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SOURCES ET IMPLICATIONS DE LA CLINIQUE
Une équipe de deux CMPP de la région parisienne a choisi le thème de la clinque
comme sujet de leur réflexion institutionnelle. Les travaux de cette équipe ont mis en avant
dans un premier temps les points ou se focalise cette clinique au quotidien : il s’agit,
d’articuler la demande d’une famille avec la compréhension des symptômes et l’hypothèse
diagnostique qui peut être ensuite avancée. Cette étape constitue la base du projet
thérapeutique proposé lors de la synthèse qui réunit l’équipe qui va assurer la prise en
charge. La théorie psychanalytique, sans exclusive toutefois, traverse les références sur
lesquelles s’appuie cette équipe. Dans cette dynamique se posent les questions inhérentes à
la demande, au besoin, au désir de l’enfant et de sa famille, à la place du symptôme et du
diagnostic, au repérage des problématiques, à la construction d’un cadre. Dans un autre
texte préparatoire rédigé par un membre de l’équipe, la clinique est présentée comme une
boussole qui permet de se repérer et d’orienter la pratique.
Ces réflexions se sont confrontées lors d’une journée, que j’ai animée, le 16
Octobre 2013. Se sont donc retrouvés le directeur administratif, une psycho pédagogue,
trois pédopsychiatres (dont le médecin directeur), quatre orthophonistes, cinq psychologues
cliniciens, quatre psychomotriciens, une assistante sociale et une comptable. Il s’agissait,
lors de cette journée, de contribuer à la réflexion de ces professionnels qui assurent
l’accompagnement et de soins de 20 à 25 personnes, quant aux sens de la clinique et ses
implications dans la pratique thérapeutique. Cette journée de rencontre visait également à
fédérer les idées et à favoriser les échanges entre intervenants du service, à propos de la
pratique des uns et des autres au sein de l’équipe et dans le cadre de la dynamique
institutionnelle. Elle s’est basée sur l’état de réflexions préalables, re-questionnées dans
l’échange et de nouveaux apports théoriques.
En préambule, le docteur SEDLEZKI, médecin Directeur, a rappelé les bases
étymologiques et historiques de la clinique.
Le mot clinique vient du grec « klino » (le lit) et du latin « inclinare » qui
a donné s’incliner, se pencher.
Au XVII ème siècle, la définition de la clinique est « méthode qui consiste
à examiner le malade à son lit », c'est-à-dire qu’il s’agit de se pencher sur le
malade. On note donc la notion d’une position hiérarchique entre le soignant,
debout, et le soigné, couché. Selon Foucault, le soignant domine ainsi de sa
hauteur et de son savoir.
En réaction à cette attitude naîtra, dans les années 70 le mouvement de
l’anti psychiatrie (Laing, Cooper, Basaglia…) qui fait disparaître les blouses
blanche, symbole de la différentiation hiérarchique entre les malades et les
soignants.
Au XIX ème siècle, la notion de clinique s’élargit en y intégrant une
méthode de transmission des savoirs pédagogique : l’enseignement médical est
donné par le professeur au lit du patient. On dira alors que le futur médecin fait
«ses cliniques ». C’est également à la fin du XIX ème siècle que vont apparaitre
les établissements de soin au chevet du malade : les cliniques.
Pourrait-on dire que la méthode psychanalytique s’est inspirée de la
Klino en proposant la thérapie sur le divan
En tous cas, la clinique implique la notion de rencontre : de l’universel
elle va vers le singulier.
Existe-t-il une clinique spécifique à la clinique en CMPP, qui introduit
par exemple la psychopédagogie dans ses pratiques ? Les modifications sociales
et politiques ont-elles une influence sur la clinique ?
Nous avons pris le risque d’inviter M. Brioul pour animer cette journée…
N’avons-nous pas ouvert la boîte de Pandore ???
Avant d’en venir là, la question de la clinique a inspiré des associations libres, sous forme
de mots clés qui ont été recueillis en cours de journée. Leur longue liste peut s’articuler
autour de quatre axes.
TRANSFERT ET CONTRE TRANSFERT
o Plaisir – connaissance de soi – inconscient – psychanalyse – libido –
pensée…
THERAPEUTIQUE
o Alliance thérapeutique
Comment les parents sont-ils associés au travail ?
Comment l’enfant s’implique-t-il dans le travail ?
Réel et images internes
o Bienveillance – cadre – éthique (versus morale ?) – sollicitude –
dynamique – déontologie – respect – cohérence d’équipe…
o diagnostic
RENCONTRE
o Parole – écoute – décodage – mise en mots – Sujet – Groupe
o Sens – histoire - narration
OUTILS
o La synthèse : espace de pensée ou espèce de pansement ?
o Arrêt - rupture
o L’institution comme pare-excitation (peau, contenant…)
o Pluridisciplinarité – interdisciplinarité – intermodalité
o Evaluation
o Le temps
o L’espoir
Ces mots clés ont animé un débat, qui n’est pas clos et qui fait naître et s’enrichit
d’autres questions.
La journée fut aussi alimentée par mes propres réflexions, dont voici le texte.
PREMIERE PARTIE : PROPOS GENERIQUES
Je ne sais si je vais ouvrir la boîte de Pandore comme le craint (ou l’espère ?) le
docteur SEDLEZKI. Je ne résiste pas à la tentation de rappeler les fondements de ce mythe en
avant-propos : Dans la mythologie grecque, Prométhée vola le feu aux Dieux pour le donner
aux hommes. Pour se venger, Zeus ordonna à Vulcain de créer une femme faite de terre et
d’eau. Elle reçut des Dieux de nombreux dons : beauté, flatterie, amabilité, adresse, grâce,
intelligence, mais aussi l’art de la tromperie et de la séduction. Ils lui donnèrent le nom de
Pandore, qui en grec signifie "doté de tous les dons". Elle fut ensuite envoyée chez
Prométhée. Epiméthée, le frère de celui-ci, se laissa séduire et finit par l’épouser. Le jour de
leur mariage, on remit à Pandore une jarre dans laquelle se trouvaient tous les maux de
l’humanité. On lui interdit de l’ouvrir. Par curiosité, elle ne respecta pas la condition et tous
les maux s’évadèrent pour se répandre sur la Terre. Seul l’espérance resta au fond du
récipient, ne permettant donc même pas aux hommes de supporter les malheurs qui
s’abattaient sur eux…
Non sans rappeler qu’une amphore peut également contenir du bon vin, j’espère pour
ma part, pouvoir extirper l’espérance du fond de ce vase…
Votre équipe disait, citant Louis Marie FROELIG, dans un texte que vous avez rédigé
pour préparer cette journée, que la clinique est art du quotidien… C'est-à-dire une activité
créatrice habile qui se développe au fil de son déroulement, dans le temps présent, alimenté
par le penser.
Il s’agit donc d’un art, d’une dynamique féconde, inventive, laquelle, à l’instar du
playing cher à Winnicott, du jouant, rend possible l’inscription dans le réel tout en préservant
l’identité et les aspirations personnelles du Sujet. Dans cette élan, la théorie porteuse,
constitue un étayage solide à condition, comme l’affirmait déjà en 1979 Maud Mannoni (« La
théorie comme fiction » Seuil 1979), à condition qu’elle fonctionne en tant que fiction
garantissant la créativité à l’œuvre et non pas en érigeant des doctrines qui cloisonnent. Ainsi
la référence théorique est-elle indispensable et, à l’instar de ce qu’est la Libido pour l’action,
elle constitue l’énergie qui inspire la réflexion : c’est donc à l’aulne de la liberté que la théorie
dégage alors cet espace de créativité, une aire de jeu, terrain ou s’exprime l’inventivité qui
s’alimente à la fois du dehors et du dedans, de la réalité externe et du soi intime, du considéré
objectif et du vécu subjectif, du possible à l’illusoire, du matériel à l’utopique.
Il s’agit aussi d’un art du présent qui se défie du projet, lequel inscrivant une
intentionnalité externe (la nôtre), piège le Sujet, enfermant les dynamiques transférentielles et
contre transférentielles en une volonté de changement univoque pré-établit. Le présent
suppose de prendre la mesure du temps actuel, celui qui est accoucheur d’altérité, selon
Pierre BONJOUR, longtemps président du comité national d’éthique, du temps à prendre sur
le faire, sur l’agir, l’activisme, le temps à prendre pour observer, vivre, partager, écouter,
répondre, contenir, suppléer, susciter, comprendre, pour parler (et écrire), pour rêver, pour, on
vient de le dire, créer et jouer, pour élaborer, c'est-à-dire donner sens à ce qui est et vit.
Cet art ne peut se passer de la pensée, cette faculté humaine qui nous dégage d’une
perception non distancée. L’activité de penser est en effet la seule qui permette de se dégager
du sensoriel, du seul éprouvé, pour créer une présentation nouvelle de la réalité (re-
présentation) en cherchant à en estimer les différentes facettes, même celles qui sont encore
enfouies au cœur de la structure du cristal qu’est l’autre. Il s’agit de maintenir cette capacité
de penser vivante pour faire face au risque de l’enlisement dans les sables mouvants du
morbide et de la souffrance auxquels le clinicien est confronté. Le penser (comme aimait à le
dire Anzieu, soulignant ainsi l’acte en mouvement plutôt que l’état statique des pensées
établies) s’étaye sur trois ordres de réalité : les mots, les choses (les faits), et les fantasmes : le
monde de la langue, régi par les lois symboliques, le monde extérieur, par essence objectif,
régi par des règles matérialisant le socius, le monde du fantasme régi par des scénarios. Le
penser essaie de méditer (par réflexivité (ce qui implique un regard sur soi-même) et réflexion
(c'est-à-dire une élaboration mentale qui contient la potentialité d’un changement de direction
des idées, puis éventuellement des actes) à propos de ces trois mondes en tension. La tension,
grâce au penser, libère l’énergie au préalable contenue, car sans but. Il s’agit donc de mettre
en œuvre ce courant triphasé dont on sait qu’il peut disjoncter si les phases ne sont pas
équilibrées… La clinique sait plutôt se poser des questions (ouvertes) que se réfugier dans des
réponses puisées dans les nomenclatures méthodologiques.
Penser ne peut se résoudre au binaire : notre penser s’alimente non seulement de
représentations de choses, puis de représentations de mots, mais aussi de la dynamique du
fantasme. Ceci implique également que le penser clinique ne peut se satisfaire de la morale
mais impose plutôt l’éthique. (ce point sera développé plus loin).
Penser, c'est aussi, encore une fois, prendre le temps, ici de différer les réponses aux
questions, afin de les élaborer, en conscience que leurs attendus ne sont pas tous conscients.
La clinique est une victoire sur le temps : « Penser, c’est croire qu’on a le temps » disait
Wladimir Granoff dans la Nouvelle revue de psychanalyse (Gallimard) N°25, Printemps
1982, « Le trouble de penser »
Le Penser s’étaye sur le corps… le penser est-il autre chose que la représentation
imaginaire (fantasmatique) et/ou symbolique (mise en mots) d’une sensation qui n’est plus
présente dans le réel ? C’est bien d’emblée ce que souligne Anzieu : « il n'y a rien dans l'esprit
qui ne soit passé par les sens et la motricité. L'esprit a tendance à se concevoir comme un
appareil analogique du corps vivant et de son organisation » (1), de même que Bernard Golse :
« la pensée ne tombe pas du ciel, elle s’organise d’abord et avant tout dans les sensations –au
niveau du corps- et ce sont ces sensations qui vont devoir progressivement accéder au statut
de perception, étape cruciale dans la psychisation » (2) : il s’agit de son ancrage corporel, la
pensée ne pouvant en outre et nécessairement, bien entendu, se développer que dans une
articulation avec l’ancrage concomitant des interactions humaines et l’un de ses outils
principaux, le langage.
Cette question mériterait de trop longs développements pour que je m’y aventure ici…
Je vous renvoie aux nombreux auteurs qui ont travaillé cette question : Bion, Piera Aulagnier,
Anzieux bien sûr, mais aussi Meltzer, Didier Houzel, Bernard Gibello, Serge Tisseron, ou
encore Einstein… Leurs apports sont synthétisés dans mon livre sur l’autisme
(Fonctionnements autistiques chez l’adulte – Chronique sociale – 2012)
Enfin (provisoirement), à l’instar de la métis des grecs, (3) il s’agit bien de développer
« une forme d’intelligence, un mode du connaître ; celle-ci implique un savoir complexe, mais
très cohérent, d’attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la
sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, 1 Anzieu Le Penser, du Moi-peau au Moi pensant », Dunod , 1994. 2 Bernard Golse « Du corps à la pensée » - le fil rouge – PUF – Paris - 19993 Jean Pierre Vernant et Marcel Detienne, Les ruses de l’intelligence, la métis des Grecs – Flamarion.
le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise : elle
s’applique à des réalités fugaces, déconcertantes et ambiguës, qui ne prêtent ni à la mesure
précise, ni au calcul exact, ni au raisonnement rigoureux » elle met en mouvement ajouterais
je, l’élaboration mentale rusée, et le penser avisé.
Faire de la clinique, c’est maintenir en soi une pensée vivante qui laisse une place
nécessaire à l’évènement, à la surprise, à la manifestation qui s’exprime, ce que nous enseigne
la phénoménologie, cette philosophie qui considère ce qui se passe ici et maintenant comme
autant d’expressions signifiantes. Ce courant est celui développé par des cliniciens-
philosophes comme par exemple JASPERS, BINSWANGER, ou plus près de nous,
MALDINEY, qui considèrent le sujet souffrant du côté de son vécu propre, mettant en avant
le sens des conduites psychopathologiques. C’est cette vague porteuse qu’emprunte aussi le
clinicien pour avancer dans la compréhension des difficultés du patient, mettant le penser au
service de la considération des différentes facettes du sens que nous sommes amenés à
décrypter dans le discours et les actes, les nôtres autant que celles du patient, donnant donc
sens à ce qui existe, qui vit et évolue :
Ce sont d’abord les simples sensorialités élémentaires et directement étayées par le
corporel. Elles constituent les outils grâce auxquels les relations sont matériellement
possibles. On sait également qu’ils sont la source de l’étayage corporel des pulsions, et nous
l’avons vu, du penser.
Au-delà des informations qu’ils apportent, les sens éveillés sont appelés à procurer du
plaisir, de la volupté : c’est la dynamique sensuelle qui enrichit les échanges avec
l’environnement. Avec la sensualité, les représentations émergent, conférant aux éprouvés
corporels une dimension qui s’alimente de la fantasmatisation et conditionnent la dynamique
du désir et l’énergie libidinale. Il faut également considérer que le plaisir est en l’occurrence
le pôle positif d’un axe qui l’oppose à la douleur : à l’origine, la jouissance est liée à la
victoire sur la souffrance. C’est du destin des pulsions dont il est en fait question ici.
Le sens doit aussi s’élaborer dans ses significations: que veulent dire les actes, les
intentions éventuelles ? Qu’expriment-ils pour nous même et l’autre ? Ces significations
s’inscrivent bien sûr dans une histoire individuelle et collective. Chacun est partie prenante de
ses ancrages et, formes sur ce fond, chacun marque une trace signifiante dans le monde où il
vit. C’est ainsi que le devenir peut éventuellement s’énoncer.
Le sens désigne enfin la direction, l’orientation, la projection dans l’avenir. La
dynamique de la vie se repère à un but, à des objectifs, des projets à long ou à plus court
terme. L’énergie libidinale qui s’investit à partir du corps, doit prendre sens pour se déployer
dans l’esprit du Sujet. Elle s’élabore ainsi dans le mouvement suscité par l’individu pensant,
mu par la perspective d’un avenir, la constitution de plans et l’ardeur déployée dans une
activité projective, alimentée par la dynamique du désir.
La clinique c’est la proximité avec l’autre, rappelée par l’étymologie
(Klinike : le chevet du souffrant) et que l’on retrouve dans le verbe s’incliner. Littré (4)
précise qu’il s’agit de « s’occuper du traitement des maladies, considérées individuellement ».
En matière de psychologie, le terme apparaît sous la plume de S. FREUD, dans sa lettre à
Fliess, datée du 30 Janvier 1899 : « Maintenant, la connexion avec la psychologie sort du
chaos, j’aperçois les relations avec le conflit, la vie, tout ce que j’aimerais appeler psychologie
clinique » (5). C’est donc par extension, depuis le chevet jusqu’à considérer la proximité
attentive, que réside le sens premier du concept de clinique. Cette proximité doit pouvoir
s’articuler avec la distanciation de la pensée, dialoguer avec elle. Ces deux pôles de la
clinique doivent pouvoir s’interpeler, s’interroger mutuellement et s’enrichir de cette
confrontation. La proximité implique de pouvoir être touché par l’autre, laisser tomber nos
défenses et notre armure protectrice de soignant. La proximité clinique suppose aussi une
certaine sollicitude à l’égard des difficultés que l’on perçoit chez l’autre. La proximité se
conjugue également sans calcul, ni peur de mal faire, ni volonté de bien faire : la proximité,
c’est aussi la spontanéité. La démarche clinique consiste en une attention particulière portée à
la fois à l’individu dans la singularité de ses troubles et souffrances, et aux signes qui vont
permettre d’élucider le sens de ses comportements. Cette approche s’appuie sur le
développement d’hypothèses, construites sur la base de l’observation et générant des
indications de soins et prises en charge. Ces actions sont sans cesse évaluées, à la faveur des
effets produits chez le patient, afin de vérifier ou pas les postulats élaborés initialement, ce qui
conduit à les préciser ou à les reconsidérer. C’est une position de proximité, d’écoute,
4 É. LITTRÉ, « Dictionnaire de la langue Française » – Hachette 18755 Cité par D. ANZIEU in « Dictionnaire de psychologie » R. DORON et F. PAROT p . 114 – PUF -1991
d’ouverture d’esprit, d’expectative, laissant toujours une place à la surprise, attitude en
permanence traversée par la sollicitude à l’égard des difficultés et de la souffrance manifestée
par celui ou celle que l’on soigne ou que l’on aide. La clinique suppose que l’on accueille
l’expression du Sujet, en référence à des connaissances, à des outils théoriques, certes
indispensables, mais qui demeurent ouverts et accessibles à l’enseignement même du patient
et des signes qu’il délivre dans cette relation particulière. Les savoirs et les convictions
scientifiques viennent étayer cette pratique de façon essentielle, mais elles ne constituent
jamais un refuge clos, rigide et inéluctable qui serait un « prêt à penser », un moule
conceptuel dans lequel viendraient s’enfermer les symptômes du patient et les solutions
préétablies à ses difficultés. La théorie constitue un corpus d’hypothèses opérationnelles pour
la pratique, un système qui jalonne la pensée, un réservoir d’idées à puiser, non une religion !
Les références théoriques qui orientent la clinique se doivent d’être interactives,
pluridisciplinaires et cohérentes, afin de constituer un ensemble consensuel entre les
intervenants, assurant une dynamique évolutive des pratiques au sein de l’institution. La
remise en questions est inhérente à la clinique : On met ainsi en place les conditions pour
éviter les écueils d’une pensée unique hégémonique qui guette la psychiatrie, la psychologie,
la psychanalyse, ou tout autre modélisation conceptuelle. L’expérience de telles dérives qui,
dans l’histoire ou dans l’actualité, ont frappé tel ou tel courant de ces disciplines, avec des
effets néfastes autant pour les Sujets qui en sont les victimes que pour la science qui s’y
sclérose, démontre la nécessité d’une attention toujours en éveil.
Cette démarche s’alimente de l’empathie, cette capacité à accéder aux sentiments et
émotions de l’autre grâce à l’écho qu’ils sont susceptibles de provoquer en nous, sans pour
autant s’y identifier, et donc en évitant le piège de l’investissement dans un partage
émotionnel qui conduirait à la sympathie ou son contraire l’antipathie : toutes deux étant
vecteurs des dangers inhérents aux relations transférentielles et contre transférentielles non
abordés comme tels.
La clinique c’est la rêverie… Quand on veut se moquer, on représente volontiers le
psychologue comme un être évaporé, hors du concret, évanescent, sorte de professeur nimbus
des institutions… Cette fonction de rêveur n’est peut-être pas usurpée, voire même est-elle à
revendiquer par le clinicien. La rêverie n’est-elle pas le vecteur de l’élucidation des sens des
symptômes ? C’est en tous cas ce que Bion nous explique. Transposée de l’une des capacités
maternelles, c’est elle qui permet de donner sens à ce qui est informe. C’est elle qui permet à
la maman d’inventer une compréhension des douleurs indicibles et toxiques de son
nourrisson, de les lui raconter avec des mots ou des gazouillis pour les transformer en un bobo
qui fait déjà moins mal : c’est la même qui nous permet de faire des hypothèses quand aux
comportements insondables de cet autiste, de ce psychotique, de cet abandonnique violent, de
ce révolté souffrant dans son narcissisme blessé ou a-structuré et de le voir être différent après
la séance, dont, croit on, « rien n’est sorti », ou, dit on, « on a pas avancé », mais de constater
néanmoins que le patient va mieux et est beaucoup moins envahissant qu’avant, simplement
parce que l’on a rêvé ses symptômes… C’est ça la rêverie clinique, et ce n’est peut être pas
plus mal qu’un rapport de synthèse, rigoureux mais stérile…
L’engagement clinique implique le respect et la responsabilité dans l’accueil du patient
comme sujet singulier et non comme objet de connaissance.
Le respect et la responsabilité
La notion de respect se décline nécessairement dans une dialectique réciproque, entre
respectable et respectueux : nul ne peut prétendre au respect si son attitude envers autrui n’est
pas symétrique de ce qu’il exige de son interlocuteur. Situer le respect ne peut se faire que sur
un vecteur ou un curseur qui va de la déférence à l’irrévérence, de la règle à sa transgression
et aussi du sacré au profané… « Ne pas toucher, c’est respecter», dit la pub ! Les débats que
ce thème suscite, sollicitent des disciplines et approches aussi diverses que complémentaires :
la sociologie, le juridique, la pédagogie, la psychologie, la philosophie, le spirituel…
Les questions soulevées, qu’il conviendrait de croiser avec elles évoquent les systèmes
de valeurs, le « droit à la différence », quand il n’est pas galvaudé, la dignité, le
développement de l’individu et son identité, les « vérités », la loi, les choix personnels,
culturels, politiques, religieux… Autant de champs qui interrogent l’appartenance sociale,
l’intégration dans une communauté humaine et les conditions de la vie collective, partagée et
distinguée, entre aidants et aidés, soignants et soignés, valides et handicapés, ainsi qu’au sein
de chacune de ces entités bio-psycho-sociales. Nous n’en viendrons pas à bout, ni ici ni dans
l’absolu d’ailleurs : Il s’agit bien là d’un point de vue éthique qui fait naître et alimente les
questionnements….
En écho à ces interrogations, ce sont celles des responsabilités sociales, familiales,
éducatives, pédagogiques, thérapeutiques qui résonnent.
La responsabilité… Autre source largement ouverte vers les interrogations…
Son étymologie potentiellement polysémique suffira ici à nous en indiquer les pistes
possibles : elles nous guident, même si les césures que nous proposons peuvent choquer la
rigueur linguistique… Acceptons les pour leur valeur propédeutique.
« responsum », « respondere » signifie « répondre à un engagement », lequel
concernait, à l’origine, le serment religieux de celui ou celle qui faisait vœux de pauvreté,
chasteté et obéissance. Il faut souligner, selon les principes théologiques de ces promesses
qu’il s’agit d’un acte de volonté libre, mais qu’une fois énoncé, ce protocole contraint à
l’abandon de cette liberté, comme condition même de son respect…
Autre garantie contractuelle qu’impose la responsabilité, celle de la promesse de
mariage, sens contenu dans l’orthographe re-spondere : « spondeo », en latin signifiant « je
m’engage » et aussi « je me porte garant », c'est-à-dire j’assure de tenir ma promesse : nous
sommes alors sous l’égide d’un accord, d’une convention explicite ou tacite qui engage à la
confiance et à la fidélité réciproque…
On peut encore entendre un sens complémentaire si l’on accepte le scinder ainsi le
mot : « res-pondere », le concept renverrait alors à « porter la raison » : la responsabilité
conduit aussi à la réflexion et à cette pensée que guide la conscience logique et le
discernement.
Au moyen age, enfin, être responsable se disait du château apte à résister aux pires
assauts…
Comment conjuguer toutes ces acceptions et les articuler avec la pratique clinique ??
Cet engagement suppose de constamment interroger nos références théoriques et de
maintenir une inventivité permanente dans notre pratique. Comment rendre compte de cette
inventivité dont la justesse ne se mesure qu’après-coup ?
Il s’agit aussi d’un engagement dans le champ professionnel qui conduit à faire vivre
et connaître nos pratiques, les promouvoir et transmettre les convictions qui les fondent.
Comment en assurer les conditions d’exercice et, surtout, comment faire en sorte que ce
savoir-faire puisse se effectivement se diffuser ? Cet engagement comporte également un
« volet social », sociologique, citoyen et même politique car les cliniciens, confrontés à la
souffrance des individus, des familles, des quartiers (et je sais ce que cela peut recouvrir de
dramatique près de Villiers le Bel), ne sont-ils pas parmi les mieux placés pour débusquer les
formes nouvelles d’aliénation des discours prêts à consommer et des pratiques prêtes à (nous)
consumer ?
DEUXIEME PARTIE : PROPOS MILITANTS
La clinique constitue un trièdre fait d’une éthique en actes (basée sur la singularité de chacun
et de chaque situation), d’une pratique interactive (loin, donc, des autorisations, obligations,
protocoles ou encore grilles d’évaluation) et, enfin, d’une analyse théorique (c’est-à-dire
d’une réflexion permanente, alimentée par des références – pas des référentiels ! – théoriques,
des hypothèses étayées sur la rencontre avec ce qui se joue lors de la prise en charge).
C’est cette énergie qui va maintenir actif le « souci de l’autre », considéré par Emmanuel
Lévinas comme le fondement de l’humain. Il est vital de manifester, et peut-être de réanimer,
l’intérêt et le plaisir de soigner, guidés par les phénoménologues, les psychanalystes qui se
sont attachés à décrypter la fonction antalgique des symptômes ou encore les praticiens du
quotidien (aides médico-psychologiques, soignants, éducateurs…) qui ont développé des axes
de travail et de prise en charge adaptés pour les personnes en souffrance et en difficulté,
situant le travail d’accompagnement à la croisée des actes, des mots, du corps et des
fantasmes.
La clinique est pourtant menacée d’être supplantée par les modélisations neurobiologiques et
comportementalistes, le management, qui lui-même remplace la gestion, l’ingénierie de
l’évaluation sclérosante des performances et des résultats, la médicamentation systématisée et
exclusive, les dispositifs d’isolement des symptômes et de leur traitement expéditif, processus
dénoncés par le collectif « sauvons la clinique ». La clinique, laquelle s’étiole devant la
montée du matérialisme positiviste. « Un peu partout dans les Universités françaises », nous
disent ces cliniciens, dont Joseph Rouzel et Roland Gori (tous deux psychanalyste, le premier
avec une formation éducative, le second étant par ailleurs psychiatre) se font l’écho, « que ce
soit en médecine, dans les sciences humaines, et singulièrement en psychologie, l'approche
clinique est gommée, relayée aux oubliettes, ni plus ni moins que supprimée de la carte des
savoirs et des savoir-faire qui ont fait la renommée du style français, que l'on nous envie un
peu partout dans le monde ». J’ajouterai que je constate dans mes pérégrinations de formateur
des équipes en mal de clinique, car les institutions ont évacué les temps cliniques de parole
libre et d’élaboration d’hypothèses par les « réunions de projet ». Qu’ils se nomment PAP ou
PIP, ces projets sont des copies conformes les uns des autres : des formalisations rigides et
étroites qui visent toutes à la même perspective du cul de sac du « développement de
l’autonomie et du maintien des acquis », pièges tendus sur le chemin de la pensée. « On est
pas ici pour penser », osait rétorquer récemment un chef de service à une éducatrice qui
s'étonnait de la disparition de ces espaces d'élaboration. Et pourtant, il faut voir la
compétence, l’enthousiasme et le plaisir de ces mêmes équipes lorsque, en formation, je leur
propose ce véritable travail clinique de rêverie créative pour mieux comprendre un patient.
Mais la montée en charge des approches cognitivistes et comportementales se
présente comme un rouleau-compresseur envahissant le champ des formations, écrasant tout
sous son passage aux dépends de toute autre approche. On assiste bien à la naissance d'un
discours unique et uniforme. Où est la diversité des discours et des pratiques qui faisait la
richesse foisonnante des transmissions conceptuelles et professionnelles? Dans un tel contexte
on entrevoit bien l'idéologie dominante qui pointe le bout de son nez. Fer de lance du
néolibéralisme les métiers de la relation humaine seraient réduits, ni plus ni moins, à des
méthodes de réadaptation sociale, de normalisation quand ce n'est pas de dressage. Ainsi un
certain retour obscurantiste de méthodes pavloviennes que l'on croyait enterrées dans le passé,
s'attaque au traitement des autistes. Ces méthodes ont le vent en poupe, notamment sur les
plateaux de télé, relayées par la pression de certains lobbies parentaux, minoritaires en
nombre, mais majoritaires en médiatisation. Ceci devrait nous mettre la puce à l'oreille.
Comme le précise Roland Gori: « Les dispositifs de rééducation et de sédation des conduites
fabriquent un individu qui se conforme au modèle dominant de civilisation néolibérale : un
homme neuro-économique, liquide, flexible, performant et futile »
Pourquoi donc se défier de la clinique ?
« Parce que la clinique est une rebelle qui parle des personnes et de l’implication des aidants,
du décryptage ouvert de phénomènes transférentiels et contre-transférentiels,
d’investissements des espaces et objets transitionnels, et surtout qui assume l’inachevé d’un
cheminement ! Insupportable ! Trop d’opacité, trop de risques, trop peu de résultats tangibles
et mesurables. » (Chauvière, 2011.) Elle constitue pourtant notre plus grande richesse,
préservant la dimension humaine de tout accompagnement.
Le sociologue disait déjà en 1999 (la sphère clinique du social)
« Entre ingénierie et services, demeure une importante sphère d’action sociale, tant en
nombre d’agents qu’en institutions spécialisées, qu’on devrait sans hésiter, qualifier de
clinique sociale, au sens d’être au chevet du patient, c'est-à-dire des personnes, des groupes
ou des quartiers difficiles. Il s’agit là d’une intervention au plus près des gens, faite
d’observations et de dialogues, et irréductible au simple accompagnement social. Elle
implique légitimement des pratiques d’interprétation des événements et comportements. »
Il poursuit d’ailleurs que : « le travail clinique n’implique pas que l’on se détournerait du
contexte, des conditions sociales d’existence des personnes, ni même que l’on renoncerait à
s’engager pour les changer. Depuis l’analyse institutionnelle, on sait que tout travail social
clinique est inséparable d’un «travail des circonstances », selon la belle expression de Paul
Fustier ». Donc pas de travail clinique sans une dimension politique, soit proche, au sein de
l’institution, soit plus lointaine, dans les politiques sociales, où les travailleurs sociaux ont le
devoir de faire remonter ce que, engagés dans ces relations complexes, ils peuvent observer
des dysfonctionnements de la société. Pas de travail social qui ne mette en œuvre une certaine
conception de l'humain et de ses modes de « fabrication ». Je pense ici à Fernand Deligny, se
réclamant d’être un « accompagnateur d’autistes », répondant à un journaliste de
l'Humanité qui s'étonnait de ce qu'il faisait avec les enfants autistes: « Ici on fabrique de
l'humain ».
Et Michel Chauvière de conclure : « La sphère clinique constitue même un mole de
résistance, dans une période marquée par une forte déflation des qualifications ». S’il existe
bien une spécificité du travail social, elle réside dans cette capacité très développée d’entrer
dans un lien assez intime avec un autre humain stigmatisé, ségrégué par les représentations
sociales (délinquant, handicapé…) et en souffrance. Consolider, formaliser et transmettre
dans les formations comme sur le terrain ces qualifications, situe tout l’enjeu à venir des
pratiques sociales », ce en interaction, ajouterais-je avec la dynamique du transfert : savoir y
faire avec le transfert, voilà la perspective incontournable pour soutenir une position clinique.
Le travail thérapeutique, c'est-à-dire étymologiquement « au service de l’autre
souffrant », puisqu’il s’agit bien de cela, ne peut se satisfaire de décider comme la mode
sociale et les « recommandations de bonnes pratiques » voudraient nous y contraindre, (en
chassant par exemple « les comportements inappropriés ») de ce qui est bien et de ce qui est
mal, morale réductrice de la dichotomie discriminante qui a le vent en poupe.
Il est impératif d’inscrire au contraire l’éthique dans le processus de la clinique.
L’éthique s’alimente de la complexité : elle propose plutôt un questionnement que des
réponses. L’éthique invite à regarder au loin, en une visée perspective, alors que la morale
enferme dans la norme en condamnant de façon absolue à la soumission conformiste.
L’éthique est subversive dans la mesure où elle permet de soulever l’apparence pour faire
émerger le substrat fécond, à l’instar du labour qui conditionne la fertilité du terrain. Cette
capacité subversive permet en effet le renversement des routines. En effet, toute réflexion
suppose l’ouverture possible à la remise en question des acquis, des habitudes ou modalités de
travail devenues stéréotypées. Retourner le terrain des pratiques contribue à en remettre les
fondements à la surface.
La considération éthique vise à préciser quelles sont les « fonctions contenantes », qui
situent des repères à la réflexion et à l’action : elles proposent une pensée plus riche que les
limites fixées par la morale, auxquelles il est tentant, car facile, de se cantonner, au risque (ou
au confort) de se réfugier en ces repaires.
Michel BRIOUL
Le 17-11-2013