, Global Environment Outlook, GEO-4, Nairobi, septembre 2007.

12

De l’intérêt d’un stage dans une agence de protection de la biodiversité au service des entreprises.

C’est de cette réflexion sur le lien évident entre l’homme et son environnement, entre la survie du

premier et la conservation du second qu’est née notre volonté de travailler dans une organisation

dont l’une au moins des activités réside dans la protection de la biodiversité.

En ce sens, travailler pour Gondwana s’est avéré un franc succès. Surtout si l’on y ajoute que la

particularité de Gondwana est de travailler avec et pour des entreprises.

Gondwana est la seule agence française de conseils en stratégie et partenariats spécialisée dans la

protection de la biodiversité15. Lancée à l’été 2005 par Véronique Dham, son actuelle dirigeante,

cette agence s’est donné pour mission d’inciter et d’aider les entreprises et les collectivités

territoriales à s’investir dans la conservation de la nature.

C’est donc dans cette structure que nous avons effectué notre stage pendant un an, d’abord à mi-

temps, à raison de deux jours par semaine, afin de concilier études et stage (novembre 2006 – avril

2007), puis à temps plein afin de faire de cette expérience notre stage de fin d’études (mai –

octobre 2007). Il convient ici de dire que Gondwana est une très petite structure, appelée à se

développer au cours des prochaines années, mais qui, à l’heure actuelle, n’emploie que sa

fondatrice.

Notre mission au sein de cette agence a été de rédiger une étude sur le thème « Entreprises et

biodiversité. Une étude pour sauvegarder le monde du vivant et le développement des

entreprises ».

Fruit d’un an de travail, de recherches et de rencontres avec des personnes de domaines très

variés : ONG environnementales, ONG de protection des droits de l’homme, spécialistes de la

biodiversité, dirigeants d’entreprises, directeurs de communication, de marketing ou de

développement durable…16, cette étude est la première du genre en France. Elle a été conçue

comme un véritable outil de travail, à destination des entreprises qui ne se sont pas encore

investies dans la protection de la biodiversité, mais qui, tout comme leurs concurrentes, ont intérêt

à le faire.

15 Le nom Gondwana vient du supercontinent qui s’est morcelé à la fin de l’ère primaire (il y a environ 160 millions d’années). Les « petits continents » nés de cette dislocation ont alors divergé et dérivé jusqu’à leur position actuelle (Afrique, Arabie, Inde, Amérique du Sud, Antarctique et Australie). 16 Au total, nous avons interviewé près de cinquante personnes sur l’engagement de leur entreprise en faveur de la biodiversité, sur les actions mises en place et sur les résultats obtenus. Nous avons disposé en annexe le résumé de cette étude parue en octobre 2007.

13

Il s’agit tout d’abord de prouver aux entreprises qu’elles ont une grande responsabilité dans la

dégradation voire la disparition des écosystèmes et dans la perte de biodiversité. En effet, les

activités humaines sont à l’origine de l’artificialisation des zones naturelles et la disparition de

nombreuses espèces animales et végétales17, de la déforestation, des pollutions de l’eau, de l’air et

des sols… Parmi ces activités, on peut notamment citer : l’industrie agroalimentaire, l’industrie

pharmaceutique, le secteur du bâtiment et des travaux publics, l’industrie minière, l’industrie

papetière, le secteur du tourisme… de sorte qu’aujourd’hui plus aucune entreprise ne peut nier sa

responsabilité dans la perte de biodiversité.

Au-delà de ce travail de sensibilisation des acteurs économiques, le travail de Gondwana, expliqué

dans cette étude, consiste à faire prendre conscience aux entreprises qu’elles ont de nombreux

intérêts à la conservation de la biodiversité : qu’il s’agisse de pérenniser leur accès aux ressources

naturelles, de répondre à un cadre réglementaire de plus en plus strict, de faire face à des parties

prenantes de plus en plus exigeantes en matière de protection de la biodiversité (ONG

environnementales, actionnaires, clients, salariés, riverains…). Qu’il s’agisse de s’assurer une

meilleure réputation ou de se différencier de ses concurrents, la biodiversité représente une vraie

opportunité pour les entreprises qui décident de l’intégrer dans leur stratégie managériale, mais elle

peut aussi représenter une vraie contrainte pour celles qui ne veulent pas la prendre en compte.

Une fois cette prise de conscience opérée, le travail de Gondwana est d’assister les entreprises dans

la mise en place d’une stratégie de protection de la biodiversité.

Il s’agit de définir, avec l’entreprise, la stratégie la plus adaptée et de la mettre en place. En

fonction des activités de l’entreprise, de son rayonnement géographique, de son budget… la

démarche sera différente d’une entreprise à l’autre : partenariat avec une ONG environnementale

internationale ou locale, soutien financier à une expédition scientifique, « achat » de la crédibilité

d’une association de protection de la nature, formation des salariés aux questions de protection de

la biodiversité, sensibilisation des clients… Les possibilités sont multiples, à Gondwana de trouver

la solution la plus adéquate et de la proposer à l’entreprise.

17 Selon l’Union Mondiale pour la Conservation de la Nature (UICN), plus de 16 000 espèces animales et végétales différentes seraient menacées d’extinction. Soit un oiseau sur huit, un mammifère sur quatre, un batracien sur trois et une espèce végétale sur cinq.

14

Ce stage nous a permis d’acquérir une importante culture générale en ce qui concerne la notion et

les implications de la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE), un enjeu majeur pour les

entreprises françaises depuis la promulgation de la loi sur les Nouvelles Régulations Economiques

(loi NRE18) en 2001, qui les oblige à agir en faveur de la protection de l’environnement et surtout

de communiquer sur ce thème. Il nous a évidement aussi permis d’acquérir une bonne maîtrise des

enjeux liés au développement durable et particulièrement à la biodiversité.

Surtout, il nous a permis de comprendre le lien indubitable entre entreprises et biodiversité.

Bien entendu, beaucoup diront qu’il s’agit pour les acteurs économiques de se racheter une bonne

conscience ou encore de « verdir leur image » après avoir pollué et dégradé les écosystèmes, et ce

dans une logique de profit. Le propos de Gondwana et de l’étude n’est absolument pas de nier cet

état de fait. Il est vrai que certaines entreprises usent et abusent des avantages que rapporte la

protection de la biodiversité (en particulier auprès de leurs clients, de plus en plus sensibles à la

performance environnementale des entreprises). Pourtant, il convient d’apporter deux rectifications

à cette critique récurrente de l’action des entreprises. La première porte sur le fait que certaines

entreprises, de plus en plus nombreuses d’ailleurs, font de la nature l’une des valeurs essentielles

de leur stratégie managériale et prennent désormais des décisions économiques au regard de

considérations écologiques19. La deuxième est parfois mal comprise, il s’agit d’un point de vue

personnel que beaucoup ne partagent pas : nous considérons qu’il est plus important de s’attarder

sur les efforts que les entreprises mènent pour réduire leurs impacts et enrichir la biodiversité

plutôt que sur les raisons pour lesquelles elles mènent ces efforts. Peu importe que cela leur

permette de réaliser des bénéfices ou de gagner des parts de marché, ce qui importe c’est qu’elles

agissent, et que leurs investissements en faveur de la biodiversité vont croissants et sont quelques

fois utiles à la poursuite de programmes engagés, parfois par des organisations publiques.

Pour synthétiser notre propos, nous reprendrons cette affirmation d’Achim Steiner, l’actuel

Directeur Exécutif du Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) : « Cela fait

trop longtemps que l’économie et l’environnement semblent jouer pour des équipes adverses. Il y a

eu trop de vilaines attaques et beaucoup trop de buts contre son camp. Il nous faut faire de ces

deux revers de la pièce du développement des co-équipiers, des joueurs pour le même camp. [...]

Nous aurons alors l’opportunité de transformer radicalement les valeurs et d’arriver à une nouvelle

conception de ce qui fait véritablement marcher le monde20. »

18 Loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux Nouvelles Régulations Economiques. 19 Parmi les plus actives, nous nommerons Patagonia, spécialisée dans les accessoires de sports, qui est l’instigatrice du club « 1% pour la Planète », c'est-à-dire qui reverse 1% de ses bénéfices à des associations de protection de la nature. Et Nature & Découvertes, entreprise de « loisirs verts », dont la Fondation pour la nature est l’une des plus actives en France. 20 Achim STEINER, Communiqué de Presse, PNUE, Nairobi, 15 juin 2006.

15

Enfin, comme le décrit Philippe Le Prestre, « la perception usuelle de l'engagement du monde

industriel en écopolitique internationale21 est largement négative et sans nuance. Il est vrai que

l'industrie à surtout été représentée par des groupes largement opposés à un renforcement des

politiques internationales de protection de l'environnement22. » Pourtant, et c’est là tout l’intérêt

que nous avons retenu de ce stage, le secteur privé peut devenir l’un des moteurs de la coopération

internationale. On assiste en effet à l’émergence d'une gouvernance internationale privée de

l'environnement qui s'exprime soit par l'action des firmes transnationales, soit par des accords

privés entre celle-ci des ONG et « qui s'inscrit dans un mouvement général ou le secteur privé

devance l'État, s’y substitue (le plus souvent avec son accord), complète son action ou l’invite à

redéfinir les bases de l'intérêt national23 ».

On le voit donc, les entreprises ont un rôle majeur à jouer dans la protection de la biodiversité.

Et parmi elles, les firmes pharmaceutiques, cosmétiques et agroalimentaires plus particulièrement :

ce sont les plus dépendantes des matières premières issues de la biodiversité24. Les ressources

génétiques et biologiques représentent une grande partie des composantes de leurs produits, elles

sont donc à la base, par là même, d’une grande partie de leur chiffre d’affaires. Mais pour

l’essentiel, ces ressources génétiques et biologiques indispensables à leur pérennité se trouvent

dans les pays du Sud. En effet, 80% de la diversité biologique mondiale se situent dans les pays en

voie de développement, tels que le Brésil, le Pérou, la République Démocratique du Congo ou

encore l’Indonésie… Or, depuis le développement des biotechnologies dans les années 80 – 90 et

la « ruée vers l’or vert », cette concentration des ressources au Sud pose problème aux firmes du

Nord. En effet, pour parvenir à se fournir en matières premières, certaines en viennent parfois à

piller les ressources, c'est-à-dire à les prélever à des fins de recherche et de commercialisation sans

compenser les fournisseurs de ces matières. Elles se rendent alors coupables de biopiraterie, et

tandis qu’elles ont tout intérêt à protéger la ressource, la logique de profit les pousse, pour la

plupart, à tenter de se les approprier afin de les exploiter, et pas toujours, évidemment, de manière

durable.

21 Nous accueillons et faisons nôtre cette expression d’ « écopolitique internationale », largement développée par Philippe LE PRESTRE et qui la définit comme « la politisation de la protection internationale de l’environnement, c'est-à-dire l’intrusion de considérations politiques dans ce qui apparaît comme un problème de survie reposant sur des fondements scientifiques incontestables ». Philippe LE PRESTRE, Protection de l’environnement et relations internationales, Les défis de l’écopolitique mondiale, Paris, Armand Colin, 2005, page 3. 22 Ibid, page 117. 23 Ibid, page 118. 24 Ainsi, le Directeur des Matière Premières de L’Oréal nous a confié que plus de 500 plantes entrent dans la composition des produits cosmétiques de l’entreprise et que 40% des matières premières utilisées pour l’élaboration des ces produits sont d’origine végétale. Selon lui, la disparition d’une ou plusieurs de ces plantes pourrait sérieusement nuire à la pérennité de l’entreprise, surtout en l’absence de composés chimiques de substitution.

16

C’est pourquoi certaines réglementations supranationales, internationales ont dû être mises en

place pour limiter ce pillage et assurer la pérennité des ressources. Du moins, c’est ce que la lettre

de ces réglementations visait à faire, sans toujours y parvenir, comme nous le verrons…

Difficultés et questionnement.

La biopiraterie, en tant qu’activité très critiquée, est un sujet difficile à aborder avec les

entreprises, qu’elles soient ou non impliquées dans ce genre de pratiques. Bien évidemment, celles

qui ont déjà été épinglées pour biopiratage ont vu d’un mauvais œil nos questions, craignant une

campagne de critiques supplémentaire ; tandis que celles qui n’ont pas été mises sur le « banc des

accusés » craignent que l’on critique leurs activités de bioprospection, car de la recherche au

pillage, il n’y a parfois qu’un pas.

C’est notamment ce qui explique que les refus ont été nombreux et nos questions laissées sans

réponses. Et lorsque certaines entreprises ont accepté de répondre à ces questions, leurs réponses

ne concernaient pas « les actes biopirates » bien entendu, mais leurs démarches pour favoriser

l’intégration des populations locales aux programmes de recherche ou les retombées économiques

et sociales observées pendant l’activité sur place de l’entreprise. Mais, obtenues dans le cadre de

nos rencontres professionnelles en tant que stagiaire de Gondwana, ces informations demeurent

confidentielles et nous n’avons pu obtenir d’en utiliser plus de trois dans le cadre de ce travail.

Nous nous sommes alors tournée vers un groupe de réflexion sur la biopiraterie, l’ABS

Governance Program, de l’Institut du Développement Durable et des Relations Internationales –

IDDRI. Ce groupe, créé en 2004, en collaboration avec l’Université des Nations Unies de Tokyo et

le Centre de Philosophie du Droit de Louvain, réfléchit aux questions de l’accès aux ressources

biologiques, du partage des avantages financiers issus de la commercialisation des ressources…

Chaque année, des tables rondes sont organisées et regroupent les plus grandes entreprises

françaises et étrangères ainsi que des organisations de protection de la nature. Leur objectif : faire

évoluer leurs pratiques et définir des lignes directrices en matière de bioprospection.

Mais nos tentatives pour entrer en contact avec les membres de ce groupe de travail sont, elles

aussi, restées vaines.

17

Devant ce manque d’informations, nous avons préféré modifier l’angle d’attaque de ce travail.

Plutôt que d’analyser des cas de biopiraterie, nous avons donc souhaité aborder le thème de la

biopiraterie comme un enjeu des relations internationales en ce sens qu’elle oppose les Etats et

firmes du Nord aux Etats et populations du Sud. Et pour ce faire, nous avons décidé d’analyser la

Convention qui est censée résoudre ce problème, la Convention sur la Diversité Biologique (Rio,

1992), afin de comprendre comment Nord et Sud ont tenté d’en influencer le contenu puis

l’application.

18

19

« Le partage contractuel des bénéfices [de l’exploitation des ressources

génétiques] n’est pas acceptable. C’est comme si vous vous réveilliez au

milieu de la nuit pour découvrir que votre maison a été cambriolée. Sur

le pas de votre porte, les voleurs vous incitent à vous réjouir car ils vous

reverseront une part des bénéfices qu’ils tireront de la vente de vos biens. »

Alejandro Argumedo,

Directeur de l’Association ANDES, Pérou25.

25 L’Association pour la Nature et le Développement Durable – ANDES – est une ONG péruvienne internationalement reconnue pour son travail dans la défense des peuples indigènes, sur leurs ressources génétiques et leurs savoirs ancestraux. Pour plus d’informations : http://andes.org.pe/france/.

20

INTRODUCTION

« Durant ces vingt dernières années, le Sud a été présenté comme une menace, ses "atouts"

reposant essentiellement sur "un pouvoir de nuisance"26 ». Le Nord, présenté comme la victime de

ces menaces n'a cessé d'en allonger la liste : immigration clandestine, diffusion des maladies,

prolifération nucléaire, propagation du terrorisme et de la criminalité organisée, trafic de drogue,

aggravation de la pauvreté, menace économique à travers les délocalisations, confrontations de

systèmes culturels et religieux… La liste est longue et ne semble jamais exhaustive.

Parmi ces supposés risques, la recrudescence de la piraterie nous intéresse tout

particulièrement. En effet, comme à l'accoutumée, le Sud est accusé, non sans raison d'ailleurs, de

permettre, voire de soutenir le pillage des navires. La piraterie, principalement exercée dans les

eaux territoriales du Bangladesh, du Nigéria, de la Somalie et de la Chine, avec son fameux

« Triangle de la terreur », serait donc l'apanage du Sud à l'encontre du Nord, le principal affréteur

des bateaux attaqués27.

Si l'on ne retient que la définition selon laquelle la piraterie est « l'activité de l'aventurier qui

courait les mers pour piller les navires28 », on ne peut ignorer le rôle prépondérant du Sud dans ces

actes. Pourtant, « il faut également insister sur le fait que contrairement à l’image de la coupure qui

existerait entre deux mondes hostiles, le Nord et le Sud, la réalité donne à voir de nombreuses

interdépendances29 ».

Et parmi ces interdépendances, la réciprocité des menaces nous paraît évidente. Du moins en ce

qui concerne la piraterie. En effet, loin de se limiter à l'attaque des navires, la piraterie est aussi

définie comme « l'activité d'individus sans scrupules, qui s'enrichissent aux dépens d'autrui » ou

« qui reproduisent illégalement une œuvre30 ». C'est alors qu'émerge un nouveau point de vue : le

Nord peut être considéré comme une menace pour le Sud. Hier victime, le Nord est aujourd’hui 26 Z. LAIDI, “Berlin-Koweit. Les rapports Nord-Sud après la double secousse”, Politique étrangère, n°2, été 1991, pages 475 et 477, in Philippe MARCHESIN, Les nouvelles menaces – Les relations Nord-Sud des années 1980 à nos jours, Paris, Karthala, 2001, page 23. 27 “Ayant connu, avec 3500 attaques et la mort de 340 marins et passagers, une augmentation de 168% depuis 1992, la piraterie, que l’on croyait cantonnée aux romans d’aventure confirme son retour”, in « Alertes – La lettre d’actualité mensuelle du groupe ERES », n° 55, décembre 2006, page 3. 28 Le Robert 2006, définition de la piraterie, page 1277. 29 Philippe MARCHESIN, Les nouvelles menaces – Les relations Nord-Sud des années 1980 à nos jours, Paris, Karthala, 2001, page 82. 30 Le Robert 2006, définition de la piraterie, page 1277.

21

coupable. C’est lui que l'on appelle désormais le « biopirate » : un pirate des temps modernes, paré

de moyens technologiquement plus avancés que ceux du Sud.

En effet, selon la définition la plus communément admise, et formulé par Graham Dutfield,

spécialiste de la question, la biopiraterie - ou biopiratage - décrit « les façons dont les entreprises

du monde développé revendiquent la propriété des ressources génétiques et biologiques (plantes,

animaux, gènes), des connaissances traditionnelles et des technologies des pays en voie de

développement, les resquillent ou en retirent d'autres avantages inéquitables31 ».

Cette revendication du Nord, et partant cette menace, ne datent pas d'hier. La biopiraterie existe en

effet depuis au moins aussi longtemps que la piraterie.

Depuis toujours, les plantes utiles ont constitué des ressources économiques et stratégiques.

Carl Von Linné (1707 – 1778), le naturaliste et médecin suédois, célèbre pour sa classification du

vivant, pourrait, aujourd'hui, être accusé de biopiraterie car il envoyait collecter des plantes à

travers le monde. Les puissances coloniales ont, elles aussi, très tôt mesuré l'importance de ces

ressources offertes par la biodiversité, décidant de les collecter systématiquement et de les produire

au service des économies impériales. « Les Brésiliens se sont ainsi fait subtiliser hevea

brasiliensis, l'arbre à caoutchouc, par le Britannique Henry Wickham, du Kew Botanical Garden,

qu'il a transplanté en Asie du Sud-Est32 ».

A l’époque, le principe de terre inoccupée − terra nullius − est alors étendu à celui de vies

inutilisées : semences et plantes ne peuvent rester inappropriées. L'appropriation des ressources

naturelles pendant la colonisation était justifiée par le fait que les peuples indigènes n’amélioraient

pas leurs terres. Selon John Winthrop, en 1869, : « les indigènes de Nouvelle-Angleterre ne

clôturent pas leurs terres, et n'ayant ni habitation fixe ni bétail apprivoisé pour améliorer la terre,

ils ne peuvent prétendre à un droit premier sur ces pays. Il en ressort que si nous leur en laissons

suffisamment pour leur usage, nous pouvons en bon droit prendre le reste de leurs ressources33 ».

L'accaparation des ressources biologiques du Sud au profit du Nord est donc justifiée. Et dans la

lente appropriation du vivant, le tournant majeur va s'opérer dans les années 70.

31 Graham DUTFIELD, « Qu’est-ce que le biopiratage ? », Atelier international d’experts sur l’accès aux ressources génétiques et le partage des avantages résultant de leur utilisation, Cuernavaca, Mexique, 24-27 octobre 2004. Il convient ici de noter que le terme a été formulé comme un « contre-principe » à la définition des entreprises du Nord qui se plaignaient du « piratage intellectuel » perpétré par les pays en voie de développement. Nous ne pouvons faire l’économie de rappeler ce point de vue des entreprises du Nord, mais, dans le cadre de ce travail, nous adopterons le point de vue selon lequel la biopiraterie est le fait du Nord aux dépens du Sud et non l’inverse. 32 Marc HUTFY, “La gouvernance internationale de la biodiversité », Etudes internationales, Volume 32, n°1, 2001, page 5. 33 John WINTHROP, « Life and letters », in Djelal Kadir, Colombus and the ends of the earth, University of California press, Berkeley, 1992, page 171.

22

C'est en effet à cette époque qu'aux États-Unis les scientifiques alertent les autorités publiques au

sujet de la vulnérabilité biologique du pays et de sa dépendance en entrants génétiques et

biologiques en provenance des pays du Sud. Soutenus et financés par les Fondations Ford et

Rockfeller, deux acteurs importants de la récente révolution verte, les scientifiques amènent le

sujet sur le devant de la scène. C'est le début de la politisation de la question de l'accès aux

ressources biologiques et génétiques.

Alors que le monde occidental connaît une série de crises, liées aux approvisionnements pétroliers

et en matières premières, cette nouvelle forme de dépendance ne peut être minimisée. L'accès aux

ressources fait ainsi son apparition dans le concept de « sécurité nationale des Etats-Unis ».

Alors qu’elle reposait traditionnellement sur l'intégrité physique du territoire et des citoyens, sur

les traditions démocratiques et la libre entreprise, la sécurité incorpore désormais

l'approvisionnement génétique et sa conservation : « there is a strong agreement about the growing

importance of biotechnology to economic growth of nations like United States of America.

Economic growth depends on maintenance of and access to stocks of biological diversity34 ».

La politique américaine en matière de ressources biologiques et génétiques subit alors de profonds

changements. L'un des plus importants est l'autorisation de breveter le vivant. En 1980, Ananda

Mohan Chakrabarty, ingénieur chez General Electric, obtient le premier brevet sur une ressource

biologique, une bactérie génétiquement modifiée, capable de dissoudre les hydrocarbures. C'est

une révolution : jusqu'alors, la Cour Suprême des États-Unis avait toujours invalidé de tels brevets.

Elle entérine celui-ci par cinq voix contre quatre35.

Cette décision fait s'effondrer une barrière importante selon laquelle le vivant (animaux, plantes et

gènes) ne pouvaient être appropriés par l’homme, et devaient rester un bien commun de

l’humanité. Surtout, elle ouvre des opportunités économiques jusque-là inestimées : c'est le début

de « la ruée vers l'or vert ». Les ressources génétiques et biologiques du Sud deviennent le nouvel

eldorado de la fin du XXe siècle, eldorado que le développement des biotechnologies ne va

démentir36.

L'immense capital offert par la biodiversité se révèle : les contrats de bioprospection, c'est-à-dire

de collecte, de recherche et d'utilisation des ressources génétiques et biologiques se multiplient.

34 Thomas LOVEJOY et George MILNE, « Genetic Resources, National Interests and Security », 1976. 35 Décision 447 US 303, US Supreme Court, Diamond v. Chakrabarty, 16 juin 1980. Précision : il s'agit du premier brevet sur le vivant octroyé depuis que les droits de propriété intellectuelle modernes et les avantages liés à leur commerce existent. En effet, des brevets sur le vivant avaient déjà été octroyés auparavant, et le premier d'entre eux à un Français. Louis Pasteur (1822 – 1895), biologiste et chimiste, communiqua en 1865 un procédé de conservation et d'amélioration des vins par chauffage : la désormais célèbre « pasteurisation ». 36 Les biotechnologies industrielles désignent l'ensemble des technologies qui mettent à profit l'adaptation et la modification des organismes, processus et produits biologiques présents dans nature à des fins de production de biens et services

23

Tout comme les brevets : aujourd'hui, 15 % des brevets déposés aux États-Unis concernent des

organismes vivants37. « L'apparition de nouvelles biotechnologies a changé le sens et la valeur de

la biodiversité. De base de subsistance pour les communautés pauvres, elle s’est transformée en

une source de matières premières pour de puissantes grandes entreprises38 ».

Mais tandis que le Nord parle de bioprospection au bénéfice du monde entier, le Sud parle, lui, de

biopiraterie et de partage inéquitable des ressources issues de la biodiversité de leur territoire.

Et les dénonciations du Sud à l’encontre des firmes transnationales du Nord ne cessent de se

multiplier. Vandana Shiva, militante indienne reconnue pour ses prises de paroles virulentes à

l’encontre de ces entreprises le confirme : « au cœur des découvertes de Colomb prônait la

conception de la piraterie comme droit naturel du colonisateur, nécessaire à la délivrance du

colonisé. Au cœur du traité du GATT et de ses lois sur les brevets figure la conception de la

biopiraterie comme droit national des grandes entreprises du Nord, nécessaire au développement

du Tiers-Monde39 ».

Ces dénonciations et la mise à l’agenda politique du développement durable alliant préoccupations

sociales et environnementales vont mettre en lumière la question de l’accès aux ressources

biologiques du Sud par les firmes du Nord, et surtout la question du partage des avantages qui

découlent des découvertes scientifiques.

Une mise au point est nécessaire, et c’est tout l’objectif de la Conférence des Nations Unies sur

l’Environnement et le Développement – CNUED – de Rio40.

« Il s’agit de la plus large conférence jamais organisée : 178 États ont été représentés, et 110 chefs

d’État et de gouvernement y ont participé41 ». En juin 1992, elle donne lieu à l’adoption du

premier accord mondial sur la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité : la

Convention sur la Diversité Biologique (CDB). Etats du Nord et du Sud ratifient le texte, non sans

difficultés, les principaux intéressés, les Etats-Unis, s’y refusant même jusqu’à aujourd’hui.

37 Hélène HUTEAU, « Biopiraterie : une nouvelle forme de colonisation », Novethic, 6 novembre 2006, page 2. 38 Vandana SHIVA, Biopiracy : The Plunder of Nature and Knowledge, Cambridge, South End Press, 1996. 39 Ibid. 40 Nous tenons ici à expliquer le choix d’étudier la CNUED de 1992. Deux autres réunions internationales auraient pu entrer dans le cadre de notre analyse : la Conférence de Stockholm de 1972 et le Sommet Mondial du Développement Durable de 2002, toutes deux traitant des questions du développement durable et de la protection de l’environnement. Cependant, chronologiquement, la Conférence de Stockholm, qui n’avait pas vu le développement fulgurant des biotechnologies n’a pu en prévoir les conséquences donc ne s’est pas posé la question de leur régulation ; et le Sommet de Johannesburg de 2002 représente, à nos yeux, un retour en arrière vis-à-vis des droits et obligations conférés au Nord comme au Sud lors de la Conférence de 1992, alors que les dénonciations de biopiraterie ont continué de se multiplier et que la biodiversité n’a cessé de se dégrader. Entre les deux, la Convention de Rio reste un texte et un moment majeur qu’il nous a paru intéressant d’étudier sous l’angle des relations Nord-Sud. 41 Josepha LAROCHE, Politique Internationale, Paris, LGDJ, 2000 (2eme édition), page 562.

24

Saluée, cette Convention sur la Diversité Biologique pose pourtant problème, au Nord comme au

Sud. La question qui se pose est de comprendre par quels mécanismes la Convention de Rio a tenté

de concilier les exigences des pays du Sud et celles des pays du Nord afin de garantir la protection

de la biodiversité, l’objectif initial principal de la Convention, et, dans le même temps, de parvenir

à limiter la biopiraterie afin qu’elle ne devienne pas la dernière pierre d’achoppement entre Nord et

Sud.

Il s’agit alors tout d’abord de savoir si la Convention sur la Diversité Biologique représente une

avancée réelle ou symbolique pour les pays du Sud et une nouvelle contrainte pour les pays du

Nord comme semble l’indiquer le texte, ou plutôt l’inverse comme semblerait le prouver la

pratique ? (1ère Partie). Il s’agit ensuite de montrer que loin de satisfaire les pays en voie de

développement, qui refusent de se laisser dicter un agenda politique par le Nord, la question se

pose d’une nouvelle solidarisation du Sud contre les pratiques biopirates du Nord, faisant alors

définitivement de la biopiraterie la dernière pierre d’achoppement entre pays industrialisés et pays

en voie de développement. « Entre pays détenteurs de ressources génétiques et biologiques mais

faiblement dotés en technologies de pointe, et les pays faiblement dotés en ressources mais

détenteurs de technologies avancées42 » (2ème Partie).

42 Selim LOUAFI et Jean-Frédéric MORIN, « Gouvernance internationale de la biodiversité : impliquer tous les utilisateurs des ressources génétiques », Les synthèses de l’IDDRI, n°4, février 2004, page 1.

25

Première Partie :

La Convention sur la Diversité Biologique :

avancée réelle pour le Sud ou rhétorique symbolique

en matière de ressources biologiques et génétiques ?

26

Chapitre Premier :

La signature de la Convention de Rio, ou comment des enjeux diplomatiques

et financiers ont supplanté les enjeux environnementaux.

Premières divisions Nord-Sud en matière de ressources biologiques.

Des préoccupations environnementales à l’origine de la Convention sur la Diversité Biologique.

À la fin des années 80, les associations de protection de la nature multiplient leurs coups d’éclats et

interpellent l’ensemble des acteurs politiques et économiques sur la disparition de la biodiversité,

qui s’effectue à une rapidité alarmante. Le Programme des Nations Unies pour l’Environnement

(PNUE) admet lui-même son inquiétude face à cet appauvrissement et met en lumière ses

conséquences pour l’homme.

Tous s’entendent alors sur le besoin urgent de mettre en place une réglementation pour freiner

cette disparition et encadrer les activités liées à la biodiversité afin de la préserver pour les

générations futures43. La préoccupation environnementale est donc à l’origine de la réunion de 110

chefs d’Etat et de gouvernement, de près de 100 ONG environnementales et d’une quinzaine

d’organisations intergouvernementales. Tous vont participer à l’élaboration de la Convention sur la

Diversité Biologique (CDB). Mais si les enjeux environnementaux ouvrent les débats, avec la

proposition de nouveaux moyens de protection de la biodiversité, les discussions vont rapidement

s’orienter vers des enjeux financiers et politiques pour lesquels Nord et Sud ne vont avoir de cesse

de s’opposer.

43 Il convient ici de rappeler que c’est en 1987 que le Rapport Bruntland, « Notre Avenir à Tous », est présenté aux Nations Unies et lance le concept de « développement durable », qu’il définit comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». En ce sens, la protection de la biodiversité est une composante essentielle du développement durable et prendra toute son importance avec la médiatisation croissante du développement durable, à la fois dans ses dimensions sociale et environnementale.

27

1. L’abandon de la notion de « patrimoine commun de l’humanité » et la

valorisation économique de la biodiversité : nouveaux garde-fous pour

limiter la dégradation de la nature ?

Jusque dans les années 80, les ressources génétiques étaient considérées comme des éléments

relevant du « patrimoine commun de l'humanité », c'est-à-dire accessibles à tous, non

appropriables et libres d'utilisation.

Le concept de « patrimoine commun de l'humanité » est né au XIXe siècle sous la plume

d'Andréas Bello, juriste latino-américain, qui le formula comme le « principe de non-appropriation

des ressources des océans » et le défini sous le terme de « patrimoine indivisible ». Le terme même

de « patrimoine commun de l'humanité » fut formulé par le Président de la Première Conférence

des Nations Unies sur le droit de la mer, Arvid Pardo, qui le mentionna dans son discours

d'ouverture du 29 avril 195844.

L'idée est la suivante : chaque État a le droit à une exploitation équitable des ressources de

l'humanité, et aucun État ne peut revendiquer sa souveraineté sur les ressources, de manière à

empêcher les autres de les utiliser. La biodiversité rend des biens et services à l'ensemble de

l'humanité, l'humanité dans son ensemble doit donc pouvoir les utiliser. C'est ce qui est rendu

possible avec sa définition comme patrimoine commun de l'humanité.

Cette non-appropriation a largement été défendue par les Etats du Nord qui se voyaient ainsi

autoriser l'accès sans limite aux ressources et surtout, nous y reviendrons, sans obligation de

partager les bénéfices issus de ces ressources45. Cette double conception de non-appropriation et

de libre utilisation avait été consacrée dès 1983 par la FAO, l'organisation des Nations Unies pour

l'Alimentation et l'Agriculture, dans l'Engagement International sur les Ressources

Phytogénétiques46.

Mais avec la disparition alarmante de la biodiversité, un discours va refaire son apparition et

remettre en cause cette absence d'appropriation. Il s'agit de « La Tragédie des Communaux » de

Garrett Hardin47.

44 Arvid PARDO, Discours Inaugural de la Conférence des Nations Unies sur le Droit de la Mer, Genève, 29 Avril 1958 : « le lit des mers et des océans constituent le patrimoine commun de l'humanité, et devrait être utilisé à des fins pacifiques et dans l'intérêt de l'humanité tout entière. Les besoins des plus pauvres, représentant la partie de l'humanité qu'il est le plus nécessaire d'aider devrait être étudié par priorité dans le cas où des avantages financiers seront tirés de l'exploitation du lit des mers et des océans à des fins commerciales ». 45 Première Partie, Deuxième Chapitre, Points 1 et 2. 46 FAO, Engagement International sur les Ressources Phytogénétiques, Résolution 8/83 de la FAO, Conférence de Rome, 1983 47 Garrett HARDIN, « The Tragedy of the Commons », Science, n°162, 1968

28

Dans son article, publié en 1968, le biologiste américain explique les dérives causées par l'absence

de droit de propriété sur les ressources. Il part de l'exemple d'un village d'éleveurs où chacun peut

faire paître ses animaux dans un pré n'appartenant à personne en particulier. L'usage du prêt étant

gratuit et sans contrainte, et chaque éleveur tirant son revenu de son bétail, l'intérêt de chacun est

de conduire ses animaux au pré le plus souvent possible, le plus tôt possible est le plus longtemps

possible. Inévitablement, le pré se transforme en champ de boue. Tout le monde a perdu. «

L'auteur propose alors deux solutions. Soit le pré reste le bien commun du village, mais une

autorité disposant d'un pouvoir de sanction est chargée de gérer la ressource (le pré) et d’en répartir

l'utilisation entre chaque éleveur. Soit chaque éleveur bénéficie d'un droit de propriété sur une

parcelle du pré, et se chargera donc de gérer seul la ressource. C'est la deuxième option, celle des

"enclosures", des droits de propriété, qui a inspiré la plupart des textes internationaux concernant

la gestion des ressources communes de l'humanité, tels que la biodiversité48 ».

C'est notamment celle retenue par la Convention sur la Diversité Biologique en 1992 : elle

consacre le principe de souveraineté des Etats sur leurs ressources (Article 3) et abandonne dans le

même temps la notion de patrimoine commun de l'humanité.

Pourquoi une telle décision ? Parce que l'appropriation est vue comme l’une des solutions à la

disparition de la biodiversité. En effet, si la souveraineté sur les ressources donne des droits aux

Etats, elle leur donne aussi une obligation majeure : conserver cette diversité biologique et

génétique. Et pour ce faire, la Convention sur la Diversité Biologique pose un nouvel axiome : l'un

des moyens efficaces de protéger la biodiversité serait d'en faire une activité rentable.

En donnant aux Etats la souveraineté sur leurs ressources, et en faisant de la biodiversité une

ressource économique, elle sera, presque paradoxalement il convient de le dire, protégée. Du

moins, c'est le pari engagé par les parties à la Convention.

Comment ce mécanisme fonctionne-t-il ? Tout d'abord, les fonds versés par les Etats et les

entreprises souhaitant avoir accès et utiliser les ressources biologiques d'un autre État devraient

être réinvestis par ce dernier dans la conservation de la biodiversité. Ensuite, les pays clients –

généralement ceux du Nord, qui ont un déficit de ressources biologiques et génétiques par rapport

à ceux du Sud – devraient transférer des technologies aux pays vendeurs afin de les aider à

conserver leurs ressources.

En fait, ce mécanisme repose sur un postulat de rationalité que l'on peut assimiler à celui de la

théorie des jeux. D’un côté, les pays clients, qui souhaitent continuer à avoir accès à des

ressources, disponibles tant par leur quantité que par leur qualité, doivent aider les vendeurs à les

48 Michel TROMETTER, « Développement et biodiversité durables : une approche par le droit de propriété », Colloque de l’Amicale des Anciens de l'Ecole Polytechnique, 2006.

29

protéger (d'où des transferts). De l’autre côté, les pays fournisseurs sont incités à conserver leurs

ressources afin de continuer à les vendre et en retirer un bénéfice.

La valorisation de la biodiversité est donc au cœur d'un processus pouvant lier conservation des

ressources et rentabilité économique. Elle est donc à la fois utile au Nord et au Sud.

Si, sur le papier, cette valorisation économique de la biodiversité paraît bénéfique en termes

environnementaux, puisqu’elle incite à la conservation de la biodiversité, qui est, rappelons-le,

l'objectif affirmé de la Convention ; dans la pratique, cette théorie est loin d'être une réussite.

Notamment parce que pays fournisseurs et pays clients n'ont ni les mêmes objectifs ni la même

logique lorsqu'ils se rencontrent en 1992. On s'aperçoit alors que si la préservation de la

biodiversité peut être un moyen, d'un côté comme de l'autre elle ne constitue pas une fin en soi, et

les premières divisions Nord – Sud vont apparaître.

2. La notion de « responsabilités communes mais différenciées », ou comment

concilier les exigences du Nord et du Sud dans un consensus mou.

La protection de la biodiversité est désormais un enjeu. Mais son financement va rapidement poser

problème, à la fois aux pays du Nord et aux pays du Sud. Pour les premiers, il revient aux pays en

développement, à qui l'on « offre » la souveraineté sur les ressources présentes sur leur territoire,

de financer leur conservation. Pour les seconds, il revient aux pays du Nord, qui, historiquement

sont les principaux pollueurs et qui ont, selon le Sud, contracté une dette écologique à l'égard du

reste du monde, de financer cette conservation.

Les discussions sur cette problématique vont faire émerger les premières dissensions économiques

et politiques entre Nord et Sud. Notamment parce que le Nord refuse tout d’abord de payer la

conservation de ressources qui se trouvent en grande majorité sur le territoire et sous la

souveraineté des pays en développement49.

Mais le Sud va rappeler ses priorités, et elles ne consistent absolument pas à protéger la

biodiversité, mais à assurer son développement économique. Pour le Sud en effet, la biodiversité,

et les nombreux services et biens qu’elle fournit, sont une manne financière énorme qui doit

49 Il convient ici de rappeler que 80% de la biodiversité se trouve dans les pays en voie de développement, notamment le Brésil, l’Indonésie, la République Démocratique du Congo …

30

permettre le rattrapage économique des pays du Nord. Ainsi, ce qui importe au Sud, ce n’est pas

tant la conservation de la nature que son utilisation à des fins économiques : l’industrie du bois, la

transformation des forêts en champs de soja ou de colza… représentent chaque année plusieurs

centaines de milliards d’euros de recettes, c’est-à-dire des recettes plus importantes que celles

rapportées par la protection de la biodiversité et surtout rapportées dans un temps plus court. Or,

pour son développement économique, le Sud favorise le temps court. C’est ce qui explique qu’il

exige, pour protéger sa biodiversité, nécessaire aux industries pharmaceutiques et cosmétiques du

Nord, que les pays développés paient le surcoût.

La Convention sur la Diversité Biologique entérine alors une solution peu confortable : elle

reprend un concept déjà utilisé par le passé, le «principe des responsabilités communes mais

différenciées», qui permet en apparence de concilier les attentes de l’ensemble des parties

prenantes.

Le mécanisme des responsabilités communes mais différenciées a été créé en 1987 avec la mise en

place du Protocole de Montréal, accord international dont l’objectif est de réduire et, à terme,

d’éliminer les substances appauvrissant la couche d'ozone. Les 24 parties à l'origine de ce

protocole ont établi une modalité d'action très particulière : il incombe aux pays du Nord,

principaux pollueurs et surtout pays jouissant de moyens supérieurs, d'assumer la part la plus

importante des coûts associés à la protection de l'environnement.

Ce principe d'équité est donc appliqué à la biodiversité : les Etats ont tous la même responsabilité

vis-à-vis de la diversité biologique, mais ceux du Nord devront participer plus largement que ceux

du Sud à sa protection. Les apports financiers sont désormais liés aux moyens et non à la part de

ressources biologiques et génétiques présentes sur le territoire. C’est ce que précise l’article 6 de la

Convention de 1992 : « chacune des parties contractantes, en fonction des conditions et des

moyens qui lui sont propres […] » doit contribuer à la préservation de la biodiversité.

Une solution semble donc trouvée, mais le financement de la conservation de la biodiversité n’est

pas le seul point d’achoppement entre Nord et Sud. Il s’agit peut-être même, finalement, de l’un

des moins conflictuels. Les dispositions de la Convention sur la Diversité Biologique sont en effet

loin de faire l’unanimité, et les avancées théoriques qu’elle propose sont en fait très tôt mises en

échec.

31

Deuxième Chapitre :

Avancées théoriques de la Convention sur la Diversité Biologique

et premières limites à sa mise en application par les pays fournisseurs.

1. L’article 3 de la Convention sur la Diversité Biologique et la souveraineté

des États sur leurs ressources génétiques : victoire concrète ou pur

artefact ?

Dès 1972, la Déclaration de Stockholm50 avait reconnu la souveraineté des Etats sur les

ressources présentes sur leur territoire, mais l’avait limitée aux ressources biologiques. C’est donc

à partir de cette date et en l’absence d’une souveraineté sur les ressources génétiques que les pays

du Sud ont commencé à réclamer une reconnaissance de leur souveraineté nationale sur les

ressources génétiques, au même titre que les autres ressources naturelles. Et satisfaction leur fut

donnée en 1992 par la Convention de Rio. En effet, son article 3 affirme que « conformément à la

charte des Nations Unies et aux principes du droit international, les États ont le droit souverain

d'exploiter leurs propres ressources selon leur politique d'environnement » […]. La Convention

semble donc opérer un tournant en matière de ressources génétiques : sans précision pour les

ressources visées, toutes seront désormais sous la souveraineté des États.

A priori, ces dispositions, qui paraissent révolutionnaires, sont largement favorables aux pays en

voie de développement, sur les territoires desquels se trouve la très grande majorité de la

biodiversité. Les ressources naturelles constituent donc, dorénavant, une richesse nationale.

L'accès à ces ressources est ainsi rendu plus difficile pour les Etats tiers comme pour les

entreprises et autres organisations qui se fournissaient auparavant en matière première biologique

et génétique sans se soucier d'avoir à en demander l'autorisation à qui que ce soit. Elle donne aussi

les modalités pour garantir au Sud de contrôler l’accès à ses ressources : il est soumis « au

consentement préalable donné en connaissance de cause de la partie contractante qui fournit

50 Conférence des Nations Unies sur l’environnement, dite Déclaration de Stockholm, 16 juin 1972.

32

lesdites ressources » (art 15.5, CDB). Ce principe du consentement préalable, déjà employé en

droit international de l’environnement pour le transport des matières dangereuses, se voit ainsi

appliqué aux ressources génétiques et biologiques. Puisque les Etats jouissent d’un droit de

souveraineté sur leurs ressources génétiques, ils doivent pouvoir en refuser l’accès aux

ressortissants des autres Etats. La Convention de 1992 est le premier traité contraignant à affirmer

ce droit.

Ce passage juridique des ressources génétiques du patrimoine commun de l'humanité à la

souveraineté nationale devait offrir une position avantageuse aux pays du Sud. Elle devait en effet

leur permettre d'acquérir une légitimité dans les discussions ultérieures sur le thème de la diversité

biologique et dans le contrôle de l’accès à ces ressources.

Pourtant, cette avancée théorique n'a pas eu les effets escomptés dans la réalité, notamment en

raison de modalités intrinsèques à la Convention elle-même, qui ont fini par interdire une

souveraineté pleine et entière des pays du Sud sur les ressources présentes sur leur territoire.

1.1 – L’interdiction d’interdire l’accès des tiers aux ressources.

Une première restriction intervient dès l'article 15 de la CDB, qui affirme que « chaque partie

contractante s'efforce de créer les conditions propres à faciliter l'accès aux ressources génétiques

aux fins d'utilisation écologiquement rationnelle par d'autres parties contractantes et de ne pas

imposer de restrictions allant à l'encontre des objectifs de la présente Convention » (art 15.2,

CDB). Concrètement, cela signifie qu'un État ne peut pas interdire l'accès à ses matières

premières ou imposer des conditions inacceptables pour y accéder. Concrètement, cela signifie

donc aussi une remise en cause la souveraineté en tant que droit inaliénable des Etats du Sud. La

première avancée théorique accordée aux pays en voie de développement relative à la gestion

d'une ressource qui se trouve à 80 % sur leur territoire subit donc un premier revers, de nature

juridique : une disposition venant, dans les faits, annuler l'autre.

Et l’interdiction d’interdire ne se limite pas à la biodiversité in situ, c'est-à-dire celle présente sur

leur territoire, elle est aussi valable pour tout le matériel génétique et biologique placé dans des

collections ex situ avant l’entrée en vigueur de la Convention51. La deuxième restriction à la

souveraineté des Etats est donc une limite aux ressources pouvant faire l’objet d’un contrôle

étatique. Ces collections ex situ, c'est-à-dire celles qui placent les ressources génétiques à

51 La Convention sur la Diversité Biologique est entrée en vigueur le 29 décembre 1993, et elle compte, au 31 octobre 2007, 188 parties.

33

l’extérieur de leur milieu d’origine, sont, par exemple, les centres de recherche et les jardins

botaniques qui conservent des ressources génétiques menacées d’extinction ou qui présentent un

intérêt scientifique.

Il s’agit d’une restriction importante, puisque ces collections regroupent la majorité du matériel

biologique qui sera commercialisé au cours des prochaines décennies, et qui a été découvert il y a

plusieurs années. Or, sans souveraineté sur ces ressources qui sont tombées dans le domaine

public, les pays en voie de développement ne peuvent prétendre à toucher une partie des

avantages découlant de leur exploitation.

D'autres limites viennent encore s'ajouter à l'exercice effectif et entier de la souveraineté de l'État

sur ses ressources biologiques et génétiques.

1.2 – La conservation de la biodiversité : obligation faite aux Etats de se conformer à

certaines normes environnementales.

Selon le même article 3 de la Convention de Rio, qui offre aux Etats une souveraineté sur les

ressources présentes sur leur territoire, les Etats ont aussi « le devoir de faire en sorte que les

activités exercées dans les limites de leur juridiction ou sous leur contrôle ne causent pas de

dommage à l’environnement dans d’autres Etats ou dans des régions ne relevant d’aucune

juridiction nationale ». Les Etats ne peuvent donc polluer ou exploiter les ressources naturelles

sans égards pour leurs voisins. Cette première interdiction est en fait l’une des constituantes de

l’obligation faite aux Etats de conserver la biodiversité dont ils viennent tout juste d’acquérir la

« propriété ». Responsables de la conservation des ressources biologiques et génétiques et « de

leur utilisation durable » comme l’affirme le Préambule de la Convention, les Etats sont de plus

en plus obligés de se conformer à certaines normes, en particulier aux normes environnementales.

Et l’ensemble des acteurs économiques, soumis au droit national, doivent, eux aussi se conformer

à ces normes. Or depuis quelques années, ces règles n’ont cessé de s’alourdir, en particulier en

Europe.

Pour prendre l’exemple de la France, il faut noter que 80% de la réglementation française en

matière de protection de la nature est due à l’Union Européenne52 qui émet de nombreuses

directives que la France se doit d’intégrer à sa législation nationale. Au nombre de ces directives

52 Le chiffre de 80% est tiré du discours de clôture de la Journée du Développement Durable (J3D), organisée par la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris le 11 octobre 2007, et prononcé par la Secrétaire d’Etat à l’Ecologie, Nathalie KOSCIUZKO-MORIZET.

34

transposées en droit français, on trouve la Directive « Habitats, Faune, Flore » de 199253 qui vise

à répertorier les habitats et les espèces représentatifs des biotopes européens nécessitant une

protection et donne obligation aux Etats de créer des zones spéciales de conservation, qui forment

le réseau « Natura 2000 ». On trouve aussi la Directive sur la responsabilité environnementale en

ce qui concerne la prévention et la réparation des dommages environnementaux de 2004, qui

s’applique aux activités industrielles présentant un danger pour la santé ou l’environnement. Elle

impose notamment de réaliser des études d’impacts avant de construire un site industriel, et

surtout de compenser économiquement toutes les dégradations causées à l’environnement, en

vertu du principe de la compensation biologique54. Pour aller encore plus loin, l’Union

Européenne vient de faire paraître un projet de Directive sur la protection de l’environnement par

le Droit Pénal. L’idée : sanctionner les atteintes graves à la biodiversité, les peines allant d’une

amende de 750 000 € à une peine de prison de 5ans pour les personnes physiques. Ce projet est né

du récent désastre sanitaire et écologique lié au déversement de déchets toxiques en Cote

D’Ivoire, et avait été proposé dès la fin des années 70 après l’épisode des pluies acides, mais il

aura fallu attendre plus de 30 ans pour qu’il soit concrètement formulé et vraisemblablement

bientôt adopté.

La France elle-même a alourdi son arsenal juridique : en 1995, elle adopte la Loi relative au

renforcement de la protection de l’environnement, dite Loi Barnier55, qui définit pour la première

fois le « principe de précaution » et exige l’anticipation des atteintes portées à l’environnement de

manière à les amoindrir. En 2005, elle a mis en place la Charte de l’Environnement, qui établit le

« principe du pollueur-payeur » en affirmant que « toute personne doit contribuer à la réparation

des dommages qu’elle cause à l’environnement » (art.4)56.

En se soumettant à ces normes, les Etats voient leur autonomie de décision circonscrite, et ce du

fait d’une obligation de conservation faite par la Convention. Et pour certains, l’autonomie est

encore amoindrie en raison des difficultés internes limitant leur souveraineté sur leur territoire.

Pour ces Etats, le plus souvent ceux du Sud, les mesure coercitives des Etats tiers, le plus souvent

du Nord, c'est-à-dire ceux en mesure de faire pression, viennent achever la prétendue souveraineté

des pays en développement sur leurs ressources.

53 Directive « Habitats, Faune, Flore », 92/43/CEE du Conseil, concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et la flore sauvages, 21 mai 1992. Consultable : http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ.do?uri=CELEX:31992L0043:FR:HTML54 Directive 2004/35/CE du Parlement Européen et du Conseil, du 21 Avril 2004 (entrée en vigueur en avril 2007 en France). Consultable : http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ.do?uri=CELEX:32004L0035:FR:HTML55 Loi Barnier, n° 95-101, 2 février 1995. Consultable : http://www.admi.net/jo/ENVX9400049L.html56 Charte de l’Environnement, Loi Constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005. Consultable : http://www.legifrance.gouv.fr/WAspad/UnTexteDeJorf?numjo=JUSX0300069L

35

Les Etats les plus puissants ou les plus influents ont en effet l’opportunité d’ « inciter » les autres

Etats à adhérer à un traité ou à s’engager dans une certaine démarche en les « menaçant » de

sanctions commerciales directes ou indirectes, de mesures de rétorsions… Les sanctions sont

alors négatives : « des sanctions commerciales furent imposées en 1995 à la Russie qui n’avait pas

respecté ses obligations envers le Protocole de Montréal. Les Etats-Unis ont réduit les quotas de

pêche du Japon, de la Norvège et de l’Union Soviétique en représailles contre leurs violations des

termes du régime baleinier international57 ».

Mais les Etats puissants peuvent aussi prendre des mesures positives, incitant les autres Etats à

entreprendre des actions qui lui permettent de se conformer à ses obligations. « Dans de

nombreux cas, les pays en voie de développement peuvent être conduits à souscrire à des régimes

internationaux qu’ils n’ont pas les capacités techniques, administratives ou financières de mettre

en œuvre58 », c’est grâce à l’aide des autres Etats qu’ils peuvent tout de même y participer.

En tout état de cause, « les Etats, en tant qu’acteurs internationaux, réaffirment leur prééminence :

ils s’assurent simplement que l’exercice de la souveraineté se fera dans des conditions d’équité,

ou que, à défaut d’accord [i.e. de consentement préalable], nul ne tirera un bénéfice démesuré de

l’exploitation de ces ressources59 ». Lorsque des entreprises étrangères souhaiteront effectuer de

la bioprospection, les pays du Sud pourront profiter de leur contrôle sur l’accès aux ressources

pour demander un partage des avantages découlant de leur utilisation. Cette souveraineté, bien

que surtout symbolique selon nous, représente donc un gain substantiel et une nouvelle « arme »

de négociation pour le Sud. D’ailleurs, la Convention précise elle-même que l’un de ses objectifs

est « le partage juste et équitable des avantages découlant de l’utilisation des ressources

génétiques ». (Préambule, CDB).

57 Philippe Le PRESTRE, op cit., page 334. 58 Ibid. 59 Ibid, page 97.

36

2. L’accès et le partage des avantages issus de l’exploitation des ressources

biologiques : la question des vrais bénéficiaires et des moyens mis en

place.

2.1 – Principe et limites de l’ « access and benefit sharing ».

La question du partage des avantages découlant de l'utilisation des ressources génétiques et

biologiques, dite problématique de l’ « access and benefit sharing » selon l’expression anglaise

plus connue, est justifié par deux arguments qui font, en fait de partage, davantage une

compensation pour les pays du Sud.

Le premier est d'ordre environnemental, il s'agit du rôle prépondérant joué par les pays du Nord

dans la détérioration des ressources naturelles, la fameuse « dette écologique » dénoncée par les

pays du Sud.

Le deuxième est d'ordre économique : le partage des avantages compense une renonciation à des

activités économiques affectant la biodiversité (déboisement et surpêche par exemple) en

fournissant un encouragement supplémentaire pour la préserver.

L'inclusion du principe de partage des avantages dans l'article 15 de la CDB, consacré à l'accès

aux ressources génétiques, indique que le partage des avantages peut être considéré comme une

condition sine qua non de l'accès aux ressources. Il pourrait, par exemple, être imposé comme

condition à l'obtention d'un permis de bioprospection. La définition d'un partage « juste et

équitable » est laissé aux négociations entre l'État fournisseur et l'entreprise de bioprospection.

Néanmoins, le paragraphe 7 de l'article 15 réfère aux articles 16 et 19, ce qui laisse entendre que

le partage des avantages inclut le transfert de technologie, la participation aux activités de

recherche et l'accès prioritaire aux résultats et aux bénéfices des technologies qui utilisent la

ressource60.

L’étude des principaux accords de bioprospection sur lesquels nous avons été amenée à travailler

dans le cadre de notre stage nous permet de dresser le tableau suivant, relatif aux modialités de

partage des avantages les plus fréquemment utilisées par les entreprises.

60 Pour plus de détails, nous avons placé annexe une version française du texte de la Convention sur la Diversité Biologique.

37

PRINCIPALES MODALITES DU PARTAGE DES AVANTAGES ISSUS DE L’UTILISATION

DES RESSOURCES

PARTAGE MONETAIRE

PARTAGE NON MONETAIRE

Sommes liées à l’accès aux ressources

Sommes liées à l’utilisation des

ressources

Somme fixe ou variable pour le

prélèvement d’échantillons

% des revenus tirés de la

commercialisationdes ressources

Redevance sur les produits dérivés

Somme fixe ou variable pour la R & D in situ et l’installation des

équipes étrangères

Frais sur les réapprovisionneme

nts

Transferts de technologies

Transferts d’informations

Amélioration des infrastructures

Formations

Fourniture équipements

spécifiques à la recherche sur les

ressources

Fournitures

d’autres é i t

Sensibilisation à la conservation des

ressources

Recherches en commun sur les

ressources (formations des scientifiques et

des populations)

38

39

Mais au moment de décider des modalités de la redistribution des avantages se joue un « bras de

fer » entre entreprises de bioprospection et Etats fournisseurs. Une opposition dans laquelle les

firmes du Nord, forte de leur arsenal juridique et de leurs moyens financiers l'emportent souvent

et à peu de frais, mais opposition dans laquelle certains Etats du Sud ont su avancer leurs pions.

Tout d'abord, les entreprises peuvent poser de sérieuses limites au partage des avantages. En effet,

certains accords dits de bioprospection, c'est-à-dire des contrats qui établissent « les normes

devant régir la cession de ressources génétiques à des fins de recherche [et éventuellement] de

commercialisation en échange d'avantages accordés à la partie reconnue comme fournisseur61 »,

prévoient que seuls les profits tirés de la commercialisation pourront être investis dans la

protection ou la conservation de la biodiversité, alors que les versements initiaux doivent servir

aux infrastructures, à l'achat du matériel et à la recherche.

Ainsi en est-il de l’accord passé entre la Ball Horticultural Company et le National Botanical

Institute d’Afrique du Sud, qui prévoit un versement initial de 125 000 dollars, un versement

annuel de 28 000 dollars et un pourcentage sur les ventes que la Ball Horticultural Company

réalisera à partir du matériel génétique transféré, dont les ¾ au moins devront servir à la

préservation des écosystèmes sud-africains62.

L’entreprise pharmaceutique Merck a, quant à elle, versé 1 million de dollars à l’Instituto

Nacional de Biodiversidad (INBio), un organisme costaricain mandaté par le gouvernement

comme fournisseur de ressources génétiques. Selon nous, ces paiements initiaux permettent aux

firmes utilisatrices de séduire les consommateurs soucieux d’équité (c’est toute la logique du

commerce équitable par exemple) tout en établissant, dès le départ, de bonnes relations

commerciales avec leurs fournisseurs du Sud. Les paiements initiaux assurent aussi aux

fournisseurs d’obtenir des fonds sans attendre qu’un produit soit commercialisé à partir de leurs

ressources génétiques. Mais Merck a posé des conditions au versement des ces paiements

initiaux : au moins 10% des budgets de bioprospection doivent servir à la conservation et 50% des

bénéfices reçus de la bioprospection doivent être transférés au Ministère de l’Environnement

costaricain pour qu’il les réinvestisse dans la conservation.

61 Définition donnée par Darell POSEY et Graham DUTFIELD, Le marché mondial de la propriété intellectuelle : droits des communautés traditionnelles et indigènes, Ottawa, Centre de Recherches pour le Développement International et Fond Mondial pour la Nature, 1997, page 74. 62 Les chiffres sont tirés de Rachel WYNBERG, « Institutional Responses to Benefit-Sharing in South Africa », in Sarah LAIRD, Biodiversity and traditional Knowledge : Equitable Partnerships in Practice, Londres, Earthscan, 2002, pages 60-70.

40

Quelles que soient les modalités du partage, bien que peu souvent favorables aux pays du Sud, à

tout le moins faudrait-il que ces sommes soient supérieures aux coûts des dommages

environnementaux que peuvent entraîner les activités de bioprospection. C’est le minimum que

tentent de faire accepter et mettre en place certains pays, qui durcissent leur législation en matière

d’accès aux ressources.

En effet, certains Etats ont su s'imposer dans le débat, du moins imposer leurs règles aux

entreprises de bioprospection. C'est par exemple le cas des Philippines, dont le règlement de

l'application de l'article 15 de la CDB prévoit que l'accès aux ressources génétiques et biologiques

est soumis à la condition que l'organisme de bioprospection accorde un droit d'utilisation

commerciale à un organisme philippin pour toute technologie développée à partir des ressources

endémiques aux Philippines. Il prévoit aussi une mesure plus originale pour assurer un partage

juste : ce règlement prévoit la signature d'un contrat séquentiel. Cela signifie que les Philippines

font la différence entre le financement du droit d'accès, souvent peu élevés pour ne pas décourager

les entreprises qui ne sont pas encore certaines de trouver les ressources nécessaires pour en faire

une application industrielle ; et le financement du droit d'usage de la ressource, une fois que l'on

peut estimer combien elle va rapporter.

Évidemment, les entreprises sont largement défavorables à ces mesures, qui viennent restreindre

leurs droits et alimenter la liste de leurs obligations. C'est ce qui explique que nombre d'entre elles

se tournent vers les pays en voie de développement les moins exigeants63. C'est ce qui explique,

par conséquent, que les pays en voie de développement qui ont durci leur législation en matière

d'accès et de partage sont aujourd'hui moins sollicités par les entreprises de bioprospection. C'est

ce que révèle une Commission Civile Internationale sur les droits humains64 : d'après ses

observations, le nombre de contrats de bioprospection au Brésil65, en Inde et aux Philippines, qui

ont tous trois intensifié leur arsenal juridique, n'a cessé de diminuer depuis l'entrée en vigueur de

ces différentes législations nationales. Dans le même temps, les contrats se sont multipliés au

Costa Rica et en Indonésie réputés moins exigeants en la matière, sans que la qualité ou la

quantité des ressources disponibles dans ces territoires soit devenue discriminante pour les Etats

du Sud devenus plus exigeants. 63 Il est intéressant de noter le parallèle que l'on peut faire entre les démarches des entreprises qui se fournissent auprès des Etats les moins exigeants en matière de partage des avantages et la démarche des pays en voie de développement qui, en matière d'allocation de l'aide publique au développement, se tournent vers les pays du Nord dont les conditionnalité liée à l'aide sont les moins nombreuses ou les moins contraignantes. 64 “Conservation International : The Trojan Horse”, International Civil Commission of Human Rights Observation in Chiapas, CCIODH, Mai 2002, Mexique. Conservation International étant l’une des plus importantes ONG environnementales au monde. 65 Il faut noter que le Brésil a condamné, en juillet dernier, un biologiste néerlandais spécialiste des primates, à 15 ans et neuf mois de prison pour biopiratage en Amazonie : plusieurs délits contre la faune et la flore ont été retenus contre lui. Dépêche de l'AFP (Rio de Janeiro) du quatre juillet 2007, par Fred TANNEAU.

41

Au-delà de la question des modalités du partage et du choix de l’Etat avec lequel les entreprises

vont préférer collaborer, une autre question se pose : celle des réels bénéficiaires de ce partage.

2.2 − La question des bénéficiaires : quelle place pour les populations autochtones ?

Au nombre des bénéficiaires du partage des avantages, on trouve en première ligne le

gouvernement (via les taxes) et les représentants locaux de l'État lorsqu'il y en a. On trouve aussi,

bien évidemment, les instituts de recherche (botaniques et zoologiques) qui travaillent en

collaboration avec les entreprises étrangères. Mais on trouve surtout des acteurs incontournables

en matière de ressources génétiques et biologiques : les populations autochtones qui conservent et

diversifient ces ressources depuis des décennies et connaissent à leur sujet un ensemble de

traditions et de savoirs aussi utiles à l'entreprise qui prospecte que la ressource en elle-même. Les

entreprises sont même de plus en plus nombreuses à payer des autochtones pour trouver les

ressources, expliquer à quoi elles leurs sont utiles, avec quelles autres espèces elles peuvent être

croisées… Le savoir traditionnel des populations autochtones est donc tout aussi important que le

végétal, l’animal ou le gène en lui-même. Il peut donc, lui aussi, être l'objet de biopiraterie.

Mais la rémunération des populations autochtones, bien que nécessaire et normale, ne va pas sans

poser problème. Ainsi, outre le fait que les indigènes ignorent, le plus souvent, leurs droits à être

indemnisés, les modalités de ce « partage » sont susceptibles de déstabiliser ces populations.

Ainsi, l'association Survival, spécialisée dans la défense des droits des populations indigènes,

relate qu'en mars 2003 les Sans (peuple aborigène d'Afrique du Sud) ont reçu 4,5 millions d'euros

et toucheront des royalties sur les ventes globales des produits d’Unilever (géant mondial de la

distribution), tirés de leurs savoirs ancestraux, c'est-à-dire plusieurs millions d'euros par an. Ils

vont donc devenir milliardaires du jour au lendemain, leur mode de vie en sera bouleversé. Il ne

reste aujourd’hui plus que 100 000 Sans, qui vivent déjà dans une situation précaire puisque leur

territoire est l'objet d'une lutte en raison de la présence d'une mine de diamants. En 2006, ils ont

pu retourner sur leurs terres, non sans difficultés. Selon Survival, l'enrichissement risque de

provoquer une dislocation culturelle (afflux monétaire trop soudain et trop important), alourdie

par la ruine qui pourrait s’en suivre. En effet, le brevet ayant une durée limitée, de 20 ans le plus

souvent, les royalties dues par les compagnies au titre de ce brevet sont, elles aussi, limitées. Une

fois le brevet tombé dans le domaine public la rente disparaît66.

66 Cette situation n’est pas sans rappeler les déboires que connaissent aujourd’hui certains pays qui ont centré leur économie sur la rente pétrolière…

42

Les avancées de la Convention de Rio sont donc, comme nous venons de le voir, quelques fois

diminuées dans la pratique. Si les « avantages » octroyés au Sud par ce texte représentent un vrai

symbole, celui-ci est de plus en plus attaqué, notamment en raison d’obstacles posés par le Nord.

43

Troisième Chapitre :

Les entraves posées par le Nord pour limiter les bénéfices accordés au Sud.

Alors que le texte de la Convention sur la Diversité Biologique paraît relativement favorable aux

pays du Sud, qui ont obtenu le minimum qu'ils attendaient, il ne désavantage pas pour autant les

pays du Nord ; notamment parce qu'ils sont parvenus, du fait des « entraves » posées avant,

pendant et après la réunion de Rio, à modifier la lettre de cette Convention. Parmi les obstacles

posés par le Nord, on relèvera d’abord une tentative de déstabilisation au cours même de la

Conférence. En effet, entre le 3 et le 14 juin 1992, plusieurs personnalités ont fait circuler un texte

dénonçant « l’irrationalisme écologique » de la Convention. Rédigé en très grande partie par le

français Michel Salomon, il est le reflet d’une large opposition, ou, tout du moins, l’expression de

nombreux doutes à l’égard des priorités de la Convention.

A l’issue des deux semaines de débats, ce texte, rendu public le 19 juin sous le nom d’ « Appel

d’Heidelberg », est signé par plus de 4 000 « intellectuels, scientifiques, dirigeants politiques ou

économiques », dont 70 prix Nobel qui se mobilisaient contre les limitations imposées à leurs

recherches et leurs ressources. Objectif : dénoncer le caractère utopique de la Convention et ainsi

la discréditer. Mais ce qu’il est important de noter, c’est qu’à l’époque, ses principaux rédacteurs

travaillaient pour de grands groupes industriels – à l’instar de son porte-parole, Michel Salomon,

salarié de la firme pharmaceutique Sterting & Winthrop – et qu’ils n’avaient aucun intérêt au

succès ni à l’application de la Convention sur la Diversité Biologique, bien au contraire.

Au-delà de cette première tentative de discréditation, qui n’a pas eu les effets escomptés, les Etats

ou les firmes du Nord ont posé d’autres entraves, bien plus importantes, pour tenter de limiter les

bénéfices accordés au Sud.

44

1. Premières manœuvres du Nord, jusqu’à présent limitées dans leurs

conséquences.

1.1 – Le scandale de la « Technologie Terminator ».

Au début des années 90, la firme Monsanto met au point son produit phytosanitaire le plus

célèbre, le fameux « Roundup », herbicide chimique très efficace mais qui va rapidement lancer

une grande polémique sur les activités de l’entreprise.

En effet, en 1995, le RAFI, la Fondation Internationale pour l'Essor Rural, dénonce la mise au

point et la commercialisation par la firme américaine de variétés de soja, de coton, de betteraves

et de colza, génétiquement modifiées pour être plus tolérantes aux herbicides et ainsi augmenter

les ventes de son désherbant. Selon l'ONG, ce que Monsanto a appelé « une taxe technologique »

lui aurait rapporté 51 millions de dollars pour la seule année 199567.

Mais la firme ne se contente pas de cette « manipulation » : en 1998, elle rachète l'entreprise qui

vient de mettre au point une nouvelle technologie, encore plus avancée, ou pernicieuse selon le

point de vue. En effet, le 3 mars 1998, la firme Delta and Pine Land acquiert la licence

n° 5 723 765, dite Technology Protection System (TPS), plus connue aujourd'hui sous le nom de

« Technologie Terminator ». Son objectif avoué : disséminer des plantes dont la descendance

s'autodétruit, c'est-à-dire des semences suicides. Delta and Pine Land a en effet trouvé le moyen

d'introduire dans une variété un gène qui stérilise les semences. Conséquence : chaque année les

utilisateurs doivent racheter la semence.

Cette technologie arrive à point nommé pour Monsanto : la firme avait déjà déposé un brevet pour

limiter l'utilisation de ses semences à une année, elle avait même chargé la société Pinkerkon,

grande compagnie de détectives, de vérifier que les agriculteurs ne réutilisaient pas lesdites

semences ! L’échec de cette opération poussa donc Monsanto à investir dans la « Technologie

Terminator » qui, elle, était prometteuse : le génie génétique devait réussir là où la simple loi avait

échoué.

L'annonce du rachat de Delta and Pine Land pour un montant de 1,76 milliard de dollars par

Monsanto intervient en pleine négociations des parties à la CDB, à Bratislava, en 1998. Or le

représentant américain de cette conférence n'est autre que Mickey Kantor, membre du conseil

67 RAFI, Rural Advancement Foundation International, Communiqué de Juillet-Août 1996, pages 7 et 8.

45

d'administration de Monsanto, et grâce (ou à cause duquel) les États-Unis vont alors « enfourcher

le cheval de bataille de Monsanto68 ».

Il faudra attendre 2002 et le Sommet de la Terre de Johannesburg pour que les parties à la

Convention finissent par imposer un moratoire sur cette technologie, au nom de la sécurité

alimentaire mondiale et du respect de la diversité génétique. Ce moratoire intervient notamment

sous la pression des ONG et des pays en voie de développement pour lesquels cette

« technologie » est très problématique tant au niveau de l’approvisionnement alimentaire qu’au

niveau des mesures à mettre en œuvre pour faire respecter les droits de propriété intellectuelle des

firmes du Nord.

Un autre problème se pose toutefois aux pays du Sud : celui de la réduction des privilèges

accordés à leurs agriculteurs.

1.2 – La remise en cause du « privilège des agriculteurs ».

En 1961, 26 pays industrialisés ont mis au point le système dit de « protection des obtentions

végétales » qui devait protéger les variétés mises au point par les sélectionneurs industriels grâce

à un droit de propriété intellectuelle. A ce moment, les 26 pays avaient, tacitement, refusé que soit

limité un principe ancien, « le privilège des agriculteurs ». Ce principe donnait aux agriculteurs,

par coutume, la liberté de conserver des semences issues de leurs récoltes afin de les ressemer, de

les échanger ou de les croiser l'année suivante sans avoir à payer une nouvelle fois la redevance.

Mais le développement des biotechnologies dans le domaine agricole à partir des années 90, et

surtout les bénéfices retirés et envisagés de cette « ruée vers l’or vert » se sont accompagnés de

restrictions croissantes au libre accès à la variabilité génétique et aux semences, en particulier

parce que les firmes du Nord ont demandé le respect inconditionnel de leurs droits de propriété

intellectuelle.

En 1991 les parties à l'Union pour la Protection des Obtentions Végétales – UPOV – ont donc

introduit une nouvelle version de cette convention en limitant le privilège des agriculteurs au nom

du renforcement des brevets et autres licences. Selon cette dernière révision, une variété protégée

impose le versement de royalties, à deux exceptions près. La première, obligatoire, concerne les

exemptions de recherche. C'est dire qu'un sélectionneur peut librement utiliser une variété existant

à des fins de recherche ou de création d'une nouvelle variété, sans avoir à en demander

68 Ricarda A. STEINBRECHER et Pat Roy MOONEY, « La technologie Terminator : menace sur la sécurité alimentaire du monde », The Ecologist, Londres.

46

l'autorisation. La deuxième exception, désormais facultative, concerne le privilège de

l'agriculteur : c'est à la firme de décider si l'agriculteur devra ou non payer des royalties.

Sous la pression des firmes des pays industrialisés et sous couvert du respect des droits de

propriété intellectuelle, nous sommes donc passés, en 30 ans, d'un accès libre et gratuit à un accès

conditionné et payant.

1.3 – La création de bases de données des ressources et des savoirs traditionnels, ou

comment officieusement faciliter le brevetage.

L'un des principaux objectifs de la Convention de Rio était d'assurer la protection de la

biodiversité. En donnant au Sud la souveraineté sur ses ressources et en accordant au Nord un

droit d'accès à ces mêmes ressources, en échange d'un partage équitable des avantages issus de

l’exploitation, la protection des ressources devait être assurée. Mais pour aller encore plus loin, et

protéger à la fois les ressources et les savoirs traditionnels des populations autochtones, qui

utilisent ces ressources depuis des millénaires, les pays du Nord ont proposé la création d'un

« gateway », une base de données regroupant l'ensemble des ressources et des savoirs associés.

Comment ? Par la création de registres par les autochtones eux-mêmes et par la mise en commun

de toutes les bases de données déjà existantes à la fois sur les ressources disponibles in situ et

celles disponibles ex situ, dans des banques de gènes.

Mais plusieurs limites se posent à ce système : la première est d'ordre pratique, il s'agit de la

barrière de la langue et surtout de la tradition orale de nombreuses populations indigènes. Pour

elles, le savoir se transmet de manière coutumière par voie orale, et souvent en fonction du sexe

ou du statut dans le groupe : de mères en filles ou de chasseurs en chasseurs… Si l'on ajoute à

cette première barrière l'incompréhension de l'intérêt de réaliser une base de données sur

l'ensemble des plantes alors que les populations elles-mêmes en connaissent les vertus, la

proposition faite par le Nord s'avère difficile à réaliser.

Surtout si l'on tient compte des raisons pour lesquelles un tel projet est en réalité lancé : encore

une fois il ne s'agit peut-être pas tant de protéger les savoirs que de se les approprier. En effet, ce

catalogage sert à rendre plus facilement accessibles les savoirs traditionnels, donc à diminuer

d'autant le travail de recherche des firmes du Nord. L’idée de ces bases de données : les savoirs

décrits peuvent faire l'objet d'une demande de brevet par les populations autochtones, mais ceux

qui ne seront pas décrits ou qui ne feront pas l'objet d'une demande de droits de propriété

intellectuelle ne seront pas protégés et seront donc brevetables par d'autres. La dérive ici est

47

grande : d'après certaines législations supranationales, la divulgation du savoir conduit même à le

faire tomber, après un laps de temps, dans le domaine public ; grâce à quoi toute personne

intéressée pourra l'utiliser69.

Face à ces dérives, les populations du Sud n'ayant pas, au surplus, l'habitude de s'approprier

individuellement une ressource mais plutôt d'en faire un bien collectif, certains pays en

développement ont opposé leur veto à de telles bases de données. Il en est ainsi du Pérou et du

Brésil qui affirment que ces registres ne favorisent pas la protection de la biodiversité et ne

permettent pas de lutter contre les cas d'appropriation illicite des ressources ou des savoirs

traditionnels. Ils demandent de leur côté, plutôt que la création de base de données coûteuses,

l'obligation, pour le demandeur du brevet, de divulguer l'origine de la ressource ainsi que l'accord

des populations locales ou du pays fournisseur à son utilisation. Le Nord s'y refusant pour le

moment, le débat est bloqué70. Et ce n’est pas le seul débat problématique.

2. Les freins posés par le Nord aux transferts de technologies.

« L'argent n'a pas d'importance sont si nous n'avons pas accès au savoir. La survie concerne la

diffusion des connaissances, pas celle de l'argent71 ».

En 1992, lors de la rédaction de la Convention de Rio, les oppositions furent nombreuses sur la

question du transfert des technologies.

D'un côté, les pays du Nord, en premier lieu les Etats-Unis, et les industries de biotechnologie

craignaient que les pays du Sud profitent du transfert de technologies, prévu dans la Convention,

pour contrefaire leurs droits de propriété intellectuelle. Principaux innovateurs, vendeurs et

acheteurs de nouvelles technologies, ils cherchaient − et continuer de chercher − à consolider la

position de leurs entreprises en renforçant le régime international des droits de propriété

intellectuelle et en s'opposant aux transferts forcés qui pourraient profiter à des firmes

concurrentes. Les firmes du Nord exigeaient donc – et continuent d’exiger – la possibilité

d'utiliser leur technologie sans être obligées de la céder à d'autres pays ou alors en étant

compensées adéquatement lorsqu’elles le font.

69 La Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle, du 20 mars 1883 et modifiée pour la dernière fois le 28 septembre 1979 et l’Accord sur les Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle touchant au Commerce (ADPIC – TRIP’s) visent notamment à encadrer et faire respecter les droits de propriété. 70 Nous y reviendrons dans le dernier chapitre. 71 Maneka GANDHI, Ministre de l’Environnement Indien, 1990, cité dans Ian H. ROWLANDS, The politics of Global Atmospheric Change, New York, St Martin’s, 1995, page 177.

48

Or, selon la Commission Américaine du Commerce International, les industries américaines, à

elles seules, perdraient 200 à 300 millions de dollars chaque année à cause d'une faible protection

de la propriété intellectuelle dans les pays du tiers-monde.

Mais de l'autre côté, et face aux réticences voire aux refus du Nord, les pays du Sud rappellent

simplement que ce sont eux qui, en matière de biodiversité, détiennent les ressources et

demandent pourquoi ils devraient les protéger si les produits dérivés de leur exploitation sont

monopolisés par les firmes du Nord.

Entre ces deux positions, la Convention sur la Diversité Biologique, dans son article 16, prévoit

que « chaque partie contractante […] s'engage à assurer ou à faciliter l'accès aux technologies

nécessaires à la conservation et à l'utilisation durable de la diversité biologique et à […] transférer

lesdites technologies ».

Elle y affirme aussi, au paragraphe 2, que « lorsque les technologies font l'objet de brevets et

autres droits de propriété intellectuelle, l'accès et le transfert sont assurés selon des modalités qui

reconnaissent ces droits de propriété intellectuelle ».

Dans ces dispositions, Nord et Sud semblent avoir obtenu le minimum attendu. Le Sud peut

exiger le transfert de technologies comme une condition sine qua non de l’accès aux ressources,

c'est-à-dire comme une contrainte sur les firmes du Nord qui souhaitent se procurer leurs

ressources.

Le Nord, quant à lui, voit ses droits de propriété respectés et surtout semble avoir trouvé une

nouvelle parade : certaines firmes, en contrepartie du transfert, ont en effet demandé une période

d’exclusivité sur les ressources transférées afin d’éviter que d’autres utilisateurs leurs fassent

concurrence.

Encore une fois, en détournant ou en interprétant la lettre de la Convention, un consensus peut

être trouvé, mais trop de compromis peut se révéler néfaste…

49

Deuxième Partie :

Comment appliquer la Convention sur la Diversité Biologique

à son avantage ?

Les démarches du Sud dans la période post-Rio.

50

Chapitre Premier :

Les initiatives des pays en voie de développement pour s’imposer dans le débat

sur les ressources génétiques et biologiques : la nouvelle solidarisation

du Sud contre les pratiques biopirates du Nord ?

En décembre 1993, la Convention sur la Diversité Biologique est entrée en vigueur. Et même si sa

mise en application montre quelques failles par rapport aux objectifs initiaux, il s'agit tout de

même d'un texte novateur et révolutionnaire, en particulier pour les pays du Sud. Et les

changements qu'elle implique, notamment en ce qui concerne la reconnaissance de la

souveraineté, le partage équitable des avantages et la protection des produits et procédés par des

droits de propriété intellectuelle, doivent être pris en compte dans un certain nombre d'autres

règlements internationaux.

C'est le cas de l'Engagement International sur les Ressources Phytogénétiques de la FAO (1983)

et surtout des règles commerciales en vigueur au sein du General Agreement on Tariffs and

Trade, future Organisation Mondiale du Commerce (OMC).

Ainsi, en 1994, l'accord de Marrakech, instituant l'OMC, consacre une annexe aux droits de

propriété intellectuelle relative au commerce international. C'est ce que l'on appelle l'Accord sur

les Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle touchant au Commerce, l’Accord ADPIC, plus

connu sous son acronyme anglais « TRIP’s agreement ». Ce texte exige, entre autres choses, que

tous les membres de l'OMC protègent les « obtentions végétales » en revoyant leur législation

nationale, si possible en instaurant un droit des brevets strict.

Et c'est dans cet interstice que les Etats africains ont tenté de concilier ce qu'ils considèrent

comme des avancées de la Convention de Rio et des restrictions de l’Accord ADPIC à leurs droits

: en adoptant une législation nationale qui leur est propre et qui prend en compte la spécificité de

leur situation économique, sociale et politique, ils souhaitent s’imposer dans le débat sur les

ressources génétiques et biologiques. En ce sens, la « Loi-Modèle » de l'Organisation de l’Unité

Africaine (OUA) semble être l’un des nouveaux thèmes de solidarisation du Sud par rapport au

51

Nord72 ; alliance Sud – Sud qui se retrouve dans la dénonciation de l’échange inégal, dans la lutte

pour la reconnaissance de la dette écologique et dans la création de « groupes de pression ».

1. La Loi-Modèle de l’OUA : la réplique de l’Afrique au biopiratage

américain et européen.

Les initiatives des pays du Sud pour s’assurer un accès aux ressources et un partage des avantages

issus de leur exploitation qui soient leurs favorables ne datent pas d’hier. En effet, en 1968 déjà,

plusieurs pays africains signaient la Convention Africaine sur la Conservation de la Nature et des

Ressources Nationales, suivis quelques années plus tard , en 1985, par la signature de l’Accord de

l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ANASE) sur les ressources biologiques.

Mais depuis quelques années, cet « activisme » du Sud semble s’être concentré sur la rédaction et

la mise en place de la Loi-Modèle de l’OUA, qui nous semble être l’exemple le plus abouti de

contre-proposition du Sud pour s’intégrer dans le débat sur les ressources génétiques et

biologiques et dans la lutte contre la biopiraterie.

1.1 – Naissance de la Loi-Modèle de l’Organisation de l’Unité Africaine.

Selon ses dirigeants politiques et économiques, l’Afrique ne peut pas se conformer aux exigences

de l'OMC sans renier les avancées obtenues grâce à la Convention sur la Diversité Biologique.

Alors, pour mettre fin au biopiratage, protéger durablement la biodiversité et respecter les droits

de propriété intellectuelle, c'est-à-dire concilier l’Accord ADPIC et la Convention de Rio, les

Etats africains ont proposé un système sui generis : la « Loi-Modèle sur la protection des droits

des communautés locales, des agriculteurs et des obtenteurs et sur les règles d'accès aux

ressources biologiques ».

Elle a été conçue comme un cadre permettant aux Etats africains d'harmoniser leurs positions et

d'adopter des législations en conformité avec celle de leurs voisins. C'est le début de la « Position

Commune de l'Afrique » sur le thème de la biodiversité.

72 L’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), devenue Union Africaine (UA) en 2002, dont le siège est Addis-Abeba (Ethiopie), a été créée en 1963 et comprend l’ensemble des pays africains. Son objectif principal est la promotion de la coopération entre les Etats de la région dans le respect de l’intégrité des frontières héritées de la colonisation.

52

L'idée d'une solidarisation du Sud contre les pratiques biopirates du Nord est officiellement

exprimée pour la première fois lors d'une rencontre tenue à Addis-Abeba, du 20 au 23 mars 1998.

À cette occasion, l’OUA émet en effet une déclaration dans laquelle elle affirme que « les pays

africains n'avaient que peu de voix au chapitre des négociations [relatives à l’Accord ADPIC]. La

méthode initiée par l'OMC est de nature rapace et va à l'encontre des ambitions des collectivités

pionnières et de leur biodiversité, tout à fait essentielle à la survie de la planète73 ».

Deux mois plus tard, au sommet de l’OUA, à Ouagadougou, les chefs d'États africains

conviennent d'élaborer une position conjointe pour le continent afin de protéger leurs droits et leur

souveraineté, ainsi que pour se forger des alliances avec les autres pays du Sud en vue de la

première révision de l’Accord ADPIC, prévue pour 1999.

À peine un an plus tard, l’Organisation présente sa Loi-Modèle lors de la troisième Conférence

ministérielle de l'OMC, à Seattle en 1999.

Adoptée à Addis-Abeba en novembre 1999, sa version définitive est entérinée à Alger en juin

2000.

1.2 – Les principes défendus par la Loi-Modèle africaine.

Ignorant les décisions prises en 1980 par la Cour Suprême américaine et en 1992 par la

Convention sur la Diversité Biologique, qui acceptent l'idée que le vivant puisse être l'objet d'une

appropriation privée, à des fins commerciales, l'OUA rejette vivement la notion de « brevetabilité

du vivant ». À ce titre, le texte de la Loi-Modèle est clair : « les végétaux et les animaux ainsi que

les micro-organismes et tous les autres organismes vivants et leurs parties ne peuvent pas être

brevetés » (Préambule) et « les brevets sur toute forme de vie et sur les procédés biologiques ne

sont pas reconnus » (article 1er ).

Ce refus du brevetage vivant s'explique, selon les rédacteurs de cette loi, par la nécessité de

prendre en compte les spécificités économiques, sociales et politiques de l'Afrique et ne pas

imposer au continent des législations contraires à son intérêt. En effet, lors des réunions

préparatoires à cette Loi-Modèle, les dirigeants des Etats africains ont rappelé que si l’Accord

ADPIC accorde aux Etats la possibilité d’ « exclure de la brevetabilité les végétaux les animaux

autres que les micro-organismes », la Convention sur la Diversité, a contrario, leur impose de ne

pas interdire de manière trop drastique l'accès aux ressources !

Ils ont aussi et surtout rappelé qu'en révisant le système pour la protection des obtentions

végétales (UPOV) en 1991, les Etats du Nord ont largement réduit le « privilège des

73 A. SINAI, « Le jour où le Sud se rebiffa », Le Monde Diplomatique, janvier 2000.

53

agriculteurs », pourtant essentiel en Afrique, où le principal enjeu du libre accès aux semences et

à l’agrobiodiversité reste la sécurité alimentaire. Ainsi, selon le professeur Johnson A. Ekpere,

chercheur et ancien Secrétaire Général de la Commission de la technologie de la recherche de

l’OUA, « les agriculteurs africains sont des sélectionneurs dont le principal objectif est d'assurer

la sécurité alimentaire de leur famille. Ainsi, la sélection des variétés traditionnelles est faite sans

aucune idée de profit. […] Imposer un système de brevets, c'est tout simplement mettre fin à cette

agriculture de subsistance qui nourrit le continent »74.

Refusant, au surplus, que des découvertes rendues possibles grâce aux ressources biologiques et

génétiques africaines ne rapportent que très peu aux populations qui ont créé et protégé ces

ressources, l’OUA a tout simplement décidé d'ignorer le droit à la propriété intellectuelle des

firmes du Nord, au nom de l'intérêt africain, et même de l'intérêt de l'ensemble des pays du Sud.

Les dirigeants africains craignent en fait que la prescription de la protection par des brevets, donc

la restriction au libre échange des semences, ne lèse les petits agriculteurs, n'aggrave la situation

de la sécurité alimentaire et n'accroisse la dépendance de l'Afrique vis-à-vis de l'aide alimentaire

extérieure. « Le fardeau de la dette sera exacerbé à travers le paiement de redevances au Nord, qui

détient plus de 90 % des brevets sur les ressources biologiques et génétiques75 ». En rejetant le

brevet, on rejette le monopole, donc on rejette le paiement de royalties. Du point de vue du Sud,

ce rejet est légitimé par un chiffre : 5,4 milliards de dollars par an, qui équivaut au manque à

gagner pour les pays en voie de développement qui se voient dépossédés de leurs ressources au

profit de firmes multinationales.

Mais, évidemment, la Loi-Modèle de l’OUA, conçue comme un système sui generis, ne se limite

pas à ce rejet, elle prévoit trois principes majeurs et originaux relatifs aux modalités de protection

de la biodiversité et aux moyens de favoriser le Sud, « propriétaire » de cette diversité biologique.

♦ L’accès aux ressources :

Le premier concerne l'accès aux ressources, déjà largement débattu lors de la Convention de Rio.

Si les entreprises de prospection ont besoin de l’accord des Etats pour accéder aux ressources et

les prélever, l’OUA a souhaité aller plus loin. La Loi-Modèle prévoit ainsi que les entreprises

74 Johnson A. EKPERE, Le Modèle de loi africain. Protection des droits des communautés locales, des agriculteurs et des obtenteurs, et des règles d’accès aux ressources biologiques. Addis-Abeba, 2000, OUA. 75 Johnson A. EKPERE, op.cit.

54

devront, au préalable, informer clairement les populations qui utilisent et protègent les ressources

convoitées (c'est-à-dire dans leur langue et auprès de l’ensemble de la communauté). Outre cette

information préalable, les firmes devront aussi et surtout obtenir une autorisation écrite des

communautés, désignant la ou les ressources visées ainsi que la quantité et / ou la durée de

prospection.

D'autre part, comme le prévoient aujourd'hui la Bolivie le Pérou et les Philippines (entre autres),

l’Organisation africaine a été la première à proposer la conclusion d'un contrat de bioprospection

séquentiel. L'objectif : faire payer pour l'accès, quels que soient les résultats des recherches, c'est

ce que l’OUA appelle « le règlement des droits de collecte », et assurer le partage des bénéfices

des produits commercialisés.

♦ Les droits des communautés autochtones :

Le deuxième principe mis en place par l’Organisation africaine concerne les droits des

communautés. C'est un point très important de la Loi-Modèle. En effet, à l'opposé de la

conception des États du Nord, qui œuvrent pour une appropriation [privée] de la biodiversité et de

ses procédés, les Etats du Sud, le plus souvent, ont une vision collective des ressources de la

nature, dont il n'est, dès lors, pas question de donner le monopole à qui que ce soit.

Au Sud, « breveter » est synonyme d'exclure du bénéfice la majorité, tandis qu'au Nord

« breveter » a pour but d'accorder un bénéfice à la minorité. Et la différence des visions à des

implications éminemment différentes. C'est pourquoi les dirigeants africains ont souhaité accorder

une place d'importance à leurs communautés dans ce texte. La Loi-Modèle prévoit ainsi que les

communautés ont, au même titre que les Etats depuis l'entrée en vigueur de la Convention de Rio,

des droits inaliénables sur leurs ressources, ce qui implique qu'elles aient un droit de regard et

qu'elles contrôlent l'accès aux ressources, notamment en ayant le droit de retirer leur

consentement, même une fois les recherches lancées. Surtout, la Loi-Modèle prévoit que les

communautés devront percevoir 50 % de tous les bénéfices reçus par le gouvernement au titre du

partage des avantages issus de l'exploitation des ressources.

♦ La protection des droits des agriculteurs :

Contrairement à ce que prévoit le système UPOV de 1991, la Loi-Modèle affirme que les récoltes

et les semences doivent être protégées, le droit de conserver, d'utiliser et de multiplier les

semences doit être octroyé aux agriculteurs du Sud, à condition toutefois que les semences ne

55

soient pas diffusées à l'échelle commerciale. L’OUA décide en fait de revenir au premier système

UPOV, de 1961, qui laissait entier le « privilège des agriculteurs », principe garant de la

subsistance de millions de personnes en Afrique.

Là encore, l'idée, bien justifiée, est de faire passer l'intérêt du continent et de ses populations avant

celui des firmes du Nord.

Texte novateur, révolutionnaire, la Loi-Modèle à le mérite proposer une alternative concrète aux

règles de l'OMC, à l'élaboration desquelles les pays africains ont peu participé, mais auxquelles ils

sont néanmoins entièrement soumis. Comme le souligne Johnson A. Ekpere, « le type de droit

dont l'Afrique a besoin ce ne sont pas des droits de propriété intellectuelle, sous monopole de

l'entreprise privée, mais des droits qui soutiennent les communautés locales, les agriculteurs, les

populations indigènes, et les efforts qu'ils ont accomplis tout au long du dernier millénaire pour

conserver et améliorer la biodiversité pour le bénéfice de l'humanité tout entière76 ».

Mais en refusant le brevetage du vivant, les pays africains favorables à la Loi-Modèle se trouvent

face à la résistance des Etats et des firmes du Nord qui exigent la mise en place de droits de

propriété intellectuelle, et même aussi face à certains autres pays africains, preuve que la Position

Commune de l'Afrique est fragile et que la Loi-Modèle montre rapidement ses limites.

1.3 – Les limites de la Loi-Modèle.

La législation modèle de l'OUA a toutefois certaines limites. En effet, alors qu'elle aspire à créer

une cohérence entre les législations nationales des pays africains, 16 pays francophones sont

entrés dans une phase de ratification de l’Accord ADPIC pour se mettre en conformité avec les

règles de l'OMC : « un choix législatif qui laisse peu d'espace pour adopter la Loi-Modèle et sa

philosophie différente77 ».

L'adoption de la Loi-Modèle a été lente, et une revue des pays africains qui sont en train

d'élaborer des législations et d'adopter un cadre juridique relatif aux ressources de la biodiversité

suggère un classement en trois catégories :

- Les Etats qui ont adopté la Loi-Modèle en intégralité ou, du moins, certains éléments

de cette loi pour les adapter à leur législation nationale, et qui ont la capacité interne de 76 Johnson A. EKPERE, op.cit. 77 Laurent GTROSCLAUDE, « L’Afrique propose une loi originale », Solidaire, 6 mai 2001.

56

la mettre en œuvre. Ce groupe comprend l'Afrique du Sud, l'Égypte, le Kenya, la

Namibie, le Nigéria et le Zimbabwe.

- Les Etats n'ayant pas encore de législation relative à la gestion des ressources

génétiques et biologiques, mais qui souhaitent développer une législation conforme à

la Loi-Modèle, sans toutefois en avoir réellement les capacités internes. L'Angola,

Ouganda, l'Éthiopie, le Mozambique, l’Ouganda, la Tanzanie et la Zambie se trouvent

dans cette situation et « subissent des pressions extérieures pour ne pas le faire78 ».

- Les pays d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale, francophones et membres de

l'Organisation Africaine de la Propriété Intellectuelle (OAPI), qui ont adhéré à

l'Accord de Bangui révisé (1999), c'est-à-dire qui ont préféré se mettre en conformité

totale avec l'Accord ADPIC plutôt que d'adopter la Loi-Modèle. Il s'agit du Bénin, du

Burkina Faso, du Cameroun, la Centrafrique, du Congo, la Côte d'Ivoire, du Gabon, de

la Guinée, de la Guinée-Bissau, de la Guinée Equatoriale, du Mali, de la Mauritanie,

du Niger, du Sénégal, du Tchad et du Togo.

Si la Loi-Modèle semble tenter de concilier commerce et environnement, tout en rejetant les

législations créées pour l'Afrique mais sans l'Afrique, certains pays du continent ont refusé d'y

adhérer et ont même décidé d'aller plus loin en révisant l'Accord de Bangui relatif à la propriété

intellectuelle.

Pour expliquer leur démarche, il faut revenir plusieurs décennies en arrière.

Dès le début des indépendances, les Etats africains appartenant à la zone franc ont signé un accord

relatif à la création d'un Office Africain et Malgache de la Propriété Intellectuelle (OAMPI, 13

septembre 1962), plus connu sur le nom d'Accord de Libreville, en vue de protéger les droits de

propriété intellectuelle.

Quinze ans plus tard, les fondateurs de l’OAMPI ont révisé cet accord pour le remplacer par celui

de l'Organisation Africaine de la Propriété Intellectuelle (OAPI), signé à Bangui le 2 mars 1977.

Par cet accord de Bangui, les pays signataires s'engagent à adhérer à toutes les conventions

internationales en matière de propriété intellectuelle, montrant ainsi leur volonté d'intégrer

l'Accord africain de Bangui dans le réseau mondial de la protection de la propriété intellectuelle.

78 Abdoulaye SAKHO, « La protection de la propriété intellectuelle et l’Afrique. ADPIC – Bangui 1999 », Document ENDA, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, juillet 2002.

57

À la suite des accords de Marrakech et la mise en place de l’Accord ADPIC, les membres de

l’OAPI ont décidé de réviser l'accord de Bangui pour qu'il soit conforme aux standards imposés

par l'OMC. Le 24 février 1999, les 16 membres de l’OAPI ont donc signé le nouvel Accord de

Bangui. Mais celui-ci est loin de tenir compte des principes proposés par la Loi-Modèle, bien au

contraire. En effet, l'Accord de Bangui revient à l'adoption pleine et entière de l’Accord ADPIC

et, par certains aspects, va même plus loin que les règles de l’OMC. Mais pour les défenseurs de

la Loi-Modèle, cet Accord de 1999 va à l’encontre des intérêts de ses membres.

« Cette mise en conformité de l'Accord de Bangui avec l'Accord ADPIC fait la part belle aux

titulaires de brevets exploités en Afrique79 ». Leurs droits sont dorénavant alignés sur les

dispositions ADPIC. Or cet alignement défavorise l'Afrique quant à ses préoccupations de

développement : Bangui 1999 autorise en effet le brevet sur le vivant et rejette même le principe

prévu par les ADPIC selon lequel un État pouvait exclure de la brevetabilité « un animal ou une

plante » en raison de considérations socio-économiques (article 27.3 (b)). La protection des

titulaires de brevets devient plus longue, 20 ans au lieu de 10, et l'accord révisé interdit le recours

aux licences obligatoires pour passer outre le brevet et importer un médicament produit hors de la

zone de l’OAPI, comme le prévoyaient les ADPIC. Avec cette limitation, les pays s'imposent une

restriction qui n'est pas prévue par les accords de l'OMC. Et tout cela est décidé en cinq ans, alors

que les pays africains les moins avancés avaient obtenu un délai pour mettre leur législation en

conformité avec les règles de l'OMC, délai qui leur donnait 2006 comme date butoir. Mais en

adhérant à l'Accord de Bangui de 1999, ils ont renoncé à cette dérogation. En résumé, « ce texte

donne l'impression que l'Afrique lutte contre l'Afrique80 ».

Avec cet Accord, la Loi-Modèle de l’OUA semble avoir perdu son pari : favoriser une « Position

Commune de l'Afrique » en matière de ressources biologiques et génétiques. Les critiques

africaines à l’encontre de cette initiative se sont concentrées dans l'établissement de l'Accord de

Bangui. Mais la Loi-Modèle est aussi l'objet de critiques de la part des firmes et des Etats du

Nord, ainsi que des membres du système UPOV 1991, qui la remettent en cause du fait de

l'absence flagrante du respect des normes de l'OMC en ce qui concerne les droits des

sélectionneurs. Il faut donc noter que jusqu'à présent, « l'Afrique n'a pas réussi à maintenir sa

position originale face aux puissants lobbies des pays du Nord qui convoitent ses richesses

naturelles81 ».

79 Ibid. 80 Ibid. 81 Jérôme BADOU, « L’Afrique veut protéger ses gènes », GRAIN, 1er septembre 2002.

58

Enfin, il ne faut pas oublier que les difficultés institutionnelles des pays africains font obstacle à la

mise en application de cette législation originale, et ne favorisent en rien sa diffusion ni son

adoption.

Pourtant, loin d'être enterré, ce modèle pourrait trouver un nouvel écho avec sa reprise par des

pays en développement, autres que les pays africains. En effet, « des pays aux profils

socioculturels divers (Cuba, République Dominicaine, Salvador, Honduras, Inde, Indonésie,

Malaisie et Pakistan) ont approuvé la proposition de l'Organisation africaine, lui donnant ainsi un

poids politique capable d'infléchir l'orientation actuelle de l'OMC82 ».

Et c’est peut être dans ce nouveau soutien, cette alliance nouvelle que les pays du Sud

parviendront à atteindre leur objectif : se faire entendre sur la scène internationale.

2. Comment les pays du Sud « jouent les alliances » pour s’imposer dans le

débat sur les ressources génétiques et biologiques.

La dénonciation des pratiques biopirates des firmes du Nord par plusieurs pays du Sud, chefs de

file, tels que les Philippines, le Brésil ou encore l'Afrique du Sud, est le point de départ d'une

nouvelle solidarisation du Sud. Cette alliance n'est pas nouvelle dans la dénonciation des pratiques

des Etats du Nord, dénonciation récurrente depuis les années 50, mais elle est nouvelle par rapport

au thème de cette énième critique. Cette critique a eu plusieurs objets et a pris plusieurs formes.

2.1 – La dénonciation de l’ « échange inégal » par le Sud, éternel fournisseur.

La première critique, et aussi la plus vive, a concerné le rejet de l'idée émise par l'Organisation de

Coopération et de Développement Economique (OCDE) selon laquelle « la rhétorique de la

conservation justifie la consolidation des organisations du Sud en fournisseurs au profit des

utilisateurs du Nord 83 ».

Selon ce discours, promu par les firmes du Nord, le seul moyen pour garantir la conservation de la

biodiversité, comme le commande la Convention sur la Diversité Biologique, est de renforcer les

droits de propriété intellectuelle des firmes, les utilisatrices et, en parallèle, d'inciter les Etats du 82 Laurent GTROSCLAUDE, op.cit. 83 Organisation de Coopération et de Développement Economique, Aspects économiques du partage des avantages : concepts et expériences pratiques, Paris, OCDE, 1999, page 28.

59

Sud et leurs populations à fournir à ces firmes le matériel dont elles ont besoin84. Ainsi, la

conservation de la biodiversité implique que des fonds soient alloués à des programmes de

protection in situ, fonds versés par les firmes au titre du partage des avantages tirés de

l’exploitation des ressources prélevées au Sud. Or, pour qu'il y ait un partage des avantages, les

entreprises de biotechnologies doivent d'abord dégager des bénéfices. Et, selon elles, seul un

régime généreux de brevets, ouvrant des droits exclusifs, favoriserait la réalisation de ces profits.

« Donc, pour attirer et conserver les investissements étrangers, les Etats du Sud sont appelés à

retenir des normes favorables à la propriété intellectuelle d'une part, et a continuer de fournir des

ressources de bonne qualité et en grande quantité pour attirer lesdits investissements d'autre

part85 ». Au Nord la production et la commercialisation, au Sud la conservation.

Même si le raisonnement est logique, il est éminemment partiel et uniquement envisagé pour

répondre aux besoins des firmes du Nord. Et c’est ce que les pays en voie de développement vont

rapidement dénoncer : ils ne veulent pas rester les fournisseurs. Ils vont alors démontrer les

limites d'un tel discours, et leur démonstration s'inspire largement d'une théorie développée dans

les années 60 et 70, mais qui semble encore largement d’actualité : la théorie de « l'échange inégal

», développée par Samir Amin86.

Selon les pays du Sud, le partage des avantages et la mise en place d'un système de brevets,

décrits comme la solution pour conserver la biodiversité, ont une limite importante qui semble

avoir été « oubliée » par les firmes du Nord. Les pays en voie de développement rappellent en

effet que le marché des ressources génétiques est caractérisé par une offre surabondante et une

demande fortement élastique. Ainsi, le marché que l'on veut créer pour les ressources génétiques

et biologiques maintient la valeur marginale des ressources à des prix particulièrement faibles.

D'où l'instauration d'un échange inégal, qui n'est pas sans rappeler les termes de l’échange décrits

au milieu du siècle dernier pour les matières premières et le pétrole. Soixante ans plus tard, rien

ne semble avoir changé. Et c'est contre cette « fatalité » imposée par le Nord que le Sud veut se

révolter. Non seulement la structure du marché des ressources génétiques et biologiques est

défavorable aux fournisseurs, mais ceux-ci n'ont pas souvent, au surplus, les ressources

techniques et juridiques pour négocier à leur avantage des accords de bioprospection.

Du point de vue du Sud, pour remédier à cet échange inégal, la solution consiste à rendre

obligatoires les transferts de technologies. Loin d'être parvenus à un consensus avec les pays et

les firmes du Nord, l'échange inégal dénoncé est loin d'être solutionné pour le moment.

84 L’OCDE avait même proposé que des incitations fiscales soient proposées pour attirer les entreprises. 85 OCDE, op.cit. 86 Samir AMIN, L’échange inégal et la loi de la valeur, Institut Fondamental d’Afrique Noire, Dakar, Anthropos, 1973 (nouvelle édition revue et corrigée, 1988).

60

Mais la solidarisations du Sud a au moins le mérite d'être source de propositions pour modifier cet

état de fait. Au nombre de ces initiatives, on trouve notamment la « bataille » pour la

reconnaissance de la dette écologique des pays du Nord envers les pays du Sud.

2.2 – La « bataille » pour la reconnaissance de la dette écologique.

« La dette écologique, c'est une dette qui est due par les pays du Nord au pays du tiers-monde,

autrefois colonisés, aujourd'hui habilement spoliés, que ce soit à travers l'exploitation de leurs

ressources naturelles, les impacts environnementaux exportés ou la libre utilisation de l'espace

planétaire pour y déposer des déchets87 ». Selon le Réseau Européen pour la Reconnaissance de la

Dette Ecologique (ENRED), elle serait de beaucoup supérieure à la dette extérieure des pays en

voie de développement envers les pays industrialisés.

Si la notion de « dette écologique » est aujourd'hui reprise par de grandes ONG

environnementales du Nord, le concept a été forgé au Sud. En effet, c’est vers 1990 que l'Institut

d'Ecologie Politique du Chili a forgé le concept de dette écologique. « En 1992, à Rio, pendant le

Sommet de la Terre, des groupes écologistes adoptent un document de référence, « La dette

écologique – Qui doit à qui? », où ils lient la dette extérieure due par le Sud au Nord, à la dette

écologique dont les débiteurs sont les citoyens et les entreprises des pays riches, et les créditeurs

les habitants des pays pauvres88 ». Le concept fait son chemin puisqu'en novembre 1999, à

Johannesburg, est lancée la Campagne internationale pour la reconnaissance et la réclamation de

la dette écologique. Un an plus tard, en septembre 2000, c'est à Prague que l'Alliance des Peuples

du Sud de Créanciers de la Dette Ecologique voit le jour 89.

Selon cette Alliance, la dette écologique prend quatre formes :

- La dette du carbone, c'est-à-dire les changements climatiques dus aux émissions de gaz

à effet de serre des pays industrialisés ou émergents.

- Les passifs environnementaux, c'est-à-dire la dette due à l'extraction de richesses

naturelles (pétrole, minerais, bois…).

- L'exportation des déchets dangereux des pays industrialisés vers les pays en voie de

développement.

87 Réseau ENRED, Communiqué, http://www.debtwatch.org/enred 88 Réseau ENRED, op.cit. 89 Alliance plus connue sous l'acronyme anglais Southern People Ecological Debt Creditors Alliance (SPEDCA).

61

- La biopiraterie, dont les exemples les plus connus sont l'insecticide créé à partir de

l'arbre Neem d’Inde, le brevetage du quinoa d'Amérique latine ou encore celui de

l’hoodia namibien qui a des vertus amincissantes, …

Selon le réseau ENRED et l'ensemble des pays du Sud qui militent pour la reconnaissance de la

dette écologique 90, son officialisation et son calcul permettraient de prouver l'illégitimité de la

dette extérieure, inférieure. Ils permettraient aussi et surtout de récompenser la nouvelle alliance

du Sud.

Et puisque « l’heure du Sud est venue91 », la solidarisations du Sud a pris une autre forme encore :

la création de « groupes de pressions », représentatifs des intérêts du Sud en matière de

biodiversité.

2.3 – Les groupes de réflexion et de pression créés par et pour les pays du Sud.

Comme le dit l'expression, « l'union fait la force ». Et les pays du Sud l'ont bien compris. C'est ce

qui explique leur volonté de s'associer au sein de « groupes de pressions » défendant leurs

intérêts.

Le premier de ces groupes est celui des « pays mégadivers », créé en 2002, dans le cadre de la

sixième Conférence des parties de la Convention de Rio. À cette occasion, l’Afrique du Sud, le

Brésil, la Chine, la Colombie, le Costa Rica, l’Équateur, l'Inde, l’Indonésie, le Kenya, le Mexique,

le Pérou et le Venezuela ont déclaré abriter 70 % de la biodiversité mondiale. Pour la protéger,

harmoniser les règles d'accès aux ressources et renforcer leur pouvoir de négociation, ils se sont

regroupés au sein des pays mégadivers. Leur objectif : adopter une position commune et favorable

à leurs intérêts avant chaque grand sommet abordant le thème de la biodiversité ou de la propriété

intellectuelle afin d'acquérir du poids dans les délibérations et les votes.

Cette première alliance Sud – Sud prouve que désormais « le Sud compte ses voix et joue les

alliances92 », et cela lui est bénéfique puisque ce groupe, en collaboration avec la Communauté

Andine, est à l'origine d'une importante proposition pour lutter contre la biopiraterie : la méthode

dite de « divulgation » d'origine de la ressource, qui remplacerait le brevet93.

90 Parmi ces pays, on trouve l’Equateur, la Bolivie, l’Indonésie, et de nombreux pays africains. 91 Documents d’Actualité Internationale, n°21, La documentation française, novembre 1998, page 797, in Philippe MARCHESIN, op.cit., page 214. 92 Louis CARAMEL, « Le Sud compte ses voix et joue les alliances », Le Monde Economie, 14 novembre 2000, in Philippe MARCHESIN, op.cit., page 213. 93 Nous reviendrons sur cette proposition dans le dernier chapitre.

62

Deuxième groupe défendant les intérêts du Sud en matière de ressources génétiques et

biologiques: la Communauté Andine. Fondée en 1977, elle regroupe aujourd'hui la Bolivie, la

Colombie, l’Équateur et le Pérou. En 2005, les cinq membres94 ont signé un protocole d'accord

destiné à doter les pays andins des instruments permettant de prévenir la biopiraterie : mise en

place de groupes d'experts sur les ressources biologiques, activités de sensibilisation des

populations aux droits d'accès et à leurs droits de propriété intellectuelle sur ces ressources... «

Son objectif est de garantir que les procédures de délivrance de brevets qui incorporent les

ressources génétiques et les savoirs traditionnels prendront en considération l'information et les

données pertinentes afin de ne pas léser les intérêts des pays et des peuples autochtones dont les

connaissances ancestrales rendent possible l'utilisation de ces ressources95 ».

Pour aller encore plus loin, ces pays se sont aussi rencontrés au cours de sommets Sud – Sud

consacrés à la biodiversité96.

À l'occasion de ces rencontres, réserveés aux seuls représentants et experts de pays du Sud, les

pays en voie de développement ont présenté les expériences, les activités et les initiatives qu'ils

ont mises en place afin de retenir les démarches positives et de ne pas s’engager dans celles qui

n'aboutissent pas. Ce travail de « brainstorming – benchmarking » permet aussi et surtout

d'harmoniser leurs législations afin de faire front uni face aux firmes du Nord et d'adopter une

position commune lors des conférences mondiales.

Au nombre de ces rencontres, on trouve les deux sommets Sud – Sud sur la biopiraterie, le

premier s'étant déroulé à Miri Sawak, Malaisie, du 19 au 26 février 2001 et le second à

Johannesburg, Afrique du Sud, les 22 et 23 août 2002. L'objectif de ces sommets « Ten years

post-Rio, What about Biopiracy ? », a été clairement annoncé : préparer les interventions du Sud

au cours du Sommet Mondial sur le Développement Durable (SMDD) de Johannesburg (26 août -

4 septembre 2002).

Organisés par Biowatch, une ONG sud-africaine, chacun a réuni plus de 80 experts issus des

milieux de la recherche, de l’administration, du milieu associatif ou encore du secteur privé afin

de « remettre en cause cet état de fait actuel qui veut que les exploités deviennent les criminels et

94 En 2005, le Venezuela faisait encore partie de la Communauté Andine, dont il s’est retiré en 2006. 95 Communauté Andine, « La Communauté Andine signe un accord pour appuyer la lutte contre le biopiratage », Communiqué de Presse, 9 août 2005, Lima. 96 Nous ne traiterons ici que des sommets entièrement consacrés à la biodiversité, mais nous ne pouvons faire l'économie de cité un autre sommet important rassemblant les Etats du Sud et au cours duquel la question des ressources génétiques et biologiques a été abordée : « le deuxième sommet du Sud » du G 77, tenu à Doha du 12 aux 16 juin 2005.

63

que les exploiteurs ont besoin d'être protégés. Le Nord doit être protégé du Sud pour qu'il puisse

poursuivre son pillage ininterrompu de la diversité génétique du tiers-monde97 ».

Même si elle a le mérite d'exister, cette solidarisation n'a pas porté ses fruits au cours du Sommet

Mondial de 2002 : les pays du Sud ne sont en effet pas parvenus à faire adopter leurs positions,

favorables à la mise en place d’un système sui generis, adapté aux réalités du terrain et aux

spécificités de chaque État.

Mais l'alliance du Sud n'a pas pour autant périclité, comme en témoigne un troisième sommet,

organisé en 2006. En effet, à l'initiative du groupe des 77, les pays en voie de développement se

sont réunis à Montréal afin de définir un cadre à la coopération Sud – Sud en matière de

biodiversité. Leur objectif : accorder leurs positions en vue de la présentation de leurs

propositions au cours de la neuvième réunion de la Conférence des parties à la CDB, qui aura lieu

en 2008 à Bonn. Selon Ahmed Djoghlaf, Secrétaire Exécutif de la Convention de Rio, « dans les

annales des accords multilatéraux sur l'environnement, cette réunion de réflexion est de grande

importance car elle jette les bases de la solidarité Sud – Sud pour la sauvegarde de la vie sur Terre

et le bien-être de ses 6 milliards d'habitants ».

Il reste un an à attendre afin de voir si un compromis entre Nord et Sud peut être trouvé sur cette

épineuse question des ressources génétiques et biologiques et ainsi voir si l’union Sud – Sud a, ou

non, fonctionné.

Quoi qu'il en soit, une véritable « culture du Sud » est apparue au fil de ces sommets98, et «

comme dans un mouvement de balancier, la solidarité Sud – Sud redevient à la mode99 ».

Espérons que le désenchantement sera moins grand que dans les années 70, quand le sud s’est

heurté à l'intransigeance du Nord alors qu'il semblait à son apogée.

97 Dumisani KUMALO, Président du G77. 98 Nous reprenons ici une expression utilisée par Philippe MARCHESIN dans son ouvrage Les nouvelles menaces (op.cit. page 213), dans lequel il l'applique au « mouvement des non-alignés », et qui nous semble aussi adéquate en matière de ressources génétiques et biologiques. 99 Le Monde Economie, 14 novembre 2000, in Philippe MARCHESIN, op.cit. page 198.

64

Deuxième Chapitre :

Nouvel espoir pour les pays du Sud : la remise en cause de la toute

puissance des brevets des firmes du Nord ?

A l’issue du cycle de négociations de l’Uruguay Round, les Etats du Sud avaient exprimé leurs

réticences à voir inscrire aux nouveaux débats des thèmes tels que les droits de propriété

intellectuelle et les dispositions relatives aux ressources biologiques et génétiques. Mais leur

marge de manœuvre était réduite : s'ils souhaitaient négocier des accords sur le textile et

l'agriculture, ils devaient accepter les négociations sur les droits de propriété. Certains étaient

toutefois persuadés que mieux valaient des négociations collectives et la mise en place de règles

communes à tous les Etats membres de l'OMC plutôt que des négociations bilatérales au cours

desquels les Etats du Sud auraient perdu la « force du nombre », surtout face à certains Etats du

Nord qui exerçaient une forte pression pour la négociation sur les droits de propriété

intellectuelle100.

La réticence des pays en voie de développement était justifiée par le coût potentiel qu'un

renforcement des droits de propriété intellectuelle peut engendrer. En effet, l'absence de brevets a

produit de nombreux bénéfices en permettant aux industries naissantes d'étudier et de copier des

produits. Or une protection accrue des droits de propriété peut remettre en cause cet accès facilité

en augmentant le prix sur les produits protégés et en réduisant l'offre.

Malgré l'inscription des droits de propriété intellectuelle à l'ordre du jour de nombreuses réunions

des membres de l'OMC, la mobilisation des Etats du Sud contre le « tout brevetage », grâce à des

propositions alternatives aux brevets, des ressources biologiques devenues, in concreto,

impossibles à breveter et finalement, le droit de passer outre les brevets, semble avoir fonctionné.

Ce qui laisse désormais un nouvel espoir au Sud en matière d'appropriation, ou de non

appropriation du vivant.

100 Les États-Unis n'ont-ils pas été jusqu'à utiliser des mesures de rétorsion unilatérales à l'encontre du Brésil, de l’Inde et de la Corée du Sud ?

65

1. Nouvelle méthode pour limiter la biopiraterie : la « divulgation ».

L’appropriation des ressources naturelles par les firmes du Nord, sous la forme de brevets, a été

remise en cause, notamment par les Etats du Sud soutenant la mise en place d’une législation

supranationale comparable à la Loi-Modèle de l'Organisation de l’Unité Africaine. Conscients de

l’impossibilité actuelle de faire interdire les brevets sur le vivant, les Etats du Sud ont proposé des

solutions pour en atténuer l’une des conséquences néfastes, la biopiraterie. Au nombre de ces

propositions, on trouve l’obligation d’imposer la divulgation de l'origine des ressources

génétiques lors des demandes de brevets. Ainsi, les fournisseurs, souvent incapables de savoir si

les ressources génétiques transférées ont débouché sur des produits commercialisables, pourraient

« s'assurer que les utilisateurs ont bien respecté le contrat de bioprospection et dénoncer, le cas

échéant, la biopiraterie101 ».

Cette méthode de divulgation permettrait d'apporter des informations sur la manière dont les

ressources ont été acquises et « dont on a récompensaé les détenteurs, c'est-à-dire les

communautés locales ». Grâce à des certificats d'origine, la biopiraterie pourrait ainsi être

minimisée : des permis d'importation ou cahiers de laboratoire seraient délivrés par les douanes,

par une institution ad hoc créée dans chaque pays ou encore au moment de la demande

d'autorisation de mise sur le marché. L'indication de l'origine pourrait aussi être exigée au moment

de l'acceptation du dépôt de brevet.

Un nombre croissant de pays se sont prononcés en faveur de cette proposition : les Etats

favorables à la Loi-Modèle de l'OUA, les pays mégadivers, la Communauté Andine, mais aussi

plusieurs Etats du Nord. En effet, des pays utilisateurs de ressources, comme le Danemark et la

Norvège ont introduit ce principe de divulgation dans leur régime de brevets. Il en va de même

pour les Communautés Européennes, membres de la Conférence des Parties à la Convention de

Rio qui ont adopté, en 2002, les « lignes directrices de Bonn ». Ces lignes directrices doivent

permettre de faciliter l'application de la CDB en réglant les litiges qui peuvent apparaître avec les

autres textes réglementaires relatifs aux ressources génétiques et biologiques. Elles ont pour but

d'améliorer les formes de collaboration entre les entreprises privées, les chercheurs et les

populations locales lors d'activités de bio prospection. Et parmi les décisions prises par cette

Conférence des Parties, les entreprises, les Etats et les instituts de recherche sont désormais

« invités » à mentionner le pays d’origine des ressources et savoirs traditionnels lors de toute

101 Sélim LOUAFI et Jean-Frédéric MORIN, « Gouvernance internationale de la biodiversité : impliquer tous les utilisateurs de ressources génétiques », Les synthèses de l’IDDRI, n°4, février 2004.

66

demande de droits de propriété intellectuelle et « sont encouragés à présenter un certificat faisant

preuve du consentement de l'État d'origine et du partage des bénéfices éventuels102 ».

Mais alors que cette idée de divulgation fait son chemin, certains Etats reviennent sur la

pertinence d'une telle mesure. C'est notamment le cas des États-Unis et de l'Office américain des

brevets – USPTO, US Patents and Trademark Office – qui parlent de « freins à l'innovation ».

En tout état de cause, « cette évolution traduit l'influence croissante des pays riches en

biodiversité dans le régime international103», et marque une inflexion de la prééminence des

brevets. Si un long chemin reste à parcourir pour que cette méthode de divulgation soit adoptée

par tous les Etats et toutes les firmes, le soutien de certains pays du Nord à sa mise en place est de

bon augure pour ses défenseurs.

Autre sujet de satisfaction : la renonciation des firmes à breveter une ressource essentielle à

l’homme.

2. L’impossible brevetage du riz : comment l’une des principales ressources

alimentaires du Sud a échappé à son appropriation par le Nord.

Le riz nourrit la moitié de la population mondiale. Sa production et son commerce intéressent

donc de nombreuses firmes agroalimentaires. Surtout depuis qu'en 2002, Monsanto a annoncé

qu'elle était parvenue à séquencer entièrement le génome d'une variété asiatique du riz104, suivie,

un an plus tard, par la firme américaine Syngenta. Résultat de cette découverte : la capacité de

deux firmes de breveter le séquençage ou une partie des gènes de ce riz et ainsi obtenir un

monopole commercial de vingt ans sur sa vente.

Pourtant, depuis cinq ans, aucune des deux firmes n'a déposé de demande de brevet. La raison de

cet abandon : la crainte des critiques d'une telle démarche. Car un tel brevet remettrait en cause la

subsistance d'au moins trois milliards de personnes. Un risque trop grand pour deux firmes déjà

vivement critiquées pour leurs pratiques commerciales et visées par des cas de biopiraterie.

102 Communication des Communautés Européennes au Conseil des ADPIC concernant la révision de l'article 27.3 b de l'Accord ADPIC, septembre 2002. Il faut noter que cette position constitue un revirement de la part des Communautés Européennes qui, dans leurs précédentes communications, se déclaraient opposées à tout système faisant peser sur le demandeur une obligation de produire, lors de la demande de brevet, une preuve l'origine du matériel génétique utilisé. 103 Sélim LOUAFI et Jean-Frédéric MORIN, op.cit. 104 Il y aurait 45 000 différentes variétés génétiques de riz à travers le monde selon l'Institut de Recherche pour le Développement (IRD).

67

« Cette plante symbolise les rapports Nord-Sud. […] Elle a cristallisé les controverses sur la

propriété du vivant105 ».

Pourtant, d'autres firmes du Nord, elles, s'y sont risquées. En effet, le 2 septembre 1997, RiceTec

Inc., une entreprise américaine, a obtenu, auprès de l'Office américain des brevets (USPTO), un

brevet sur une nouvelle sorte de riz106, issu de semences conservées dans une banque publique de

gènes.

Grâce à cette nouvelle variété, du riz aux même saveurs et propriétés que le célèbre Basmati

(dont les gènes croisés sont issus) peut pousser aux États-Unis. « À partir de semences obtenues

gratuitement, RiceTec s'approprie sans effort les qualités du Basmati, fruit de patientes sélections

par des générations de petits paysans d'Inde107 ». Le « Texmati » de RiceTec va pouvoir

concurrencer les exportations indiennes et pakistanaises du Basmati aux États-Unis et dans le

reste du monde. Or le Basmati est un produit phare des exportations du sous-continent : les trois

quarts de sa production sont exportés chaque année, dont 10 % vers les États-Unis qui

représentent donc un marché important. « Autant dire que le brevet obtenu par RiceTec constitue

une grave menace pour les revenus des agriculteurs indiens et pakistanais108 ». Surtout qu'ayant

obtenu les semences dans une banque publique, l'entreprise n'a pas à partager les avantages issus

de l’exploitation de son Texmati.

Mais la mobilisation contre ce brevet a été forte et a incité le gouvernement indien a déposer à

l'Office américain une demande de réexamen du brevet accordé à RiceTec. En août 2001, le

verdict tombe: l'Office invalide le brevet, jugé trop proche du riz Basmati traditionnel. L'invention

– innovation nécessaire à l'obtention du brevet n'est pas avérée. Après quatre années de procédure,

RiceTec perd son monopole et le riz asiatique reste inapproprié.

Le cas de cette variété illustre combien il est difficile actuellement de remettre en cause un brevet.

Selon le droit américain, c'est en effet au pays qui se dit « piraté » que revient la charge de

prouver son bon droit. Une procédure extrêmement coûteuse et qui explique que malgré la

multiplication des cas de biopiraterie, les annulations de brevet sont peu nombreuses : certains

Etats du Sud n'ont tout simplement pas les moyens de se défendre.

C'est pourquoi dans certains domaines vitaux – alimentation et santé – il est nécessaire que les

règlements internationaux prévoient officiellement des clauses favorables aux pays en voie de

105 Marie-Paule NOUGARET, « Pas de brevet sur le riz pour des raisons politiques », Novethic, 6 novembre 2006. 106 US Patent n° 5,663,484 du 2 septembre 1997. 107 Déclaration de Berne, « Biopiraterie : le cas du riz Basmati », Solidaire, n° 163, 1er octobre 2001. 108 Ibid.

68

développement, clauses auxquelles le Nord ne pourrait déroger. Un premier pas en ce sens a été

effectué au cours de la Conférence de Doha, en novembre 2001.

3. Doha ou la prééminence de la santé sur le profit

Un décalage important existe entre ceux qui sont détenteurs des ressources biologiques et

génétiques, les Etats et populations du Sud, et ceux qui sont détenteurs de technologies capables

de faire de ces ressources des produits commercialisables – aliments, médicaments,

cosmétiques (…) – les firmes du Nord. C’est en matière de santé que ce décalage est le plus

important.

En effet, il convient de rappeler que si 80 % de la biodiversité est la propriété du Sud, 97 % des

brevets et 84 % de la Recherche & Développement sont l'œuvre des dix premiers pays

industrialisés, l'Afrique ne concentrant pour sa part que 0,02 % des droits de propriété

intellectuelle109. Surtout, ce décalage devient très problématique lorsque l'on sait que les firmes du

Nord orientent leurs recherches non pas en fonction des besoins du plus grand nombre, mais en

fonction de l'existence de marchés solvables. Ainsi, sur les 1300 médicaments créés en vingt ans

(1980 – 2000), treize seulement touchent des maladies tropicales et dix de ces treize traitements

sont liés à la recherche militaire ou vétérinaire110 ! Or 90 % des malades sont dans les pays en

voie de développement, où les patients ne sont pas solvables, mais où le travail de sélection et de

conservation depuis des décennies de certains permettent la création de médicaments de

« confort » pour les populations du Nord111.

La bioprospection des firmes du Nord pose donc, en plus de la question de l'accès du partage des

avantages, la question de l'utilité, pour les pays du Sud, des découvertes effectuées.

Et, en matière de santé, cette question est primordiale. Jusqu’à présent, aucune demande n’a été

déposée pour que les découvertes aient une obligation d’utilité pour les populations du Sud. Mais

une autorisation de contourner un brevet sur un médicament nécessaire au Sud mais inutilisable

faute de protection par ledit brevet a été décidée.

109 OXFAM, « Deux poids, deux mesures », Rapport sur le commerce équitable, avril 2002 110 GRAIN, « Les dérives de la propriété industrielle », janvier 2002. 111 Antidépresseurs, somnifères, amincissants…

69

L'idée : faire passer la santé avant le commerce, « la vie avant le profit112 ». Cela signifie que

même si le brevet sur le vivant est maintenu, les pays du Sud ont obtenu un droit très précieux :

celui de passer outre ce brevet, dans le cas des médicaments, en autorisant la fabrication de

médicaments génériques grâce à une licence obligatoire (LO). Pour un État, délivrer une licence

obligatoire consiste à autoriser un concurrent à fabriquer le produit ou à utiliser le procédé protégé

sans en demander l'autorisation au détenteur du brevet et en le dédommageant de manière

arbitraire.

Cette disposition, permettant à la fois de protéger le brevet sans empêcher l'accès des populations

du Sud aux médicaments a été inscrite dans l'Accord ADPIC113.

Les ministres des pays membres de l'OMC ont en effet adopté une déclaration spéciale lors de la

conférence de Doha (Qatar), en novembre 2001114. Ils ont convenus que l'Accord ADPIC ne

devait pas empêcher les membres de prendre des mesures pour protéger la santé publique.

Pour aller plus loin, un mécanisme de dérogation supplémentaire a été approuvé en août 2003 : les

pays qui n'ont pas la capacité de fabriquer eux-mêmes les produits pharmaceutiques peuvent

désormais importer des médicaments brevetés fabriqués sous licence obligatoire. Le Malawi

pourrait donc, en principe, se fournir légalement auprès de l’Inde s’il a délivré une licence

obligatoire sur un médicament.

Naturellement, les grands laboratoires pharmaceutiques n'étaient pas favorables à cet

élargissement puisque, jusque-là, l'Accord ADPIC limitait le recours aux licences obligatoires à

« l'approvisionnement du marché intérieur », ce qui interdisait l'accès aux médicaments

génériques des pays qui n'avaient pas la capacité de fabriquer eux-mêmes les produits brevetés et

réduisant d’autant la perte financière des entreprises115. La pression des firmes à cette fois été

insuffisante semble-t-il.

Ces dispositions sont le résultat de la pression exercée au sein de l'OMC par des pays africains et

d'importants pays en voie de développement tels que l'Inde et le Brésil, principaux fabricants de

génériques au Sud. Des pays soutenus par l'Union Européenne afin d'éviter que les Etats mettant

112 MSF, Campagnes Prétoria 2001 et Novartis 2006. 113 Article 31 de l’Accord ADPIC. 114 Déclaration sur l'accord ADPIC et la santé publique adoptée le 14 novembre 2001, Conférence ministérielle, Quatrième session, Doha, Doc WT/MIN(01)/DEC/2 disponible sur le site Internet de l'OMC, www.wto.org115 Cf l'interview du PDG de Pfizer : N. HALPERN et JF PECRESSE, « HL McKINELL, l'industrie pharmaceutique est en train de quitter l'Europe », Les Echos, 8 novembre 2001, page 12. « Cet article existe depuis longtemps […], il est très bien ainsi ».

70

en place des politiques sanitaires de lutte contre les pandémies, notamment contre le SIDA, ne

soient sanctionnés parce qu'ils ont utilisé des médicaments brevetés116.

Cette « avancée » de Doha, et le recul de la toute-puissance des brevets, interviennent après la

forte mobilisation de l'opinion populaire contre les démarches judiciaires de 39 firmes

pharmaceutiques (dont les plus grands fabricants mondiaux de médicaments contre le SIDA) à

l'encontre de l'Afrique du Sud. Cette dernière avait, par une loi de 1998, autorisé les importations

parallèles, les licences obligatoires et la production de médicaments génériques, passant ainsi

outre les brevets des firmes. Mais devant la pression médiatique, les 39 groupes ont retiré leur

plainte en avril 2001. Ce « procès de Prétoria » fut la première victoire des pays du Sud.

La deuxième est intervenue il y a quelques mois lorsque la demande du laboratoire suisse

Novartis, qui avait intenté un procès contre la loi indienne sur les brevets, a été rejetée. Cette

importante décision permet à l'Inde de conserver une loi qui limite l'étendue des brevets. « Elle

envoie également un signal clair aux laboratoires pharmaceutiques et aux pays riches qui

souhaiteraient renforcer la protection par les brevets dans les pays en voie de développement 117».

Ces deux décisions et la Conférence de Doha semblent donc avoir ébranlé le système des brevets,

du moins remis en cause quelques-uns de leurs effets néfastes pour les pays du Sud. Ces derniers

comptent d'ailleurs bien se servir de ces premières victoires pour étendre à d'autres produits les

exceptions aux brevets : après la santé, l’alimentation pourrait devenir un vrai thème de

négociation. Car si les cas de biopiraterie les plus connus sont liés aux industries

pharmaceutiques, les firmes agroalimentaires, elles aussi, doivent faire face aux critiques.

116 Quelques restrictions ont toutefois été apportées à ces licences obligatoires : leur utilisation est donnée pour le marché intérieur de l'État et leur durée est limitée dans le temps. 117 Dr TIDO VON SCHOEN-ANGERER, Directeur de la campagne d'accès aux médicaments essentiels de MSF, « Novartis perd son procès contre la loi indienne sur les brevets », Communiqué de presse, 6 août 2007.

71

CONCLUSION

La Convention sur la Diversité Biologique a été l'occasion d'un échange entre le Nord et le Sud.

Tandis que ce dernier s'est assuré un contrôle sur l'accès aux ressources génétiques et biologiques

et la garantie d'un partage équitable des bénéfices issus de l’exploitation de sa biodiversité, le

Nord, lui, s'est assuré du respect des droits de propriété intellectuelle de ses firmes.

Ainsi, comme le souligne Mostaga Tolba, ancien directeur du Programme des Nations Unies pour

le Développement (PNUD), « North needs the South in this agreement just as much as the South

needs the North ».

Mais cette Convention n’a été conclue qu'au prix de certaines zones grises et de plusieurs

incertitudes relatives à son application. Toutefois, ces imprécisions semblent suffisamment bien

encadrées pour éviter un détournement complet de son objectif et de son intention, préserver la

biodiversité tout en satisfaisant les exigences du Nord et du Sud. Elle a permis en réalité de

rassembler, pour un temps – quinze ans déjà – des positions divergentes.

S'il est évident désormais que la Convention sur la Diversité Biologique est l'un des garde-fous

contre la biopiraterie du Nord à l'encontre du Sud, il n'en demeure pas moins que le texte de Rio

n’est pas, à lui seul, suffisant. Ce n'est qu'au prix de propositions, d'affrontements et de

négociations que le Nord et Sud ont vraiment trouvé les moyens d’appliquer cette Convention. Au

Nord, l’intransigeance sur le droit de propriété a payé : les brevets sur le vivant rapportent chaque

année 130 milliards de dollars aux firmes multinationales118. Au Sud, la solidarisation a permis de

nombreuses avancées, au nombre desquelles la souveraineté sur les ressources, même si elle est

quelques fois diminuée, est la plus importante.

Mais la relative union du Sud pourrait rapidement éclater face la manne financière que

représentent les biotechnologies et face aux négociations bilatérales dans lesquelles les pays du

Nord les poussent. Les pays les plus dotés en biodiversité et qui n'auront pas refusé la mise en

place de droits de propriété intellectuelle devraient en effet davantage attirer les entreprises. Mais

en ne se prémunissant pas contre les actes de biopiraterie, ils ont tout à perdre : leur pouvoir de

négociation puisqu'ils seront exclus des sommets Sud – Sud, leurs richesses biologiques et

118 GRAIN, op.cit.

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génétiques, ainsi que les avantages financiers qui auraient pu en découler. Pour des pays dans

lesquels la nature est une ressource vitale pour les populations, le risque est grand.

Le cercle vicieux « pauvreté – environnement » a déjà été souligné, et comme le rappelle le

PNUD, « les pauvres sont contraints de puiser dans les ressources naturelles pour survivre. Et

cette dégradation de l'environnement ne fait qu'accroître leur pauvreté119 ». Si en plus ils laissent

le Nord les piller, peut être ne sommes nous plus très loin de ce que certains ont appelé une

« nouvelle forme de colonisation120 ».

119 Cité in Philippe MARCHESIN, op.cit., page 111. 120 Vandana SHIVA, op.cit.

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ANNEXES

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ANNEXES

Bibliographie 76 Plaquette de présentation de Gondwana Résumé de l’Etude « Entreprises & Biodiversité » de Gondwana 80 Etat des lieux de la biodiversité mondiale (in « Entreprises & Biodiversité ») 83 Carte des Hotspots de la biodiversité 87 Texte de la Convention sur la Diversité Biologique, Rio, 14 juin 1992 88 « La maîtrise de la nature aide à lutter contre la pauvreté »,

Communiqué de presse de l’UICN, 21 septembre 2006. 101

« Biopiraterie : une nouvelle forme de colonisation », Hélène Huteau, Novethic, 6 novembre 2006. 102

« Propriété intellectuelle : protection et respect des droits », OMC 104

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