Jean-Claude Milner - De l'École

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    DE L'COLE

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    DU MME AUTEUR

    AUXMMESDITIONS

    , De la syntaxe l'interprtation1978

    L'Amour de la langue1978

    Ordres et raisons de langue

    1982Les Noms indistincts

    1983 .

    AUX BOITIONS MAME

    'Arguments linguistiques

    1973

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    JEAN-CLAUDE MILNER

    DE L'COLE )

    DITIONS DU SEUIL27, rue Jacob, Paris VIe

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    ISBN 2-02-006818-4

    @EDITIONS DU SEUIL, MAI 1984

    .. " La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destines une

    ,.. i;. utilisation collective. Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle

    - faite par quelque procd que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses. ayants cause, est illicite et constitue une contrefaon sanctionne par

    les articles 425 et suivants du Code pnal.

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    Axiomatique

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    Il y a de l'cole dans quelques socits, et particulirementdans la

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    ntre. Voil une proposition certaine ; encore faudrait-il tablir ce

    qu'elle signifie. Dire que l'cole existe, c'est, au vrai, dire seulementceci : dans une socit, il existe des savoirs et ces derniers sont transmis

    par un corps spcialis dans un lieu spcialis. Parler d'cole, c'est parlerde quatre choses : (1) des savoirs ; (2) des savoirs transmissibles ; (3) des

    spcialistes chargs de transmettre des savoirs ; (4) d'une institution

    reconnue, ayant pour fonction de mettre en prsence, d'une manire

    rgle, les spcialistes qui transmettent et les sujets qui l'on transmet.Chacune de ces quatre choses est ncessaire, en sorte que c'est nierl'existence de l'cole que de nier l'une d'entre elles ; de mme, c'est

    vouloir la disparition de l'cole que de vouloir, pour quelque raison quece soit, bonne ou mauvaise, la cessation de l'une ou de l'autre. Soit doncdes propos qui disent qu'il n'y a pas de savoirs, ou bien que les savoirs ne

    sont pas transmissibles, ou bien que la transmission des savoirs nesaurait tre l'affaire de spcialistes de la transmission, ou bien que cette

    transmission ne saurait s'accomplir dans une institution ; il faut avoirconscience que ceux qui les tiennent - fussent-ils eux-mmes chargsd'un enseignement - parlent contre l'cole : ils peuvent avoir leurs

    raisons, peut-tre mme ont-ils raison ; en tout tat de cause, il faut treclair sur ce qu'ils font et disent.

    Il va de soi que, de ce point de vue gnral, les diffrences

    administratives entre les divers rgimes d'enseignement en France -

    primaire/secondaire/suprieur ou priv/ public-

    sont de peu de poids :l'cole dsignera donc aussi bien les collges que les lyces ou les

    universits, aussi bien les tablissements confessionnels que les

    laques.Quatre choses lui sont ncessaires ; elles lui sont aussi suffisantes :

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    dire qu'il y a de l'cole, c'est dire tout ce qui a t dit, mais rien de plus.Ainsi, ce n'est pas dire que tous les savoirs sont transmissibles ; ce n'est

    mme pas dire que tous les savoirs transmissibles sont ou doivent tretransmis par l'cole ; ce n'est pas dire que les spcialistes chargs detransmettre savent tout ce qu'il y a savoir en gnral, ni tout ce qu'il y a savoir du savoir qu'ils transmettent. Sans doute, on peut toujoursajouter d'autres dterminations aux quatre dterminations essentielles.Par exemple, on peut souhaiter que l'cole rende heureux, qu'ellecontribue la bonne sant physique et morale, qu'elle permette un

    usage rationnel du tlphone ou de la tlvision, etc. Il n'y a rien

    redire cela, pourvu qu'on se souvienne qu'il s'agit de fins secondes etsurajoutes, de bnfices additionnels : vouloir en faire des fins princi-

    pales et des bnfices majeurs, c'est en ralit renoncer aux dtermina-tions essentielles. C'est donc vouloir la fin de l'cole.

    Les quatre ncessits mentionnes prcdemment sont de naturemanifestement formelle. Il ne saurait tre question de s'en tenir l. En

    ralit, toute dcision concernant l'cole, pour peu qu'elle n'en recher-che

    pasl'abolition ou la

    dconstruction,consiste donner un contenu

    substantiel aux quatre ncessits formelles. Il s'agit donc toujourspremirement de nommer et de dfinir les savoirs qu'on voudrait voir

    transmis ; secondement de rgler les formes institutionnelles et spcia-lises de la transmission. La premire dcision implique des choix de

    conjoncture qui sont certainement conomiques et sociaux, mais aussi

    politiques : toute socit ne fera pas les mmes choix, suivant le rapportqu'elle entretient la science et la technique, suivant qu'elle dispose

    ou non d'un tat, d'une Nation, d'une Histoire. La seconde dcision esten fait celle de la pdagogie, conue non comme une fin, mais comme un

    pur moyen de la transmission : elle n'a souvent que peu de chose faireavec la pdagogie usuelle et vulgarise.

    Ce que peut et doit tre l'cole dans un pays tel que la France est doncune question non triviale, qui engage des analyses. Bien conscient - ladiffrence de la plupart de ceux qui traitent de ces matires - que latche est difficile, nous ne projetons ni de l'puiser ni mme de la traiter

    vritablement. Nous nous bornerons des remarques susceptiblesd'orienter l'attention. Pour le moment, en tout cas, nous nous entiendrons au formel. C'est que les choses en sont arrives un point deconfusion tel que le simple rappel du balisage formel se rvle utile. Carles quatre ngations de l'cole, que l'on peut construire a priori, ne sont

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    pas demeures l'tat de constructions conceptuelles : chacune a t

    prononce en fait ; et chacune l'a t par des sujets qui n'avaient parailleurs que l'cole la bouche ou du moins sa rforme.

    Une donne massive s'impose en effet l'attention : on ne parlejamais de l'cole, aujourd'hui, que du point de vue de sa rforme. C'estl une situation remarquable, mais qui peut se concevoir : aprs tout,l'cole donne forme institutionnelle quelque chose qui n'a pas un

    rapport vident aux institutions, nommment les savoirs. En ce sens,elle se compare l'institution judiciaire qui, en Occident, est pensedans sa relation une Ide suprasensible, htrogne toute institution

    et nomme la Justice. Elle se compare galement la machineriedmocratique, qui se veut toujours, mensongrement ou pas, letraitement institutionnel de ce qui, en soi, n'est pas dfinissableentirement en termes d'institution : disons, la libert et l'galit.

    Ces articulations contradictoires sont vraisemblablement une bonnechose : on sait par les diverses dictatures ce qu'est un appareil judiciairequi se veut spar de l'ide dejustice et un appareil institutionnel pur

    qui ne laisse subsister hors de lui aucun principe. On commence

    percevoir ce qu'est une cole disjointe de toute rfrence aux savoirs.Mais une institution contradictoire est aussi, par structure, instable,toujours en position critique, puisque toujours en situation d'articuleren langage institutionnel ce qui ne se laisse pas dire intgralement dansce langage. Cette inappropriation, constamment surgissante, a poursymptme la rforme : toujours renat l'espoir qu'on saura mieuxtraduire en institution le principe non institutionnel. Aussi l'institution

    . contradictoire passe-t-elle le plus clair de son temps discuter d'elle-mme et de sa modification : ainsi en va-t-il de la dmocratie et de la

    justice ; l'cole ne fait pas exception.Il y a malheureusement un risque : force de ne saisir un objet que du

    point de vue de sa rforme, on oublie volontiers de demander ce qu'il estet ce qu'il peut tre. D'autant que le point de vue de la rforme a subi,depuis quelques annes, un dplacement curieux ; nulle rforme nesaurait tre ici propose si elle ne vise pas la suppression de l'cole. C'est

    pourquoi l'on retrouve constamment, explicite ou dguise, la ngationde l'une ou l'autre des quatre thses dfinitoires - sinon des quatre lafois.

    Il y a ceux qui parlent franchement : l'cole est inutile, soutiennent-ils, puisque des socits sans cole existent. Il est vrai qu'ils ne sont

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    gure exigeants quant aux donnes et confondent souvent les situa-tions : celles o il y a des coles qui ne ressemblent pas aux ntres et

    celles o il n'y a pas d'cole du tout. Mais supposons qu'il y aiteffectivement des socits sans cole. Qu'en conclura-t-on ? Rien deplus, semble-t-il, que de la constatation, indubitable quant elle, quecertaines socits sont monogames et certaines polygames. Il ne semblepas que la dcouverte, pour une socit monogame, que des socitspolygames existent, ait de trs grandes consquences pour elle, etinversement. Sauf conversion par la force, les socits ne passent pasd'une organisation une autre dans ces matires. De la mme manire,

    on ne voit pas ce qu'on peut conclure, quand on appartient une socitscolarise, de l'existence - peu limpide, rptons-le - de socits sanscole : on ne voit pas que ceux qui en parlent invoquent le recours laforce pour faire disparatre les coles 1. Ce serait pourtant le seul moyeneffectif de transformer la socit dans le sens qu'ils souhaitent ou disentsouhaiter. Tout au plus pourra-t-on dire que, dans leur bouche,l'vocation des socits sans colejoue le rle d'une invocation : l'appel un idal

    inaccessible,mais

    capablede

    rglerles actions humaines. Une

    fois encore, soyons net : l'vocation d'une socit sans cole se rduitalors un pur et simple bruit de bouche, agrable aux oreilles de celuiqui le prononce. Rien de plus.

    On dit aussi qu'il n'y a pas de savoirs. L'affirmation est vraisembla-blement absurde : ne pourrait-on dfinir au contraire toute socitcomme une circulation de savoirs ? Car les savoirs, en eux-mmes, ce nesont pas seulement les savoirs abstraits, facilement vous aux gmonies ;

    ce sont aussi les savoirs concrets : aprs tout, le laboureur, le bcheron,le chasseur sont dtenteurs de savoirs spcifis, aussi peu spontans que,disons, la mtrique latine. Savoir-dire, savoir-penser, savoir-faire, tousse conservent et se transmettent par des voies analogues : l'explicationen langue naturelle et la monstration par la mise en acte.

    videmment, ceux qui disent qu'il n'y a pas de savoirs en gnralveulent dire autre chose que ce qu'ils disent en apparence : ils veulent

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    1. Peut-tre sommes-nous l trop optimiste. Peut-tre trouverait-on parmi lesmilitants du SGEN ou du SNI des individus prts toutes les contraintes. Aprs tout,Pol Pot tait l'origine un professeur form l'cole franaise ; il serait piquant que lerve du commencement absolu et violent, propre aux Khmers rouges, ne ft riend'autre qu'un fantasme d'enseignant et qu'on en retrouvt les lments dcisifs dansles propos mous des rformateurs.

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    dire que les savoirs effectivement transmis par l'cole ne devraient pastre transmis, qu'ils ne mritent pas de l'tre : qu'importe en effet lesavoir de la mtrique latine - supposer qu'il soit enseign - en face

    de ce qui n'est pas enseign : poterie, tissage ou boulangerie. Mais onvoit bien que la question est l toute diffrente : on fait semblant de

    parler des savoirs en gnral pour dire qu'il n'y en a pas, mais en raliton parle de certains savoirs en particulier pour dire qu'ils ne devraientpas exister. Nous ne discuterons pas ce point ici : tout au plus fera-t-onremarquer qu'il n'y a aucune raison a priori pour qu'on enseigne la

    mtrique latine dans les coles, plutt que la boulangeri. Mais l'inverse

    est vrai aussi : il n'y a aucune raison d'enseigner la boulangerie, pluttque la mtrique. C'est une affaire de dcision et il serait prfrable quela dcision ft motive : bien des gens croient que tout ici va de soi. Les

    plus nombreux aujourd'hui tiennent qu'il vaut mieux enseigner auxlves la fabrication des crpes que l'orthographe. Nous leur abandon-nerons leur prfrence ; simplement nous soulignerons qu'elle nesaurait revendiquer le moindre privilge sur la prfrence inverse : l'uneet l'autre doivent tre justifies par des raisons, lesquelles, bien

    videmment, se rvleront rapidement des raisons de fond. Les pda-gogues du concret ont leur philosophie et leur politique, tout commeles autres : il serait bon parfois qu'on puisse les examiner pourelles-mmes.

    Une thse frquemment avance par les ennemis de l'cole, c'est qu'ilexiste des savoirs qui se transmettent ailleurs. Qu'elle n'a donc nul

    monopole. Cela va de soi : il y a srement des savoirs qui se transmettent

    par des voies non scolaires. Il y en a aussi, il faut bien le dire, qui ne se

    transmettraient gure, s'il n'y avait nulle cole. Peut-on croire srieuse-ment que les mathmatiques ou la physique, sans parler de la philoso-phie, de l'histoire, de la philologie, subsisteraient un instant s'il n'y avaitpas, pour les soutenir, une forme de contrainte : une rgle de biensance'selon quoi, dans nos socits, il est tenu pour honorable de les connatreun tant soit peu ? L'cole n'est que l'expression institutionnelle de cettebiensance, et, dans une socit galitaire, l'cole obligatoire pour tous

    assure que les patriciens ne seront pas seuls l'observer. Nous disonsbiensance dessein, ne tenant pas prjuger de la plus ou moins

    grande utilit sociale ou productive des savoirs : il devrait suffire ici quecertaines ignorances soient mal supportes. Il en va ainsi en France, o,pour des raisons qu'on peut expliquer, le peuple dans son ensemble

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    respecte les savants, dteste les ignorances quand elles lui sont impo-ses, les mprise quand elles se trahissent chez quelque puissant.

    N'oublions donc pas les savoirs qui rclament l'cole. Mais, enfin, il

    en est qui ne la rclament pas.Cela signifie en ralit qu'ils ne rclament pour tre transmis le

    soutien d'aucune obligation scolaire et d'aucune institution contrai-gnante. Pour qu'il en soit ainsi, il faut qu'ils disposent d'une force detransmission autonome, et celle-ci, dans la plupart des cas, n'est autreque la passion de ceux qui les dtiennent et le nombre de ceux qu'ils

    passionnent. Aussi ces savoirs rebelles l'cole apparaissent-ils toujours

    les plus passionnants pour le plus grand nombre : s'il en allait autre-ment, ils seraient, comme les autres savoirs, dpendants pour subsisterd'une obligation institutionnelle. Ces savoirs, on les connat : ils sedivisent en gros en deux classes. D'une part, on a ce qu'on peut appelerles savoirs chauds : le savoir du vent qui tourne, de la terre riche ensignes secrets, des matires maniables ou non, de la chatte qui pressentle froid prochain, etc. En bref, ce que Sido apprend sa fille : on sait leprix que Colette y attachait et qu'il ne l'a pas empche pourtant d'aller

    l'cole et d'y apprendre quelque chose que Sido ne lui apprenait pas.Mais passons. L'autre classe est celle des savoirs prolifrants : ilschangent au gr des modes, mais, quand ils sont dans leur clat, rien nesemble leur rsister. Aujourd'hui la bande dessine, hier le cinma,demain autre chose donnent lieu une rudition qui ne le cde en rienen rigueur et en scheresse la philologie classique. Comme cettedernire, elle suscite des assauts et des controverses : le furor philolo-

    gicusest de mme nature

    quela

    passiondu

    fan,et inversement. ,

    Chauds ou prolifrants, il s'agit bien de savoirs. On peut leur proposdistinguer des experts et des ignorants. Ils supposent une transmissionexplicite - laquelle prend souvent les voies d'une initiation secrte,mais peu importe. Ils ne sont pas inns et ne s'acquirent pas parimprgnation : voil le point. Au reste, ils sont, bien des gards, tout fait opposs. Les savoirs chauds sont volontiers campagnards et ances-traux : ils viennent des ans - souvent des pres et des mres, parfois

    des vieillards. Leur temps est celui de la lenteur, prsente comme ungage d'ternit ; leur forme est la permanence. Les savoirs prolifrantscirculent au sein d'une mme classe d'ge et, par-dessus tout, chappent la famille. Appartenant aux villes, souvent aux banlieues, leur forme,comme celle des villes, change vite. Aussi leurs dtenteurs doivent-ils se

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    laisser saisir par la rapidit et le dplacement. Leur temps est celui de

    l'poque, qui rompt les continuits et s'imagine comme une nouveaut

    rpte. Tout regroupement ici doit n'imposer ni dlimitation fixe dans

    l'espace ni diachronie un peu longue. Un nom convenu se propose : lajeunesse. Ds lors, les savoirs prolifrants sont toujours ce qu'onsuppose auxjeunes du moment. Il arrive sans doute que lajeunesse n'enveuille rien savoir, mais qu'importe : il s'agit de structure.

    De la campagne la ville, de la vieillesse lajeunesse, de la lenteur la vitesse, de la permanence la labilit, de la tradition la rupture, la

    dissymtrie est absolue ; elle n'empche cependant pas les nigauds detout rassembler ; l'cole, disent-ils, est condamne en un instant parl'existence brute de tels savoirs. Certains, plus pragmatiques, souhaitentseulement que l'cole, censment affaiblie, bnficie de la force,apparemment si grande, de ces savoirs : les premiers, disent-ils, sontforts de la lgitimit que leur confre leur enracinement biologique etnaturel, les seconds sont forts de ce qu'ils emblmatisent la jeunesse.L'cole est frappe mort leurs yeux, pour peu qu'elle ne se ressourcepas auprs de ces fontaines, l'une d'ternit rurale et chaleureuse,

    l'autre dejouvence. D'o la double postulation vers la campagne et versla ville qui anime, au prix de contradictions risibles, mais vite oublies,les propos rformateurs.

    Une simple rflexion suffirait montrer cependant que l'cole n'a pasbesoin de ces savoirs et que ces savoirs n'ont pas besoin d'elle. Bienmieux, ils n'ont force et lgitimit que de lui tre extrieurs : disons lemot, ils tiennent dans la mesure exacte o ils signifient une rsistance au

    pouvoir institutionnel de l'cole. Si celle-ci s'en empare, elle s'affaiblit"t

    elle-mme, parce qu'elle s'affronte ce qui lui est, d'essence, htro-gne ; elle renonce aux savoirs qui, sans elle, disparaissent, mais aussi,elle tue les savoirs chauds ou prolifrants, dont la force consistait

    justement se vouloir trangers toute institution. Enfin, par unmouvement bien intentionn, mais d'essence totalitaire, elle abolit uneinstance qui, localement, la limitait et suspendait son expansion :comme toute institution, l'cole doit tre forte dans son ordre, mais,pour cette raison mme, cet ordre doit tre strictement parcellaire. Il

    doit y avoir des savoirs dont l'cole ne sache rien. Elle doit tresuffisamment dlimite pour laisser subsister hors d'elle ces pointsde rsistance ; suffisamment affirme pour susciter, chez ceux qui

    lui rsistent, de fortes passions ; suffisamment gnreuse pour leur don-

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    ner, dans l'instant mme o ils lui rsistent, une pense et un langage.Toute socit articule et transmet des savoirs. Il n'est donc qu'une

    seule position cohrente, si l'on croit l'inanit de ceux-ci. Elle revient

    rver la disparition de quelque socit que ce soit. Il n'y a pas de savoirqui vaille, parce qu'il n'y a pas de socit qui vaille : tel serait lethorme. Mais, pour le soutenir, il faut des esprits sensiblement plusforts que la moyenne des pdagogues : Rousseau par instants, lemaosme de la Rvolution culturelle, les Khmers rouges, quelquesmouvements millnaristes se sont affronts aux consquences. Le plussouvent, elles s'accomplissent dans l'horreur sans phrases. Il arrivecependant qu'un tel discours s'articule avec grandeur et gnrosit. Iln'est rien alors qu'on puisse lui opposer. Sinon qu'il ne s'y agit aucuninstant de la moindre rforme : le mot mme ferait sourire ceux quis'installent de toute leur raison dans le mpris conjoint des savoirs et dela socit. On ne peut transiger en la matire : proposer des rformes,c'est vouloir que la socit continue ; proposer des rformes quisupposent qu'elle disparaisse, c'est se mentir soi-mme et mentir tous 1.

    Aussi ne faut-il pas s'tonner si les rformateurs donnent toujours lesentiment de ne pas allerjusqu'au bout de leur logique. Il existe des genspour vouloir explicitement la fin de l'cole, mais les rformateurs nesont pas de ce nombre. Ce dont ils programment la mort, ils disentvouloir le sauver : ils veulent donc et ils ne veulent pas. Pris dans unecontradiction patente, ils s'en tirent diversement : par le sophismeinconscient, par la mauvaise conscience ou, c'est le cas le plus frquent,par le discours de l'Autrement : on ne dira pas que l'cole doit

    disparatre, mais qu'elle doit continuer d'une Autre manire. Qu' toutobservateur impartial, cette Autre manire paraisse rendre toute coleimpossible, c'est l un dtail dont on sera requis de ne tenir aucuncompte. On ne dira pas que les enseignants sont l'appendice inutiled'une institution dangereuse et presque criminelle ; on dira seulementqu'ils doivent devenir Autres : animateurs, ducateurs, grands frres,nourrices, etc. La liste est variable. Que, par l, les enseignants cessentd'tre ce

    qu'ilsdoivent

    tre,c'est encore une fois sortir de la

    question.1. Ainsi a-t-on pu lire, sous la plume d'un. dfenseur de la rcente rforme des

    Universits, que celle-ci se comparait une rvolution culturelle : de tels propos sontbouffons. Quand les temps sont aux rformes, c'est bien que les rvolutionsculturelles ont cess. '

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    On ne dira pas que les enseignants n'ont pas exister, mais qu'ils ont exister Autrement. Que cette Autre existence consiste renoncer soi-mme pour disparatre dans la nuit ducative et s'y frotter, tous

    corps et tous esprits confondus, avec les partenaires de l'acte ducatif -manutentionnaires, parents, lves, etc. -, seul un mchant pourrait enprendre ombrage.

    Mais, pour peu que l'on se dtourne des leaders de la rforme etqu'on s'attache au tout-venant de leurs sectateurs, le plus frappant estceci : tout n'est que pur et simple rond de jambe. Il ne faut pas dired'eux qu'ils veulent et ne veulent pas, mais qu'ils disent vouloir et neveulent

    pas.Combien de laudateurs des rcentes rformes des

    collgesou des universits qui, en ralit, ne souhaitent aucun prix qu'ellessoient entirement prises au srieux ? Ce qui ne les empche pas demiliter, parfois fort activement, pour qu'elles se fassent : c'est que toutpour eux se ramne au geste dont on rve qu'il sera sans consquence, l'hommage de pure extriorit rendu des valeurs reconnues. Ladivinit, aujourd'hui, proclame l'cole inutile et superflue ; elle exigel'abolition des savoirs : on la sert de toutes les forces qu'on a pu

    rassembler - grce l'cole et aux savoirs. Mais, le triomphe venu, onsera catastroph : N'aviez-vous pas compris , gmira le sectateur desrformes, l'adresse des princes dont il s'tait fait le flau, que jeparlais pour ne rien dire ? Aux princes alors de dcouvrir, avecamusement s'ils sont cyniques, avec exaspration s'ils sont novices, quele meilleur moyen de chagriner les rformateurs, c'est encore de leuraccorder ce qu'ils demandent.

    Les universits aujourd'hui, les collges et les lyces demain illustre-

    ront assez cette versatilit structurale. Un esprit non prvenu ne peutmanquer de s'interroger devant tant de contradictions concentres.Comment en vient-on demander la disparition de l'cole ? Commentceux qui articulent cette demande sont-ils justement des gens quidoivent tout l'cole - leurs revenus et leurs penses ? Commentpeuvent-ils prtendre qu'ils sauvent l'cole ? Comment la disparition del'cole peut-elle tre conue en mme temps comme son extension etson

    approfondissement ? Quelles forces sont l l'oeuvre ? Sont-ellesmatrielles ou intellectuelles ? A ces questions nous tenterons d'appor-ter des rponses.

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    Forces tnbreuses ._

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    La machine trois pices

    Une machine rgne sur l'cole publique en France ; elle rgit tous les

    types d'enseignements, primaire, secondaire et suprieur ; elle estindpendante des gouvernements et des rgimes ; elle est immuable : lesministres successifs qui ont cru, par quelque rforme, marquer de leurpatronyme sa transformation n'ont jamais t que ses agents, conscientsou inconscients, en tout cas, aisment remplaables. Qu'importe alorsque la plupart d'entre eux aient t des esprits troits, peu cultivs etparesseux. Qu'importe que la droite ait succd la gauche, puis lagauche la droite : la partie tait ailleurs.

    La machine est compose de trois pices qui du reste fonctionnentrarement ensemble : il arrive le plus souvent qu'elles se combinent deux, laissant la troisime l'cart. Cependant, la combinaison par deux

    changeant souvent de nature, toutes les trois tour tour interviennent etjouent pleinement leur rle. La premire pice est constitue par

    l'ensemble des gestionnaires. Ce sont des fonctionnaires de gouverne-ment, tenus par l'administration des Finances, qu'ils en soient eux-

    mmes membres ou qu'ils soient simplement obissants. Leur axiomej est connu et simple : il convient de rduire les cots. Il n'y a l rien de

    spcifique : on sait que l'Arme, la Justice, la Sant, etc., sont traites

    '.. de semblable faon et seule une conjoncture particulire pourra faire

    varier le dessein gnral. Mais il s'ajoute cela une volont plus secrteet spcialement active quand il s'agit des enseignants : les gestionnairessupportent mal - et cela est d'essence - un pouvoir qui puisse s'galerau leur en tendue et qui, de plus, s'autorise d'une lgitimit

    indpendante ; haine des corps intermdiaires et des zones d'auto-nomie. Il va de soi que l'institution scolaire et universitaire est ici biengnante, du moins l'institution publique. Les membres en effet ensont des fonctionnaires ; ils reprsentent l'tat, et cela sur la based'une comptence reconnue et, le cas chant, sanctionne par des

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    ' IFORCES TNBREUSES ...

    concours et des titres nationaux. Leur autorit est donc double : d'unepart, elle nat d'une source que les gestionnaires ne peuvent que

    respecter, puisqu'elle est semblable celle d'o ils tirent eux-mmesleur pouvoir, nommment la puissance publique. D'autre part, elle sefonde sur une lgitimit tout autre, dont peu de gestionnaires oseraientproclamer la vanit : le savoir Ajoutons-y l'extension de l'institution :en droit, tout Franais dpend, un moment de sa vie, des enseignants.Il est peu d'administrations qui puissent en dire autant.

    Les Finances, justement, sont du nombre. Tant que l'enseignant est la fois un fonctionnaire et un savant, le gestionnaire d'tat - et

    singulirement le financier - s'inquite. Contrairement ce qu'imagineun vain peuple, il ne craint pas les enseignants opinions : il ne croit pasaux opinions, aussi lui importent-elles peu. Il craint les enseignantslgitimes. Afin de mieux assurer leur disparition, il souhaite, entretoutes choses, dnouer le complexe : (a) faire que les enseignantscotent moins cher ; (b) faire que les enseignants ne puissent en aucun

    cas passer pour des reprsentants de l'tat ; (c) faite que leur lgitimitn'ait pas une source plus haute que celle des gestionnaires eux-mmes ;(d) faire qu'ils n'accdent nulle espce d'autonomie. Or le pointcrucial est le savoir. Dans la mesure o, dans les socits modernes, ladtention d'un certain savoir, tenu pour recevable selon certains critres(variables, mais dtermins dans une conjoncture donne) et pourmesurable (grce au diplme), confre un titre revendiquer un certainrevenu, dans la mesure donc o, dans nos socits modernes, un savoirmesurable est une crance tenue pour valide sur les finances publiques,

    alors il va de soi que la crance sera d'autant plus leve que le savoirsera reconnu comme plus tendu. En consquence, si les enseignantssont trs savants, ils tendront coter cher. A l'inverse, plus ils serontignorants, meilleur march ils seront. Remplacer le savoir par le devoird'ignorance, ou, si ce mouvement parat trop violent, le remplacer parune qualit non mesurable - dvouement, abngation, aptitude l'animation, chaleur affective, etc. -, voil de bons bnfices.

    Mais il y a plus que le gain sordide : si les enseignants ne peuvent plus

    1. L'enseignant dangereux a donc le profil suivant : il est membre de l'cole

    publique ; il est instruit ; son savoir est attest par des titres d'tat : agrgation,CAPES, thse d'tat. Voil donc ce qui doit disparatre : le plus sr est donc quedisparaissent les titres inquitants. On comprend que les gestionnaires saluent avecbonheur les attaques progressistes contre ces divers titres.

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    faire valoir la mesure d leur savoir par des titres nationaux, s'ilsconsentent ne plus s'autoriser que de leurs vertus prives, ils ne sont

    plusdes

    reprsentantsde l'tat. Cela en soi n'aurait rien de

    dramatique,mais souvenons-nous de ce qu'est notre pays. La seule autorit quicompte y est celle de l'administration (la dcentralisation n'annonce

    gure de changements significatifs sur ce point) ; elle est, en tout cas, laseule pouvoir, ventuellement, tenir son rang en face des potentatslocaux. Rduits dsormais au rang d'employs municipaux ou rgio-naux, peu prs comparables des curs de paroisse, les enseignantspseront peu en face des diverses puissances tablies, publiques ou

    prives. Leur lgitimit sera ce qu'en fera leur employeur : quelles quesoient d'ailleurs ses qualits affectives, l'enseignant ignorant n'aura detitre enseigner que le bon vouloir de l'autorit du lieu et du moment.Et les gestionnaires escomptent bien demeurer seuls, en dernier ressort, incarner cette autorit.

    Enfin, plus un individu sait de choses, plus il est capable d'organiserson temps de manire autonome. Mais aussi, et dans cette mesure

    mme, il rclame plus prement le droit et les moyens de mettre en

    uvre cette capacit. D'autant que le savoir appelle le savoir : plus unindividu sait de choses, plus il est capable d'en savoir de nouvelles et

    plus il souhaite en savoir de nouvelles. En vrit, c'est l pour lui, bien

    souvent, un besoin. Par un recouvrement comprhensible, ce besoinaura pour lieu de satisfaction le temps autonome que, par ailleurs, ilrclame et matrise. Sur ce point, se retrouvent et s'appuient, sans

    toujours en tre avertis, les techniciens conscients de leur comptence

    (cadres ou autres), les artisans, les paysans, les artistes, et, tout autant,les enseignants savants. De l cette rgularit qui tonne les commen-tateurs irrflchis : plus un enseignant est savant - ce qui, dans uneinstitution d'tat, se dit, tant bien que mal : plus un enseignant a detitres nationaux' -, plus il dispose de temps autonome. Au fur et

    1. Comme toute mesure, celle-ci est sujette caution. D'une part, il n'est pasvident que les savoirs se laissent mesurer adquatement ; d'autre part, il n'est pasvident que les titres nationaux- tels qu'ils sont - soient la meilleuredes mesures

    possibles.Sur le premier point, il faut bien que, dans une socittout entire dominepar la mesure, les savoirs se plient, tant bien que mal, la loi commune : n'existesocialementque ce qui est mesurable. Sur le secondpoint, la discussionest ouverte : premire vue, en France, seulcequi est national fait foi. Sidonc la mesured'un savoirdoit faire foi, il faut qu'elle soit nationale. Mais la situation peut changer.

    Ajoutons qu'on peut admettre le principe des titres nationaux, mais refuser lamanire particulire dont ils sont actuellement dfinis et organiss.

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    ti FORCES TNBREUSES .

    mesure qu'on remonte l'chelle des titres et des corps, du primaire ausecondaire, du certifi l'agrg, du matre-assistant au professeur

    d'Universit,les services

    s'allgent.Cela ne

    signifie pas,contraire-

    ment aux commentaires journalistiques, que les individus aient le droitde travailler moins, suivant qu'ils s'lvent en grade : tous sont censs

    travailler, mais la partie contrainte du temps de travail (le service ),diminue, tandis qu'augmente sa partie autonome Une telle organisa-

    / tion n'a qu'une justification, mais elle est forte : le savoir (manuel ou

    intellectuel, technique ou thorique, acadmique ou non) est un droit

    l'autonomie 2.

    ' Qu'une socit reconnaisse ce droit et l'inscrive, d'une manire oud'une autre, dans ses rglementations, fera qu'on la tienne pour cultiveou mme pour plusjuste qu'une autre. Le sort rserv aux enseignantset l'autorisation qu'on leur donne de se comporter comme tous lesmembres savants du corps social sont, cet gard, un critre dcisif. Or,on sait aussi que l'autonomie est justement ce que les gestionnairessupportent le moins : c'est pourquoi ils admettent mal qu'aucun savoir ydonne accs. Ils redoutent les comptences spcifiques quelles qu'ellessoient : les techniciens et les artistes en savent quelque chose. Mais ilsles redoutent surtout quand elles se constatent chez des fonctionnaires : -o irait-on si des fonctionnaires et surtout des fonctionnaires de l'tatdisposaient du moindre temps autonome ?

    A persuader donc l'ensemble de la socit que les savoirs importent

    1. Si par temps libre on doit entendre un temps qui n'appartient pas au temps de

    travail, le temps autonome est tout le contraire.

    2. Que de sottises n'a-t-on pas crites sur ce sujet. On sait que les gestionnaires ontremis en cause le temps autonome des enseignants savants. De deux manires : dansles collges, en prvoyant d'aligner le service des agrgs sur celui des certifis (ce quiest une augmentation) et celui des PEGC sur celui des certifis (ce qui est une

    diminution) ; dans les universits, en augmentant le service des professeurs et endiminuant celui des matres-assistants (nous simplifions). A quoi les journalistes de

    gauche ont applaudi.Ce qui est ainsi atteint, c'est bien le rapport, jusque-l tenu pour lgitime, entre

    savoir et temps autonome. C'est donc une question de droit : que, dans les faits, il y aiteu des abus, comme on s'est plu le rpter, cela peut tre vrai. En ralit, les abus

    sont infiniment moindres qu'on ne le dit, mais il faut pour s'en rendre compte uneattention et une information quoi les gestionnaires et les journalistes ne se croient

    pas obligs. Mais y en aurait-il beaucoup, faut-il pour cela renoncer un droitfondamental, quoique ignor ?

    Parce qu'il y a des journalistes menteurs ou lgers, faut-il renoncer la libert de la

    presse ? Parce qu'il y a des fraudes lectorales, faut-il renoncer aux lectionslibres ?

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    peu dans l'cole, on aura tout la fois abaiss les cots, dstabilis les

    enseignants, invalid leur lgitimit et entam leur autonomie : d'une

    seule pierre quatre coups.Mais un semblable discours ne saurait tre tenu ouvertement. Lepublic ne supporterait pas qu'on lui propost comme idal explicite des

    enseignants gentils et ignorants. Il supporte dj fort mal qu'on les lui

    propose dans les faits, car, on le sait, l'enseignant ignorant est dj l.Le public ne supporterait mme pas qu'on lui expliqut qu'un ensei-

    gnant doit ne rien coter : il considre que tout service mrite salaire etce qui le proccupe, c'est bien plutt que le service ne soit pas rendu. Il

    faut donc des dguisements aux intentions des gestionnaires : ceux-ci nemanquent pas. On peut user de thmes dmocratiques : ainsi l'ondnoncera des privilges, en confondant sciemment des passe-droitsauthentiques (lesquels gnralement demeurent ignors et intouchs) etcertaines particularits, ncessaires au bon exercice d'un mtier dfini,ainsi les services censment lgers et ingaux. On peut user dethmes dcentralisateurs : par l, les gestionnaires sont assurs de serserver le vritable

    pouvoir qui, leurs

    yeux,est le

    pouvoird'tat. On

    peut user de thmes progressistes : puisque, par nature, les concours etles examens ne peuvent s'appuyer que sur des savoirs dj bienconstitus, il est ais de les taxer de passisme. Il va de soi que rien n'estplus archasant et immobiliste que le fantasme gestionnaire, mais, decela, il ne sera pas question. On peut user des thmes d'efficacit : letemps autonome, par dfinition, ne se prte pas la rationalit desdcomptes. Du mme coup, il devient facilement suspect : ce qui n'est

    pas contrlable, seconde par seconde, n'est-il pas ncessairementsynonyme d'oisivet, sinon de gabegie ? Ce qui fait que le gestionnaire,soucieux par dmocratie affiche d'galiser les temps de travail contr-ls, se gardera de les aligner sur la dure la plus courte : cette solutionet t parfaitement dmocratique , elle aussi, mais justement ladmocratie, en ralit, n'avait aucune importance. Ce qui tait dcisif,c'tait la rduction de l'intolrable autonomie. On peut user des thmesdu service public : dire qu'avant toute chose, il faut songer aux enfants

    (ou aux lves, ou aux tudiants, ou lajeunesse, etc.), que l'cole estfaite pour eux et non pour ceux qui y enseignent, que ces derniers sontau service des enfants (ou des lves, ou des tudiants, ou de la

    jeunesse, etc.). Arrive-t-il cependant que, par aventure, la jeunessefasse entendre quelque parole, le gestionnaire, curieusement, restera

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    sourd : la rfrence en ,effet tait de pure apparence. Quand unministre parle de lajeunesse aux enseignants qu'il emploie, qui donc

    croira qu'il parle au nom de celle-ci ou qu'il est simplement dispos luiprter attention ? Il s'agit seulement de faire taire jamais des voix quiprotestaient.

    Les maquillages cependant seraient insuffisants si n'existaient pas uneseconde et une troisime pices, dont l'effet consiste introduire parmiles enseignants eux-mmes des allis occasionnels des gestionnaires etdes fournisseurs constants de locutions mensongres.

    La pice seconde est une corporation, aussi ferme, aussijalouse de

    ses prrogatives, aussi arrogante l'gard d'autrui, aussi terrible enversceux qui la combattent que les corporations mdivales. Il n'est pas aisde la nommer, surtout si l'on ne veut blesser personne. Faut-il parler desinstituteurs ? Mais cela serait injuste l'gard de ceux qui, portant cetitre, ne partagent nullement les prjugs et les ambitions de lacorporation. Faut-il parler des PEGC ? Mais ce serait ne pas tenircompte de la division profonde qui marque un corps invent, des fins

    d'abaissement, par un ministre de mdiocre mmoire : certains d'entreeux, il est vrai, ne sont rien d'autre que des instituteurs glorifis,heureux de leur ignorance, puisqu'elle ne les empche pas, bien aucontraire, d'enseigner ce qu'ils ne savent pas et de faire la leon ceuxqui savent. Mais il en est d'autres, parfaitement instruits, que le hasarddes circonstances ou un talent trop peu acadmique ont empchs derussir les concours de recrutement. Quelle ressemblance entre designares et ces esprits souvent originaux, parfois puissants et presque

    toujours gnreux ? Aucune, cela va de soi, et pourtant, par unamalgame dont les appareils ont le secret, ils sont regroups dans lemme syndicat : dfendre les uns, c'est, dit-on, dfendre les autres ;attaquer les uns, c'est attaquer les autres. Le simple bachelier qui n'a

    jamais spontanment ouvert un livre et qui, pourtant, grce un coupde baguette administratif, est en droit d'enseigner ce qu'il n'a jamais su,est mis sur le mme pied que tel autre, brillant tudiant, titulaire de vplusieurs licences, trop indocile, trop nonchalant ou, parfois, tropmilitant pour se plier aux rudes exercices des concours. Sans parler deceux qui, simples bacheliers au dpart, ont dsir, par thique ou parpassion, suivre, grands frais, des enseignements de spcialit. Lesregroupements administratifs ou syndicaux ne signifient rien en eux-mmes : ils manifestent seulement l'existence d'un dispositifmoral et

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    matriel o se trouvent enserrs et confondus les instituteurs et PEGCde toute nature. Le SNI en est la forme visible et audible ; il prtend agir

    et parler au nom de ceux qu'il regroupe. Il ne fait en vrit que susciteren eux et verbaliser leurs passions basses : leur honte de ne plus tre ce

    qu'ils ont t et qu'ils pourraient et devraient tre toujours ; leurressentiment l'gard de ceux qui, dans leurs propres rangs et dans les

    . autres corps d'enseignement, parviennent encore, tant bien que mal, tre ce qu'ils doivent tre. Personne n'chappe aux passions basses ;personne donc ne devrait trop se scandaliser d'en prouver l'occasion.Il est plus rare et moins bien admissible que des individus dcouvrent en

    elles seules leur principe de rassemblement : voil pourtant ce qui estarriv. Comment alors dsigner, sans trop d'insulte et sans satire, le

    dispositif dont le SNI, encore une fois, n'est que la manifestationextrieure ? Le nom le plus appropri parat bien tre le plus simple : laCorporation. /

    Son entreprise n'est pas neuve. Depuis bien des annes, le discours stient, et se tient au nom des instituteurs ; il se rsume ceci : la

    Corporation doit avoir lemonopole

    de tout acted'enseignement.

    Acela, deux obstacles : le premier est d la stratification verticale del'cole en enseignements primaire, secondaire et suprieur ; le secondn'est autre que la division horizontale en cole prive et cole publique.Voil ce qui doit disparatre, de telle faon qu'il n'y ait plus qu'une seulecole, rserve de part en part la Corporation.

    Pour la division verticale, le discours, pendant longtemps, s'en esttenu aux deux premires strates. L'objectif tant que la Corporation,

    reine du primaire, pntre et occupe l'enseignement secondaire. On saitque le ministre inventeur des collges et des PEGC lui a donn toutesatisfaction. La seule limite subsistant actuellement est le baccalaurat :les instituteurs et PEGC ne pouvant lgalement le faire passer. Cettelimite est fragile : on sait que le baccalaurat est attaqu de toutes parts.Trop cher (suivant quel critre, on ne le dit pas), injuste (sans qu'ondfinisse ce que serait lajustice), alatoire (affirmation sans preuve), lesdmonstrations ne manquent pas. Sachons bien qu'elles n'ont qu'un seul

    but, faire sauter un verrou qui spare la Corporation de la matriseabsolue de l'enseignement secondaire.

    La victoire tant en vue, l'ambition s'est largie : on en vient prsent l'enseignement suprieur. Les divers projets de rforme universitaireproposs par les syndicats doivent se lire cette lumire : ils tendent

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    abaisser quelques barrires qui pouvaient rendre plus difficile l'accs dela Corporation au monde universitaire (la suppression de la thse d'tat

    n'a pas vraiment d'autre justification matrielle). Ils consistent aussi appliquer aux enseignements et au personnel du suprieur les critresusuels de la Corporation : l'anciennet, la pdagogie comme fin et noncomme moyen, la suspicion l'gard de la recherche et de toute activitintellectuelle en gnral, le corps unique, etc. La rforme effectivement

    adopte ne pousse pasjusqu' son terme la logique d'un tel dessein ; elleen retient malgr tout quelques lments.

    La guerre mene par la Corporation contre les stratifications vertica-

    les est peu connue du public. Il n'en va pas de mme de la divisionhorizontale : qui peut ignorer la querelle de l'cole libre ? L encore, ilfaut tre clair : le thme de la lacit n'est qu'un leurre, dont la

    Corporation, vrai dire, se moque perdument. La plupart de ses

    membres ne savent mme pas ce que ce mot signifie et ne peuventle

    savoir. Car la lacit est la forme, historiquement datable, de la libertde pense : comment une telle libert pourrait-elle occuper des indivi-dus

    quidtestent la

    penseet

    craignentles liberts ? Toute la

    questionse ramne ceci : on dit, au nom de la lacit, vouloir assurer le, monopole de l'cole publique, mais c'est pour assurer le monopole de la1'

    Corporation. Rien d'autre n'importe. On voit alors que la clbrequerelle de l'cole libre n'est qu'une moiti du dispositif : elle ne reoitpas sa signification complte, si elle n'est pas combine une autre

    querelle, bien moins connue et bien plus acharne, qui conditionne la

    prcdente. Cette querelle secrte oppose la Corporation aux autres

    membres de l'cole publique. Aux instituteurs et PEGC qui, malgr leurtitre, ne rpondent pas aux normes (la premire d'entre elles tant le

    passage par une cole normale d'instituteurs) ; aux agrgs et auxcertifis, qui, enseignant dans le secondaire, ont nanmoins t formsdans le suprieur et, par l, blessent la Corporation ; et, prsent, la

    plupart des membres de l'enseignement suprieur. Le mot d'ordre unseul corps de la maternelle au Collge de France n'a pas t profrpar le SNI, mais par le SGEN : peu importe. Comme le chat tire les

    marrons du feu, les ternels nigauds ont simplement dit tout haut ce quidonnera sens et contenu une victoire de la Corporation.

    Quand il s'agit de combattre les adversaires de l'cole publique, laCorporation peut se contenter d'voquer la lacit. Il est plus difficile,bien videmment, de combattre l'intrieur de l'cole publique

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    elle-mme. Il va de soi que les thmes de la lutte contre les privilges, del'galit et de la dmocratie sont ici bien utiles. La Corporation sait

    qu'ellea

    pourelle le nombre. La loi de la

    majoritlui est donc

    favorable ; aussi en rclame-t-elle l'application sans phrases - aide encela par la tradition politique franaise qui, on le sait, n'aime gureprserver les droits d'une minorit numrique et qui, malgr Montes-quieu et le modle anglais, identifie volontiers loi de la majorit etdmocratie. De mme, le principe d'galit, interprt en termes

    mcaniques, permet de dvaluer d'emble toute supriorit de savoir :les adversaires de la Corporation sont alors interdits de parole, non pas

    parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils disent, maisjustement parce qu'ils lesavent. Enfin la lutte contre les privilges est engage : faute de

    pouvoir toujours obtenir pour elle-mme tout ce qu'elle demande, la

    Corporation du moins rclame que personne ne soit mieux loti qu'ellene le supporte.

    Ce qui prcde ne suffirait pas pourtant. Ce n'est, aprs tout, que du

    bricolage et du dtournement de thmes. La Corporation a besoin demots qui lui soient propres et lgitiment positivement sa domination.

    C'est l qu'apparat la pdagogie.

    V'

    La pdagogie, dit la Corporation, est la science de l'enseignement ; 'celui qui la dtient sait enseigner. Or, ajoute-t-elle, les membres de la j /Corporation dtiennent cette science : ils sont forms ses principes etils ont l'exprience. Mais alors, il ne saurait leur tre demand, sous zpeine d'oppression, de savoir quoi que ce soit d'autre. Bien plus, il nefaudrait pas solliciter outre mesure certains matres de la Corporation

    pourleur faire avouer ce

    qu'ilscroient dans le secret de leur cur : un

    savoir dfini qui se surajouterait la pdagogie n'est pas seulementinutile ; il est en vrit dangereux. Car il ne peut que faire obstacle la \puret de l'acte pdagogique. La Corporation n'affirme pas seulementdtenir la science pdagogique ; elle prtend aussi en avoir le mono-

    pole : les instituteurs et PEGC savent enseigner - en vrit, ils nesavent rien d'autre - ; ils sont aussi les seuls savoir enseigner. Tous les

    zautres types d'enseignants en sont du mme coup dvalus, et singuli-