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Joseph Ratzinger : Le long parcours d’un intellectuel allemand (mai 2005, non publié) Jean Grondin Département de philosophie de l’Université de Montréal Dans un article précédent (La Presse, du 3 avril), je m’étais permis de rappeler, parce que cela était assez largement ignoré chez nous, que Jean-Paul II avait d’abord été un philosophe : s’il n’avait pas été nommé évêque en 1958, il serait sans doute resté toute sa vie ce qu’il était au moment de sa nomination, un simple professeur de philosophie. Joseph Ratzinger bénéficie également d’une redoutable formation intellectuelle, surtout théologique, mais aussi philosophique. Il a commencé sa carrière par une thèse de doctorat sur la notion de peuple et de maison de Dieu chez saint Augustin (1953) et une thèse d’habilitation sur la théologie de l’histoire de saint Bonaventure (1957). Intellectuel de grande envergure, il a joué un rôle remarqué lors du concile Vatican II (1962-65). Il y a non seulement accompagné le Cardinal Frings de Cologne, il a publié plusieurs ouvrages sur le concile, contemporains du concile lui-même et qui en ont marqué l’esprit (ses critiques auraient tort de l’oublier), dont Sur la chemin du Concile (Auf dem Weg zum Konzil) paru dès 1963. L’affaire Küng Son génie précoce lui valut d’être nommé professeur de théologie à Bonn en 1958, puis à l’Université de Tübingen en 1966, où il fut le collègue de Hans Küng, ce théologien rebelle qui allait mettre en question le dogme de l’infaillibilité papale dans un livre de 1970. En 1969, au cœur de la révolte étudiante, et peut-être dérouté par elle, Ratzinger a quitté Tübingen pour retourner dans sa paisible Bavière natale quand il est devenu professeur à Regensburg. Nul ne sait vraiment pourquoi, mais son esprit réformateur s’est alors un peu émoussé. Lorsque Hans Küng fit paraître en octobre 1979 un article dans un grand quotidien allemand où il portait un jugement très sévère sur la première année du pontificat de Jean Paul II, Ratzinger, devenu cardinal, fut l’instigateur de la mesure de discipline exceptionnelle qui allait priver Küng de sa missio canonica, c’est-à-dire du droit d’enseigner la théologie au nom de l’Église. Cette condamnation de Küng, à la fin de 1979, a provoqué des manifestations massives dans toute l’Allemagne et qui ont lai ssé des séquelles (la nomination de Benoît XVI n’y a pas suscité d’enthousiasme délirant). C’est par ce « coup de force », totalement inattendu, que les théologiens du monde entier ont compris qu’une nouvelle orthodoxie était en train de s’installer au Vat ican. Ce

Joseph Ratzinger. Le Long Parcours d’Un Intellectuel Allemand

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Jean Grondin nos ofrece una bibliografía del Papa teólogo y de su lucha por defender la fe de la Iglesia.

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  • Joseph Ratzinger : Le long parcours dun intellectuel allemand

    (mai 2005, non publi)

    Jean Grondin

    Dpartement de philosophie de lUniversit de Montral

    Dans un article prcdent (La Presse, du 3 avril), je mtais permis de rappeler, parce que cela tait assez largement ignor chez nous, que Jean-Paul II

    avait dabord t un philosophe : sil navait pas t nomm vque en 1958, il serait sans doute rest toute sa vie ce quil tait au moment de sa nomination, un simple professeur de philosophie.

    Joseph Ratzinger bnficie galement dune redoutable formation intellectuelle, surtout thologique, mais aussi philosophique. Il a commenc sa

    carrire par une thse de doctorat sur la notion de peuple et de maison de Dieu chez

    saint Augustin (1953) et une thse dhabilitation sur la thologie de lhistoire de saint Bonaventure (1957). Intellectuel de grande envergure, il a jou un rle

    remarqu lors du concile Vatican II (1962-65). Il y a non seulement accompagn le

    Cardinal Frings de Cologne, il a publi plusieurs ouvrages sur le concile,

    contemporains du concile lui-mme et qui en ont marqu lesprit (ses critiques auraient tort de loublier), dont Sur la chemin du Concile (Auf dem Weg zum Konzil) paru ds 1963.

    Laffaire Kng Son gnie prcoce lui valut dtre nomm professeur de thologie Bonn en 1958, puis lUniversit de Tbingen en 1966, o il fut le collgue de Hans Kng, ce thologien rebelle qui allait mettre en question le dogme de linfaillibilit papale dans un livre de 1970. En 1969, au cur de la rvolte tudiante, et peut-tre drout par elle, Ratzinger a quitt Tbingen pour retourner dans sa paisible Bavire natale

    quand il est devenu professeur Regensburg. Nul ne sait vraiment pourquoi, mais

    son esprit rformateur sest alors un peu mouss. Lorsque Hans Kng fit paratre en octobre 1979 un article dans un grand quotidien allemand o il portait un

    jugement trs svre sur la premire anne du pontificat de Jean Paul II, Ratzinger,

    devenu cardinal, fut linstigateur de la mesure de discipline exceptionnelle qui allait priver Kng de sa missio canonica, cest--dire du droit denseigner la thologie au nom de lglise. Cette condamnation de Kng, la fin de 1979, a provoqu des manifestations massives dans toute lAllemagne et qui ont laiss des squelles (la nomination de Benot XVI ny a pas suscit denthousiasme dlirant). Cest par ce coup de force , totalement inattendu, que les thologiens du monde entier ont

    compris quune nouvelle orthodoxie tait en train de sinstaller au Vatican. Ce

  • grand coup valut sans doute Ratzinger dtre nomm prfet de la Congrgation pour la Doctrine de la Foi en 1981 (lancienne Inquisition !). Il sy est acquis, tort ou raison, la rputation intraitable que lon sait.

    Son dernier dbat philosophique

    Ratzinger sest toutefois montr plus conciliant ces dernires annes. Lan dernier, il a accept de conduire un dialogue public avec le plus important philosophe de

    lAllemagne, Jrgen Habermas, intellectuel engag (de gauche, bien sr), issu du marxisme athe , qui a dvelopp une philosophie de la communication discute

    dans le monde entier. Ce dbat trs mdiatis qui portait sur les Lumires et la

    religion sest tenu lAcadmie catholique de Bavire en janvier 2004. Difficile dimaginer des antipodes plus absolus pour mener une telle confrontation : le prfet de lInquisition romaine et lintellectuel de gauche le plus en vue de son pays ! Or les deux intellectuels ont conduit un dbat philosophique et extraordinairement

    harmonieux. Contre toute attente, Habermas y a reconnu que la raison moderne ne

    pouvait se passer du potentiel de sens de la religion, et plus particulirement de

    la religion chrtienne, car cest sur lui que se fonde la substance thique de nos socits dmocratiques et de nos tats de droit. La participation de Ratzinger

    montrait, pour sa part, quil tait tout fait dispos reconnatre la lgitimit de la raison sculire.

    Ses souvenirs de la libration Mais laccord de fond repose peut-tre aussi sur le fait que Ratzinger et Habermas, n en 1929, sont des intellectuels de la mme gnration (des journaux allemands

    lont rappel ces derniers jours) : ils ont connu durant leur adolescence la dmence du nazisme, mais aussi la promesse de libert que signifiait son effondrement. Ils

    en ont tous deux tir des leons desprance. Il y a dix ans, Ratzinger donnait une entrevue loccasion du cinquantime anniversaire de la libration. Voici son tmoignage (tir de la Franfkurter Allgemeine Zeitung) : Le 8 mai 1945, je me

    trouvais dans un camp de prisonniers que les Amricains avaient provisoirement

    tabli sur le site de larogare militaire de Bad Aibling. Nous tions couchs sur la terre, sans toit au-dessus de nos ttes. Ce 8 mai, les soldats amricains avaient lanc

    des fuses lumineuses dans le ciel qui tait le thtre dun vritable feu dartifice. Nous sentions que quelque chose dextraordinaire devait stre produit. Le lendemain, la nouvelle se rpandit quavait t signe Berlin la capitulation sans condition, ce qui tait lobjectif de guerre des Allis. Le soulagement que nous ressentions devant la fin de la dmence meurtrire de cette guerre toujours plus

    absurde tait tempr par des rumeurs qui circulaient selon lesquelles les Allis

    occidentaux avaient maintenant lintention de poursuivre le combat contre lUnion Sovitique. Mais mme si on ne croyait pas ces rumeurs de guerre, lespoir dune

  • re nouvelle tait aussi tempr par dautres facteurs : lAllemagne gisait en ruines, et il faudrait recommencer zro, dans le monde matriel comme dans le monde

    spirituel. lchelle internationale, notre pays tait isol et ostracis. Comment la reconstruction pouvait-elle russir dans ces conditions ? Et quand allait-on librer

    les prisonniers de guerre que nous tions ? Et cette libration nallait-elle pas tre suivie par limposition dun long service consacr la reconstruction de linfrastructure matrielle du pays avant que ne puissent commencer les tudes et, avec elles, la vie relle et autonome ? Mais lespoir tait plus fort que linquitude. Javais une image trs optimiste des Allis occidentaux et jtais convaincu quils agiraient dans un esprit hautement humain et chrtien et que, aprs une certaine

    priode dattente, lavenir tait ouvert depuis que le national-socialisme avait t vaincu. Dune certaine manire, le statut de prisonnier avait pour moi quelque chose de symbolique : nous tions sans toit, encore privs de libert, les nuits

    taient froides, mais le jour tait clair et lanne allait dans le bon sens. Nous allions vers un meilleur avenir.

    Aprs avoir lu ces lignes, qui datent de 1995, il est permis de penser que la

    volont de dialogue et de conciliation exprime par Benot XVI mrite dtre prise au srieux. Lavenir est ouvert.