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8/17/2019 Julie Simard
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JULIE SIMARD
L'ESTHETIQUE DE LA VIOLENCE DANS LES CONTESET NOUVELLES DE MAUPASSANT
Mémoire présentéà la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en études littéraires pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)
FACULTE DES LETTRESUNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC
2010
Julie Simard, 2010
8/17/2019 Julie Simard
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RESUME
Le XIXe siècle français se caractérise par plusieurs révolutions et évolutions qui changent
tantôt brutalement, tantôt graduellement plusieurs sphères de la société. Notamment, dans
le grand mouvement de libéralisation qui parcourt l'ensemble du siècle, l'essor des
journaux et leur popularité grandissante ont, sans conteste, des répercussions importantes
sur la société et sur l'imaginaire social.
Au sein de cet imaginaire, la violence est depuis longtemps présente, et tout
particulièrement dans la littérature française. Avec la Révolution de 1789, qui marque
durablement le siècle suivant, et l'importance grandissante des journaux qui exploitent les
histoires violentes - dont le fait divers est la quintessence médiatique - celles-ci
fascinent de plus en plus le lectorat, tandis que la littérature se laisse influencer parl'imaginaire social et l'emprise des journaux.
Cet attrait pour la violence se remarque en particulier dans les contes et nouvelles de
Maupassant, qui feront l'objet d'une analyse soutenue dans ce mémoire. Ce dernier vise à
démontrer de quelles façons l'auteur normand représente la violence et quels liens elle
entretient avec les journaux et l'imaginaire social de son temps. Découpé en trois
chapitres, le travail étudie d'abord la représentation de la guerre, puis celle des femmes et
de la violence, et s'attarde enfin aux contraintes médiatiques qui pèsent sur le texte
maupassantien.
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INTRODUCTION
1 : LA GUERRE DE 1870 DANS L'ŒUVRE DE MAUPASSANT 12
1. 1 : DU CÔTÉ DE LA SOCIÉTÉ 1 2
1. 2 : DU CÔTÉ DE LA LITTÉRATURE 1 4
1.3 : UN HÉRITAGE LITTÉRAIRE SIGNIFICATIF 17
1.4 : UN PESSIMISME RÉALISTE 21
1.5 : LA GUERRE DANS LES CHRONIQUES 24
1. 6 : LA GUERRE DANS LES FICTIONS 2 7
1.7 : LES PRUSSIENS ENVAHISSEURS 30
1.8 : LES FRANÇAIS ENVAHIS 36
1.9 : LA PROSTITUÉE PATRIOTIQUE 41
2 : LA CONCEPTION DE LA FEMME : UN IMAGINAIRE SOCIAL ET FICTIONNEL 502. 1 : LA CONDITION DE LA FEMME AU XIXE SIÈCLE 50
2 . 2 : DU POINT DE VUE MÉDICAL 5 4
2.3 : CHARCOT ET L'HYSTÉRIE 55
2 . 4 : LA FEMME CONFINÉE DANS UN MOULE 5 7
2.5 : LES TYPES DE FEMMES DANS L'IMAGINAIRE MAUPASSANTIEN 61
2.6 : LA DÉFORMATION DU CORPS 67
2.7 : LA DÉFORMATION DU CORPS DE LA FEMME 71
2.8 : LA FEMME PROCRÉATRICE 73
2.9 : LA VIOLENCE DES FEMMES : LE PIÈGE 76
2.10 : LA SOLITUDE ET LA DÉSILLUSION DU PIÈGE 81
2 . 1 1 : LA REPRÉSENTATION DE LA FEMME : UNE DUALITÉ 8 5
3 : VIOLENCE MÉDIATISÉE 88
3.1 : BRÈVE HISTOIRE DU JOURNALISME 88
3.2 : L'IMPORTANCE DU JOURNALISME POUR MAUPASSANT 92
3.3 : PRÉSENCE IMPORTANTE DE L'IMAGINAIRE MÉDIATIQUE 94
3 . 4 : RÔLES NARRATIFS DU JOURNAL DANS LES CONTES 9 9
3 . 5 : LE FAIT DIVERS : HORIZON DE NOMBREUSES NOUVELLES 1 0 2
3 . 6 : LES MOYENS DE LA BRIÈVETÉ : UNE STRUCTURE DE LA VIOLENCE 1 0 7
CONCLUSION 115
BIBLIOGRAPHIE 121
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Introduction
L'entrée dans le XIXe siècle français ne se fait pas sans bruit. Elle est marquée par la
Révolution de 1789, qui a pour origine des facteurs autant multiples que complexes :
l'insatisfaction de la population, la montée des Lumières, le recul du religieux, etc. Le
système symbolique de l'Ancien Régime s'effondre. Les notions d'Égalité, de Fraternité et
de Liberté y prennent tout leur sens, revendications majeures des révolutionnaires qui
permettent l'adoption du texte de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Tout
cela ne se fait pas d'un seul trait. Graduellement, on passe d'une royauté absolue à unemonarchie constitutionnelle pour laisser place à la lere République en 1791. C'est le
féodalisme que les révolutionnaires ont d'abord voulu abattre. Ce système était caractérisé
par la domination du monde rural. Tout le système socio-économique reposait sur le monde
paysan et était influencé par les crises agricoles. C'est aussi un monde hiérarchisé qui est
contesté. La société française du XIXe siècle est une « société de classes1 », qui s'oppose et
s'affirme par rapport à la « société d'" ordres " » qui caractérise l'Ancien Régime. On
revendique aussi la disparition de l'absolutisme, qui pose le roi comme tout-puissant.
Même si la Révolution française de 1789 n'effectue pas, dans tous les domaines, une
coupure drastique avec l'Ancien Régime à laquelle est elle souvent associée, il va sans dire
que c'est tout un monde qui est remis en question, et plusieurs changements surviendront
en conséquence. Pour certains, la rupture majeure consiste dans ce changement politico-
social « où la souveraineté appartient à l'ensemble des citoyens.3 » Pour d'autres, la
Révolution française, qui perturbe toute la fin du XVIIIe siècle, est principalement
caractérisée par « une rupture philosophique et idéologique avec la monarchie de droit
divin, avec l'ordonnancement des ordres, et avec la place de Dieu et de l'Église dans le
Georges Duby, Histoire de la France, Paris, Librarie Larousse, 1970, p. 332.G. Les Baux et V. Allard, [dir.], « Dossier : Révolution française », dans, Actualité de l'histoire, no. 93,
Janvier 2008, p. 18.Idem.
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dispositif du pays.4 » Quoiqu'il en soit, la France est en période de transition et de
changement importants à partir du soulèvement de 1789 et plusieurs répercussions se font
sentir dans plusieurs sphères de la société.
Le soulèvement du peuple à la fin du XVIIIe siècle a créé une césure avec le passé, laissant
place aux changements d'idéologie et de régimes qui caractérisent tout le siècle suivant.
Alain Vaillant, dans son Histoire de la lit térature française du XIXe siècle, affirme que « la
commotion révolutionnaire de 1789, prolongée par vingt-cinq années de troubles civils et
militaires, a mis en branle une dynamique qui accélère brutalement le rythme du temps et
transforme en profondeur toutes les structures de la France.5 » Ceci est particulièrement
vrai en ce qui a trait au monde littéraire qui change tout au long du XIX e siècle, mais qui
reste grandement marqué par le tournant du siècle précédent. Selon Christine Marchandier-
Colard , la Révolution a une influence importante sur l'esthétique littéraire. Celle-ci se voit
grandement influencée par la violence et par l'effusion de sang qui marquent de manière
indélébile l'entrée de l'homme dans ce siècle. De plus, l'avènement du journalisme, libéré
par la Révolution , multiplie les occasions de représentations de la violence. Elle lui donne
une nouvelle impulsion dans l'imaginaire social, où prédomine la mise en scène du crime et
bientôt le triomphe du fait divers notamment, ce dont témoigne par exemple La Gazette des
tribunaux tout au long du siècle. La presse populaire, née sous le second Empire, donnera
au microrécit du fait divers une place inégalée dans l'histoire, suscitant l'intérêt d'un public
de plus en plus attiré par les histoires à sensations fortes.
En parallèle à cette « esthétique du sang » se développe une pensée sociale assez pessimiste
du monde après les horreurs de la Révolution. L'art, au XIXe siècle, bouleverse les règles
strictes du classicisme, pourtant réintroduites dans le système éducatif par Napoléon 1 er .
Idem.
Alain Vaillant, Jean-Pierre Bertrand et Philippe Régnier, Histoire de la littérature française du Xl X siècle,Paris, Éditions Nathan, 1998, p. 3.
Christine Marchandier Colard, Crimes de sang et scène capitales: essai sur l'esthétique romantique de laviolence, Paris, Presses universitaires de France, 1998.
L'histoire de la libération de la presse comporte beaucoup d'aléas et est beaucoup plus complexe. À ce propos, voir Gilles Feyel, La presse en France des origines à 1944, Paris, Éditions Ellipses.
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Faisant ainsi contre-pied avec le Directoire, qui voulait se détacher de l'Ancien Régime,
l'Empire crée ainsi un « public formé dans une conception étroitement rhétoricienne de la
littérature et dans le classicisme le plus académicien.8 » Mais le mouvement romantique, et
par la suite le réalisme, conséquences indirectes de la Révolution et des changements dans
la pensée française, vont prôner avec succès une liberté d'expression et un détachement des
règles strictes imposées par le classicisme. Le réalisme, né au lendemain de la Révolution
de 1848, conserve l'idéologie du « vrai » du romantisme, tout en se détachant du
sentimentalisme et de l'idéalisme qui lui sont reprochés. Dans ce contexte bouleversé et
instable, la société française au XIXe siècle est marquée par un esprit souvent pessimiste,
qui s'amplifie avec l'approche du XX
e
siècle. À la toute fin du siècle, Maupassant fait échoà cet imaginaire et fait partie de ces auteurs dont les caractéristiques principales de
l'écriture tournent autour de la représentation de la violence et d'une vision pessimiste de la
société. Ce mémoire entend s'attarder sur cet imaginaire sombre.
Si la violence a son histoire, elle est aussi une caractéristique humaine qui est présente
d'une culture à l'autre, d'une époque à l'autre. Sade écrivait, dans La philosophie dans le
boudoir, que « [l]a cruauté, bien loin d'être un vice, est le premier sentiment qu'imprime en
nous la nature ; l'enfant brise son hochet, mord le téton de sa nourrice, étrangle son oiseau, bien avant que d'avoir l'âge de raison.9 » René Girard, dans La violence et le sacré10, tente
justement de démontrer que la violence est à l'origine aussi bien des mythes que de la
religion et de tout ce qui fonde une société. Il y aurait ainsi une violence fondatrice à la
base de la civilisation, et le XIXe siècle français semble particulièrement intéressant à ce
propos. Les auteurs de cette époque paraissent développer un intérêt singulier pour toutes
formes de violence, jouant par ailleurs, tout à fait consciemment, avec la demande des
lecteurs, car la violence fascine. La violence exprimée par la littérature, que ce soit chez
Pétrus Borel, Barbey d'Aurevilly, Théophile Gauthier, Gustave Flaubert ou Guy de
Maupassant, parmi bien d'autres, est toujours crue et brutale, même si elle n'est pas
Vaillant, Bertrand et Régnier, Histoire de la littérature française , op. cit., p. 16.9
Sade, La philosophie dans le boudoir, Paris, Editions Flammarion, 2007, p. 80-81.
René Girard, La violence et le sacré, Éditions Bernard Grasset, coll. Pluriel, Paris, 1972.
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toujours représentée de la même façon. Plus spécifiquement chez Maupassant, la violence
touche pratiquement toutes les facettes de la société : que ce soit le meurtre, la cruauté,
l'horreur, qu'elle soit de nature physique ou psychologique, Maupassant tente, autant dans
ses chroniques que dans ses nouvelles, de représenter ce trait humain qu'est la violence.
L'écrivain normand explore et observe ses contemporains afin de retranscrire, d'un œil
impitoyable, leurs traits violents.
La violence a plusieurs définitions et se manifestent sous plusieurs formes. Elle peut être
engendrée par une tierce personne ou par la victime même de l'acte de violence; elle peut
s'attaquer au corps physique d'une personne autant qu'à sa condition psychologique, elle
peut ainsi être réelle ou fictive. Peu importe la forme qu'elle prend, elle a toujours le même
résultat négatif. Selon les nombreuses définitions inscrites dans les encyclopédies, la
violence est le caractère de ce qui se manifeste de façon brutale et destructrice; un
sentiment qui atteint une extrémité; un être agressif qui a recours à la force brutale; toute
personne ou situation qui contraint une autre personne. Quoiqu'il en soit, dans tous les cas
où se manifeste la violence, un être en subit les conséquences négatives, soit par atteinte
physique ou psychologique, soit par contrainte inévitable. Toutes ces différentes
représentations de la violence se retrouvent dans les nombreux contes et romans deMaupassant.
L'intention de cette recherche est ainsi d'étudier, à travers le corpus des nouvelles de
Maupassant, en s'aidant à l'occasion de ses chroniques et de ses romans, de quelle façon
est exploitée l'esthétique de la violence. En se concentrant sur la fiction, mais sans interdire
d'ouvrir la réflexion aux genres référentiels, l'objectif de cette étude sera de montrer que la
violence découle chez Maupassant, en bonne partie, de sa pratique du journalisme, et de
manière plus générale, de l'influence de l'imaginaire médiatique sur les écrivains du XIXe
siècle . Il s'agira d'étudier la forme même du conte ou de la nouvelle qui, par leur brièveté
et par leur densité, sont propices à la représentation de la violence. Ces deux
caractéristiques - brièveté et densité - visent une mise en scène pour ainsi dire accélérée et
Voir à ce propos l'ouvrage de Marie-Ève Thérenty, La littérature au quotidien : poétiques journalistiquesau XIX siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2007.
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percutante, souvent au détriment de la description, laissant ainsi le lecteur face à une
violence mise à nu. La violence s'exprime au travers d'une esthétique suggestive, brutale;
les images sont souvent fortes et frappantes.
Les recherches sur les auteurs de récits brefs au XIXe siècle présentent deux lacunes
importantes selon la perspective de cette recherche : tout d'abord, la rareté d'études
spécifiques sur la représentation de la violence dans le récit court ; mais surtout et
principalement, dans le cas de Maupassant, et si on excepte un ouvrage ancien de Gérard
Delaisement, Maupassant : journaliste et chroniqueur (1956), l'absence de travaux sur
l'importance et l'influence de la pratique du journalisme sur l'écriture même de l'auteur.
Certes, plusieurs critiques y font référence et plusieurs articles y sont consacrés, entre
autres l'article de Noëlle Benhamou sur l'influence qu'a le fait divers sur les contes de
Maupassant, l'étude de Mariane Bury sur La poétique de Maupassant, sans oublier Gérard
Delaisement et La modernité de Maupassant. Cependant, très peu étudient directement
cette imbrication entre l'imaginaire social, la pratique du journalisme et la violence
représentée dans les écrits de Maupassant. De manière tout à fait nouvelle pour
Maupassant, cette étude cherchera à explorer ce qui unit la représentation de la violence
dans la fiction à la pratique du journalisme et à son imaginaire social. L'objectif sera, parconséquent, de découvrir de quelle façon se présente ce lien dans l'écriture fictionnelle
principalement, mais de chercher aussi à débusquer certains de ses échos dans l'écriture
journalistique.
Ainsi, en appuyant cette recherche sur les nombreuses études consacrées à Maupassant, il
sera possible de démontrer qu'il y a bien présence de plusieurs types de violences dans
l'écriture de Maupassant et que celles-ci découlent en grande partie de la forte influence du
journalisme sur la littérature au XIXe siècle.
Plusieurs thèmes auraient pu servir à l'étude de la violence dans les contes et nouvelles de
Maupassant. Tous probablement ont un lien avec l'imaginaire et le discours social qui
circulent à l'époque, entre autres dans les journaux. Une sélection était pourtant nécessaire,
étant donné les limites de ce travail. Cette étude se divisera en trois chapitres pour se
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concentrer sur trois aspects fondamentaux de la représentation de la violence. Tout d'abord,
l'aspect de l'imaginaire social prenant une grande place dans cette recherche, il est
incontournable d'aborder la guerre franco-prussienne de 1870-1871, qui fut un terrible
échec pour la société française. Michel Mohrt a remarqué qu'i l y avait eu une différence
notoire dans les effets de la défaite sur les diverses générations qui se côtoyaient en 1870.
Celle de Maupassant, c'est-à-dire les jeunes ayant entre 20 et 30 ans en 1870, semble moins
affectée (directement du moins) que les autres générations12. Certes, les jeunes écrivains de
l'époque surmontent rapidement les événements de 1870, ayant une carrière à débuter et
entrant dans un modernisme qui s'impose progressivement. Mohrt affirme que les écrivains
de la génération précédente sont beaucoup plus impliqués dans la vie politique : « [ills
n'ont pas voulu se contenter de la gloire des lettres, mais jouer un rôle dans l'état 13 ». Cette
même génération d'écrivains, après la défaite, semble désormais plus rebutée « par la
médiocrité de la vie publique.14 » De toute évidence, cela affecte la pensée intellectuelle de
la jeune génération, entre autres avec le réalisme qui conserve les préceptes et les
philosophies de bases du romantisme. Digeon ajoute que ces jeunes écrivains sont marqués
par l'ambivalence et l'instabilité qui régnent à la fin du XIXe siècle : « [j]usque vers 1880,
nul ne peut deviner, pour des raisons objectives, de quel côté, royaliste, républicain, ou
même bonapartiste, le destin penchera.15
» Cet aspect politico-social est crucial pour la jeune génération qui y est directement exposée. Maupassant a abordé plusieurs fois cette
tranche d'histoire qu'est la guerre de 1870, et ce, de plusieurs points de vues, mais toujours
associée à l'idéologie courante de son époque et surtout en évoquant une violence et une
cruauté prenant plusieurs formes (physiques, morales). Le sujet de la guerre a été peu
étudié chez Maupassant. Plusieurs critiques ont souligné le pessimisme de Maupassant et
son horreur de la guerre, en particulier Mariane Bury et son article « Maupassant
pessimiste? » ou encore l'étude de William C. Owens sur La guerre de 1870 dans l'œuvre
de Maupassant, mais sans plus. Il faudra par conséquent y revenir.
12
Michel Mohrt, 1870 : Les intellectuels devant la défaite, Lectoure, Editions Le Capucin, 2004, p. 146.13 lbid, p. 16.14 lbid., p. 17.15 lbid., p. 256.
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Par la suite, le mémoire explorera un autre aspect essentiel de la violence maupassantienne,
orbitant autour de la femme : la femme comme victime mais aussi la femme violente. Nous
passerons donc d'un contexte (celui de la guerre) à l'étude d'un sujet (le personnage
féminin et son rapport à la violence). La femme est en effet omniprésente chez
Maupasssant, mais aussi de manière générale dans l'esprit de la fin du siècle. À la lecture
de l'œuvre de l'écrivain normand, il est possible de constater que la position qui leur est
attribuée dans les contes et nouvelles n'est pas toujours semblable. C'est principalement sur
cet aspect que va s'attarder le deuxième chapitre. Le statut de la femme dépeint par
Maupassant à travers ses fictions est quelques fois ambigu, voire contradictoire lorsque l'on
compare les opinions de l'auteur exposées dans les chroniques avec celles des fictions. Les
opinions exprimées à travers les chroniques de Maupassant laissent entendre que celui-ci
considérait la femme, de manière assez fréquente à l'époque, comme une inférieure, un être
naïf et enfantin. Pourtant, dans les fictions, il y a beaucoup d'exceptions à cette image
dépréciative : Boule de Suif et Rachel avec leurs discours patriotiques, la comtesse de
Mascaret qui refuse son simple rôle de procréatrice, ou simplement tous les personnages
féminins qui réussissent, par la ruse, à détruire l'homme16. Ces exceptions témoignent que
le statut de la femme n'est pas clairement défini chez Maupassant, et que la violence peut
être pour la femme une forme de rédemption, une manière d'affirmation. Si la sociétéfrançaise a longtemps été conservatrice sur la place des femmes, l'évolution est perceptible
et la situation problématique de la femme dans l'œuvre de Maupassant témoigne de cette
instabilité. La question de la femme chez Maupassant a été étudiée de façon assez large et
souvent par des critiques reconnus. Mary Donaldson-Evans, Chantai Jennings, Pierre
Danger et Lorraine Gaudefroy-Demombynes, entre autres, ont déjà étudié la question.
Cependant, même si l'on sait par plusieurs études que la femme « vampirise » chez
Maupassant, la violence dont elle est victime ou qu'elle déclenche reste peu étudiée. Cette
deuxième thématique demande donc à être explorée plus en profondeur.
Maupassant, « Boule de Suif» (I), p. 83-121 / « Mademoiselle Fifi », (1), p. 385-397 / « L'inutile beauté »,(II), p. 1205-1224.
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Finalement, le dernier chapitre de ce mémoire concernera les contraintes de l'écriture :
c'est-à-dire les éléments de poétique que l'auteur doit respecter dans ses textes afin de les
soumettre aux contraintes souvent très fortes du journal. Pour bon nombre d'écrivains de
cette époque, le journal a été une porte d'entrée en littérature. Balzac, Dumas, Sainte-
Beuve, ne sont que quelques grands noms, parmi plusieurs autres, qui ont publié dans les
journaux. C'est aussi une façon simple et rapide de gagner sa vie en tant qu'écrivain. Le
journal grandit en popularité tout au long du siècle et s'adapte à un lectorat de plus en plus
varié. Le texte, qu'il soit poésie, nouvelle ou chronique, en subit les conséquences.
Maupassant ne fait pas exception à la règle et doit se plier aux normes du journalisme. En
effet, la nouvelle, la plupart du temps publiée dans la presse, s'adapte à son environnementet tire profit de la poétique médiatique pour ajuster de façon plus efficace et frappante le
message qu'elle veut diffuser. Plus encore, le journal prend une place considérable dans les
fictions de Maupassant. C'est le moyen de diffusion de la violence, c'est très souvent par le
quotidien que le lecteur a accès aux crimes. C'est aussi à cause de lui que les personnages
de Maupassant, bien souvent, vont développer l'imaginaire du crime et du sang.
Cette étude tentera donc de rechercher, à travers l'esthétique de la violence qui se
développe au XIX
e
siècle français et tout particulièrement dans l'écriture de Maupassant,quels liens entretiennent la vision du monde qui circule à l'époque, l'imaginaire social
transmis par le monde journalistique et la représentation fictionnelle que livre Maupassant.
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C'est avec un effectif d'armée largement inférieur que la France engage la guerre contre la
Prusse le 19 juillet 1870. L'Empire est défait en septembre et un gouvernement républicain
provisoire est instauré. Malgré une ferveur patriotique qui envahit les Français, tout
particulièrement les Parisiens18, la France subit une défaite humiliante et très coûteuse : les
Français perdent l'Alsace et une partie de la Lorraine et plus de 5 milliards de francs-or
doivent être déboursés comme indemnité au vainqueur. L'ennemi ne met fin à l'occupation
qu'une fois la totalité du paiement fait, soit deux ans après la signature du traité de paix 19.
La mise en place d'un nouveau gouvernement pendant l'occupation ne se fait d'ailleurs pas
sans bruit. Le régime républicain provisoire est loin d'être accepté par la majorité de la
population. Certains y voient le reflet de la seconde République « si fâcheusement ternie par son incapacité à sortir de la crise qui l'avait fait naître20 » et plus particulièrement celle
de la première : « Restaurer la république, ne serait-ce pas s'exposer à un nouveau 93, à
une nouvelle dictature robespierriste, à une nouvelle Terreur. Pour beaucoup, l'assimilation
des républicains aux " buveurs de sang " s'imposait d'elle-même. 21 »
Un courant de pensée pessimiste s'instaure peu à peu dans les mentalités de la nouvelle
génération, dont Maupassant fait partie. Ce pessimisme est causé par plusieurs facteurs.
Certains critiques affirment que la guerre de 1870 en fait partie; d'autres, telle ChristineMarchandier-Colard22 qui étudie la passion pour le crime dans les écrits de l'époque,
associent même le début de ce pessimisme à la Révolution de 1789. Quoiqu'il en soit, la
guerre de 1870 démoralise effectivement le peuple français et amène un nouveau sentiment
de peur face à l'étranger, sentiment qui n'est pas sans effet sur le mouvement décadent et
sur la pensée pessimiste. Nombreux seront les intellectuels et les écrivains à s'intéresser à
18Claire Fredj, La France au XIX siècle, Paris, 2009, p. 144.
19
Duby, Histoire de la France, op. cit., p. 465.2 0 lbid., p. All.21 lbid., p. 473.22
Christine Marchandier-Colard, Crimes de sang et scène capitales, op. cit.
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certains philosophes allemands tels que Hartmann et, bien sûr, Schopenhauer, ce dernier
étant le père spirituel des pessimistes français, dont Maupassant23.
1.2 : Du côté de la littérature
Dans un ouvrage consacré à l'étude de la mentalité française face à la menace allemande,
Claude Digeon explique que la guerre de 1870 a « sérieusement ébranlé la santé morale de
cette époque et dominé l'esprit de tous les écrivains français qui réfléchissent sur
l'existence et le rôle de leur patrie.24 » Lorsque les Français sont confrontés à une nouvelle
menace de guerre en 1905 et en 1911, les souvenirs pénibles et humiliants de l'échec contre
les Allemands en 1870 refont surface. La défaite de 1870 n'a donc jamais vraiment quitté
la pensée française. Digeon écrit :
Sentimentalement, les conséquences de la défaite furent encore plus profondes. L'obsessionde la Revanche transforma l'âme française; la République y trouva sa force et aussi sonfardeau; la haine d'un régime incapable de venger la défaite fut une des raisons principales
du Boulangisme25
. Enfin les souvenirs de 1870 expliquent en partie une certaine crainte dela guerre, exploitée tantôt à droite (élection de 1881 où le mot d'ordre réactionnaire fut :Gambetta, c'est la guerre), tantôt à gauche (propagande pacifiste).
Même si ces mouvements politiques surviennent plusieurs années après la défaite de la
France contre la Prusse en 1870-1871, les liens qu'ils conservent avec cette guerre et
principalement avec le sentiment d'échec (échec de la guerre, mais aussi échec des
dirigeants à retrouver l'honneur des Français), indiquent que les esprits français sont encore
échaudés par cet insuccès et laissent présager de sa présence importante dans les
Consulter : Gérard Delaisement, La modernité de Maupassant, p. 93-151; Lamia Gritli, L 'esthétique de lacruauté dans les contes normands de Guy de Maupassant, 139 f; Anne Henry, Schopenhauer et la créationlittéraire en Europe, 230 p.; ou encore lire la nouvelle de Maupassant : « Auprès d'un mort ».24 . . . . .
Claude Digeon, La crise allemande de la pensée française, Paris, Presses Universitaires de France, 1959,
25 !"[mouvement politique instauré par Georges Boulanger dans les années 1889-1890 et basé sur l'idée de la
revanche contre l'Allemagne]
Digeon, op. cit., p. 3.
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mentalités. La défaite de la France contre les Allemands a, en effet, plusieurs conséquences
sur la pensée intellectuelle. Dans les années suivant la défaite, les réactions furent, selon
Digeon, de trois sortes. En premier lieu, plusieurs poètes chantèrent les hauts faits des
armées. Les romanciers suivront quelques temps plus tard, exprimant « la vision de 1870 ».
Une deuxième réaction se situe du côté des philosophes et des historiens, qui s'intéressent
plutôt à la défaite qu'à la guerre elle-même et aux prouesses de l'armée. Ils recherchent les
causes de cette terrible défaite. Ils représentent ainsi la « méditation de 1870 ». Finalement,
la dernière conséquence qu'identifie Digeon de la guerre sur la littérature, c'est la
transformation même de la structure de la vie littéraire. C'est « l'usage de la défaite » qui
transparaît peu à peu dans l'idéologie de l'époque
27
. Digeon ajoute : « L'époque cependantne leur permet pas tout de suite de s'engager, de se ranger en groupes adverses : la structure
intellectuelle née de la guerre et du changement de régime est en formation, elle ne
présente pas encore de cadres solides aux bonnes volontés individuelles. C'est pourquoi la
génération de 1870 restera longtemps indécise et inquiète.28 » Ces propos corroborent ceux
d'Alain Vaillant qui explique qu'après la double défaite de la guerre franco-prussienne et la
commune, la Troisième République tente à tout prix de rétablir l'ordre dans la nation.
Cependant, s'instaurent deux divisions dans la pensée politique : « un axe républicain,
libéral, laïque qui se réfère à l'idéal de la société sécularisée issue de la Révolution
française; un axe catholique, conservateur, qui se souvient que seul Dieu et l'Évangile sont
au principe de la société dans son avenir.29 » Mohrt, quant à lui, explique que les jeunes de
cette génération se trouvent devant l'espoir d'une France rénovée : « ils ont devant eux le
temps et leur œuvre avec ses promesses et son bel avenir.30 » Ces opinions divergent
quelque peu, la première laissant croire à une note de pessimisme au lendemain de la
défaite, les deux autres reflétant plutôt un esprit positif croyant la France capable de se
relever de cette défaite. Quoiqu'il en soit, dans les deux cas, la conséquence reste la même :
la jeune génération d'écrivains se distingue de ses prédécesseurs pour établir les bases de sa
27 lbid., p. 49.
Idem.29
Alain Vaillant, Jean-Pierre Bertrand et Philippe Régnier, Histoire de la littérature française, op. cit.,385.P-Mohrt, Les intellectuels devant la défaite, op. cit., p. 146.
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littérature. Il faut reconstruire, et toute nouveauté est synonyme d'inquiétude et d'inconfort
puisqu'il faut bâtir quelque chose d'autre. Mohrt le voit bien, il y a une coupure qui est
créée après la guerre de 1870. Il affirme que les intellectuels vécurent la défaite encore plus
cruellement que le reste des Français, car « les grands écrivains de la génération de 1820
ont tous eu, ou presque tous, des ambitions politiques.31 » Les intellectuels et la nation
étaient ainsi étroitement liés.
Par contre, peu d'écrivains de la nouvelle génération vont consacrer des œuvres à la guerre
de 1870, même s'ils l'ont vécue personnellement (la plupart ayant fait la guerre puisqu'ils
étaient en âge d'être mobilisés, tel Maupassant). Le sujet de la guerre ne semble pas attirer
les naturalistes en général, mis à part le recueil collectif des Soirées de Médan que dirige
Zola et dans lequel Maupassant publie « Boule de Suif », son premier grand succès. Deux
auteurs en particulier se distinguent de la masse des écrivains français : Daudet et
Maupassant. Tous deux vont aborder ce sujet, non plus pour louanger l'armée française ni
par souci patriotique, mais bien au contraire pour en proposer des représentations ironiques.
Il reste que, même dix ans après la défaite, même si la guerre franco-prussienne a duré à
peine six mois, l'esprit français est toujours habité par ce souvenir. Notons qu'en 1892,
Emile Zola reviendra sur ce souvenir traumatique en publiant La Débâcle, achevant ainsiavec la mise en scène du conflit le cycle historique des Rougon-Macquart.
Dans le cas de Maupassant, c'est la vision pessimiste qui prime. C'est d'ailleurs cet aspect
qui le rapproche de ses compagnons des Soirées de Médan :«[...] ce dégoût profond pour
tout ce que les préjugés sociaux honorent, cette volonté de dénoncer les mensonges
bourgeois [. .. ]32 ». Dans ses écrits, autant chroniques que fiction, c'est d'abord le dégoût et
l'horreur pour la guerre qui sont au premier plan. Cette nouvelle génération d'auteurs ne
s'intéresse plus à l'ennemi fatal qu'est l'Allemagne ni aux hauts faits français, mais plutôt àcette monstruosité qu'est la guerre. Aucun jugement n'est directement perceptible dans les
contes ni même les chroniques qui ont pour contexte ou sujet central le thème de la guerre.
31 lbid., p. 16.
Digeon, La crise allemande de la pensée française , op. cit., p. 266.
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S'il y a bien une opinion exprimée, elle ne consiste pas en une conscience nationale ou
politique, mais plutôt en une vision noire et pessimiste de la société et de l'être humain en
général, toute nation confondue, qui conduit Maupassant à construire un imaginaire du
conflit varié et riche : « la haine de l'envahisseur, le désir d'une revanche, et une sympathie
indulgente pour les vertus pacifiques du peuple allemand; la volonté de montrer la triste
absurdité des luttes humaines et l'indéniable admiration pour l'héroïsme que le combat
suscite parmi les déshérités de la société pacifique, pauvres paysans et filles publiques. 33 »
1.3 : Un héritage littéraire significatif
En plus des événements marquants de son temps, principalement la guerre de 1870 qui
nous intéresse ici, Maupassant subit plusieurs influences qui marqueront sa littérature.
Flaubert est indéniablement la plus grande inspiration et la plus importante autorité pour
lui. Tous les critiques qui ont étudié Maupassant s'entendent sur le fait que Flaubert a
grandement influencé son élève. Thierry Poyet a bien montré que Flaubert a été à l'origine
de plusieurs thèmes et visions de Maupassant. Au départ, et c'est bien connu, le lien fort
qui existe entre les deux écrivains est déjà amorcé par celui qui lie la famille maternelle de
Maupassant à celle de Flaubert, ce dernier ayant été un très bon ami de l'oncle de
Maupassant. Selon Poyet, l'idée d'héritage fait peur à Flaubert. Malgré cela, « à sa façon il
va lui céder, lui aussi, ce qui lui appartient de plus précieux : son approche et sa maîtrise de
la littérature.34 » C'est d'ailleurs sous l'insistance de Flaubert que Maupassant fait ses
premiers pas dans le monde du journal. Flaubert s'est énormément investit dans la carrière
de Maupassant, lui rendant d'innombrables services qu'il n'aurait sans doute pas fait pourun ami, tout ceci dans l'espoir que « en [lui] facilitant la vie [...], [ces services] lui rendent
33 lbid., p. 271.34
Thierry Poyet, L 'héritage Flaubert Maupassant, Paris, éditions Kimé, 2000, p. 23.
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la littérature possible.35 » Flaubert a su, non par de simples leçons mais par des
démonstrations, transmettre ses connaissances et son savoir faire à son jeune disciple.
Poyet énumère plusieurs éléments : la théorie de l'impersonnalité, celle de la « pyramide »
(« forme parfaite de l'œuvre bien structurée36 »), celle de l'œuvre sur rien, et plus encore.
De son maître, Maupassant a beaucoup appris et a su tirer profit de ces précieuses
techniques ayant déjà faites leur preuve. Celle de l'impersonnalité est particulièrement
intéressante du point de vue de cette recherche. Poyet affirme à propos de Flaubert :
Probablement trop imprégné de l'école romantique dont il a dévoré les œuvres dans sa jeunesse, peut-être pour avoir trop souffert du bovarysme qu'il inscrit à la postérité avecEmma, Flaubert refuse une littérature du pathos, la moindre expression de sensiblerie et
toute émotion devient vite suspecte. Non, il ne doit rien savoir de l'écrivain, le lecteur, ni dece qu'il pense, ni ce qu'il ressent.3
Maupassant connaît bien la valeur des théories de son maître et les transposera dans son
oeuvre. L'auteur de « Boule de Suif», par exemple, ne porte aucun jugement direct sur les
personnages qu'il expose aux yeux du lecteur. L'opinion n'est jamais directement
transmise. Sous l'influence sans doute du mandat naturaliste, l'auteur se retire jusqu'à un
certain point, place ses personnages dans une situation donnée et « laisse » évoluer les
choses. Par contre, Maupassant a sa propre conception de cette théorie impersonnelle :
« Elle n'interdit pas la récurrence de certains thèmes comme celui de la paternité et de la
filiation; elle ne rend pas plus caduque l'utilisation de l'expérience personnelle [ ... ]. »
Cela dit Maupassant - ou plus exactement son narrateur - se retire de ses histoires, certes,
mais s'arrange tout de même pour que l'histoire prenne une certaine tournure qui affiche
subtilement un point de vue en particulier. L'auteur laisse juger le lecteur de ce qu'il voit,
mais installe une loupe sur l'élément à considérer, une manière d'aborder les choses qui
influence sa perception et le jugement.
À propos du pessimisme qui caractérise toute l'écriture de Maupassant, qui sera étudié plus
en détails dans la partie suivante, Flaubert joue un rôle fondamental, lui qui a vécu les
35 lbid., p. 25.36 lbid., p. 29.37 lbid, p. 123.38 lbid, p. 126.
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répercussions de la guerre de 187039. L'ironie de Flaubert, bien connue, se fonde sur une
misanthropie que rien ne peut arrêter :
La bêtise, il la humait, elle lui donnait une sorte de plaisir triste et de joie morbide. Bêtisede la politique, de la vie de province, de la vie factice de Paris. Bêtise des petites femmes,des primaires sectaires, des militaires, des fonctionnaires, des académiciens, de tout lemonde. Il en était arrivé à penser, à concevoir la bêtise en soi. La Bêtise ou la Blague,énorme machine, espèce de chancre qui dévorait la Société, c'est elle qui était responsablede nos désastres.40
Cette conception de la bêtise humaine se reflète dans l'écriture maupassantienne. En ce qui
concerne la politique, Maupassant semblait plutôt désillusionné. Ses chroniques le
rappellent fréquemment, par exemple « L'art de gouverner » :
Qui n'a été frappé de ce phénomène que beaucoup de rois ont régné d'une façon suffisante,sans déshonneur, bien qu'ils fussent les plus médiocres des êtres ? C'est qu'ils avaient, dès le
berceau, appris l'art de manier les peuples, et ils ne commettaient aucune de ces petitesmaladresses qui démonétisent un homme bien plus vite que les grosses sottises de la
politique extérieure.
Un peu de cette science pratique ne nuirait point à nos grands hommes modernes, à nosmeilleurs, à nos plus rusés ; et le voyage de M. Gambetta en Normandie vient d'en donnerun exemple frappant.41
La vie de province est jugée tout aussi durement. Toutes les nouvelles se déroulant à la
campagne donnent une image assez peu flatteuse de la vie de province : des nouvelles telles
que « Duchoux », « L'aveugle », « Le baptême », et plusieurs autres, démontrent la paresse
intellectuelle qui règne en province (cet aspect sera analysé dans le chapitre suivant). Quant
à la vie factice parisienne, Maupassant ne l'aborde que très rarement en tant que sujet
central. Il l'exprime quelques fois par le biais d'un narrateur avouant être las du
bourdonnement de la vie parisienne (l'introduction du conte « Les bécasses » en est un bon
exemple), mais il l'exprime clairement dans « Une aventure parisienne ». Dans ce conte,
une jeune femme de province veut vivre une aventure différente de son quotidien et se rendà Paris. Elle y rencontre un écrivain qu'elle aime bien et le convainc de l'emmener toute
39Mohrt, Les intellectuels devant la défaite, op. cit., p. 31 -38.
40 lbid, p. 36.41
Maupassant, « L'art de gouverner », [en ligne], http://www.etudes-francaises.net/nefbase/maupas_chrons.htm, [consulté le 6 août 2010].
19
http://www.etudesfrancaises.net/nefbase/maupas_chrons.htmhttp://www.etudesfrancaises.net/nefbase/maupas_chrons.htmhttp://www.etudesfrancaises.net/nefbase/maupas_chrons.htmhttp://www.etudesfrancaises.net/nefbase/maupas_chrons.htm
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une journée pour une aventure. Cependant, au lendemain de son escapade, la femme est
plus que déçue :
Il se mit sur son séant : "Voyons, dit-il, à mon tour, j'ai quelque chose à vous demander."
Elle ne répondit pas, il reprit : "Vous m'avez bigrement étonné depuis hier. Soyez franche,avouez-moi pourquoi vous avez fait tout ça, car je n'y comprends rien."
Elle se rapprocha doucement, rougissante comme une vierge. "J'ai voulu connaître... le... levice... eh bien ... eh bien, ce n'est pas drôle."
Et elle se sauva, descendit l'escalier, se jeta dans la rue.
L'armée des balayeurs balayait. Ils balayaient les trottoirs, les pavés, poussant toutes les
ordures au ruisseau. Du même mouvement régulier, d'un mouvement de faucheurs dans les prairies, ils repoussaient les boues en demi-cercle devant eux ; et, de rue en rue, elle lesretrouvait comme des pantins montés, marchant automatiquement avec un ressort pareil.
Et il lui semblait qu'en elle aussi on venait de balayer quelque chose, de pousser auruisseau, à l'égout, ses rêves surexcités.
Elle rentra, essoufflée, glacée, gardant seulement dans sa tête la sensation de ce mouvementdes balais nettoyant Paris au matin.
Et, dès qu'elle fut dans sa chambre, elle sanglota.42
Quant aux femmes, certes Maupassant semble les trouver toutes aussi bêtes que semble le penser Flaubert. Pourtant, l'image que donne Maupassant de la femme est beaucoup plus
complexe que cela et très personnalisée. Ce sujet sera abordé au prochain chapitre.
Quoiqu'il en soit, les conceptions littéraires de Flaubert imprègnent fortement celles de
Maupassant. Le jeune auteur normand y met sa vision personnelle des choses, mais il y a
toujours cette présence du maître dans les idées, les thèmes et les théories exposées.
42
Maupassant, « Une aventure parisienne», (1), p. 335.
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1.4 : Un pessimisme réaliste
Avant d'étudier plus en profondeur ses écrits journalistiques, une brève introduction sur le
pessimisme de Maupassant s'impose. Comme expliqué précédemment, il existe un lien fort
entre la défaite de 1870 et cette vague de pessimisme. Mariane Bury a retracé les origines
de ce courant de pensée chez Maupassant. Contrairement à l'opinion populaire de plusieurs
critiques qui ont mis l'accent sur une explication physiologique et biographique, le
pessimisme de Maupassant ne serait pas lié à l'aggravation de la syphilis qui l'atteint dès
ses jeunes années d'adulte. Celle-ci n'a certes pas contribué à un changement de point de
vue, mais le pessimisme de Maupassant se fait ressentir bien avant que les premiers
symptômes n'affectent fatalement l 'auteur. Le fait est que dès l'écriture de ses premiers
contes, « les éléments de sa vision du monde sont en place et ne varieront guère.4 »
Mariane Bury donne trois raisons sur l'origine de ce pessimisme, autant d'ordre
biographique (avec la séparation de ses parents et la mort de Flaubert, entre autres choses),
sociohistorique (la guerre de 1870) que culturel (l'abandon de ses études par manque de
moyens financiers). La mort de Flaubert y est pour beaucoup. Maupassant est dévasté par
la perte de son maître et ami. Il écrit à Zola, en mai 1880 :
Je ne saurais vous dire combien je pense à Flaubert, il me hante et me poursuit. Sa penséeme revient sans cesse, j'entends sa voix, je retrouve ses gestes, je le vois à tout momentdebout devant moi avec sa grande robe brune, et ses bras levés en parlant. C'est comme unesolitude qui s'est faite autour de moi, le commencement des horribles séparations qui secontinueront maintenant d'année en année, emportant tous les gens qu'on aime, en qui sontnos souvenirs, avec qui nous pouvions le mieux causer des choses intimes. Ces coups-lànous meurtrissent l'esprit et nous laissent une douleur permanente dans toutes nos
pensées.44
Il ajoute, dans une lettre envoyée quelques jours plus tard à Caroline Commanville : « Je
sens en ce moment d'une façon aiguë l'inutilité de vivre, la stérilité de tout effort, la hideuse
monotonie des événements et des choses et cet isolement moral dans lequel nous vivons
43
Mariane Bury, « Maupassant pessimiste? », dans, Romantisme, 1988, n°61, p. 75.44
Maupassant, « Lettre à Zola », [en ligne], http://maupassant.free.fr/corresp/cadre.php?ord=c&num=200, [consulté le 15 juillet 2010].
21
http://maupassant.free.fr/corresp/cadre.php?ord=c&num=200http://maupassant.free.fr/corresp/cadre.php?ord=c&num=200
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tous, mais dont je souffrais moins quand je pouvais causer avec lui [. .. ]. » Ces deux seuls
exemples illustrent le sentiment dans lequel le départ de Flaubert laisse le jeune écrivain.
Cependant, la perte du cher maître n'est pas la seule cause à cette vision noire qu'exprimeMaupassant. Mariane Bury y voit incontestablement un lien avec la guerre franco-
prussienne abordée en début de chapitre : « Notons aussi que notre auteur a vingt ans en
1870 : son expérience de la guerre l'a suffisamment marqué pour qu'il lui témoigne une
répulsion dont on trouve la trace dans des chroniques et des récits [.. . ] . 4 6 »
La vision pessimiste de Maupassant ne lui est pas unique; elle est partagée par plusieurs
auteurs, et sur l'ensemble du siècle : Musset, Flaubert et Baudelaire par exemple, sont
touchés par « le mal du siècle ». Mais bien que Maupassant ait sa façon aigûe de rendrecompte de ce qu'il voit et de ce qu'il pense, le pessimisme, le sentiment du vide de
l'existence, est une vision propre à son temps. Son maître Flaubert a, d'ailleurs, eu une
influence primordiale sur lui à ce propos. Plusieurs ouvrages existent déjà sur cette
influence qu'a eu Flaubert sur son jeune protégé et nous en avons déjà rappelé les grandes
lignes. À propos de Madame Bovary et du pessimisme de son auteur, Alain Vaillant
affirme que « on ne peut qu'être frappé de constater que Flaubert, ayant rejeté hors du texte
tout ce qui lui était étranger, ait pu cependant formuler avec une telle force son dégoût
violent du monde où il était lui-même plongé et faire éprouver, de façon presque palpable
et charnelle, les émotions et les sensations dont vibrent en effet ses romans, du moins sur le
mode nostalgique.47 » Le pessimisme est donc un élément fort du texte de fiction comme le
conçoit Flaubert dans la mesure où il concilie paradoxalement la poétique de
l'impersonnalité et une vision profondément personnelle du monde. Il se tenait d'ailleurs à
l'écart de toute vie sociale à l'époque de la guerre franco-prussienne. Selon les mots de
Michel Mohrt, « [i]l méprisait tous ceux qui n'étaient ni écrivains ni artistes. 48 » La
littérature était donc son précieux refuge afin de « fuir la foule stupide 49 ». Cette désillusion
Idem.46
Bury, Maupassant pessimiste?, op. cit., p. 76.47
Vaillant, Berttrand et Régnier, Histoire de la litté rature française, op. cit., p. 370.
Mohrt, Les intellectuels devant la défaite, op. cit., p. 32.
Idem.
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exprimée par Flaubert sera de toute évidence un des éléments contributoires à celle de
Maupassant.
Gérard Delaisement a résumé les grandes lignes de l'imaginaire pessimiste qui se
développe déjà avec le courant romantique : « excès d'individualisme, " mal du siècle ",
disparition des vrais refuges, société figée dans un monde vieillissant, incapacité d'agir,
l'homme - et Maupassant est de ceux-là - se sent égaré, incompris, frustré au plus profond
de lui-même, plus épris d'absolu et de tentations métaphysiques qu'à aucun moment de son
histoire.50 » Selon lui, d'aussi loin que l'on puisse remonter dans le XIXe siècle, nous
pouvons voir des traces de ce mal de l'existence partout. Il règne une désillusion et un
sentiment d'échec. Tous les thèmes abordés, que ce soit dans les chroniques ou lesnouvelles de Maupassant, témoignent de cette croyance en la déchéance de la société.
L'étude de Marc Angenot, qui porte sur le discours social de l'année 1889, corrobore les
propos de Delaisement et dresse le portrait général d'une fin-de-siècle particulièrement
sombre :
La Révolution n'ayant rien fondé ou n'ayant fondé que l'instabilité partout procure uneorigine mythique aux visions de la déterritorialisation. Après un siècle de convulsions, dehontes et de malheurs, « après cent ans de calamités et de mensonges », nous en sommes
là : haines et discordes publiques, alcoolisme, déficit, destruction de la famille par ledivorce, croissance de la criminalité, presse dépravée, naturalisme en littérature, corruptiondes filles par l'école laïque, dégénérescence de la race par le surmenage : M. d'Héricaultdans sa France révolutionnaire trace après d'autres le tableau cumulatif de l'œuvre dedestruction entreprise en 1789 et qui semble devoir se poursuivre jusqu'à la ruine totale[...].51
L'écriture maupassantiennne reste, par contre, toujours fidèle à une réalité tangible. Un des
nombreux reproches que faisait Maupassant au romantisme était justement l'excès de
lyrisme et la « sentimentalité ronflante52 ». Il rejette toute forme d'excès et le romantisme,
pour lui, entre dans cette catégorie. Mariane Bury explique que « dans sa condamnation de
l'écriture romantique et dans sa conception d'une orientation nouvelle de la littérature
Gérard Delaisement, La modernité de Maupassant, Paris, Éditions Rive Droite, 1995, p. 96.
Marc Angenot, 1889 : État du discours social, Éditions Préambule, coll. L'univers des discours, Québec,1989, p. 376.
Mariane Bury, La poétique de Maupassant, Paris, Sedes, 1994, p. 28.
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"moderne", Maupassant s'inscrit dans la mouvance naturaliste et dans la tradition réaliste
sur un point fondamental : refuser un lyrisme usé et idéaliste pour préconiser la quête du
vrai. » Maupassant cherche à tout prix à se distinguer des écoles littéraires,
particulièrement celles de l'excès, tout en acceptant par-ci par-là quelques points distincts
de chacune qui correspond à sa propre conception de l'art. La théorie de l'impersonnalité
expliquée plus tôt reflète bien cette envie de l'écrivain de se distinguer tout en gardant ses
distances. On expose le « vrai », sans excès d'aucune sorte. Le regard de Maupassant
devient ainsi la clé de son écriture : c'est de son point de vue qu'il expose et dépeint la
réalité dont il est témoin. Et cette réalité est sans conteste décevante.
Après ce survol très rapide de la société contemporaine de Maupassant et de ses angoisses,
ce qui se démarque, et qui se reflète dans ses écrits, est que tout semble directement lié à
une impression de déchéance de la société. Maupassant n'a pas seulement un regard
pessimiste, il a un regard on ne peut plus clair et transparent sur la société. On le verra,
chez lui l'ambition réaliste va se mettre au service d'une représentation relativement
dépassionnée du réel et le climat anxiogène de la fin-de-siècle devient un motif essentiel de
la fiction. C'est une des raisons pour laquelle la guerre franco-prussienne est aussi présente
chez Maupassant. Ce n'est certes pas la seule cause du pessimisme de Maupassant, mais
elle contribue à accentuer ce sentiment de « mal rongeur », pour employer les mots de
Delaisement. La société du XIXe siècle est en péril, et la terrible défaite de 1871 est sans
aucun doute liée à ce climat social.
1.5 : La guerre dans les chroniques
C'est nécessairement à travers ses écrits journalistiques que les opinions de Maupassant se
font le plus ressentir. Toute sa vision pessimiste, ainsi que son horreur de la guerre, y sont
53 lbid, p. 29.
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exprimées très ouvertement. C'est une désillusion par rapport à sa patrie, mais plus
globalement par rapport à l'humanité. Dans sa chronique « La guerre », Maupassant fait
état de l'ébahissement qui s'empare de lui lorsqu'il pense aux conflits, qui ramènent lacivilisation moderne à une sorte de barbarie primitive :
La France, nation occidentale et barbare, pousse à la guerre, la cherche, la désire.
Quand j'entends prononcer ce mot : la guerre, il me vient un effarement comme si on me parlai t de sorcellerie, d'inquisition, d'une chose lointaine, finie, abominable, monstrueuse,contre nature.
Quand on parle d'anthropophages, nous sourions avec orgueil en proclamant notresupériorité sur ces sauvages. Quels sont les sauvages, les vrais sauvages ? Ceux qui se
battent pour manger les vaincus ou ceux qui se battent pour tuer, rien que pour tuer ? Uneville chinoise nous fait envie : nous allons pour la prendre massacrer cinquante milleChinois et faire égorger dix mille Français. Cette ville ne nous servira à rien. 11 n'y a làqu'une question d'honneur national. Donc l'honneur national (singulier honneur !) qui nous
pousse à prendre une cité qui ne nous appart ient pas, l'honneur national qui se trouvesatisfait par le vol, par le vol d'une ville, le sera davantage encore par la mort de cinquantemille Chinois et de dix mille Français.
Et ceux qui vont périr là-bas sont des jeunes hommes qui pourraient travailler, produire,54
être utiles.
Nous pouvons y voir clairement la pensée de Maupassant : toute forme de guerre est une
absurdité, une monstruosité. Et tout cela, ajoute-t-il, pour « l'honneur national ». Le
sarcasme est perceptible dans ses propos. Cela en dit long sur ce que pense Maupassant de
l'esprit revanchard de son époque. Rien ne justifie la guerre, quelle que soit sa nature: tout
cela est vain et inutile. Lorsqu'il est question de guerre, la nation française n'est pas, selon
les propos de Maupassant, moins barbare que les sauvages dans les contrées lointaines. On
cache le vol et le meurtre sous cette notion d'honneur, croyant peut-être qu'en changeant
les termes, on changera la nature de l'action. Maupassant ne se laisse pas bercer d'illusions
patriotiques.
Dans une autre chronique, intitulée « Zut! », sa pensée va dans le même sens. Il y exprime
l'inutilité et l'absurdité de la guerre. Selon l'extrait précédent, les hommes peuvent être
utiles à la nation en travaillant et en produisant. Les envoyer se faire tuer à la guerre n'a
54Maupassant, « La guerre », Chroniques tome II, p. 292.
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rien de valorisant pour le développement de la France. Et les Français ont tendance à se
lancer trop souvent et trop facilement dans la guerre :
Pas de guerre, pas de guerre, à moins qu'on ne nous attaque. Alors, nous saurons nousdéfendre. Travaillons, pensons, cherchons. La gloire du travail seule existe. La guerre est lefait des barbares. Le général Farre a supprimé les tambours dans l'armée ; supprimons-lesaussi dans nos cœurs. Le tambour est une plaie de la France. Nous en battons à tout
55 propos.
Maupassant exprime ici une opinion qui sera très importante pour notre compréhension des
nouvelles : « pas de guerre, à moins qu'on ne nous attaque. » Il faut donc comprendre que,
pour Maupassant, la guerre est une monstruosité, certes. Cependant, s'il faut se défendre,
c'est une tout autre question. Celui qui engage la guerre, qui déclenche la violence, est à
condamner. Celui qui emploie la violence pour défendre son bien, sa patrie, semble être
pardonnable aux yeux de Maupassant. Si la distinction n'est pas aussi franche dans les
nouvelles, comme on le verra avec les analyses, il reste que Maupassant désapprouve la
guerre, peu importe d'où elle provient. Pourtant, Maupassant a bel et bien fait partie de
l'armée française et s'y était enrôlé rempli d'espoir. Il faut croire que l'expérience réelle de
la guerre a vite fait déchanter l'auteur. William C. Owens, dans une étude sur la guerre de
1870 dans l'œuvre de Maupassant, explique :
[o]n doit se rappeler qu'à cette époque l'auteur était plein d'enthousiasme pour la guerre,étant assuré de la victoire pour la France. Après les échecs de l'armée française, lejeunehomme perdit vite ses illusions sur la guerre et il commença à la regarder de façon plusobjective. De ces expériences guerrières peut avoir suivi, en partie, cette façon si pessimisteavec laquelle il envisagea bientôt la vie. Sans doute les misères et les souffrances causées
par l'invasion prussienne de la France, ont-elles laissé à Maupassant une haine indélébile pour la guerre.
Ainsi, l'opinion du chroniqueur se reflète de façon limpide dans ses chroniques. Cette
violence exprimée par la guerre découle directement de la haine de l'auteur envers toute
guerre, quelle qu'elle soit, comme il l'exprime si bien dans ses chroniques. Alors, que cetteviolence trouve une justification plus acceptable ou non, il reste que l'auteur exprime son
horreur pour ce barbarisme, peu importe qu'il soit réalisé par des Prussiens ou des Français.
Maupassant, « Zut! », Chroniques tome 1, p. 176.William C. Owens, La guerre de 1870 dans l'œuvre de Maupassant, p. 9-10.
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1.6 : La guerre dans les fictions
La défaite de la France marque de façon indélébile l'imaginaire social. Patriotisme,
chauvinisme, idéologie anti-prussienne et esprit revanchard caractérisent la France de
l'après 1870 et se font sentir jusqu'à la fin du siècle. Mais cette fierté de la patrie ébranlée
dans son orgueil cache une certaine peur face aux guerres possibles qui pourraient survenir
dans le futur. La germanophobie, selon Angenot, n'est qu'un élément d'une angoisse plus
large devant tout élément hostile venant de l'extérieur, comme le sont « les menaces et les
agressions étrangères, le surarmement européen, les risques de guerre. » Nous pourrions y
voir encore une résistance au changement, accentuée d'une inquiétude face à tout ce qui
vient de l'extérieur, qui envahit et qui déstabilise, tout comme l'a été la guerre de 1870. La
haine et la peur des Prussiens sont largement évoquées dans les fictions de Maupassant, qui
ne se contente pas seulement d'exprimer la guerre selon le point de vue des Français
envahis par les Prussiens et victimes de leur violence, mais qui dépeint aussi les soldats
prussiens comme déjeunes garçons naïfs et somme toute charmants.
Comme nous venons de le voir, Maupassant ne condamne pas un parti ou l'autre : il juge
l'acte guerrier en tant que tel. Par contre, même si l'absurdité de la guerre reste présente
dans ses contes, la vision de Maupassant sur les personnages français et prussiens ne
semble pas tout à fait de même nature. L'image des Prussiens que donne Maupassant
semble en général concorder avec la vision revancharde typique de l'époque. Par contre,
lorsque les Français réagissent contre la violence des Prussiens, dans certaines nouvelles, la
cruauté ne semble pas très différente. Les Français « envahis » manifestent une toute aussi
grande violence et parfois même une cruauté habituellement associée aux Prussiens. Ainsi
que l'exprime Mariane Bury, plusieurs nouvelles permettent de confirmer cette hypothèse :« [q]u'elle ait marqué notre auteur et lui fait éprouver pour le fait militaire la plus radicale
répulsion apparaît clairement dans les nouvelles qui évoquent l'occupation prussienne. Il
Idem.
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ressort de ces récits l'impression d'un gigantesque massacre des innocents, quelle que soit
leur nationalité.58 »
Tel est le cas de la nouvelle « L'horrible ». Cette histoire, en fait, en contient deux, où le
narrateur explique ce qu'est véritablement une situation horrible. Les deux anecdotes se
situent dans un contexte de guerre, la première faisant référence directement à la guerre de
1870. Elle met en scène un détachement de l'armée française épuisé, marchant dans le froid
depuis des jours. Un homme qui rôde près d'eux est fait prisonnier et amené devant
l'officier. Il est aussitôt présumé espion, faisant monter la tension parmi les soldats. Le
narrateur tente de savoir qui il est, mais n'obtient que de vagues réponses dans un jargon
incompréhensible. Avant même que l'officier puisse décider de son sort, le pauvre hommeest littéralement pulvérisé par les soldats :
Je n'avais point fini de parler qu'une poussée terrible me renversa, et je vis, en une seconde,l'homme saisi par les troupiers furieux, terrassé, frappé, traîné au bord de la route et jetécontre un arbre. II tomba presque mort déjà, dans la neige.
Et aussitôt on le fusilla. Les soldats tiraient sur lui, rechargeaient leurs armes, tiraient de59nouveau avec un acharnement de brutes.
Cette situation pourrait être analysée à partir des travaux de René Girard dans La violence
et le sacré. La thèse de Girard explique que le fondement de toute société repose
essentiellement sur un acte sacrificiel, celui-ci visant à réconcilier et réunir la communauté
autour de lois communes. C'est une sorte d'exutoire à la violence, car il faut, un jour ou
l'autre, que la tension au sein d'un groupe se relâche. Girard explique que « [l]a violence
longtemps comprimée finit toujours par se répandre aux alentours; malheur, dès lors, à
celui qui passe à sa portée.60 » Dans « L'horrible », c'est exactement ce qui se passe. Les
soldats, depuis plusieurs jours poussés à bout, portant avec eux le stress de l'ennemi qui
n'est pas loin, mais qu'ils ne rencontrent jamais, doivent relâcher la tension, et l'homme
considéré comme un espion sera le bouc émissaire tout désigné. Mais comme bien souvent
58Bury, La poétique de Maupassant, op. cit., p. 13.
59Maupassant, « L'horrible », (II), p. 116.René Girard, La violence et le sacré, op. cit., p. 50.
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dans ses nouvelles, Maupassant conclut son récit sur une chute qui montre toute l'ironie de
la situation : les soldats s'aperçoivent que le supposé espion est en fait une femme,
probablement à la recherche de son fils dont elle n'avait plus de nouvelles. Maupassantexpose ainsi les monstruosités de la guerre. Selon Louis Forestier, cette histoire, «[...] sous
couvert d'un retour aux contes de la guerre de 1870, est le développement d'un réquisitoire
contre la guerre tout court [...].61 »
La deuxième anecdote de « L'horrible » est tout aussi violente et barbare. Évoquant des
faits réels, Maupassant y raconte comment des soldats, perdus dans le désert, en viennent à
s'entre-dévorer pour survivre :
L'homme vers qui marchait le soldat affamé ne s'enfuit pas, mais il s'aplatit par terre, il mitenjoué celui qui s'en venait. Quand il le crut à distance, il tira. L'autre ne fut point touché etil continua d'avancer puis, épaulant à son tour, il tua net son camarade.
Alors de tout l'horizon, les autres accoururent pour chercher leur part. Et celui qui avait tué,dépeçant le mort, le distribua.
Et ils s'espacèrent de nouveau, ces alliés irréconciliables, pour jusqu'au prochain meurtrequi les rapprocherait.
Pendant deux jours ils vécurent de cette chair humaine partagée. Puis la famine étantrevenue, celui qui avait tué le premier tua de nouveau. Et de nouveau, comme un boucher, ilcoupa le cadavre et l'offrit à ses compagnons, en ne conservant que sa portion.62
« L'horrible » symbolise, par ces deux petites histoires, toute l'horreur qu'a Maupassant de
la guerre. Bien plus, elle expose aux yeux du lecteur l'opinion défaitiste que se fait l'auteur
de l'humain en général. Il s'agit certes de fiction, mais l'auteur y décrit des personnages au
caractère vraisemblable et non trop exagéré. Son opinion sur la cruauté et la violence de
l'être humain est claire : si vous placez un personnage dans une situation extrême, il est fort
probable qu'il agisse lui-même d'une manière « extrême ». La guerre, plus souvent
qu'autrement, pousse l'homme à ces actes désespérés.
Louis Forestier, Maupassant, contes et nouvelles, tome I, Paris, Éditions Gallimard, La Pléiade, 1979, p. 1349-1350.62
Maupassant, « L'horrible », (I), p. 119.
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Cependant, Maupassant n'est pas aussi impartial dans ses nouvelles qu'il le clame dans ses
chroniques. « L'horrible » semble être un cas d'exception où l'écrivain ne s'en tient qu'à
des faits pour démontrer l'absurdité de la guerre. Dans les autres contes et nouvelles sur lesujet, son opinion n'est pas aussi généralisée : il penche souvent pour un parti ou pour
l'autre. Même s'il n'y a pas de jugement ou d'opinion clairement énoncés, il reste que les
contes de la guerre se divisent selon deux points de vue distincts. Il apparaît donc utile de
séparer les contes et nouvelles de ce thème selon deux catégories : tout d'abord, les
Prussiens envahisseurs; puis, les Français envahis. Ces deux thèmes, on le voit, forment un
double motif qui fait alterner les types de représentations de la violence.
1.7 : Les Prussiens envahisseurs
Lorsque Maupassant représente la guerre de 1870 dans ses contes et nouvelles et
particulièrement lorsque cette violence provient des Prussiens (par exemple « Deux amis »
et « Mademoiselle Fifi », qui seront principalement analysés dans cette partie), la brutalité
est toujours physique et froide, détachée. C'est-à-dire qu'aucune violence ou motif psychologique n'intervient ; le seul contexte de la guerre et toute l'idéologie anti
prussienne qui circule dans la société depuis la défaite justifient la violence physique
accomplie et la cruauté qui y sont souvent associées. Un préjugé récurrent sur la Prusse -
cruelle, violente - est ici perceptible. Maupassant, pour avoir lui-même participé à la
guerre, n'échappe pas au discours de son temps et de la vision du monde qui en résulte.
Une des nouvelles qui évoque bien cet aspect de la violence physique est « Deux amis ».
La froideur du commandant Prussien se remarque dès ses premières paroles :
Pour moi, vous êtes deux espions envoyés pour me guetter. Je vous prends et je vousfusille. Vous faisiez semblant de pêcher, afin de mieux dissimuler vos projets. Vous êtestombés entre mes mains, tant pis pour vous; c'est la guerre. Mais vous êtes sortis par les
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avant-postes, vous avez assurément un mot d'ordre pour rentrer. Donnez-moi ce motd'ordre et je vous fais grâce.
Les deux amis refusent, se regardent tendrement, et sont fusillés. Le commandant, toujoursde façon détachée, fait jeter les corps à l'eau : « Deux soldats prirent Morissot par la tête et
par les jambes ; deux autres saisirent M. Sauvage de la même façon. Les corps, un instant
balancés avec force, furent debout, dans le fleuve, les pierres entraînant les pieds
d'abord.64 » Le commandant décide ensuite, en voyant les belles prises restées dans le filet,
de manger les poissons des deux Français. Le seul contexte de la guerre, dans la nouvelle,
semble justifier cette absence d'humanisme, mais y est aussi sous-entendue une critique de
la cruauté des Prussiens. Le commandant décide d'en faire des ennemis, sachant très
probablement que les deux amis ne représentent aucune réelle menace. Le Prussien ne
justifiera en rien son acte, sinon par ces circonstances particulières de la guerre. Les
quelques contes qui abordent le sujet des Prussiens sous cet angle mettent toujours en scène
une violence physique sans justification, sans motivation particulière autre que la
manifestation d'une sorte de cruauté naturelle. Ils sous-tendent par contre une affirmation
idéologique : le Prussien-ennemi-cruel-de-la-France.
Le choix du vocabulaire décrivant la nature inscrit d'emblée le conte sous le sceau d'une
menace qui plane sur les deux personnages français. Dès le début de l'histoire, lorsque
Morissot se remémore ses anciennes parties de pêche avec M. Sauvage, Maupassant décrit
le paysage comme suit : « vers la fin du jour, quand le ciel ensanglanté par le soleil
couchant jetait dans l'eau des figures de nuages écartâtes, empourprait le fleuve entier,
enflammait l'horizon, faisait rouges comme du feux les deux amis, et dorait les arbres
roussit déjà [.. .]. » Le lieu où les deux amis se rencontrent laisse une impression
apocalyptique ou, du moins, sanglante. Le rouge y est prédominant, transformant le lieu de
pêche réconfortant en un environnement qui rappelle une tragédie, une terre de désolationet même de menace. Dès lors, tout le paysage semble annoncer une menace pour les deux
personnages, particulièrement lorsque la nouvelle ouvre sur la description de l'occupation
Maupassant, « Deux amis », (1), p.736.64 lbid., p. 738.65 lbid., p. 733.
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prussienne qui plane sur Paris : « ils les sentaient là depuis des mois, autour de Paris,
ruinant la France, pillant, massacrant, affamant, invisibles et tout-puissants.66 » Les
Prussiens semblent détenir une force particulièrement destructrice, au même titre que le paysage décrit plus tôt, étant associés à une certaines puissance divine. C'est surtout par les
descriptions de paysages et de nature que Maupassant, subtilement, fait ressentir la cruauté
des Prussiens, car il ne laisse à aucun moment les lecteurs pénétrer la pensée des
envahisseurs et ne donne ainsi aucun motif aux Prussiens pour justifier leur cruauté.
Maupassant réussit à faire transparaître la cruauté des Prussiens justement par le style
employé, associé au pessimisme. Louis Forestier affirme qu' « [i]ci, tout réside dans une
rigueur et une sécheresse du récit et de la construction; le dépouillement et l'économie des
moyens soulignent la cruauté.67 » Maupassant ne laisse voir aucune émotion, d'un côté
comme de l'autre. Cette sobriété d'écriture ne montre que les actions des Prussiens : ils
agissent et c'est tout. On ne peut deviner de motifs réels, de raisons apparentes ou
d'excuses valables pour tuer deux hommes qui nous semblaient si sympathiques. Mariane
Bury, dans son étude sur le pessimisme de Maupassant, précise ceci :
Le pessimisme littéraire tel que le conçoit Maupassant évite donc le lyrisme, le sublime,toute forme d'amplification. [...]
Il n'est que de songer au texte bien connu, Deux amis [...]. Le sujet aurait pu faire l'objetd'un traitement optimiste qui aurait rendu l'aventure sublime et fait des personnages deshéros. Or il n'en est rien : avant d'être héroïque ou quoi que ce soit d'autre, leur mort estinutile, bête, cruellement farcesque. Le texte refuse tout sublime, ou plus exactement lesublime est rejeté hors du texte.
Ainsi le refus des valeurs esthétiques liées à une conception optimiste du monde conduitMaupassant à rechercher l'efficacité dans l'expression du réel et donc à faire court.L'expérience existentielle de la désillusion ne saurait en effet souffrir des développements
,. 68sans fin.
C'est donc l'utilisation d'un style dépourvu de splendeur et d'héroïsme, d'un style simple
associé à une vision pessimiste, qui fait toute la différence entre les deux catégories de
récits de guerre. On ne fait pas des Français des héros dans ce cas-ci, on ne justifie pas non
^ lbid., p. 734.Forestier, Contes et nouvelles, op. cit., p. 1513.Bury, « Maupassant, pessimiste ? », op. cit., p. 81.
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plus les décisions des Prussiens. La mort des deux amis est donc inutile, vaine, et
nécessairement liée à une cruauté, une violence sans fondement, puisqu'on ne peut trouver
de raisons justificatives. William C. Owens a d'ailleurs remarqué que le traitement enversles Français est tout aussi cruel et froid que celui qu'on réserve aux poissons à la fin de la
nouvelle : « [c]'est un autre exemple d'hommes traitant leurs semblables comme des bêtes,
la valeur de l'être humain étant considérée comme nulle en tant que l'homme est concerné.
[sic.] » La bestialité comme comportement humain se retrouve dans bien des contes et
nouvelles et est utilisée selon toutes les facettes possibles. Maupassant exploite ce thème en
le rapprochant de la pensée pessimiste, montrant ainsi que l'homme ne vaut pas mieux
qu'une bête. C'est, encore une fois, la déchéance de l'humanité qui plane en fond
d'histoire. Lamia Gritli, étudiant la cruauté dans les contes normands de Maupassant,
affirme ceci :
Dès lors, Maupassant n'hésite surtout pas à souligner la descente de l'homme dans la bestialité : ses personnages dévoilent constamment une nature humaine ravagée parl'instinct destructeur. En fait, le nouvelliste ne se limite pas à peindre uniquement la cruautéde l'homme envers son semblable, ou encore envers la Nature (Dieu); il essaie égalementde trancher sur la cruauté, pour ne pas dire la bestialité, de l'être envers la bête. Il conjugueainsi, selon les personnages et les situations, l'oxymore « la bête humaine », cher auxécrivains de la décadence et créé pour désigner autant la bestialité de l'homme que
70
l'humanité de la bête.
Les contes évoquant cet aspect humain, ou plutôt « inhumain », sont très nombreux. Il
suffit de mentionner « L'aveugle71 », où un infirme, considéré comme un poids puisqu'il ne
peut travailler, est lâchement abandonné sur une route en hiver; ou encore « Coco72 » qui
écope du même genre de traitement que le garçon aveugle, à la différence que Coco est un
cheval. Dans les deux cas, que ce soit l'homme ou l'animal, on ne prend aucune
considération « émotionnelle » envers ces êtres vivants : humain ou animal sont jugés
inutiles et faibles, donc ne méritant pas de vivre. C'est exactement le même traitement qui
69Owens, La guerre de 1870 dans l'oeuvre de Maupassant, op. cit., p. 63.Lamia Gritli, L 'esthétique de la cruauté dans les contes normands de Guy de Maupassant, Mémoire de
maîtrise, Québec, Université Laval, 1995, p. 3.
Maupassant, « L'aveugle », (I), p. 402-405.72
Maupassant, « Coco », (I), p. 1149-1152.
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est réservé aux deux amis : ils ne veulent pas révéler le mot de passe, alors on les juge
inutiles et on les élimine sans se poser d'autres questions.
La nouvelle « Mademoiselle Fifi » est certes tout aussi évocatrice de cette cruauté qui
semble caractériser les Prussiens de la fiction. Le sadisme du général prussien, surnommé
Mademoiselle Fifi, est évident. Une jeune prostituée, subissant la violence du commandant
prussien, est traitée comme une bête. On ne la considère à aucun moment comme un être
humain. On agit envers elle comme on agirait envers un animal sans importance
particulière :
tantôt à travers l'étoffe, il la pinçait avec fureur, la faisant crier, saisi d'une férocitérageuse, travaillé par son besoin de ravage. Souvent aussi, la tenant à plein bras,l'étreignant comme pour la mêler à lui, il appuyait longuement ses lèvres sur la bouchefraîche de la juive, la baisait à perdre haleine; mais soudain il la mordit si profondémentqu'une traînée de sang descendit sur le menton de la jeune femme et coula dans soncorsage.
Les gestes du Prussien sont tout aussi injustifiés que l'étaient ceux du général dans la
nouvelle « Deux amis ». Cependant, dans « Mademoiselle Fifi », un personnage féminin se
détache du lot pour montrer une bravoure hors du commun. Cet aspect sera analysé plus en
profondeur un peu plus loin dans cette étude. Pour l'instant, il faut en retenir
essentiellement la cruauté provenant du commandant prussien. Dès l'introduction de la
nouvelle, l'auteur laisse voir l'incrustation forcée, l'envahissement progressif et ineffaçable
des Prussiens : « ses éperons, depuis trois mois qu'il occupait le château d'Uville, avaient
tracé deux trous profonds, fouillés un peu plus tous les jours.74 » Toute la violence des
Prussiens est illustrée par les marques indélébiles, les traces ancrées à même les objets
appartenant aux Français, comme si les envahisseurs, en « violentant » les objets,
s'attaquaient directement aux cœurs des Français : « Une tasse de café fumait sur un
guéridon de marqueterie maculé par les liqueurs, brûlé par les cigares, entaillé par le canif
de l'officier conquérant qui, parfois, s'arrêtant d'aiguiser un crayon, traçait sur le meuble
Maupassant, « Mademoiselle Fifi », (I), p. 393.74 lbid., p. 385.
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gracieux un chiffre ou des dessins, [...].75 » Les objets ont une signification particulière
dans la plupart des contes de Maupassant. Alain Vaillant explique que c'est très souvent
par eux que le fantastique se fait sentir 76, alors que Noëlle Benhamou étudie la fonctiondétournée de l'objet de culte77. Dans ce cas-ci, les objets sont évoqués pour expliquer le
mal vampirisant des Prussiens face aux Français. Les deux exemples précédents l'illustrent.
Le jeu de « la mine », divertissement privilégié des soldats ennemis dans ce conte, appuie
aussi cette hypothèse et met en scène la violence et la cruauté gratuite de l'ennemi : « La
mine, c'était son invention, sa manière de détruire, son amusement préféré.78 » Le jeu est
fort simple : il consiste en la destruction des objets d'art disposés à travers la maison
envahie. Les soldats ne sont heureux que lorsque la destruction est bien réussie et
commente les nouveaux dégâts, comme de réels experts. Les objets semblent agir comme
métaphore des Français qui subissent la destruction et la violence des Prussiens.
Si les Français sont victimes d'une cruauté physique tout à fait injustifiée, ou du moins
inutile, les soldats prussiens sont, quant à eux, associés à une cruauté et à une indifférence
en fonction du mal qu'ils commettent. La motivation personnelle ou psychologique étant
esquivée, cette violence devient beaucoup plus difficile à accepter pour le lecteur. Dans le
cas présent, nous pourrions qualifier de gratuite la violence physique, puisqu'elle ne semble
pas trouver de justification dans le texte, mis à part dans le parti-pris préalable que les
Prussiens sont d'emblés condamnables. C'est une image dure de la guerre que livre
Maupassant. Il n'en ressort absolument rien de positif, et lorsque l'histoire place la violence
physique du côté des Prussiens envahisseurs, il y a toujours cette cruauté, cette violence
gratuite qui ne trouve justification que dans la guerre elle-même et dans l'imaginaire social
qui circule à propos des Allemands à l'époque de Maupassant.
Idem.Vaillant, Berttrand et Régnier, Histoire de la littérature française, op. cit., p. 474.
Noëlle Benhamou, « L'objet du culte détourné : la perversion du signe dans les contes et nouvelles deMaupassant », dans : Andrea Del Lungo et Boris Lyon-Caen, [dir.], Le roman du signe : fiction etherméneutique au XIX siècle, Saint-Denis, Éditions PU V, 2007, p. 197-211.78
Maupassant, « Mademoiselle Fifi », (I), p. 388.
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1.8 : Les Français envahis
Cependant, la guerre contre les Prussiens est aussi représentée du point de vue opposé,
c'est-à-dire du point de vue des Français dont le pays est occupé par l'ennemi. La violence,
alors, n'est pas simplement physique et sans raison ; elle est toujours accompagnée d'une
violence psychologique qui servira de justification à l'acte.
En d'autres mots, il y a une violence première, souvent émotive. Elle sert de prétexte, pour
le Français qui en est victime, à une violence physique en forme de réaction contre les
Prussiens. Le motif de la vengeance est ici convoqué par Maupassant. Les Français
n'agissent pas, ils réagissent. Cette différence, même si l'acte en tant que tel est tout aussi
cruel que la violence des Prussiens envers les Français, semble placer les personnages
français dans une catégorie différente puisque, dans le cas où les actes sont justifiés,
l'horreur devient moins grande. D'ailleurs, Maupassant exprime souvent cet
« adoucissement » du crime. Il suffit de prendre pour exemple « Un parricide » où un jeune
homme, se sentant abandonné pour une deuxième fois par ses parents, en vient à les tuer.
La conclusion du conte laisse douter de la condamnation du crime : « Devant cette
révélation [la justification du crime expliquée par le coupable], l'affaire a été reportée à la
session suivante. Elle passera bientôt. Si nous étions jurés, que ferions-nous de ce
parricide?79 »
Maupassant ne donne jamais de justification aux actes des Prussiens. Cela ne semble pas
être le cas lorsqu'il décrit la réaction des Français. « Saint-Antoine » répond à ce schéma.
Un Français patriote, Antoine, surnommé Saint-Antoine, voit son village envahi par les
Prussiens et un soldat est assigné chez lui. Tous craignent la réaction d'Antoine, qui est
connu pour son tempérament fort et son patriotisme. Pourtant, tout se déroule bien. Le
maître de maison se moque quelque peu du soldat prussien, mais semble tout de même
attaché au jeune garçon allemand, malgré qu'il y ait toujours une sorte de défi dans
79Maupassant, « Un parricide », (I), p. 559.
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l'attitude du Français face à l'envahisseur. Un soir, alors que les deux hommes rendent
visite à des amis de Saint-Antoine, la tension entre les deux hommes monte brusquement et
la violence éclate. Antoine, qui aimait bien rire aux dépens de l'Allemand qui ne
comprenait aucun mot de français, l'oblige à manger et à boire, affirmant à tous qu'il
engraisse son cochon . Sur le chemin du retour, l'hostilité entre les deux hommes,
alimentée par une forte consommation d'alcool, les pousse à exprimer cette violence
physique contenue depuis le début du conte. Tout commence par une simple bousculade :
« À la fin, le Prussien se fâcha; et juste au moment où Antoine lui lançait une nouvelle
bourrade, il répondit par un coup de poing terrible qui fit chanceler le colosse.81 » Cela se
termine rapidement en coups sanglants : « Mais le vieux [Antoine], attrapant à pleine main
la lame dont la pointe allait lui crever le ventre, l'écarta, et il frappa d'un coup sec sur la
tempe, avec la poignée du fouet, son ennemi qui s'abattit à ses pieds.82 » À l'aube, Saint-
Antoine tue le Prussien après avoir découvert que ce dernier avait seulement perdu
connaissance, « frappant comme un forcené, trouant de la tête aux pieds le corps palpitant
dont le sang fuyait par gros bouillons. » Dans ce conte, la violence physique est fortement
présente, de manière hautement suggestive, et semble même dénuée de sens de la même
manière que lorsqu'elle provient des Prussiens. En effet, dès le début, même s'il représente
l'ennemi, le jeune Prussien assigné chez Antoine est décrit comme un être un peu naïf,mais qui semble des plus sympathiques. Même Antoine, exprimant sa hargne contre les
Prussiens à toute occasion, s