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Klever Kaff

Klever Kaff int - Editions Allia · R.pour les illustrations. ©Editions ,Allia, Paris pour la traduction française. TITRE ORIGINAL Klever Kaff KATHLEEN FERRIER PAR CECIL BEATON,

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Klever Kaff

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IAN JACK

Klever Kaff

Traduit de l’anglais parBORIS TERK

ÉD I T I ON S A L L I A

, RUE CHARLEMAGNE, PARIS IVe

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Klever Kaff a été publié pour la première fois dans le

numéro du magazine Granta (Londres-New York), à

l’hiver .

© Granta. The magazine of new writing, .

© D. R. pour les illustrations.

© Editions Allia, Paris, pour la traduction française.

TITRE ORIGINAL

Klever Kaff

KATHLEEN FERRIER

PAR CECIL BEATON, .

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UNE VOIX, C’EST UNE PERSONNE

BLACKBURN est une ville au nord du comtédu Lancashire nichée dans la lande, dont lesrues convergent toutes vers le centre. Quelquesvestiges imposants de sa période glorieusedemeurent encore : la mairie, la salle deconcert, la bibliothèque, la gare, la cathédrale,le musée, tous d’époque victorienne ou edwar-dienne à l’exception de la cathédrale, mainte-nant coincées au milieu des constructionsnéo-primitivistes bâclées, des rues piétonnes etdes parkings qui ont essaimé dans Blackburncomme dans bien d’autres villes industriellesdu Nord, dans les années et . Les beauxquartiers de la ville – ses meilleurs endroits,son West End, son Mayfair – se trouvent sur leversant nord-ouest, au-dessus de Preston NewRoad, probablement parce que, selon la théo-rie admise concernant l’aménagement despetites et grandes villes victoriennes, les gensriches préféraient vivre loin de la fumée desusines, le vent de sud-ouest dominant enAngleterre. Lynwood Road est une de ces ruesqui descendent en pente raide de la colline.Tout en haut se trouvent l’auberge du Dog Inn

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c’était la “demeure de la chanteuse KathleenFerrier, contralto” ; une petite plaque, toute demodestie. Un M. Mujib-Ur-Rehman en a uneplus grande et plus brillante à son nom en face,bien qu’il ne soit ni mort, ni remarquable. Dutrottoir je contemple la vue que Kathleen Ferrierdevait avoir, de l’âge d’un an à celui de vingt etun, juchée sur les épaules de son père, ou cou-rant vers l’école, ou, plus tard, partant tous lesmatins retrouver son emploi de standardiste auCentral téléphonique de Blackburn. Une vue dela rue, puis de la ville dans la vallée, aujourd’huidans la bruine et l’obscurité, avec à l’horizon, sedétachant avec netteté dans l’humidité de l’airparsemé de taches de soleil, les landes du Sud.Telle était la vue qui s’offrait à ses yeux, à

un détail près : elle aurait eu de la chance dedistinguer les collines. Blackburn, ces années-là, était une ville différente, plus industrielleet à l’atmosphère plus polluée. Une ville detissage de coton avec des cheminées de fila-tures à profusion entre Lynwood Road etl’horizon sud. Les fumées ne se dissipaientqu’une semaine par an seulement, quand lesfilatures fermaient pour les vacances d’été –la semaine de congé annuel dans le nord del’Angleterre – et que les ouvriers partaient aubord de la mer.

et, au-delà, la colline avec de beaux paysagesqui s’étirent vers le nord à travers la verte val-lée de la Ribble jusqu’aux chutes de Bowland.Lynwood Road elle-même fait face au sud ; cen’est pas une rue pauvre – les maisonsmitoyennes ont des baies vitrées – mais ellen’est pas riche non plus – deux chambres àl’étage et deux au rez-de-chaussée – c’est legenre de construction qu’un contremaître, uncommerçant ou un maître d’école pouvaitlouer il y a cent ans. Des familles d’émigrantsdu sous-continent indien, principalement desmusulmans pakistanais, vivent à présent iciavec leurs enfants et petits-enfants. En cettesoirée de septembre, ils se rendent mutuelle-ment visite, les femmes enveloppées dans desplis flottants de tissu blanc, les jeunes enfantscoiffés de bonnets de prière, portant des cof-frets de velours vert contenant le Coran. “Salamaleikum”, les hommes barbus se saluent enpassant dans la rue.Le numéro est situé sur la partie la plus

pentue, au bout d’une rangée de maisons. Uneparabole satellite est fixée sur son mur pignon.Les rideaux de la baie sont tirés. Un fanion del’équipe de football locale, les BlackburnRovers, est suspendu à une fenêtre. A côté de laporte, une plaque indique que de à

KLEVER KAFF UNE VOIX C’EST UNE PERSONNE

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électrophone portable à trois vitesses – avecdeux disques tours qu’il fallait retirer soi-gneusement de leur pochette de papier. Ilsavaient ces deux chansons de Ferrier sur leurface A. Mon frère, qui s’occupait de cettedélicate machine, devait surveiller la platinepour soulever l’aiguille, retourner les disquesdu bout des doigts, alors nous pouvionsentendre Weel May the Keel Row et l’air deHaendel Art Thou Troubled ? sur les faces B.Maintenant, pour écouter Kathleen Ferrier,la famille n’avait plus à guetter le caprice dela programmation de la BBC.“Elle a une si belle voix”, disait ma mère au

présent, bien que Kathleen Ferrier fût mortedepuis deux ans. Nous l’approuvions – c’étaitune voix profonde, saisissante, singulière.Mais il y avait deux choses qu’il m’était diffi-cile de mettre en mots (ce n’est peut-être pasplus facile aujourd’hui). D’abord, je penseque Kathleen Ferrier était pour nous lecontraire d’une “voix” désincarnée. Une per-sonnalité de chair et de sang chantait, quisemblait s’adresser directement à nous. Ensuite,cette voix nous rendait respectueux et con -templatifs – même un gamin de dix ans. Jepense que nous étions en présence de labeauté – une beauté souvent grave ; même la

Je me souviens que la première fois où jevins à Blackburn, l’endroit ressemblait encoreà ça. Nous avions pris le train quelques milesavant Bolton où était alors notre maison. Iltraversait la forêt dans les collines que l’onpeut voir depuis Lynwood Road. A Black-burn, nous avons pris un autre train qui nousa conduits jusque dans les vallées du York-shire. La gare de Blackburn, je me souviens,était pleine d’une foule qui se pressait dansles passages souterrains vers les quais, un peucomme dans la scène d’ouverture des Vacancesde M. Hulot. Sur notre quai, il y avait lamaquette d’un paquebot à deux cheminées,placée dans une vitrine de verre par la Com-pagnie maritime qui transportait les vacan-ciers de Fleetwood et Liverpool vers l’île deMan. C’était l’été . J’avais six ans. Kath-leen Ferrier avait subi la première opérationde son cancer au printemps, bien que peu degens l’aient su alors. C’était une voix qui pas-sait à la radio, chantant des chansons folklo-riques britanniques (Blow the Wind Southerly)ou l’aria de la traduction anglaise de l’Orfeoed Euridice de Gluck (What Is Life to MeWithout Thee ?). Quatre ans plus tard, monfrère aîné apporta à la maison notre premiergramophone – ou plutôt une nouveauté, un

KLEVER KAFF UNE VOIX C’EST UNE PERSONNE

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tos ; on voyait une fille dont les vêtements, lescheveux, le sourire, la façon de s’asseoir surles bancs du parc municipal ou sur une de cesfroides plages du Nord, était aussi banale (etpar extension aussi intéressante) que nousl’étions nous-mêmes. Pour nous, et pourbeaucoup de gens semblables à nous, c’estpeut-être la première raison de l’intérêt portéà Kathleen Ferrier – qu’une telle voix puissevenir du Lynwood Road, Blackburn, Lan-cashire. Cette provenance impliquait, ce quela biographie renforçait, que Kathleen étaitune “fille du Lancashire”, pas une grandedame ni une snob, une “brave fille” fidèle àses origines, qui n’avait jamais montré “uneombre d’esbroufe”. Les gens la connaissaientpar ses surnoms affectueux ; pour le chefd’orchestre Sir John Barbirolli elle était“Katie”, pour Gerald Moore, son pianiste-accompagnateur habituel, elle était “Kath” ;et pour elle-même elle était “Klever Kaff”[Kath la futée] ou “Klever Question MarkKaff” ou “Not so Klever Kaff”, parfois à lafin de ses lettres, simplement “KK”.La biographie écrite par sa sœur raconte

l’histoire de ce surnom. Durant l’obscureavant-guerre, jeune femme au foyer – MrsKathleen Wilson, épouse de M. Bert Wilson,

chanson la plus enjouée, avait quelque chosede triste. Elle donnait envie de pleurer. Etait-ce la mélodie, et la façon dont elle était chan-tée, les paroles et la façon de les chanter, ouquelque chose que l’on savait ou sentait de lavie de la personne qui les chantait ?Si on nous avait posé la question chez nous

en , la réponse aurait été difficile. Cetteannée-là, quelques mois après l’arrivée del’électrophone, mon frère offrit à notre mèrela biographie de Kathleen Ferrier par sa sœurWinifred, qui venait de paraître. Le livre avait(et a encore – bien qu’il ait été lu et relu, ellefut soigneusement préservée) une jaquetterose avec un portrait par Cecil Beaton encouverture montrant Kathleen Ferrier appa-remment en train de chanter : debout, le coutendu, les cheveux étincelants dans la lumièredes projecteurs, les dents éclatantes, les yeuxrésolus, la bouche grande ouverte (unebouche dont le critique Neville Cardus disaitque “vous pouviez plonger dedans”). En, c’était une chanteuse à son zénith, unefemme adulée, célèbre, qui avait chanté àGlyndebourne, au Festival d’Edimbourg etau Carnegie Hall de New York ; à Salzbourg,Chicago, Paris, Amsterdam, Montréal. Maisdans le livre il y avait d’autres sortes de pho-

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directeur de banque – avait une fois dû recoudreun bouton pour rendre service à une amie.L’amie en question était Wyn Hetherington.Le manteau appartenait à son mari, JackHetherington, qui en avait un besoin pres-sant ; les Wilson et les Hetherington s’apprê-taient à partir en pique-nique, pique-niqueque Mme Hetherington confectionnait à lacuisine. Sous l’œil du fils des Hetheringtonâgé de trois ans, Kathleen a recousu rapide-ment le bouton, en terminant d’un gesteplein de panache. Le jeune garçon s’exclama(“avec du respect et de la surprise dans savoix”, note Winifred Ferrier) : “Clever Kaff !”Peut-être parce que c’est une histoire d’en-fant, elle me rappelle le jour où l’étant moi-même encore, je me plongeai la première foisdans ce livre. Ce qu’il ne dévoilait pas pour-tant, c’était le destin de M. Hetherington, deMme Hetherington ou du mari de Kathleen,M. Wilson. Jack Hetherington est mortquelques années plus tard. Kathleen adivorcé de Bert Wilson, qui finalementépousa Wyn Hetherington. Il n’eut pas d’en-fants de son premier mariage. Il en eut un deson second.Ceci se passait à Silloth, petit port sur le

déclin de la côte du Cumberland. Toutes ces

KLEVER KAFF

KATHLEEN

LE JOUR DE SON e ANNIVERSAIRE, .