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JEAN BOILLAUD
CASIERS MEMOIRE
La Poste Parisienne : les années cinquante
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DépÎt légal 1er trimestre 2008
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« Ce qui importe ce nâest pas ce qui sâest passĂ©, Mais le souvenir quâon en garde »
Extrait du livre « le dernier des Camondo »
De Pierre Assouline
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Pour leur aide gracieuse et efficace, lâauteur tient sincĂšrement Ă remercier, Mesdames Brigitte Alglave, Aline Boillaud Boucher, Nicole Caranove. Monsieur Bernard Moreau. Ainsi que Visualia pour lâillustration de la couverture qui fait partie de la collection de lâassociation Visualia Cartophilie et illustration de la Poste et France TĂ©lĂ©com-57 rue de la Colonie-75013 Paris
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Les guichets Le 1ier aoĂ»t 1963 p 209 243 bd Jean JaurĂšs p 214 Timbres et tĂ©lĂ©phone p 218 Le patron p 223 Marie Rose, Bernard et les autres p 227 Le mouvement perpĂ©tuel p 234 « madame Renault » p 239 Le nouveau receveur p 240 Une hirondelle p 242 Adieu Berthe p 244 Les boulistes p 246 Jâai vu passer p 249 AprĂšs la guerre p 251 Martine p 254 In vino veritas p 257 Vieilles histoires p 259 DĂ©part p 262 Au bout de la chaĂźne p 265 Paris XV Avenue de Suffren p 269 Lâannexe III de Paris XV P 270 Les beaux quartiers p 272 Tandem p 276 Gimenez p 277 Le permis de conduire p 281 Lâannexe joyeuse p 286 DerniĂšres photos p 289 Le dernier chapitre p 294 Sur la route de Dijon p 296
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Chypre p 102 Roger p 107 Le retour p 110 Sigmaringen p 113 Faux dĂ©part p 115 Les Ambulants 1957-1962 Deux ans plus tard p 123 Revoir Paris p 124 La gare du Nord p 126 LâAmbulant Paris Ă Lille 2 p 129 Lille p 131 CollĂšgues et copains p 134 Sur le wagon p 140 De solides repas p 144 Le courrier qui chante et qui danse p 146 Les chevaux p 148 Hennissements et ruades p 151 1958 p 156 Le voyage Ă Nice p 159 MĂ©moire futile p 162 Les californies, oĂč califs p 164 Comme une lettre Ă La Poste p 166 Le jour J P 168 1959 p 171 Mandel la terreur p 173 La fin du voyage p 176 La gare du Nord Le travail de jour p 187 La guerre dâAlgĂ©rie p 194 Le concours de contrĂŽleur p 198 Le travail du dimanche p 200 Arcueil p 202
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SAINT LAZARE
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Table des matiĂšres Saint Lazare Je suis nommĂ© Ă Paris p 7 LâĂ©cole de tri p 11 Le travail de nuit p 16 Roland p 21 Les Bretons p 23 Les chefs p 25 Les grĂšves de 1953 p 28 Renfort dâĂ©tĂ© p 33 LâhĂŽtel p 36 La belle vie p 38 Le thĂ©Ăątre p 41 « moi, jâaime le music hall » p 46 Inoubliable Edith Piaf, Ă©ternelle p 50 Avant lâappel p 52 TĂ©lĂ©, foot p 55 Les dimanches qui font tilt p 58 Le petit thĂ©Ăątre de Roger p 61 De belles sorties p 63 Les papiers militaires p 67 Les gens de St Lazare p 69 SĂ©dentaire p 75 LâArmĂ©e Ottersweier p 79 Renchen p 87 Le hĂ©ros fatiguĂ© p 93 Kaiserslautern p 96 La dĂ©couverte de lâAmĂ©rique p 99 Le dĂ©part pour lâAlgĂ©rie p 100
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Je penche pour la deuxiĂšme hypothĂšse. ChĂŽmage oblige, il est bardĂ© de diplĂŽmes, il a acceptĂ© lâemploi en espĂ©rant bientĂŽt rebondir ailleurs. Sa valise est lĂ©gĂšre, un sac de sport mĂȘme, sa mise dĂ©contractĂ©e : jean, tee-shirt, baskets. Cool, quoi ! Il sait voyager. Paris pour lui ? Une simple base, il vient de sĂ©lectionner les offres de logement sur Internet, il a rassurĂ© ses parents, grĂące Ă son portable. Alors, lâarrivĂ© Ă Paris, la carriĂšre Ă venir⊠Un contrat, un C.D.D. comme un autre, Ă quelques heures de TGV de son ancienne vie. Pour lâinstant et pour lui, pas de quoi en faire un roman.
Mais pour moi, un vrai plaisir, celui dâĂȘtre au pair dans ma mĂ©moire.
Tel Ferdinand Cheval, le facteur Cheval dâHauterives qui durant ses tournĂ©es de distributions ramassait les pierres les plus belles pour bĂątir ses chĂąteaux, jâai retenu et rĂ©uni les portraits, anecdotes, Ă©vocations, dĂ©tails sur tous ces gens de la poste croisĂ©s, rencontrĂ©s, frĂ©quentĂ©s. DĂ©jĂ de vieilles histoires, qui ne font rire que moi !
Une tentative pour faire exister de maniĂšre fugitive ces ĂȘtres de papier, rĂ©incarner les fantĂŽmes des trieurs des bureaux gares et ambulants. Pour quoi ? Pour qui ?
Les questions sont superflues et restent sans rĂ©ponse pour lâinstant.
Celui qui lance un message dans une bouteille Ă la mer ne pense guĂšre Ă lâidentitĂ© du destinataire de hasard.
Le Facteur Cheval, en rĂ©coltant, presque en cueillant, les cailloux quotidiens destinĂ©s Ă son Palais idĂ©al, nâenvisageait pas lors de la construction, les visiteurs du futur ! Et moi pour lâheure, jâai lancĂ© une bouteille Ă la mer, et mĂȘme :
...posté le courrier.
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Je suis nommé à Paris.
6 novembre 1952, date importante, jamais oubliĂ©e, câest le jour de mon entrĂ©e aux P.T.T.
«Je suis nommĂ© Ă Paris !». Quel moment marquant et rĂ©ussi que ce jeudi dâautomne oĂč je
deviens postier ! Câest une sorte de seconde naissance. Cinquante ans plus tard, je demeure content de ce choix et de mon destin.
Quelques mois plus tĂŽt, jâai rĂ©ussi le concours dâagent dâexploitation, terme barbare pour les Ă©trangers de lâadministration et, pour moi, un virage Ă 180° de lâexistence.
AprĂšs ma sortie du collĂšge technique, je travaillais sans enthousiasme dans une entreprise de menuiserie charpente dijonnaise. Consciente dâun certain dĂ©senchantement de ma part, maman mâincite alors Ă reprendre livres et cahiers afin de prĂ©parer cet examen. Au programme : français, mathĂ©matiques et gĂ©ographie avec les lignes de chemin de fer, les cĂ©lĂšbres dĂ©partements, les prĂ©fectures, les sous-prĂ©fectures et les capitales Ă©trangĂšres etc.
MalgrĂ© ma faiblesseâŠcongĂ©nitale en mathĂ©matiques, je ne serai pas Ă©liminĂ© dans cette Ă©preuve. Ă lâĂ©poque, les miracles ont encore lieu, je suis reçu !
Les choses ne traĂźnent pas. Paris est la seule destination proposĂ©e, et câest sans Ă©tat dâĂąme que je quitte entreprise, patron, contremaĂźtre et compagnons de travail. Les dĂ©lais sont si courts que cela sâapparente Ă une fuite ou peut-ĂȘtre, plus prĂ©cisĂ©ment, Ă un aller vers lâailleurs.
En fait pour moi lâĂ©vĂ©nement, la nouveautĂ©, ce nâest pas tant la nomination Ă la poste et mon futur emploi que le dĂ©part pour la capitale. Paris, ville lumiĂšre, lieu magique, mâappartient !
Mon absence dâapprĂ©hension et mon impatience sâexpliquent. Depuis lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente, je garde le souvenir Ă©bloui dâune journĂ©e Ă Paris. En effet, ce tourisme dâun jour dâĂ©tĂ© en compagnie dâun camarade de mon Ăąge nous avait certes fait dĂ©couvrir les monuments
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et les beautĂ©s de la ville mais aussi , de maniĂšre plus subtile, permis de respirer, humer les griseries de la libertĂ©, dans lâanonymat de lâimmense citĂ©. Un plaisir inconnu pour les deux jeunes provinciaux sages que nous Ă©tions.
Et voici que la vie libre, entrevue dans ce lieu, mâapparaissant sans limite va devenir mon lot quotidien ? Jâai bien du mal Ă lâimaginer durant le trajet.
Comme pour la conservation des grands vins millĂ©simĂ©s, le dĂ©roulement, banal, de mon premier jour Ă la Poste prend de la valeur. Avec le temps, je regrette seulement lâoubli de nombreux dĂ©tails. Maman a dĂ©cidĂ© de mâaccompagner, sans doute pour me protĂ©ger une derniĂšre fois. Jâai dix-huit ans, je suis encore mineur. Je ne proteste pas. Dâautres parents sont aussi lĂ avec leurs enfants. Cette prĂ©cision peut faire sourire de nos jours oĂč de frĂȘles adolescentes visitent lâunivers presque seules.
Par ce gris matin dâautomne, avec dâautres Ă©lus bourguignons, nous Ă©mergeons Ă la station de mĂ©tro Louvre, dĂ©passons les halles de Paris encore fiĂšres de leurs pavillons Baltard et accĂ©dons au Saint des Saints : la recette principale de Paris ou hĂŽtel des postes, sise au 48 rue du Louvre dans le premier arrondissement.
La matinĂ©e sera employĂ©e Ă remplir divers questionnaires administratifs. OĂč avons-nous dĂ©jeunĂ© ? Au restaurant, avec les parents, ou dĂ©jĂ Ă la cantine, une vaste piĂšce austĂšre au sol recouvert de tomettes rouges vernissĂ©es ? La certitude est lĂ , concernant un dĂ©tail absurde et inimaginable Ă notre Ă©poque, devenue si fournie en hĂŽtesses dâaccueil et en responsables des relations humaines.
En dĂ©but dâaprĂšs-midi, nous effectuons une sĂ©rie de tests. Nos bagages ne doivent pas pĂ©nĂ©trer dans les lieux. Aussi, ils sâamoncellent en pyramide contre la façade extĂ©rieure du bĂątiment rue du Louvre, surveillĂ©s par les parents. Heureusement que nos valises ne sont pas en carton et quâune certaine Linda de Suza nâest pas encore arrivĂ©e en France.
Vers 16 heures, la troupe cahotante, toujours chaperonnĂ©e par les familles, se dirige vers le mĂ©tro, en direction dâun lointain service social dont la situation prĂ©cise mâĂ©chappe : peut-ĂȘtre avenue
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Pourtant, aux insouciants beaux jours, quel accueil dans les estaminets du Nord ou ailleurs, quelle considération !
- « Ces Messieurs de la Poste, bonjour ! Prenez place ! Les cafĂ©s, oui, les sandwichs, les tapis, les cartes, les pistes⊠On sâoccupe de vous ! »
« Ăa roulait jeunes gens ! » Mais le soir, la remontĂ©eâŠ
Dur le travail ? Difficile le tri ? Dans les immenses casiers vert clair, malgrĂ© le balancement du convoi, les pieds posĂ©s sur les Ă©pais tapis, les corps qui rĂ©sistent aux poussĂ©es, aux tractions, aux ralentissements brusques. Rien Ă craindre, les angles, les bordures, les arĂȘtes sont gommĂ©es, arrondies, capitonnĂ©es. Au-dedans : la lumiĂšre, la chaleur, le chuintement de la vapeur le long des parois, le claquement des portes glissiĂšres, les vitres ruisselantes. Au- dehors, le Lille Ă Paris qui fonce dans la nuit. Le beau mĂ©tier, la belle vie !
Nous voilĂ Ă quai ! CâĂ©tait des voyages et des hommes, des gens heureux de travailler cĂŽte Ă cĂŽte mais un vĂ©cu difficile Ă expliquer, Ă faire partager Ă tous ceux qui nâont pas voyagĂ©. Alors, nostalgie ?
Impossible, elle nâest plus ce quâelle Ă©tait. Madame Signoret a retenu lâexpression. Je me console avec un autre spĂ©cialiste du temps qui passe, LĂ©o FerrĂ©. En quelques rimes, tout est dit. Mais doucement passent les jours Adieu la jeunesse et lâamour On laisse la place et câes t normal Chacun son tour dâaller au bal.
Notre gĂ©nĂ©ration trieuse, tĂ©lĂ©phoniste ou guichetiĂšre a, pour un temps, incarnĂ© la poste ou les P.T.T. au sens large, mais on ne peut faire marche arriĂšre, comme pour danser le tango au Mikado. Pour que lâhistoire continue, il faut dâautres danseurs.
Jâimagine donc demain dans une gare de Lyon devenue silencieuse, TGV oblige, lâarrivĂ©e dâun jeune provincial fraĂźchement nommĂ© Ă un emploi postier. Est-il inquiet ou assurĂ© mon relayeur ?
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dâĂ©normes sacs ventrus sur les Ă©tincelantes tables dâouverture. Le courrier est dĂ©sormais domestiquĂ©, catĂ©goriĂ©, formatĂ©, normalisĂ©, contraint Ă se prĂ©senter en caissettes, il circule docilement, alignĂ© vers des chaĂźnes aspireuses, achemineuses. Plus loin, dâinquiĂ©tantes et Ă©nigmatiques machines sâemparent de lui, il est palpĂ©, redressĂ©, oblitĂ©rĂ©, poussĂ© vers des « yeux cellules « qui dĂ©cident de sa destination en quelques centiĂšmes de secondes. VoilĂ les anciens trieurs ravalĂ©s au rang de serveurs, interchangeables au services des lecteurs, indexeurs, trieurs et autres machines encodeuses trieuses dâobjets.
Quâimporte : vĂ©cu, expĂ©rience, savoir puisque le cerveau de la machine dĂ©tient tout dans sa mĂ©moire informatique !
Qui a t-il de commun, quelle continuitĂ© Ă rechercher entre les ateliers climatisĂ©s, aseptisĂ©s, programmĂ©s pour les machines Ă trier et nos anciennes salles de tri ou wagons-Poste dĂ©bordants de bruits, dâappels, dâordre, de poussiĂšre, ou dâhumanitĂ© !
Jâai donc fait le grand Ă©cart, cĂŽtoyĂ© pour finir les machines performantes, mais auparavant, connu les incroyables amoncellements de lettres Ă trier dans les vieux bureaux gare parisiens.
Jâai pu mesurer la duretĂ© des longues nuits de travail Ă Saint Lazare dans la poussiĂšre et sous la lumiĂšre jaune des grands abats jours tombant des plafonds. Au matin, la fatigue Ă©tait prĂ©sente, mais joyeuses aussi les claques dans le dos devant les premiers cafĂ©s crĂšme.
- « Avec deux rĂŽties patron⊠» Et quel plaisir pour certains, lâultime et triomphale annonce :
- « Eh les gars, ce soir je ne travaille pas ! » Joyeux encore, et sûr de lui était le petit peuple des
ambulants, si assurĂ© et fier dans son splendide isolement. Ses membres se croyaient les seigneurs de la poste, une appellation bien surfaite, une armure si fragile. Eux, aussi, ont mordu la poussiĂšre, les voilĂ dĂ©barquĂ©s, dispersĂ©s, vaincus ! Seuls tĂ©moignages : quelques Ă©crits vengeurs, des livres folkloriques sur le mĂ©tier, une paire de wagons rouges devenue musĂ©e sur une voie de triageâŠ
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de SĂ©gur au ministĂšre des P.T.T. Deux mois durant, nous logerons dans un foyer.
RassurĂ©e, maman me fait ses adieux en mĂȘme temps que ses derniĂšres recommandations. Elle emporte avec elle ma premiĂšre adresse personnelle, rue du Moulin de Beurre, dans le quatorziĂšme arrondissement. Ce lieu ne figure plus aujourdâhui sur les plans de la capitale, effacĂ©, absorbĂ© lors de la construction de la nouvelle gare S.N.C.F. Montparnasse vers les annĂ©es 1970.
Le quartier est trÚs animé : rue Vercingétorix, rue Vandamme, boulevard Edgar Quinet. Les bretons sont ici chez eux.
Le soir venu, la vie nocturne explose : les cafĂ©s, cinĂ©mas et thĂ©Ăątres sont nombreux. Sans oublier Bobino, le cĂ©lĂšbre music-hall de la rue de la GaĂźtĂ©. Tout bouge. Les Ă©choppes, les petits commerces ouverts trĂšs tard, Ă©clairĂ©s avec des lampes Ă acĂ©tylĂšne en extĂ©rieur. VoilĂ pour moi un changement radical, habituĂ© Ă ne pas dĂ©passer vingt heures le dimanche pour rentrer Ă la maison⊠Pourtant je reste sage et plein de respect pour mon nouvel Ă©tat et les tĂąches qui mâattendent.
De maniĂšre expĂ©ditive, aprĂšs les examens mĂ©dicaux, notre contingent est dispatchĂ©. Les tests ont rendu leur verdict, les meilleurs sont envoyĂ©s vers les bureaux mixtes, face au public, les suivants seront tĂ©lĂ©phonistes et le reste, dont je fais partie, composera la piĂ©taille dĂ©volue au centre de tri. Dans les annĂ©es 50, la poste sâappuie quasi totalement sur le chemin de fer pour lâacheminement du courrier. Aux six gares S.N.C.F. de Paris, correspondent des Ă©tablissements postaux, directement implantĂ©s aux bords des rails. Ce sont les bureaux gares parisiens.
Je suis affectĂ© au centre de tri de Paris gare Saint-Lazare, 1 rue de Berne, dans le huitiĂšme arrondissement, organisme faisant partie de la direction des bureaux ambulants de la ligne de lâouest.
Comme je lâenvie maintenant ce petit jeune homme timide et gauche de 1952. Je ressemble Ă un chat maigre, je nâai aucune assurance.
Mal orientĂ©, jâai en partie gĂąchĂ© mes trois annĂ©es de formation en collĂšge technique. Plus disciplinĂ© que motivĂ©, jâai Ă©tudiĂ© sans comprendre. Ma rĂ©ussite Ă lâexamen relĂšve du
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prodige et nâa dĂ©bouchĂ© sur rien de concret. Ce nouveau dĂ©part ici est ma vraie chance. Je ne rechigne pas.
Nouvelle destination, nouvelle émergence à la remontée du métro Europe !
Ah, pouvoir revivre la magie de ces moments lĂ . La mythique place de lâEurope est en pente, avec son faisceau de rues convergentes, elle surplombe le rĂ©seau des voies ferrĂ©es partant vers la Normandie. Au passage des locomotives, les jets de fumĂ©e montent des grilles, au loin sâouvre la marquise de la gare Saint Lazare, jâignore encore la renommĂ©e de lâendroit, rendu cĂ©lĂšbre par les peintres impressionnistes.
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son fleuve, rue Lepic, rue Saint-Vincent, rue de Lappe, rue des Blancs Manteaux, Pigalle, le Pont Mirabeau, Aux Champs ElysĂ©es, Ă la gare Saint Lazare et tant dâautres.
Mais je muse, je tarde, je retiens. Pourtant câest âen parodiant Brel- :
La fin du voyage, La fin de la chanson Et câest⊠Paris fini ! Ă la Poste aussi on ferme ! Depuis longtemps les bureaux gares se sont Ă©teints. SabordĂ©s,
les grands navires et leurs Ă©quipages, exilĂ©s dans les banlieues lointaines, dĂ©sertĂ©es les salles de tri : ruches actives dĂšs la tombĂ©e du jour, Saint Lazare et la rue de Berne. Le Nord et la rue de Maubeuge ne connaissent plus lâincessant ballet des voitures postales. Les riverains ont dĂ©jĂ oubliĂ© les claquements des portiĂšres et les dĂ©marrages sonores des camions dans le silence de la nuit. AbandonnĂ©es aussi les grandes mutations de jeunes provinciaux aux accents rocailleux ou chantant, adieu les brassages humains, les rencontres, les chocs entre rĂ©gions, cultures, gĂ©nĂ©rations⊠Pour ces trĂšs jeunes gens et jeunes filles, Ă peine sortis du collĂšge et du cocon familial, ce seront la dĂ©couverte des autres, puis bien trop vite les choix de carriĂšre, dâexistence, dâavenirâŠ
Mais je mâattarde encore, je mâincruste, jâimite les dames visiteuses de ma mĂšre qui durant mon enfance, sur le seuil de notre porte, retrouvaient soudain de nouveaux sujets de conversation, dâultimes rĂ©vĂ©lations qui ne pouvaient attendre ! Maman, pas assez vĂȘtue, Ă©coutait dans la nuit tombante, frissonnante, Ă©cartelĂ©e entre les rĂšgles de lâhospitalitĂ©, la politesse, et lâangoisse de voir son travailleur de mari rentrer sans que le repas du soir ne soit prĂȘt. Quelle honte !
Encore quelques instants, monsieur le temps, pour parler du courrier !
Il est toujours lĂ , mais il a changĂ© dâaspect, il est moins libre et dĂ©sordonnĂ©.
Terminés les dépÎts insouciants, tardifs, au gré des humeurs, des heures, des boßtes. Disparues, les explosions
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une artiste, et quâil sâinterroge⊠Pile Antoine, câest lâĂ©tudiante des Beaux Arts du Cinevog !
Autour de nous, câest la danse des voiles, des foulards, les cliquetis des bracelets. Le grand Lourdais ne touche plus terre. Pour en savoir plus, il va payer pour le grand jeu! Vertiges, dans lâinstant son aimĂ©e pense Ă lui, ils vont se retrouver bientĂŽt, dans une gare !
VoilĂ un dimanche tout bleu, mon camarade nâen doute plus maintenant, il a rencontrĂ© la femme de sa vie et demain Ă lâarrivĂ©e du train de Rueil, il lâattendra gare Saint Lazare. Bien sĂ»r, Ă cĂŽtĂ© des deux mĂštres du Lourdais, toutes les femmes sont petites, il nâempĂȘche, deux semaines plus tĂŽt⊠La prĂ©diction, les visions de la diseuse de bonne aventure tombaient Ă plat. Voir, voir encore⊠Le pĂšre La Souris, une cĂ©lĂ©britĂ© de bitume, un vieux gavroche au pur accent parigot mon pote ! Il est ĂągĂ© -le bataillon de ceux qui lâont rencontrĂ© doit maintenant sâĂ©claircir-, vĂȘtu avec Ă©lĂ©gance : costume noir avec queue de pie, chapeau melon, il retient les auditoires par son baratin, les dames sont en extase, amusĂ©es, piĂ©gĂ©es, il les tutoie, les asticote gentiment, et pendant ce temps la souris circule : une petite boule de couleur, un museau, deux perles, elle grimpe sur les vĂȘtements, les cols, les revers, sort des poches, remonte sur les manches, sans doute manipulĂ©e par un fil invisible.
Enfin le vieux magicien annonce le prix de cet article dâexception, pas de panique, il y en a pour tout le monde des souris pour les grands, les petits, les enfantsâŠ
- « Et toi, ma grande⊠tu feras des gouzi-gouzi à ton julot ce soir !⊠»
Chaque jour des heures de boniment pour quelques ventes⊠un marchand de bonheur comme les derniĂšres chanteuses de rues, les goualeuses. Comme Piaf, la lĂ©gende, elles ont leur accordĂ©oniste et aussi le visage rougi Ă tous les vents. La voix rauque, elles proposent les partitions, paroles et musique, des romances Ă la mode entendues Ă la radio ou dans les bals. Ce sont les succĂšs de GuĂ©tary, Mariano, Claveau, Marie-JosĂ© Lucienne Delyle, Lina Margy, Francis Lemarque bien sĂ»r, Georges Ulmer et bien dâautres qui chantent. Paris toujours, ses rues, ses places, ses jardins, ses ponts,
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LâĂ©cole de tri. Je suis heureux, ma route est tracĂ©e, on choisit pour moi, tout
est nouveau. Nous sommes confiĂ©s Ă un moniteur de tri : Monsieur Piednoir !! Je nâinvente rien, la guerre dâAlgĂ©rie est bien loin, il va nous apprendre les rudiments du mĂ©tier. Nous nous installons dans une salle modeste, lâĂ©cole de tri, tout va bien, je retrouve le collĂšge ! Nous sommes une vingtaine dâĂ©lĂšves, Ă quelques exceptions prĂšs, ils ont mon Ăąge. Les bretons et les gars du sud-ouest dominent. Bordeaux, les PyrĂ©nĂ©es,⊠Cependant, je retrouve quatre bourguignons dont Maurice Albert, natif de Saulieu, qui ne me quittera pas de si tĂŽt.
Les machines Ă trier le courrier restent Ă inventer, le tĂ©lĂ©phone et le fax sont en devenir, comme bien dâautres moyens de communication tandis que la lettre, la presse, lâĂ©crit, le papier sont rois.
Les centres de tri parisiens sont dâĂ©normes consommateurs de personnel. Ces jeunes gens qui montent de leur province vont curieusement sâĂ©vaporer, sâĂ©gailler dans toutes les directions pour trĂšs vite disparaĂźtre. Les vĆux de mutation qui permettent le retour au pays, les dĂ©missions, les changements de spĂ©cialitĂ©, les rĂ©ussites au concours, le service militaire, etc., toutes ces raisons sont Ă lâorigine de ces incessants mouvements. Sans cesse, comme pour le tonneau des DanaĂŻdes, lâadministration impavide recrute, alimente, relance des troupes fraĂźches. Ă lâimage des autres gares, le monstre Saint Lazare rĂ©clame⊠et dĂ©vore.
Ainsi deux mois aprĂšs notre arrivĂ©e, mes collĂšgues et moi ne sommes dĂ©jĂ plus les bleus, de nouveaux laurĂ©ats revĂȘtissent Ă leur tour la blouse grise et arment leur doigt du pouce en caoutchouc, instrument indispensable avant la position face au casier.
8 dĂ©cembre 1952, sous la houlette de monsieur Piednoir, nous nous rendons rue de Lisbonne devant un officier de justice et nous prĂȘtons serment de ne pas divulguer le secret des correspondances
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qui nous seront confiĂ©es, etc. Nous voici donc assermentĂ©s. Notre moniteur nous initie Ă lâusage des formulaires, aux maniĂšres de fermer les sacs, de liasser les lettres, de sectionner la ficelle postale dâun coup sec du poignet, etc. Nous disposons de jeux de lettres factices afin de prĂ©parer nos futurs examens de tri. Dâabord le tri des lignes qui porte sur des sĂ©parations dĂ©partementales mais surtout lâexamen des Paris, qui se rĂ©vĂšlera un vĂ©ritable cauchemar pour quelques-uns. Le moniteur sâabsente souvent, lâambiance est joyeuse.
TrĂšs vite un comique sâimpose. Il a la trentaine, parfois il bute ou bĂ©gaie sur certains mots et y gagne son surnom (puisque ce mot est pour lui imprononçable), il devient le pa-papa-pa-rapluie. Il arrive dâIndochine oĂč il vient de terminer un engagement militaire, la carriĂšre postale ne le motive guĂšre. Nous lâĂ©coutons bouche bĂ©e, dĂ©filent alors les riziĂšres, la jungle, la plaine des Joncs, les Vietcongs, les rafales de mitrailleuses, les batailles Ă lâarme blanche⊠et les bordĂ©es Ă Saigon !
Clou du rĂ©cit : lâĂ©vocation dâune prostituĂ©e asiatique qui, pour passer le temps durant les Ă©treintes faisait bruyamment claquer son chewing-gum ! Cette anecdote va survivre au pa-papa-parapluie qui disparaĂźt trĂšs vite de mon horizon. Que venait-il faire parmi ces blancs becs ? Il y a dâautres figures, fugaces mais marquantes, des collĂšgues adultes et pĂšres de famille. Ils sont prĂ©occupĂ©s, pressĂ©s de voir rĂ©duit au minimum le temps de leur sĂ©jour parisien. Combien peut paraĂźtre brutale, aveugle, discutable, la notion dâĂ©galitĂ© de traitement dans le recrutement qui rĂšgne Ă lâĂ©poque.
Ainsi, Dutruc, lâex pharmacien de Clermont-Ferrand qui se dĂ©truit les sangs en pensant Ă sa famille, et aussi le PĂšre Duault, un ancien mineur, minuscule chtimi, blond comme les blĂ©s, qui tire, fataliste, sur sa pipe. Pour nous, câest une sorte de bon papa. LumiĂšre et ombre⊠Ănigmatique Dalvar, long, maigre, brun au visage Ă©maciĂ©. Il est de notre groupe dâarrivants mais ne sâexprime jamais. Il trouve vite un travail Ă sa convenance, le tri des paquets, un service confidentiel, poussiĂ©reux, et peu recherchĂ©. Il ne frĂ©quente pas la cantine et on ne peut savoir comment il se nourrit. Lors des pauses casse-croĂ»te, il se restaure sur le tas, en mordant
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logements. PoĂštes, artistes, chanteurs cĂ©lĂšbrent Paname : les grands boulevards, les quais de Seine, la butte Montmartre, les guinguettes Ă Nogent, le ciel et mĂȘme lâair de Paris. Selon nos moyens, maladroitement, ou trop prudemment, nous avons peu ou prou participĂ© Ă la fĂȘte.
CâĂ©tait la vie sans voitures, les balades le nez au vent, seul ou en bandes, les montĂ©es au SacrĂ© CĆur, les Clichy, Pigalle, BarbĂšs, et retour par les grands boulevards chantĂ©s par Montand. La dĂ©couverte, la flĂąnerie devant les spectacles offerts dans des rues si naturellement piĂ©tonnes.
Je peux facilement Ă©voquer les Hercules -vrais ou faux- du boulevard Rochechouart, ils promettent de soulever des haltĂšres, de tordre des clous ou des barres, de briser des chaĂźnes⊠Ils nâen finissent jamais⊠dâĂȘtre prĂȘts Ă commencer :
- « Mais avant, messieurs dames, pour encourager lâartisteâŠnous allons passer parmi vous, allons, Ă votre bon cĆur, une petite piĂšceâŠ
DĂ©jĂ la mince fillette aux grands yeux sombres se faufile et tend le chapeau ou la timbale. Plus loin les baraques des lutteurs de foire, boxeurs, catcheurs,âŠ
- « Avec qui voulez-vous lutter, avec le blanc, avec le noir ? Allons les militaires pour vous lâentrĂ©e est gratuite ! Entrez, entrez ! Et vous verrez ! »
Voir, connaĂźtre lâavenir, en 1953, un dimanche, avec Antoine Hourcade.
LâaprĂšs-midi sâĂ©tire, nous sommes indĂ©cis, lĂ©gers et disponibles. Sur le boulevard Bonne Nouvelle, le bien nommĂ©, un cercle humain, immense et attentif, reçoit les prĂ©dictions dâune gitane. Souples, les filles de la tribu circulent parmi les Ă©paisses rangĂ©es de spectateurs, elles rabattent les clients vers la pythie. Comment ont-elles dĂ©pistĂ© lâAntoine ? Et surtout, comment lâont-elles devinĂ© vulnĂ©rable ? Sans doute tout simplement parce quâil domine dâune tĂȘte toute lâassemblĂ©e. Je nâen reviens pas. Le voilĂ attentif, convaincu, en communication, aspirĂ© ! Le plus surprenant reste que les annonces de la bohĂ©mienne tombent juste ! Elle sait quâil vient de rencontrer une jeune fille blonde, trĂšs petite,
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Sur la route de Dijon⊠Cette soirĂ©e dâaoĂ»t 1967 est superbe, la chaleur, le ciel
constellĂ© dâĂ©toiles, je roule prudemment, ma femme Ă mes cĂŽtĂ©s ; La Renault 4L est pleine Ă craquer, et, juchĂ©e au-dessus des derniers ballots, dans un simple carton, notre fille dort paisiblement. DĂ©jĂ son frĂšre nous attend Ă destination. Demain nos meubles vont suivre aux bons soins dâun dĂ©mĂ©nageur. Quinze annĂ©es plus tĂŽt je dĂ©barquais Ă Paris gare de Lyon, une simple valise Ă la main⊠Un bilan plutĂŽt positif mais je nây pense guĂšre sur le moment. Je roule, je reviens, jâentraĂźne mon Ă©pouse dans ma rĂ©gion dâorigine, vers mes racines. Au passage, cela nâa rien dâoriginal. Un retour Ă la case dĂ©part. Nous fuyons la grande ville engluĂ©e dans ses embarras automobiles, sa pollution, nous rĂȘvons de verdure, dâespace, de sorties campagnardes, nous redevenons des provinciaux et espĂ©rons acquĂ©rir bientĂŽt le mythique pavillon avec jardin, fleurs, rosiers, lĂ©gumes,âŠ
VoilĂ la page tournĂ©e, non seulement sur notre situation du moment, mais sur notre jeunesse, nos dĂ©buts, nos rencontres, nos amitiĂ©s, nos amoursâŠ
Notre vie parisienne, nous allons la garder en nous et lâĂ©voquer avec nostalgie et affection. Sur le terrain les vestiges sont rares, les bureaux ont survĂ©cu, mais les grands Ă©tablissements, les lieux de vie, les bureaux gares, les directions, les foyers sont dĂ©sertĂ©s, vendus, cassĂ©s⊠La vieille poste ne survit plus que dans les tĂȘtes, Ă©voquĂ©e au hasard de rencontres fortuites.
Et Paris, notre Paris ? Nous commettons le pĂȘchĂ© dâorgueil. Nous croyons mordicus y avoir sĂ©journĂ©, travaillĂ© au meilleur moment, Ă la belle Ă©poque ! AprĂšs les restrictions de lâaprĂšs-guerre et avant les dĂ©ferlantes : automobiles, ethniques, touristiques. Jâen passe !
Notre gĂ©nĂ©ration postiĂšre a reçu en cadeau lâaccueil dâune ville encore humaine, avec des conditions de vie pas encore plombĂ©es par lâinsĂ©curitĂ©, la pollution ou les prix exorbitants des
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lâextrĂ©mitĂ© dâun sac en papier, sans doute sâagit-il dâun sandwich, mais rien ne dĂ©passe⊠Un mystĂšre de plus.
ExtĂ©rieurement, le centre de tri Saint Lazare nâimpressionne guĂšre, les murs sont en briques rouges, il plonge ses racines dans les profondeurs de la rue de Berne, jusquâaux rails des lignes de Normandie. Par les monte-charge, les sacs de courriers, journaux et paquets, sont ventilĂ©s selon les Ă©tages :
⹠rez-de-chaussée: le quai postal, la rue, le ballet des camions. ⹠premier étage : le traitement des paquets, le service du transit. ⹠deuxiÚme étage : La Seine et Oise, le tri des lettres. ⹠plus haut : la cabine des chargements, le tri étranger. ⹠enfin au sommet : la cantine et la coopérative.
Le bĂątiment est sans grĂące mais trĂšs solide et fonctionnel. Tout sac fermĂ© est jetĂ© dans des pas de vis, des glissiĂšres mĂ©talliques, tombe en sous-sol, actionnĂ© par son propre poids. Il est traitĂ© dans un monde sombre, brutal, un peu mystĂ©rieux : le transbordement. Lâhiver il y fait froid et le travail est dur. Il faut dĂ©charger des wagons souvent sales, tirer, soulever, jeter des sacs dâimprimĂ©s, colis, journaux, recharger les camions, chariots, wagons, etc. Ce nâest pas un travail de demoiselles il faut une bonne santĂ© et des muscles pour ĂȘtre chargeur. Le tout est rĂ©sumĂ© en une simple expression : on tire la toile, celle des sacs bien sĂ»r !
Heureusement, jâappartiens au service gĂ©nĂ©ral, mon emploi est moins rude.
Notre formation se termine, nous dĂ©couvrons, quelques heures chaque jour, les salles de tri, les casiers, les batteries de sacs, les tables dâouverturesâŠ.
Parmi mes futurs collĂšgues, je retrouve un savoyard, ancien moniteur de lâune de mes colonies de vacances. Il se nomme Farnier. Petit colon, jâadmirais ce magnifique montagnard, je nâĂ©tais quâun gosse face Ă lui. Je suis stupĂ©fait, déçu presque de lâavoir rattrapĂ©, le voilĂ rapetissĂ© dans sa blouse grise identique Ă la mienne. Nous Ă©voquons le mont Revard, ChambĂ©ry⊠Il se morfond Ă Paris et rĂȘve de ses montagnes. Il va me procurer une chambre dans lâhĂŽtel tout proche oĂč il loge. Je quitte le foyer et la rue du Moulin de Beurre
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sans regret. Lâambiance dâinternat est tombĂ©e, nous ne nous rencontrons
plus pour les repas saucissons dans les chambres, nous avons tous des horaires de service différents.
Cependant, une figure se dĂ©tache et demeure : Jean Lepage, natif de Callac dans les CĂŽtes du Nord. Il est breton jusquâĂ la caricature, se complait Ă Ă©voquer la duretĂ© et le dĂ©nuement de son enfance. Il Ă©voque son pauvre village, son pauvre pĂšre, le vieux cheval, la charrue. Câest avant la lettre le pain noir de Louis Guillou, ou mieux le cheval dâorgueil de Pierre Jakez HĂ©lias. DĂ©jĂ , il sait quâĂ Paris il ne pourra que survivre avant le retour au pays. Il a lâĆil bleu dĂ©lavĂ©, le cheveu blond paille, la mĂšche tombante sur un front dĂ©jĂ ridĂ©, il est intelligent et douĂ© dâune mĂ©moire prodigieuse. Câest une future bĂȘte Ă concours administratifs. En quelques jours, il a dĂ©jĂ absorbĂ© et retenu ce que dâautres obtiendront dans la douleur aprĂšs des mois : les Paris ou lâexamen de tri des rues de Paris.
Nous devons connaĂźtre trois mille rues dans leur arrondissement respectif puis trier cinq cents lettres en quinze minutes, avec une tolĂ©rance de cinq fausses directions. La prĂ©paration est libre, mais la frĂ©quentation de lâĂ©cole de tri de la rue du Louvre est recommandĂ©e. Il est prudent de sây faire remarquer par son assiduitĂ©. Des plans, des jeux dâentraĂźnements et des casiers nous y attendent.
Je prĂ©fĂšre la prĂ©paration sur le terrain. Je me balade le nez en lâair, quĂȘtant les plaques de rues, les numĂ©ros pairs, impairs, je classe les coupures, les intersections car pour corser lâexercice, certaines voies se rĂ©partissent sur plusieurs arrondissements⊠Durant le printemps 1953, lors de nos sorties aprĂšs la cantine, les dĂ©cisions courageuses se prennent: cet aprĂšs-midi nous travaillons nos Paris. TrĂšs souvent je retrouve un copain, Antoine Hourcade dit le grand Hourcade. Câest un lourdais Ă la voix rocailleuse, deuxiĂšme ligne de rugby. Lâexamen des Paris est un supplice pour lui!
Aujourdâhui, jurĂ©, crachĂ©, câest sĂ»r, nous partons pour lâĂ©cole de tri, Ă la recette principale du Louvre et mieux⊠sans prendre le mĂ©tro, pour apprendre nos rues sur le terrain. Un passage difficile reste cependant Ă dominer vers Havre Caumartin. Le
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Magie des objets ! Cette trousse est la derniĂšre preuve tangible de mon itinĂ©raire parisien. Sinon, rien sur le dernier jour, lâultime au revoir, je suis dĂ©jĂ sur la route. Quel aurait Ă©tĂ© mon avenir Ă Paris XV ?
Parfois jâai tentĂ© de lâimaginer. Sans doute un glissement sur des postes dits dâarriĂšre : cabine des recommandĂ©s, brigade financiĂšre, caisse, et aussi les nouveaux emplois de conseillers financiers peut-ĂȘtre ? Comme souvent, le choix ne mâaurait pas appartenu, on mâaurait poussĂ©, et je me serais adaptĂ©, comme toujours
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Le dernier chapitre Elles courent, elles courent, les fiches de vĆux, silencieuses,
et puis un jour, un collĂšgue anonyme vous annonce votre nomination pour ailleurs, Ă une date dĂ©jĂ arrĂȘtĂ©e. Voici venu le dernier chapitre. Pourquoi le cacher ?
Jâai pris du plaisir Ă relater ma traversĂ©e des annĂ©es 50/60, mon mĂ©tier, mes rencontres. Mais mon rĂ©cit colle Ă la rĂ©alitĂ©, je ne peux tricher, ma famille et moi allons quitter la poste parisienne par des nominations simultanĂ©es Ă Dijon.
Les contingences matĂ©rielles : recherche du futur logement, dĂ©mĂ©nagement, inscriptions scolaires, recherche de nourrice, etc., nous empĂȘchent de rĂ©flĂ©chir et de regretter ce que nous laissons. Au XV, mon dĂ©part passe inaperçu, tout juste la nĂ©cessitĂ© de former un nouveau micro-filmeur. Dommage, jâĂ©tais programmĂ© pour lâĂ©tĂ© Ă un retour Ă lâannexe avec une reprise de la valise.
Précisément mes anciens collÚgues ont appris mon départ, ils tiennent à ma visite, le rendez-vous est pressant.
Monsieur Merthet mâaccueille. Il a pensĂ©, il croit bien, il a eu lâidĂ©e, enfin il en a parlĂ©âŠ
DĂ©jĂ il hĂ©site le brave inspecteur. Les autres sont dâaccord, il a organisĂ© une collecte entre gens de lâannexe pour un petit cadeau de dĂ©part, câest la traditionâŠ
Et puisque je suis le rĂ©cent propriĂ©taire dâune auto, voilĂ qui me sera utile. Pour les cadeaux dâadieux, lorsquâil Ă©tait inspecteur du tĂ©lĂ©graphe, - soupir-, on offrait toujours ça !
Voici donc en provenance du rayon outillage du bazar de lâhĂŽtel de ville une trousse Ă outils de dĂ©pannage voiture.
Quâest-il donc devenu trente-six ans plus tard, le cher homme empruntĂ© et timide. Sait-il que la vieille trousse en simili cuir noir a vaillamment traversĂ© le temps, quâelle accompagne toujours mes dĂ©placements et que je pense souvent, lorsquâil mâarrive de lâouvrir, Ă celui qui me lâa offerte.
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CinĂ©vog Saint Lazare offre Ă lâĂ©norme clientĂšle banlieusarde les derniers films sortis Ă des tarifs trĂšs abordables. Il faut en convenir, cette fois nous avons flĂ©chi, nous nâatteindrons pas lâĂ©cole de tri mais aprĂšs-demain, promis nous irons⊠si les programmes ne changent pas au Cinevog !
Ces pratiques peu studieuses offriront Ă lâAntoine une rencontre capitale pour la suite de son existence, celle dâune Ă©tudiante des beaux-arts qui sĂšche les cours et deviendra son Ă©pouse. Ce jour lĂ , le film avec John Wayne et Maureen OâHara a pour titre lâhomme tranquille. Je me plais parfois Ă songer quâun choix diffĂ©rent de ma part aurait suffi pour que ces deux lĂ ne passent pas leur vie ensemble ! Hourcade fut receveur principal Ă Paris 17, chef de centre Ă Paris gare de lâest, et reçu au tri des Paris. Une belle carriĂšre !
Jâhabite dorĂ©navant rue Nollet, dans le dix septiĂšme arrondissement, derriĂšre la place Clichy. Ma chambre est mansardĂ©e mais lâhĂŽtel est trĂšs calme. Si je sors et dĂ©pose la clĂ©, des mains invisibles nettoient la piĂšce et redressent le lit en un tournemain. Lors dâun sĂ©jour Ă Dijon, devant mes parents, jâĂ©voque cette chambre, je dis chez moi. Papa qui est trĂšs malade depuis quelques mois reçoit mal cette marque dâindĂ©pendance, il confiera plus tard Ă maman
- « il ne reviendra pas ! » Il avait en partie raison puisque mon retour définitif en
province se situera quatorze ans plus tard.
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Le travail de nuit.
Ma période de formation cesse brusquement. Je suis affecté
au service de nuit, dans la brigade C et je travaille deux nuits sur quatre et de 20 heures Ă 6 heures du matin.
Je plonge dans la réalité du centre de tri et cÎtoie chaque soir plus de cent agents répartis sur trois étages.
Je suis dirigĂ©, voire absorbĂ© par lâĂ©norme chantier de la Seine et Oise. Ce dĂ©partement unique sera plus tard divisĂ© en quatre nouveaux dĂ©partements : Essonne, Yvelines, Seine-Saint-Denis et Val dâOise. Ă cette Ă©poque tout est traitĂ© rue de Berne.
Lâexploitation est uniquement manuelle et lâorganisation, trĂšs simple. Les lettres et autres objets de correspondance sont sĂ©parĂ©s en quatorze circuits, ou cĂŽtĂ©s, puis retriĂ©s par bureau distributeur pour ĂȘtre enfin liassĂ©s, ensachĂ©s et expĂ©diĂ©s.
On me place sur le cĂŽtĂ© 2 lors de ma premiĂšre nuit, ce qui correspond gĂ©ographiquement Ă la vallĂ©e de Chevreuse. DĂ©filent alors Ablis, Dourdan, Orsay, Palaiseau, VerriĂšres-le-Buisson et bien dâautres encore. Seul, je me bats contre les trieurs du tri gĂ©nĂ©ral, des homme -machines qui inlassablement remplissent Ă vive allure la case du cĂŽtĂ© 2 ! Et les autres bien sĂ»r.
Je dois surveiller dâautres trafics : les grosses lettres, imprimĂ©s, et enfin lâarrivĂ©e de la presse parisienne vers quatre heures du matin.
Je me dĂ©mĂšne, je cours, vide les casiers, ferme les sacs. Toute la nuit, je lutte, telle la petite chĂšvre de monsieur Seguin, mais au matin, je suis croquĂ©âŠ
Câest alors quâun type goguenard pose devant moi une quantitĂ© Ă©norme de mandats en me disant :
- « Ah le nouveau, tu as oublié de ramasser le casier des mandats ! »
Lâheure de la fermeture est proche, il faut me secourir. Je ne domine absolument plus la situation, des mains Ă©trangĂšres survolent
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de bĂ©ton. La lumiĂšre du jour nây pĂ©nĂštre guĂšre, dispensĂ©e chichement Ă travers des fentes verticales en façade, plus meurtriĂšres que fenĂȘtres. LâintĂ©rieur du blockhaus est trĂšs fourni en poteaux de ciment, couloirs obscurs, tristes escaliers, entresols, demi Ă©tages. Avant lâarrivĂ©e des officiels, on agrĂ©mente lâendroit de plantes vertes, on habille les vilains poteaux. Le travail bien sĂ»r, se poursuit pendant les allocutions. Tintin, un brave agent du service gĂ©nĂ©ral revĂȘtu de sa blouse blanche rĂ©glementaire, sâĂ©gare dans les couloirs labyrinthiques, tĂątonne, et tente dâĂ©viter le cortĂšge inaugural. Mal lui en prend, il dĂ©bouche ahuri au milieu du cercle des autoritĂ©s.
Les choses ne traĂźnent pas, monsieur le ministre connaĂźt son affaire, câest un vieux routier de la politique, un Ă©lu du Nord Pas-de-Calais, tĂȘte ronde, Ćil bleu, Monsieur D. tient son homme : il accroche Tintin dâune poigne experte et le salue dâun retentissant :
- « Bonjour mon ami, jâespĂšre que vous ĂȘtes heureux de travailler dans ce magnifique bureau ! »
- « Euh oui⊠monsieur le ministre⊠» La photo est prise, le locataire de lâavenue de SĂ©gur a dĂ©jĂ
tournĂ© le dos, Tintin peut sâesquiver, les petits fours et verres dâorangeade, ce nâest pas son truc, il lui reste Ă quitter les lieux en manĆuvrant adroitement. Mais un cortĂšge inaugural, ça nâa guĂšre de logique. On le croit parti admirer la salle des facteurs, il rebrousse chemin, hĂ©site, bifurque, au grĂ© des dĂ©sirs ministĂ©riels. Tel lâinsecte affolĂ© qui se cogne Ă la vitre pour sâĂ©chapper, Tintin recherche une issue en louvoyant entre les groupes. BloquĂ© cette fois dans un couloir, il voit avec horreur ministre et cortĂšge foncer vers lui et Ă cinq minutes dâintervalles, Monsieur D. lui happer la main et de nouveau avec enthousiasme lui dire :
- « Bonjour mon ami, vous devez ĂȘtre content de travailler dans ce magnifique bureau ! »
Soyons indulgent. Câest la blouse blanche qui fait le guichetier ! Et puis, dans ce monde moderne, si robotisĂ©, mĂȘme les ministres, tous les jours, refont les mĂȘmes gestesâŠ
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Je classe quelques titres, la cliente ne sâimpatiente pas, je nâose la regarder. Enfin voilĂ Marie-Louise, je ne fais pas le malin et lui glisse Ă lâoreille :
- « Je nâai rien fait ! » - « Tu as bien fait, je prĂ©fĂšre ! » DĂ©jĂ le timbre Ă date, les griffes entrent en action, je
mâenfuis, je nâose pas voir. Quelle frousse jâai eue. Marie Louise nâira plus Ă la coopĂ©rative.
Paris XV, bureau pilote ? Est-ce le prĂ©cĂ©dent ministre des P.T.T., monsieur Bokanowski qui a programmĂ©, aprĂšs la peinture vert foncĂ© des vĂ©hicules, lâamĂ©lioration de lâaccueil dans les grands bureaux, ou lâactuel grand patron, monsieur Marette ? La presse parle beaucoup des plantes vertes et des hĂŽtesses dâaccueil, une petite rĂ©volution. Ă Paris XV, la jolie madame Amiel revĂȘt son bel uniforme lorsque le tableau de service nâest pas trop dĂ©pourvu et par exemple lors du passage du ministre des postes de la rĂ©publique socialiste de Pologne. Que lui propose t-on ? Dâabord le centre des chĂšques postaux Favorites, une Ă©norme entitĂ© administrative et humaine, puis Ă la sortie une nouveautĂ© technique postale, une crĂ©ation française peut-ĂȘtre, le micro-filmage !
Tout un arĂ©opage dâofficiels dĂ©boule vers mon humble recoin, je nâai pas Ă parler, un membre du cortĂšge explique. Monsieur Philippe, notre receveur principal est lĂ , morose, presque Ă©cartĂ©, il mâignore. Soudain une dame sâavance vers moi, elle est forte, rousse, avec de gros mollets, vĂȘtue dâun corsage blanc, dâune jupe vert pomme, chaussĂ©e de tennis blanches surmontĂ©es de socquettes. Câest la ministre polonaise que lâon promĂšne. Elle empoigne et secoue vigoureusement la main du camarade photographe. Non, elle ne mâa pas embrassé⊠Et le cortĂšge sâĂ©loigne.
Dommage, personne nâa pris la photo de lâĂ©vĂ©nement ! Jâaimerais joindre la relation dâune autre poignĂ©e de main
ministĂ©rielle bien rĂ©jouissante mais cette fois, datĂ©e des annĂ©es 80. Le ministre est français, câest celui des postes et tĂ©lĂ©communications. Il vient inaugurer la nouvelle recette principale de Dijon. Le bĂątiment, conçu et construit trop vite, est un hideux bloc
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mon chantier, mais aucun reproche ne mâest fait. Pour une premiĂšre nuit, ce nâest pas si mal ! Et le miracle postal a eu lieu, puisque tout est parti.
à quelques semaines de là , me voilà classé presque ancien, en tout cas un spécialiste du cÎté 2.
Ma cadence de tri est devenue considĂ©rable, bien supĂ©rieure aux cinq cents lettres par quart dâheure, vitesse requise pour les examens. DĂ©jĂ , elle me propulse en promotion instantanĂ©e jusquâau tri gĂ©nĂ©ral, le chantier rĂ©servĂ© aux anciens. Mais Ă Saint-Lazare, tout va si vite ! Certaines nuits, jâaccĂšde aux travĂ©es nobles pour cĂŽtoyer, avec respect, quelques trieurs de lĂ©gende, vĂ©ritables phĂ©nomĂšnes par leur cadence et leur science des passe-bureaux. Il sâagit des Ă©carts, hameaux, lieux-dits, fermes isolĂ©es, Ă©cluses, etc., toutes ces particularitĂ©s de lâimmense Ile-de-France quâil faut dĂ©tecter, connaĂźtre et diriger dâune main sĂ»re vers le bureau distributeur appropriĂ©.
Beaucoup ici se fabriquent des répertoires, des calepins de routage, directement consultés pour résoudre les énigmes de certaines adresses. Ainsi le nouveau ne chantera plus en présence des cracks, les mémoires vivantes du bureau, présentes depuis seulement quelques années, mais une éternité à Saint-Lazare !
Chaque nuit, dans lâimmense hall du deuxiĂšme Ă©tage, les quatorze titulaires des cĂŽtĂ©s et leurs aides luttent contre les vingt-cinq trieurs du tri gĂ©nĂ©ral. Chaque matin, vers six heures, la salle est vide de courrier et de sacs, les travĂ©es de casiers sont dĂ©sertĂ©es.
Plus bas, la rue de Berne bruisse du fracas des fourgons, emportant le fruit de nos efforts vers les lointains bureaux dâIle-de-France.
Notre contrat semble bien rempli. La rĂ©alitĂ©, lâutilitĂ© de notre rĂŽle dans la sociĂ©tĂ© sont reconnues, Ă©videntes, et pourtant, dans les mois Ă venirâŠ
Il me faut maintenant raconter tous ces gens de Saint-Lazare, trop vite croisés puis dispersés.
CouchĂ©, dormant une bonne partie de la journĂ©e, lâhomo Saint-Lazarus est un ĂȘtre aux mĆurs Ă©tranges qui ne sâanime quâĂ lâapproche de la nuit.
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Vers dix-sept heures, rasĂ© de frais, le ventre creux, il sâapproche doucement du bureau, encore tout engourdi. Il lui arrive de jouer quelques parties de cartes dans les cafĂ©s environnants, de monter dĂźner tranquillement Ă la cantine, mais lâimportant nâest pas lĂ !
Le grand rendez-vous, câest la prise de service Ă vingt heures. Ă cet instant, les lumiĂšres sâallument, les premiers monte-charges dĂ©versent la matiĂšre, les sacs, le papier, les lettres par tonnes. Et dĂ©jĂ , lâatmosphĂšre sâĂ©lectrise, les ordres volent, un peu comme Ă la bourse autour de la corbeille:
- « Le Garrec, tu fais le 4 ! » - « QuerrĂ©, au 12 ! Dupont est malade, câest toi qui le
remplaces ! » Et voilà la machine qui repart fiévreusement, la ruche qui
sâĂ©veille et sâanime. En y regardant de prĂšs, on peut mĂȘme distinguer quelques
catĂ©gories dâabeilles. Dâabord les anciens, mariĂ©s, trentenaires, banlieusards, qui
bĂ©nĂ©ficient de chantiers un peu moins pĂ©nibles que lâĂ©prouvante Seine-et-Oise.
Puis les vagues insoucieuses et mouvantes de nouveaux agents, manĆuvrables Ă souhait par un personnage clĂ© : le pointeur. Câest lui qui organise le tableau de prĂ©sence, gestion subtile des prioritĂ©s du trafic et des demandes du personnel.
Ă Saint-Lazare justement, les agents de nuit bĂ©nĂ©ficient dâune opportunitĂ© dite le dĂ©part en combine, le terme est avalisĂ© par lâadministration. Câest Ă dire quâils ont la possibilitĂ© de rejoindre durant plusieurs semaines leur province dâorigine. Durant leur absence, dâautres travaillent pour eux. Chacun tient une comptabilitĂ© minutieuse, nous devonsâŠ, ou on nous doitâŠ. des nuits.
Le petit Robin a produit une liste de remplaçants compĂ©tents au pointeur. VoilĂ lâabsence avalisĂ©e, grĂące au responsable de combine qui, tel un sergent recruteur, quĂȘtera les bonnes volontĂ©s avant vingt heures dans les cafĂ©s de la rue de Berne, au cas oĂč quelquâun serait brusquement dĂ©faillant.
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- « Ăa ne se fait pas, et puis, si les chefs nous voyaient⊠» Mais tout va changer grĂące Ă Marie-Louise. Le copain
retrouvĂ©, Bernard Loste de Boulogne, me lâa fait connaĂźtre. Nous sympathisons, câest une femme solide, joyeuse, qui tient le difficile guichet : bons du trĂ©sor â titres dâemprunts, elle sây rĂ©vĂšle impressionnante de virtuositĂ©. Les Ă©missions, remboursements de bons du trĂ©sor, les Ă©missions dâemprunts, payement de coupons se succĂšdent Ă un rythme important en nombre et en volume. Sans avoir conscience de sa facilitĂ©, notre collĂšgue officie avec sĂ»retĂ© et vĂ©locitĂ©, elle consulte Ă peine les documents financiers.
- « Jâai les chiffres dans la tĂȘte ! » Ainsi papillonnent bons, coupons, pochette, elle annule, biffe,
barre en croix, les tampons virevoltent et les sommes imposantes passent de main en main. Lâartiste travaille sans filet. Quelle efficacitĂ© ! Elle a inventĂ© un document personnel, une grille de lecture directe pour les titres sortis avant Ă©chĂ©ance, quâelle consulte Ă peine :
- « Tu comprends, Ă force, jâai lâhabitude ! » Incroyable Marie Louise, dĂ©bordante de vitalitĂ©. Si on
sâextasie sur son travail, elle tranche avec simplicitĂ© : - « Câest parce que je suis vive ! » Entre deux volĂ©es de coupons remboursĂ©s, elle rĂȘve de sa
rĂ©sidence secondaire, des week-ends en Seine et Marne et mĂȘme du gazon semĂ© qui pousse si mal. Elle mâinterroge sur le sujet. Bernard lui a fait croire que jâĂ©tais un spĂ©cialiste du jardinage !
Qui a proposĂ©, elle ou moi ? Me voilĂ vers treize heures assis Ă la dangereuse place de Marie-Louise. Elle promet quâil ne viendra personne, dĂ©jĂ elle fonce vers la coopĂ©rative. Elle est vive Marie-Louise. Plusieurs fois jâassure ses courtes escapades mais un jour elle vient Ă peine de disparaĂźtre⊠Le feu me monte soudain aux oreilles, ce nâest pas possible, je rĂ©ceptionne une liasse Ă©norme, Ă©paisse de plusieurs centimĂštres, une centaine peut-ĂȘtre de bons du trĂ©sor et titres dâemprunts mĂ©langĂ©s, de toutes dates et catĂ©gories. Un hĂ©ritage retrouvĂ© entre deux piles de draps ? Câest lâhorreur, je suis cramoisi, impuissant et honteux, je sais que je nâarriverai Ă rien. Que faire Ă part une bĂȘtise, gagner du temps, faire semblantâŠ
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blouses bleues qui triment Ă quelques mĂštres de moi. Jâai lâimpression dâĂȘtre inutile, particuliĂšrement durant les matinĂ©es ou aprĂšs les travaux dâordre : collage des films, prĂ©paration des bains de rĂ©vĂ©lateur, travaux de recherche, il suffit dâattendre la relĂšve.
En 1967 les guichets de Paris XV, les moyens sont lĂ : dix guichets, peut-ĂȘtre plus Ă certaines heures, presque toutes les positions sont dĂ©doublĂ©es, vers dix-sept heures on procĂšde Ă des relĂšves pour le comptage des avances de timbres ou le remplacement des guichets importants. Tous les problĂšmes ici semblent trouver solution. Si des moyens spĂ©cifiques en personnel sont nĂ©cessaires, le monstre va les sortir de ses entrailles : les services arriĂšres !
Tout de mĂȘme, une remarque : mĂȘme Ă©loignĂ© je peux observer ce qui se passe au niveau des guichets, la nĂ©cessitĂ© de fournir du rĂ©pondant en personnel est Ă©vidente.
La puissance Ă©conomique et financiĂšre de la capitale et de son arrondissement riche en entreprises, commerces, banques, transparaĂźt au niveau des opĂ©rations traitĂ©es. Les achats de timbres, dĂ©pĂŽts dâobjets recommandĂ©s, Ă©missions de mandats, envois tĂ©lĂ©graphiques, opĂ©rations financiĂšres, tout ici est plus fort, pĂšse plus lourd et est dâun montant plus Ă©levĂ© que ce que ce que jâai connu jusquâĂ prĂ©sent.
Paris XV, bureau modĂšle ? Vitrine de la poste ? Peut-ĂȘtre en raison de la personnalitĂ© de son actuel receveur principal ?
Comme lâArlĂ©sienne, on lâĂ©voque sans jamais le rencontrer. Dans une circonscription Ă©lectorale du 15Ăšme arrondissement, monsieur Philippe se trouve ĂȘtre le supplĂ©ant lĂ©gislatif de lâactuel ministre des P.T.T., monsieur Marette.
Les guichets sont tenus par des dames expĂ©rimentĂ©es, les erreurs sont rares, derriĂšre, il y a les cadres, contrĂŽleurs, inspecteurs des guichets, inspecteur central. Si une contestation survient, dĂšs quâune rĂ©clamation se manifeste, on appelle :
- « Inspecteur ! » On sâinquiĂšte, on sâempresse, on va faire le nĂ©cessaire.
Que voilĂ de la belle ouvrage, et comme jâaimerais ici tenir le guichet. Il mâarrive de proposer mon aide, pour quelques minutes, aux dames guichetiĂšres. Jâessuie des refus polis :
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Comme nul ne souhaite voir la fin de cette belle institution, le candidat au travail immédiat est toujours trouvé !
Mais toutes les combines ou congés allongés ont une fin. Saint-Lazare sait attendre et reprendre ses créatures.
Voici le retour de lâabsent, il est halĂ©, mais dĂ©sespĂšre dĂ©jĂ dâavoir perdu sa Bretagne. Il est un peu grognon car il lui faut rendre des nuits et prĂ©parer une nouvelle combine !
Ainsi dans mon entourage Ă Paris, beaucoup de postiers ne voient jamais le jour.
Avant le célÚbre métro-boulot-dodo, nous pratiquons pour notre part le dodo cantine casier.
Le repas du midi est sautĂ©, prioritĂ© au sommeil jusquâĂ dix-huit heures. Entre deux nuits de travail, on fait le tour du cadran afin de retrouver une forme olympique.
Ce rythme particulier nâest guĂšre perturbĂ©, nous sommes pour la plupart cĂ©libataires, les hĂŽtels de quartiers de la place de lâEurope, des Batignolles ou du pont Cardinet sont remplis de nuiteux. Les horaires inversĂ©s sont respectĂ©s.
Dans le mĂ©tier, les histoires de sommeil, dâabsence ou de trop-plein fourmillent.
Ainsi Bidault, un garçon de mon contingent, est absent Ă la prise de service de vingt heures. Câest alors quâil dĂ©boule, affolĂ©, honteux, vers vingt et une heures. Il vient de se rĂ©veiller, il a dormi quatorze heures dâaffilĂ©e. Le bureau tout entier sâesclaffe, lâaffaire nâira pas plus loin.
Quelques jours plus tard, ma nuit de travail terminĂ©e, je mâaccorde un repos bien mĂ©ritĂ©. Brusquement Ă©veillĂ©, je consulte ma montre et constate avec dĂ©pit quâil est dix-neuf heures. La nuit est tombĂ©e, je travaille ce soir. PaniquĂ©, je mâhabille, descends les escaliers en trombe. Dans la rue, on vide les poubelles.
En rĂ©alitĂ©, il est sept heures du matin, et je nâai dormi quâune heure !
Quelques mois plus tard, par souci dâĂ©conomie, je dĂ©cide de changer de domicile. Je quitte mon nid tranquille de la rue Nollet pour un hĂŽtel du dix-huitiĂšme arrondissement, rue du Chevalier de la Barre. Jâignore tout de ce pauvre jeune homme suppliciĂ© Ă
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lâĂąge de dix-neuf ans, le 1er juillet 1766, pour nâavoir pas saluĂ© une procession. JĂ©sus, que faisais-tu ce jour lĂ ?
Sorti de lâanonymat Ă son corps dĂ©fendant, il a laissĂ© son nom Ă un petit square sous le SacrĂ©-CĆur.
LâhĂŽtel est situĂ© sur la butte Montmartre, et la fenĂȘtre de ma chambre sâouvre sur la cour dâune Ă©cole communale dans laquelle Ă chaque entrĂ©e, sortie, rĂ©crĂ©ations, les poulbots hurlent leur joie dâappartenir Ă ce cĂ©lĂšbre quartier. Mais cela nâest pas le pire, exit le mĂ©nage discret et silencieux de la rue Nollet. Ici dĂšs lâaube, une furie officie, faisant rĂ©sonner vestibules, couloirs, escaliers du choc de ses seaux et balais. Vers treize heures, nây tenant plus, elle pĂ©nĂštre dâautoritĂ© dans ma chambre. Sous mon lit, lâaspirateur ronfle, les tapis secouĂ©s claquent, lâeau gicle sur le lavabo. Puis madame sâĂ©loigne, tempĂȘtant et rĂąlant contre tous ceux qui lâempĂȘchent de faire son travail.
La chaleur est Ă©crasante. RĂ©veillĂ©, je ne traĂźne guĂšre au lit lâaprĂšs-midi.
Traversons le temps pour sourire une nouvelle fois sur le sujet dodo.
21 novembre 1959. Il est 15 heures. Une petite assistance se regroupe dans le chĆur de lâĂ©glise parisienne de Saint Jean-Baptiste de Belleville. Le prĂȘtre se prĂ©pare Ă bĂ©nir lâunion dâun couple. Cependant, un certain malaise perturbe lâordonnance de la cĂ©rĂ©monie. Les deux tĂ©moins du mariĂ© ne sont toujours pas lĂ , et le mariĂ©, câest moi ! Il faut passer outre, je ne suis pas fier. Soudain, derriĂšre moi, le grincement de la lourde porte dâentrĂ©e retentit. Ouf ! Voici mes deux lascars, des copains de Saint-Lazare, qui travaillaient la nuit derniĂšreâŠ
Heureusement, le mariage nâĂ©tait pas prĂ©vu en matinĂ©e !
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DerniÚres photos Comme le monde militaire aux décisions imprévues,
lâadministration postale, Paris XV en ce qui me concerne, rĂ©serve parfois Ă son personnel des changements de direction dĂ©routants. Ainsi Ă PĂąques, au retour dâune semaine de congĂ©s passĂ©e en province, une convocation pĂ©remptoire mâattend : affectation Paris XV bureau principal !
Pas dâexplications, ils sont fous ! Pourquoi ne pas mâavoir averti avant mon dĂ©part ? Qui a dĂ©cidĂ© si vite ? Je suis encore plus Ă©tonnĂ© le lendemain rue dâAlleray, je vais assumer le microfilmage au bureau.
- « Mais,⊠je ne connais pas ! » - « Personne ne sait⊠Tu vas apprendre⊠Il sâagit dâune
nouvelle technique. Paris XV devient bureau pilote ! » Le but recherché consiste à ne plus décrire les piÚces
comptables par des frappes machines codĂ©es sur des registres et Ă©tats mais Ă les photographier. Les films obtenus feront office dâarchives comptables.
Le collĂšgue dĂ©jĂ opĂ©rationnel sur la position me rassure discrĂštement, il sâagit dâun travail facile et tranquille.
Il nâa pas menti. Jâapprends la spĂ©cialitĂ© en quelques jours, puis nous tournons en brigades opposĂ©es. Lâemploi nâest guĂšre palpitant, trĂšs vite lâencadrement ou les collĂšgues curieux cessent de passer pour sâenquĂ©rir si ça se passe bien. Je suis seul dans un vrai recoin de la salle des guichets transformĂ©e en petit laboratoire. Je photographie piĂšces, mandats, articles dâargent lorsque les deux dames mĂ©canographes se dĂ©clarent justes aux coupures comptables. Le film dĂ©file jusquâau bain de rĂ©vĂ©lateur. Le seul suspense, la vĂ©rification de la bonne impression, ni toute noire, ni toute blanche ! Bien vite la petite curiositĂ© suscitĂ©e par la nouvelle machine retombe, on cesse de me visiter et mĂȘme de me voir. Je deviens transparent et pas trĂšs fier derriĂšre cet alignement de
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dĂ©sormais quâelle vient de perdre un mari sinon aimĂ©, du moins fortunĂ©. Le traitement de la succession occupe toutes ses pensĂ©es et son Ă©nergie. Le notaire de la dame demeure Ă lâautre bout de Paris, elle correspond avec lâĂ©tude plusieurs fois par jour : attestations, extraits de naissance, certificats, pensĂ©es fulgurantes de la veuve, tout est confiĂ© sous enveloppes dâurgence Ă la poste. La chĂšre dame ne compte pas. Tout doit partir vite. Rapide, express, oui. Nous utilisons les affranchissements par pneumatiques ou par porteur spĂ©cial et, pour encourager notre cĂ©lĂ©ritĂ©, elle abandonne la monnaie Ă chaque passage et glisse mĂȘme Ă lâexĂ©cutant :
- « Un petit quelque choseâŠ. pour me porter chance⊠» Miraculeux effets de gratifications, on se dispute la joyeuse
veuve. - « Eh, un billet de dix francs, ça vaut le coup ! » Elle nâattend plus dĂšs quâun guichetier aperçoit lâaimable
visage encadrĂ© de sages bandeaux de cheveux gris, Gaillot excelle dans lâexercice, il lui fait signe :
- « Venez vers moi Madame Wolf ! » Les clients ne protestent pas. On pense Ă la poursuite dâune
opĂ©ration en cours. PlutĂŽt, une affaire qui roule, cette mini compĂ©tition qui parfois laisse le vainqueur et les perdants pliĂ©s de rire dans lâarriĂšre-salle :
- « Combien elle tâa donnĂ© ? »
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Roland.
Au bureau, la promotion est si rapide que je deviens presque
un ancien. Je maßtrise les séparations en quatorze cÎtés du tri général, je connais les finesses du tri, les lieux-dits, les écarts, le passe bureaux. Je peux à mon tour conseiller un nouveau qui reste indécis face à une adresse imprécise :
- « Chante ! Si tu ne sais pas⊠». Mais neuf heures, la nuit sans bouger, sont dures pour les
jambes et les yeux. Jâaccepte un travail annexe, lâouverture, vers vingt-deux heures, des sacs dâun train en provenance de Normandie, le Cherbourg Paris. Je grimpe un Ă©tage. Ici rĂšgne Poquy, le maĂźtre de la cabine des chargements, je nâai retenu que son surnom. Câest un grand escogriffe, vĂȘtu avec recherche, chemise blanche, nĆud papillon. CoiffĂ© Ă lâartiste, il ressemble Ă lâacteur Pierre Richard. Lorsque le trafic est calme, il divertit son personnel par des appels tĂ©lĂ©phoniques lancĂ©s vers les bureaux de Seine-et-Oise. Le prĂ©texte est toujours le mĂȘme, quelques erreurs ou petites omissions constatĂ©es dans les paquets de chargements reçus. Poquy tient sa proie, la pauvre receveuse de Ris Orangis, ou de Montigny les Cormeilles, sans doute dĂ©jĂ endormie car demain, trĂšs tĂŽt, elle recevra le courrier. AffolĂ©e, elle Ă©coute cette voix importante qui, depuis Paris, lui annonce des sanctions, quâil faudrait Ă©viter, mais pire encore, le redoutable P.V. 532 ! La tĂąche indĂ©lĂ©bile que lâon va tenter de sauver, peut-ĂȘtre ?
Le personnel Ă lâĂ©coute exulte, imagine la dame pieds nus, en nuisette ou chemise en pilouâŠLe tortionnaire nâabuse pas de la naĂŻvetĂ© de ses victimes. Insensiblement, il modifie son discours, et on se quitte bons amis. Lâinspecteur est bon enfant !
Je termine mon travail vers 23h30, la pause est Ă minuit. Pour occuper cette demi-heure, je prĂȘte la main au chantier du Saint-Lazare Ă©tranger. On y sĂ©pare New-York City, New-York district, Los Angeles, Chicago et Mexico, etc. Le titulaire de ce tri apprĂ©cie mon
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aide. Il se nomme Roland C., câest encore un Lourdais, nous deviendrons copains. TrĂšs brun, moustachu, les yeux bleu foncĂ©, câest un garçon secret, qui frĂ©quente en solitaire les bals parisiens : le bal basque, la grande roue, les salons Vianney et, boulevard Rochechouard, le cĂ©lĂšbre Mikado chantĂ© par LĂ©o FerrĂ©. Amateur de rugby, il connaĂźt bien les internationaux lourdais, trĂšs nombreux en Ă©quipe de France Ă cette Ă©poque : les frĂšres Prat, Martine, Barthe, Domec, etc.
Ensemble, nous assistons aux rencontres du tournoi des cinq nations. Mais les matchs ont lieu au vieux stade de Colombes, et sây rendre est une rude Ă©preuve pour le candidat spectateur. DĂšs le dĂ©part de la gare Saint-Lazare, il est totalement compressĂ©, puis brutalement Ă©jectĂ© Ă la station stade, enfin bousculĂ©, happĂ©, projetĂ© jusquâaux gradins. Il nâassistera au match que debout, mĂȘme muni dâun billet place assise. La rencontre dĂ©bute. Roland mâinterpelle :
- « Tu as vu Manterola ? (Câest un lourdais) » - « Euh, oui⊠il est bon⊠»
Le voilĂ saisi devant tant dâincompĂ©tence et dâignorance de ma part: - « Il se traĂźne ! LâAnglais le bouffe ! » - « Tu as vu Jean Prat, le raffut quâil vient de faire ? »
Je nâai rien vu du tout. Colombes est un stade immense et plat, nous sommes Ă presque deux cents mĂštres de lâaction, comment peut-il voir les phases de jeu et reconnaĂźtre les joueurs ?
Roland, si tu es toujours lĂ , jâavoue, je confesse que mĂȘme aprĂšs tes patientes explications, puis durant des lustres, celles des Couderc, Albaladejo, Salviac, mĂȘme Ă coups de ralentis, de loupes Ă la tĂ©lĂ©vision, je ne comprends toujours pas toutes les rĂšgles du rugby !
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trouvĂ© mes marques Ă lâannexe Suffren. Voici un bureau proche de mon domicile, voilĂ des collĂšgues amicaux, des horaires rĂ©guliers et le contact avec le public si attractif. Mais quel dĂ©mon me pousse Ă toujours dĂ©sirer autre chose, Ă regarder ailleurs ! Cette fois-ci la dĂ©cision ne mâappartient pas totalement, elle correspond Ă deux Ă©vidences : notre logement est devenu bien petit pour une famille de quatre personnes et Ă Dijon, maman est seule et malade.
Mon Ă©pouse et moi avons lancĂ© des fiches de vĆux simultanĂ©es pour la province de maniĂšre prĂ©cipitĂ©e.
Les vĆux de mutation : un processus indolore au dĂ©part, une formalitĂ© administrative. Les vĆux, on les oublie mais ils couvent, comme le feu sur la cendre et sans prĂ©venir, un jour, boum ! Reviennent les dĂ©parts, les adieux, les dĂ©mĂ©nagements, les arrachements, les existences complĂštement transformĂ©es. Elles courent, elles courent les fiches de vĆux. Dans lâambiance conviviale de lâannexe III, je nây pense pas, avec ces clients parfois attachants et remarquables.
La petite chaleur, lâĂ©motion oui, lorsque brusquement devant soi⊠mais⊠câest lui, câest bien elle, cette figure de lâactualité⊠Christian Pineau, pĂąle, chauve, Ă©lĂ©gant. Tout de mĂȘme, ministre des affaires Ă©trangĂšres de la quatriĂšme rĂ©publique. Madame Françoise Giroud, journaliste de lâExpress, candidate aux Ă©lections lĂ©gislatives dans lâarrondissement et future secrĂ©taire dâĂ©tat Ă la condition fĂ©minine, elle a crĂ©Ă© lâexpression Ă succĂšs la nouvelle vague. Aujourdâhui, en bas et pantoufles, elle suit sagement celle qui mĂšne vers mon guichet. Dom Jaime de Bourbon Parme, ou quelque chose dâavoisinant, selon monsieur Merthet, prĂ©tendant au trĂŽne dâEspagne ! Mince alors, ce vieux type ventripotent remplacerait Franco !
Et une seule fois, le petit visage ridĂ© de lâactrice SylvieâŠ.la vieille dame indigne du cinĂ©ma, confinĂ©e dans lâinterprĂ©tation de personnages durs, Ăąpres, elle est la belle-mĂšre dĂ©testĂ©e de ThĂ©rĂšse Raquin. Elle possĂšde un Ă©trange regard bleu, insoutenable et inoubliable !
Tous ces gens considĂ©rables ne peuvent cependant entamer la fulgurante popularitĂ© de Madame Wolf ! DĂšs ses premiĂšres apparitions, elle se confie dâabondance. Personne nâignore
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LâAnnexe joyeuse
Lâinspecteur me prĂ©vient sobrement : - « Ils sont dâaccord au XV, la semaine prochaine je suis
absent, tu prends la valise ! » DĂšs mon arrivĂ© cher ami mâavait prĂ©venu :
- « Tu as le profil pour le remplacement des inspecteurs⊠» Prendre la valise résume la position de travail. Il faut le matin :
âą Prendre le service rue dâAlleray Ă Paris XV et recevoir en responsabilitĂ© comptable et effective : fonds, figurines postales, jetons, bons du trĂ©sor, timbres Ă date, millĂ©simes, clĂ©s, etc., le tout remplissant une valise mĂ©tallique bien fatiguĂ©e. âą Puis traverser lâarrondissement en voiture postale, ouvrir le bureau, officier au contrĂŽle des opĂ©rations guichetiĂšres, confier les piĂšces comptables aux rotations tĂ©lĂ©graphiques. âą Enfin les soirs effectuer Ă lâinverse toutes les opĂ©rations du matin.
Jâai maintenant derriĂšre moi quatre annĂ©es de service du guichet. Jâassume correctement ces remplacements qui ne me laissent guĂšre dâanecdotes ou faits marquants, sinon la vision de la fameuse valise, gardĂ©e sur les genoux durant les transports et, tout de mĂȘme, une randonnĂ©e en soirĂ©e assez extravagante. Le chauffeur du tube CitroĂ«n tient-il Ă mâimpressionner ou Ă sâamuser ? Câest un gros type peu loquace, nous effectuons le parcours Ă une vitesse hallucinante, la petite voiture qui nâa plus guĂšre dâamortisseurs vole, tangue de partout, se plie, se cabre, torturĂ©e, martyrisĂ©e sous les Ă©normes coups de patins du gros type. Sans cesse nous frottons les trottoirs, peut-ĂȘtre le sol lorsquâil freine Ă mort, jâattends presque le dĂ©versement du chargement par lâarriĂšre. Câest sĂ»r, ce gars lĂ nâa pas appris Ă conduire auprĂšs de monsieur Cordonnier ! Il me quitte, goguenard et narquois. Heureusement, chaque jour les chauffeurs changent !
Au milieu de lâannĂ©e 1967, sans y rĂ©flĂ©chir, jâai sans doute
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Les Bretons. Ils se nomment Bidault, Lecoeur, Le Tallec, Dessailly, Lostis,
Robin, Le Bigot, LandrĂ©, Le Borgne, Le Fur, Le Penech, etc. La vie parisienne ou nationale indiffĂšre les bretons. Lorsquâils
sâabordent, une seule interrogation les prĂ©occupe : avoir des nouvelles de la Bretagne !
Si lâun dâentre eux revient du pays, il doit alors rĂ©pondre Ă mille questions sur le temps, lâĂ©tat de la mer, si la pĂȘche est bonne, si des emplois postiers vont ĂȘtre crĂ©Ă©s Ă Vannes, Quimper ou Brest.
Dans le domaine sportif, câest la mĂȘme restriction, ils veulent dâabord connaĂźtre les rĂ©sultats de lâĂ©quipe de Rennes ou les performances des frĂšres Bobet ou encore celles du Vieux Robic. Dans la compĂ©tition, pour gagner le cĆur des bretons et des Français, entre Bobet et Robic, câest finalement le second qui est Ă©lu. Il est le vilain canard, Robic le teigneux, le malchanceux aux chutes rĂ©pĂ©tĂ©es, et aux malheurs conjugaux.
Biquet nâest plus quâun grimpeur sur le dĂ©clin, mais en 1947, il a gagnĂ© le premier tour de France de lâaprĂšs-guerre, sur un coup de poker, une Ă©chappĂ©e folle dans la derniĂšre Ă©tape et, Ă ce titre, la France sportive lui garde reconnaissance et affection. Le nom reste magique. Il suffit de voir quelques gars sâĂ©chiner sur une route la tĂȘte dans le guidon et la phrase fuse :
- « Vas y Robic ! » Une décennie plus tard, le phénomÚne se reproduit. On
applaudit poliment lâĂ©norme classe et les multiples victoires de Jacques Anquetil, mais aux bords des routes, la foule scande : « Vas y Poupou ! » Raymond Poulidor, lâĂ©ternel second, le champion de lâĂ©conomie.
Ă Saint Lazare, depuis de nombreuses nuits, un emblĂ©matique et truculent Marseillais dĂ©fie la colonie bretonne. Il a lâĆil noir, les cheveux bruns, le sourcil charbonneux, une grosse moustache Ă la Brassens. Avant la finale de la coupe de France de
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football de 1954, il annonce la victoire immanquable des sudistes de lâO.M. Le dimanche soir, Ă vingt heures, la brigade impatiente guette lâarrivĂ©e du malheureux. Câest Nice le vainqueur !
Comment va tâil affronter la bretonnerie ? Il rĂ©siste et conclut, superbe face aux rieurs :
- « De toutes façons, la coupe de France descendra par la Nationale 6 !! »
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Câest la voix de lâexaminateur qui a tirĂ© Ă fond sur le deuxiĂšme frein Ă main. Ă ma gauche, le ciel sâobscurcit, un Ă©norme camion de lĂ©gumes nous dĂ©passe, jâai oubliĂ© le coup dâĆil dans le rĂ©troviseur extĂ©rieur. Je sais dĂ©jĂ que câest fichu pour le permis, il faut procĂ©der au deuxiĂšme dĂ©part. Je ne pense plus quâĂ la circulation. Autour de lâĂ©glise Jeanne dâArc le marchĂ© bat son plein, la foule est dense, les rues sont toutes en pente importante. Sans cesse, il faut freiner, Ă©viter, changer de vitesse, contourner. La R4L vole, je dois sans doute commettre de multiples et nouvelles infractions au code de conduite dans ce qui devient un vrai gymkhana.
Ă lâarrĂȘt enfin, lâimpossible va se produire. Nous sommes trois seulement dans le vĂ©hicule,
lâexaminateur, monsieur Cordonnier et moi, pas dâautres tĂ©moins, le dĂ©tail est important. Je suis, vacances obligent, candidat unique. Lâexaminateur sâadresse Ă Cordonnier. Se connaissent-ils ?
- « Câest sĂ»r, il y a cette grosse faute au dĂ©part, mais, il conduit bien⊠Ce nâĂ©tait pas facile »âŠ
Je nâen reviens pas. Il mâaccorde le permis de conduire. Vive les vacances, et merci Raymond !
- « Allez ptiot, fonce ! » Ah la belle époque !
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- « Tourne, droite, gauche, ta flĂšche, la troisiĂšme, tu peux ! Rigolo toi-mĂȘme, va donc comique ! »
Les derniĂšres interjections lancĂ©es Ă travers la vitre font partie des bonnes maniĂšres de conduite. Raymond est partagĂ© sur cette question. SĂ»r, il faut donner lâexemple mais aussi :
- « Savoir se faire respecter, quoi ! » Avenue Edouard Vaillant à Boulogne sur Seine, je me range
le long du trottoir, jâai lâhabitude. Depuis le magasin de teinturerie pressing, une dame sort dĂ©jĂ et se prĂ©cipite vers la voiture. Jamais nous nâattendons, comment devine t-elle ? Ils se prennent la main, chuchotent Ă travers la portiĂšre. Je regarde ailleurs. Leurs instants sont si courts... Aujourdâhui la dame a des ennuis. Raymond propose son aide, il fera les dĂ©marches.
Nous voilĂ dĂ©jĂ repartis, en une heure il ne faut pas flĂąner, je dois aussi perfectionner mes crĂ©neaux, la maison est sĂ©rieuse⊠à la premiĂšre sortie sur Boulogne, jâai eu droit aux explications de Raymond. Il sâagit dâune ancienne cliente :
- « Elle a eu le permis grĂące Ă moi⊠» Jâavais compris Raymond, et maintenant, vous perfectionnez
la conduite ?⊠Le 25 aoĂ»t 1966, pour ma premiĂšre tentative Ă lâobtention du
permis de conduire, Raymond nâest pas Ă mes cĂŽtĂ©s. La convocation est arrivĂ©e au milieu du mois dâaoĂ»t, je suis lâunique candidat de lâauto-Ă©cole Cordonnier, et accompagnĂ© prĂ©cisĂ©ment par ce dernier.
LâĂ©preuve aura lieu autour de la place Jeanne dâArc, dans le 13Ăšme arrondissement, quartier oĂč jamais nous nâavons roulĂ© prĂ©cĂ©demment et oĂč, ce matin lĂ , se tient le marchĂ© ! Je perçois autour de nous un brouhaha impressionnant montant des Ă©tals, camions de livraisons de primeurs, va-et-vient des bouchers transporteurs de quartiers de bĂ©tails etc. Et partout la foule mouvante des pratiques.
AprĂšs lâexamen du code, Monsieur lâInspecteur me demande de dĂ©marrer : contact, flĂšche, desserrage du frein Ă main, attention Ă lever doucement lâembrayage⊠Ăa va⊠Brusquement la voiture fait un saut et se bloque.
- « Non, Monsieur ! On ne part pas ! »
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Les chefs. Toutes les troupes sont commandées par des chefs. Les nÎtres
sont assez dĂ©bonnaires, ce qui nâest pas le cas dans la seconde brigade de nuit oĂč nous travaillons souvent. Nous en parlerons donc ! Monsieur Demmonier, aussi appelĂ© lâAlfred, nâest pas du genre autoritaire. Il dĂ©place le personnel, donne quelques ordres avec politesse et simplicitĂ©. Durant les vacations du samedi soir prĂ©vues sans dĂ©pĂŽt de presse ni dĂ©part de courrier, les effectifs sont allĂ©gĂ©s, lâambiance devient feutrĂ©e, voire confidentielle.
Par les chaudes soirĂ©es dâĂ©tĂ©, lâun de nos dirigeants, muni dâune paire de jumelles, nous quitte quelque temps. Câest un rituel, les initiĂ©s sâamusent, ils savent⊠Il est grimpĂ© sur le toit en terrasse du centre de tri, fouille la nuit parisienne pour observer les derniĂšres fenĂȘtres Ă©clairĂ©es⊠Lâinspecteur inspecte. Est-ce grave docteur ?
Quelle diffĂ©rence pour nous, les gens de la C, lorsque nous devons travailler dans la brigade opposĂ©e, la D. appelĂ©e aussi la brigade Ă Riboux ! Câest un exercice imposĂ©, nous lâeffectuons sans enthousiasme.
Ici rĂšgne une ambiance dirigiste, pointilleuse, mais peut-ĂȘtre me reste-t-il encore quelque subjectivitĂ© dans ce jugement. En rĂ©sumĂ©, dans la brigade Ă Riboux, on ne plaisante pas ! Lâemprise de ce dirigeant gĂ©nĂ©ral est telle quâil a ainsi personnalisĂ© son service. Câest surtout autour de vingt heures quâil faut lâobserver et lâadmirer. AgĂ©, sans doute proche du temps de la retraite, sec et droit, les cheveux blancs dĂ©passant du chapeau, il garde le pardessus, il arrive des quais, sâentoure le cou dâune grande Ă©charpe rouge. Il ressemble Ă Aristide Bruant, mais attention, câest plutĂŽt NapolĂ©on !
Déjà , il sait tout : les prévisions du trafic, les arrivées des trains, les retards de camion, les restes, etc. Cependant, il questionne :
- « Les paquets sont ils forts ce soir ? » - « Combien de wagons de journaux ? »
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- « Y a-t-il des malades ? » etc., etc. Nerveusement, il passe le long des casiers, jauge les volumes,
évalue les restes, respectueusement accompagné de ses inspecteurs et suivi à distance par monsieur Lentz.
Parfois, brusquement, il bifurque. Comiquement, la troupe piĂ©tine, hĂ©site Ă le suivre. Enfin, lâoracle tombe, les ordres pleuvent sur lâĂ©tat-major recueilli :
- « Câest jeudi, la messagerie sera faible, la presse aussi, mais la Seine-et-Oise est importante ! »
- « Faites remonter trois agents du tri paquets, supprimez-en deux Ă la cabine, ne laissez personne sur les lignes aprĂšs 21h30, renforcez lâouverture dĂšs maintenant ! »
- « Je veux !! Dix trieurs tout de suite sur le tri Seine et Oise » etcâŠ.
Sa connaissance du métier est indéniable, mais abuse-t-il de ses pouvoirs ?
La machine est lancĂ©e, ses agents sont tous dâexcellents trieurs. Demain matin, le centre trieur Saint-Lazare sera vide de courrier. Avant cela, nous, les retours, les renforts, les forces dâappoint, sommes gĂ©nĂ©reusement rĂ©partis au grĂ© des points chauds par monsieur Lentz.
Qui est-il ? Il nâest pas inspecteur, mais lâhomme de confiance, lâanimateur, le factotum. Il observe, signale, rappelle, dĂ©place, aide aussi. VĂ©ritable homme orchestre, il nâa pas dâĂ©quivalent dans les autres services. Mais si certains parmi nous se relĂąchent, sâappuient quelques instants sur le bord dâun casier, se dĂ©tendent, ils constatent rapidement que dĂ©jĂ , monsieur Lentz les observe !
Minuit arrive, au signal, lâimmense piĂšce se vide. Câest la course rieuse, Ă©chevelĂ©e dans lâescalier, jusquâĂ la cantine. En bas, pour monsieur Riboux, câest lâheure du rituel quotidien, lâappel Ă un collĂšgue, de mĂȘme grade et mĂȘme fonction, qui officie lui au centre de tri du P.L.M. Inlassablement, la conversation tĂ©lĂ©phonique dĂ©bute par un dĂ©lectable distinguo passĂ© Ă la postĂ©ritĂ©. Si la situation du tri est correcte ou redressĂ©e, le chef annonce, majestueux :
- « Je suis au pair ! »
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Selon lui, ils sont plus affectueux, compréhensifs, fidÚles, attentionnés et savent encore offrir des fleurs aux dames !
- « Raymond, il se sent capable dâaimer toutes les femmes de la terre ! »
- « Nâai-je pas raison ? » Il prend Ă tĂ©moin la grosse madame Michaud qui glousse de
plaisir. Cette dame, un cas, va bientĂŽt accrocher la dixiĂšme tentative au permis. Le moniteur a baissĂ© les bras. Elle sâobstine.
- « Au moins avec moi elle sâamuse ! » Mais dans lâauto-Ă©cole, placide, Florane intervient :
- « Raymond, tu exagĂšres ! Vas-y ! Il ne va pas tarder. » Il câest le patron bien sĂ»r, monsieur Cordonnier. Bel homme,
grand, mince hùlé, les yeux bleus, la réplique romantique du beau légionnaire mais, difficile à croire, la clientÚle rechigne à prendre des leçons avec lui.
Ancien pilote dâaviation, il a placĂ© ses Ă©conomies dans la petite entreprise. Les deux voitures tournent sans cesse, on nây compte pas les heures de travail. La panne, les accidents sont redoutĂ©s. Durant la leçon de conduite avec Cordonnier, les recommandations pleuvent, incessantes, profĂ©rĂ©es dâun ton acerbe :
- « Trop vite ! Attention, les vitesses ! Vous savez combien ça coĂ»te une boĂźte de vitesses ? Pas si lourd le frein ! Doucement lâembrayage ! »
Voilà le gros souci de Florane. Personne ne souhaite conduire avec le patron. à chacune de mes arrivées, elle propose :
- « Vendredi vous ĂȘtes avec Raymond⊠» - « Cela vous ennuierait de changer ?⊠» Elle nâinsiste guĂšre, elle soupire, elle va se dĂ©brouiller. Elle a
remarquĂ© mon manque dâenthousiasme. Je dois mâadapter Ă des enseignements fort diffĂ©rents. La
conduite prudente, style attention le matériel de monsieur Cordonnier tranche avec les envolées délirantes de Raymond. DÚs la voiture délivrée du stationnement, il claironne :
- « Allez ptiot on y va⊠Fonce ! Jâai compris, aujourdâhui nous allons Ă Boulogne.
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majoritĂ© fĂ©minine, sâattarde volontiers dans la petite boutique. Les rendez-vous se retiennent auprĂšs de Florane, une grande fille sympathique, mais lâanimateur, la vedette incontournable, câest Raymond, le moniteur. QuinquagĂ©naire vif et blagueur, entre chaque leçon, si le patron est absent, il sâattarde dans lâofficine et pĂ©rore longuement devant les candidates au permis. Il rapporte de ses rotations dans le 15Ăšme arrondissement des exemples Ă chaud de mauvaises conduites, infractions, accrochages divers. Il brosse un tableau effrayant de la circulation parisienne, une jungle peuplĂ©e dâembĂ»ches et frĂ©quentĂ©e par des chauffards dangereux, qui, Ă©videmment, nâont pas appris Ă conduire chez Cordonnier !
La petite assemblée lui est toute acquise, elle approuve. Mais que deviendrait-elle sans les conseils et indispensables leçons de Raymond ?
LâĂ©poque est aux candidatures fĂ©minines Ă la conquĂȘte du magique petit morceau de carton rose. Il ne sâagit plus des amazones du dĂ©but du siĂšcle, belles Ă©lĂ©gantes en chapeau cloche et robe Poiret, la demande sâest dĂ©mocratisĂ©e avec des femmes de toutes conditions et de tous Ăąges. La conduite accompagnĂ©e ou lâapprentissage sauvage ne sont pas de mise, lâenseignement passe sagement par la filiĂšre de lâauto-Ă©cole. Le moniteur est devenu le pape, admirĂ©, respectĂ©, Ă©coutĂ©, aimĂ© parfois ! Ce sont des explications possibles sur les Ă©lucubrations dâun Raymond par ailleurs chaleureux et serviable. AprĂšs les rĂ©ussites Ă lâexamen, il conseille les laurĂ©ates pour lâachat de la premiĂšre voiture.
Si monsieur Cordonnier nâest pas lĂ , Raymond enfourche son deuxiĂšme cheval de bataille mais celui-lĂ , fort inattendu. Peut-ĂȘtre reflĂ©tant le caractĂšre dĂ©bridĂ© du bonhomme ? Lâamour ! Pas celui des voitures, non, le bel amour, lâamour avec un grand A, entre les hommes et les femmes, celui qui mĂšne le monde. Florane, bonne fille, essuie les premiĂšres salves. Il est question de son ami. Certes, il est jeune et beau, Raymond le concĂšde. Mais lĂ est le danger : trop jeune, sans expĂ©rience ni attentions, il ne sera jamais fidĂšle, ne tiendra pas la distance, mauvais tout ça ! Il dĂ©lire complĂštement, le voilĂ lancĂ© sur les incontestables avantages des hommes de sa gĂ©nĂ©ration.
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Et si ce nâest pas le cas, que le trafic est difficile, le jugement tombe, implacable
- « Ils mâen ont laissĂ© ! »
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Les grĂšves de 1953 Comme la plupart de mes jeunes copains, je suis ignorant et
indiffĂ©rent Ă tout ce qui touche Ă lâinformation ou Ă la politique. Je ne possĂšde pas de poste radio, la tĂ©lĂ©vision nâest pas encore apparue, et dans les journaux, seules les pages sportives mâintĂ©ressent. Au bureau, lâinformation syndicale est rĂ©duite, et durant le service, on ne bavarde pas !
La grande grĂšve de 1953 qui surgit brutalement, tel un orage dans un ciel dâĂ©tĂ© tout bleu, surprend complĂštement les jeunes postiers non titulaires que nous sommes encore. Il nây a pas loisir Ă discuter ou hĂ©siter, la grĂšve est gĂ©nĂ©rale et illimitĂ©e !
Les bureaux gares partent en fer de lance dans lâaction, mais trĂšs vite ce seront tous les Ă©tablissements postaux du pays et lâensemble de la corporation qui cesseront lâactivitĂ©.
Lâattitude mĂ©prisante du premier ministre, Joseph Laniel, envers les fonctionnaires nâest pas Ă©trangĂšre Ă la vigueur du mouvement. TrĂšs vite, la revendication majeure apparaĂźt, une prime est rĂ©clamĂ©e, qui ne sera accordĂ©e que bien longtemps aprĂšs le conflit. De nos jours, elle perdure, il sâagit de la prime de rĂ©sultat dâexploitation servie une fois par an. Personne nâenvisage une issue rapide au conflit.
Je profite de cette soudaine libertĂ© pour me rendre Ă Dijon prĂšs de mes parents. TrĂšs vite maman sâaffole, elle craint pour ma situation, et si le travail reprenait ? Je ne rĂ©siste pas Ă ses pressions et cueille, sans le savoir, lâun des derniers trains pour Paris. Ă leur tour, les cheminots dĂ©brayent massivement, voilĂ la France bloquĂ©e !
De cette Ă©trange pĂ©riode oĂč je suis davantage spectateur quâacteur, il me reste des images cocasses, livrĂ©es en dĂ©sordre. Aux premiers jours, nous assistons aux meetings syndicaux, Ă la bourse du travail, place de la RĂ©publique. Deux orateurs se dĂ©tachent, Georges Frischmann pour la C.G.T. et Portes pour le syndicat autonome. Dans la fougue verbale des dĂ©buts, je retrouve la
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Le permis de conduire
On peut habiter et vivre Ă Paris sans voiture en 1966 mais depuis le mois de juillet notre cercle de famille sâest enrichi dâune nouvelle petite prĂ©sence, une poupĂ©e blonde et joufflue, notre fille JoĂ«lle. DorĂ©navant lâutilisation des transports en commun avec deux petits enfants, le landau ou la poussette devient pĂ©rilleuse. Et puis, insidieuse, cette sensation nouvelle dâĂȘtre en retard.
- « Tiens, vous ne conduisez pas ? » Enfin toutes ces promesses, ces merveilles, ces perspectives
offertes par la possession de lâauto ! LâĂ©vasion, les merveilleux dimanches loin, Ă la campagne, le bon air pour les enfants. Le mirage. Il va falloir penser au permis. Mais nâanticipons pasâŠ
Pour lâheure, Jacqueline et moi connaissons par cĆur le petit train de Versailles et toutes ses charmantes stations : Javel, lâembarquement, Issy les Moulineaux, on longe la mĂ»risserie de bananes, Meudon Val-Fleury, Chaville et son lĂ©gendaire muguet, Viroflay, les bois et enfin Versailles et les promenades autour des bassins du Roi Soleil. Pour pousser le landau entre les ponts de Grenelle et Bir Hakeim il y a, bien plus proche, au milieu de la Seine, lâallĂ©e des Cygnes. Loin du bruit ambiant, elle est plantĂ©e dâarbres. Sous la protection tutĂ©laire de la statue de Bartholdi, la rĂ©plique de la libertĂ© Ă©clairant le monde, elle offre une agrĂ©able promenade avec en perspective le front de Seine et la maison de Radio France.
Plus insolite encore comme lieu de promenade, les aires de stockage de matĂ©riaux du port de Grenelle entre le pont Mirabeau et la maison ronde. Des lustres avant les trouvailles estivales de la mairie de Paris, les palmiers et parasols de Paris plage, mon Ă©pouse et les enfants trouvent calme et soleil entre les trĂ©mies et les pyramides de sable blond. Au-dessus de leurs tĂȘtes roule le flot des voitures mais⊠au pont Mirabeau coule la SeineâŠ
Chez Cordonnier lâauto-Ă©cole de la rue du Commerce, lâambiance est souvent joyeuse, comme le quartier. La clientĂšle, en
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Gimenez relatĂ© par son auteur. Il sâagit de la dĂ©couverte parmi les lettres dâun dĂ©pĂŽt dâun bracelet en or remis Ă monsieur lâinspecteur. Il sera rendu le lendemain Ă sa propriĂ©taire qui se montrera reconnaissante et gĂ©nĂ©reuse. Depuis ce jour, le moindre papier, dĂ©compte bouton, stylo, ticket, bout de ficelle, toutes babioles dĂ©couvertes avec le courrier sont portĂ©s avec respect sur le bureau du dirigeant qui a mis au point une formule de circonstance :
- « Je mâen occupe, tout de suite Gimenez ! » Les rayons de soleil de ces aprĂšs-midi de lutte sont les
salutations hĂątives, les civilitĂ©s distraites, les amabilitĂ©s Ă la sauvette des dames secrĂ©taires, connues depuis des annĂ©es : la dame du B.R.G.M., la blonde de chez Alsthom, les bureaux dâentreprises et raisons sociales pullulent derriĂšre les hautes façades. Gimenez nâa pas tort, le papier tombe trĂšs fort chaque soir.
Lâinspecteur le sait-il ? Les Ă©normes rangĂ©es de courrier avion, les volumineux sacs de paquets qui sâentassent dans le rĂ©duit, Gimenez ne se laissera pas submerger. RemontĂ© tel un Ă©cureuil dans sa cage, il tourne, ramasse, revient, inlassable, jusquâĂ la livraison finale.
Le soir le travail du manutentionnaire sâempile sur deux ou trois chariots, il fait savoir que la place manquait dans le camion de ramassage.
- « Gimenez, du calme, cesse de te plaindre⊠» Tout de mĂȘme, quel bon travail il fait ce petit homme gris.
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conclusion sans appel dâun dĂ©lĂ©guĂ© facteur : - « Les poussettes tiendront » Câest ainsi que lâon dĂ©signait les agents distributeurs de colis
et utilisateurs de caissons roulants verts. Ce jour lĂ , lâassemblĂ©e est majoritairement masculine. Dans lâenthousiasme, le dĂ©brayage et lâentrĂ©e dans le mouvement du centre des chĂšques postaux de Paris est annoncĂ©. Câest une premiĂšre. Huit mille femmes en grĂšve, ce nâest pas rien. Une militante des chĂšques est poussĂ©e vers le micro. Elle est trĂšs intimidĂ©e, elle nâa pas eu le temps de prĂ©parer son intervention :
- « Chers Camarades⊠Au dĂ©but, les filles des chĂšques⊠nâĂ©taient pas chaudes⊠»
Son temps de respiration, beaucoup trop long, se perd dans lâassemblĂ©e Ă©gayĂ©e. Enfin, elle peut finir :
- « pas chaudes pour entrer dans la grĂšve ! » Ouf, en attendant, la chaleur, câest elle qui lâa eueâŠ
Les rĂ©unions se tiennent en matinĂ©e, la situation nâĂ©volue pas, bien vite, nous, les nuiteux, dĂ©sertons.
Ă Saint-Lazare un comitĂ© de grĂšve est en place, la cantine fonctionne, nous recevons des tickets repas. TrĂšs vite, des quantitĂ©s incroyables de sacs sâaccumulent dans les profondeurs du bĂątiment, puis dans les salles de tri.
Chaque soir, en groupe, nous allons observer le rĂ©fractaire. Il reste un espace libre entre les murailles de sac avec quelques casiers, une niche, un abri de survie. Câest lĂ quâun collĂšgue non grĂ©viste vient travailler chaque nuit. Il ne communique pas ses raisons, nous venons le voir, telle une bĂȘte curieuseâŠ
Quotidiennement, avant vingt heures, un banlieusard grĂ©viste descend la rue de Berne en bicyclette. Il ralentit devant le piquet de grĂšve, Ă©coute lâorateur du moment :
- « Camarades, la grĂšve continue⊠» . Satisfait, il accĂ©lĂšre et disparaĂźt, il nâa pas posĂ© pied Ă terre.
Les bobards circulent. Le ministÚre aurait recruté des chÎmeurs. Déjà , ils existent. Certains affirment avoir vu des boßtes valeurs déclarées fracturées, dans les caniveaux !
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GĂ©rin, notre Marseillais, ne dĂ©colĂšre pas. LâĆil tragique, il raconte son incroyable malchance. La grĂšve des cheminots a dĂ©butĂ© prĂ©cisĂ©ment le jour de son retour de congĂ©s annuels:
- « Tu te rends compte, Ă vingt quatre heures prĂšs, jâĂ©tais bloquĂ© chez moi, prĂšs de la Bonne MĂšre ! »
LâarrĂȘt du trafic S.N.C.F. est tout aussi brutal que celui des postiers.
Un de mes copains, Brassac, est utilisĂ© comme renfort dâĂ©tĂ© sur les wagons ambulants de la ligne de lâouest. Le travail est dur et salissant, il sâeffectue en tenue de wagon, des vieilles fringues, des espadrilles, etc.
Ă Caen, le convoi est dĂ©mantelĂ©. Brassac monte la garde devant les sacs postaux durant vingt quatre heures, mais ses vĂȘtements personnels continuent le voyage vers Cherbourg ! Il est rapatriĂ© par camion avec le courrier, on le dĂ©pose place de la Concorde, oĂč le mĂ©tro ferme ses grilles. Il est toujours en tenue lĂ©gĂšre, mais le ciel est bleuâŠ
Jâignore superbement les consĂ©quences Ă©conomiques et les gĂȘnes engendrĂ©es par ces conflits sociaux, je vis dans un cocon, je ne frĂ©quente que des grĂ©vistes ou presque et la pression mĂ©diatique reste Ă inventer !
Ce conflit qui dĂ©bouche sur une situation Ă©trange, avec des travailleurs inoccupĂ©s, en attente dans un pays arrĂȘtĂ© et inondĂ© de soleil, va rĂ©vĂ©ler chez certains les aspirations, les caractĂšres, les aptitudes.
Ă Saint-Lazare soudain nous dĂ©couvrons un collĂšgue de notre Ăąge, rĂ©cemment arrivĂ©, un mĂ©ridional brun et dĂ©brouillard. Câest Gaillago. Il sâaffirme dans lâĂ©preuve, sâinvestit Ă fond, sâexprime avec conviction, se manifeste partout. PrĂ©sent sans cesse, de lâaube Ă la nuit sur le carreau de la grĂšve, il devient incontournable. On le consulte, on lâĂ©coute sur les dĂ©cisions Ă prendre. Il semble investi de pouvoirs particuliers, il rĂ©partit les tickets repas, dĂ©cide des aides financiĂšres, rĂ©pond aux inquiĂ©tudes et aux doutes, combat les dĂ©faillances. Câest une hiĂ©rarchie nouvelle que la grĂšve gĂ©nĂšre. Les anciennetĂ©s, les grades, tout sâefface devant les volontĂ©s et les conditions du moment. Gaillago disparaĂźtra aussi vite quâil
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Gimenez Ă lâarriĂšre de la salle des guichets, dans un Ă©troit et sombre
local officie Gimenez. Il est prĂ©posĂ© au relevage et traitement du courrier ordinaire issu des boĂźtes aux lettres ou dĂ©posĂ© en nombre. Sans doute rapatriĂ© dâAlgĂ©rie, cĂ©libataire, quinquagĂ©naire, bougon et ombrageux, il rĂšgne sur un antre obscur dont il concĂšde parcimonieusement aux agents, les blouses blanches, lâusage du coin tĂ©lĂ©phone. Câest notre manut, le teint gris, Ă©dentĂ©, ridĂ© comme une vieille pomme, revĂȘtu Ă lâannĂ©e dâune longue blouse grise, une sorte de lĂ©vite, raide et luisante dâencre Ă oblitĂ©ration. Il livre son combat personnel pour ramasser, sĂ©parer, redresser, oblitĂ©rer, livrer dans les temps lettres et paquets.
TrĂšs tĂŽt dans lâaprĂšs-midi, il dĂ©bute ses inlassables rotations vers les boĂźtes des façades de lâavenue.
- « Gimenez⊠Du calme, tu as le temps ! » Lâinspecteur lui conseille moins dâimpatience. Il reste sourd
aux exhortations, il se mĂ©fie Gimenez, il a lâĆil. Lâinspecteur, sait-il que le monde est peuplĂ© de coursiers,
chauffeurs, livreurs, cyclistes, porteurs, secrĂ©taires, tous chargĂ©s de sacs, sacoches, enveloppes, cartons, plein de courrier ? Personne ne surprendra Gimenez. DĂ©jĂ , il repart observer le couloir qui mĂšne Ă son lugubre local, oĂč tout Ă lâheure la machine Ă oblitĂ©rer va tourner Ă fond. Il ne sâaccorde quâune ou deux minutes dâarrĂȘt pour tĂ©lĂ©phoner Ă un frĂšre invalide quittĂ© quelques heures plus tĂŽt.
- « Allo, câest moi⊠Ăa va ? » - « Ăa va⊠» LâĂ©change est bref, ce soir ils se retrouveront dans la tour
anonyme de banlieue pour ressasser lĂ -bas les tournĂ©es de facteur sous le soleil dâAlgĂ©rie. Le voilĂ reparti Gimenez. Tel un diable noir, il passe, repasse, ramasse, emporte, secouĂ© parfois, lorsquâil se croit seul, dâun grand rire silencieux. Tout nouvel arrivant Ă lâannexe III se doit dâentendre le rĂ©cit du fait dâarmes de lâheure de gloire de
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Sans enfant, son mari est fonctionnaire Ă Paris, ils habitent un bel appartement prĂšs du zoo de Vincennes. Ils sont tous deux corses et heureux. Mais alors ? Alors me souffle t-elle :
- « Depuis des annĂ©es, ici au bureau Ă Paris XV, jâai tannĂ© tout le monde et ma famille aussi, mes amis, mes voisins, avec nos fiches de vĆux pour la Corse, le retour au pays. Elles ne sont jamais venues. Lâappartement est prĂȘt Ă Ajaccio et nous serons mon mari et moi bientĂŽt en retraite⊠»
- « Et alors ? » - « Eh bien⊠Vous ne le rĂ©pĂ©terez pas ? ⊠» - « Nous nâavons plus envie de partir ! Nous ne savons plus
quoi faire ! » Comme Berthe et bien dâautres, madame Orsini, au moment
de franchir le pas, ne retrouve plus les raisons qui lui ont fait dĂ©sirer si ardemment le retour vers ses racines. Les amis, les compatriotes, les bons voisins sont Ă Paris, pas dans lâĂźle. Alors quâont-ils dĂ©cidĂ© ?
Je ne possĂšde pas la rĂ©ponse, jâai laissĂ© trop longtemps les personnes, les noms, les visages en jachĂšre sans mâenquĂ©rir des destinĂ©es. Mais je connais toujours lâanecdote amusante qui se chuchotait derriĂšre le dos de ma brave collĂšgue. Il sâagit, bien avant mon arrivĂ©e, du passage Ă lâannexe dâun responsable de la sĂ©curitĂ© dans les Ă©tablissements postaux. Lâhomme se dĂ©place incognito, ainsi le voici progressant modestement dans la file dâattente vers madame Orsini. Son tour dâĂȘtre servi venu, il exhibe une carte dâidentitĂ© professionnelle barrĂ©e de tricolore :
- « Inspecteur principal Martin, je dĂ©sire entrer⊠» Surprise, la guichetiĂšre conserve la carte. Quâa t-elle entendu ?
Elle encaisse une communication, paye un mandat, sâaffaire Ă dâautres tĂąches, les minutes sâĂ©coulent, le visiteur patiente, stoĂŻque. Cette fois, madame Orsini compulse le bac des instances, elle rejette brusquement la carte sur la banque :
- « Non ! Vous nâavez rien en poste restante ! ».
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Ă©tait apparu. NĂ© dans la grĂšve, il sâeffacera aprĂšs elle. Ses aptitudes revendicatives ont sans doute Ă©tĂ© remarquĂ©es par une autre hiĂ©rarchie, la syndicale !
Au milieu de ce merveilleux mois dâaoĂ»t, le mouvement atteint son paroxysme, on annonce environ quatre millions de grĂ©vistes, le secteur privĂ© est touchĂ© lui aussi. Câest lâaction revendicative la plus importante depuis 1936. Le gouvernement fait appel Ă la troupe pour remplacer certains services publics.
Les services administratifs du centre de tri nous attribuent des avances sur salaire et la cantine fonctionne toujours.
Avec Maurice Albert, nous nous baignons chaque aprĂšs-midi Ă la piscine dĂ©couverte de Levallois face Ă la Seine. Simples fourmis au milieu dâun conflit national, nous sommes inconscients, disponibles, et heureux ! Profiter du beau temps ne fait quâamplifier notre bonheur.
AprĂšs trois semaines, la reprise intervient, dans la confusion syndicale. On accuse F.O. dâavoir brisĂ© le mouvement, on cite Maurice Thorez :
- « Il faut savoir finir une grÚve !! » Les revendications sont restées lettre morte, mais en haut lieu,
on met le paquet pour résorber les immenses stocks de courrier. Durant deux semaines, nous travaillons toutes les nuits. Par
moitiĂ©, elles sont payĂ©es le double. Lâeffort en heures supplĂ©mentaires: les californies,
fonctionnent à fond. Le rétablissement financier des seules personnes des centres de tri est aussi rapide et spectaculaire que celui du trafic en reste. Les semaines sans salaires sont vite rattrapées.
Par contre, au niveau des revendications, rien nâest obtenu. Câest pourquoi, dĂšs le mois de dĂ©cembre de la mĂȘme annĂ©e, la grĂšve gĂ©nĂ©rale Ă©clate Ă nouveau.
De ce second conflit, spĂ©cifique aux bureaux gares, je ne garde pas de souvenirs trĂšs prĂ©cis. Un seul tout de mĂȘmeâŠ: Ă la rĂ©union du personnel, dans le petit cafĂ© de la rue de Berne, le principe de la grĂšve est votĂ© Ă main levĂ©e. Seul, un syndicaliste de la C.F.T.C., y est hostile, sous prĂ©texte quâil ne faut pas empĂȘcher
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lâexpĂ©dition des colis de NoĂ«l pour les soldats du contingent ! La grĂšve de 53 ! Comme les grands affrontements
revendicatifs de 1968 ou encore ceux de lâautomne 1974, elle restera bien ancrĂ©e dans la mĂ©moire de notre corporation. Longtemps aprĂšs, des collĂšgues de bureaux mixtes mâavoueront leurs difficultĂ©s financiĂšres aprĂšs la reprise du travail.
Pour ma part, je nâai pas vraiment saisi lâimportance de lâĂ©vĂ©nement. Mon insouciance de cĂ©libataire, sans responsabilitĂ©s, y est sans doute pour quelque chose.
Comment revivre Germinal sous un ciel aussi bleu ?
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Venez⊠» Lâalignement frĂ©mit dâaise, attention il faut rĂ©frĂ©ner :
- « Ah non, dĂ©solĂ© ! La CNE, je ne peux pas ! » Gaillot excelle dans lâexercice qui rend le dĂ©panneur si
sympathique. Et puis surtout, il parle anglais ! Quotidiennement il faut faire appel Ă ses services. Auparavant, monsieur Merthet tente dâimpossibles traductions. Il regrette :
- « Jâai fait allemand⊠Et câest si loin⊠» Il renonce, on appelle le spĂ©cialiste, lâartiste, modeste et
indispensable Gaillot. Il Ă©coute patiemment. Parfois imprĂ©vue, lâaide arrive de la salle dâattente, câest lâentente cordiale mais de lâavis unanime et avĂ©rĂ© :
- « Ces Anglais ne font aucun effort pour parler notre langue⊠» Enfin exclamation générale, on a trouvé :
- « Non, la Post Office française ne pratique pas le change des dollars. »
Mais Gaillot va expliquer lâitinĂ©raire pour se rendre Ă la banque la plus proche. Irremplaçable Gaillot !
Association surprenante. La pĂąleur, la blondeur du parigot cĂŽtoient le sombre profil de madame Orsini. Plus corse quâelleâŠ
Mince, la cinquantaine sans doute, elle a le teint mat, presque olivĂątre, les traits du visage ascĂ©tiques, les yeux noirs, les cheveux de jais tirĂ©s vers lâarriĂšre en un impeccable chignon. On pense Ă Colomba ou Ă sa mĂšre, ou encore Ă lâintransigeante Ă©pouse de Gaston Deferre, lâĂ©crivain Edmonde Charles-Roux, qui nâest pas corse, mais quelle ressemblance !
Lâaspect un brin tragique de la dame se dissipe vite lorsquâon la frĂ©quente, elle se rĂ©vĂšle affable et gĂ©nĂ©reuse, mais trĂšs nerveuse et en mauvaise santĂ©. Elle sâĂ©puise au guichet principal. Son bon cĆur, son dĂ©sir de ne pas faire attendre la clientĂšle lâentraĂźnent Ă multiplier, mĂ©langer ses interventions, elle traite plusieurs opĂ©rations en mĂȘme temps, ce qui dĂ©clenche parfois des quiproquos amusants.
Comme avec lâinspecteur Merthet, mon statut de nouvel arrivant me donne vite droit aux confidences.
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Tandem Accompagnant lâinspecteur Merthet, jâai pour habituels
collĂšgues de service un couple, trĂšs dissemblable : Gaillot et Madame Orsini, le parisien, la corse. Gaillot, jeune type sympathique est parisien de naissance, situation rarissime Ă la poste de lâĂ©poque. Ă peine postier, encore Ă©tudiant en esprit et en comportement, il supporte mal les contraintes rĂ©glementaires et sâinterroge sur son dĂ©sir de demeurer dans lâadministration. Mai 68 est procheâŠ
Il porte la blouse blanche nĂ©gligemment ouverte et flottante, les poches sont lestĂ©es dâoutils, de petits objets hĂ©tĂ©roclites quâil se propose de rĂ©parer, il rejette sans cesse en arriĂšre la longue mĂšche de cheveux blonds qui lui barre le front. En 1966, il est la rĂ©plique exacte de lâacteur Hippolyte Girardot, qui dans Manon des Sources tient le rĂŽle du jeune instituteur. Je me plais Ă penser, sans trop chercher Ă vĂ©rifier, la concordance des Ăąges, que mon petit copain Gaillot a rĂ©ussi sa reconversion au cinĂ©ma. Tenir Emmanuelle BĂ©art dans ses bras est tout de mĂȘme plus emballant que dĂ©couper et vendre des timbres, mĂȘme Ă lâeffigie de Marianne !
En attendant ce futur imaginaire, gentil, serviable, virevoltant, il imprime un rythme de travail coopératif dans notre petite équipe, mais comment fonctionner autrement ?
Cette annexe III est curieusement organisĂ©e. Certes il y a trois guichets mais aprĂšs Ă©mission des mandats puis affranchissements, le troisiĂšme guichet pompeusement baptisĂ© guichet principal ramasse toutes les autres rubriques : tĂ©lĂ©phone, tĂ©lĂ©grammes, caisse dâĂ©pargne, vente des timbres, instances, etc. HĂ©rĂ©sie, dĂ©sĂ©quilibre⊠Pourtant personne ne se plaint, le guichet principal reçoit sans cesse le secours des autres guichetiers. Nous partons Ă la pĂȘche aux clients, nous picorons dans la file dâattente :
- « Madame⊠Oui Madame avec lâavis violet... Venez vers moi ! »
- « Monsieur⊠Vous nâavez que ce mandat Ă toucherâŠ
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Renfort dâĂ©tĂ©. Durant lâĂ©tĂ© 1954, lâadministration me rappelle brusquement
mon appartenance aux bureaux ambulants de la ligne de lâOuest. Traduction : je vais devoir embarquer sur les wagons poste qui circulent chaque nuit sur les lignes de Normandie, avec pour destinations, Caen, Cherbourg, Rouen et mĂȘme les villes bretonnes. Sur le service, on a choisi pour moi Paris au Havre 2, jâirai trier le courrier de la Seine InfĂ©rieure devenue Maritime et mĂȘme simplement dĂ©partement 76. Le parcours, ou temps de roulement, est trĂšs rĂ©duit. ArrivĂ©e Ă Rouen vers deux heures, la fatigue est moindre mais, revers de la mĂ©daille, le temps manque et il faut travailler vite. Le service est modeste, presque familial. La brigade se compose de quatre agents trieurs, deux inspecteurs exĂ©cutants, plus un courrier convoyeur.
Par le jeu des glissements de positions, je remplacerai successivement ce petit monde parti en congĂ©s entre juin et septembre. Mes dĂ©buts sont besogneux, et mĂȘme laborieux. Sur les services ambulants, les casiers de tri sont trĂšs fournis en sĂ©parations, la mĂ©morisation est difficile pour un remplaçant. Jâassume de justesse mon chantier personnel, mais je ne rĂ©ussis pas Ă aider mes trois collĂšgues pour le tri Ă effectuer en commun. Lulu, Daniel et le gĂ©ant Gavoury nâen semblent guĂšre perturbĂ©s. Lors des arrivĂ©es, ils terminent leurs cĂŽtĂ©s en boulet de canon et, un rien narquois, viennent me donner un coup de main.
Ă chaque descente, ou voyage aller, je subis une Ă©preuve dĂ©sagrĂ©able. Le dirigeant principal, le chef donc, vient rechercher un certain nombre de bordereaux correspondant Ă des bureaux de poste. Il sâagit de la cĂ©lĂšbre feuille dâavis, cet imprimĂ© important dans le service postal. En fait, un petit carrĂ© de papier orangĂ© quâil me faut retrouver dans sa case de destination. Je dois rĂ©pondre Ă la liste dâappel. Le chef, un homme corpulent, brusque et bourru, originaire du Quercy ou du pays Catalan, possĂšde un parler rocailleux Ă
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souhait. LâĂ©noncĂ© des charmantes bourgades normandes, comme Goderville, Cany-Barville, Doudeville, ou Offranville, Incheville, Yerville ou Griquetot lâEsneval, devient pour moi un dialecte incomprĂ©hensible.
Sous la grĂȘle de ses questions, je nâentends plus rien, je panique, mĂ©lange les feuilles. Je suis tĂ©tanisĂ©. Il sâĂ©nerve, il doit tout rĂ©pĂ©ter, je perds contenance, ce qui amuse Lulu, Daniel et les autres.
Heureusement, les bons moments sont plus nombreux. Je dors prĂšs de la gare, dans une chambre mansardĂ©e. Ă midi, les sirĂšnes des bateaux au loin sur la Seine me rappellent que Rouen est un port. Durant quelques instants, je me prends pour un marin Ă lâescaleâŠ
CouchĂ© tĂŽt dans la nuit, je rĂ©cupĂšre vite. Jâattrape facilement le dernier service de repas Ă la cantine de Rouen chĂšques, toute proche. Vers 14h30 la brigade rĂ©unie se retrouve Au Donjon, tout en haut de lâartĂšre principale de Rouen, câest Ă dire la rue Jeanne dâArc. On offre le cafĂ© au jeune sĂ©dentaire, voilĂ mon titre officiel.
Durant ces grandes aprĂšs-midi un peu creuses, je crois avoir visitĂ© la ville : la cathĂ©drale, la rue du Gros Horloge, les quais de la Seine. Lulu et ses copains trieurs mâinvitent enfin dans leur coin secret, une guinguette en banlieue. Nous jouons Ă une sorte de pĂ©tanque normande, qui consiste Ă lancer des disques de mĂ©tal en direction dâun bouchon. Vers le soir, vainqueurs et vaincus dĂ©gustent un cidre odorant.
Cet autre soir, sans mĂ©fiance, je reviens au wagon, aprĂšs avoir dĂźnĂ© aux chĂšques postaux. Le groupe vient de passer lâaprĂšs-midi dans la ForĂȘt Verte, un lieu rĂ©putĂ©. Du coup, une fricassĂ©e de champignons noirs mâattend. Je dois dĂ©guster. Il sâagit des cĂ©lĂšbres trompettes de la mort, dĂ©licieux, mĂȘme aprĂšs le dessertâŠ
Pourtant lâharmonie de cette petite communautĂ© nâest quâapparente. Si le carrĂ© des trieurs semble trĂšs soudĂ©, je remarque assez vite quâagents et cadres vivent sĂ©parĂ©s lors de leurs journĂ©es de repos. Quant aux deux inspecteurs, ils sâignorent totalement.
Le temps des congĂ©s sera trop court. DĂ©barrassĂ© de ma gaucherie initiale, je deviens plus efficace. HĂ©las, lâautomne est lĂ , je dois rejoindre le centre de tri.
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heureux de ne pas rencontrer. En attendant, chaque jour, et surtout durant la semaine inaugurale au Hiltonle pĂšre Merthet nous dĂ©montre avec bonheur que sa spĂ©cialitĂ© est encore le tĂ©lĂ©graphe. Il transmet lui-mĂȘme le matin les tĂ©lĂ©grammes par tĂ©lĂ©phone. Comme naguĂšre Ă Boulogne personne nâest prĂ©vu. Parfois il revient auprĂšs du guichetier, presque en sâexcusant :
- « Sur le Los-Angeles, il y a trois mots en plus, lâopĂ©ratrice nâa rien voulu savoir⊠jâai supprimĂ© un mot inutile et un peu bricolĂ© la formule de politesse⊠» Il sâexcuse encore :
- « Lâanglais⊠à force⊠au tĂ©lĂ©graphe, on avait lâhabitude. » Brave Merthet, il veut nous Ă©viter de devoir combler les
insuffisances de taxes. Parfois, lâinspecteur ne peut rien contre la malignitĂ© de certains textes, rĂ©unions abusives, rĂ©digĂ©es par des expĂ©diteurs rompus, malgrĂ© leur fortune, Ă ces mesquines Ă©conomies. Blouses blanches contre livrĂ©es grises, avec la troupe des grooms sâinstaure des tractations bien Ă©loignĂ©es de la rigueur de la rĂ©glementation postale. La minute du tĂ©lĂ©gramme contestĂ© est prĂ©sentĂ©e au chasseur concernĂ©, le reste Ă payer est annoncĂ©. Il sâinquiĂšte :
- « Oui, nous avons dĂ©jĂ transmis » Puis il lui faut se remĂ©morer lâĂ©tage, le numĂ©ro de chambre,
le visage de lâexpĂ©diteur. Il fait appel Ă ses copains. Sourire enfin : - « Oui ! Le 734, le gros pasteur Ă lunettes dorĂ©es de
Philadelphie, il est parti vers 10 heures⊠Il avait donné un bon pourboire⊠Ouf ! Il va payer. »
Humiliant marchĂ©. Nous rĂ©clamons Ă ces gamins des sommes quâils pourraient logiquement nous refuser puisquâils nâĂ©taient quâintermĂ©diaires. Nous sommes avec eux, embarquĂ©s sur la mĂȘme galĂšre. Pourtant, un jour, quelquâun remarque :
- « Tiens, aujourdâhui, les Hilton ne sont pas venus ! » Le ballet se termine, les tĂ©lex crĂ©pitent dorĂ©navant au
HILTON SUFFREN.
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sous forme de nombreux tĂ©lĂ©grammes confiĂ©s Ă une noria de jeunes grooms en livrĂ©e grise et bleue. DĂšs lâouverture des guichets, la ronde des petits hommes gris commence. Ils sont coiffĂ©s de calottes rondes ridicules, des couvercles de boĂźtes de camembert, et attendent sagement leur tour. Pour le guichetier, chaque rotation signifie : dĂ©chiffrage de longs textes manuscrits en langue anglaise, compte des mots, taxation, Ă©tablissement de reçus individuels qui permettront au chasseur de rĂ©cupĂ©rer les prix. Les pĂ©troliers texans ne soignent guĂšre leurs Ă©crits, les textes sont mĂȘme truffĂ©s de rĂ©unions abusives de mots, les taxations sont longues, difficiles, les petits garçons en livrĂ©e grise reviennent sans cesse. Lentement, nous commençons Ă les dĂ©testerâŠ
Tout cela serait invivable sans la prĂ©sence et lâaide fournie par monsieur Merthet. Il est le plus ĂągĂ© de nos deux inspecteurs, quarante-cinq ans peut-ĂȘtre. Rond, essoufflĂ©, rougissant, les lunettes en bataille, il perd vite contenance si la clientĂšle lâinterpelle ou se plaint. Brave Merthet, un homme en or, qui sâexcuse sans cesse face Ă son jeune collĂšgue de la brigade inverse qui le rudoie et le dĂ©nigre. Il dĂ©plore son inexpĂ©rience du travail des guichets, accentue son image de perdant alors quâen rĂ©alitĂ© il nous rend dâĂ©normes servies durant la pĂ©riode folle des tĂ©lĂ©grammes du Hilton.
DĂšs ma venue, je serai renseignĂ© sur la situation personnelle de monsieur Merthet, son cas ! Jeune arrivant, je peux recevoir ses confidences, je nâappartiens ici Ă aucune coterie, je ne connais pas ceux qui⊠mais je vais savoir. Il Ă©tait il y a peu inspecteur au service du tĂ©lĂ©graphe Ă Paris XV,
- « une spĂ©cialitĂ© », martĂšle t-il fiĂšrement, mais depuis des annĂ©es, le trafic est en baisse continue et inĂ©luctable, les techniques, les modes de vie changent, le tĂ©lĂ©phone surtout a portĂ© un coup fatal. Bref, son poste vient dâĂȘtre supprimĂ©. Sa rancĆur est immense, lui lâun des cadres les plus ĂągĂ©s de Paris XV, traitĂ© comme un simple pion, envoyĂ© sur lâannexe III en exil, et sans formation. Il estime avoir Ă©tĂ© manĆuvrĂ©, expatriĂ©, on le savait brave type, trop gentil pour se plaindre. Cependant, il nâest pas surpris, il Ă©tait mal en cour, peu considĂ©rĂ© par « ceux de lĂ -haut », ce monde lointain qui dĂ©cide de tout et que, finalement, ici, avenue de Suffren, il est
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Mais le travail et la vie des roulants me plaisent et puis, argument irrĂ©sistible, le 15 du mois, je perçois les frais de voyage. Ce sont des indemnitĂ©s spĂ©cifiques aux postiers ambulants et, soit dit en passant, dâun montant bien supĂ©rieur aux modestes heures de nuit du bureau gare.
Aussi quelques mois plus tard, câest sans hĂ©sitation que je dĂ©pose des fiches de vĆux et postule pour un emploi ambulant toutes lignes.
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LâhĂŽtel. Depuis lâĂ©tĂ© 1954, mes errances ont cessĂ©, je loge Ă lâhĂŽtel du
Dauphin, 7 rue Caroline, dans le dix-septiĂšme arrondissement. La place Clichy est proche, il suffit de traverser le boulevard des Batignolles pour rejoindre le quartier de la place de lâEurope et la rue de Berne.
Ma chambre est minuscule, lâunique fenĂȘtre sâouvre sur une cour intĂ©rieure assez triste, mais le grondement de la gigantesque ville est trĂšs attĂ©nuĂ©. LâhygiĂšne est rigoureuse, le sommeil en journĂ©e est respectĂ©.
Je serai hĂ©bergĂ© dâabord, jusquâen juin 1955 puis de 1957 Ă fin 1959, un long bail, mais ma fidĂ©litĂ© ne fut guĂšre reconnue. Ă chaque rentrĂ©e nocturne, il faut dĂ©cliner son identitĂ© pour voir la porte sâouvrir. Câest le fameux cordon des concierges parisiennes, les codes digitaux restent Ă inventer.
Quelle mĂ©fiance Ă cette Ă©poque paisible ! Combien de rĂ©veils brusquĂ©s, et de mauvais sommeils les patrons de lâhĂŽtel se seraient Ă©conomisĂ©s en nous dotant dâune clĂ©, mes collĂšgues postiers et moi.
Dans le bĂątiment annexe de la cour oĂč je loge, la femme de chambre sâappelle Claire. Câest une brave fille, maigre, sans Ăąge. Quotidiennement, chambre aprĂšs chambre, elle nettoie, frotte, passe lâaspirateur, refait inlassablement les lits. Si on engage la conversation, son visage ridĂ© sâĂ©claire. Mais la rĂ©crĂ©ation est vite contrariĂ©e. Dans lâescalier, les appels du patron se font pressants:
- « Claire, vous avez terminĂ© la 4? » - « Claire, vous pensez Ă faire les vitres dans la 6 ! » - « Je vous attends pour le troisiĂšme Ă©tage, dĂ©pĂȘchez-vous ! » MĂȘme le dimanche, elle est lĂ , monsieur et madame sortent,
elle occupe la permanence, grĂące au repassage du linge de lâhĂŽtel, et le soir, lorsque toute la famille est rĂ©unie, Claire sert Ă table. En 1955, Piaf chante :
« Moi jâessuie les verres,
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employée, leurs gens de maison⊠Avec un papier ? Avec une autorisation ?
VoilĂ le mot enfin prononcĂ©, nous remettons la formule rĂ©glementaire de procuration postale. La face est sauvĂ©e, elles lâemportent, mais elles et nous savons que le document ne sera ni utilisĂ© ni rapportĂ© et dans quelques semaines, le ballet recommencera.
Les bourgeoises du Champ de Mars ne sont pas les seules Ă vouloir nous assimiler Ă du personnel Ă leur disposition.
TrĂšs prĂšs du bureau, la supĂ©rette Goulet Turpin alimente et rĂšgne sans concurrence sur un quartier assez pauvre en commerces de proximitĂ©. Les affaires marchent fort, les achats se rĂšglent en liquide, le gĂ©rant, petit homme trapu, traverse sans cesse la rue et vient dĂ©lester les poches de sa blouse bleue des liasses de billets qui les gonflent. Jovial Ă son entrĂ©e, il salue Ă la cantonade mais trĂšs vite, si au guichet dâĂ©mission lâattente se prolonge, il devient inquiet, nerveux. Il lui tarde de vider ses poches. Question de sĂ©curitĂ©, câest un peu lĂ©ger. Il soupire. Pourquoi nous reste t-il fidĂšle ? Ă la banque, câest sĂ»r, il nâattendrait pas. Ah si nous Ă©tions son personnel, cela tournerait mieux.
Et sâil apprenait que chaque soir, faute de coffre, lâinspecteur va rapatrier vers Paris XV les fameuses briques dans la valise des timbres Ă date et en 2 Cv ! Heureusement la clientĂšle est diverse et changeante, les matinĂ©es surtout sont agrĂ©ables, sauf si⊠? La boutique se prĂȘte plutĂŽt bien Ă un service rapide et nerveux, la pratique se rĂ©vĂšle en gĂ©nĂ©ral souple, rĂ©ceptive mais nous devons rĂ©pondre Ă des demandes de trafics inattendus pour un si petit Ă©tablissement. Par exemple, les appels tĂ©lĂ©phoniques internationaux ou les dĂ©pĂŽts de courrier avion surtaxĂ© . Mais au printemps 66, Ă lâannexe, le vrai sujet qui fĂąche, câest les tĂ©lĂ©grammes du HILTON.
Quelques semaines avant mon arrivĂ©e, entre la Seine et le bureau, le HILTON-SUFFREN, Ă©norme hĂŽtel de luxe amĂ©ricain vient dâĂȘtre achevĂ©, lâinauguration est imminente, le palace, tel une ruche fonctionne dĂ©jĂ , Ă quelques dĂ©tails prĂšs. Ainsi, les tĂ©lĂ©types, tĂ©lescripteurs sont en devenir. La riche clientĂšle amĂ©ricaine ignore cette broutille, elle avertit le monde entier de sa venue
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Les beaux quartiers En avril les platanes de lâavenue de Suffren reverdissent dĂ©jĂ ,
prĂȘts pour lâassaut printanier vers les façades haussmanniennes. BientĂŽt un tunnel de verdure se formera au-dessus de la chaussĂ©e.
Ă partir de la Seine, lâavenue, dans ses numĂ©ros pairs, est classĂ©e 15Ăšme arrondissement, ce qui justifie la prĂ©sence de notre bureau et son appellation, mais le quartier, grĂące Ă la qualitĂ© de ses demeures, Ă la proximitĂ© du Champ de Mars, de lâĂ©cole militaire et de quelques ministĂšres peut ĂȘtre dĂ©crit comme un beau quartier, aisĂ©, chic, bourgeois, tout comme sa clientĂšle. Elles sont loin les files dâattente apathiques de Billancourt, ici prime le contact, le dialogue, presque la confidence avec lâemployĂ©.
Les dames du quartier sont vives, pressĂ©es. Elles ont tant dâoccupations en perspective, tant de gens Ă rencontrer : leur boucher, leur banquier, leur Goulet Turpin, leur petit boulanger, leur postier, puisque aussi nous leur appartenons.
Elles dĂ©testent attendre, confondues dans des files anonymes et surtout, devoir justifier leur identitĂ©. Comment, pour percevoir ce petit mandat, ou rĂ©cupĂ©rer cette simple lettre recommandĂ©e, il faut prĂ©senter une piĂšce dâidentitĂ©, inconcevable. VoilĂ que nous refusons de les connaĂźtre, mais quelle incongruitĂ© ! Elle viennent si souvent ici, nous devrions savoir qui elles sont, des personnes de qualitĂ© qui demeurent Ă deux pas dâici, aux Ă©tages au-dessus de nos tĂȘtes. Douloureuses et indignĂ©es, elles se refusent de penser que nous allons persister dans nos refus et les obliger Ă revenir. Elles quĂȘtent lâapprobation gĂȘnĂ©e des deux dames, les anciennes du bureau, qui savent forcĂ©ment, elles, leur fidĂ©litĂ©, leur appartenance au quartier, et aussi ce monsieur lâInspecteur qui lĂ -bas se rapetisse derriĂšre son bureau, soudain totalement absorbĂ© par son pointage.
Mais quelle honte, tout ce contre temps par le manque dâun bout de carton. Ă la banque, Ă la caisse dâĂ©pargne, on ne fait pas autant de difficultĂ©s, et si par exemple elles nous envoyaient leur
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Au fond du cafĂ© Jâai bien trop Ă faire Pour pouvoir rĂȘver⊠»
Jâinterroge en vain ma mĂ©moire pour savoir si Ă la fin de chaque annĂ©e, je donne des Ă©trennes Ă cette dame ? JâespĂšreâŠ
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La belle vie ! Vers 1955 le quartier Clichy Batignolles offre un visage
alternĂ© jour nuit fort agrĂ©able. Ce coin de Paris, dĂ©sormais mon quartier, est Ă©patant la journĂ©e. Besogneux, alerte, plein de petits commerces, mais sa vĂ©ritable identitĂ© se rĂ©vĂšle dĂšs la nuit tombĂ©eâŠ
La place Clichy, grisĂątre et banale le jour, sâanime alors de mille feux. Peut-ĂȘtre son relief en pente inclinĂ©e la destine-t-elle Ă servir de frontiĂšre entre deux mondes bien distincts. Au bas, vers lâouest, câest le dĂ©part du boulevard des Batignolles vers les beaux quartiers, Courcelles, Villiers, le Parc Monceau et ses bambins joufflus surveillĂ©s par des nurses stylĂ©es. Mais cĂŽtĂ© est, le plus haut, la place reçoit la rue Caulaincourt qui dĂ©gringole de la butte Montmartre et surtout lâenvolĂ©e du boulevard de Clichy vers les places Blanche et Pigalle.
La place Clichy a résolument opté pour ce cÎté, animé, joyeux, festif, et un peu encanaillé !
Tout autour de la place les cafĂ©s, petits et grands, sont nombreux. Chez Dupont par exemple, ouvert toute la nuit, les baraques Ă frites, les Ă©ventaires des Ă©caillers proposent leurs produits Ă la sortie des cinĂ©mas. Tout en haut rĂšgne lâĂ©norme Gaumont Palace, le plus grand cinĂ©ma dâEurope. Ă lâentrĂ©e de la rue Biot, discret, le thĂ©Ăątre music hall lâEuropĂ©en, qui traversa le temps mieux que son voisin, scandaleusement dĂ©truit vers les annĂ©es 1970 si mes souvenirs sont bons. Presque toute lâannĂ©e, installĂ©es Ă lâentrĂ©e du boulevard des Batignolles, on trouve des boutiques de loteries ou des stands de tir.
On le devine, en aprĂšs-midi ou le soir, si nous nâavons pas, les copains et moi, de buts prĂ©cis de sorties, nos pas nous entraĂźnent presque naturellement place Clichy, lieu de dĂ©part de toutes nos expĂ©ditions ou baguenaudes. Ce prĂ©ambule va me permettre dâaborder avec plaisir et dans le dĂ©tail la relation de nos loisirs et distractions. Ils sont multiples, variĂ©s, et accessibles Ă nos modestes
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ici on a pas à craindre les bouleversements, nous ne connaissons pas notre bonheur⊠»
- « Alors vont-ils demander Ă revenir ? » - « Ah mais⊠Cette fois ce nâĂ©tait pas leur tour ! Trop bonnes
filles, trop bons garçons ils sont⊠Dâailleurs ils connaissent plein de gens, des protĂ©gĂ©s Ă Cerdon, qui ne sont jamais venus ! »
Cela va se savoir lorsquâils vont rentrer au XV.
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Lâannexe III de Paris XV
âą Trois guichets en aprĂšs-midi, deux le matin, la salle du public rĂ©duite aux dimensions dâune kitchenette, âą Le personnel : deux inspecteurs, cinq agents, un prĂ©posĂ©.
Une boutique ! Moi qui recherchais un service avec de gros moyens, beaucoup dâagents, des cadresâŠ
Mon arrivĂ©e se situe dans une pĂ©riode de mouvements de personnel, cher ami est sur le dĂ©part, il nâest pas le seul dans ce cas. Lâannexe III voit passer trois types distincts de guichetiers :
âą Dâabord deux dames, des anciennes, titulaires Ă lâannĂ©e âą Ensuite un noyau dâhabituĂ©s dont je ferai partie, assidu mais pas inamovibles, âą Enfin un volant disparate de remplaçants dĂ©signĂ©s par le XV pour assurer les congĂ©s ou maladies.
Ces visiteurs dâune semaine ou dâun jour arrivent le plus souvent en traĂźnant les pieds, ils rĂąlent contre des puissances lointaines et mal connues de nous. Ils se rebellent contre ces dĂ©signations, selon eux, arbitraires et injustes. Bien sĂ»r, ici nous ne pouvons ni savoir ni comprendre quâils ou elles sont sans cesse bourlinguĂ©s depuis les guichets jusquâau tĂ©lĂ©graphe, de la brigade financiĂšre jusquâĂ la mĂ©cano et mĂȘme changĂ©s de brigade.
Ah les victimes, les mercenaires, toujours les mĂȘmes. Mais ils tiennent leurs comptes, il va le savoir Cerdon, dĂšs leur retour !
VoilĂ le mot clĂ© prononcĂ©, le retour Ă la maison mĂšre, le central dâarrondissement, le XV, la matrice, le soleil, lĂ oĂč il faut ĂȘtre, oĂč tout se sait, oĂč tout est dĂ©cidĂ© par des instances mystĂ©rieuses et souveraines : bureau dâordre, receveur principal, inspecteurs et cet inquiĂ©tant monsieur Cerdon, lâinspecteur central des guichets accusĂ© de tailler et trancher avec dĂ©sinvolture dans la gente guichetiĂšre.
Mais lâannexe, quâen pensent-ils ? - « Eh bien, ce nâest pas si mal, pas de reproches marquants,
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bourses. Bien des annĂ©es aprĂšs, il mâest arrivĂ© dâentendre de jeunes
collĂšgues, revenus vivre en province, dĂ©noncer la vie chĂšre et lâenfer parisien. Nous nâavons pas connu cela durant le dĂ©but des annĂ©es 1950, notre salaire dâagent des postes, amĂ©liorĂ©, câest vrai, par le versement des indemnitĂ©s du travail de nuit ou frais de voyage, convenait honorablement Ă nos budgets de cĂ©libataires vivant Ă lâhĂŽtel. Jâai consultĂ© les antiques fiches de paye de mes dĂ©buts, les longs rubans de papier repliables, ils rĂ©pondent (en anciens francs bien sĂ»r) :
Juin 1953 24 105 francsJuin 1954 25 653 francsDĂ©cembre 1954 27 423 francs
Mon copain, Michel Jacquin, confirme et se souvient : son
salaire de dĂ©but, Ă la mĂȘme Ă©poque, est de 23 000 francs et lâhĂŽtel Alexandra Ă Levallois lui demande 1000 francs par semaine, Ă©tĂ© comme hiver. Mais le mot clĂ© a Ă©tĂ© lancĂ©, nous sommes presque tous cĂ©libataires et nâavons ni charges de famille ni logement Ă rembourser ou construire. Nos frais de transport sont quasi inexistants.
Certes, nous partons en vacances, le terme nâest guĂšre employĂ©, mais plus simplement, nous retournons dans nos familles. Dernier dĂ©tail, un brin polĂ©mique, notre voiture ne nous coĂ»te rien, puisque nous nâen possĂ©dons pasâŠ
Notre petit monde de garçons, lorsquâil se rencontre, sâoffre alors fraternellement le cafĂ© calva aprĂšs les repas et souvent le restaurant le dimanche. Pour nos sorties lointaines dans Paris, comme par exemple pour nous rendre au parc des Princes, porte dâAuteuil, nous prenons le taxi Ă plusieurs.
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Sans en avoir conscience, nous sommes privilĂ©giĂ©s dâhabiter la capitale, et non ces lointaines banlieues qui dĂ©couragent dâemblĂ©e tout dĂ©sir de sorties. La ville lumiĂšre nous offre ses thĂ©Ăątres, ses music-halls, ses cabarets et nous proposent de multiples spectacles. Nous sommes plusieurs Ă ne pas laisser passer cette chance.
Il me semble que vers 1955-1960, la palette des spectacles et distractions offertes est plus fournie et variée que de nos jours, mais surtout, moins onéreuse. Sans location préalable et à petit prix, nous décidons souvent de nos sorties au dernier moment et entrons dans la salle quelques instants seulement avant le lever de rideau.
CĂŽtĂ© cinĂ©ma, dâaucuns tombent mĂȘme dans la somptuositĂ©: On a tout vu !
Ils traquent les films dĂšs leur sortie, dans les plus grandes salles, sur les grands boulevards, ou mĂȘme les Champs ElysĂ©es. Ils frĂ©quentent aussi bien les Madeleine Marignan, Wepler Helder, le Gaumont ou le Rex; ces salles prestigieuses qui offrent des attractions, des documentaires, des jeux dâeau, lâair conditionnĂ©, des fauteuils capitonnĂ©s, et des ouvreuses aux Ă©lĂ©gantes tenues. Câest la belle Ă©poque ! La belle vie !
Depuis, les critÚres de rentabilité ont eu raison de toute cette magnificence. Envolé le bataillon coloré des belle placeuses ! Supprimé le documentaire !
Quant aux attractions avant le film, plutĂŽt ne pas les Ă©voquer. DorĂ©navant, dans les complexes multisalles, on a davantage affaire Ă des responsables de la sĂ©curitĂ©, et la dame aux chocolats caramels se fait rare. La magie nâest plus, câest sĂ»r, monsieur MĂ©liĂšs, il faudrait nous revenir !
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Avenue de Suffren Au tĂ©lĂ©phone la voix est chaleureuse, on tient Ă sâassurer de la
rĂ©alitĂ© de ma venue, je suis attendu Ă 7h30 aprĂšs-demain au 30 Avenue de SuffrenâŠ
- « Pardon, Ă quel endroit dĂźtes-vous ? » - « Oui, avenue de Suffren, prĂšs de la tour Eiffel, câest
lâadresse de Paris XV, annexe III ! » Je tombe de haut, comment imaginer une prise de service
dans un lieu dont jusquâĂ cette minute jâignorais lâexistence. Ainsi, ces annexes I et III pour Paris XV fonctionnent seulement en jours ouvrables. Les fonds, titres, timbres, y sont apportĂ©s chaque matin dans de curieuses valises mĂ©talliques. Je vais bientĂŽt connaĂźtre tous ces dĂ©tails.
Ă lâheure dite, derriĂšre une mĂ©chante façade, lâinspecteur mâaccueille. Brun, la trentaine, le haut du front dĂ©garni, il ressemble Ă lâacteur Jean-Pierre Bacri. Son discours est aimable, je suis son cher ami, il abuse de lâexpression et mâexplique :
- « Tu as le profil parfait pour travailler sur les annexes, tu connais tous les guichets, tu es contrĂŽleur et seras apte Ă remplacer les inspecteurs⊠IntĂ©ressant tout ça, cher ami. Dâailleurs, pourquoi ne pas dĂ©buter dĂšs ce matin Ă lâĂ©mission, histoire de trouver tes marques ? »
Cher ami nâa pas tort, jâai Ă apprendre. Paris XV et ses annexes viennent dâĂȘtre mĂ©canisĂ©s, il sâagit de la comptabilitĂ©. Si lâĂ©mission des mandats est totalement manuelle, par manque de trafic, toutes les autres opĂ©rations recettes dĂ©penses correspondent Ă des frappes machines, les cahiers de caisse individuels ont disparu. AprĂšs contrĂŽle et pointage par lâinspecteur, les bandes papiers et piĂšces comptables dâopĂ©rations sont confiĂ©es Ă des tĂ©lĂ©graphistes cyclistes qui les emportent Ă heures fixes vers les dames mĂ©canographes du bureau principal rue dâAlleray.
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Le théùtre. Les affiches offrent des spectacles variés, et toutes les salles
proposent des places Ă bas prix. Les auteurs français sont dominants : Sacha Guitry, Jean Anouilh, Marcel Pagnol, Marcel Achard, AndrĂ© Roussin, Jean Cocteau, Marcel AymĂ©, Barillet et Gredy, Jacques Deval, ainsi quâun certain dĂ©butant, Robert Lamoureux.
Paris et les tournées en province font connaßtre les compagnies. Celles de Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud, Olivier Hussenot, Jacques Fabbri, Robert Dhéry et ses Branquignoles. Mais les deux locomotives sont la Comédie Française et le T.N.P.
La majoritĂ© des comĂ©diens alterne entre le cinĂ©ma et la scĂšne. La tĂ©lĂ©vision en est encore Ă ses balbutiements. Les distributions sont souvent Ă©tincelantes avec des couples de comĂ©diens unis Ă la ville comme Ă la scĂšne. LâĂ©poque est sage, on se dĂ©place pour voir rĂ©unis, Yves Montand et Simone Signoret dans les sorciĂšres de Salem, Alain Delon et Romy Schneider, François Perier et Marie Daems, Robert Dhery et Colette Brosset, Jean Desailly et Simone ValĂšre, Raymond BussiĂšres et Annette Poivre, ou encore Pierre Fresnay et Yvonne Printemps dans PĂšre dâEdouard Bourdet.
Les piĂšces conservent lâaffiche trĂšs longtemps, servies par les plus grands noms du cinĂ©ma. Michel Simon, Pierre Dux, Paul Meurisse, Raymond Pellegrin, Jean Marais, Pierre Mondy, Yves Robert, Serge Reggiani. Parmi les femmes, Edwige FeuillĂšre, Marie Bell, Sophie Desmarais, Elvire Popesco, Jeanne Moreau, Suzanne Flon, Annie Girardot, pour ne citer que les plus connues.
La ComĂ©die Française est rayonnante, servie par une gĂ©nĂ©ration exceptionnelle de sociĂ©taires : Jacques Charron, Robert Hirsch, Jean Piat, Jean le Poulain, François Chaumette, Louis Seigner, Michel Galabru, Jean-Paul Roussillon, GeneviĂšve Casile, Micheline Boudet, Denise Gence, Catherine Samie et tant dâautres encore.
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GrĂące Ă des comitĂ©s dâentreprises, le monde des ouvriers peut dĂ©couvrir sur lâimmense scĂšne du ThĂ©Ăątre National Populaire et dans des dĂ©cors dĂ©pouillĂ©s, la magie du thĂ©Ăątre, dans des Ćuvres de Bertold Brecht, Musset, Corneille, MoliĂšre, etc.
Deux noms quasi indissociables, deux personnalitĂ©s de lĂ©gende brillent dâun Ă©clat incomparable : Jean Vilar et GĂ©rard Philipe. Vilar, le patron, le chef de file, le metteur en scĂšne, le pape du tout rĂ©cent festival dâAvignon.
GĂ©rard Philipe, lâĂ©toile, le mĂ©tĂ©ore. Il triomphe Ă Chaillot, en Avignon, dans des rĂŽles de jeune premier, le terme nâest plus guĂšre utilisĂ©, dans Le Cid, le Prince de Hombourg, mais aussi au cinĂ©ma dans Fanfan la Tulipe, Till lâespiĂšgle, Les Grandes ManĆuvres, etc. Il incarne la beautĂ©, lâaudace, le romantisme et la grĂące. Mais aussi la justice, il est toujours prĂ©occupĂ© sur les tournages par les conditions de salaire et de travail des petites gens du cinĂ©ma.
LâĂ©tait un Prince en Avignon Sans royaume, sans chĂąteau, ni donjon LĂ -bas tout au fond de la province Il Ă©tait un prince
Le reste de la troupe du T.N.P est digne de ses stars. Quelle distribution en devenir ! Philippe Noiret, Charles Denner, Jean-Pierre Darras, Daniel Sorano, Jean Topard, Georges Wilson, Maria CasarĂšs, GeneviĂšve Page, Christiane Minazzoli, Rosy Varte et bien dâautres prendront vite leur envol personnel.
Jean-Pierre Darras a racontĂ© plaisamment un Ă©pisode piquant sur la vie de la compagnie lors dâune tournĂ©e en U.R.S.S.
Devant un parterre enthousiaste dâĂ©tudiants, fĂ©rus de culture française, on fait comprendre Ă Jean Vilar que le membre le plus illustre de la prestigieuse troupe doit venir se produire sur scĂšne ! Or, depuis longtemps dĂ©jĂ , Vilar se consacre exclusivement Ă la mise en scĂšne et Ă la gestion, il ne peut fournir brusquement, au dĂ©bottĂ©, un texte honorable. La salle insiste. Pris de court, il se contente de rĂ©citer, trĂšs mal, les fables de La Fontaine. LâassemblĂ©e, qui connaĂźt le Corbeau et le Renard ou encore le HĂ©ron, dĂ©clame avec lui et complĂšte ses omissions⊠Oui, la BĂ©rĂ©zina ne coule pas trĂšs loin !
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Toute cette fureur sâest Ă©teinte, la place Jules Guesde, ou Nationale, ne retentira plus des harangues enflammĂ©es des tĂ©nors syndicaux ou politiques tels Georges Seguy, Jean-Paul Sartre et tant dâautres. Ă la proue de lâĂźle Seguin, paquebot industriel Ă©chouĂ©, le drapeau de la firme au losange est dĂ©sormais amenĂ©. Renault est entrĂ© dans le moule uniforme du mondialisme Ă©conomique, il nâimprime plus ses avancĂ©es, techniques ou sociales Ă ses concurrents. Lentement, scientifiquement dĂ©mantelĂ©, il a ouvert lâespace Ă lâembourgeoisement du lieu. Boulogne la riche, lâĂ©lĂ©gante, a dĂ©vorĂ©, dĂ©gustĂ© mĂȘme Billancourt, par lâavancĂ©e insidieuse puis triomphante des rĂ©sidences grand standing type Front de Seine. Pourtant lâĂźle Seguin demeure dans lâactualitĂ© cet espace de mĂ©moire industrielle. Va t-il ĂȘtre sauvĂ© ? Pendant prĂšs dâun siĂšcle il a reçu les vagues migrantes, dĂ©ferlant de tous les coins de la terre.
⹠Les russes des années 20, ⹠Les polonais, italiens, espagnols, nord africains des années 60, ⹠Enfin les portugais, africains, turcs, etc.
Tous venus offrir leurs bras, leur courage, leur sueur Ă Renault.
Et maintenant ?
StratĂ©gie dĂ©libĂ©rĂ©e ou ironie du destin ? Le site serait la propriĂ©tĂ© dâun grand patron français. Les idĂ©es, les projets cheminent. Peut-ĂȘtre une fondation, un musĂ©e ? Magnifique, un lieu de mĂ©moire ouvriĂšre ? Pas du tout. Il serait prĂ©vu un musĂ©e dâavant-garde ! Un thĂšme oĂč Renault trouvera sa place.
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Ă posteriori, jâapprĂ©cie lâaptitude et lâappĂ©tit que jâai eu face Ă toutes ces distractions, Ă cette culture qui sâoffrait Ă moi, jeune provincial ignorant.
Sans guide ni conseil, je mâen vais picorer, dĂ©guster les meilleures piĂšces de lâĂ©poque. Sans ordre ni mĂ©thode je mĂȘle thĂ©Ăątre, music-hall, opĂ©rettes, ballets, revues sur glace etc. Quel Ă©clectisme !
Certains titres ou spectacles rĂ©sistent au temps et Ă lâoubli. Ainsi en est-il de: Le don dâAdĂšle avec Gaby Silvia, Beckett ou lâhonneur de Dieu avec Bruneau Cremer⊠pas encore Maigret, une piĂšce comique, Le Chinois, un crime chez les dames du Prix FĂ©mina avec Jacques Dufilho et Françoise Dorin, comĂ©dienne et pas encore auteur Ă succĂšs. La trilogie de Marcel Pagnol au thĂ©Ăątre Sarah Bernardt dĂ©fendue par la famille du midi, Henri Vilbert, Pierrette Bruneau, Rellys, Milly Mathis.
La Cuisine des Anges, dâAlbert Husson avec lâexcellent comĂ©dien Jean ParĂ©dĂšs qui, dans le rĂŽle dâun bagnard employĂ© dans une famille de planteurs en Guyane, modifie les Ă©vĂ©nements et les destinĂ©es facilement, lui qui nâa plus dâavenir. Ouragan sur Le CaĂŻne au ThĂ©Ăątre en rond rue Frochot. La salle est minuscule, les acteurs jouent au milieu du public qui peut presque les toucher. Douze hommes en colĂšre, la dĂ©libĂ©ration dâun jury dâassises, du bruit, de la fureur, un grand moment de thĂ©Ăątre et parmi les douze, Jean-Marie Amato, la cĂ©lĂšbre voix radiophonique de SignĂ© Furax. Bon week-end Monsieur Benneth, Ă la GaitĂ© Montparnasse, une piĂšce anglaise trĂšs drĂŽle mais surtout les inoubliables yeux bleus de Denise Grey, cĂ©lĂšbre grand-mĂšre bien des annĂ©es plus tard du film La Boum.
La danse classique et moderne. Au thĂ©Ăątre de lâEmpire, Avenue de Wagram, la Compagnie
du Marquis de Cuevas et les dĂ©buts de Roland Petit et ses ballerines Zizi Jeanmaire et Colette Marchand. DerniĂšre fĂ©erie, le ChĂątelet qui, seul Ă proposer une telle capacitĂ©, permet lâaccueil des foules adoratrices du Prince de lâOpĂ©rette, Luis Mariano ! Lorsquâil chante Une nuit Ă Grenade, ce sont mille Belles de Cadix qui soupirent avec toi mon amourâŠ
Pourtant, derriÚre le sourire éclatant se cache une toute autre réalité. Le beau Luis est complÚtement dominé, dévoré
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mĂȘme, par sa famille, notamment sa mĂšre et sa sĆur. Chaque soir, aprĂšs la scĂšne, il passe en garçon obĂ©issant dans la chambre de maman pour lâembrasser et rendre compte !
JâĂ©voque avec plaisir mon premier spectacle parisien, lâheure Ă©blouissante, jouĂ©e au thĂ©Ăątre Antoine, qui relate lâĂ©garement dâun couple irrĂ©prochable : lui pasteur anglican qui perd la tĂȘte avec la demoiselle de petite vertu quâil rĂȘvait dâassagir, et son insoupçonnable Ă©pouse qui sâabandonne dans les bras dâun beau voyageur. Tout comme le titre prometteur, la distribution est Ă©blouissante : Pierre Blanchard, Jeanne Moreau, Suzanne Flon, Bernard Lancrey. Difficile dâoublier une telle prestation, mĂȘme quarante neuf ans aprĂšs !
En juin 2002, mon Ă©pouse Jacqueline et moi jouons les touristes Ă Paris durant quelques jours. Au Louvre, Ă Orsay, en mini croisiĂšre sur la Seine ou le canal Saint-Martin, nous grossissons le flot pacifique et multicolore des nouveaux envahisseurs. Ce soir lĂ , ma femme propose dâaller au thĂ©Ăątre. Va pour Madame sans gĂȘne, avec ClĂ©mentine CĂ©lariĂ©, au thĂ©Ăątre Antoine ! Jâaccepte bien sĂ»r, curieux de retrouver, cinquante ans aprĂšs, ce vieux serviteur de la ComĂ©die, toujours implantĂ© boulevard de Strasbourg. Je crois reconnaĂźtre le plafond, les lustres. En fait, rien nâa bougĂ©. Les peintures, les ors, les fauteuils, les tapis, tout est lĂ , un brin terni, fatiguĂ©, mais toujours lĂ . Le rideau se lĂšve, la piĂšce est enlevĂ©e, joyeuse, comique, rĂ©ussie, avec de beaux dĂ©cors. Ă lâentracte, je monte vers le foyer. Sur les murs demeurent les affiches des succĂšs passĂ©s. Elle est lĂ ! Glorieuse, elle mâattendait, câest sĂ»r, lâaffiche de lâannĂ©e 1952, celle de lâheure Ă©blouissante ! Je vĂ©rifie. Jeanne Moreau, Suzanne Flon, Pierre Blanchard, Bernard Lancrey et les seconds rĂŽles, Guy Pierrot et Jean-Marie Amato, pas encore Furax. Ă qui faire part de ma nostalgie ?
Durant la fin du spectacle, quelques rangs derriĂšre nous, une dame rit trĂšs fort. Ă la sortie, on se pousse du coude:
- « cette belle blonde aux longs cheveux, entourĂ©es de deux jeunes filles⊠mais câest Brigitte Fossey » la petite fille des jeux interdits. AĂŻe, le temps passe, elle est peut-ĂȘtre mamie».
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Au bout de la chaßne AprÚs mon départ je ne suis jamais retourné à Boulogne. Que
reste t-il Ă prĂ©sent ? Le bureau de poste, sans doute, mais Renault ? Lâusine a fermĂ© dĂ©finitivement en 1992, sectionnĂ©e, dĂ©pecĂ©e, expatriĂ©e vers de multiples autres sites jugĂ©s plus fonctionnels, plus rentables, moins combatifs !
Les ateliers sont vides et silencieux. Les performantes chaĂźnes de montage sont mortes ! LâĂźle Seguin dĂ©sole Billancourt. Elle est devenue un sinistre no manâs land, une friche industrielle en mal dâexistence nouvelle. Les historiens, les sociologues Ă©tudient, enquĂȘtent sur le gĂ©ant mythique, sur ses mĆurs passĂ©es. On fait parler les tĂ©moins des Ă©poques glorieuses, ouvriers, contremaĂźtres, Ă©migrĂ©s, etc⊠Le nom, lâhistoire, la vie de Renault sont liĂ©s aux conquĂȘtes sociales de notre pays, toutes arrachĂ©es par des actions, revendications, des grĂšves ouvriĂšres puissantes. Quel calendrier !
âą 1936 : les congĂ©s payĂ©s, les 40 heures, les premiĂšres vacances, âą 1945 : la nationalisation de lâentreprise, âą 1955 : la quatriĂšme semaine de congĂ©s payĂ©s mais aussi les temps de pose sur les chaĂźnes, les locaux de repos dans lâusine, lâentrĂ©e des femmes dans les ateliers, etc.
Tout cela chĂšrement acquis au prix de luttes souvent intenses.
Quand Renault Ă©ternue, la France sâenrhume !
Le 27 mai 1968, il y a 25 000 manifestants dans lâusine de Boulogne qui sera occupĂ©e par ses ouvriers durant trente trois jours.
DĂ©jĂ en 1953 elle avait Ă©tĂ© violemment Ă©vacuĂ©e par les forces de lâordre.
Image saisissante, lourde de symbole : la dĂ©couverte dans la Seine dâun couple enlacĂ© dans une ultime lutte, un manifestant et un C.R.S.
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Limoges et puis lâĂ©chĂ©ance du payement des avances sur pensions Ă prĂ©parer.
Mais ce soir, en se passant de dĂźner, peut-ĂȘtre que ce sera encore possible pour le cinĂ©âŠ
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Enfin, Ă lâABC, un immense succĂšs populaire, la route fleurie, opĂ©rette charmante, cocktail de chansons et de bonne humeur. Le thĂ©Ăątre est petit, la piĂšce restera Ă lâaffiche boulevard PoissonniĂšre durant des annĂ©es. Mille reprĂ©sentations ! Chapeau bas ! Georges GuĂ©tary est la vedette vocale mais le succĂšs se dĂ©place vers un couple imprĂ©vu, un duo tendre et comique, Bourvil et sa jeune partenaire Annie Cordy. On rit aux larmes. Le soir oĂč nous assistons Ă la reprĂ©sentation, nous dĂ©couvrons que lâun de nos copains possĂšde le rire inextinguible et haut perchĂ© de la vedette Bourvil. Dans la salle, entre deux hoquets, les spectateurs se retournent, scrutent lâobscuritĂ©, et cherchent lâorigine de cet Ă©cho hilarant qui dĂ©clenche Ă son tour de nouvelles tempĂȘtes de rire. ScĂšne et salle se rĂ©pondent.
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« Moi, jâaime le music-hall ! » Ă la fin de lâannĂ©e 1954, autour des bourguignons de Saint
Lazare gravitent dorĂ©navant de nouvelles tĂȘtes. Ce sont des gens du sud-ouest fraĂźchement incorporĂ©s au service de nuit. Il y a Vergnes, un tarnais, Francazal, un mince garçon brun peu loquace et promis Ă un tragique destin, et enfin Guy Lamolle, un catalan qui chante Ă tous moments. GrĂące Ă lui, nous nous intĂ©ressons et frĂ©quentons le music-hall presque Ă notre porte, lâOlympia. Comme je regrette de ne pas avoir achetĂ© et conservĂ© les programmes, les traces des revues du moment.
Les premiĂšres parties avant la vedette sont incroyablement fournies en attractions et numĂ©ros en tous genres: manipulateurs, jongleurs, gymnastes, dresseurs dâanimaux, ventriloques, humoristes, chansonniers, encadrent, Ă un rythme infernal, les espoirs de la chanson baptisĂ©s vedettes anglaises, voire vedettes amĂ©ricaines, pour trois ou six chansons, selon leur notoriĂ©tĂ© naissante. Tous ces artistes sont prĂ©sentĂ©s par lâhĂŽtesse maison, Suzanne Gabriello, fille de papa Gabriello, comique bafouilleur, mais surtout celle qui suscitera chez Jacques Brel une passion ravageuse,
« Ne me quitte pas, Il faut oublier, Tout peut sâoublierâŠ. » 1950 â 1960, sans doute la dĂ©cade la plus Ă©blouissante de la
chanson française. Tout a Ă©tĂ© dit sur Piaf, Montand, Brel, Brassens, Trenet, BĂ©caud, Aznavour, etc. Une constellation jamais remplacĂ©e dâauteurs compositeurs interprĂštes. Jâai vu et entendu tous ces monstres sacrĂ©s. Mais Ă leurs cĂŽtĂ©s brille Ă©galement toute une profusion dâautres grands talents.
La plupart attendront que se lĂšve le rideau rouge, que le cercle de lumiĂšre les projette vers un public prompt aux applaudissements, mais aussi parfois aux sifflets. Beaucoup connaĂźtront cela.
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Inspecteur, contrĂŽleur, receveur, entourent Berthe et recherchent les erreurs.
Le personnel est prĂȘt, habillĂ© pour sortir, il attend, il y a cette fois, madame T., un agent chevronnĂ© qui se ronge les sangs, son mari patiente Ă la porte, ils ont un train Ă prendre bientĂŽt gare dâAusterlitz. Il lui faut partir et enfreindre la consigne ou solliciter le receveur. Elle nâose rien, et ratera le dĂ©part du train !
AprĂšs le retrait de monsieur Bernard, jâai vĂ©cu des soirĂ©es comptables plus dĂ©tendues, son successeur ayant dĂ©lĂ©guĂ© ses pouvoirs. Les agents partis, avec la nuit, une ambiance feutrĂ©e sâinstaure. Le reste du bureau est plongĂ© dans lâobscuritĂ©. Seule la table du bureau dâordre, recouverte de registres et cahiers, est inondĂ©e de lumiĂšre. Berthe recopie les derniers chiffres sur le brouillon de caisse, nous attendons, redoutons lâannonce :
- « Tiens, cent vingt francs en plus ! » Avec Rialland ou Jean Pierre Lambourieux, nous vérifions
chiffres, totaux, reports. - « Attention aux 5 de Madame Raoux, ils ressemblent à des
3 ! » Nous savons ! Tandis quâau loin, la sonnette des derniers
autobus retentit, au-dessus de nos tĂȘtes lâĂ©norme tic-tac de la grosse pendule rĂ©sonne. Instants magiques ! Parfois Jean-Pierre lĂšve la tĂȘte.
- « Bon sang ! Ma femme va hurler⊠Nous devons aller au cinéma⊠»
Ah, on ne cherche plus cent vingt francs mais vingt centimes, câest plus difficileâŠ
Les dĂ©nouements sont joyeux, voire comiques. Câest Berthe qui soudain sâinterroge⊠Cette rĂ©gularisation comptable matinale, oubliĂ©e, quâelle a, peut-ĂȘtre, effectuĂ©e dans le mauvais sens !
âOuh, ouh, Berthe !â Derniers Ă©chos sonores. Les hurlements vengeurs de
Lambourieux jetant un stylo rageur en direction du chiffre coupable. Le charme est rompu, nous nous saluons à peine et disparaissons. Demain sera un autre jour et sera vite là . Tiens, mais demain, il y a la quinzaine des mandats payés à expédier au centre de contrÎle de
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DĂ©part Mes archives personnelles lâattestent : le 1er avril 1966, jâai
quitté Boulogne Billancourt sud. Il ne me reste aucune image de ce départ puisque me voilà déjà vers mon futur, une nomination réguliÚre et désirée sur Paris XV.
Je pars sans nostalgie puisque ceux qui viennent de mâaccompagner durant ces trois annĂ©es, Bernard, Berthe, Yves, Marie-Rose, Marie Jeanne, Jacques et Lucette Perrier Lambourieux, Rialland sont, eux aussi, dĂ©jĂ loin ou en partance. Les lieux ne sont rien sans les ĂȘtres qui les occupent, les habitent.
Que dire de plus, retrouver dâultimes anecdotes, des ambiancesâŠ
Ăvoquer encore lâancien receveur, le redoutable monsieur Bernard, personnage dâun autre Ăąge⊠Les agents les plus expĂ©rimentĂ©s redoutaient ses commentaires, son ironie. Sa prĂ©sence, presque un rĂšgne, a sans doute retardĂ© lâĂ©clatement des effectifs du bureau. Qui aurait dĂ©posĂ© entre ses mains des demandes de fiches de vĆux pour partir ? Retour donc sur les aprĂšs-midi du samedi oĂč lâautoritĂ© du patron se mesure particuliĂšrement.
Les fins de vacations autour de seize heures y sont pesantes, de vraies folies parfois ! Ces quelques heures rĂ©cemment retirĂ©es aux usagers, les bureaux ferment Ă 16h30, sont pour tous, mal vĂ©cues. Les portes sont closes dans une ambiance dâĂ©meute, ensuite il faut tarir la salle de ceux qui sont encore lĂ ! Et la pendule qui galope :
- « BientĂŽt 17 heures, je nâai pas comptĂ© ma sous-caisse et le vieux qui tambourine et attend mon versement⊠et mon mari⊠et ma femme qui piaffe dehors ! »
Le samedi, tous veulent aller vite, trop vite, les erreurs se multiplient, spĂ©cifiques et presque normales⊠Mais Ă Boulogne Sud, samedi ou non, on ne transige pas avec la rĂšgle : les guichetiers attendent lâajustement de la caisse gĂ©nĂ©rale pour quitter le bureau !
Et aujourdâhui encore, la journĂ©e comptable accroche.
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Quelques dĂ©cennies aprĂšs, jâapprĂ©cie, avec un plaisir morose, la courbe de carriĂšre de ces fantĂŽmes magnifiques. Les triomphes interrompus, lâinsidieux effacement, et mĂȘme lâoubli total.
Comme le chante Charles Trenet, Moi, jâaime le Music-hall, et sa magie. Jâai donc applaudi au grĂ© des programmes Mouloudji, Patachou, GrĂ©co, Jacqueline François, Jacques Pills, Colette Renard en robe rouge, Marcel Amont, Mick Micheyl, Salvador -dĂ©jĂ -, les Compagnons de la Chanson, FĂ©lix Marten, Brassens Ă son premier passage Ă lâOlympia, les Marino-Marini, groupe italien formidable, les Platters, et oui⊠peut-ĂȘtre seulement en premiĂšre partie de programme, et un percussionniste hors pair, Lionel Hampton !
La liste complĂšte serait longue, certains rĂ©sistent mieux Ă lâoubli par la grĂące dâun dĂ©tail: LĂ©o FerrĂ©, figĂ©, retient sur scĂšne par le collier un Ă©norme Saint Bernard, aussi immobile que lui.
TrĂšs Ă lâaise, Eddie Constantine chante et blague avec son pianiste Jeff Davis, un gros type sympathique. DĂ©jĂ connu au cinĂ©ma pour son personnage de dur Ă lâaccent amĂ©ricain, son passage Ă lâOlympia est triomphal. Durant nos nuits laborieuses, nous sifflons et fredonnons ses succĂšs.
Une silhouette Ă©lĂ©gante dans le halo de lumiĂšre, les Ă©paules nues qui Ă©mergent dâun long fourreau noir, la classe de Dany Dauberson.
Des éclairages verdùtres pour un escogriffe qui joue de sa maigreur et de ses immenses bras, Philippe Clay à ses débuts chante entre autres refrains :
« Jâsuis un noyĂ© assassinĂ© par un gars quâen voulait Ă mon porte-monnaie⊠»
Fulgurant Ă©clat de rire repris par la France entiĂšre, Si tâas Ă©tĂ© Ă Tahiti⊠VoilĂ Paola, vedette dâun seul titre. Elle nâa pas Ă©tĂ© plus loin.
Une petite jeune fille, des nattes, une guitare, câest Marie-JosĂ© Neuville, baptisĂ©e la collĂ©gienne de la chanson, totalement tombĂ©e dans lâoubli.
Autre débutant sur la scÚne du boulevard des Capucines,
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maigre, petit, un peu sinistre, et cette voix⊠mais cette voix⊠Aznavour, vraiment à la peine pour ses débuts.
Le public ovationne la puissance, lâengagement, le souffle de Pia Colombo, sans doute une des nouvelles Piaf si⊠pauvre colombe, frappĂ©e si jeune, face au regard impuissant et dĂ©sespĂ©rĂ© de Maurice Fanon, son mari.
Quelle vilaine liste, que lâĂ©vocation de tous ces interprĂštes muets trop tĂŽt : Lucienne Delyle, Colette DerĂ©al et sa chanson fĂ©tiche pour moi :
- « Ă la gare Saint Lazare » RenĂ© Louis Lafforgue, fils dâĂ©migrĂ©s espagnols, auteur
interprĂšte prolifique, le poseur de rail et lâimmense Julie la rousse. Un trio vocal dispersĂ© par lâassassinat dâun de ses membres,
Les trois ménestrels. Comme pour les FrÚres Jacques, leur prestation sur scÚne atteint la perfection.
En 1959, Ă Bobino, nous sommes si bien placĂ©s que nous pouvons presque toucher lâartiste, Jacques Brel ! Câest un fleuve, un ouragan, il emporte tout, nâattend guĂšre les applaudissements, enchaĂźne dĂ©jĂ avec un nouveau titre. Il est encore en bonne santĂ©, la pĂ©riode un peu prĂȘcheuse de ses dĂ©buts est dĂ©passĂ©e, la maturitĂ©, la virtuositĂ© verbale sâaffirment, câest lâheure de La valse Ă mille temps, Vesoul, Madeleine, Bruxelles, etc.
Vers 1960, les bals de la Mutualité, place Maubert, connaissent le succÚs. La formule mixte plait : une premiÚre partie music-hall puis bal aprÚs transformation de la salle.
MariĂ©s depuis peu, Jacqueline et moi y allons, mais les retours aux premiĂšres heures de lâaube sâeffectuent pĂ©dibus jambis.
Ce soir lĂ , deux chanteuses se partagent lâaffiche : la blonde et rose PĂ©tula Clark joue de son dĂ©licieux accent anglais face Ă une dĂ©esse brune, longue robe blanche, Ă la voix de cristal, Maria Candido, qui chante les cloches de Lisbonne.
La rĂ©volution est pourtant au programme, mais nous lâignorons.
Pour deux chansons, un grand type blond vĂȘtu en cow-boy dĂ©boule sur scĂšne. Il maltraite sa guitare, hurle, se dĂ©hanche, tape des
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altercation entre deux titulaires âchenus- de la retraite du combattant, la belle rĂ©plique finale :
- « Monsieur, jâĂ©tais Ă Verdun, et je ne vous y ai point vu ! »
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Revenons Ă Boulogne Sud. Est-ce possible ? Je lâai fait durant quelques absences de Madame Raoux, jâassure⊠Je suis titulaire, au guichet : payements, bons du trĂ©sor, emprunts, pensions, etc. Une Ă©preuve, pour moi qui compte mal et lentement. Les grosses sommes, les masses de billets et surtout, les opĂ©rations Ă risques : Ă©mission, remboursement des bons du trĂ©sor et emprunts. Heureusement peu nombreuses mais imprĂ©visibles, elles me donnent le vertige ! Ainsi cette dame discrĂšte qui, avec un geste de conspirateur dĂ©pose sur la banque une liasse de bons, sa voix est un souffle :
- « à renouveler⊠» Les titres ne sont pas domiciliés, une chance, ce serait
encore plus long mais jâopĂšre sans filet, le client est anonyme, gare Ă lâerreur !
Marie Jeanne, elle, connaĂźt son monde, on me le fait vite savoir :
- « La dame nâest pas lĂ ? » - « Elle revient lundi⊠» - « Ah⊠»
Soupir de dĂ©ception, il faudra faire avec ce jeune⊠Le payement des coupons dâemprunts est lui aussi redoutable,
avec consultation des numĂ©ros de titres sortis au tirage et remboursĂ©s avant Ă©chĂ©ance. Marie Jeanne est bonne collĂšgue, elle ne sâabsente pas aux Ă©chĂ©ances des avances sur pensions. Câest un exercice spĂ©cial, de nombreuses retraites dont les accidents du travail sont dues au trimestre Ă©chu, le code des pensions autorise des avances mensuelles mais avec retenues. Nous appliquons donc un taux de frais, calculĂ© sur des fiches roses spĂ©ciales.
Le jour de lâĂ©chĂ©ance, dĂšs lâaube, les postulants se pressent en nombre, bien avant lâouverture des portes. Longues attentes, bousculades, mauvaise humeur sont au rendez-vous. Comme pour lâouverture de la pĂȘche, câest ce jour lĂ , et pas un autre. Peut-ĂȘtre est-ce pour ces tĂȘtes grises lâoccasion de se voir, de se compter ? Mais personne ne doit tricher, chacun son tour, les resquilleurs sont repĂ©rĂ©s, dĂ©noncĂ©s, parfois le ton monte et reviennent les vieux rĂ©flexes guerriers ! Ainsi vĂ©cue dans un autre bureau, suite Ă une
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pieds et termine couchĂ© sur les planches ! Le parterre applaudit poliment mais aux galeries supĂ©rieures, câest le dĂ©lire. Il y a lĂ -haut de trĂšs jeunes spectateurs. Johnny Hallyday, et avec lui la vogue yĂ©yĂ© sont en marche.
Souvenirs, souvenirs. La dĂ©chirure est si lĂ©gĂšre dâabord, personne nây prĂȘte attention, les jeunes se choisissent des idoles pour affirmer leur indĂ©pendance. Ils cessent de chanter les refrains de leurs parents, pire, ils les brocardent ! Une lĂ©gĂšre accalmie, grĂące Ă Clo-Clo. Encore une fois, les filles et leurs mĂšres dansent avec les Claudettes puis pleurent Claude François. Alexandri, AlexandraâŠ
Le fossĂ© devient gouffre, la langue anglaise sâinstalle et rĂšgne sur tout ce qui sâĂ©coute dans les discothĂšques. La chanson française, cette grande dame dĂ©sormais en haillons sâinterroge :
- « Comment et pourquoi suis-je tombĂ©e si bas ? » Chez le disquaire, lorsquâil existe, on peut retrouver, avec une
patience dâethnologue, Montand, Ferrat, FerrĂ© ou Mireille frileusement regroupĂ©s sous lâĂ©tonnante rubrique chansons françaises.
Pouah ! Des vieilleries, des curiosités, à consommer avec précaution⊠les paroles sont dans la langue de MoliÚre !
Cette perte dâidentitĂ© culturelle nâinterpelle guĂšre pour le moment et il en existe beaucoup dâautres formes.
En attendant des jours meilleurs, Ă©voquons encore la chanson et le music-hall, grĂące Ă la reine, -incontestablement pour moi-, je veux parler dâEdith Piaf.
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Inoubliable Edith Piaf, Ă©ternelle⊠Jâai eu lâimmense privilĂšge de lâavoir vue et entendue lors de
deux de ses passages Ă lâOlympia. En 1954, Bruno Coquatrix achĂšte un cinĂ©ma boulevard des
Capucines et le transforme en music-hall. Le succĂšs est immĂ©diat. Dâabord en 1955 elle prend la relĂšve de son tout rĂ©cent mari,
Jacques Pills. La deuxiÚme fois, entre février et avril 1958, elle y triomphe
avec des titres mythiques comme La foule, Tu me fais tourner la tĂȘte, Câest Ă Hambourg, Les amants dâun jour, etc. Elle impose alors son protĂ©gĂ© du moment en premiĂšre partie, FĂ©lix Marten qui chante, entre autres refrains, Fais moi un chĂšque !
Il me reste des images, de lâĂ©motion. En 1958 sans doute, lâorchestre joue dissimulĂ© derriĂšre un
immense voilage de tulle blanc. Devant la scĂšne, la petite silhouette vĂȘtue de noir puis lâincroyable voix, la prĂ©sence, lâenvoĂ»tementâŠ
La salle est totalement conquise, câest irrĂ©sistible. AprĂšs chaque chanson les applaudissements et les clameurs sont interminables.
Ce jour lĂ , un homme sâĂ©lance dans lâallĂ©e, vers la scĂšne, crie sa dĂ©votion, il est comme fou. Piaf sâamuse, elle en a tant vu. De sa voix aux accents faubouriens, elle le calme :
- « Mais oui mon gars,: tâes gentil, mais sâil te plait,⊠retourne Ă ta place. »
Chaque soir câest le mĂȘme triomphe, le contrat initial est prolongĂ© de plusieurs semaines, les artistes prĂ©vus doivent patienter ou sâincliner face Ă la reine.
Piaf immense, inoubliable, Ă©ternelle. Elle est lâhĂ©ritiĂšre de Mistinguett, de Chevalier, elle est Paris et la France, elle incarne la rue, les bals populaires, le monde des bistrots, des filles perdues, des petits matins blĂȘmes, les amours qui finissent mal, le peuple avec sa duretĂ© ou ses petits bonheurs.
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Vieilles histoires Je ne suis pas seul parmi les gens de ma saison Ă mesurer
dorĂ©navant lâavance implacable du temps devenu mĂȘme mon temps ! Il nâest plus celui concĂ©dĂ© Ă lâemployeur ou consacrĂ© Ă la
famille ou aux loisirs, il est devenu le temps quâil me reste. Jâen suis le comptable unique et pointilleux. Avec mes pairs, nous paradons encore, plaisantons, remettons Ă un peu plus tard la montĂ©e vers le fameux troisiĂšme Ăąge, le grand, le vieil, enfin lâĂąge quoi !
Que de tricheries, coquetteries sur le sujet, un florilĂšge dâexpressions chiques ou techniques circulent, des placebos de lâĂąge pour Ă©dulcorer, consoler⊠On trouve les papis, les mamies, les anciens, les seniors, etc.
Les rappels Ă lâordre surviennent parfois imprĂ©vus, par un dĂ©tail, un mot, un regard. Ainsi, il y a peu, relevĂ©e lors dâun voyage aĂ©rien, lâironie Ă peine voilĂ©e de jeunes passagers Ă lâencontre de notre groupe de retraitĂ©s. Les sentences drĂŽles ou philosophiques concernant lâĂąge ou la diffĂ©rence dâĂąge sont nombreuses, dont le fameux :
- « Une personne ĂągĂ©e, câest quelquâun qui a dix ans de plus que vous ! »
Diable, si je sollicite des rĂ©ductions de tarifs aux entrĂ©es de cinĂ©mas, piscines ou musĂ©es, voici que lâon nâexige plus la preuve de mon Ă©tat de retraitĂ© ! AĂŻe, je nâai plus Ă dĂ©montrer que je suis vieux, ça se voit ! Vais-je la rencontrer encore une fois la merveilleuse caissiĂšre qui aura un doute sur mon Ăąge et me rĂ©clamera, bonheur suprĂȘme, une piĂšce dâidentitĂ© ! Mais certainement, tout de suite, avec plaisir, la voilĂ , merci, bonne journĂ©e Ă vous, charitable personne !
On est toujours le vieux de quelquâun ! Me voilĂ celui de mon double, lui qui caracole dans ma tĂȘte toujours agile, ailĂ©, jeuneâŠ
Tel un montreur de marionnettes je le meus, lâactionne, le promĂšne Ă mon grĂ© dans les mĂ©andres de mes lieux de mĂ©moire, Ă©tonnĂ© de ses performances passĂ©es, pourtant modestes et banales.
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Les garçons sont joyeux. - « Allez, on finit les bouteilles et on invite monsieur le
receveur. » Il trinque, trouve le Bordeaux convenable. Il se renseigne.
Lâentreprise Untel, il connaĂźt, il retournera les voir aprĂšs les fĂȘtes. On oublie lâĂ©vĂ©nement. Un soir, le patron revient de visites, il
a lâĆil mauvais, il sort de chez lâimprimeur. Le vin, le carton de bouteilles, il en Ă©tait lâunique destinataire ! Honte Ă nous qui lui avons bu, sifflĂ© son vin ! Il se rĂ©vĂšle trĂšs mauvais perdant, nâapprĂ©cie pas du tout la farce, cela ne le fait pas rire, ni mĂȘme sourire. TrĂšs longtemps aprĂšs, il remet le sujet sur la table, rĂȘve t-il dâune compensation ? Ce personnel ces cochons qui ont bu son vin ! Nous voici marquĂ©s dâune maniĂšre indĂ©lĂ©bile, comme les tĂąches de vin sur la nappe.
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Sacha Guitry lâa compris. Dans son film si Versailles mâĂ©tait contĂ©, elle chante Ăa ira sous les grilles du roi Louis XVI.
Contrairement aux interprĂštes modernes, Piaf nâa pas dâauditoire prĂ©cis, pas plus quâune tranche dâĂąge privilĂ©giĂ©e dans ses adorateurs. Elle est populaire et universelle. Elle a mĂȘme sĂ©duit lâAmĂ©rique.
En septembre 1962, la France sait que dans le pauvre corps, cassĂ© par les accidents, torturĂ© par la chirurgie, ruinĂ© par les excĂšs⊠la voix dâEdith demeure miraculeuse.
Et lâincroyable se produit. La petite forme hĂ©sitante entrevue aux actualitĂ©s
cinĂ©matographiques et soutenue par des infirmiĂšres renaĂźt: - « Piaf va chanter ! » Le nom magique rĂ©sonne encore une fois. LâOlympia est
programmĂ©. Le peuple de Paris a compris, il sera au dernier rendez-vous. En un seul soir, tous les titres du dernier rĂ©cital flambent. Ils sont en parfaite adĂ©quation. Câest encore une fois la vie de la MĂŽme Piaf, ses erreurs, cette existence qui brĂ»le trop vite, trop fort.
Cette derniÚre folie, ce jeune mari grec Théo Saropo qui chante sur scÚne avec elle et questionne :
Ă quoi ça sert lâamour ? Et Piaf de rĂ©pondre :
« Toi tu es le dernier, Toi tu es le premier⊠»
Un an plus tard, le 14 octobre 1963, ThĂ©o et le peuple de Paris accompagnent le cercueil dâEdith Piaf jusquâau PĂšre Lachaise. Deux millions de personnes sont, dit-on, sur le parcours. Des funĂ©railles nationales !
ThĂ©o Sarapo mourra jeune lui aussi. Mais il lui faudra sept ans pour rembourser les dettes dâEdith.
Jâai visitĂ© une fois les tombes glorieuses au PĂšre Lachaise. De loin, jâai vu un vieux type arroser les fleurs de la tombe dâEdith Piaf. Il sâagit dâun ancien musicien qui vient lĂ depuis des annĂ©es, chaque jourâŠ
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Avant lâappel. Je nâattache que peu dâimportance Ă la mĂ©tĂ©o, ses variations,
ses records. Pourtant je peux attester dâune chose, câest que mes premiers hivers parisiens, notamment ceux de 1953 Ă 1955, furent particuliĂšrement rigoureux. Dans le quartier de la place de lâEurope, le soir venu, la vie semble ralentie, comme les voitures qui roulent au pas. Des ombres emmitouflĂ©es rasent les murs des immeubles et, comme moi, utilisent les trottoirs avec dâinfinies prĂ©cautions tant ils sont recouverts - et pour longtemps- dâune Ă©paisse carapace de glace sale.
Je lâignore bien sĂ»r, mais en cette fin dâannĂ©e 1954, je passe mes derniers mois Ă Saint-Lazare.
Papa est dĂ©cĂ©dĂ© en juin 1953. ĂloignĂ© Ă Paris, je nâai pas vĂ©cu les Ă©tapes de sa maladie.
Désertion, fuite inconsciente⊠Je tente de me faire pardonner par de fréquentes visites auprÚs de maman et mon jeune frÚre Pierrot.
Ma mĂšre est dans une situation difficile. Elle avait quittĂ© son emploi de vendeuse en confiserie Ă la naissance de mon frĂšre. Il est ĂągĂ© de neuf ans mais mon pĂšre est mort trop jeune pour quâune pension de veuve soit versĂ©e. Trop ĂągĂ©e dĂ©sormais pour le commerce, ma mĂšre doit se rĂ©signer Ă des emplois pĂ©nibles et mal payĂ©s. Elle sâĂ©puisera dans un Ă©tablissement de bains, une cantine, puis Ă faire des mĂ©nages chez divers patrons. Je lâaide un peu financiĂšrement mais jâaurais pu faire beaucoup mieux. Par fiertĂ©, elle ne me demande rien. Recevoir une semaine son grand fils de Paris doit reprĂ©senter une coupe sombre dans sa trĂšs modeste Ă©conomie. Je nâen ai pas conscience ! Et puis, insidieusement, voilĂ les grincements de notre vieille maison qui se manifestent : la fuite dâeau dans la cour, les tuiles cassĂ©es sur le toit, cette porte qui ne ferme plus. Le froid insupportable de lâhiver, les seaux de charbon Ă hisser
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In vino veritas En cette fin dâannĂ©e 1965, notre receveur accentue ses visites
auprÚs des entreprises rattachées au bureau. On parle dépÎts de courrier, machines à affranchir, sans doute aussi assurances de la C.N. P. etc.
En soirĂ©e, les dĂ©pĂŽts en nombre deviennent plus fournis, la pĂ©riode des fĂȘtes de fin dâannĂ©e survient, câest le temps des Ă©trennes. Nous recevons des calendriers publicitaires, quelques boĂźtes de bonbons.
Comment remercier, et qui ? Les cadeaux se font Ă la sauvette, Ă travers un petit guichet Ă lâarriĂšre, par des anonymes, une secrĂ©taire, un chauffeur⊠Tout de mĂȘme, ça fait plaisir, on nous aime ! Personne nâose ouvrir les boĂźtes, les chocolats attendent la dĂ©gustation. Ă quelques jours de NoĂ«l, quelle surprise ! Une entreprise nouvellement installĂ©e, une imprimerie je crois, livre en mĂȘme temps que le courrier, un petit carton de bouteilles de bon vin, des appellations contrĂŽlĂ©es en crus de Bordeaux : cadeau !
- « Vraiment, ils sont gentils, merci, merci beaucoup⊠Remerciez monsieur votre directeur, il y a une carte de vĆux, nous sommes surpris, contents, heureux, merci encore⊠Joyeux NoĂ«l⊠» Les jours, les semaines passent.
Michel, un solide catalan de la brigade du matin nây tient plus. Lors de son retour en soirĂ©e, il consulte :
- « Alors ce vin, on se le boit oui ou non ? » - « Dâaccord, tu tâen occupes⊠» Ce sera une fĂȘte expresse, sur le pouce, quelques verres et
gobelets hĂ©tĂ©roclites, des biscuits, les chocolats. On trinque Ă la sauvette Ă lâarriĂšre.
- « Jâai du monde Ă mon guichet⊠» Madame Raoux hĂ©site et tarde longtemps avant dâoser,
rougissante, tremper ses lĂšvres. Et si les clients devinaient⊠respiraient les effluvesâŠ
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remplacĂ© pour quelques jours par un Inspecteur de la brigade de rĂ©serve. Câest un homme ĂągĂ©, discret, humble, il a des yeux las, gris bleu dĂ©lavĂ©s, rien ne semble le contrarier. Il respire la simplicitĂ©, la bontĂ©. Bien sĂ»r, il ignore tout de lâenquĂȘte et redonne les mĂȘmes conseils de patience, avec les mĂȘmes mots, dix fois entendus. Il subit ensuite, sans mot dire, la lecture publique et hargneuse des lettres dâexcuses dĂ©jĂ reçues par la plaignante.
Nous nâavons pas compris quâaux Ăźles, elle a vĂ©cu la plus belle aventure de sa vie et que par notre faute, il ne reste aucune trace de la belle histoire, nous lui avons gĂąchĂ©, perdu ses souvenirs. Lionne frĂ©missante et magnifique, elle vide son sac. Lâorage Ă©clate, les critiques pleuvent sur la tĂȘte du petit homme. Nous nous sommes moquĂ© dâelle, nous sommes des incapables, il en est le plus beau spĂ©cimen. Elle ne pardonnera jamais, elle nous hait ! Par chance, le guichet fait barrage, sinon elle le saisirait sans doute par le col. Elle termine en beautĂ© par lâinsulte dĂ©finitive :
- « Sale petit fonctionnaire ! » Cent paires dâyeux ont suivi le lynchage avec gourmandiseâŠ
Enfin elle part. Le petit inspecteur nâa pas bronchĂ©, son Ćil reste triste, lointain, presque dĂ©tachĂ©. Il sâĂ©panche sobrement :
- « Elle était vraiment en colÚre ! » Doux euphémisme ! Martine devient rare, dédaigneuse, elle nous ignore.
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sur deux Ă©tages, les rĂ©serves de petit bois Ă prĂ©parer. Je fais de mon mieux mais jâai la tĂȘte ailleurs. Jâai vingt ans !
PrĂ©cisĂ©ment, ma courageuse mĂšre propose de fĂȘter cet anniversaire marquant. En novembre, sans doute Ă coups de privations, elle concocte un petit budget qui permet de rĂ©unir mes deux cousines et mes proches copains descendus de Paris : Michel, Jacky, Roger Dubois et Roland qui a travaillĂ© la nuit prĂ©cĂ©dente et qui nâest pas trĂšs frais. Quâimporte, la fĂȘte est rĂ©ussie, nous la finissons Ă la foire de Dijon.
Je suis convoquĂ© Ă la salle des Ă©tats de Bourgogne Ă Dijon pour le cĂ©lĂšbre conseil de rĂ©vision. Impossible dâignorer mon avenir. Mais pas dâinquiĂ©tude, le 8 mai 1954, lâinĂ©luctable reddition du camp retranchĂ© de Dien Bien Phu a lieu en Indochine, la guerre se termine et je fais partie des petits veinards qui vont bĂ©nĂ©ficier dâun service militaire raccourci. Ă cet instant, je nây pense guĂšre. Il me faut consommer ce bon temps qui me reste. Jâaurai tout le loisir dâĂ©voquer ces heures Ă©blouissantes durant lâimmobilisme du temps militaire.
Ă Saint Lazare, dans lâenvironnement du bureau, la cantine, les cafĂ©s, les trottoirs de la rue de Berne, notre gĂ©nĂ©ration trieuse sâĂ©panouit. Est-ce le pressentiment des lendemains qui chanteront moins ?
La nĂ©buleuse des copains de sorties fluctue au rythme du service. Il y a dâabord le noyau dur, ceux de Levallois : Michel Jacquin, Jacques Prost dit Jacky, Forest, tous bourguignons mais aussi des francs-comtois, Arbey, Climonet.
Face Ă lâarmada bretonne, nous recrutons large. Pour ce groupe, lâaprĂšs minuit au mĂ©tro Louise Michel, câest dâabord le rituel des tournois de baby-foot interrompu par le redoutable :
- « Messieurs, on ferme ! » Puis, avec la bĂ©nĂ©diction dâun patron dâhĂŽtel bienveillant
sâouvrent les nuits non stop de tarot, dans un Levallois dĂ©sert et silencieux. Ce sont dâinterminables parties, hors du temps, et sans les contraintes habituelles
- « Demain tu dois te lever, tu y penses ? »
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PrĂ©cisĂ©ment, demain ils ne se lĂšveront pas. Ă lâaube, saturĂ©s et satisfaits, les combattants se dispersent dans les Ă©tages, les chambresâŠles lits sont lĂ âŠ
Ă Levallois, lâhĂŽtel Alexandra rue Rivet câest Macao ! Mais on y joue seulement Ă dix sous le point.
Pour les autres, aprĂšs le cinĂ© ou le dernier mĂ©tro, on se raccompagne en faisant de longues errances nocturnes. Lâheure importe peu, la ville nous appartient. Ses rues, ses trottoirs, le temps aussi. Nous ne sommes guĂšre pressĂ©s de rejoindre des chambres dâhĂŽtel anonymes et surtout, nous nâavons pas sommeil.
Magie de la nuit, les lumiĂšres, le monde des noctambules, des rencontres. Peut-ĂȘtre ? On ne sâaborde pas de la mĂȘme maniĂšre que le jour. La nuit, le temps est ralenti, presque suspendu. MĂȘme Pigalle, Blanche et BarbĂšs sont paisibles, nous Ă©voluons parmi le monde des gens de la nuit. Sur les grands boulevards, lâarrivĂ©e de la belle saison amĂšne lâouverture des terrasses des grands cafĂ©s, les tables et chaises investissent les trottoirs, les orchestres sont lĂ , Aimable et son accordĂ©on retiennent les badauds en rangs serrĂ©s vers la Porte Saint-Denis. Le spectacle est gratuit, on passe la soirĂ©e lĂ , le flot automobile est encore discret.
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Joseph ! Dans les annĂ©es 50, lâancienne gloire footbalistique du racing club de Paris et de lâĂ©quipe de France. Il y a peu, il brillait au Parc des Princes avec les Vignal, Marche et Cisowsky. Technicien et dribleur incomparable, le voici ici, dĂ©jĂ voĂ»tĂ© et rĂ©trĂ©ci, il passe le plus clair de son temps dans le discret restaurant yougoslave.
VoilĂ qui est mince concernant les clients cĂ©lĂšbres. Pour retrouver dâautres personnalitĂ©s, il faut des circonstances particuliĂšres. Ainsi Martine, hĂŽtesse de lâair, une profession qui fait rĂȘver Ă lâĂ©poque, la trentaine, belle, grande, les cheveux chĂątains et flamboyants, elle est une cliente discrĂšte, jusquâau jour fatal oĂčâŠ
Elle revient de vacances inoubliables passĂ©es aux Antilles. Nous lâapprendrons dâabondance dans les jours Ă venir, elle a vĂ©cu lĂ -bas quelques semaines de rĂȘve avec un garçon quâelle baptise son dernier amour. De ces jours merveilleux, la mer, les plages, les fleurs, les palmiers, les couchers de soleil, les enlacements romantiques, il reste une pellicule photos 24x36 expĂ©diĂ©e vers un laboratoire lointain depuis notre bureau.
La tragĂ©die se met en place. Les jours, les semaines passent, les photos ne reviennent pas. La rĂ©clamation est Ă©tablie, mais il sâagit dâun objet ordinaire. LâexpĂ©ditrice devient de plus en plus nerveuse Ă chaque passage, mais elle garde confiance. Nous lâavons tous, au moins une fois, rassurĂ©e, conseillĂ©e, il lui faut donner des dĂ©tails pour lâidentification des photos, Ă Libourne, au centre de recherches du courrier. Câest quâelle en a des dĂ©tails Ă fournir Martine sur son dernier amour, les lettres pleuvent ! Ă chaque retour de voyage, elle nous harcĂšle, devient incontournable. Ă midi, lors des relĂšves, les agents du matin signalent Ă monsieur Rialland agacĂ© :
- « Martine est venue pour son affaire, elle repassera ce soir⊠»
Lâinspecteur ne sait plus quoi rĂ©pondre, les relances sont sans effets, il ne se passe plus rien. Un jour enfin, la rĂ©clamante comprend. En face dâelle se trouve une administration, impavide et insensible, un machin dirait le GĂ©nĂ©ral, ce jour lĂ est douloureux pour un innocent. Martine a revĂȘtu son bel uniforme bleu dâhĂŽtesse de lâair et demande Ă rencontrer monsieur le Receveur. Il est absent, dommage, alors lâinspecteur. Monsieur Rialland est
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Martine
Marie Rose frĂ©quente depuis peu un agent de JaurĂšs, le second bureau satellite de Boulogne. Lâinclinaison est nĂ©e, sans doute, Ă la cantine du central tĂ©lĂ©phonique Jasmin. La cantine, terme jugĂ© pĂ©joratif, a laissĂ© place Ă celui de restaurant administratif, fonctionnel et distinguĂ©. Les repas sont-ils meilleurs ? Postiers, tĂ©lĂ©communicants des deux sexes ont-ils encore le temps de sây connaĂźtre ? Au bureau, la rĂ©fĂ©rence, le modĂšle, devient JaurĂšs !
âą Ă JaurĂšs, ils ne procĂšdent pas comme ça⊠⹠à JaurĂšs, il y a plus dâagents, plus de guichets, plus de ceci, moins de cela⊠⹠La receveuse de JaurĂšs a obtenu⊠a dĂ©cidĂ©âŠ. accepte que⊠Câest bien connu, ailleurs lâherbe est plus verte !
SituĂ©e au nord de la ville, touchant le seiziĂšme arrondissement de Paris, la clientĂšle de Boulogne JaurĂšs est bourgeoise et aisĂ©e, les personnalitĂ©s, les vedettes y sont nombreuses, elles nâĂ©lisent pas domicile Ă Billancourt. Dans ce registre, nous faisons aussi pĂąle figure, la liste de nos stars est bien maigre. Nous avons Philippe Lemaire, comĂ©dien et ex mari de Juliette GrĂ©co qui demeure au Point du Jour et sans doute dans lâattente du tĂ©lĂ©phone, il frĂ©quente nos cabines. Nicolas Silberg, un jeune et discret sociĂ©taire de la ComĂ©die Française. Mario Bena, un ancien radio reporter sportif, tombĂ© dans lâoubli, ce qui est sĂ»rement son drame. Personne ne le reconnaĂźt, il vient toucher des mandats et se soumet de fort mauvaise grĂące Ă la vĂ©rification dâidentité⊠Il serait davantage vexĂ© si jâosais lui avouer que jâai grand peine Ă reconnaĂźtre le fringuant jeune homme brun de la photo apposĂ©e Ă son permis de conduire dĂ©labrĂ©, vieux de quarante ans et monĂ©gasque, dans le sexagĂ©naire rondouillard et ronchonneur qui me fait faceâŠ
Enfin, derriĂšre le bureau, rue MoliĂšre, dans le petit bistrot qui jouxte notre bĂątiment, le crĂ©puscule du Dieu ! AccrochĂ© au bar des heures durant, boit-il ? Je ne peux lâaffirmer. UJLAKI⊠Monsieur
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TĂ©lĂ©, foot. Câest prĂ©cisĂ©ment durant lâĂ©tĂ© 1954 quâapparaissent les
premiĂšres manifestations dâun phĂ©nomĂšne qui va totalement bouleverser la vie des français. Sur les trottoirs, des groupes de gens sâagglutinent contre les vitrines de magasins Radio â Ă©lectro - mĂ©nager et fascinĂ©s, regardent Ă lâintĂ©rieur.
En juillet 1954, la Suisse accueille pour la premiĂšre fois en Europe depuis lâaprĂšs-guerre la coupe du monde de football. Les matchs peuvent se regarder sur lâĂ©cran dâun Ă©trange boĂźtier : la tĂ©lĂ©vision !!
Quelle promotion pour la magique invention. Par exemple, les Ă©volutions des virtuoses du moment, les footballeurs de lâĂ©quipe nationale de Hongrie. La France ne participe pas Ă la compĂ©tition, mais ici on admire le jeu soignĂ©, Ă©lĂ©gant, et la technique des Magyars. Ne viennent-ils pas de ridiculiser lâĂ©quipe dâAngleterre, notre ennemi hĂ©rĂ©ditaire, Ă Wembley ?
Les premiers matchs confirment les pronostics : Puskas, le capitaine hongrois, surnommĂ© le major galopant, et ses copains Boszik, Kocsis, Czibor dit tĂȘte dâor, sont en marche vers un succĂšs triomphal.
La finale du 4 juillet, face à la toute nouvelle équipe de R.F.A. sera une formalité pour les artistes qui ont déjà passé en phase éliminatoire, un terrible 6 buts à 2 à cette formation allemande.
Devant les vitrines, on suit en noir en blanc les Ă©volutions des petites silhouettes. Il pleut sur Berne, mais les hongrois ne digĂšrent pas le jeu ultra physique de leurs adversaires, la surprise est Ă©norme. Les supers favoris sont battus !
Moins de dix ans aprĂšs la guerre de 1939/1945, scindĂ©e en deux, lâAllemagne renaĂźt de ses cendres et ses footballeurs remportent lâune des plus cĂ©lĂšbres Ă©preuves sportives. Bien plus tard, on Ă©crira, on parlera dâune Ă©quipe de laboureurs, on Ă©voquera Ă mots couverts les mĂ©thodes spartiates dâentraĂźnement, les substances
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absorbées par les jeunes allemands. Puskas part à Madrid monnayer ses talents, il ne sera pas le
seul Ă tirer profit de lâĂ©vĂ©nement. Les Ă©tranges lucarnes vont faire la fortune des marchands de postes T.V. Adieu les reportages Ă lâĂ©coute de Georges Briquet !
Les Dieux du stade perdent aussi de leur brillant. Sous la plume des journalistes spécialisés, leurs gestes et performances étaient chantés, magnifiés de maniÚre épique. Et voilà le téléspectateur qui à son tour devient juge, entraßneur, sélectionneur, critique.
ComplĂštement tombĂ©e dans lâoubli, cette consĂ©quence loufoque de la coupe du monde 1954, lâAffaire Zacharias. En septembre, la bombe Ă©clate dans les milieux sportifs et mĂȘmes politiques. Lâun des principaux clubs de football français, le L.O.S.C. de Lille vient de recruter un joueur de lâĂ©quipe de Hongrie : Zacharias. Certes, il sâagit dâun remplaçant peu connu mais la rĂ©putation est lĂ . Sans doute aprĂšs la coupe du monde nâest-il pas repassĂ© Ă lâest. AprĂšs lâannonce, les jours passent, le dĂ©but du championnat est proche, les journalistes sâinterrogent. Câest vrai, il sâagit dâun passage Ă lâouest, rien nâest simple, les autorisations, les visas, etc. Viendra, viendra pas Zacharias ? Un vrai feuilleton !
Enfin il est lĂ ! Promis, il sera sur le terrain, mais hors de forme, lors dâun match amical du L.O.S.C. Ă Rouen. Et Zacharias apparaĂźt !
Quoi, ce gros type poussif, un titulaire de lâĂ©quipe de Hongrie !
Personne ne le reconnaĂźt. Mais qui le connaissait ? Vu Ă la tĂ©lĂ©vision, et si petit sur lâĂ©cranâŠ
DÚs le début du match, Zacharias tente un truc insensé : un shoot énorme, décroché de trÚs loin, trÚs puissant et qui frise le but ! Et puis, plus rien. Il ne court pas et rate tout ce qui se présente.
Ă la mi-temps, la police vient arrĂȘter Zacharias dans les vestiaires. Il sâagit dâun ancien lĂ©gionnaire, peut-ĂȘtre hongrois, mais pas footballeur et qui bien sĂ»r avait demandĂ©, aux dirigeants lillois des avances sur salaire. Le lĂ©gionnaire Ă©tait sur le sable !
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- « Nous rembourserons, pitiĂ©, nous sommes honnĂȘtes ! Ne me renvoyez pas ! » Le vieux est mal Ă lâaise, il grogne.
- « Relevez-vous, je vous en prie ! Je vais faire un courrier explicatif⊠»
Lâaffaire va sâarranger, sans doute transformĂ©e en dommages de guerre !
Inexorablement, la dame rapatriĂ©e doit ĂȘtre envoyĂ©e sur un guichet un peu plus difficile. En soirĂ©e, elle est placĂ©e sur le guichet caisse dâĂ©pargne, retraits Ă vue. Les opĂ©rations sont simples : encaissements, dĂ©caissements. Cependant, elle perd cent francs ! Les procĂ©dures de dĂ©tections et recherches consistent Ă convoquer, sous une forme Ă©vasive, tous les usagers ayant effectuĂ© une opĂ©ration ce jour lĂ .
Voici revenu cet aprĂšs-midi un trio dâalgĂ©riens brandissant les avis de madame Bardenois. Elle est absente. Ce sont deux pauvres gars fatiguĂ©s qui ne parlent pas notre langue. Ils sont flanquĂ©s dâun pilote, sorte dâinterprĂšte, lui, trĂšs Ă lâaise. Ils sont mĂ©fiants.
- « Que veut dire : pour affaire vous concernant ? On ne va pas toucher dâargent ? »
Enfin le chef comprend. Il sait de quoi il sâagit. La sentence tombe :
- « Elle a perdu de lâargent⊠Câest bien fait pour elle ! » Malchanceuse, courageuse Madame Bardenois, victime de
notre indiffĂ©rence. Parmi nous, quelquâun, quelquâune a t-il tentĂ© de la comprendre, tout au moins lâĂ©couter ? Elle incarne le drame, lâadversitĂ© des rapatriĂ©s. Quelle chute pour tous ces gens ! Bourgeoise aisĂ©e, respectĂ©e, peut-ĂȘtre dominatrice, une fin de vie heureuse lâattend dans un pays quâelle pense ĂȘtre le sien. La voilĂ prĂ©cipitĂ©e dans les Ă©preuves, le dĂ©nuement, un quotidien difficile dans un environnement anonyme, presque hostile. InfortunĂ©e Madame Bardenois, je ne connais rien dâautre sur elle, sera t-elle encore prĂ©sente Ă mon dĂ©part de Boulogne ? Je lâignoreâŠ
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lâaube, elle ne le quitte pas Ă midi et dort sur quelques sacs durant ses heures libres. Elle a de mauvaises jambes et termine chaque soir ses vacations sans ses chaussures !
VoilĂ Monsieur Garabey, notre Receveur, de bien bonne humeur ce matin, aprĂšs lâouverture du courrier :
- « Regardez ça Lambourieux⊠notre consommation tĂ©lĂ©phonique du mois dernier, sur le poste du tĂ©lĂ©graphe, ces couillons lĂ ont fait une erreur monumentale ! Vous voyez la somme, câest impossible, renvoyez tout ça Ă la comptabilitĂ© tĂ©lĂ©phonique ! »
Lambourieux sâexĂ©cute. Mais quelques jours plus tard, le patron, furieux, brandit de nouveau la facture de tĂ©lĂ©phone.
- « Ce nâest pas possible⊠Le montant est confirmĂ© ! Regardez cette somme Ă©norme, quâest-ce que cela veut dire ? Vous avez une explication ? » Lambourieux est prudent, il a bien sa petite idĂ©e :
« Jâai entendu dire⊠il paraĂźt que⊠Madame BardenoisâŠ. La nouvelle⊠ne quitte pas le bureau entre midi et seize heures, elle occupe trĂšs longtemps le poste tĂ©lĂ©phonique de lâarriĂšre⊠»
Le vieux est déchaßné. Tel un Jupiter tonnant : - « Que Madame Bardenois vienne dans mon bureau
immĂ©diatement, remplacez-lĂ ! » Nous connaĂźtrons plus tard les dĂ©tails de lâentrevue.
Tous les jours, lâĂ©pouse du notaire demande au service international le numĂ©ro de son mari en AlgĂ©rie.
- « Câest le 12 Ă Batna, hĂ© petite, je suis une collĂšgue⊠tu ne me marques pas ! »
Vraie ou fausse naĂŻvetĂ©, inconscience, ancienne pratique des temps heureux de la colonisation, plus rien nâest pareil dĂ©sormais, les dames tĂ©lĂ©phonistes de lâinternational Ă©tablissent Ă chaque demande de numĂ©ro un ticket, et les longues conversations des Ă©poux Bardenois vont gĂ©nĂ©rer une addition impressionnante. Chez le receveur, câest :
- « Tragédiante ! Comédiante ! » En larmes, les cheveux défaits, la dame se traßne à ses genoux. Elle implore :
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Cette histoire extravagante coĂ»tera cher au grand club nordiste, fragilisĂ© et ridiculisĂ© par sa naĂŻvetĂ©. Il va descendre en deuxiĂšme division et attendra plus de vingt ans pour revenir parmi lâĂ©lite.
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Les dimanches qui font tilt. Beaucoup de professions connaissent le travail en service
cyclique, les postiers des brigades de nuit par exemple. Pour eux, le dimanche a perdu de son caractĂšre particulier.
Le jour de repos, ou celui du Seigneur, la grasse matinĂ©e, rien de tout cela. Pire mĂȘme pour nous, jeunes cĂ©libataires Ă©loignĂ©s de nos parents, lâĂ©vocation du fameux repos dominical ou de la table familiale ne nous apporte que nostalgie ou morositĂ©. Le dimanche, la grande ville sâapaise, elle se tait, les commerces sont fermĂ©s, les mĂ©tros se font rares. Ă la poste Saint Lazare, la cantine est close, comme les cafĂ©s de la rue de Berne qui, elle, retrouve pour quelques heures silence et calme. Cependant on ne peut retarder indĂ©finiment les levers et sorties dâhĂŽtel.
Câest dimanche. Mais que faire ? Dâabord, passer une chemise blanche comme le chante Francis Lemarque dans lâassassin du dimanche ! Puis se donner rendez-vous Ă la cantine du central tĂ©lĂ©phonique Archives situĂ© on le devine dans la rue du mĂȘme nom dans le troisiĂšme arrondissement. Nous sommes loin de notre cher restau Saint Lazare, de son ambiance bon enfant, ballet de blouses grises, courses Ă©chevelĂ©es de Marcel, le serveur. Ici, tout est net, clinquant, cirĂ©, feutrĂ© et mĂȘme guindĂ©. Nous Ă©voluons maladroitement, le plateau repas Ă bout de bras. Lointaines, quelques demoiselles du tĂ©lĂ©phone, blouse rose, Ă©couteurs au bras, rejoignent dĂ©jĂ leur service, le meuble, la surveillante. Pour attirer leur attention, peut-ĂȘtre faudrait-il tĂ©lĂ©phonerâŠ
Ă la sortie, si le cĂ©lĂšbre Racing club de Paris ne joue pas au Parc des Princes, lâaprĂšs-midi va bĂȘtement sâĂ©tirer en parties de 4/21 ou de billards Ă©lectriques dans les cafĂ©s alentours.
Quelle inculture insouciante que la nÎtre ! De la place de la République à la rue de Rivoli, du carreau du temple à la place des Vosges, le quartier du Marais nous propose ses demeures historiques, palais, hÎtels de style, témoins des architectures des siÚcles passés.
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AprÚs la guerre Bernard Loste, muté à Paris XV revient parfois chanter les
avantages de son nouveau bureau, un central dâarrondissement parisien avec distribution, des moyens en personnel, des tĂąches variĂ©es, des cadres nombreux, etc. Tout ce qui manque ici. VoilĂ une voie Ă suivre, je vais tenter de lâimiter.
Cette dame ùgée est-elle la remplaçante de Bernard ? Je ne sais plus. Elle est arrivée trÚs tÎt un matin. Petite, raide, farouche, elle se présente presque au garde à vous :
- « Madame Bardenois⊠rapatriée ! » Le receveur renseigne discrÚtement le personnel. Elle est
lâĂ©pouse dâun notaire demeurĂ© en AlgĂ©rie aprĂšs lâindĂ©pendance pour tenter de sauver quelques biens. Ancienne postiĂšre, elle reprend le service, aprĂšs de longues annĂ©es dâinterruption. Nous devons bien lâaccueillir. Madame Bardenois occupe le guichet des affranchissements et instances. Assez vite, nous remarquons quâelle traite la nombreuse clientĂšle nord africaine de maniĂšre agressive. Ce sont des apostrophes en langue arabe, des opĂ©rations refusĂ©es pour des motifs peu Ă©vidents. La dame livre sa guerre dâAlgĂ©rie. Auparavant, aucun de nous nâavait imaginĂ© faire supporter aux travailleurs Ă©migrĂ©s de Renault les Ă©vĂ©nements dâAlgĂ©rie. Depuis le guichet dâĂ©mission, le plus frĂ©quentĂ© par les clients Ă©trangers, Marie-Rose donne le ton.
Il est admis que les envois de mandats Ă destination de lâex union française, le rĂ©gime E, sont des opĂ©rations longues : conversion des monnaies, visa des fiches de paye, Ă©tablissement des formules vertes 3 ST PTT du contrĂŽle des changes, etc. Mais la clientĂšle arabe est patiente et disciplinĂ©e, elle connaĂźt et apprĂ©cie la rigueur de la gazelle blanche de Boulogne. Tous les usagers sont traitĂ©s avec la mĂȘme Ă©quitĂ©. Pour la premiĂšre fois depuis la venue de Madame Bardenois, ce nâest plus le cas. Par ailleurs, la dame se rĂ©vĂšle assez folklorique et ne sâintĂšgre guĂšre. PrĂ©sente au bureau dĂšs
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sur les pĂ©dales, et sâenvole. Mais aux arrivĂ©es, le masque du visage est effrayant. Les yeux si creux, les rides profondes, lâange a trop souffert. Il promet, il va se surveiller mĂȘme sâamender, mais ses rĂ©solutions passent aussi vite que lui en ce dimanche de mai 1965. Une vision de quelques secondes, un mĂ©tĂ©ore qui pense dĂ©jĂ Ă la piste rose du parc des Princes, le dos rond, la roue avant collĂ©e Ă lâĂ©trange motocyclette, et derriĂšre, la meute des voitures. Geminiani debout, tel un empereur romain triomphant ! Les autres coureurs vont passer aussi mais lâexploit du crack, ce sera sa seule participation Ă lâĂ©preuve, les condamne Ă lâoubli.
Pour lui, une victoire exceptionnelle, pour moi, une journĂ©e particuliĂšre. Jâai vu rouler Jacques Anquetil !
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Nous ne levons pas la tĂȘte. Rien ne nous interpelle. Ni les archives nationales, encore moins les palais Soubise, hĂŽtel de Rohan, SalĂ©, Carnavalet, SĂ©vignĂ©, etc. Face Ă ces merveilles, nous ne sommes que des barbares indiffĂ©rents. Osons le dire, nos principales prĂ©occupations Ă©tant la recherche du cafĂ© le mieux Ă©quipĂ© en baby-foot dotĂ© du billard Ă©lectrique qui ne fait pas tilt trop vite.
Lorsque la perspective des spartiates plateaux-repas du central Archives paraĂźt trop insupportable Ă nos beaux dimanches, nous filons chez Chartier. Le vĂ©nĂ©rable Ă©tablissement a Ă©tĂ© repĂ©rĂ© grĂące Ă la file dâattente qui se forme aux heures des repas rue du Faubourg Montmartre, face au journal LâEquipe. Ătudiants, cĂ©libataires, touristes dĂ©jĂ , tous se pressent sous le porche dâaccĂšs Ă la cour intĂ©rieure. Lâattente ne dure guĂšre. Quelle meilleure publicitĂ© que ces gens affamĂ©s, regroupĂ©s dans une joyeuse ambiance.
Jâai dĂ©couvert il y a peu de temps une allusion inattendue dans la cĂ©lĂšbre chanson FĂ©licie aussi interprĂ©tĂ©e par Fernandel. On se souvient du
Homard qui avait du poil aux pattes FĂ©licie aussi !
Mais aussi Quâafin de sĂ©duire la petite chatte, Je lâemmenais dĂźner chez Chartier, etc.
Le temps Ă©coulĂ© depuis les annĂ©es 1930 fait oublier lâironie du propos, mais enfin si la belle bourgeonne a lâair dâune andouille⊠ou est bancale⊠pour lâĂ©blouir, il suffit de lâinviter⊠chez Chartier, et pas Ă la Tour dâArgent !
La rengaine est nĂ©e durant les annĂ©es 30. Nous voici dans les annĂ©es 2000, on chante encore FĂ©licie mais Chartier comme en 1955, rĂ©siste lui aussi, grĂące Ă des menus assez Ă©laborĂ©s et servis trĂšs rapidement. Le dĂ©cor intĂ©rieur est du type brasserie 1900, boiseries rouge foncĂ©, grandes glaces, chaises canĂ©es avec un Ă©tage mezzanine. DĂšs lâentrĂ©e, le chaland est interpellĂ©, presque racolĂ©, par une nuĂ©e de serveurs vĂȘtus de longs tabliers. Ils sont bavards, familiers et efficaces, les commandes relevĂ©es en voltige sont griffonnĂ©es sur les nappes de papier.
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Les raisons du succĂšs ? Sans doute la rotation rapide de la clientĂšle et le nombre important de repas servis. On mange bien, joyeusement, la carte est variĂ©e, les assiettes copieuses et trĂšs vite on vous propose⊠lâaddition. Ultime surprise Ă la sortie sous le porche, la file dâattente est toujours lĂ !
Quarante cinq ans plus tard, mon Ă©pouse et moi revenons en pĂšlerinage dĂźner chez Chartier. On continue Ă patienter sous le porche mais en face lâenseigne de lâĂquipe nâest plus lĂ . Le placier officie encore :
- « Deux personnes, ça roule ! » Il Ă©tait temps, un car de Japonais est annoncĂ© ! Le dĂ©cor intĂ©rieur nâa pas changĂ©, la peinture est un peu
Ă©caillĂ©e, normal, elle est dâĂ©poque. La salle, lâatmosphĂšre semblent moins bruyantes que par le passĂ©. La carte est moins fournie mais les spaghettis Ă la bolognaise ont traversĂ© le siĂšcle. Me voici pointilleux, trop sans doute. Jâobserve des tĂąches de sauce sur la manche de chemise de notre serveur, je dĂ©tĂ©riore mes souvenirs ! Ă la sortie, quel dĂ©mon me titille, je lance une phrase vers le placier :
- « Nous étions clients dans les années 50. Alors, vous tournez toujours ? »
Il se rengorge: - « mais, Monsieur, Chartier est mondialement connu ! » Sous le porche, une nouvelle vague asiatique cornaquée par
une jeune guide sâavance. Il conclue, triomphant : - « Dâailleurs, nous sommes sur internet ! » VoilĂ qui est dĂ©finitif. Mais alors, sur le net, on doit trouverâŠ
FĂ©licie aussi !
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Jâai vu passer⊠Un autre espace de verdure, le parc de Saint-Cloud, lieu rare,
est considéré comme un poumon précieux pour les parisiens. Nous y accédons par le métro, au pont de Saint-Cloud par le nord ou au pont de SÚvres par le sud, face à la manufacture de porcelaines. Le parc est immense, trÚs boisé, peu fréquenté, voire quasiment désert ! Durant la semaine, nous y promenons notre fils le plus souvent possible.
En ce dimanche aprĂšs-midi du 30 mai 1965, lâatmosphĂšre y est inhabituelle. Sur les pelouses, les saucissonneurs replient hĂątivement nappes et serviettes. Pourtant, les transistors grĂ©sillent. Vite ! Il va passer Ă la grille de Ville dâAvray, lĂ , sous nos yeux⊠Il vient dâavaler la cĂŽte de Dourdan, seul, dĂ©tachĂ©. ForcĂ©ment puisquâil sâagit de Jacques Anquetil ! Il est en passe de rĂ©ussir le pari fou quâil sâest lancĂ© Ă lui-mĂȘme : courir et gagner dans les Alpes la grande semaine des grimpeurs, la course par Ă©tapes du DauphinĂ© LibĂ©rĂ©. Puis, grĂące Ă lâavion spĂ©cial prĂȘtĂ© par le gĂ©nĂ©ral De Gaulle, rejoindre Bordeaux et sâaligner au dĂ©part de Bordeaux Paris. Câest une course redoutable, rĂ©servĂ©e Ă des spĂ©cialistes, courue en partie la nuit derriĂšre des cyclomoteurs, les dernys .
Il sâennuyait Jacques Anquetil⊠Toujours les mĂȘmes victoires : grand prix des nations, record de lâheure, tour de France, etc. Il sâest lancĂ© dans lâaventure pour que la France lâaime un peu plus et reconnaisse son immense talent. Jacques Anquetil ! DĂ©jĂ le nom seul est aĂ©rien, synonyme de grĂące, dâexception.
Le champion est fantasque, prodigue de ses dons, il ne sâĂ©conomise pas, ne sâentraĂźne guĂšre, oublie les rĂ©gimes alimentaires et parfois nĂ©glige de dormir avant les Ă©preuves. Il prĂ©fĂšre les errances nocturnes avec Janine, lâĂ©pouse, la complice qui cumule les emplois : chauffeur, masseuse, infirmiĂšreâŠ
Dans les pelotons, le Normand, distrait, oublie ses adversaires, connaßt à peine leurs noms. Enfin, il se réveille, appuie
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parties se terminent entre deux rideaux de spectateurs quâil faut sans cesse Ă©carter. Parfois la foule proteste. Pour casser la main de lâadversaire une Ă©quipe abandonne totalement lâaire de jeux, voilĂ le bouchon lancĂ© dans une allĂ©e forestiĂšre, on se dĂ©place, il faut quitter les pliants, vraiment ils exagĂšrent, ils se moquent du public !
Une partie se termine. Elle Ă©tait pleine dâembrouilles. Ce personnage avantageux, un grand ponte, y lançait une seule boule, et fort mal ! Il a provoquĂ© la dĂ©faite de ses partenaires qui ne lui manifestent aucune rancĆur. Une boule sans doute achetĂ©e Ă prix dâor, alors les cracks accusent la souche, le brin dâherbe, le petit caillou imprĂ©vu, ou encore ce dernier carreau quâils nâont pas rĂ©ussi⊠Ils sont fascinants !
Mais je ne peux les admirer jusquâau soir, notre fils rĂ©clame vigoureusement son biberon. Demain, ou aprĂšs-demain, ils seront encore lĂ ! Mais font-ils autre chose que jouer aux boules ? Peut-ĂȘtre en soirĂ©e, le poker !
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Le petit thĂ©Ăątre de Roger. Le groupe sâouvre Ă un nouveau venu, Roger Dubois, un
champenois, pĂ©tillant comme le vin de sa rĂ©gion. Il loge lui aussi Ă lâhĂŽtel du Dauphin. Nous devenons vite amis. Comment lui rĂ©sister ? On remarque rapidement son cĂŽtĂ© provocateur, fanfaron, flamberge au vent qui transparaĂźt joliment dans une petite anecdote Ă laquelle le temps a donnĂ© un relief savoureux.
Par cette soirĂ©e de printemps, en voisins, nous entrons Ă plusieurs Ă lâEuropĂ©en, le petit thĂ©Ăątre de la rue Biot, presque sur la place Clichy.
Ă lâaffiche, une piĂšce lĂ©gĂšre, trĂšs lĂ©gĂšre, dont jâai oubliĂ© le titre. Le chansonnier Jean Rigaux en est lâunique vedette. Que vient-il faire dans cette galĂšre ? Il est surtout, comme le cĂ©lĂšbre Roger Nicolas, un raconteur dâhistoires drĂŽles, Ă la radio et dans les cabarets.
Il se dĂ©mĂšne donc dans ce vaudeville incertain sauvĂ© par sa faconde, il y joue le rĂŽle dâun joyeux docteur, entourĂ© de jolies filles, chanteuses et danseuses. Clou du premier acte, le docteur et sa troupe vantent en chanson les plaisirs de la profession lorsque les patientes sont peu farouches. Pour cela, plaquĂ© derriĂšre le dos dâune plantureuse partenaire, il glisse ses avants bras sous les aisselles de la pin-up et mime une auscultation.
Afin que les spectateurs retiennent bien la valeur du message, couplets et refrain sont appuyés sur les variations possibles entre médecin et mes deux seins. Ah, ah !
La salle est presque vide, nous occupons une loge, et plongeons littĂ©ralement au-dessus de la petite scĂšne, les danseuses sont Ă quelques mĂštres. La blonde a terminĂ© son numĂ©ro. Elle sâennuie peut-ĂȘtre ? Son regard sâest-il Ă©garĂ© un instant de notre cĂŽtĂ© ? Roger Dubois en est certain, elle lui a souri, deux fois. TransportĂ©, il ne la quitte plus du regard et lui lance ses Ćillades les plus assassines ! Le rideau tombe, nous retrouvons les nĂ©ons de la
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place Clichy, lâEuropĂ©en Ă©teint dĂ©jĂ les siens, il faut retenir notre Roger, il veut attendre la belle comĂ©dienne, il a un ticket. Il suffit de trouver lâentrĂ©e des artistes devenue sortie Ă cette heure. Il se rend finalement Ă nos raisons et repart avec nous. A t-il rĂȘvĂ© ? SĂ»rement.
La jeune personne en question nâest pas tout Ă fait une inconnue. Vers 1955, au cinĂ©ma, doucement, elle se fait un nom : Nadine Tallier. Mais elle va devenir beaucoup plus cĂ©lĂšbre aprĂšs un fĂ©erique mariage. Oui, câest elle la future baronne qui prend le thĂ© Ă cinq heures : Nadine de Rothschild !
Ce Roger, tout de mĂȘmeâŠ
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boules ! Comment ? Les boulistes, mystĂ©rieux, quelle blague ! Et pourtantâŠ
à nos arrivées les parties ont débuté et nous partirons à la nuit tombante, avant leurs fins. Le public est nombreux. Sans doute un peu initié, il se tait.
Parmi la douzaine de joueurs, certains attendent la partie suivante. Ils nâont pas le profil dĂ©bonnaire de lâhabituel joueur de pĂ©tanque. Les tenues sont Ă©lĂ©gantes et mĂȘme recherchĂ©es, pantalons, polos, pulls de marques, souples mocassins, parfois gourmettes dorĂ©es. VoilĂ le moment important, une partie se termine, on mĂ©lange les Ă©quipes, les nouvelles compositions sont Ăąprement discutĂ©es, loin des badauds. VĂ©ritable ballet de tractations, refus, fausses colĂšres, regards absents, tĂȘtes baissĂ©es, longs conciliabules auxquels le bon peuple nâest pas conviĂ©. On lâaura compris, les parties sont payantes et ici ne joue pas qui veut. Ces compositions, ces triplettes, sont semblables Ă nos pratiques dâĂ©coliers dans la cour de rĂ©crĂ©ation de ma chĂšre Ă©cole communale. Lorsque nous formions deux Ă©quipes destinĂ©es au jeu des gendarmes et des voleurs, il fallait Ă©quilibrer ! Si les hasards du tirage donnaient trop dâĂ©lĂšves forts et rapides dans un camp, lâun des chefs acceptait, magnanime, quelques petits, ou lents, dans sa phalange.
Enfin voici Ă Auteuil les Ă©quipes formĂ©es. Jâai mes deux champions prĂ©fĂ©rĂ©s en point de mire, ils sont rarement ensemble, ce sont des tireurs exceptionnels. Lâun est un grand type osseux, ĂągĂ© dâune quarantaine dâannĂ©es. DĂ©jĂ grisonnant, mince, vĂȘtu avec recherche : pantalon clair, chemise blanche aux manches nĂ©gligemment relevĂ©es, il devient le leader naturel des Ă©quipes oĂč il se trouve, souvent contraint Ă rĂ©ussir des tirs miraculeux pour rĂ©tablir des situations compromises. Il relance le bouchon en direction de deux dames qui chaque jour assistent aux parties, assises sur de petits pliants, telles des estivantes.
La deuxiĂšme figure remarquable est un gitan joufflu, brun et bouclĂ©. Il porte un large pantalon noir en velours cĂŽtelĂ©, un foulard rouge autour du cou. Le public est lĂ , nombreux. Les mesures de points sâĂ©ternisent en interminables discussions, les tentatives de tirs sâeffectuent parfois depuis des distances insensĂ©es, les
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Les boulistes
Et le monde, que devient-il ? Que se passe t-il dehors, loin de
la rotonde ? Je ne mâen occupe guĂšre. Ă la maison, le bĂ©bĂ©, au bureau, peu dâĂ©changes dâidĂ©es. DĂšs le seuil, le service nous absorbe totalement. Le matin, il faut faire vite avant lâouverture des portes. Ce sont les entraides Ă prĂ©parer, les commandes de timbres, les jetons des cabines tĂ©lĂ©phoniques, les fonds Ă reconnaĂźtre, le courrier, les recherches Ă traiterâŠ
Précisément, voilà déjà les premiÚres galopades, les clients qui surgissent et réclament :
- « Sâil vous plait, ma lettre ! Hier soir, vous Ă©tiez dĂ©jĂ fermĂ© ! »
- « Je vous prie⊠Ce numéro, en Corse, aprÚs cela ne passera plus ! »
Et la terre, elle tourne toujours ? Elle se dĂ©brouille, comme nous ici, surchargĂ©s, accaparĂ©s, dĂ©vorĂ©s par cette presse humaine qui demande, sollicite, exige, sa lettre, son paquet, son jeton, son argentâŠ
- « Viens vite, tu as du monde à ton guichet ! » Le seul fait extérieur qui me permet de jalonner cette période
est lâassassinat de John Fitzgerald Kennedy, le 22 novembre 1963. Fantastique Ă©vĂ©nement, Ă lâimage de lâAmĂ©rique, et traitĂ© Ă son Ă©chelle. Le prĂ©sident du pays le plus puissant du monde supprimĂ© dans des conditions rocambolesques. Le reste de lâunivers dĂ©couvre, incrĂ©dule, la brutalitĂ© et le cynisme des Etats-Unis par des images choc : la voiture dĂ©capotable, la fusillade, le sang sur le tailleur rose de Jackie, la mort en direct de Lee Harvey Oswald le vrai, ou faux assassin ? Lâincroyable scĂ©nario explose dans les Ă©ditions spĂ©ciales des journaux du soir lorsque mon Ă©pouse et moi promenons notre fils derriĂšre lâhippodrome dâAuteuil, lâun de nos habituels lieux de dĂ©tente. Petit plaisir supplĂ©mentaire, jâadore venir y contempler les exploits de gens un peu singuliers et mystĂ©rieux, les joueurs de
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De belles sorties. Qui dĂ©cide ? Qui choisit le but des sorties ? Peut-ĂȘtre est-ce simplement lâĂ©vĂ©nement qui nous attire et
nous guide. En tout cas la narration de quelques virées est plaisante à évoquer.
Le 18 fĂ©vrier 1955, nous investissons longtemps Ă lâavance le palais des sports de Grenelle. La presse lâĂ©crit, ce soir se dĂ©roule lâĂ©vĂ©nement pugilistique de lâannĂ©e ! Il sâagit de boxe, dans la catĂ©gorie reine, les poids moyens, on attend le successeur de Marcel Cerdan. Charles Humez, le nordiste, rencontre donc le normand Pierre Langlois. En France, et mĂȘme en Europe, ils ont fait le vide autour dâeux Ă coups de K.O, sans jamais se rencontrer. La salle est comble, lâarrivĂ©e des combattants est trĂšs spectaculaire : des banniĂšres, des fanfaresâŠ
Humez est entouré de mineurs en tenue de puits, casqués, lampes à la main. Comme souvent la belle affiche ne tiendra pas ses promesses, durant quinze rounds insipides les deux champions se neutralisent. Verdict : match nul !
Insoucieux du sort tragique qui le guette, le Vel dâHiv nous accueille durant les six jours de lâhiver 1954. Sa dĂ©molition imbĂ©cile nâest pas encore programmĂ©e, elle surviendra le 17 avril 1959. Bien longtemps aprĂšs, je me demande encore si cette destruction prĂ©cipitĂ©e a eu pour seul motif de faire du fric en construisant des immeubles de grand standing. Peut-ĂȘtre plus subtil et mĂȘme sordide la volontĂ© dâeffacer un lieu de mĂ©moire.
Câest ici que les 16 et 17 juillet 1942 a eu lieu la grande rafle des juifs parisiens, avant le dĂ©part vers les camps dâextermination : 12 884 personnes dont 4 000 enfants. Le Vel dâHiv rasĂ©, pas de commĂ©moration !
En 1954, le monde du sport utilise dâautres appellations : la piste de Grenelle ou encore lâanneau de la rue Nelaton.
Nous sommes trÚs bien placés. DerriÚre nous, au poulailler,
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les habituĂ©s saucissonnent, les bouteilles circulent, lâambiance est Ă©lectrique, nous nous amusons comme des fous. Sur la piste de bois, aux virages relevĂ©s Ă la verticale, les Ă©cureuils roulent, sprintent, sâattrapent Ă la selle, se relancent avec, Ă chaque passage, le chuintement soyeux des boyaux qui frottent la piste.
Depuis lâadolescence nous connaissons les couples cĂ©lĂšbres de coureurs : Carrara/LapĂ©bie, Godeau/Goussot, ReynĂ©s/Le Nizery, Bouvard/Chapatte. Oui, il sâagit du futur patron de lâĂ©mission sportive tĂ©lĂ©visĂ©e Stade 2, et les redoutables Belges Stan-Ockers /Rick Van Streenbergen.
Dominant le vacarme, la voix impassible du cĂ©lĂšbre Georges Berretrot annonce les rĂ©clames et les primes Ă gagner lors des sprints. Au parterre, on soupe au champagne. Chanteuses, vedettes, Ă©lĂ©gantes se font remarquer mais gare aux plaisanteries lancĂ©es depuis les gradins, ici le titi parisien est roi. Le spectacle est partout, le Vel dâHiv est un monde Ă part, une vĂ©ritable attraction. Honte Ă ceux qui ont dĂ©cidĂ© sa destruction. Comme celle des halles de Baltard câest un peu de lâĂąme de Paris qui sâest enfuie.
Ce matin lĂ , aprĂšs la sortie, nous dĂ©ambulons jusquâau mĂ©tro Bir-Hakeim. Jacky reprend au vol lâannonce dâun crieur de journaux :
- « Demandez France Soir, le Colonel Rozanoff est mort ! ⊠Accident !⊠Mort du Colonel Rozanoff !⊠Demandez France Soir ! »
Il sâagit dâun as de lâaviation française qui sâest krachĂ© en exercice au centre dâentraĂźnement de Melun Villaroche.
Lâimitation, ce nâest pas trĂšs malin. Pourtant, autour de nous, on rit.
Cet autre matin, avant de quitter la salle de tri, lâannonce circule parmi les casiers :
- « On descend aux Halles⊠manger la soupe Ă lâoignon »! Comme les rats du Conte de Grimm, nous allons suivre notre
joueur de flĂ»te. Il se nomme Jacques Maret et câest un bon musicien. Ă sa suite nous prenons dâassaut les premiĂšres rames de mĂ©tro bondĂ©es de travailleurs impavides. Lâaudition matinale de Petite
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sâexcuse mĂȘme de ne pas pouvoir lui offrir un poste digne dâelle. La voilĂ guichetiĂšre, retombĂ©e petit soldat, elle ne brille guĂšre.
Les jours passent Ă Boulogne Sud. Un matin, Ă lâheure des premiers clients, celle oĂč caustiquement Berthe venait se raconter auprĂšs de madame Raoux, le jeune footballeur annonce brusquement :
- « Cet avis de payement arrive de Tarascon⊠Câest Berthe qui lâa rĂ©digĂ© ! »
Il peut lâaffirmer, lâĂ©criture torturĂ©e de la grande est reconnaissable entre toutes. Il se rĂ©vĂšle, fĂ©roce :
- « Je suis sûr⊠Il y a une erreur ! » Il triomphe vite :
- « LĂ , dans la somme en lettres, elle sâest mĂ©langĂ©e les crayons ! »
Câest bien elle. Un ange passe⊠En chaussures plates, Berthe Ă lâĂ©mission, pauvre Berthoune, elle nous a fait signe, elle nous manque dĂ©jĂ .
La derniĂšre image dâelle, je dois lâimaginer Ă partir dâune de ses confidences. Une vision insolite : un homme court derriĂšre elle, la nuit, sur un trottoir dĂ©sert⊠Que va t-elle chercher la grande fille ? Elle se trouve ridicule, dĂ©ambulant le soir aprĂšs la fermeture du bureau sur le boulevard Jean JaurĂšs aux cĂŽtĂ©s du nouveau brigadier, monsieur Blondeau. Il est tout petit, frisĂ©, rondouillard et vite essoufflĂ©. Berthe ne supporte pas lâimage du couple ainsi formĂ© avec lui. Câest Don Quichotte et Sancho Pança. Elle allonge le pas au maximum et derriĂšre elle, le malheureux doit courir Ă perdre haleine, sans comprendre !
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Adieu Berthe ! Boum ! VoilĂ le ciel qui tombe sur la tĂȘte de Berthe, la
demoiselle du bureau dâordre. Lâincroyable, lâimpossible se produit. Elle reçoit son prĂ©avis de mutation pour sa ville natale, Tarascon ! Depuis des annĂ©es elle renouvelait ses vĆux, sans vrai dĂ©sir de dĂ©part, presque rĂ©confortĂ©e par les obstacles. Les rĂ©ponses : rang trĂšs Ă©loignĂ©, les informations trompeuses concernant les rapatriĂ©s dâAlgĂ©rie Ă reclasser, etc. Le fonctionnement du tableau des vĆux de mutation est coutumier de ces surprises, ces brusques et incomprĂ©hensibles accĂ©lĂ©rations, difficiles Ă accepter pour les non initiĂ©s. Il faut savoir que lâacceptation dâun poste sollicitĂ© par vĆux annule logiquement tous les autres bureaux postulĂ©s par la mĂȘme personne. Berthe est tĂ©tanisĂ©e, elle tourne, tel un grand oiseau blessĂ©. Que faire ? Que dĂ©cider ? Elle prend soudain conscience de son bonheur prĂ©sent. Elle est libre, son travail est intĂ©ressant, elle a ici de bonnes amies, profite des spectacles parisiens, Lucette, sa collĂšgue, attend un bĂ©bĂ©. Câest promis, elle sera la marraine. Mais aussi, quelle brutalitĂ©, aprĂšs cette longue et lĂ©thargique attente. Il faut rĂ©pondre sans nuances, oui ou non, en quelques jours seulement.
- « Non : je passe mais, que va penser la famille qui mâattend lĂ -bas⊠Comment expliquer ? »
- « Oui : adieu Ă ma vie libre, indĂ©pendante, Ă ce bureau difficile mais plein de chaleur et dâamitiĂ©. »
Elle choisit le départ, sans doute peu de choses aurait suffi pour la retenir : un mot de regret, un souhait, une pression du receveur⊠Dommage !
Son remplacement sâeffectue en souplesse. Lambourieux, lâhomme Ă tout faire, le boulimique, est candidat. Il absorbe le mĂ©tier en virtuose.
DĂ©jĂ partie, elle tĂ©lĂ©phone, elle commente comiquement son installation. Son dossier personnel, Ă©logieux, lâa prĂ©cĂ©dĂ©e. Un agent dĂ©jĂ titulaire dans un bureau dâordre parisien, ce nâest pas rien Ă Tarascon. Elle est accueillie avec considĂ©ration, on
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Fleur de Sydney Bechett ne ravit que nous, les parisiens en ont vu dâautres !
Les Halles nous accueillent. Va pour ce bistrot, et soupe Ă lâoignon pour tous !
Le petit vin blanc est commandĂ© mais lâĂ©tablissement nâest guĂšre pressĂ© de nous satisfaire, malgrĂ© lâĂ©coute des oignons, ceux de Sydney Maret, lâattente nâen finit plus, lâambiance est tombĂ©e, les paupiĂšres sâalourdissent.
Soudain quelquâun dĂ©cide : - « On en a marre, on sâen va ! » En une seconde, câest la fuite Ă©perdue et rieuse. DerriĂšre nous, la main levĂ©e, tenant la bouteille en suspens,
un barman ahuri contemple la belle rangée de verres de vin blanc enfin servis !
Au dĂ©but de juin 1955, le printemps sâannonce prometteur, les instances du football français imaginent une nouvelle compĂ©tition. Elle sâappelle la coupe Drago, elle sera Ă©phĂ©mĂšre. Le champion de France rencontre sur un match le vainqueur de la Coupe de France. Cette annĂ©e, impossible de faire mieux. Le prestigieux stade de Reims, Kopa, Piantoni, Fontaine, Jonquet, etc. rencontre les Lillois du glorieux L.O.S.C. emmenĂ©s par Jean Vincent.
Il fait si doux ce soir lĂ , lâaffiche est attrayante, câest la ruĂ©e, imprĂ©vue et tardive, de milliers de candidats spectateurs. Nous sommes, mes copains et moi, perdus dans lâimmense file dâattente autour du Parc des Princes. Lâimpatience grandit, la rumeur du public, Ă©norme et si proche, nous galvanise. Soudain, Ă quelques mĂštres des guichets, lâannonce tombe :
- « Il nây a plus de billets ! » Câest lâincrĂ©dulitĂ© gĂ©nĂ©rale, personne ne bouge, des milliers
de gens grondent derriĂšre nous. Quelques policiers nous encadrent, mais depuis lâintĂ©rieur des grilles, un officier tient Ă sortir afin de nous disperser⊠On dĂ©verrouille les grilles, funeste initiative⊠Tel un barrage qui ne retient plus ses eaux, les deux Ă©normes portes de mĂ©tal sont soulevĂ©es de leurs gonds, et projetĂ©es vers lâintĂ©rieur. Une mer humaine dĂ©ferle. Un homme interpelle Jacky Prost, mon copain :
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- « Monsieur, âŠmon gosse !! » Le gamin a la tĂȘte coincĂ©e entre dâautres barreaux sur le cĂŽtĂ©.
Jacky parvient à le désincarcérer. Nous sommes projetés, emportés dans les escaliers, je crois bien avoir escaladé une grille intérieure, je vole !
Le match commence, nous nous installons, debout, tout en haut des tribunes, mais le plus curieux reste Ă voir. Il sâagit de lâancien Parc des Princes dotĂ© dâune piste cyclable oĂč se termine, par exemple le tour de France.
Soudain le souterrain Boulogne vomit littĂ©ralement une marĂ©e humaine qui se rĂ©pand sur la piste rose, entre les gradins et le terrain. Combien seront-ils ce soir lĂ , les resquilleurs ? Dix mille, ou le double ? Difficile Ă dire, sagement, debout, appuyĂ©s sur les Ă©paules de ceux qui les prĂ©cĂ©dent pour compenser la pente des virages, relevĂ©s, ils rempliront totalement lâanneau de ciment.
Et le match ? Gagné par Reims, sans incidents, ni bagarres, ni blessés.
LâĂ©poque ignore la violence urbaine et les dĂ©bordements sportifs Ă venir. Nous sommes Ă trente annĂ©es du Heysel et mĂȘme en Irlande le mot Hooligan ne veut rien dire. Mais ce soir lĂ jâai dĂ©couvert et mesurĂ© la force dâune foule. Elle est aveugle, incontrĂŽlable, et dangereuse !
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soupire, elle nâavait pas cru possible que ce joli bureau, si clair, si animĂ© vu du dehors, se rĂ©vĂšle une rĂ©alitĂ© de problĂšmes, questions, rĂ©clamations, cas Ă rĂ©gler sans cesse, et surtout, tant de travail ! DĂ©semparĂ©e, perdue, elle tourne parfois sur elle-mĂȘme. Sa fiertĂ©, son Ă©lĂ©gance, abandonnĂ©es ! Elle cherche le salut un peu vers tout le monde. Lorsquâelle vient vers moi pour un dĂ©pannage, elle saisit mon poignet et mâentraĂźne, implorante !
Pauvre Madame Balderici, elle redoute surtout lâimplacable appel de mademoiselle Lamain, lâoiseau des Ăźles, qui, lointaine et dĂ©sinvolte, clame Ă la cantonade :
- « Inspecteur ! La machine est en panne⊠» Inimaginable, les belles mains aux ongles manucurés,
dĂ©roulant les rouleaux noircis dâencre de la machine Ă affranchir⊠Cette situation, inconfortable pour tous, ne dure pas. Madame
Balderici avait conservĂ© quelques solides appuis derriĂšres les portes matelassĂ©es de lâavenue de SĂ©gur. Elle repart, aussi vite quâarrivĂ©e.
Une hirondelle ne fait pas le printemps Ă Boulogne Sud ! Jâimagine assez bien la dame racontant sa folle odyssĂ©e Ă ses
anciens collÚgues dans les bureaux douillets du ministÚre. - « Que dßtes-vous⊠Le manque de personnel, sans cesse des
remplaçants, un seul inspecteur, beaucoup dâĂ©migrĂ©s, les mandats internationaux, la crise du tĂ©lĂ©phone⊠»
- « Et câest Ă Boulogne prĂšs de Paris dĂźtes-vous ? Comme câest curieux, les statistiques ne le font pas apparaĂźtre⊠Sans doute une situation ponctuelle, en voie de rĂ©sorption⊠Les Ă©migrĂ©s vont repartir, câest sĂ»r⊠»
Un solide brigadier remplace Madame Balderici. Mais sur le bureau de lâinspecteur, personne dorĂ©navant ne renouvelle les fleurs.
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Une hirondelle Une hirondelle ne fait pas le printemps, mais tout de mĂȘme,
en cette fin dâaprĂšs-midi, Monsieur Garabey nâest pas mĂ©content de venir annoncer Ă son inspecteur, monsieur Rialland :
- « Je viens de recevoir un nouvel agent, câest une contrĂŽleur divisionnaire, elle a demandĂ© le bureau ! Elle habite Boulogne, elle arrive du ministĂšre ! »
- « Vous allez voir, elle a la classe ! » Phrase lourde de sous-entendus. Le vieux nâa pas exagĂ©rĂ©,
Madame Balderici porte sa belle cinquantaine avec une Ă©lĂ©gance rare. Chaque jour ses tenues sont variĂ©es et fraĂźches, des couleurs tendres, crĂšmes, vert pomme, des corsages de dentelle, les chaussures assorties, les cheveux soignĂ©s, elle nâest que distinction et raffinement. Gracieuse, aimable, elle fleurit le bureau de lâinspecteur et sâinstruit auprĂšs de monsieur Rialland avec qui elle va travailler. PrĂ©cisĂ©ment le sujet est abordĂ©, le receveur sâinquiĂšte. Enfin il dĂ©voile ses batteries :
- « Elle a vraiment de la prĂ©sentation⊠et une telle distinction ! Elle arrive du ministĂšre, on ne peut pas la placer au contrĂŽle ! Il lui faudrait un poste personnalisĂ©, en rapport avec ses capacitĂ©s. Je la verrais trĂšs bien sur une position dâhĂŽtesse C.N.P. ! »
Lâinspecteur comprend enfin. Il rougit de colĂšre, lui si calme dâordinaire. Sa rĂ©action est brutale :
- « Madame Balderici arrive sur une position dâencadrement, il est hors de question de placer le contrĂŽle en position mixte, et si vous supprimez un guichet, le personnel se met en grĂšve !
Et il nâaura pas tort ! Garabay ne sâattendait pas Ă une telle sortie. Il bat en retraite, il va rĂ©flĂ©chirâŠ
La belle dame occupe le bureau et la place dâinspecteur, elle tourne en service de brigade avec monsieur Rialland. Las, sa rĂ©putation va vite pĂąlir. Mal prĂ©parĂ©e, naĂŻve, un peu nuageuse, elle laisse passer bien des erreurs. On ne lâaccable pas maisâŠ. Elle
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Les papiers militaires. Une autre belle soirée du printemps 1955 : La nuit du cinéma. Elle a lieu au Gaumont Palace, le plus grand cinéma
dâEurope. Cette puissance tutĂ©laire implantĂ©e sur les hauts de la place de Clichy exerce sur nous une forte attraction. Les simples affiches de lâĂ©vĂ©nement, placardĂ©es sur les flancs du monstre, suffisent Ă nous attirer. Le spectacle est non stop jusquâĂ lâaube, le programme trĂšs fourni. Les acteurs dĂ©filent devant lâimmense rideau rouge Ă un rythme accĂ©lĂ©rĂ© : interview, chansons, sketches, en prologue du grand film prĂ©vu aprĂšs minuit.
Il me reste deux souvenirs assez diffus, alors pourquoi les Ă©voquer ?
Patience. Dâabord, la prestation du fantaisiste, chanteur, comĂ©dien Jean BretonniĂšre. TrĂšs douĂ©, il passe en souplesse du rĂ©pertoire dâopĂ©ra aux bluettes de lâĂ©poque, telle Ma petite folie reprise par Line Renaud. Avec son Ă©pouse GeneviĂšve Kervine, ils forment un couple charmant. Les voilĂ totalement tombĂ©s dans lâoubli. Salut les fantĂŽmes ! BĂ©caud est-il venu ? Jâai oubliĂ©.
Et puis lâimportant cette nuit lĂ , ce nâest pas la rose⊠pas mĂȘme le pâtit coquelicot puisquâil sâagit de Mouloudji. Pantalon noir, chemise blanche, col ouvert, il pourrait contenter les spectateurs grĂące Ă sa chanson fĂ©tiche, ou encore la complainte des infidĂšles, succĂšs assurĂ©. Ce sera sobrement devant une salle soudain attentive le dĂ©serteur, le pamphlet de Boris Vian contre la guerre. Dien Bien Phu est encore proche, et en AlgĂ©rie dĂ©jĂ , assassinats, rĂ©pression
Monsieur le PrĂ©sident, Je vous fais une lettre, Que vous lirez peut-ĂȘtre Si vous avez le temps, Je viens de recevoir Mes papiers militaires Pour partir Ă la guerre
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Avant mercredi soir Le Président est-il au Gaumont ? Il est élu depuis peu. Pour
inaugurer des chrysanthĂšmes ânous sommes sous la IVĂšme RĂ©publique-, il sâagit de RenĂ© Coty. Le message de Mouloudji restera illisible pour moi. Insouciance, absence de culture politique, ignorance totale de ce que signifie un enrĂŽlement militaire et ses consĂ©quencesâŠ
La chanson sera bientĂŽt censurĂ©e, et pour trĂšs longtemps. LâinterprĂšte aura bien du mal Ă faire rebondir sa carriĂšre.
Quant Ă moi, je vais bientĂŽt recevoir mes papiers militairesâŠ
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clignotants Ă la gloire de la C.N.P. Nous dĂ©couvrons, scandalisĂ©s, quâil est rĂ©tribuĂ© sur le maigre budget des heures supplĂ©mentaires qui jusquâĂ prĂ©sent permettait lâouverture dâun guichet de caisse dâĂ©pargne les samedis aprĂšs-midi.
Le receveur ne juge que par lui : - « Je verrai avec Da Silva » - « Da Silva sâen occupera⊠» Qui a commencĂ© ? Bernard Lhoste sans doute, et puis les trois
anciennes copines de Desfeux. VoilĂ Ă point nommĂ© la pĂ©riode de dĂ©pĂŽt des fiches de vĆux. Marie-Rose demande Boulogne JaurĂšs. Madame Raoux et ses amies guignent Paris 100 Ă la Porte Saint-Cloud. Jâimite Bernard et lance Paris XV, les Perrier demandent Meudon. La fuite gĂ©nĂ©ralisĂ©e est programmĂ©e, quel gĂąchis ! Nous Ă©tions si heureux ensemble.
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Le nouveau receveur Enfin le voilà ! Il est entré dans le logement de fonction, il
arrive de Besançon Battant, bien sĂ»r, il sâagit du nouveau receveur. Il passe, rapide, affairĂ©, il a la cinquantaine, il est chauve,
avec un accent rocailleux, câest un pyrĂ©nĂ©en. Monsieur Garabey ne paraĂźt guĂšre pressĂ© de nous connaĂźtre. Tout de mĂȘme, un matin, avant lâouverture, il nous dĂ©livre son message. Nous sommes des veinards ! Nous allons profiter de sa compĂ©tence, il est un spĂ©cialiste de la C.N.P (Caisse Nationale de PrĂ©voyance). Les assurances vies, placements, rentes, etc., il en est le virtuose et il sait quâici, Ă Billancourt, il y a de lâargent Ă collecter. Nous sommes sur une vĂ©ritable terre vierge, nos chiffres actuels en produits dâassurances sont ridicules, nous allons les faire bondir ! La maniĂšre : nous dĂ©tectons les clients potentiels et les dirigeons vers la porte du receveur. Facile ! Nous allons ĂȘtre surpris par les remises, elles vont pleuvoir, mais dâabord, place Ă la publicitĂ©, Monsieur Garabey va sâen occuper, câest un spĂ©cialiste !
Mais, mais⊠Le manque de cabines, le manque de guichets, la position Inspecteur souvent en mixte, le guichet CNE promenĂ© sans cesse, lâĂ©mission trop chargĂ©e, la transmission des tĂ©lĂ©grammes, etc., etc. Le patron concĂšde. On verra tout ça, plus tard⊠Dâailleurs, les portes viennent de sâouvrir.
Dans les semaines qui suivent, lâimpression se confirme. Le nouveau receveur est indiffĂ©rent Ă tout ce qui nâest pas : assurances, emprunts, bons du trĂ©sor, etc. Et aussi, nous allons trĂšs vite le dĂ©cevoir. Nous nâavons pas le feu sacrĂ©, le rĂ©flexe CNP. Nous ne dirigeons pas la clientĂšle vers lui, notre manque dâenthousiasme est flagrant ! Le divorce va trĂšs vite ĂȘtre consommĂ©. Un nouveau personnage entre en scĂšne, il sâagit du concierge du foyer des jeunes filles PTT, situĂ© dans lâimmeuble. Monsieur Da Silva, pĂšre de famille actif et disponible apparaĂźt sans cesse, il tire des fils Ă©lectriques, fixe des enseignes, des flĂšches lumineuses, des tableaux
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Les gens de Saint Lazare Je quitte Saint Lazare le 21 mars 1955, sans surprise. Jâai reçu
ma nomination dâA.E.X non embrigadĂ© aux services ambulants du nord-est. Pour les copains, câest aussi lâĂ©parpillement. Jacky est Ă lâest, Roland rejoint les ambulants de la MĂ©diterranĂ©e, rĂ©sidence Marseille, Michel part Ă Dijon. Nous bradons en catastrophe nos nuits Ă rendre ou rĂ©cupĂ©rer, des cadeaux sont offerts, il faut savoir partir en beautĂ©. Jâai cependant conscience dâavoir Ă Ă©voquer encore quelques figures marquantes.
Dâabord Marcel, le serveur de la cantine, dont il est un peu lâattraction. Personne ne connaĂźt son nom, petit nerveux, la taille serrĂ©e dans un grand tablier bleu, des espadrilles aux pieds, il virevolte Ă toute vitesse autour de la trentaine de tables.
Les cuisines sâouvrent au fond de la longue piĂšce lumineuse, les assiettes pleines sâempilent sur ses bras, il sâĂ©lance, distribue en voltige et achĂšve sa course par une glissade dans la sciure des allĂ©es. Ă lâheure du coup de feu, il est un peu dĂ©bordĂ©, il aurait besoin dâaide. Ce quâil refuse obstinĂ©ment, car dans la poche ventrale de son tablier, tintent les piĂ©cettes jaunes de nos modestes pourboires et Marcel rebondit dĂ©jĂ avec une Ă©nergie dĂ©cuplĂ©e. Ă minuit il sera encore lĂ pour servir les casse-croĂ»tes et les cafĂ©s.
Autre pivot immuable dans ce petit monde en perpĂ©tuelle mutation, un deuxiĂšme Alfred. Celui-lĂ travaille en brigade de jour. Câest lâAimĂ© Jacquet de Saint Lazare !
Ă chaque nouvelle arrivĂ©e de personnel, il sĂ©lectionne ceux qui veulent bien faire partie de lâĂ©quipe de foot, engagĂ©e dans le championnat inter centres.
LâAlfred nâa pas le profil sportif. Dos rond, cheveux gominĂ©s et plaquĂ©s, un Ă©ternel mĂ©got aux bords des lĂšvres, le voilĂ pourtant comblĂ© par notre gĂ©nĂ©ration footballeuse : les Desailly, Albert, Cordenos, Marty MaĂźtre-Alain, Climonet ainsi que la vedette marseillaise Charly Martin lui permettent dâaligner une brillante
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Ă©quipe au stade de Pantin. La saison suivante, lâĂ©quipe sera Ă reconstruire, mais il a lâhabitude. Petit dĂ©tail, le seul plaisir que le match peut apporter aux joueurs, câest celui de gagner parfois !
Les Ă©quipements et les survĂȘtements sont inexistants, les vestiaires rudimentaires. Durant le match, lâAlfred conserve sur lui montres et portefeuilles. Au coup de sifflet final, le dĂ©crassage des mollets boueux se fait au-dessous dâun improbable filet dâeau froide, de quoi faire hĂ©risser les cheveux sur la tĂȘte des kinĂ©s actuels. Mais pour ceux qui seront debout face au casier, le plus dur est Ă venir. Jâassiste Ă quelques matchs Ă Pantin. En surplomb des terrains de lâA.S.P.T.T., par-delĂ un trĂšs haut mur, passe le boulevard pĂ©riphĂ©rique dĂ©jĂ encombrĂ©. Certains jours, les accompagnateurs sont rares. Pourtant, lĂ -haut, sur le mur, deux spectateurs crient en agitant frĂ©nĂ©tiquement leurs bras. Inlassablement. VoilĂ de vrais supporters, quel enthousiasme ! Enfin quelquâun a saisi le message. LâĂ©quipe des maillots blancs â Saint Lazare â joue depuis dix minutes avec ses douze joueurs. LâAlfred sâest mĂ©langĂ© les crayons dans la composition de son Ă©quipe. Il voulait tellement que tout le monde joue !
Ă lâopposĂ©, la derniĂšre figure Ă©voquĂ©e est sombre Ă souhait et ne cultive pas, elle, le dĂ©sintĂ©ressement. Dans les Ă©tablissements postaux des annĂ©es 50 Ă fortes concentrations de personnels, malgrĂ© la prestation de serment, les vols et malversations peuvent se produire. Ce qui va suivre est exemplaire Ă plus dâun titre.
Depuis quelques temps, des courriers disparaissent, adressĂ©s Ă monsieur le curĂ© de Lisieux, dans le Calvados. La construction de la cĂ©lĂšbre basilique, lieu dâaccueil des pĂšlerins, a nĂ©cessitĂ© des campagnes de demandes de dons, lancĂ©es dans le monde entier, et principalement en direction des Etats-Unis. Les dollars affluent. Tous nâiront pas vers leur destinataire. Bien avant mon arrivĂ©e au Centre de tri, ignorĂ©e et discrĂšte, une enquĂȘte est en cours.
Depuis des mois, une Ă©quipe rĂ©duite est attelĂ©e au problĂšme et des recoupements successifs ont permis de connaĂźtre Ă la fois le service, les potentiels suspects et enfin le prĂ©sumĂ© coupable. Il sâagit dâun agent antillais, dĂ©vorĂ© par la passion des courses de chevaux. Il est sans mĂ©fiance lorsquâun matin on lui confie une tĂąche
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« Madame Renault » Au fil du temps notre administration a produit des efforts et
rĂ©alisĂ© de gros progrĂšs en ce qui concerne lâaccueil des clients. La volontĂ© de dialoguer est lĂ , principalement en direction des entreprises.
Ce qui semble logique et naturel maintenant ne lâĂ©tait guĂšre durant mes annĂ©es dans les bureaux mixtes. Jâai en mĂ©moire un exemple prĂ©cis et exemplaire. Bien longtemps aprĂšs, lorsque jâĂ©voque Madame Renault, je ne comprends toujours pas. Bien sĂ»r ce nâest pas son nom, nous lâignorons, et pourtant elle vient chaque jour. Elle est sans doute comptable au service de paye de la RĂ©gie Renault. Ă partir de 18 heures, lorsque lâon tient le guichet Ă©mission des mandats, sa discrĂšte silhouette est anxieusement guettĂ©e dans la file dâattente.
Lorsque son tour arrive, elle dĂ©pose une Ă©paisse liasse de mandats, dissimulĂ©s sous sa capeline grise. Cela concerne le personnel malade ou en congĂ©s qui reçoit ainsi salaires ou primes. Tous ces mandats-cartes sont de sommes et droits diffĂ©rents, parfois expĂ©diĂ©s en Afrique du Nord ou en Yougoslavie. LâĂ©mission est longue et difficile. Enfin voici la minute de vĂ©ritĂ©. Il faut rĂ©clamer Ă Madame Renault une somme identique Ă celle quâelle a calculĂ© Ă lâavance, et pointer sâil y a dĂ©saccordâŠ
Tout ceci est exĂ©cutĂ© face Ă une file dâattente qui sâallonge dĂ©mesurĂ©ment, parfois les rĂ©flexions fusent, Madame Renault en essuie une partie, son visage se durcit, elle part sans un sourire, sans un merci. LâincomprĂ©hension est rĂ©ciproque, on ne lui propose aucune solution et elle sâobstine Ă venir Ă lâheure la plus chargĂ©e. Peut-ĂȘtre une maniĂšre un peu perverse, tient-elle Ă nous faire souffrir avec elle ? Des amĂ©liorations auraient pu facilement ĂȘtre mises en place : encaissement Ă lâarriĂšre, avec reçu global provisoire par exemple, mais personne ne le propose et chaque soir vers 18 heures, lâagent de lâĂ©mission devient nerveux ! Combien de mandats Madame Renault cache t-elle sous sa capeline ?
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Revenons Ă Pol RĂ©ault, empruntĂ© et gaffeur, il doit pourtant cĂ©der la place, comme les autres avant lui, face Ă lâarrivĂ©e de deux dames brigadiĂšres de la rĂ©serve dĂ©partementale. Notre guichet des affranchissements devient superbement la vitrine des recrutements postaux en Outre Mer puisque deux jeunes femmes antillaises lâoccupent. Il y a lâhumble et discrĂšte Madame Palicaud et la superbe Mademoiselle Lamain. Ses apparitions vers midi sont spectaculaires : madras, fichus bariolĂ©s, robes Ă volants, câest JosĂ©phine de Beauharnais en personne qui daigne passer Ă nos guichets. Nous observons de loin lâĂ©trange comportement des deux dames, Madame Palicaud semble au service, mieux, aux ordres de son impĂ©riale collĂšgue qui la traite presque dĂ©daigneusement et la mitraille dâordres en tous genres. Le ton est dâailleurs tout aussi catĂ©gorique Ă lâadresse des clients et de monsieur lâinspecteur !
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particuliĂšre, sur un casier vide⊠Les lettres pour Lisieux sont toutes repĂ©rĂ©es. Incapable de rĂ©sister Ă lâappĂąt, il sera facilement confondu.
Lorsque lâon connaĂźt le nombre considĂ©rable de manipulations que nĂ©cessite lâacheminement dâune lettre Ă son destinataire, la performance des enquĂȘteurs est remarquable. La profession a rĂ©ussi, sans aide extĂ©rieure, Ă Ă©liminer sa brebis galeuse. Notons que la chose fut possible grĂące Ă la probitĂ© gĂ©nĂ©rale de lâĂ©poque.
Adieu Saint Lazare, adieu lâambiance de la grande salle de tri aprĂšs minuit. Les agents de renfort dits de 17/24 sont partis, lâatmosphĂšre devient feutrĂ©e, confidentielle, la nuit sâest installĂ©e. Les bruits, les ordres sâapaisent, chacun travaille enfermĂ© dans le halo de sa lampe, les cadences ne baissent pas, avec des gestes dâautomate, lâesprit sâĂ©vade. Mais voilĂ que lâinspecteur pousse une nouvelle roulante, des lettres, des lettres, des rangĂ©es de lettres encore et encore. Dans les travĂ©es, lâĂ©ternelle plaisanterie circule :
- « Mais laissez-nous donc dormir ! » Et encore beaucoup plus tard, dĂšs lâapparition des premiĂšres
lueurs de lâaube, ce cri maison traditionnel et triomphant : - « Le jour se lĂšve ! » Oui, lâaube arrive, elle va nous libĂ©rer. Certains piĂ©tinent
depuis 20 heure hier soir sur quelques centimÚtres carrés de dallage : les chevilles douloureuses, les jambes lourdes, les yeux rougis.
Lâheure de la fermeture gĂ©nĂ©rale de la Seine et Oise arrive. Ce sera lâultime ballet des chefs !
Ils se font pressants, enjÎleurs, oublient leur dignité, courent tels des écureuils à travers les travées pour répartir les derniÚres demi rangées, les poignées finales de lettres.
- « Allez, câest la fin, sauvez-moi çà ! » Sur les cĂŽtes, la fermeture est tendue, les fonds de casier sont
glissés à la sauvette dans les sacs. Déjà , les manutentionnaires rùlent :
- « Le transbord nâacceptera pas les dĂ©pĂȘches trop lourdes⊠»
Il faut dédoubler en catastrophe.
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Enfin, le dernier monte-charge referme ses portes. La fiÚvre est retombée. La fatigue est là .
Le jour se lÚve ! Voilà de quoi rassurer les plus fatigués mais à Saint Lazare,
chaque matin, le signal de la dĂ©livrance prochaine survient de maniĂšre singuliĂšre ! Tel un mĂ©tronome, Ă 5h45 prĂ©cise, la crĂ©ature du jour fait irruption chez les blouses grises, dans le monde de la nuit. Petite, ĂągĂ©e, grincheuse, menue forme bleue, chaussĂ©e de bottes en caoutchouc, elle dĂ©pose bruyamment ses seaux et balais Ă notre porte, saluĂ©e immanquablement par les vivats de la jeunesse trieuse. Le chef a compris. Le bruit retentissant du seau sur le carrelage marque la fin du labeur, il ne peut que sây soustraire.
Moins inattendue mais tout aussi efficace, quelques annĂ©es plus tard au centre de tri de la gare du nord, ce sera lâannonce :
- « Messieurs, la pause est terminĂ©e ! » Câest la voix de monsieur lâinspecteur qui, venu boire un cafĂ©
Ă la cantine, tapote simplement avec sa petite cuillĂšre sur les bords du verre. On ne peut discuter avec une petite cuillĂšre !
Ă Saint Lazare, au chantier Seine et Oise, toute la nuit est orchestrĂ©e par lâincessant ballet des titulaires de cĂŽtĂ©s qui passent ramasser leur case.
VoilĂ Maurice Albert, le sĂ©dĂ©locien. Son secteur est lâun des plus chargĂ©s, on y trouve par exemple Sevran et Kodak, Sarcelles, Livry-Gargan, Gonesse, Goussainville, etc., des banlieues explosives. Souple et preste, il effectue sa rĂ©colte derriĂšre chaque trieur, les lettres sâempilent par milliers le long de son bras. Tel un danseur, il repart. Nous savons tous dĂ©placer des quantitĂ©s de plis maintenus solidement dans le creux de nos bras, comme sâil sâagissait de bĂ©bĂ©s.
AprĂšs minuit, câest aussi le moment oĂč lâHercule Le Bigot et ses aides sâaccordent un peu de repos. Ils composent lâĂ©quipe de lâensachement de journaux, travail de force oĂč Jean y rayonne Ă lâannĂ©e. Breton, visage aux traits burinĂ©s, il est puissant, les Ă©paules musculeuses. Il fume la pipe et porte un maillot noir, accentuant ainsi trĂšs volontiers son allure de pirate. Son existence est scindĂ©e en deux
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Ă©normes commandes de timbres, il est imprĂ©gnĂ© de sa puissance commerciale et financiĂšre. Il vĂ©rifie Ă peine les planches et carnets reçus. Les postiers : du menu fretin pour ce commerçant prospĂšre. Pourtant, il va proposer Ă trois garçons du bureau de venir travailler chez lui le dimanche matin dans son Ă©tablissement de la place Nationale. Le marchĂ© est vite conclu, la rĂ©munĂ©ration est consistante. VoilĂ les postiers transformĂ©s en agent du PMU. Enregistrement de mises sur le tiercĂ© et autres courses, la communautĂ© nord africaine aime le jeu. Et le miracle se produit : les mĂȘmes visages impassibles ou grognons rencontrĂ©s en semaine dans les files dâattente deviennent de bonnes figures dĂ©tendues, joyeuses et amicales le dimanche au PMU. Et les pourboires, inconnus Ă nos guichets, tombent comme Ă Gravelotte. Important, le changement de cadreâŠ
Et que penser de cette rĂ©gularisation de mandat, tentĂ©e au domicile du destinataire ? Le titre a Ă©tĂ© touchĂ©, mais non acquittĂ© au dos, Madame Raoux est la responsable de cette petite omission, elle ne supporte pas que la rectification traĂźne en longueur. Le destinataire, Chaouch Mohamed, a Ă©tĂ© plusieurs fois convoquĂ©. Sans doute mĂ©fiant, il ne vient pas. Marie-Jeanne nây tient plus, cet aprĂšs-midi avant le retour de 16 heures avec Bernard et Jacques, ils partiront Ă la recherche de Chaouch.
La guerre dâAlgĂ©rie se termine, ce quartier de Billancourt est majoritairement habitĂ© par les travailleurs nord africains de Renault.
Chaouch nâest pas lĂ . On le retrouvera, peut-ĂȘtre⊠chez le coiffeur, Ă deux pas dâici. Il pleut, les deux garçons sont en impermĂ©able sombre, les cols relevĂ©s, ils entrebĂąillent la porte de
lâĂ©choppe et depuis le seuil, demandent Ă voir Chaouch Mohamed. Les clients, tous nord-africains, le barbier le rasoir Ă la main, se transforment soudain en statue de sel, la pendule, les mouches, plus rien ne bouge, le silence est total. DerriĂšre, Madame Raoux ne comprend rien, et veut voir. Son visage paisible apparaĂźt entre les deux inquiĂ©tants inquisiteurs. Elle explique :
- « Câest la poste ! On cherche Chaouch Mohamed ! » La poste ! Ah, le mot magique. Le bras et le rasoir retombent, la
pendule redémarre, les mouches bourdonnent de nouveau. Chaouch, bien sûr on va le retrouver, dans cinq minutes il sera là .
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dâassaut du wagon de mĂ©tro ou lâautobus ratĂ© de quelques secondes. Revenons Ă PĂŽl RĂ©ault, je suis Ă quelques mĂštres de lui, au
guichet financier : mandats payĂ©s, bons du trĂ©sor, pensions, etc., je ne rigole pas. Avant dix huit heures, jâavise dans la longue file qui progresse vers le guichet des affranchissements un habituĂ© du bureau, une personne aimable et discrĂšte. Il apporte un Ă©norme colis et manifestement hors norme. Si jâavais le temps, je lâavertirais, mais⊠Plus tard PĂŽl et le colis sont derriĂšre moi :
- « Je ne peux pas le peser, il ne tient pas sur la balance. Comment je fais ? »
Je me revois lâannĂ©e derniĂšre, jâĂ©tais sans doute aussi gauche. - « Le total des trois dimensions, tu y penses, il est trop
grand. » Il repart, enchantĂ©, voilĂ un client qui sera vite expĂ©diĂ©. 18h30. La salle ne dĂ©semplit pas, jâaperçois le gros colis qui
repasse. Il a bien maigri. PÎl revient aussi : - « Il tient sur la balance le paquet mais il pÚse 3 kg 500 ! »
- « Voyons, tu sais bien, câest 3 kgs maximum. » La fermeture approche, les files dâattente tarissent lentement,
le client est encore lĂ , sa soirĂ©e est sacrifiĂ©e Ă lâenvoi de ce satanĂ© paquet. Cette fois câest un RĂ©ault presque euphorique qui ne vient que pour une ultime confirmation :
- « Il pĂšse juste 3 kgs, ça va maintenant ? » Je mâapprĂȘte Ă acquiescer et tĂąte machinalement lâenvoi.
Lâadresse me saute aux yeux. : - « Il est pour la Suisse ! En petit paquet seulement, et
maximum 1 kg ! » Jâai ma propre caisse Ă rendre, je nâai pas le temps dâavoir
honte ! Le client au paquet, homme sympathique, nâa pas criĂ© vengeance, cependant si certains usagers ne nous portent pas dans leur cĆur, dâautres parfois nous rĂ©confortent, par une attitude, un mot.
Comment interpréter par exemple, la curieuse démarche du propriétaire du plus important café tabac PMU de Billancourt ?
Lorsque, cigare odorant à la bouche, il dépose vers nous ses
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parties, lâune sombre, Ă lâimage des nuits passĂ©es Ă la poste de Paris Saint Lazare et lâautre de lumiĂšre, couleur bleu ocĂ©an. Car dĂšs quâil a acquis un petit pactole suffisant grĂące aux nuits de remplacement, il sâĂ©vade dans sa Bretagne pour embarquer sur un bateau de pĂȘche.
Je ne fais pas partie de son cercle dâadmirateurs, voire de disciples, mais je sais que Le Bigot concrĂ©tise Ă sa maniĂšre les rĂȘves de ses compatriotes, déçus et impatients de ne pouvoir rejoindre avant longtemps leur terre natale. Ă leurs yeux il est lâexemple, la solution, la rĂ©fĂ©rence. Ă ses cĂŽtĂ©s il est plus souvent question de la chute du cours du merlan Ă Douarnenez et des dimensions de la maille des filets de pĂȘche que de rĂ©glementation postale.
Chaque nuit, sur la tĂŽle brillante de la table dâouverture, le pirate et ses acolytes soulĂšvent des tonnes de journaux et imprimĂ©s, sectionnent des kilomĂštres de ficelles et projettent inlassablement les liasses de presse dans toutes les directions. Dans lâodeur chaude des encres dâimprimerie, Jean le Bigot est heureux. Il entretient ses muscles pour la prochaine campagne de pĂȘche au cabillaud. Mais le pĂȘcheur postier nâest pas le seul Ă Ă©pouser les horaires contraignants des services de tri.
Dans le minuscule bistrot adossĂ© au flanc du monstre Saint Lazare, tel lâoiseau pic-bĆuf au dos du rhinocĂ©ros, le patron et sa famille travaillent, dorment, vivent eux aussi au rythme de lâacheminement du courrier. Ils font la brigade !
Aux premiĂšres heures du matin, le patron dĂ©bute seul : cafĂ©s, petits blancs et rhums sont servis Ă la demande des chargeurs, livreurs, chauffeurs de presse etc. Câest quâen hiver le froid est terrible sur le bitume des quais. Autour de 6 heures, câest la relĂšve nuit/jour, les changements de brigade, câest lâheure des croissants et des petits dĂ©jeuners, et si peu de temps avant les pauses de 9 heures, le percolateur sâessouffle !
Ă midi, quelle folie ! Dans la minuscule arriĂšre-cuisine, on y rĂ©ussit les grillades, les sandwichs, les Ćufs au plat. La patronne et la serveuse ne suffisent plus pour la dĂ©ferlante des cafĂ©s calva, la piste de 4/21, les jeux, les cartes. La boutique ne dĂ©semplit jamais. Ces quelques mĂštres carrĂ©s rue de Berne, composĂ©s seulement de cinq tables et banquettes de moleskine sont devenus une
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vĂ©ritable annexe postale. De lâor au bar pour les propriĂ©taires ! Le patron, aveyronnais ou cantalou, nâa pas hĂ©sitĂ© Ă faire venir en renfort sa jeune niĂšce, jolie brune au rire Ă©clatant. Ăclatants aussi les bĂ©nĂ©fices du tonton qui rĂȘve dĂ©jĂ plus grand, et moins dur ! Le centre de tri en cette annĂ©e 1955 est dĂ©pourvu de foyer. Il est Ă©vident que ce petit cafĂ©, lieu dâaccueil et de dĂ©tente, point de rendez-vous naturel pour tous ces garçons sans famille, compense sans aucun doute ce manque.
Ultime flash, la pĂ©riode de dĂ©but dâannĂ©e. La folie sâinstalle. Les temps et les coutumes ont changĂ©, mais dans les annĂ©es 50, les Français ne manquaient pas de se souhaiter mutuellement et par Ă©crit des vĆux de bonheur. Comment le bureau rĂ©ussit-il Ă absorber ces quantitĂ©s prodigieuses de petits formats, ces cartes de vĆux que lâon appelle mignonnettes ?
Lâeffort me paraĂźt remarquable pour faire face Ă cette invasion. Bien sĂ»r il y a les nuits payĂ©es, les californies, etc.
Les mignonnettes sont empilĂ©es sur les chariots Ă tube utilisĂ©s pour le transport des sacs. Elles sont alignĂ©es en longues rangĂ©es puis recouvertes dâun lit de sacs postaux. On empile une nouvelle couche, puis dâautres, jusquâĂ ce que le chariot complet soit datĂ©, numĂ©rotĂ©. Et on recommence. Câest effarant ce prodigieux effort pour acheminer ces montagnes de bons sentiments. Aujourdâhui on ne peut que faire le constat dâun trafic, et dâune recette donc, qui a inexorablement dĂ©sertĂ© la poste pour les tĂ©lĂ©communications.
Adieu Saint Lazare !
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dĂ©saccord avec les nombres de mots taxĂ©s. Je suis tĂ©moin de lâincident qui va prĂ©cipiter son renoncement. Une rĂ©ceptionniste peu patiente, une peronelle vient de bousculer verbalement monsieur Mulot, il est cramoisi, il tremble de colĂšre et rĂ©pond Ă lâinsolente :
- « Je ne te permets pas ! Je pourrais ĂȘtre ton pĂšre, je suis un ancien combattant ! »
Câest la goutte dâeau quiâŠLe vieux monsieur nâa pas lâhabitude dâĂȘtre traitĂ© de cette maniĂšre aussi dĂ©sinvolte, il Ă©tait peut-ĂȘtre Ă Verdun, il se drape dans sa dignitĂ© et nous quitte, sans un au revoir mais de cela, nous avons lâhabitude.
Pour une fois, lâhistoire se termine bien, une dame plus jeune prend la suite, elle est efficace et discrĂšte, mais pas prĂ©sente toute la journĂ©e. Arrivent ensemble deux jeunes agents dâexploitation, forcĂ©ment issus dâun cours de formation accĂ©lĂ©rĂ©e. Apparemment notre bureau ne tente personne, mais il y aura un jour lâexception ! Les deux gaillards sont trĂšs diffĂ©rents.
Il y a ce jeune footballeur de la rĂ©gion lyonnaise, large dâĂ©paules, calme, rĂ©flĂ©chi, il apprend vite, il est si lisse, je nâai pas retenu son nom. Aucune chance dâoublier le second, RĂ©ault PĂŽl, il est breton, pĂąle, le cheveu en bataille, il a lâaspect dâun pierrot farinĂ©, naĂŻf et mal rĂ©veillĂ©, un brin cafouilleur il semble sans cesse dĂ©couvrir ce quâil est dĂ©jĂ censĂ© connaĂźtre. Dormait-il au centre dâinstruction ? Il pose mille questions, je lui dois lâune de ces anecdotes qui font ma joie, mais câest aussi lâexemple parfait de ce quâil ne faut pas faire subir au client.
Nous sommes dans lâun de ces aprĂšs-midi de folie oĂč des conjonctions nĂ©fastes, Ă©chĂ©ances de payements, veilles de fĂȘte, font exploser les chiffres habituels de frĂ©quentation. En ces jours particuliers, nous savons quâil nây a aucun secours Ă attendre, collĂšgues des autres guichets, inspecteur, bureau dâordre, nous sommes tous dans le mĂȘme bain, le salut nâarrivera quâĂ lâultime fermeture de la porte dâentrĂ©e. Pourtant cĂŽtĂ© salle, lâatmosphĂšre est diffĂ©rente, les rĂ©criminations sont rares, il y a de la comprĂ©hension chez ceux qui patientent. Pour ces travailleurs, lâattente Ă la poste fait partie des difficultĂ©s de leur quotidien, au mĂȘme titre que la prise
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Le mouvement perpĂ©tuel Le tourniquet des dĂ©parts et arrivĂ©es sâaccĂ©lĂšre. Monsieur
Bernard quitte le bureau et la poste, dâune maniĂšre Ă©trange. Simplement, un matin il nâest plus lĂ . Aucun adieu, pas de souhaits ni discours. JâespĂšre quâil a passĂ© une bonne retraite !
Durant les annĂ©es 80, dans un centre de tri automatique de province, jâai connu un garçon qui, aprĂšs son dernier jour dâactivitĂ©, est venu durant la nuit dĂ©mĂ©nager son vestiaire et les tiroirs de son bureau.
Un jeune inspecteur frais Ă©moulu du centre dâinstruction va assurer lâintĂ©rim. Sa famille est restĂ©e Ă Macon, il dĂ©bute, rien ne lui sera facile. Il est appliquĂ©, patient, courageux et gentil. Comme au football, il va se fondre dans le collectif. Cependant, il est surpris par les mauvaises conditions de travail et le manque dâeffectifs. RĂ©vĂ©lateur Ă Boulogne Sud, la transmission des tĂ©lĂ©grammes. Sans que cela fasse partie de ses attributions, un jeune manutentionnaire trĂšs efficace les transmet par tĂ©lĂ©phone durant ses heures de prĂ©sence Ă lâarriĂšre. Câest le fameux A comme Anatole, B comme Berthe, C comme Camille et bien sĂ»r Z comme ZoĂ©.
Las. VoilĂ notre Jean-Pierre qui retourne dans ses CĂ©vennes natales, son poste nâest pas comblĂ©. Le personnel du bureau ne se rebelle pas, il nây a pas dâinterlocuteur. Le cĂ©lĂšbre
- « Vous verrez ça avec mon successeur » prend tout son relief.
AprĂšs les transmissions en voltige des gens des guichets aux premiĂšres heures de la matinĂ©e, lâinspecteur prend la relĂšve. Parfois Ă midi sa propre tĂąche nâest pas commencĂ©e. Un avis est passĂ© en mairie pour un poste de quelques heures quotidiennes, les candidats ne se bousculent guĂšre. Heureuse Ă©poque ! Enfin un petit bonhomme ĂągĂ© se manifeste. Monsieur Mulot va sâaccoutumer difficilement. Sa hantise, câest la transmission des textes des tĂ©lĂ©grammes, il est Ă la torture lorsque les dames des tĂ©lĂ©grammes tĂ©lĂ©phonĂ©s sont en
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Sédentaire. Mon passage à la ligne du Nord sera de courte durée, trois
mois environ, lâarmĂ©e mâattend. Je suis un jeune sĂ©dentaire, appellation rĂ©glementaire qui
paraĂźt contradictoire avec la fonction. Selon le Petit Robert, sĂ©dentaire est Ă lâopposĂ© de mobile ou encore nâentraĂźne aucun dĂ©placement. Câest pourtant bien le contraire qui mâest promis, je dois remplacer des gens absents sur les services ambulants du rĂ©seau Paris-Nord ! Je vais donc beaucoup bouger. Mon patron sâappelle monsieur Brenot, il ventile ce petit monde de sĂ©dentaires afin de palier aux maladies ou absences pour congĂ©s des personnels ambulants embrigadĂ©s. Chaque soir, vers 19 heures, nous apprenons nos embarquements Ă©ventuels :
âą Paris Ă Lille 2 âą Paris Ă Dunkerque 2 âą Paris Ă Valenciennes 2 âą Paris Ă Bruxelles âą Paris Ă Tergnier Si aucune absence nâest signalĂ©e, nous travaillons en renfort
Ă quai ou dans les Ă©tages du Centre de tri. Les sĂ©dentaires chevronnĂ©s ne redoutent pas cette vie instable. Selon le jargon du mĂ©tier, ils sont sur un X. Il sâagit dâun remplacement dont on ne connaĂźt pas la fin. Bien sĂ»r on mâavertit, monsieur Brenot apprĂ©cie les attitudes conciliantes, les dĂ©parts en voltige acceptĂ©s au dernier moment, les dimanches soirs. Il sait renvoyer lâascenseur et vous laisser sur un X. par exemple. Je nâai pas le temps dâapprĂ©cier la comprĂ©hension de notre responsable, jâai tout juste celui de faire quelques voyages sur le train-poste du Nord, Ă Lille, et deux ou trois autres sur Paris/Bruxelles. Cet ambulant sera supprimĂ© durant le temps de mon absence militaire, mais je tiens Ă en parler, tant ces quelques nuits passĂ©es sur Bruxelles furent surrĂ©alistes.
Sur le wagon poste, un inspecteur, deux agents, un chargeur.
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Jâignore tout du travail Ă effectuer. Il sâagit de courrier international. Ici tout est diffĂ©rent : les sacs, les colliers, les Ă©tiquettes, les adresses, le tri, les destinations, etc. On ne mâadresse pas la parole, le collĂšgue masque des sacs, câest-Ă -dire quâil modifie leur destination, sans les travailler. Nous roulons durant des heures, les sacs sâentassent partout, je suis dĂ©semparĂ©. Le jour se lĂšve, voilĂ Bruxelles, les postiers belges nettoient notre chargement, nous couchons au wagon. Lâinspecteur mâapprend Ă confectionner mon lit avec des sacs postaux. Lâaventure commence !
Pendant toute la matinĂ©e notre chambre roulante est tractĂ©e, lancĂ©e, tamponnĂ©e au grĂ© des aiguillages de la gare de Bruxelles midi. Les locomotives crachent, sifflent, les hauts parleurs sâinterpellent. BientĂŽt le soleil frappe nos tĂŽles, implacable. Ă lâintĂ©rieur du wagon rĂšgne une chaleur Ă©pouvantable. On me secoue, jâai la tĂȘte en feu, il faut vite descendre sinon nous irons trĂšs loin sur une voie de garage. Vers 14 heures je dĂ©guste le cafĂ© au lait avec les cheminots puis tout au long dâune interminable aprĂšs-midi je dĂ©ambule seul dans le centre de la capitale Belge. Le supplice reprend sur le trajet du retour. Jâai la sensation dâĂȘtre inutile. Celui qui mâaccompagne nâest pas dĂ©sagrĂ©able, mais, je lâapprendrai plus tard, est rĂ©putĂ© pour son mutisme absolu.
Mais comme mes jours civils, mes voyages sont désormais comptés.
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avec un naturel parfait. Lucette vole, bourdonne, vibrionne autour et au profit de Jacques, jeune seigneur souriant et dĂ©bonnaire qui accepte avec flegme et simplicitĂ© ces continuelles dĂ©monstrations dâadoration. Parfois, un petit nuage obscurcit leur azur, les nĂ©cessitĂ©s du service les obligent Ă se sĂ©parer durant quelques heures. Lucette est loin de Jacques, elle travaille avec nous ce matin, soudain nous la voyons Ă©crire fĂ©brilement⊠A midi lorsquâils se croiseront sans doute, Jacques va adorer la fugitive pensĂ©e amoureuse qui vient de la traverser et quâelle consigne hĂątivement entre deux clients.
Enfin la voici ! Il a fallu lâattendre cette fois encore, cela nâĂ©tonne plus, elle avait oubliĂ© mille choses capitales. Tout de mĂȘme, elle est lĂ Berthe ou Bertha, ou Bertie, et mĂȘme Bertoune les jours dâaffection, parce quâon lâaime Berthe ! Grande, trĂšs grande, elle complexe. Mince, trop mince, elle complexe encore. Brune, provençale et un brin languissante, elle rĂšgne au bureau dâordre, une appellation pompeuse pour ce vestibule encombrĂ© qui prĂ©cĂšde le bureau du receveur. Berthe sert les registres comptables, traite le courrier dâarrivĂ©e, ventile, enregistre les timbres, bons du trĂ©sor, emprunts, reçoit les versements, etc. Elle travaille en horaires mixtes, matinĂ©es et soirĂ©es. On peut la voir comme une mĂ©ridionale rieuse, prompte Ă plaisanter. En rĂ©alitĂ©, elle cultive un certain mal de vivre.
DĂ©jĂ les annĂ©es tournent, elle hĂ©site, elle cherche un sens Ă son existence. Bien sĂ»r, elle regrette son midi, son soleil, sa ville natale. Depuis longtemps, elle a dĂ©posĂ© des fiches de vĆux. Mais tient-elle vraiment Ă repartir vers des neveux, ou une mĂšre dominatrice ? Ici elle est libre, protĂ©gĂ©e dans le cocon du bureau dâordre avec un patron qui lui pardonne ses petites Ă©tourderies.
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de la baie dâAudierne. Elle a suivi son mari ouvrier de Renault Ă Billancourt. Le couple vit sans enfant et attend sagement un hypothĂ©tique retour au pays, grĂące Ă des implantations dâusines automobiles dans lâouest de la France.
ExpĂ©rimentĂ©e, sage et modeste, Marie-Jeanne sait Ă©couter les confidences, les rĂȘves de ses jeunes collĂšgues des deux sexes, ce qui donne un peu de folie Ă son existence feutrĂ©e. Elle recueille, conseille, pondĂšre dans les domaines les plus variĂ©s, la poste, le mĂ©nage, la cuisine ou le courrier du cĆur. Pour elle, ce lundi matin commence un exercice pĂ©rilleux. Il lui faut, tout en reconnaissant ses fonds et timbres Ă toute vitesse, donner quelques conseils culinaires Ă Lucette, toute jeune mariĂ©e, mais encore enregistrer le prĂ©nom du nouveau flirt de Marie-Rose, voilĂ qui peut servir durant cette semaine..
Marie-Jeanne, câest aussi la courte mĂ©moire du bureau. Boulogne Billancourt Sud nâa pas de passĂ©. Auparavant il y avait Desfeux, mais personne ne veut en parler, il reste trois rescapĂ©es et monsieur le receveur. Au-dessus de Marie Jeanne plane la crainte de prĂȘter le flanc aux critiques. Elle rend un travail irrĂ©prochable, elle est sans cesse soucieuse de venir en aide Ă ses jeunes collĂšgues dont je fais partie. Cependant, elle est vite inquiĂšte et perturbĂ©e par la hantise de lâerreur pour elle ou pour les autres. Alors les grands yeux sâaffolent. Que vont penser dâelle lâinspecteur et le receveur ?
Les soirs de journĂ©es tendues, lorsque les millions ont dĂ©filĂ© entre ses mains, que la salle est enfin vide, la bretonne fait appel au ciel avant dâattaquer ses comptes. Croyance sincĂšre ou superstition, comme nos modernes footballeurs sud amĂ©ricains pĂ©nĂ©trant sur le terrain, elle se signe et implore sa patronne :
- « Sainte Anne dâAuray, faites que je sois juste ce soir ! » Et ça marche ! Alors Boulogne au prĂ©sent, câest nous ! Marie-Rose, Bernard,
Yves, Lambourieux, Marie-Jeanne, les Perrier, Berthe et quelques autres encore.
Les Perrier, Lucette et Jacques. Ils ressemblent aux petits amoureux de Peynet. Sans cesse elle pense Ă lui, ne vit que pour lui, qui reçoit ses marques infinies dâaffection et dâamour
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LâARMEE
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Tout semble les opposer. Chien et chat, feu et eau, rigueur face Ă la souplesse, stricte application de la rĂšgle contre scepticisme et insouciance. Il la sait lĂ©galiste, respectueuse des interdits et affiche, en façade, dĂ©dain et dĂ©sinvolture pour lâordre. AssurĂ© du rĂ©sultat, tel un matador, il plante ses banderilles. Elle se cabre et rĂ©plique vigoureusement, mais ça aussi, il aime ! Ce soir, elle distille des remarques patiemment recueillies et dĂ©nonce :
- « Ce Bernard, il fait nâimporte quoi ! Pour faire lâappoint, il accepte les tickets de mĂ©tro, les timbres, et mĂȘme pire⊠il fait des cadeaux aux clients. Surtout aux clientes ! »
Elle lâimite : - « Laissez Madame, vous me devrez⊠Vous me donnerez la
prochaine fois ! Quelle honte, il se croit à la boulangerie ! » Ainsi elle a remarqué son manÚge. Il est aux anges. Leur
confrontation a dĂ©butĂ© bien avant mon arrivĂ©e. Face Ă son intransigeance, il feint un dĂ©tachement plus fabriquĂ© que rĂ©el, ainsi rĂ©ussit-il souvent Ă la faire sortir de ses gonds. Existe t-il un contentieux affectif entre eux ? Il adore, Ă la cantonade, lui dĂ©clarer sa flamme : ils sont faits lâun pour lâautre, destinĂ©s Ă sâaimer. Elle rĂ©siste mais câest inĂ©luctable, elle va tomber dans ses bras ! Il est prĂȘt, pourquoi rĂ©sister ?
Placide, elle Ă©coute : - « Chante, beau merle, cause toujours mon mignon⊠» Parfois les noms dâoiseaux pleuvent : - « Grand sifflet, grand serin ! Ne te fatigue pas ! Jamais,
jamais ! » Les belles tirades se lancent le plus souvent dans la salle
arriÚre et dans la bonne humeur générale, les témoins apprécient le rituel. Marie-Rose serait sans doute déçue si le jeu cessait et Bernard bien interdit si elle lui disait :
- « chiche ! » Vers treize heures, réconciliés, ils partent avec les autres
célibataires du bureau déjeuner à la cantine Jasmin. A tour de rÎle, les duettistes et les autres viennent confier
leurs Ă©tats dâĂąme auprĂšs de madame Raoux. Marie-Jeanne Raoux est une belle personne brune aux yeux magnifiques, bretonne
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gaillard est dotĂ© dâun grand flair et dâun sens aigu du nĂ©goce. Au printemps 1965, il sâenvole pour lâU.R.S.S. Il est de
gauche et, autant par goĂ»t du tourisme que par curiositĂ© naturelle, il veut voir. Des semaines Ă lâavance, il se dĂ©lecte du chocolat quâil ira boire au cafĂ© Pouchkine. La chanson de BĂ©caud, Nathalie, fait rage. De retour, il raconte sa sortie homĂ©rique de lâavion Ă Orly, en pantoufles et trĂšs petite tenue. Il a Ă©changĂ© Ă Moscou la totalitĂ© de ses vĂȘtements, chaussures, objets de toilette pour rapporter des icĂŽnes ! Bien sĂ»r, ce nâest pas trĂšs noble, mais le rĂ©gime soviĂ©tique est encore en place. Incapable de rĂ©sister Ă lâattrait de lâĂ©change, du troc, Ă la gourmandise de lâachat, au plaisir dâacquĂ©rir pour revendre, il a pris des risques.
Chaque soir, les portes fermĂ©es malgrĂ© lâurgence des travaux de reddition des comptes, les gens du guichet dĂ©gustent le plaisir fugitif de possĂ©der le lieu pour eux seuls. Ils Ă©taient totalement tournĂ©s vers les clients, les voilĂ rĂ©unis. Instants courts, rares, et prĂ©cieux.
Les incidents marquants ressurgissent. On bavarde briĂšvement. Demain, mini Ă©vĂ©nement, les positions habituelles de travail sont bousculĂ©es et surtout, Marie-Rose quitte lâĂ©mission ! Elle hĂ©rite du guichet central : les articles dâargent, le payement des mandats, etc.
Bernard exulte. Il tient son sujet et commente avec gourmandise :
- « Attention, il va y avoir du sport ! Les passeports pĂ©rimĂ©s : refusĂ©s ! Les cartes dâidentitĂ© non signĂ©es : rejetĂ©es ! Les signatures diffĂ©rentes : non valables ! »
Il force le trait, dĂ©lire franchement. SĂ»r de ses effets, il imagine dĂšs demain des files craintives de clients, militairement alignĂ©es, les coiffures retirĂ©es, les piĂšces dâidentitĂ© prĂ©sentĂ©es dâune main tremblante, sous les ordres dâune Marie-Rose impĂ©rieuse⊠!
Il adore faire son numĂ©ro. Furieuse, elle rĂ©plique : - « Tu peux parler, tu payes avec nâimporte quoi ! » Douloureuse, elle nous prend Ă tĂ©moin : - « Je lâai vu hier, il a acceptĂ© comme piĂšce dâidentité⊠une
carte de pĂȘche ! »
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Ottersweier. 16 juin 1955. Câest lâĂ©tĂ©, il sâannonce superbe. Voyageurs
aux bagages lĂ©gers, nous encombrons la salle dâattente de la gare de Dijon. Nous ne pouvons nous ignorer, tous munis dâun titre militaire identique de transport.
Déjà , un sous-officier procÚde au premier appel : - « Présent ! » Oui, contraint et forcé. Un garçon tranche par son élégance
vestimentaire : costume gris clair, chemise blanche, cravate, cigarette blonde aux lĂšvres, il tente de consoler une fille accrochĂ©e Ă lui. Nous embarquons pour Besançon, leur sĂ©paration est spectaculaire. Il se nomme Dantin et durant la longue fin de journĂ©e, dans une caserne de transit, il entretient une petite cour autour de lui. Câest un ouvrier plombier qui se montre intarissable sur ses sorties dans les bars et dancings de Dijon tels la Rotonde ou le Triomphe.
Le voyage reprend durant la nuit, dâabord le train puis le passage de la frontiĂšre, enfin les camions, nous appartenons aux forces françaises en Allemagne, les F.F.A. Au petit matin nous dĂ©barquons dans un camp plutĂŽt rustique formĂ© de baraquements de bois, trĂšs bas, une sorte de ranch. Le lieu se nomme Ottersweier, province du Bade-Wurtemberg situĂ© Ă environ cinquante kilomĂštres au nord-est de Strasbourg. AprĂšs la dĂ©pose de nos valises et un alignement frileux, nous recevons dĂ©jĂ lâaccueil musclĂ© du maĂźtre des lieux qui se prĂ©sente virilement :
- « Je suis le Lieutenant Raquet et ici⊠Staline, câest moi ! » (sic) La suite est du mĂȘme tonneau, nous allons devoir marcher
droit. Cette dérive verbale ne correspond cependant pas au personnage. Raquet-Staline se révÚlera plutÎt bon bougre et
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ne sĂ©vira que rarement. Il a gagnĂ© ses galons durant la bataille dâItalie, prĂ©cisĂ©ment Ă MontĂ©-Cassino. Il sâennuie ferme dans ce centre dâinstruction pour jeunes recrues.
Au rĂ©fectoire, sur des tables encore poisseuses, nous rĂ©pondrons Ă des questionnaires et Ă une sĂ©rie de tests. TrĂšs vite ceux qui nous encadrent se penchent, se concertent Ă voix basse au-dessus de certaines tĂȘtes. Dantin est du lot. Ă la sortie, le secret est percĂ©. Notre groupe de soixante appelĂ©s recĂšle six illettrĂ©s. Câest Ă©norme. Nos professions se rĂ©vĂšlent modestes : un chimiste, un instituteur, deux cuisiniers, quatre employĂ©s chez Schneider au Creusot, deux postiers, un mineur, un restaurateur, quelques chauffeurs et une majoritĂ© dâagriculteurs, presque tous originaires de SaĂŽne et Loire.
Lâincorporation sâeffectue sans hĂąte, nous recevons nos paquetages, tenues, chaussures, casques, fusils, et nous dĂ©filons vers le mĂ©decin major ou le coiffeur. Nous apprenons notre appartenance Ă un service, les essences, qui nâest pas une arme, comme lâinfanterie ou lâartillerie⊠AprĂšs le centre dâinstruction nous rejoindrons nos compagnies respectives dans dâautres zones dâAllemagne. Une question me taraude. Pourquoi ne suis-je pas versĂ© Ă la poste aux armĂ©es, moi le postier ?
Au cours dâune attente, soudain le haut parleur du camp crache mon nom, je suis appelĂ© dans les bureaux, moi uniquement ! Jâarrive, je vole, câest ça, lâerreur est rĂ©parĂ©e. Ce vieux marĂ©chal des logis tenait Ă me rencontrer. Il a repĂ©rĂ© mon adresse dijonnaise, 10 rue de la CitĂ©. La famille de sa femme possĂšde un garage dans cette rue ! Une remise, pour placer chaque soir lâĂ©ventaire des fruits et lĂ©gumes vendus place Darcy. Il me demande si je les connais. Il est heureux de constater que je situe ces gens, des Ă©migrĂ©s espagnols courageux et me dit quâil en parlera Ă sa femme le soir. Je tombe de haut, adieu la poste aux armĂ©es. Quel cinĂ©ma je me suis inventĂ© !
Nos immenses vacances peuvent commencer. Durant ce bel été, mes camarades et moi allons profiter du soleil vivifiant de cette campagne allemande redevenue paisible.
DĂ©bute la pĂ©riode dite des classes. Nous sommes les bleus, vĂȘtus de treillis kaki saillants, chaussĂ©s de gros godillots et saluons Ă tous vents le moindre supĂ©rieur.
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comprennent. Les milliers dâouvriers Renault vont bientĂŽt payer leurs polices dâassurances par mandats 1418 (versement sur C.C.P.) ou 1401 (Mandat lettre), le trafic va donc encore augmenterâŠ
Mais les rĂ©criminations de la petite reine de lâĂ©mission nâĂ©meuvent guĂšre, son aspect frĂȘle cache une volontĂ© de fer, câest une boule de vitalitĂ© et au guichet, une belle mĂ©canique de prĂ©cision, difficile Ă perturber⊠A chaque occasion, lâunanimitĂ© se fait :
- « Marie-Rose, tu es la meilleure Ă lâĂ©mission ! » Pas dupe, elle renaude encore, mais elle aime aussi les
louanges. Dâailleurs, qui mieux quâelle garde son calme lorsque la vieille machine ANKER se dĂ©cale. Cette mĂ©canique imprimante et totalisatrice se dĂ©rĂšgle plusieurs fois par semaine, lâinspecteur intervient, il faut reprogrammer avec une clĂ© spĂ©ciale durant de longues minutes. La machine cliquette comme une horloge, les clients sâaccumulent, incrĂ©dules :
- « Pourquoi est-ce que ça nâavance pas ? » Lointaine, impĂ©riale, Marie-Rose ne bronche pas. La reine de
lâĂ©mission ! Une seule personne cependant rĂ©ussit parfois Ă la perturber. Il
sâagit de notre collĂšgue Bernard Loste. Enfant du Quercy au visage Ă©maciĂ©, pĂąle aux yeux bruns, il Ă©tire sa grande carcasse, affichant, voire cultivant mĂȘme une certaine dĂ©sinvolture destinĂ©e, si lâoccasion se prĂ©sente, Ă provoquer Marie-Rose. Ce garçon est lâun des plus originaux rencontrĂ©s au cours de ma vie postale. Si son propre destin lâavait sans doute conduit vers la branche commerciale il aurait rapidement fait fortune. Câest un vĂ©ritable marchand dans lâĂąme. Modestement, il exerce ses talents dans le domaine de la philatĂ©lie mais tout ce qui touche aux vieux meubles, bibelots, objets anciens, cartes postales, monnaies, brocantes en tous genres lâintĂ©resse. Son jugement est rapide et infaillible.
Il passe le plus clair de ses loisirs au marchĂ© aux timbres de lâavenue Gabriel. Comment sait-il que cette sortie de figurines va faire un tabac et pas la suivante ? Il dĂ©clare ne pas aimer les timbres, pourtant certaines sĂ©ries seront achetĂ©es par dizaines de planches. Un peu ostentatoire, il prĂ©tend doubler son salaire grĂące au commerce des timbres. Fanfaronnades ou rĂ©alitĂ© ? Le
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RĂ©probateurs, ils me rendent responsable de leur attente ici, du retard engendrĂ©, du bus quâils vont rater, et de lâabsence inexplicable de la guichetiĂšre des affranchissements.
- « Elle arrive tout de suite, monsieur ! Elle recherche un paquet ! »
Je ne peux me concentrer sur mon travail, ils me regardent⊠Le bureau se révÚle une position stratégique pour contempler
de dos ou de profil mes fidÚles collÚgues. Une communauté solidaire et courageuse, ces petits combattants de la poste, à Boulogne Sud.
Comme tous les bureaux mixtes sans distribution, câest-Ă -dire sans facteurs, nous tournons sur le service appelĂ© de brigade avec retour. Le personnel, travaillant le matin, revient en fin dâaprĂšs-midi en retour, ce qui permet lâouverture dâun cinquiĂšme guichet et Ă lâarriĂšre du bureau le traitement du courrier dĂ©part.
Mes modestes chroniques de Billancourt ne peuvent se poursuivre sans la présentation des acteurs.
A la poste de Boulogne, on ne tourne guĂšre. Presque Ă lâannĂ©e, les mĂȘmes personnes exĂ©cutent les mĂȘmes tĂąches : lâhomme et sa machine, la guichetiĂšre et son guichet. Pour Ă©voquer Marie-Rose, je dois donc parler dâĂ©mission de mandats.
Câest le gros guichet, le plus frĂ©quentĂ©, celui qui rĂ©clame le plus dâattention, oĂč le maniement dâargent est le plus important. Marie-Rose est faite, vouĂ©e mĂȘme, pour lâĂ©mission. Bretonne, mince et brune, ses yeux bleus lui donnent une certaine ressemblance avec Isabelle Adjani, mais la comparaison sâarrĂȘte lĂ . Sur le plan professionnel, Marie-Rose est Ă lâopposĂ© de la fantasque comĂ©dienne. Câest une merveille de prĂ©cision, de calme et de rigueur. Peut-ĂȘtre les inspecteurs abusent-ils de ses aptitudes et la maintiennent-ils trop souvent Ă ce poste, mais quelle sĂ»retĂ© ! Ses erreurs ou pertes dâargent sont quasi inexistantes. Elle tient une comptabilitĂ© rigoureuse. Quel confort derriĂšre une telle personne !
Bien sĂ»r, elle rĂąle. VoilĂ des semaines et des mois quâelle passe Ă ce guichet rĂ©putĂ© dangereux. Les garçons font les malins mais ne semblent pas se bousculer pour prendre la place. Elle veut en sortir, et mĂȘme avant la prochaine Ă©chĂ©ance MATMUT . Elle se rappelle, lâan dernier, elle Ă©tait dĂ©jĂ la victime ! Tous
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- « Conducteur machin, Ă vos ordres ! » Toute une hiĂ©rarchie sâintĂ©resse Ă nous. Les sous-officiers de
carriĂšre, assistĂ©s par les marĂ©chaux des logis appelĂ©s les margis, eux-mĂȘmes aidĂ©s par les caporaux issus des contingents prĂ©cĂ©dents. La journĂ©e dĂ©bute par un cross qui, de nos jours, ferait hurler le cardiologue le plus optimiste. Moins de cinq minutes aprĂšs le tonitruant
- « Debout lĂ -dedans ! » du rĂ©veil, nous courons dĂ©jĂ hors du camp en short et baskets. Dans les chemins creux et raidillons le train est ultra rapide, les jeunes hommes se mesurent, personne ne veut abdiquer, cela se termine par des sprints Ă©perdus. Nous voilĂ lessivĂ©s avant de commencer la journĂ©e. Mais la mĂ©decine du sport nâexiste pas, mĂȘme dans le monde civil. Si nous sommes boueux, ce sera une autre lutte, une jambe en lâair jusquâau filet dâeau des lavabos.
Mais le mĂ©nage prend vite le pas sur lâhygiĂšne, nous devons rĂ©ussir et prĂ©senter le lit au carrĂ©, couverture tendue, bords serrĂ©s, ainsi quâun alignement parfait de nos chemises dans le placard, chaussures bien cirĂ©es. En journĂ©e pleine, nous voilĂ livrĂ©s aux aboyeurs qui se relaient autour de nous. Objectif : le maniement dâarmes et la marche de groupe au pas cadencĂ©. Je retrouve vite les rĂ©flexes acquis dans les colonies de vacances de ma jeunesse. Les une-deux, demi-tour Ă gauche, et changement de pas, etc. Je connais, mais quel calvaire pour certains.
Ainsi, ce grand paysan blond si taciturne piĂ©tine Ă lâagonie depuis des heures. Un moniteur est spĂ©cialement attachĂ© Ă ses pas. Il ne parvient pas Ă diminuer lâampleur de ses immenses enjambĂ©es, une allure forgĂ©e depuis lâenfance dans les prairies et les labours. Ultime torture, ses chevilles sont reliĂ©es par un cordon pour tenter de diminuer ses mouvements.
Sous le chaud soleil notre phalange manĆuvre de mieux en mieux. Parfois nos cornacs oublient de lancer le : Ă gauche, gauche ! qui modifie notre trajectoire. On voit alors cinquante types casquĂ©s, le vieux fusil US-1917 Ă lâĂ©paule qui piĂ©tinent inlassablement face Ă un mur⊠Les ordres sont les ordres !
Le véritable responsable de notre instruction est le maréchal des logis chef, Manier, nommé chef Manier. Il est
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infatigable et inventif dans lâarsenal des revues, inspections, distributions de brimades ou punitions diverses qui constituent notre quotidien. En retire t-il un plaisir personnel ? Difficile Ă dire, quelques anecdotes peuvent donner des Ă©lĂ©ments de rĂ©ponseâŠ
Au cours dâun exercice nous progressons, couchĂ©s au sol, armĂ©s et casquĂ©s dans la campagne. Nous abordons des champs de lĂ©gumes oĂč sâaffairent des Allemands civils. Lâennemi ? Il est fictif, nous pourrions facilement contourner les terrains. Le chef Manier lui, est en exercice, il nous ordonne sĂšchement de ramer droit. Nous dĂ©vastons donc les lĂ©gumes, les Allemands serrent les poings mais ne bronchent pas.
Quelques semaines plus tard, le chef Manier organise, en pleine nuit, une attaque fictive du camp. Il a sollicitĂ© lâaide des anciens, les contingents qui nous prĂ©cĂšdent. Tout y est : les fusĂ©es, les tirs, les explosions, la sirĂšne dâalarme, les hurlements, etc.
Jâoccupe une chambre idĂ©ale, nous sommes liĂ©s dâamitiĂ© et trĂšs soudĂ©s. Autour de nous tout sâagite, câest un brouhaha de godillots, de galopades et de coups de sifflets. Ont-ils pris les fusils ? Lâun de nous flaire le piĂšge. Sans allumer, nous demeurons dans la tiĂ©deur de notre lit. On nous oublie. Une heure plus tard le calme est revenu, dâennemis, point ! Au matin, le chef a lâĆil mauvais, il ne peut triompher complĂštement, il a perdu une bataille et la gueguerre va continuer avec les occupants dâune certaine chambreâŠ
Le chef Manier dĂ©tenteur dâun pouvoir quasi absolu ne gagne pas toujours dans son entreprise quotidienne pour nous inculquer une discipline aveugle envers les gradĂ©s et les ordres. Il a repĂ©rĂ© une tĂȘte de turc dâautant plus facilement quâelle dĂ©passe souvent de lâalignement. Elle appartient Ă Coiffier, un grand lorrain rĂ©tif et rĂąleur au visage dĂ©jĂ burinĂ© et Ă la voix rauque.
Fils de mineur- lui mĂȘme a dĂ©jĂ tĂątĂ© du mĂ©tier-, lâarmĂ©e est venue le cueillir alors quâil Ă©tait outilleur dans une usine de mĂ©tallurgie prĂšs dâHagondange. Aujourdâhui, nettoyage et revue dâarmes, nous devons astiquer notre fusil, lâantique US 17, qui pĂšse environ quatre kilos, prĂ©cision approximative mais quelle soliditĂ©! Il nous faut faire trĂšs attention en le maniant Ă ne pas laisser retomber la crosse sur nos pieds. Dans la baraque chambrĂ©e nous
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Marie-Rose, Bernard et les autres Et dâautres encore, ceux qui vont rester une paire dâannĂ©es ou
un peu plus, au total une dizaine dâagents. Pour les retrouver, jâappuie sur arrĂȘt sur image depuis le bureau de lâInspecteur.
Jây suis parfois, avec apprĂ©hension bien sĂ»r. Je fais fonction sur la position dite : inspecteur â contrĂŽle, mais sans avoir eu le temps de rouler sur toutes les positions de guichet. Situation inconfortable et ambiguĂ«.
Guichetier encore novice, revĂȘtu de la toute nouvelle blouse blanche, je sollicite souvent les conseils et lâaide de mes collĂšgues. La semaine suivante, au grĂ© des absences ou des besoins, je suis lâinspecteur en costume et cravate et cette fois on me hĂšle de loin :
- « Sâil vous plait, monsieur lâinspecteur, cette dame veut vous parler⊠»
A la demande de guichetiers paradoxalement beaucoup mieux aguerris que moi, jâinterviens, je renseigne, je dĂ©cide. Un jeu de rĂŽles, mais dans lequel je joue profil bas !
Celui qui appelle le responsable, un bien grand mot, sollicite en fait la caution dâun supposĂ© supĂ©rieur pour une option quâil sait Ă lâavance dĂ©sagrĂ©able :
- « Vous voyez, madame, monsieur lâinspecteur confirme ! » GrĂące Ă celui qui se dĂ©place depuis lâarriĂšre ou le bureau, Ă
coup sĂ»r un chef, ce nâest plus le guichetier qui refuse, mais le rĂšglement qui interdit. Nuance !
Un thĂ©Ăątre donc, notre rotonde vitrĂ©e ! Jây tiens plusieurs rĂŽles. Guichetier Ă peine dĂ©grossi, je dois
dans lâurgence des remplacements me transformer en inspecteur dotĂ© de lâassurance et des certitudes que requiert la fonction. Quel mĂ©tier ! Au centre de la salle trĂŽne le bureau et la chaise de lâinspecteur. Aux premiers jours, jâose Ă peine mây asseoir et encore moins relever la tĂȘte. Câest sĂ»r, ces gens agglutinĂ©s Ă quelques mĂštres derriĂšre la banque me regardent tous !
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VoilĂ qui est un peu court, jeune homme, merci pour la collaboration !
DerriĂšre son dos, le personnel sâinterpelle. AprĂšs chaque demande, mĂȘme les plus saugrenues, la cĂ©lĂšbre rĂ©ponse fuse :
- « Tu consultes le Guide Officiel, tu trouveras ! » Micro sociĂ©tĂ© si rĂ©vĂ©latrice ! VoilĂ lâhomme Ă la pipe parti militaire, il ne reviendra pas.
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actionnons avec ardeur dans le canon des fusils, une tige de mĂ©tal percĂ©e dâun chas qui retient un chiffon nettoyeur. Il nous faut montrer une arme impeccable.
Voici venue lâheure de la revue. Le chef, hargneux Ă souhait vĂ©rifie. Il rejette de maniĂšre thĂ©Ăątrale quelques fusils jugĂ©s mal nettoyĂ©s. Parmi les victimes bien sĂ»r, Coiffier, il faut le mater. Une fois le chef sorti le grand explose. Son arme mal tenue, lui, lâoutilleur ! Qui travaille de ses mains depuis lâĂąge de quinze ans dans les usines. Lâacier, la ferraille, il connaĂźt. On ne lui fait pas. Que les autres nettoient sâils le veulent mais pas lui, il juge son fusil irrĂ©prochable. Le chef repasse, fĂ©licite cette fois, câest propre, sauf chez le conducteur Coiffier ! Encore Ă refaire et la section toute entiĂšre attendra⊠consignĂ©e !
Les voilĂ tĂȘte contre tĂȘte ces deux lĂ , ils se sont reconnus. Câest lâancestral affrontement de lâoutil contre la matraque, le mineur, le sidĂ©rurgiste, la grande gueule contre le garde mobile, le militaire, lâuniforme, le dĂ©fenseur du pouvoir qui, ici, dans cette campagne allemande, lors des cours dits de sĂ©curitĂ© militaire Ă©voque, Ă©vasivement, lâennemi intĂ©rieur Ă combattre⊠Le lorrain tĂȘtu ne bronchera pas. Il ignore encore le fusil. Pour la troisiĂšme inspection lâarme rĂ©calcitrante est dressĂ©e vers la lumiĂšre. Enfin le chef sâextasie, il trouve ce bonsoir de tuyau convenable, voilĂ du bon nettoyage.
- « Rompez les rangs ! » Aujourdâhui le brouhaha de dĂ©tente est particuliĂšrement
joyeux et rieur. Est-ce que je rÚgle déjà mes comptes, avec, ou sans plaisir ?
Jâai mieux Ă faire. Par exemple faire apparaĂźtre les premiers acteurs de mon nouveau thĂ©Ăątre.
Dantin mâinterpelle, il a un problĂšme. Il a dĂ©jĂ reçu des lettres de son aimĂ©e, qui doit toujours ignorer quâil ne sait ni lire ni Ă©crire. Pour les rĂ©ponses, il compte sur moi. Je signerai : ton Lulu âŠ..Simple !
Je mâinspire donc dâun recto-verso dĂ©bordant de mille baisers et de tendres caresses. La puissance des sentiments est affirmĂ©e par une trentaine dâempreintes de lĂšvres rouges apposĂ©es sur le
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papier, ce nâest plus une lettre, câest un vĂ©ritable drapeau. La demoiselle relate aussi lâemploi du temps de son premier week-end de solitude. Dantin se rĂ©vĂšle jaloux, voire tyrannique. Il me dicte une volĂ©e dâinterdictions en tous genres, sorties, frĂ©quentations, etc. Je ne peux tout de mĂȘme pas la quitter, aprĂšs ces menaces, sans quelques douceurs Ă©pistolaires. Je peux, par exemple, tenter les tendres baisers de ton Lulu qui pense Ă toi⊠Quel mĂ©tier !
Ma copie rendue, le rĂ©pit est de courte durĂ©e. Toutes fraĂźches et dĂ©bordantes sur lâenveloppe, un nouveau bouquet de lĂšvres frĂ©missantes quĂȘte dĂ©jĂ ma rĂ©ponse. Lâexercice dĂ©passe mes compĂ©tences, je rends mon tablier. Dantin ne paraĂźt dâailleurs pas contrariĂ©, sans Ă©tat dâĂąme, Ă chaque lettre reçue, il recrute une plume diffĂ©rente pour ses rĂ©ponses.
Avant la pĂ©riode dite des classes, Dantin est, selon la formule officielle, renvoyĂ© dans ses foyers donc rĂ©formĂ© pour âdoux euphĂ©misme- pieds plats. Il nâest pas le seul illettrĂ© Ă partir. Le grand paysan si mauvais marcheur au pas lâaccompagne, mais lui se plait ici, il aurait aimĂ© rester. Il pleure ! Bien sĂ»r il a fallu un peu le rudoyer pour lâobliger Ă prendre la premiĂšre douche de sa vie mais on sait que, dans sa ferme bressane oĂč il repart, lui le costaud, il est maltraitĂ© et battu par sa belle mĂšre⊠Et dire quâau pas de tir il rĂ©ussissait les meilleurs cartons de la section, quelle mauvaise gestion des compĂ©tences !
IncohĂ©rence des situations : le baraquement dortoir accueille aussi Prosper D., un autre cultivateur, dĂ©sespĂ©rĂ© quant Ă lui de son destin du moment. Son pĂšre est mort quelques mois avant son incorporation. Sa mĂšre reste seule pour faire tourner la ferme Ă Saint-Maurice en RiviĂšre prĂšs de ChĂąlon s/ SaĂŽne, mais surtout, suprĂȘme ironie, Ă quelques kilomĂštres de Gergy oĂč la compagnie des essences, notre unitĂ©, possĂšde une caserne et un dĂ©pĂŽt de carburant.
Prosper, garçon maigre, tannĂ©, ridĂ©, vieilli avant lâĂąge, ne cherche pas Ă dissimuler sa dĂ©solation. La lecture des lettres familiales attise ses soucis. La crue de la SaĂŽne inonde les champs, les rĂ©coltes sont compromises, les bĂȘtes sont malades, sa mĂšre nây arrive plus. Pauvre Prosper dont on nâose mĂȘme pas se moquer
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bureau dâordre. Si une ou plusieurs caisses individuelles accrochent, les versements tardent.
Alors le receveur piaffe et on lâentend, lui le grand-pĂšre, soupirer Ă mi-voix :
- « Les cochons ! Ils vont me faire rater Nounours ! » Le futur retraité prépare depuis longtemps sa nouvelle
existence, une maison en construction. Certains aprĂšs-midi, flanquĂ© de son Ă©pouse, et toujours vĂȘtu de son indĂ©finissable houppelande, il dĂ©ambule dans une grande surface spĂ©cialisĂ©e en matĂ©riaux. Un jour sa femme le voit soudainement sursauter. Il vient de mettre la main Ă la poche. Cette main qui recherchait distraitement un relevĂ© de mesures vient de rencontrer⊠des liasses de billets de banque ! Un bon gros versement issu du guichet Ă©mission de Boulogne Sud, ramassĂ© en voltige entre deux occupations, enfoui dans les grandes poches, puis oubliĂ© ! Telle une bourse de chevalier, les millions de la poste se balancent depuis des heures Ă son cĂŽtĂ©. De quoi payer cash toutes les briques de la future maison !
Faut-il poursuivre les présentations en descendant la voie hiérarchique ?
Pas nĂ©cessairement. Et puis, lâinspecteur Moulin sâen va, il rejoint son cher Levallois principal. CompĂ©tent, rigoureux, efficace, il Ă©tait le socle solide du bureau. AprĂšs lui va sâĂ©tirer une suite disparate de remplaçants.
Celui qui vient le plus souvent est le petit contrĂŽleur de la brigade dĂ©partementale, Lambourieux. Il habite Boulogne et se plait sans doute dans cette fonction de cadre. A la fois rieur et colĂ©reux, il se dĂ©pense sans compter les dĂ©passements dâhoraires. Câest un bosseur douĂ©. Un mĂ©tĂ©ore passe. Un jeune inspecteur frais Ă©moulu dâun concours externe soigne son apparence de petit prof : le fin collier de barbe, les lunettes dorĂ©es, il fume la pipe. Curieusement, il nâest jamais surchargĂ© de travail, on le surprend inoccupĂ©, le nez en lâair ! Si les agents lâappellent pour un renseignement, une dĂ©cision, une confirmation, il rĂ©pond briĂšvement :
- « Voyez le Guide Officiel, vous trouverez dans les pages vertes, ou jaunes⊠»
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mixtes, dâabord et Ă©goĂŻstement intĂ©ressĂ©s chaque soir par lâexactitude de leur caisse personnelle ! Le trafic tĂ©lĂ©graphique est un autre domaine rĂ©servĂ© de monsieur Bernard.
TĂŽt un matin, avant lâouverture des portes, il brandit un tĂ©lĂ©gramme de la veille, non transmis. Câest grave !
Je fais partie des coupables, il mâordonne la transmission instantanĂ©e :
- « Vous rĂ©clamez : lâAMPLIATION ! » Je ne dissimule pas mon ignorance, je mâexĂ©cute, ça marche ! Bernard est satisfait de son effet, ce jeune contrĂŽleur frais
Ă©moulu du centre dâinstruction a encore des choses Ă apprendre⊠Son attitude envers moi est amicale, je ne cache pas mes insuffisances, ce qui lui plait et surtout je ne fais pas partie des anciens de Desfeux !
VoilĂ , le mot est lĂąchĂ©. Parfois madame Raoux Ă©voque : - « Monsieur Boillaud, vous nâavez pas connu Desfeux !! » Les soupirs, les phrases lourdes du poids des non dits⊠- « Lorsque nous Ă©tions Ă Desfeux⊠» - « Ah, câĂ©tait au temps de Desfeux⊠» Câest dans lâancien bureau, une boutique minuscule, dans cet
espace rĂ©duit et dans un esprit dĂ©lĂ©tĂšre quâun couple inquisiteur et dominateur rĂ©gnait : le receveur et son Ă©pouse !
Ici malgrĂ© le travail, assurĂ©ment, on respire mieux. Dâailleurs, monsieur le receveur vient de faire valoir ses
droits de mise à la retraite, son départ est dorénavant une question de mois. Lorsque le personnel lui signale les mauvaises conditions de travail ou les améliorations matérielles possibles, il répond avec une belle désinvolture :
- « Vous verrez tout cela avec mon successeur ! » La phrase connaßt un grand succÚs. En toutes occasions elle
est reprise par les agents. Le vieux loge au-dessus du bureau, câest le logement de
fonction. Ses deux petits - enfants viennent le voir, attirés aussi par la célÚbre émission de télévision enfantine, Nicolas et Pimprenelle. Chaque soir, lors de la reconnaissance des versements des guichetiers, il descend aider mademoiselle Berthe au
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lorsque le soir venu, il dévoile un maillot de corps civil spécialement conçu pour cacher son portefeuille !
Un drĂŽle de client Avec lui, lâĂ©vocation dâun peu de gaietĂ©, lâinoubliable Michel
Gaunal. Dans la vie civile, il est mouleur sur bois chez Schneider au Creusot et sans doute un remarquable ouvrier. Individualiste, bohĂȘme, toujours en retard ou Ă contre-courant des ordres donnĂ©s, il a bien du mal Ă se glisser dans le moule militaire. InĂ©vitablement, durant la semaine il cumule tout ce qui vole au-dessus de nos tĂȘtes en matiĂšre de corvĂ©es ou punitions. Mais le garçon a du rĂ©pondant et une certaine philosophie. Aussi, lorsquâil subit la cĂ©lĂšbre boule Ă zĂ©ro, il se rit de lâinfamie- Barthez nâest pas encore nĂ©- et se fait tirer le portrait Ă plus de cinquante exemplaires. Il propose alors Ă tout le camp la vente triomphale de sa calvitie souriante. Il est affectĂ© dâun handicap rare. Ses genoux manquent de synovie. Il explique la chose avec son redoutable accent de SaĂŽne et Loire.
- « DÚs que je ne bouge plus, ça coince ! » Les conséquences sont parfois hilarantes. Lorsque notre
section se prĂ©sente au rassemblement du matin, face au mĂąt porteur du drapeau, lâimmobilisation des recrues se prolonge et quand enfin sur un bref commandement la troupe est prĂȘte Ă sâĂ©branler, les genoux du conducteur Gaunal perturbent la belle ordonnance.
Ăa bouchonne derriĂšre ! Les sanctions ne vont pas tarder Ă pleuvoir de nouveau. Je le
surprends pourtant un soir grimpant agilement Ă lâarriĂšre dâun camion. Perplexe, je le questionne. Il sourit :
- « Quand je suis saoul, ça ne coince pas ! » Imparable Gaunal ! Je fais partie du petit cercle dâamateurs
qui assistent Ă la lecture publique des lettres familiales. Le ton est donnĂ© lorsquâil sâadresse Ă chĂšre balĂšze ou encore vieux gorille. Le pĂšre nâest pas en reste dans le genre facĂ©tieux. Ainsi nous Ă©coutons :
- « Mon cher fils, la mobylette est en panne. JâespĂšre quâon ne te retiendra pas trop longtemps aux armĂ©es, tu es le seul Ă savoir la faire rouler. »
Ou encore :
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- « Depuis ton départ nous avons, ta mÚre et moi, constaté que, sous notre toit, la consommation de vin de table, Nicolas 12°, a beaucoup diminuée ! »
En 1957, dans une autre ville de garnison, par une nuit de carnaval un peu trop arrosĂ©e, il lui faut, pour rejoindre la caserne, traverser une immense Ă©tendue sombre et dĂ©serte. Pas une construction, pas un arbre Ă des kilomĂštres Ă la ronde. Ou plutĂŽt si, un, il y en a un, Ă©norme, unique, placĂ© sur une lĂ©gĂšre motte, et câest justement lĂ que notre ami Gaunal viendra se fracasser le nez contre ce chĂȘne.
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Le patron
Les semaines passent, me voilà installé, accepté, plongé dans
la rĂ©alitĂ© quotidienne du bureau. Le service du guichet et la prĂ©sence des clients, sont un vĂ©ritable rĂ©vĂ©lateur de la personnalitĂ© de chacun. On ne peut guĂšre tricher, peu parmi nous y songent. Je conserve de ce groupe de filles et garçons, presque une famille, un souvenir prĂ©cis et affectueux, avec des attitudes, des rĂ©actions, des qualitĂ©s et petits travers. Qui nâen a pas ?
Le temps des prĂ©sentations est venu. Commençons par le patron, que quelques uns appellent monsieur le receveur, il faut vite en parler puisquâil va bientĂŽt partir, le vieux !
Monsieur Bernard impressionne. La soixantaine grisonnante, le visage austĂšre, trĂšs grand, osseux, des mains Ă©normes, Ă©ternellement vĂȘtu dâune sorte de houppelande sombre et flottante aux multiples poches, il Ă©voque un chĂątelain moyenĂągeux. Mais lâhomme est dĂ©pourvu dâhumour ! Il agit avec soudainetĂ©, ses apparitions dans la salle des guichets sont rares, brĂšves, et redoutĂ©es. Il joue sur du velours, par des contrĂŽles rapides et faciles, que ses inspecteurs surchargĂ©s nâont pas le loisir de pratiquer. Il pointe, dĂ©montre, appuie lĂ oĂč ça fait mal, lĂ oĂč quelque chose cloche. Qui est visĂ© ? Le personnel, câest sĂ»r, mais aussi les cadres. Content de ses effets, le plus souvent il nâinsiste pas, derriĂšre lui lâinspecteur monsieur Moulin fulmineâŠ
Ainsi ce soir, monsieur le receveur, se donne la peine de compter les centaines de lettres recommandĂ©es en instances de distribution ou de renvois. Horreur : le chiffre annoncĂ© au registre 513 et signĂ© par lâinspecteur diffĂšre lourdement de la rĂ©alitĂ©, il manque quatre vingt objets ! Ce qui peut paraĂźtre Ă©norme nâest que virtuel. Chaque soir, les guichetiers retirent en catastrophe le total des avis violets du chiffre de la veille pour connaĂźtre les restes thĂ©oriques. Ce travail trĂšs prĂ©cis effectuĂ© dans les cabines de bureaux gares et centres de tri ne prĂ©occupe guĂšre ici les gens des bureaux
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Il veut mâentraĂźner dans sa croisade, je nâai ni sa pugnacitĂ© ni son expĂ©rience pour ferrailler en toutes occasions.
A midi il me relĂšve dans lâurgence, dĂ©jĂ pressĂ© dâĂ©couler la pratique, rasĂ© de frais, impeccable dans sa blouse bleue et sâinstalle. Il me chasse presque, mais dâabord il inspecte, redresse, rectifie, planifie mon dĂ©sordre de la matinĂ©e. Enfin il se dĂ©clare satisfait. La tablette de travail ordonnĂ©e, les timbres, les jetons, lâargent, les crayons et les rĂšgles ventilĂ©s, le voilĂ prĂȘt pour affronter, traiter, convaincre et servir au mieux le client.
Ironie des itinĂ©raires, quelques annĂ©es plus tard, Yves le querelleur, ce pourfendeur des collectionneurs, quittera ce bureau instable pour rebondir prĂšs de lâavenue de SĂ©gur et du ministĂšre des P.T.T. oĂč, vers 1965, un nouveau service se met en place. Lâadministration, consciente de lâengouement des philatĂ©listes et des recettes potentielles Ă rĂ©aliser installe des agences spĂ©cialisĂ©es pour la vente des timbres de collection. Câest la bonne idĂ©e ! Cette clientĂšle sympathique mĂ©ritait bien un bon accueil courtois et personnalisĂ© de la part de personnels formĂ©s et surtout moins surchargĂ©s. Notre Breton combatif a retrouvĂ© en AGERIP les Ă©ternels amateurs de belles figurines Ă la dĂ©coupe irrĂ©prochable mais dans un autre temps, un autre lieu, et dans une ambiance sans doute plus dĂ©tendue :
- « Oui, monsieur, avec toutes les dents et le coin daté⊠» Les temps changent. Maintenant ces collectionneurs
spĂ©cifiques portent un nom savant, les sococodamistes !! On nâarrĂȘte pas le progrĂšs !
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Renchen. Les semaines, les mois sâaccumulent cet Ă©tĂ© 1955 est
vraiment superbe. Nous ne connaĂźtrons jamais la petite citĂ© dâOttersweier puisque chaque week-end nous sommes consignĂ©s. GrĂące Ă un subtil calendrier, entre permanences, tours de garde et jours de vaccination, nous sommes bloquĂ©s Ă lâintĂ©rieur du camp.
Le dimanche enfin, la discipline se relĂąche. AprĂšs la lessive ou le courrier nous jouons au volley-ball. Sans T.S.F., sans journaux, privĂ©s de repĂšres, nous vivons pour la plupart, hors du temps. Ă peine Ă©voque-t-on la sortie en France chez CitroĂ«n de la rĂ©volutionnaire ID 19, future DS, tout comme le vote au parlement de lâĂ©tat dâurgence en AlgĂ©rie. Mauvais pour nous ça ! Le pesant emploi du temps militaire nous interdit toute vision vers lâextĂ©rieur.
De lâaube au coucher nous galopons, piĂ©tinons, godillons, vers des rassemblements, des dĂ©filĂ©s, maniements dâarmes, revues et corvĂ©es diverses, tĂąches absorbantes et absurdes destinĂ©es, dans cet univers clos, Ă supprimer toute pensĂ©e ou vellĂ©itĂ©s dâĂ©vasion.
Pourtant le soir on ouvre le foyer du soldat. La tĂ©lĂ©vision est lĂ , dĂ©jĂ . Un appareil, noir et blanc, monopolisĂ©, brutalisĂ© par les anciens et vite dĂ©sertĂ© dans le brouhaha, tant lâimage est de mauvaise qualitĂ©. Lâattraction, la merveille des lieux se rencontre derriĂšre le comptoir! Le foyer est gĂ©rĂ© par un couple civil, les incontournables fonctionnaires allemands de main dâĆuvre, soit dans le cas prĂ©sent, le pĂšre, la mĂšre, et la fille. Une prĂ©sence Ă©trange, presque surrĂ©aliste, cette jeune fille, belle, fraĂźche, discrĂšte et seule au milieu dâune centaine de troufions. Au bar, elle aide ses parents, sourit, Ă©nigmatique, et ne rĂ©pond guĂšre Ă ceux qui tentent une conversation avec elle. Si blonde, si lointaine, si allemande, elle paraĂźt inaccessible.
Me faut-il casser la lĂ©gende de lâenchanteresse Lorelei ? Quelques anciens prĂ©tendent que le brigadier DoblĂšs, un
fringant bordelais Ă lâirrĂ©sistible moustache, aurait obtenu quelques
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faveurs de la fille du F.A.M.O. Ouf ! Voilà sauvée la conquérante réputation du soldat
français. Lâinstruction se poursuit, les margis, les marĂ©chaux des logis
issus du contingent prĂ©cĂ©dent, nous dispensent des cours de mĂ©canique automobile, pĂ©troles et carburants ou sĂ©curitĂ© militaire. Lâun dâeux, Ponnet, est sursitaire. Grand, la trentaine, lâĆil bleu et le front dĂ©jĂ dĂ©garni, il est avocat dans la vie civile. Il en a la prestance. Avec nous, il garde ses distances, lâuniforme commun ne nous rapproche pas. Il entretient sa diffĂ©rence sociale, il a dĂ©libĂ©rĂ©ment choisi le camp de la hiĂ©rarchie, de lâautoritĂ©. Aucune fraternisation, il nous traite en Ă©lĂšves. Ce qui suit ne lâincite guĂšre Ă modifier son jugement. Les leçons de mĂ©canique auto sont donnĂ©es par un autre sursitaire, un ingĂ©nieur au parler terriblement nasal. DĂšs les premiers cours, il insiste sur les roues du vĂ©hicule⊠Dans plusieurs corrigĂ©s de lâinterrogation Ă©crite hebdomadaire, on retrouve dâĂ©tranges vĂ©hicules qui roulent sur quatre mneus⊠Grosse rigolade Ă©galement lors des projections de films amĂ©ricains sur le dĂ©pannage automobile. Les commentaires ne varient guĂšre. Sâil y a panne sur le dĂ©marreur, il est prĂ©conisĂ© de changer le dĂ©marreur. Si une fuite se dĂ©clare sur le radiateur, la salle en joie rĂ©pond :
- « Il faut changer le radiateur ! » Constatons au passage que ce qui était si drÎle en 1955 est
devenu rĂ©alitĂ© de nos jours. - « Trop chĂšre la rĂ©paration, monsieur, vous avez intĂ©rĂȘt Ă
racheter du neuf ! » Voici lâautomne. Nous ne testerons pas la rĂ©sistance au froid
de nos baraquements. Nous quittons le ranch. Nos instructeurs ici ont fait merveille, nous nâavons jamais connu lâennui. Nouvel home Ă cinquante kilomĂštres plus au sud, toujours en forĂȘt noire : Renchen. La caserne est neuve, fonctionnelle, destinĂ©e Ă la future armĂ©e allemande en formation. Nous y suivrons les pelotons pour terminer caporaux chefs ou marĂ©chaux des logis.
Pour nous aguerrir le chef Manier continue à concocter les épreuves les plus variées. En marche de nuit par équipes de cinq, nous voici vers vingt trois heures lùchés en pleine nature
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respecter ses consignes. Elles sont non Ă©crites et rarement suivies. Dans lâidĂ©al, nous ne devrions pas servir les commandes importantes de timbres aprĂšs dix sept heures. Tenter de rĂ©soudre ce problĂšme dans les petits Ă©tablissements est aussi dur que la quadrature du cercle !
Pour le guichetier, il est aussi difficile de dissuader le client qui dĂ©sire des timbres en grande quantitĂ© que de dĂ©poser une commande en soirĂ©e en direction du receveur qui vient dâarrĂȘter les chiffres du contenu du coffre.
Lâautre travail dĂ©licat consiste Ă recompter son avance de timbres, tout en continuant Ă servir les usagers, un exercice que je nâai jamais dominĂ©. MĂȘme avec le temps, il faut savoir se concentrer et oublier totalement lâautre cĂŽtĂ© du guichet. La maniĂšre harmonieuse de rĂ©gler ce problĂšme consisterait Ă doubler le guichet durant les derniĂšres heures mais pour cela, il faut des moyens en personnel et Ă Boulogne !
Tous les jours avant midi Yves et moi effectuons la relĂšve, le partant transmet quelques consignes :
- « Cabine 2 pour Oujda en P.C.V une heure dâattente ! » - « Le Melun nâest jamais libre depuis onze heures ! » - « Ce matin jâai eu trois mandats tĂ©lĂ©graphiques ! » Lâarrivant compatit mais Ă©goĂŻstement, espĂšre⊠- « Peut-ĂȘtre que cet aprĂšs-midi il nây en aura pas ? » Le M.D.T. est redoutĂ©. Comme son nom lâindique, sa
confection est longue, elle nĂ©cessite le compte des mots, une entraide entre deux guichets, la rĂ©daction dâavis dâĂ©mission et, pour les pays du Magreb elle sâalourdit de conversion de monnaies et Ă©tablissement de fiche de transfert de fonds. Peut-ĂȘtre que cet aprĂšs-midiâŠ
Yves est un collÚgue généreux et serviable, il tient cependant à me voir adopter sa ligne de conduite dans la campagne exemplaire menée en direction des commandes de timbres tardives. Directement il me surveille et me veut sans faiblesses.
- « Hier soir tu as servi le tabac de la rue Nationale aprÚs cinq heures, attention, ils vont te bouffer ! »
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Combien de fois, dĂšs lâouverture matinale entendons-nous, surpris, le premier client philatĂ©liste nous apprendre la sortie dâun nouveau timbre. Oui, aujourdâhui ! En Ă©cho mademoiselle Berthe rĂ©agit : - « Je me prĂ©parais justement Ă vous les apporter ! »
- « Merci Berthe ! SacrĂ©e Berthe ! » Et parfois lâamateur de timbres parfaits se soumet aux
injonctions dâYves. Il revient le lendemain, obstinĂ© et difficile. Avant lâachat, il inspecte longuement les figurines, il lui faut : le coin datĂ©, les dents rĂ©guliĂšres, la bonne impression et mĂȘme aujourdâhui lâassentiment du guichetier ! Il sâagit de la reproduction dâun tableau de Chagall : les mariĂ©s de la tour Eiffel, deux petits personnages enlacĂ©s sâenvolent accrochĂ©s Ă une sorte de gros volatile.
Depuis un long moment lâamateur de timbres soupire : - « Ah, il nâest pas beau, vraiment pas beau ! Vous le trouvez
beau, vous ? » Parle t-il du tableau surréaliste ou du timbre ? Yves reste de
marbre. - « Je ne sais pas, Monsieur, je le vends seulement. » La scĂšne sâĂ©ternise, les hĂ©sitations, la quĂȘte dâassentiment⊠- « Ce nâest pas une rĂ©ussite, vous le trouvez joli ? - « Oh, vous savez, moi, je ne suis pas collectionneur.. »
Au guichet le plus proche, le pauvre Bernard nâen peut plus. - « Bon sang, Yves, par pitiĂ©, dis lui quâil est moche ce
timbre, et on sera tranquilles. » - « Non ! Moi je le vends et⊠» Le dialogue aussi surréaliste que le timbre va reprendre. Le
grand diable de Bernard interpelle le client : - « Vous avez raison, il nâest pas beau du tout⊠moche,
moche, moche, mais câest celui que nous vendons le plus ! Depuis sa sortie, tout le monde lâachĂšte ! »
Le bonhomme sâen va, bougonnant, lâart abstrait câest difficile Ă comprendre, tout comme la clientĂšleâŠ
Yves Quesnel livre un autre combat, face cette fois aux acheteurs de timbres dits en gros. Le monde des buralistes, secrĂ©taires, coursiers, ces gens qui sâobstinent Ă ne pas
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avec deux enveloppes et une boussole. Pour trouver notre route, la premiĂšre enveloppe nous communique des donnĂ©es chiffrĂ©es : angles, degrĂ©s, etc. Mais trĂšs vite les avis divergent, nous sommes larguĂ©s ! Le silence est total, sous la lune Ă©norme le paysage semble irrĂ©el, ce coin de campagne se rĂ©vĂšle truffĂ© de petits ruisseaux, nous pataugeonsâŠ
Brusquement, avant de franchir un passage Ă niveau, les barriĂšres sâabaissent. Un petit train sâavance lentement, le conducteur allemand nous contemple, soupçonneux. Il est sanglĂ© dans une impeccable tenue grise, debout sur sa machine, sous lâĂ©clatante clartĂ© lunaire, il passe en revue notre phalange casquĂ©e, dĂ©goulinante et boueuse. Il se demande ce que peuvent bien faire tous ces types le long de sa voie de chemin de fer. Des soldats perdus et dĂ©sarmĂ©s face Ă un train miniature. Nous nâosons pas lui demander notre route. Le supplice dure, enfin le petit train disparaĂźt mais au loin, il siffle encore son mĂ©pris.
La nuit avance, la balise de survie reste Ă inventer, nous ouvrons la deuxiĂšme enveloppe qui indique le lieu de regroupement, un lointain Gasthaus. Tels des Rois Mages, nous trouvons notre Ă©table mais le sauveur se nomme Manier. Il est aux anges, glorifie les vainqueurs, nargue ceux de la voiture balai. Cependant notre errance sous les Ă©toiles fut magique, elle reste pour moi un agrĂ©able moment, et ça, notre chef lâignore.
Nous participons Ă de grandes manĆuvres prĂšs de ULM, il sâagit du camp de MunsĂŻgen. Elles nâont rien Ă voir avec celles du film de RenĂ© Clair, pas la moindre MichĂšle Morgan Ă lâhorizon, des chemins dĂ©foncĂ©s, un sol boueux, une nature hostile et surtout, un froid intense.
Tout y est, les troupes britanniques, allemandes dĂ©jĂ , belges, françaises bien sĂ»r, fantassins, artilleurs, tanks etc. Modestement le Service des Essences veille Ă lâapprovisionnement en carburant. Aux sommets dâune sombre forĂȘt nous dĂ©chargeons, manipulons, entassons des milliers de jerricans dâessence. Nous dĂ©jeunons dans des roulottes de campagne et couchons sous la tente sur des lits de branchages bien durs.
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Pour cet exercice nous obĂ©issons aux ordres du redoutable lieutenant Rollin. Ce type est un meneur dâhommes, dotĂ© dâun art consommĂ© du spectacle. Lors du rassemblement initial des vĂ©hicules assurant notre transport, il commande la manĆuvre, un seul camion refuse de dĂ©marrer, le chauffeur insiste dĂ©sespĂ©rĂ©ment. Rollin, majestueux, empoigne le nĂ©ophyte et le gifle deux fois Ă toute volĂ©e, sâinstalle au volant et lance le moteur en douceur du premier coup. Cent paires dâyeux contemplent la scĂšne, voilĂ qui pose son homme ! Il a le torse puissant, les cheveux gris taillĂ©s en brosse, lâĆil bleu acier. Chaque matin au rĂ©veil, il affirme son personnage. Nous sommes frigorifiĂ©s, lui, torse nu se lave Ă grande eau. La lĂ©gende est assurĂ©e.
La nuit je suis de garde. Lâennemi peut attaquer et surtout le bruit court que Rollin fait des rondes. Ă minuit, je suis tirĂ© de mon sommeil, je dois patrouiller pendant deux heures. Seul. Sous les arbres lâobscuritĂ© est totale, nous avons de vraies munitions, il faut rĂ©clamer le mot de passe. Que faire si on ne rĂ©pond pas ? Je patauge dans une mer de boue. Je nâen mĂšne pas large. Il ne se passe rien. Je retrouve, sous la tente, mon lit de branchages, comment ai-je pu mâendormir ? Jâai si froid aux pieds. Les manĆuvres se terminent, le camp bleu a vaincu le camp rouge. Super ! Il reste Ă recharger les milliers de jerricans pratiquement inutilisĂ©s.
De retour au centre dâinstruction nous passons les Ă©preuves dites du deuxiĂšme peloton. Est-ce vraiment moi ce bidasse en gros godillots avec sac au dos et casque sur la tĂȘte qui rĂ©ussit lâescalade de ces hautes parois de bois lisse. Je nâarrive pas Ă le croire. Quelques drĂŽleries au passage dâun exercice de lancer de grenades. Il faut projeter lâengin au-dessus dâun mur de protection et le plus loin possible aprĂšs lâordre : - « AttentionâŠDĂ©goupillez⊠Jetez ! »
Ce gaillard a dĂ©jĂ retirĂ© la goupille mais tĂ©tanisĂ©, il nâouvre pas la main. Enfin, il sâen dĂ©barrasse, mais devant le mur, Ă trois mĂštres de nous ! Nous voilĂ tout blancs, mais bien soulagĂ©s de dĂ©couvrir que nous manĆuvrons avec des grenades lestĂ©es au plĂątre.
De maniÚre inattendue, me voilà apprécié par le chef Manier. Je fais partie de la demi douzaine de bons coureurs qui
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interruption. Mes belles rĂ©solutions sâeffritent le plus souvent au fil de lâaprĂšs-midi, il me faudrait des nerfs dâacier. Et puis, devant moi, patiente, la petite dame qui ne rĂąle jamais, qui va me demander :
- « Le 8 Ă la Vieille-Lyre dans lâEure, par la Neuve-Lyre prĂ©cise t-elle toujours, câest chez sa fille, allez ! »
- « La Vieille-Lyre, cabine 2 ! » Je tourne sur la position avec Yves Quesnel, un célibataire
breton. Nerveux, rĂąleur, Ă©lĂ©gant, il se plaint sans cesse dâĂȘtre rivĂ© Ă ce guichet, mais il y excelle. Il compte vite et juste, ce qui nâest pas mon cas, et nâa quâun seul travers, son caractĂšre vif. Il supporte mal les rĂ©criminations, parfois justifiĂ©es de la clientĂšle : un mot, une impatience, il relĂšve, il sâenflamme et sâengage dans des joutes verbales Ă©clatantes et inutiles. Il prend le monde Ă tĂ©moin, en lâoccurrence la file dâattente face Ă lui. Elle sâen fiche superbement, du manque de cabine, ou des circuits saturĂ©s. Peut-ĂȘtre ce dĂ©foulement lui est-il nĂ©cessaire ? En pleine algarade, il a rĂ©ussi Ă ne pas commettre dâerreur dans les retraits de planches de timbres, soustractions, multiplications, calculs des remises, etc. Le monde pointilleux et tatillon des collectionneurs de timbres lui fournit des interlocuteurs de choix. On chipote, on discute pour une dent manquante, une pliure intempestive. Il demeure inflexible :
- « Monsieur, jâai dĂ©jĂ vendu le coin datĂ© de cette planche. Revenez demain ! »
Tous les bureaux possÚdent une clientÚle philatélique attitrée, à Boulogne Sud, je découvre les timbres et leurs amoureux, ces derniers souvent mieux avertis que nous des sorties et particularités.
Entre 1964 et 1966, les grandes figurines de forme carrée font un triomphe. Sans ordre, je me souviens avoir vendu :
âą la tapisserie de Lurçat, âą lâĂ©glise de Conches, âą les grottes de Lascaux, âą les reproductions de tableaux cĂ©lĂšbres : lâAnglaise du
Star, de Toulouse Lautrec, Une nativité, de Georges de la Tour, ⹠les séries Philatec, Europa, les surtaxes Croix Rouge,
etc.
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Timbres et téléphone - « La brigadiÚre qui vient lundi ne connaßt que les
affranchissements, passez au guichet 3 ! Le tĂ©lĂ©phone ce nâest pas compliquĂ©, je vĂ©rifierai votre avance de timbres. »
Avec la mĂȘme soudainetĂ© quâĂ mon arrivĂ©e, monsieur Moulin bouscule mon emploi du temps. Il me faut quitter ce guichet des affranchissements et instances. Je nây reviendrai pas, la position est occupĂ©e Ă lâannĂ©e ou presque, par des agents brigadiers, le bureau en utilise beaucoup.
Cette nouvelle position est difficile, les demandes de communications tĂ©lĂ©phoniques seules suffiraient Ă occuper le guichetier si les moyens matĂ©riels Ă©taient Ă la hauteur du trafic potentiel. Les deux cabines inter urbaines se rĂ©vĂšlent trĂšs insuffisantes lorsquâelles ne sont pas bloquĂ©es en attente de liaisons internationales, mais les vrais soucis sont ailleurs. Ils dĂ©coulent de lâassemblage incongru de rubriques contradictoires. VĂ©ritable alliance de la carpe et du lapin, ce guichet rassemble : tĂ©lĂ©phones, tĂ©lĂ©grammes, mandats tĂ©lĂ©graphiques, redevances tĂ©lĂ©phoniques, vente de timbres en gros, plus celle des timbres de collection !
Ceux qui passent lĂ doivent manipuler cadrans, manettes et combinĂ© tĂ©lĂ©phonique mais en mĂȘme temps sans cesse ouvrir, tourner les pages de lâĂ©norme album de rĂ©serve des timbres pour rĂ©pondre aux commandes des entreprises, commerces, bureaux de tabacs et collectionneurs, Ă©crire, tamponner, dĂ©couper les timbres, compter les planchesâŠ
Il faudrait trois ou quatre mains, peut-ĂȘtre un casque tĂ©lĂ©phonique sur le front, nous nâavons rien de tout cela alors on triche, on compose, on improvise, chacun selon sa personnalitĂ©, sa vision, ses aptitudes et ses humeurs.
- « Ăa suffit ! Tant pis, aujourdâhui ils attendront ! » La cabine est libre, les demandeurs de tĂ©lĂ©phone piaffent. Je
serai insensible et terminerai la commande du buraliste sans
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dĂ©fendent les couleurs du centre dâinstruction durant les Ă©preuves inter-armes de cross-country. Nous devons nos honorables classements Ă la prĂ©sence dâun lorrain trĂšs douĂ© pour la course. Il ignorait ses propres dons. LâarmĂ©e en est le rĂ©vĂ©lateur, il joue les locomotives pour lâĂ©quipe. AprĂšs trois Ă©preuves, nous accĂ©dons Ă la finale de la zone F.F.A. mais câest pour moi lâĂ©preuve de trop. Parti trop vite, je termine asphyxiĂ©, dans les profondeurs du classement. Notre lorrain Ă la criniĂšre blonde est seulement distancĂ© par les tirailleurs marocains.
Sur la ligne dâarrivĂ©e le chef Manier se dĂ©chaĂźne, nous voilĂ photographiĂ©s avec le vainqueur de lâĂ©preuve, le tirailleur Abdallah qui nâest autre que le quatriĂšme de la finale olympique du 10 000 mĂštres des J.O. de Londres en 1948 ! La gloire ! Qui avait gagnĂ© ce jour lĂ ? Ămil Zatopek, surnommĂ© en toute simplicitĂ© la locomotive vivante.
Cette poussiĂšre de gloire sportive ne me dispense pas des Ă©preuves de fin de peloton. Je redoute une Ă©preuve : le dĂ©montage remontage des armes. On nous explique quâun combattant doit savoir faire face Ă un enrayage imprĂ©vu mais les clavettes, ressorts, barillets, ce nâest vraiment pas mon truc.
Lâexamen arrive, je ne sais pas faire. La chance va me sourire, PĂ©pĂšre est mon examinateur. Le
lieutenant Condreux, vieillissant, aimable et inoffensif promĂšne au centre dâinstruction son ennui paisible. Je tire la question : dĂ©montage remontage du pistolet mitrailleur MAT 45. Je procĂšde le plus lentement possible puis mâarrĂȘte face au diabolique ressort qui causera ma perte si je le retire. RĂ©signĂ©, jâattends, tel un condamnĂ©. PĂ©pĂšre mâignore, il contemple par la fenĂȘtre la face arriĂšre de la ligne bleue des Vosges. Le silence rĂšgne dans la piĂšce. Sans se retourner, il questionne :
- « Vous avez terminĂ© le dĂ©montage ? » Silence bis. - « Bien. Vous pouvez remonter lâarme ! » Je ne me fais pas prier. Cet homme est un sage. Lui non plu
nâa jamais su dĂ©monter ce bon dieu de pistolet mitrailleur ! Il conclut :
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- « Vous avez la moyenne. Mais il faudra améliorer la rapidité ! »
Merci PĂ©pĂšre ! AprĂšs cela, le lieutenant Condreux, Ă la surprise gĂ©nĂ©rale, nous quitte pour un engagement en AlgĂ©rie ou dĂ©sormais la guerre est lĂ . TrĂšs vite, il rĂ©apparaĂźt en permission de convalescence. Il a le bras en Ă©charpe et fait sensation auprĂšs des appelĂ©s. EntourĂ©, questionnĂ© sur sa blessure, il avoue quâelle nâa rien dâhĂ©roĂŻque. Il a Ă©tĂ© mordu par un chien⊠LâintĂ©rĂȘt retombe, il en a conscience et ajoute gravement :
- « Oui mais⊠câĂ©tait un chien fellagas ! »
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marocains expĂ©diteurs de mandats internationaux. Il nây a jamais de trĂȘve. DĂšs le petit matin, les groupes se forment sur le trottoir, le monde du travail est lĂ , dĂ©terminĂ©, il se bat contre le temps. Sans joie, sans amabilitĂ©, il nous contemple Ă travers les vitres. Que ne donneraient-ils ces gens pour nous voir ouvrir la porte du bureau cinq minutes avant lâheure prĂ©vue ! DĂ©jĂ ils courent, se bousculent pour ĂȘtre le premier au bon guichet. Gare si ne sommes pas Ă notre place. Un combat, oui !
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presse, et les occupants des logements rĂ©clament et attendent depuis des mois, dâabord une issue Ă leurs ennuis, mais aussi lâinstallation du tĂ©lĂ©phone !
Cette clientÚle assez aisée et frustrée supporte fort mal cette situation de manque et les attentes interminables à nos guichets pour accéder à nos deux ridicules cabines publiques.
Il y a encore lâancienne clientĂšle de Desfeux, elle est restĂ©e fidĂšle aprĂšs le dĂ©placement de bureau, mes collĂšgues dĂ©clarent quâelle devrait logiquement se rendre Ă Boulogne principal dĂ©sormais plus proche, mais la logique⊠Allez comprendre, le client nâaime pas changer ses habitudes. La dame ĂągĂ©e qui renouvelle quelques bons du trĂ©sor âdes IP Ă cinq ans- ou le titulaire de la retraite du combattant aime retrouver derriĂšre nos vitres lâaimable visage de madame Raoux, notre spĂ©cialiste maison. Restons sur elle, la maison. En son sein, elle nous accable dâune charge superflue, le foyer, inopportune cerise sur le gĂąteau, en fait, une Ă©pine de plus.
Lâimmeuble du 243 accueille un foyer P.T.T. de jeunes filles. Chaque mois ou presque, des bataillons de fraĂźches provinciales investissent les Ă©tages au-dessus de nos tĂȘtes. Au centre de formation de la rue Clerc, on attire lâattention de ce jeune personnel sur lâopportunitĂ© dâouvrir : comptes chĂšques postaux et livrets de caisse nationale dâĂ©pargne au bureau le plus proche du domicileâŠFacile⊠Elles descendent lâescalier, groupĂ©es, disciplinĂ©es vers nos guichets mais le bĂ©nĂ©fice statistique sâavĂšre infime pour notre service ; quelques semaines aprĂšs, les petites demoiselles sâĂ©gaient vers leur emploi dĂ©finitif. Les fiches 25 ter ou 1 ter de comptes locaux les suivent, nous avons eu le travail initial mais nâen rĂ©coltons pas les points trafics.
Le voilĂ donc mon nouveau lieu de travail, bureau Ă problĂšmes, Ă remplaçants, bureau panique, bureau tempĂȘte !
Quelle rĂ©ussite populaire, les clientĂšles les plus diverses sây rassemblent, sâagglutinent autour de notre rotonde vitrĂ©e et carrelĂ©e, presque une arĂšne ! Nous y livrons notre combat quotidien face Ă ce partenaire multiforme, bigarrĂ© et imprĂ©visible. Les dames aisĂ©es des rĂ©sidences du Point du Jour, impatientes, quĂ©mandeuses de liaisons tĂ©lĂ©phoniques y cĂŽtoient les troupes impassibles de
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Le hĂ©ros fatiguĂ©. De tous nos encadrants dâactive, le marĂ©chal des logis
Grubes nâest pas le moins banal. Tel lâĂ©lĂ©phant dans un magasin de porcelaine, chaque matin, il sâĂ©broue parmi nous et se pose des questions sur sa prĂ©sence dans notre paisible communautĂ©, lui, le baroudeur. Le teint cuivrĂ©, un cou de taureau, des Ă©paules musculeuses, il ronge son frein. Peut-ĂȘtre est-il placĂ© lĂ Ă titre disciplinaire ? Il nâen dit mot. Seule lâĂ©vocation dâun passĂ© combatif peut le sortir de sa torpeur, il sâĂ©vade, il sâanime, il raconte.
LâIndochine ! Les postes gardĂ©s dans la jungle, les guĂ©rillas, les attaques de nuit, les Viets, les convois avançant sur les routes stratĂ©giques pleines dâembĂ»ches, les piĂšges de bambous dans les riziĂšres, la prise des pitons, les luttes au corps Ă corps. Il mime le lancer de grenades, le voilĂ loin, trĂšs loin. Les rĂ©cits se terminent par des soupirs. Les galons gagnĂ©s avec bravoure sont vite perdus par des grosses bĂȘtises commises lors des beuveries homĂ©riques. Il ne se plaint pas, câest le jeu, il accepte la sanction de ses erreurs. Le fauve a t-il perdu ses dents ? Il nous accompagne au stand de tir, aujourdâhui nous vidons parcimonieusement quelques balles au pistolet mitrailleur. Lâexercice se termine, les gradĂ©s sâentraĂźnent Ă leur tour. Une arme crache toujours, câest Grubes, accrochĂ© au P.M, les yeux fous, il arrose interminablement un ennemi retrouvĂ©, derriĂšre les cibles blanches.
- « Ăa bouge dans la riziĂšre⊠Les salopards sont lĂ ! ». Les collĂšgues le secouent brutalement, enfin il lĂąche le
pistolet. Il lui faudra de longues minutes pour retrouver le calme et lâapaisement, ses mains tremblent.
DĂ©sormais nous ne sommes plus les bleus. Dâautres contingents suivent et dans ces arrivĂ©es, une incontournable vedette. Telles les Ă©toiles filantes, jâaurai peu de temps pour la contempler. Câest un gitan, il se nomme Collet-Raval. Un de nos gradĂ©s est parti le chercher avec quelques autres Ă Paris. DĂšs la sortie de la caserne
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de Clignancourt, la famille lâaccompagne dans les couloirs du mĂ©tro jusquâĂ la gare de lâest. Guitares, dĂ©solations, malĂ©dictions des femmes de la tribu⊠DĂšs son arrivĂ©e, comme Gaunal, son illustre aĂźnĂ©, il collectionne les corvĂ©es et jours de prison. Il a des yeux bleus un peu fous, une trĂšs petite tĂȘte vite rasĂ©e bien sĂ»r. On lui attribue un casque trop grand. Lorsquâil manĆuvre au pas cadencĂ©, dâun coup il fait sauter le casque hors de sa tĂȘte, câest irrĂ©sistible ! Soudain il disparaĂźt. Les autoritĂ©s sâaffolent, patrouillent, fouillent partout durant deux jours. Enfin, on remarque une fumĂ©e suspecte sortant dâun vestiaire. On dĂ©couvre le fugitif recroquevillĂ© dans cet espace minuscule, fumant la pipe⊠JugĂ© inapte au monde militaire, il va vite retrouver le marchĂ© aux puces de Saint-Ouen.
Pour saluer la nouvelle annĂ©e 1956, nous dansons en monĂŽme dans la cour de Renchen. Depuis juin, la claustration nous pĂšse, ses effets se font sentir. Nous rĂ©ussissons, grĂące Ă un parcours compliquĂ© sur les chemins de fer allemands et Ă des permissions de journĂ©e, Ă rejoindre Strasbourg Ă deux reprises. Mais le rĂšglement interdit la sortie en chaussures basses dites de ville. Chaque fois, lâemployĂ© de gare se voit confier des rangĂ©es de godillots français en consigne. Nous dĂ©jeunons au foyer militaire Ă Kehl, cĂŽtĂ© allemand. Le spectacle est Ă©difiant.
Dans un vacarme assourdissant, les serveuses allemandes rĂ©sistent tant bien que mal aux attaques et poursuites des troufions Ă©mĂ©chĂ©s et dĂ©braillĂ©s. Lâambiance est quasi identique au bal du Sapin Vert Ă Bischem oĂč les danseuses peuvent choisir leurs cavaliers, entre les militaires en uniforme et ceux en civil. Les retours sâeffectuent Ă pied, par un froid sibĂ©rien.
Au C.I, les occupants du dortoir vont se sĂ©parer, nous appartenons Ă des compagnies diffĂ©rentes. Lâinstruction nous a rĂ©unis quelques mois durant, nous allons dĂ©sormais nous quitter Ă jamais.
Je les regrette presque tous, Charles Duquesnoy, grand et maigre, garagiste Ă Lille, Brousse, un employĂ© du TrĂ©sor, il nous amuse en dĂ©clamant tel un acteur les vertus du fisc, du latin fiscus qui veut dire petite faisselle destinĂ©e Ă recueillir lâargent⊠Bonnet est un vendĂ©en futur curĂ©, Bottarlini, instituteur Ă Beaune,
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En 1963, la Poste ne manque ni de clientĂšle, ni de trafic Ă Ă©couler.
Sans concurrence dans plusieurs domaines, elle a parfois peine à assumer sa mission de service public dans ces zones périphériques autour de Paris, en pleine explosion démographique.
Si pour rĂ©pondre aux besoins des usagers, lâemplacement de notre humble boutique, cinq guichets, pas de distribution, a Ă©tĂ© stratĂ©giquement arrĂȘtĂ©, lâauteur de ce choix doit ĂȘtre vivement fĂ©licitĂ© : lointaines ou locales, Ă©trangĂšres ou indues, les vagues dâusagers surgissent inlassablement, nous croulons littĂ©ralement sous lâaffluence des clients.
Sâagit-il dâune exception, la situation est-elle la mĂȘme partout ? Je nâai eu ni le loisir ni lâidĂ©e de vĂ©rifier.
Boulogne-Billancourt sud, une appellation fonctionnelle pour un Ă©tablissement pratiquement neuf Ă mon arrivĂ©e. Au numĂ©ro 243 du boulevard Jean JaurĂšs, la grande voie nord sud de la ville, vient remplacer le vieux bureau Boulogne Desfeux situĂ© plus au nord sur la place du mĂȘme nom. Il est si bien situĂ© quâil rĂ©ceptionne, ratisse et cumule tous les trafics :
âą Celui normal de la partie sud de Boulogne la populeuse, en plein boum Ă©conomique, lĂ oĂč les immeubles sortent de terre comme champignons en automne. Mais aussi la charge si pesante de notre Ă©norme voisin⊠Les milliers dâemployĂ©s et ouvriers de Renault, souvent des banlieusards pressĂ©s, lâĆil rivĂ© sur lâhoraire. Et puis la Seine ? Elle amorce tout prĂšs sa boucle, le romantisme nây est plus, ici les Ăźles se nomment Seguin ou de Billancourt, le pont du mĂȘme nom lâenjambe et ouvre lâentrĂ©e dâIssy-les-Moulineaux, ses foyers de migrants et, pour nous, chaque soir, les rangs serrĂ©s dâexpĂ©diteurs de mandats internationaux.
âą CĂŽtĂ© rive droite du fleuve : les quais et les immeubles du Point du Jour, ici on parle des immeubles Ă Pouillon ! Le voilĂ lancĂ© le nom dĂ©testĂ©, le mot qui fĂąche Ă Boulogne en 1963 ! Il sâagit dâimmeubles de bon standing construits en bord de Seine mais lâarchitecte, Fernand Pouillon, semble avoir ruinĂ© les promoteurs, ou bien le contraire ? Pouillon est en fuite, les appartements ne sont pas terminĂ©s, lâardoise est sĂ©vĂšre, le scandale sâĂ©tale dans la
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243 Boulevard Jean JaurĂšs Les jours suivants sont Ă©videmment meilleurs et, situation
impensable il y a peu, je me plais⊠Je sais dĂ©mĂȘler les Ă©cheveaux touffus dâobjets mal avisĂ©s et
quâil faut retrouver. Comme mes collĂšgues je fais parler ces Ă©nigmatiques avis violets rĂ©digĂ©s lors des tournĂ©es par les lointains et invisibles facteurs du bureau principal. Quelle mine dĂ©pitĂ©e pour cette dame si affirmative qui depuis hier me rĂ©pĂšte :
- « Je le sais, câest la convocation des copropriĂ©taires par le syndic, elle arrive toujours Ă la date en recommandĂ© ! »
- « Non Madame, lâexpĂ©diteur est la chaĂźne de lâespoir, câest une lettre ordinaire non affranchie. Elle est taxĂ©e ! »
Les piĂšges sont nombreux, Boulogne est trĂšs Ă©tendu, les quartiers dâinstances recouvrent des distances Ă©normes, de la porte de Saint Cloud au pont de SĂšvres. Nous tĂ©lĂ©phonons sans cesse aux deux autres bureaux de la ville.
JâexpĂ©rimente les changements de rouleaux, encrages, dĂ©pannages sur la machine Ă affranchir du guichet. On mâa fait savoir :
- « Les hommes nâappellent pas lâinspecteur ! » Je manie donc la pince Ă Ă©piler, sic, pour retirer dĂ©licatement des entrailles de la SECAP ces tout petits rectangles de papier, les Ă©tiquettes de recommandation qui bloquent ou maculent lâimpression des empreintes. LâopĂ©ration est parfois longue, le public assiste, muet. Que pense t-il ?
Un matin, aprĂšs lâexpĂ©dition dâun paquet, une dame sâadresse Ă moi doucement, presque en confidence :
- « Ah, ça va mieux que lundi dernier⊠» Elle évoque mon redoutable premier jour. Elle a raison, mais
cette pause, presque une respiration, ne va pas durer. Je suis stagiaire Ă Boulogne Sud et rien nây est Ă©tabli, prĂ©visible, solide, et raisonnable ! Je vais lâapprendre trĂšs vite.
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Michel Berthier, Ă©lectricien au Creusot, Robert Bony, menuisier Ă Blanzy, HedĂ© et Maluta, deux chtimis. Enfin, un drĂŽle de type, EugĂšne, je crois, qui passe le plus clair de son temps libre Ă se laver. Il occupe les lavabos, les douches, utilise shampoing et lessive et termine par dâinterminables brossages de dents avant de recommencer. Sans doute un descendant de Ponce Pilate ?
Lâextinction des feux a lieu vers 22 heures, dans les chambres quelques postes de T.S.F. demeurent branchĂ©s, en sourdine. Ce soir lĂ la voix de Gloria Lasso, claire comme une source, monte dans le silence.
- « Prends ma main car je suis étrangÚre ici, étrangÚre au paradis, etc. »
Ă cet instant, elle cristallise si bien les impatiences, les dĂ©sirs et les regrets quâĂ travers les murs et les couloirs Ă©clatent les hurlements dâune mĂȘme rage impuissante. Quâen serait-il si nous avions connaissance de la longueur du temps quâil nous reste Ă passer avant le retour au paradis.
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Kaiserslautern. Durant lâinstruction, nos anciens lâont Ă©voquĂ©e, il est question
de la vie rĂȘvĂ©e qui sera la nĂŽtre lorsque nous quitterons le centre dâinstruction pour rejoindre la compagnie. Les plaisanteries circulent, il faut prononcer les yeux levĂ©s au ciel, comme en extase :
- « Oh IDAR ! » Ou encore : - « Ah, quand on sera à IDAR ! » IDAR OBERSTEIN, située à environ cinquante kilomÚtres de
la frontiĂšre luxembourgeoise est connue par sa spĂ©cialitĂ©, la taille des diamants. Je nâen connaĂźtrais pas plus, comme Gloria Lasso, je resterai toujours Ă©tranger Ă ce paradis. AprĂšs une permission de huit jours en France, je suis dirigĂ© illico sur Kaiserslautern et plus prĂ©cisĂ©ment sa banlieue.
La 760Ăšme compagnie dâexploitation de pipe-line est rattachĂ©e aux forces de lâOTAN âou NATO-, sa mission consiste Ă assurer le bon fonctionnement dâun pipe-line enterrĂ©. Je suis affectĂ© Ă OTTERBAR, une des stations du pompage de kĂ©rosĂšne.
Mon supérieur immédiat est le MDL chef Léger. Il est breton, trÚs petit, marié, pÚre de famille. Issu du rang, il a gagné son modeste grade en Indochine. Il est reconnaissant envers le métier militaire, de sa situation du moment plutÎt confortable. Nous nous entendons assez bien, il redoute les rapports, les écritures, ma présence le rassure.
Ă la station avec moi, une demi douzaine de conducteurs. Nous allons vivre ici une bonne partie de lâannĂ©e 1956. Parmi eux, Clauzure, un bordelais, trĂšs apprĂ©ciĂ© par le chef pour ses talents de mĂ©canicien auto, Picard-Goux, un tarnais, un autre garçon du sud-ouest dont je nâai retenu que lâĂ©trange sobriquet, MĂ©lanie ! Câest vrai que son visage ressemble Ă celui dâune vieille dame ridĂ©e et Ă©dentĂ©e.
Nous venons en camionnette chaque matin, mais il nây a rien Ă faire. Un vieux civil allemand, Schmeiling, un boiteux, essuie,
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- « Mais, câest pour retrouver la page des tarifs dâaffranchissement, comme au centre dâinstruction.
Câest lâĂ©tonnement gĂ©nĂ©ral, ils nâen reviennent pas. Mais de quelle planĂšte suis-je descendu ? Les barĂšmes, imprimĂ©s Ă lâavance, existent dans les bureaux de poste, tous les tarifs, les coupures de poids et surtaxes aĂ©riennes y sont portĂ©s ! Le barĂšme, nĂ©gligemment glissĂ© sous une balance, prĂȘt Ă lâemploi, je lâai frĂŽlĂ© tout lâaprĂšs-midi ! DĂšs ma premiĂšre vacation, toutes les insuffisances de ce cours de formation trop peu rĂ©aliste surgissent dĂ©jĂ : je ne sais ni rendre la monnaie, ni effectuer correctement des mouvements de fonds, jâignore le maniement des machines, je ne sais pas tĂ©lĂ©phoner⊠Pour demain, une certitude : jâannoncerai les tarifs beaucoup plus vite !
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supplĂ©mentaire vient dâĂȘtre ouvert pour me soulager. Et moi qui pensais ĂȘtre plus efficace !
VoilĂ cette collĂšgue saisie par la vision du contenu de mon tiroir-caisse. Depuis des heures je plonge les mains dans une joyeuse pagaille de billets. Cette vision paraĂźt la fasciner et mĂȘme lâĂ©pouvanter. Ă voix basse, elle sâinquiĂšte :
- « Vous ne classez pas votre argent ? Ce soir, vous serez faux ! »
Elle mâapporte des Ă©pingles, des Ă©lastiques, mais maintenant la peur me tenaille. Voici 18 heures. Renault quitte les ateliers, lâaffluence redouble. Tension ou fatigue naissante, je commets une bĂȘtise cocasse. Jâai dĂ©posĂ© un gros paquet sur la balance et, stupide, contemple le flĂ©au complĂštement bloquĂ© tout Ă droite, hors du cadran. Pourquoi ne bouge t-il pas ? Jâessaie Ă nouveau, mĂȘme rĂ©sultat. Enfin je comprends, jâai deux balances Ă ma disposition, lâune lĂ©gĂšre pour les lettres, lâautres pour les paquets, graduĂ©e jusquâĂ cinq kilos, je posais le lourd colis sur la balance lĂ©gĂšre !
La clientĂšle est restĂ©e de marbre. Lâheure de fermeture arrive. Le dernier client parti, je dĂ©couvre mes collĂšgues. Ils sont hilares. Pour eux aussi câest la dĂ©tente aprĂšs cette grosse journĂ©e. Une grande fille mince, elle sâappelle Berthe, mâinterview, pour rire :
- « Alors, monsieur le nouveau, que pensez-vous du bureau ? Ăa vous plait ? Vous ne vous ĂȘtes pas trop ennuyĂ© ? »
Lambourieux intervient, on a besoin de mes chiffres. Autour de moi, des blouses bleues et roses sâaffairent.
- « Je peux mâoccuper de votre sous caisse ? Je prĂ©pare votre versement⊠Jâai portĂ© vos chiffres⊠»
Je ne rĂ©agis guĂšre, elles comptent si vite. Quelquâun annonce joyeusement : - « Il est bon ! 3F25 dâexcĂ©dent ! » Ils sont contents de moi. DĂ©jĂ Ă lâarriĂšre du bureau, la porte
claque, les hirondelles sâenvolent vers le mĂ©tro, le bus⊠Cependant, un dĂ©tail les a intriguĂ© dans mon comportement. Tous, ils mâont vu, sans cesse, tourner les pages du guide officiel. Mais pourquoi et si souvent ?
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graisse, manipule quelques vannes, câest un F.A.M.O. Suite Ă des accords internationaux, les fonctionnaires allemands de main dâĆuvre se trouvent dans tous les corps de troupe. Ils sont mĂ©caniciens, chauffeurs, barmans, tailleurs, etc. Et sans doute un peu espionsâŠ
Avec doigtĂ©, le chef LĂ©ger occupe cependant sa petite troupe. Nous amĂ©nageons un terrain de volley-ball puis construisons une piĂšce rĂ©fectoire en prĂ©fabriquĂ© oĂč Goux, charpentier de mĂ©tier, dĂ©voile ses qualitĂ©s. Le chef imagine de nous lancer dans la campagne environnante, dans un programme de redĂ©couverte du tracĂ© de pipe-line. Le parcours souterrain des tuyaux est balisĂ© par des bornes. Ă nous de les retrouver en surface.
Je consulte les cartes, Picard et MĂ©lanie fouillent les herbes et les champs. En quelques annĂ©es la nature a repris son domaine, nous sommes en pleine course au trĂ©sor, mes deux chasseurs se piquent au jeu. Nous rentrons le soir, fatiguĂ©s mais heureux. Cette partie technique est contrĂŽlĂ©e Ă IDAR OBERSTEIN par un service particulier, le dispatching, dirigĂ© par un ingĂ©nieur des pĂ©troles, assimilĂ© au grade dâaspirant. Je lui adresse mes relevĂ©s, jâai eu le temps de fignoler la prĂ©sentation, papier millimĂ©trĂ©, croquis, orientations, situations des bornes, commentaires, etc.
Puis, je retourne jouer au volley-ball ! Nous nous entraĂźnons toute la journĂ©e, mĂȘme MĂ©lanie commence Ă se dĂ©brouiller. CâĂ©tait la vraie bonne idĂ©e ! Depuis IDAR, le capitaine Charpentier nous invite Ă une journĂ©e sportive inter-stations. Lors du tournoi, nous crĂ©ons la surprise⊠Le dispatching, service dâĂ©lite, doit sâemployer Ă fond pour nous vaincre en finale. Tout le monde est content. Le chef LĂ©ger reçoit les fĂ©licitations du capitaine et quelques semaines plus tard, je suis nommĂ© marĂ©chal des logis, câest-Ă -dire sergent. Jâapprends que Monsieur lâingĂ©nieur avait apprĂ©ciĂ© mon travail sur le relevĂ© des bornes du pipe-line. Heureusement, nous avons eu la bonne idĂ©e de perdre la finale de volley !
Me voilà sous off, ce qui ne change rien à mon mince emploi du temps. Le service des essences mange et dort en subsistance dans une immense caserne en banlieue de Kaiserslautern, occupée par un régiment du train. Nos calots noirs et rouges nous
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diffĂ©rencient et nous protĂšgent dâune horde de gradĂ©s qui harcĂšlent les recrues, nous sommes transparents.
Cependant, quelquâun me convoque au bureau de lâintendance, un type furibard mâapostrophe : je suis une curiositĂ©, lâexception, le fraudeur, jâai de la chance de ne pas appartenir Ă son unitĂ© car alors⊠Enfin je dĂ©couvre mon crime. NommĂ© sous-officier, jâai continuĂ© Ă prendre mes repas avec la troupe ! Je dois dorĂ©navant me rendre au mess et payer mes repas sur ma solde. LâatmosphĂšre du lieu change : petites tables, menu, serveurs en veste blanche. Je dĂ©tonne en treillis et godillots, mes voisins de table, deux ingĂ©nieurs dans le civil, mâignorent trĂšs vite. Mais cette cohabitation ne dure pas.
Comme seule lâarmĂ©e sait le faire, en deux jours lâimmense caserne se vide, des centaines de soldats disparaissent littĂ©ralement des lieux, avec armes et bagages. Le rĂ©giment entier est parti pour lâAlgĂ©rie. Le dimanche, lâabandon est encore plus impressionnant. Au loin, on joue au volley, je mâapproche, deux Ă©quipes sâaffrontent, je suis invitĂ© Ă me joindre Ă eux, ils jouent trĂšs bien. Je remarque que ces garçons ont un curieux accent, inconnu de moi. Le soir, je me renseigne. Ceux qui restent ici et que lâon prĂ©serve de la guerre, ce sont les français dâAlgĂ©rie, pas encore nommĂ©s Pieds Noirs.
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- « DĂ©pĂȘches⊠le collĂšgue tâattend pour la relĂšve. Je vais tout tâexpliquer. Tu fais : affranchissements, poste restante, instances, et tu payes les retraits Ă vue jusquâĂ 16 heures. VoilĂ 10 000 francs, jâai pointĂ© ta sous caisse, câest bon. »
Soudain au fond de la salle, une voix retentit : - « Monsieur Lambourieux, la machine est dĂ©calĂ©e⊠» Il me tape sur lâĂ©paule, toujours chaleureux. - « Tu commences, je reviens⊠» HapĂ© par mille sollicitations, il nâest jamais revenu. Le flot
humain se referme sur moi. Il est midi, ces gens là ne vont-ils pas aller déjeuner ?
Pas du tout ! Nous sommes Ă Billancourt, au 243 Boulevard Jean JaurĂšs, Ă quelques hectomĂštres de lâusine Renault et aujourdâhui les salariĂ©s de la RĂ©gie rentrent de vacances !
Ici tout ce qui travaille, respire, pense ou espĂšre est, de prĂšs ou de loin, peu ou prou, dĂ©pendant de la RĂ©gie Nationale des Usines Renault ! Rares sont ceux ou celles qui Ă©chappent Ă cet Ă©crasant voisinage. Ainsi parle-t-on des usines, des patrons ou des employĂ©s comme dâune vĂ©ritable et unique entitĂ©, quasiment une personne. Ainsi, Renault sâintĂ©resse⊠Renault se plaint⊠Renault pense ! Et cette annĂ©e, pour la premiĂšre fois de son histoire, Renault a pris ses vacances en juillet. Mais durant cette pĂ©riode, Renault a eu mauvais temps et en ce 1er aoĂ»t 1963, Renault est malgracieux !
Ainsi, en ces premiĂšres heures de lâaprĂšs-midi je reçois de plein front Renault qui vient retirer ses recommandĂ©s en instance, effectuer un retrait Ă vue ou expĂ©dier ses pellicules de photos de vacances. Les semaines dâabsence ont exagĂ©rĂ©ment gonflĂ© le volume des objets en garde. Jâignore les limites prĂ©cises du quartier, et mĂȘme le nom de ses rues, je dĂ©couvre la jungle des objets mal avisĂ©s, des avis mal rĂ©digĂ©s, des retours Ă lâenvoyeur mal vĂ©cus par les destinataires⊠Câest la galĂšre⊠Mais puisque les autres guichets sont aussi surchargĂ©s, je ne complexe pas. Plus tard, jâapprendrai que ce lundi fut exceptionnel en charge de trafic.
Vers 16h30, est-ce possible, le flot humain semble se tarir. Mon bonheur est de courte durĂ©e, je rĂ©alise quâun guichet
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brouillon de caisse qui permet de sâaccorder avec la comptabilitĂ© du receveur. »
La tĂȘte me tourne ! Lâentretien tourne court, dĂ©jĂ on lâappelle, rendez-vous est
pris pour le 1er aoĂ»t. Il me souhaite mĂȘme de bonnes vacances ! Je reviens en soirĂ©e au bureau auprĂšs des guichetiers afin de
me familiariser avec la tenue du fameux brouillon de caisse. Ce relevĂ© de multiples chiffres est rĂ©alisĂ© en voltige par un agent de la brigade de rĂ©serve. Sa virtuositĂ© dans lâexercice, mais aussi la vision de la salle du public encore noire de monde Ă 19 heures me prĂ©cipitent encore un peu plus dans lâapprĂ©hension.
Sans doute lâignorance complĂšte de tout ce qui mâattend mâaurait permis de meilleurs congĂ©s.
Le 1er aoĂ»t avant midi, le receveur, monsieur Bernard, me rencontre briĂšvement, lâheure nâest pas propice aux civilitĂ©s. Je le dĂ©couvre Ă lâarriĂšre de la salle des guichets alors quâil sâaffronte durement avec un grand escogriffe brun et pĂąle qui ne paraĂźt guĂšre intimidĂ©. LâĂ©change est bref :
- « Samedi aprÚs-midi, vous avez rendu vos comptes avec une erreur, ce sont vos collÚgues qui ont du la trouver ! ».
- « Je lâavais signalĂ©e avant de partir. JâĂ©tais en califs, vous ne les payez plus aprĂšs 16h30, jâai servi le dernier client Ă 16h40, je suis encore perdant ! ».
LâĂąpretĂ© du dialogue me laisse pantois. Dans quel monde suis-je arrivĂ© ?
DĂ©jĂ le receveur se tourne vers moi. - « Vous ĂȘtes le jeune contrĂŽleur, je regrette, mais nous avons
un malade, vous serez sur une position de contrÎle plus tard, cette semaine vous passez au guichet des affranchissements. Monsieur Lambourieux va vous installer ».
Le contre-pied est parfait pour moi qui depuis un mois nâai revu que ce qui concerne le contrĂŽleâŠ
Lambourieux est brigadier. Petit, vif, ses yeux bleus Ă©tincellent dâintelligence derriĂšre ses verres, il sâamuse dĂ©jĂ de ma panique.
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La dĂ©couverte de lâAmĂ©rique. En 1956, prĂšs de Kaiserslautern se trouve implantĂ©e la base
aĂ©rienne amĂ©ricaine de Ramstein, ce qui nâest pas sans consĂ©quence pour lâĂ©conomie et la vie nocturne de la ville avec ses bars, dancings, et Ă©tablissements ouverts aux G.I.S. Les cars allemands desservent la caserne, aussi nous tentons, un copain et moi, de nous rendre un soir Ă Kaiser.
Une Ă©norme Cadillac sâarrĂȘte en souplesse devant nous, on nous offre le transport. Nous pĂ©nĂ©trons dans un autre monde, lâintĂ©rieur de la voiture nous semble immense, deux gĂ©ants amĂ©ricains, vĂȘtus de chemises Ă fleurs, fument le cigare. Ils rient avec deux filles aux pieds nus. Au sol, des bouteilles de whisky roulent et sâentrechoquent, la radio dĂ©verse Ă fond Glenn Miller ou Elvis Presley. Ces gens paraissent sĂ»rs dâeux-mĂȘmes, dĂ©contractĂ©s, forts.
En face, serrĂ©s et frileux dans nos uniformes mal coupĂ©s, nous nous sentons piĂštres et ridicules. Manifestement, nous les amusons. Lâimpression Ă©trange de ne pas ĂȘtre Ă ma place va perdurer dans cette ville dĂ©jĂ adaptĂ©e Ă lâoccupant dâOutre Atlantique. Je touche du doigt la puissance du roi dollar et la supĂ©rioritĂ© quasi naturelle des fils de lâOncle Sam.
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Le dĂ©part pour lâAlgĂ©rie. 24 aoĂ»t 1956. Je dois rejoindre IDAR OBERSTEIN. Comment lâordre est-il venu ? Je nâai pas de souvenirs sur
cette remontĂ©e Ă la Compagnie. Jây retrouve les personnes de mon contingent, le 55 1/C, ironie du sort, je ne fais que passer, demain nous partons en AlgĂ©rie, nous sommes soixante trois. Comment avons-nous Ă©tĂ© dĂ©signĂ©s, sur quels critĂšres ? Ceux qui peuvent savoir ont des attitudes curieuses Ă notre Ă©gard alors que nos paquetages contiennent shorts, chaussures et chapeaux de brousse, on continue Ă affirmer quâil nâest pas certain que notre destination soit lâAlgĂ©rie.
Notre section est encadrĂ©e par cinq sous-officiers de carriĂšre et deux M.D.L. appelĂ©s soit, mon copain Silvio Nuvoli et moi. Le soir, nous rencontrons notre chef, lâingĂ©nieur des essences, BegoĂ«t. Il porte Ă la fois lâuniforme et le grade de lieutenant. Cet homme est terriblement myope et nâa pas, loin sâen faut, lâallure martiale. Nos sous-officiers apprĂ©cient sombrement la situation. Un aumĂŽnier veut bĂ©nir notre dĂ©part. Le lieutenant BegoĂ«t sâabĂźme longuement dans la priĂšre, la troupe bronche. Enfin, nous grimpons dans les camions G.M.C., la destination est⊠top secret.
Nous roulons toute la nuit, jâai mĂȘme dormi. Au petit matin, le convoi stoppe face Ă la gare de Forbach en Moselle, nous sommes en France ! Nous emportons des tĂŽles, les Ă©lĂ©ments dâune cuve de campagne qui permet le stockage des carburants, qui vont trĂšs vite ĂȘtre chargĂ©s sur des wagons. Le train partira Ă midi, dâici lĂ nous avons quartier libre. AprĂšs quatorze mois dâabsence, nous retrouvons notre pays. La petite ville sâĂ©veille en ce dĂ©but de matinĂ©e, nous dĂ©ambulons dans la rue principale. Un petit miracle se produit. Les filles, les femmes, les vendeuses de Prisunic nous sourient !
Nous sommes si habituĂ©s Ă lâattitude distante, aux visages absents des fraĂŒleins que cette chose si simple nous ravit. Ainsi, aprĂšs un si long temps dâoccupations diverses, de militarisations, de soldatesques en tous genres, la Lorraine accueille encore les
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Le 1er août 1963 Je conserve un souvenir désagréable de mes congés annuels
1963. Ces semaines de juillet passĂ©es dans nos familles respectives Ă Dijon puis Bourges ne seront que la lancinante attente dâune date qui se rapproche inexorablement : le jour de mes dĂ©buts Ă Boulogne.
Auparavant, câest-Ă -dire dĂšs le lendemain de ma nomination, je me suis prĂ©sentĂ© Ă mon nouveau bureau. Monsieur le Receveur est absent. Un jeune inspecteur, monsieur Moulin mâaccueille cordialement. Je comble un poste vacant depuis longtemps. MĂȘme inexpĂ©rimentĂ©, je vais faire cesser la valse des remplaçants. Il me dĂ©signe Ă quelques collĂšgues. Je suis le contrĂŽleur que lâon attendait. Un produit rare semble t-il !
Il est content de mon arrivée. Ainsi, lui partira pour Levallois principal. Tiens, il ne se plait pas ici ?
- « Que vais-je faire ? » - « Mais, du contrĂŽle, puisque vous ĂȘtes contrĂŽleur ! » - « Câest-Ă -dire ? » Il devient ironique : - « Eh bien, mon cher, vous savez bien⊠Il y a le pointage de
lâĂ©mission, du payement, les tĂ©lĂ©grammes, les mandats tĂ©lĂ©graphiques, la caisse dâĂ©pargne,⊠Enfin, tout quoi ! Le matin avant lâouverture au public, il faut retirer de la machine ANKER la bande dâĂ©mission, la plier, y pointer les 1401 et les mandats annulĂ©s, prĂ©parer les mandats-lettres de rĂšglement des CRBT, relever les jetons dans les cabines tĂ©lĂ©phoniques, traiter les rĂ©clamations⊠Ah, ici il faut savoir dĂ©panner les machines, surveiller les dates, et lâencrage, classer les archives, et bien sĂ»r, prĂ©parer la fin de mois, expĂ©dier les Ă©tats et les mandats payĂ©s au centre de contrĂŽle⊠»
Il continue, implacable : - « Il y a aussi le pointage des sous caisses et des avances de
timbres en gros, la rĂ©ception des versements de fonds entre 12 et 14 heures lorsque le bureau dâordre est dĂ©sert et la tenue chaque soir du
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uniformes avec plaisir. VoilĂ qui nous donne le moral pour grimper dans notre train.
Le lendemain, fin du périple ferroviaire, Marseille nous accueille mais nous découvrons également ce véritable boulet que nous allons tirer avec nous : la cuve avec ses plaques, ses caisses de boulons que nous allons devoir surveiller jour et nuit sur le quai de Mourepianne à droite du vieux port.
En journĂ©e, câest plutĂŽt agrĂ©able, soleil et mĂȘme baignade dans une eau un peu huileuse, mais la nuit rien nâest prĂ©vu, nous sommeillons roulĂ©s au sol dans des couvertures, face au mistral. Quelle santĂ© ! AprĂšs quelques jours, une relĂšve intervient, le groupe de Mourepianne remonte Ă la caserne Sainte Marthe au centre de la ville. Pour les milliers de troufions en attente dâembarquement, le lieu sâappelle Le dĂ©pĂŽt des isolĂ©s mĂ©tropolitains.
Pour meubler lâattente, avec Silvio Nuvoli et quelques autres, lâĂ©quipe des essences sâinscrit au tournoi de volley-ball. Ă midi nous sommes qualifiĂ©s pour la finale de lâaprĂšs-midi. Mais nous prĂ©fĂ©rons la perspective dâune baignade Ă la plage des catalans.
Marseille semble prise de folie, elle regorge de militaires, les uniformes, les races se cĂŽtoient. Dans les rues chaudes nous assistons Ă des spectacles Ă©tonnants. Un groupe de paras vient de dĂ©cider une montĂ©e collective avec une prostituĂ©e. Ils entraĂźnent de force un rĂ©fractaire Ă lâĂ©preuve qui se dĂ©bat vigoureusement. Un navire amĂ©ricain est au mouillage, les marins en uniformes blancs mĂšnent grand train dans les bars. Whisky et dollars coulent. Les jeeps patrouillent, la military police1 est sans pitiĂ©, dâĂ©normes flics de couleur foncent dans les cafĂ©s, matraques Ă la main et rĂ©cupĂšrent les matafs en les tirant par le col.
Sur le soir, nous remontons Ă Sainte Marthe oĂč lâon nous interpelle sĂ©vĂšrement au poste dâentrĂ©e. Le haut parleur du camp a crachĂ© les noms de Nuvoli et Boillaud tout lâaprĂšs-midi. Nous manquions pour la finale de volleyâŠ
Les petites vacances vont prendre fin, dommage !
1 Bien entendu la sécurité militaire made in U.S.A. ne fait
aucunement confiance aux policiers français.
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Chypre. 1er novembre 1956. De bon matin, rassemblement en tenue de
combat, Ă©quipement, armes, camions et embarquement rapide Ă La Joliette sur lâĂ©norme Athos II, qui, sans doute comme le cĂ©lĂšbre Pasteur est un ancien paquebot de croisiĂšres reconverti en transport des troupes.
Suis-je Ă©mu, rivĂ© sur le pont, jetant un dernier regard vers la Bonne MĂšre et les cĂŽtes de ma patrie qui sâestompent ? Pas du tout !
Dâabord, nous partons quasi incognito, des barriĂšres interdisent lâapproche aux rares civils qui manifesteraient lâenvie dâagiter leurs mouchoirs, et, plus prosaĂŻque, câest la foire dâempoigne pour occuper les cabines.
Sur ce bateau, je vais toucher les dividendes des semaines dâĂ©preuve passĂ©s au centre dâinstruction. Alors que les hommes de troupe sâentassent dans les entrailles nausĂ©abondes du navire, notre cabine de trois couchettes donne sur un pont et nous prenons nos repas en salle Ă manger. ATHOS II a gardĂ© les traces de son faste passĂ© : nappes immaculĂ©es, vaisselle dorĂ©e, service feutrĂ© des stewardsâŠ
Le ciel est dâazur, nous ignorons notre but. Le personnel du bord nous rassure, nous nâallons pas en AlgĂ©rie puisque nous longeons Pantelleria, une Ăźle italienne situĂ©e entre la Sicile et la Tunisie et le cap est Ă lâest. Aujourdâhui, cette ignorance du moment et cette absence de curiositĂ© et dâinformation peuvent paraĂźtre stupĂ©fiantes et pourtant je lâaffirme, mes compagnons et moi, durant notre insouciante semaine marseillaise, nâavons tentĂ© de nous renseigner sur la situation politique internationale. Personne nâa achetĂ© le moindre journal. Cela me paraĂźt maintenant inconcevable. LâarmĂ©e nous a transformĂ©s, nous ne rĂ©flĂ©chissons pas, nous obĂ©issons.
Dâailleurs, le monde civil nâexiste pas, pour chaque jour, chaque heure, chaque situation, il existe une rĂ©ponse, une solution,
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LES GUICHETS
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un ordre militaires. Cependant, il nâest pas certain quâune recherche pointue dâindices aurait Ă©tĂ© probante. Durant lâĂ©tĂ© 1956 le secret dĂ©fense domine. Le 26 juillet, le colonel Nasser, lâhomme fort du monde arabe, dĂ©cide devant des foules en dĂ©lire la nationalisation du canal de Suez au seul profit de lâEgypte. Mais il annonce Ă©galement une reconquĂȘte militaire au Moyen-Orient. Lâennemi dĂ©signĂ© nâest autre que lâĂ©tat dâIsraĂ«l. Pour Londres, Paris et Tel-Aviv, lâaffaire est grave. Des contacts triangulaires aboutissent Ă un protocole secret signĂ© Ă SĂšvres. Il y aura riposte militaire anglo franco israĂ©lienne. Câest ce qui explique notre discrĂšte croisiĂšre sur lâATHOS II chargĂ© de troupes et de matĂ©riel.
En rĂ©alitĂ©, si les forces Ă©gyptiennes existent, les alliĂ©s ont surestimĂ© leur valeur, le dispositif prĂ©vu est trop lourd, lâavenir le dĂ©montrera. LâĂźle de Chypre, qui est en pleine insurrection contre lâoccupant britannique va servir de base pour lâopĂ©ration. VoilĂ donc notre destination. Lâaviation anglaise est renforcĂ©e par des F84F français et, coup tordu issu des cerveaux des stratĂšges militaires, des avions MystĂšres IV sont repeints de lâĂ©toile de David car aprĂšs lâultimatum, IsraĂ«l sera lâagressĂ© qui contre-attaque. Mais en attendant le jour de lâopĂ©ration qui a Ă©tĂ© fixĂ© en toute quiĂ©tude Ă SĂšvres le 9 septembre 1956, nous dĂ©barquons sur cĂŽte Sud de Chypre dans le port de Limassol.
LâĂźle est une base stratĂ©gique parfaite situĂ©e Ă moins de deux cents kilomĂštres des cĂŽtes Ă©gyptiennes et Ă cent kilomĂštres de celles de lâalliĂ© israĂ©lien.
Lâorganisation est bonne. Avec les soldats de lâarmĂ©e de lâair, nous installons un camp de toile Ă lâOuest de Limassol, au Cap Gata. Rochers, maquis, mer bleue, soleil, solitude, nous allons passer ici plusieurs mois dâattente ! TrĂšs vite notre groupe du service des essences est fractionnĂ©. Le marĂ©chal des logis Belhomme sĂ©lectionne une vingtaine dâhommes qui disparaissent avec lâincontournable cuve de campagne montable et dĂ©montable !
Je ne suis pas retenu, dommage, car ce qui suit est inĂ©dit et inconnu dans cette drĂŽle de guerre. Le groupe Belhomme est embarquĂ© sur un bateau de pĂȘche, se dĂ©barrasse de ses uniformes, sâhabille en civil et, aprĂšs une nuit de navigation,
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dĂ©barque en IsraĂ«l ! Il procĂšde au montage de la cuve qui attendra vainement lâoccasion de tenir son rĂŽle. Elle est testĂ©e avec de lâeau, elle ne fuit pas, lâhonneur du service des essences est saufâŠ
Sur le rocher cypriote, la vie sâorganise, les navettes pour les ravitaillements en nourriture et eau, hygiĂšne, etc. Nous approchons les avions F84F sur la base aĂ©rienne dâAKROTIRI. Nous cohabitons avec les appelĂ©s aviateurs des bases de Reims et Saint-Dizier, ils nous snobent un peu, pourtant bien peu parmi eux ont volĂ© ou mĂȘme approchĂ© les avions. Dans cette communautĂ©, un mot est employĂ© en toutes occasions par les gradĂ©s ou les soldats, câest le mot gus.
- « Prenez dix gus et nettoyez moi ça ! » - « Trouvez moi un gus qui tape à la machine ! » - « Les gus en ont marre ! » Le voilà le deuxiÚme classe, le bidasse, le rampant, le gugusse
quoi ! Curieusement, lorsquâil est requis pour un travail, le gus se
volatilise volontiers en technicien occupĂ© ou introuvable, et nos tenues kaki et nos calots rouges du service des essences se tailleront une belle rĂ©putation de gens toujours prĂ©sents, constants et courageux ! Les compliments remonteront mĂȘme jusquâĂ notre chef BegoĂ«t.
La vie nâest pas si dĂ©sagrĂ©able, lâaprĂšs-midi nous nous baignons dans des criques, investies sans doute de nos jours par quelques clubs mĂ©diterranĂ©ens. La nourriture par contre est mĂ©diocre et surtout, mal prĂ©parĂ©e. Le personnel de cuisine dresse le couvert trop tĂŽt dans des tentes ouvertes Ă tous vents. Les entrĂ©es, composĂ©es le plus souvent par des tranches de pastĂšque, sont servies des heures Ă lâavance dans les assiettes. Ă midi, elles sont lestĂ©es de grains de sable donc immangeables. Le vent et le sable sont omniprĂ©sents, tout doit ĂȘtre protĂ©gĂ©.
Je me dĂ©couvre une occupation annexe. Le vaguemestre du camp est, bien sĂ»r, aviateur. Comme moi, il est postier dans la vie civile, il sâappelle Jacques Grisey. Pour prendre possession du courrier, il se rend Ă Nicosie, capitale de lâĂźle par des vols en Nord-Atlas. Les soldats de lâarmĂ©e de lâair sont indisciplinĂ©s. DĂšs son retour, la tente du vaguemestre subit un siĂšge imbĂ©cile,
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lettres dâArcueil. Le bureau de ramassage a Ă©tabli procĂšs verbal de constat⊠au centre dâinstruction !
TempĂȘte dans un verre dâeau! Mais ce divertissement de potaches qui se libĂšrent ne plait pas, certains classements vont le reflĂ©ter. Quelques cĂ©libataires sans automobile se demandent dĂ©jĂ comment ils pourront rejoindre quotidiennement leurs nouveaux bureaux situĂ©s aux confins de lâIle de France. Je dĂ©croche Boulogne-Billancourt Sud, tout prĂšs de Paris, desservi par le mĂ©tro, je suis soulagĂ©. Boidevesy part pour Vitry-sur-Seine. Le soir mĂȘme un repas de fin de cours est organisĂ© dans le quartier de la RĂ©publique, auquel les moniteurs ne sont pas conviĂ©s. Nous sommes dĂ©jĂ projetĂ©s vers demain, nous allons nous oublier.
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Notre bible, câest le guide officiel. En toutes occasions, nous tournons ses pages de couleurs : vertes pour la poste, bleues pour les tĂ©lĂ©coms, jaunes pour les articles dâargent, etc. Nous pourchassons les interdictions douaniĂšres. Le centre dâinstruction est un repĂšre dâĂ©tranges usagers sans cesse candidats aux expĂ©ditions dâobjets les plus farfelus : - « Peut-on envoyer des abeilles vivantes au YĂ©men ou des sangsues Ă Madagascar ? »
- « Un pardessus usagé, peut-il partir pour le Japon ? En petit paquet poids maximum 1 kg, ce sera difficile ! »
Sans oublier les déclarations de douane bien sûr ! En conclusion, un enseignement sérieux mais beaucoup trop
thĂ©orique et livresque. Quelques journĂ©es de prĂ©sence derriĂšre un guichet, câest de la doublure, auraient Ă©tĂ© plus efficaces. Je le vĂ©rifierai bientĂŽt Ă mes dĂ©pens.
Vers 13 heures, les cafĂ©s dĂ©gustĂ©s, nous musardons avant la reprise des cours dans les rues paisibles de la petite ville. Paris gronde, tout prĂšs. La rue Maxime Gorki prolonge la rue de Stalingrad, elle-mĂȘme coupĂ©e par lâavenue Youri Gagarine. La rĂ©volution dâoctobre est passĂ©e ici, mais les grandes figures ouvriĂšres françaises sont aussi largement honorĂ©es : JaurĂšs, Zola ont leur boulevard, et Henri Barbusse, Jules Guesde, Marcel Sembat, Pierre Semart ou Paul Vaillant Couturier. Peut-ĂȘtre dĂ©bordons nous dans Bagneux ou Cachan, mais lĂ aussi, on y attend des lendemains qui chantent.
Enfin, aprĂšs les Ă©preuves finales, la dĂ©livrance arrive mais nous avons survolĂ© la fin du programme, principalement la partie comptabilitĂ©. Il y a quelques grincements de dents Ă la lecture des affectations. JâĂ©tais si occupĂ© Ă me maintenir dans le peloton, je nâai guĂšre remarquĂ© la dĂ©sinvolture de certains stagiaires. Nos instructeurs se sont rĂ©vĂ©lĂ©s assez raides, ils nâont pas apprĂ©ciĂ©.
Une derniĂšre farce fait scandale dans notre petit Landernau. Avec la volumineuse documentation reçue durant le stage, les gaillards ont confectionnĂ© des objets recommandĂ©s et chargĂ©s dâaspects et destinations fantaisistes, mais glissĂ©s dans les boĂźtes aux
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câest la foire dâempoigne pour avoir sa lettre le premier. Jâai pris lâhabitude de trier le sac de lettres Ă chaque arrivĂ©e, Grisey est enchantĂ© de cette aide, nous nous reverrons quelquefois aprĂšs le service. Les semaines dĂ©filent, nous oublions presque le but de notre sĂ©jour.
Le 29 octobre 1956, sous les ordres du GĂ©nĂ©ral Moshe Dayan, les forces israĂ©liennes attaquent lâEgypte, elles envahissent le SinaĂŻ, prennent Charm El Cheikh, clĂ© du Golfe dâAKABA. Le 30 octobre, un ultimatum est adressĂ© Ă Nasser pour rĂ©clamer la libertĂ© de passage sur le canal de Suez. Le colonel hĂ©site, il a perdu de sa superbe. Quelques semaines auparavant ne traitait-il pas les forces occidentales de petits soldats parfumĂ©s ? Cette apostrophe est reprise Ă toutes occasions dans notre camp, et surtout lors des corvĂ©es de nettoyage.
Les avions Ă©gyptiens fuient leurs bases, ventilĂ©s en Arabie Saoudite, et de vieilles Ă©paves prĂ©cipitĂ©es par le fond bloqueront le canal, lâĆuvre de Ferdinand de Lesseps pour des dizaines dâannĂ©es.
Lâaviation anglaise bombarde les bases Ă©gyptiennes et au matin du 5 novembre, les 487 parachutistes du colonel ChĂąteau-Jobert sautent sur Port-SaĂŻd. La rĂ©sistance est inexistante, il en sera de mĂȘme sur Port-Fouad lâaprĂšs-midi. Le 6, aprĂšs un bombardement de la Royale-Navy, les chars dĂ©barquent en direction de Port-SaĂŻd, il nây a aucun combat. LâopĂ©ration militaire qui ne peut guĂšre ĂȘtre appelĂ©e guerre est dĂ©jĂ terminĂ©e. Le cessez-le-feu est officiel le 7 novembre.
La suite est connue, sous les pressions conjointes de lâU.R.S.S. et des Etats-Unis, la victoire sur le terrain se transforme en dĂ©route diplomatique.
LâAngleterre et la France sont sĂ©vĂšrement jugĂ©es et perdent lĂ leur rang de grandes puissances. En outre, lâopinion occidentale est accaparĂ©e par un Ă©vĂ©nement beaucoup plus grave. Le 4 novembre 1956, lâarmĂ©e soviĂ©tique entre Ă Budapest pour rĂ©primer lâinsurrection hongroise.
Sur notre rocher nous ne savons rien, ou presque. Quelques Ă©chos de pilotes triomphants, nos collĂšgues de lâarmĂ©e de lâair sont euphoriques, les rumeurs de dĂ©part sâamplifient. Chypre
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nâintĂ©resse plus et pourtant, dans quelle partie du monde peut se rĂ©aliser ce petit prodige : en une seule journĂ©e monter dâabord jusquâau Mont Troodos (1953 mĂštres), y rencontrer la neige et skier puis redescendre en deux heures et se baigner dans les eaux tiĂšdes de la MĂ©diterranĂ©eâŠ
Le camp se vide lentement, si lâopĂ©ration se termine par un fiasco, elle se rĂ©vĂšlera rentable pour quelques uns. Ă dĂ©faut de gloire, les gradĂ©s des diffĂ©rentes armĂ©es peuvent espĂ©rer de lâavancement. Aux essences, Belhomme, mais surtout BegoĂ«t touchent le pactole, le lieutenant va passer capitaine. Ses priĂšres ont sans doute Ă©tĂ© entendues par les dieux de la guerre ! Il mâannonce son dĂ©part imminent par avion, il va prĂ©parer notre retour en France prĂ©vu par bateau. Sur le caillou, il nây a plus rien Ă voir, câest la carapate gĂ©nĂ©rale vers les avions, comme dans les naufrages, les officiers et les sous-officiers dâabord !
Le temps fraĂźchit nettement, nous rĂ©ussissons une sortie touristique Ă Limassol, petite ville dâaspect oriental : les fumeurs de narguilĂ© dans les cafĂ©s, les popes en robe noire, les petits Ăąnes et leurs Ă©normes charges, les vieilles Ă©choppes, les magasins dâamphore, le travail du cuir, etc.
Ă lâĂ©poque, Chypre est encore sous contrĂŽle britannique, lâE.O.K, la force de rĂ©sistance grecque a lancĂ© un avertissement aux militaires français :
- « Nous ne vous traitons pas en ennemis, mais nous tenterons de prendre vos armes, nous en avons besoin pour notre lutte ! »
Heureusement ce jour lĂ Ă Limassol, nous sommes sans armes. Nous faisons une rencontre totalement insolite. Deux dames anglaises, joyeuses et flanquĂ©es de leurs jeunes enfants, dĂ©sirent nous offrir Ă boire. Nous sommes prĂšs dâune demie douzaine de troufions, engoncĂ©s dans nos uniformes, qui les suivons au restaurant-hĂŽtel Rose, Ă©tablissement fort convenable tenu par monsieur TriantaphyllidĂšs2. Sans doute le thĂ© fut-il servi, nous tentons des deux cĂŽtĂ©s de louables et inutiles efforts pour communiquer. IncomprĂ©hensible anglais donc !
2 J'ai conservé la note, je n'invente pas !
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horizon, un garçon sympathique se trouve devant nous. Belmonte est trÚs expérimenté, il a effectué en Algérie et en France des remplacements sur des emplois de receveurs. Il se promÚne ici, et par pure gentillesse, nous aide discrÚtement au moment des exercices. Boidevesy et moi lui devons un nombre important de sauvetages.
Nous sommes tous des garçons raisonnables, pas des gamins Ă lâĂ©cole. Pourtant est-ce possible ? Des comportements curieux se manifestent chez quelques uns⊠Y a t-il Ă©mulation, compĂ©tition ? Le piĂšge existe. Le classement de fin de stage offrira aux meilleurs le choix des bureaux les plus proches et pour les autres resteront des postes en banlieue extrĂȘme⊠Les confins de la Seine et Marne par exemple. Et puis il y a lâautre cours. Ils sont notre double, logĂ©s dans le mĂȘme bĂątiment, sont-ils plus douĂ©s, dotĂ©s dâinstructeurs plus jeunes ? Sans cesses, ils sont annoncĂ©s en avance dans le programme de formation.
- « Ils ont terminĂ© le tĂ©lĂ©phone, ils commencent la caisse dâĂ©pargne⊠Eux, ils auront le temps de voir les articles dâargent, etc. » Lâautre cours caracole devant nous, il paraĂźt sans cesse Ă©tudier
et connaĂźtre ce que nous ignorons. Ils vont, câest sĂ»r, rafler les bonnes places au classement final. Au passage, je relĂšve la diffĂ©rence entre ma tranquille ignorance, onze ans plus tĂŽt, lors de mon arrivĂ©e Ă Paris, et ce dĂ©but dâapprĂ©hension dans lâattente de ma plongĂ©e dans le monde des banlieues, supposĂ©es surpeuplĂ©es et hostiles. En attendant, il faut tenter de retenir un peu toutes ces connaissances professionnelles, certaines un peu superflues, maisâŠ
Quelques mois plus tard je me poserai encore la question, face aux demandeurs de communications téléphoniques retardés par le fatidique :
- « Je nâai plus de cabine libre ! » Seraient-ils contents si je leur parlais de lâinventeur du
tĂ©lĂ©phone, Graham Bell, et aussi dans lâĂ©couteur transmetteur, du rĂŽle important des charbons, et surtout des vibrations des membranes grĂące Ă lâattraction des deux aimantsâŠ
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Arcueil En 1963, dix-huit ans aprÚs la libération de 1945, ce que les
commentateurs politiques appellent la ceinture rouge, câest-Ă -dire les succĂšs Ă©lectoraux continus des Ă©lus du parti communiste français dans les villes de la banlieue parisienne, se vĂ©rifie rapidement dans la dĂ©nomination des plaques des rues, boulevards et places. Ă Arcueil, le centre rĂ©gional dâinstruction se dĂ©couvre donc avenue LĂ©nine !
Je suivrai mes deux mois de stage, jâai peine Ă croire que ce fut si long, dans un dĂ©cor digne dâun film dâEisenstein, rues interminables, murs gris, chaussĂ©es aux pavĂ©s agressifs⊠monsieur Pourtalet, le responsable du stage nous accueille, nous sommes une quinzaine. AĂŻe ! AprĂšs les prĂ©sentations, seuls trois Ă©lĂšves ne sont pas issus des bureaux mixtes, et je fais partie de ce trio !
Tout est dĂ©jĂ dit. Pour la majoritĂ© du groupe, le stage sera un approfondissement bĂ©nĂ©fique de connaissances mais pour Boidevesy, Boillaud et un jeune collĂšgue issu dâun concours externe, rien ne sera Ă©vident ni facile. Monsieur Pourtalet connaĂźt son affaire. Visage rond, lunettes dorĂ©es, cheveux en brosse, câest un torrent cet homme. La rĂ©glementation postale descend sur nous, pĂ©nĂštre, nous recouvre⊠Impossible dây Ă©chapper, les dĂ©finitions, modes opĂ©ratoires, particularitĂ©s, exceptions, interdictions sâentrechoquent. Nous ne nous exprimons plus quâĂ travers les appellations des formulaires, registres, Ă©tats, rĂ©cĂ©pissĂ©s, accusĂ©s de rĂ©ception etc. Tous reconnus sous leurs numĂ©ros nomenclaturĂ©s 1401 â 1406 â 1418 â 1427 â 1442 â 515 â759, etc. Une jungle foisonnante oĂč monsieur Pourtalet et ses adjoints se meuvent avec aisance et dĂ©lice !
Avec Boidevesy, comme moi agent des centres de tri, nous courbons le dos, incrĂ©dules face Ă notre ignorance et dĂ©jĂ inquiets. Diable, le reste de la classe semble suivre lâinstructeur avec facilitĂ© ! Il nây a pas dâĂ©chappatoire possible, les contrĂŽles, les exercices pratiques sont quotidiens et notĂ©s, nous voici assez vite Ă la peine, repĂ©rĂ©s traĂźnards patentĂ©s ! Une petite consolation dans ce morne
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Roger. Le temps est venu, hĂ©las, oĂč il me faut Ă©voquer mon
camarade et ami Roger Dubois. Pourquoi ici, Ă Chypre, au bout de lâEurope, puisque nous nous sommes connus Ă Paris, trois ans plus tĂŽt ?
Fin 1954, il dĂ©barque Ă lâhĂŽtel du Dauphin oĂč je loge dĂ©jĂ . Il est champenois, nous travaillons ensemble Ă Saint Lazare. Roger, câest un grand blond Ă fine moustache, coiffure soignĂ©e, il ressemble Ă lâacteur Philippe Lemaire. Il est bruyant, fanfaron, effrontĂ© mais gĂ©nĂ©reux. En quelques semaines il connaĂźt toute la communautĂ© postiĂšre, plaisante, tape sur lâĂ©paule des anciens. Roger, câest Cyrano, toujours lancĂ© dans des dĂ©fis, des provocations contre plus fort que lui. Il titille, il agace mais ça passe. Il fait partie de notre bande puis câest la rencontre, le coup de foudre avec Denise, une jeune bretonne. Ils se marieront le plus tĂŽt possible au retour du service militaire. Nos chemins militaires se croisent encore en Allemagne, sans doute vers janvier 1956. Il est affectĂ© au groupe de circulation routiĂšre dâACHERN, nous nous rencontrons un dimanche.
JâĂ©trenne mon premier appareil photographique, des clichĂ©s sont pris, nous avons un peu trop bu. Tandis que je continue sagement sur la voie tracĂ©e, lui va vouloir changer son destin.
Ă Paris, Denise, la petite fiancĂ©e, travaille dans les beaux quartiers. Elle est employĂ©e de maison chez des patrons gentils et sans doute influents. Elle explique lâĂ©loignement Ă madame, qui va en parler Ă monsieur, qui bien sĂ»r connaĂźt quelquâun qui⊠DĂ©jĂ le bonheur est lĂ ! Le conducteur Roger Dubois est mutĂ© Ă la poste aux armĂ©es, il rejoint Paris et la caserne de Reuilly. Je reçois Ă mon secteur postal une lettre radieuse Ă©voquant le bonheur retrouvĂ©. AprĂšs des mois de silence, ce matin de dĂ©cembre Ă Chypre, voici une lettre de Denise, je reconnais lâĂ©criture. Le courrier est si rare que je retarde le plaisir. Toute la journĂ©e je promĂšne le pli le long de ma
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jambe dans une poche. Insensé ! Absurde ! Incongru ! Mais que vient-on
mâapprendre ici, au bout du monde, câest irrĂ©el, inacceptable et pourtant ces trois petits mots⊠Je sais que câest vrai, câest elle qui lâĂ©crit : ROGER EST MORT !
Quarante huit ans aprĂšs, jâai toujours autant de mal Ă lâaccepter. Mort par bĂȘtise. Ce que lâon refuse dâappeler la guerre dâAlgĂ©rie fait rage, brusquement un effort supplĂ©mentaire important en hommes a Ă©tĂ© demandĂ©. On racle en aveugle toutes les unitĂ©s. Roger est reversĂ© cette fois dans lâinfanterie, dĂ©part immĂ©diat en A.F.N., le bled, trĂšs dur, durant des mois. Il bĂ©nĂ©ficie dâune permission, destination Alger ou une autre ville importante. Il prend place Ă lâarriĂšre dâun G.M.C. Au dernier moment un gradĂ© sâinstalle aux cĂŽtĂ©s du jeune chauffeur, il compte prendre un train au vol sur le parcours. Il est en retard, il ordonne au chauffeur de rouler plus vite. Trop vite. Le camion se renverse, il y a des soldats morts Ă lâarriĂšre !
AbsurditĂ© ! Qui a tuĂ© Roger ? Le chauffeur, le gradĂ©, Denise qui le voulait prĂšs dâelle, la dactylo qui a couchĂ© son nom sur la liste des dĂ©parts en AlgĂ©rie ?
Il dort dans son petit cimetiĂšre de Buironfosse dans lâAisne. AprĂšs notre libĂ©ration nous lui avons apportĂ© une gerbe, trop
grosse et bien trop encombrante, il nous faudra changer trois fois de train depuis Paris. Une journĂ©e pĂ©nible face Ă une mĂšre inexpressive et un pĂšre au chagrin dĂ©chirant. Roger occupe toujours mes pensĂ©es. Sa gaietĂ© bruyante, ses allures bravaches me manquent, et aussi, cette maniĂšre possessive de me proclamer son ami. Etre lâami dâun autre, ce nâest pas rien ! Son sablier personnel sâest arrĂȘtĂ© en une minute imbĂ©cile sur une terre indiffĂ©rente loin de tous ceux qui lâaimaient.
Depuis jâinvite son blond fantĂŽme⊠Je lâinstalle dans des situations, des postures, absurdes et illusoires pour le retenir un peu. Ainsi ce soir nous arpentons ensemble rues et boulevards de Paris, nous revoici, insouciants et jeunes, si lĂ©gers. Roger, pour la dixiĂšme fois tu as vĂ©rifiĂ©, rectifiĂ© lâordonnance de ta coiffure, tirĂ© sur ta cravate⊠- « Bon, tu es impeccable⊠Mais oui tu es beau ! OĂč veux tu aller ?
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câĂ©tait la panade ! Jâai rĂ©digĂ© un rapport spĂ©cial pour bon service, je ne peux rien faire de plus mais il sera classĂ© dans votre dossier personnel. Un jour, ça pourra peut-ĂȘtre vous aider ? »
Brave Damangaux, sa dĂ©marche, assez inhabituelle, a t-elle Ă©tĂ© bĂ©nĂ©fique Ă lâun de nous?
Quelques annĂ©es plus tard, jâai fortuitement lâoccasion dâaccĂ©der Ă mon dossier personnel, tout au moins la partie dĂ©tenue par le service. La belle prose de Monsieur Damangaux nây figure pas, mais inattendu et dĂ©jĂ oubliĂ©, je dĂ©couvre un P.V. simple Ă©tabli Ă la gare Saint Lazare dix ans plus tĂŽt.
Une lettre pour la Seine et Oise a Ă©tĂ© retrouvĂ©e, aprĂšs six heures du matin, sur mon casier de tri, elle nâest pas partie, je dois fournir une explication. Ătrangement, ma rĂ©ponse avait Ă©tĂ© acceptĂ©e, rĂ©digĂ©e au crayon de papier !
La gare du Nord, les services de lâacheminement, câest fini ! Encore une page tournĂ©e, de nouvelles petites marionnettes Ă ranger mĂ©ticuleusement dans la boĂźte Ă mĂ©moire.
Sur lâheure, je nây pense guĂšre. Mes deux nouveaux grades, papa et contrĂŽleur stagiaire, suffisent Ă mâoccuper lâespritâŠ
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Le travail du dimanche Les vacations du dimanche aprĂšs-midi gare du nord sont
souvent difficiles, les effectifs sont réduits, nous assurons le traitement des levées des boßtes aux lettres du quartier.
Aucun sac nâest ouvert, simplement la collecte des boĂźtes environnant les boulevards de la Chapelle et Magenta suffit Ă nous occuper. Les retours du releveur sont impressionnants. Il ploie sous la charge de deux Ă©normes sacs 7. DĂšs sa sortie du monte-charge quelquâun crie :
- « MahĂ©, MahĂ© ! » Câest Ă la fois son nom mais aussi le cri du ralliement. Nous
abandonnons le tri et le rejoignons. Tel le chalut qui vide dâun coup plein de poissons sur le pont du bateau, le contenu des sacs de lettres se dĂ©verse sur lâacier brillant de la table de relevage. La ruche sâaffaire tout autour. On sĂ©pare, redresse, classe, taxe Ă©ventuellement, puis vient le ronronnement de la machine Ă oblitĂ©rer.
- « Mais ce nâest pas possible ! VoilĂ dĂ©jĂ MahĂ© qui revient avec un nouveau chargement »
En 1962 Ă Paris la mĂ©galopole, la fourmiliĂšre humaine, le dimanche, on Ă©crit ! Le tĂ©lĂ©phone nâest pas dans tous les foyers, loin sâen faut, il y a tous ces soldats en AlgĂ©rie, les familles Ă©crivent, les fiancĂ©es aussi. Et les commandes, les factures, etc.
Nous travaillons comme des fous, jusquâau soir 20 heures, un tri rapide de ventilation sur les autres gares parisiennes, sous lâĆil bienveillant dâun contrĂŽleur principal, monsieur Damangaux. En semaine, il assume une position de contrĂŽle assez floue. Il sây ennuie avec distinction impeccablement sanglĂ© dans une sorte de tenue militaire : pantalon, chemise de couleur crĂšme, bĂ©ret basque. DĂšs le lundi, monsieur Damangaux mâappelle, avec deux copains du dimanche. Il est content de nous et, solennel :
- « Les gars, hier vous avez sauvé la situation, sans vous
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Nous montons au SacrĂ© CĆur ou poussons vers BarbĂšs ? Tout est possible. Les esprits vont lĂ oĂč ils veulent. Comme la vie est folie ! Nous pouvons comme chante Mouloudji :
TraĂźner Ă Montparnasse De cafĂ©s en cafĂ©s Et monter Ă Belleville Tout en haut de la ville Pour la voir en entierâŠ
Mais non, tout est fini. SaletĂ© de guerre ! Il ne reste plus que la certitude de lâabsence dĂ©sespĂ©rante. AprĂšs lâarmĂ©e je dĂ©couvrirai quâil existe un avant et un aprĂšs Roger. Ă ce mĂ©tĂ©ore joyeux qui a traversĂ© ma jeunesse :
Adieu mon copain !
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Le retour. Deux mois dâattente suivent la pĂ©riode des combats. Nous
passons les fĂȘtes sur lâĂźle. BiĂšres et chansons Ă boire, vite Ă©touffĂ©es par le vent.
Le dĂ©part est enfin programmĂ©, les vĂ©hicules et ce qui reste de la troupe sont scindĂ©s en deux. Je suis bombardĂ© responsable dâune dizaine dâhommes. Sur le Cap Gata, une intendance va entrer en action aprĂšs nous. Lâimmense camp de toile, dĂ©sormais vide, ne doit pas rester en lâĂ©tat. La solution est toute simple : les tentes seront lacĂ©rĂ©es et rendues inutilisables. Ce noble symbole de notre passage va flotter au vent !
Le 5 janvier 1957, embarquement de nuit Ă Limassol sur le S/S Rharb, un navire norvĂ©gien de neuf cent tonneaux, vĂ©ritable coquille de noix. La mer est houleuse, il faut attendre le sommet de la vague pour passer de la chaloupe Ă lâĂ©chelle dâaccĂšs. Nous sommes chargĂ©s comme des baudets. Par miracle personne ne tombe Ă lâeau ! Les fastes de lâAthos II sont bien loin, nous voilĂ une centaine dâhommes parquĂ©s dans les cales, mais nous avons des lits. La lumiĂšre des Ă©toiles nous parvient par un orifice carrĂ© situĂ© au plafond. Ă peine sommes nous installĂ©s, quâun marin sâadresse Ă nous depuis le pont, il a un fort accent marseillais : - « Les gars, ça va un peu bouger cette nuit, on est obligĂ© de fermer !
Les coups de maillet retentissent sur le panneau de bois, nous sommes enfermés, et pour un bon moment !
Cette traversée va durer huit jours, elle est de trÚs loin mon plus mauvais souvenir maritime !
Ă cette pĂ©riode de lâannĂ©e la MĂ©diterranĂ©e est souvent mauvaise. Cette annĂ©e lĂ , elle se surpasse. Ă quelques exceptions prĂšs, tout le monde est malade, lâodeur est infecte, nous avons accrochĂ© casque, sacs, valises Ă nos lits et attendons, couchĂ©s. Je ne me sens plus quâune pauvre chose inerte, sans forces et sans volontĂ©. JâĂ©coute les gĂ©missements du bateau. Ă chaque attaque des vagues,
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Il le pensait, nâen avait jamais doutĂ©, convaincu quâil Ă©tait de notre rĂ©ussite et de notre ascension programmĂ©e vers les grades supĂ©rieurs de lâadministration.
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Le concours de contrÎleur Dépassons ces heures sombres. Avec Jacqueline, nous préparons le concours de contrÎleur
interne. Chaque semaine en soirĂ©e, nous suivons des cours de remise Ă niveau en français et maths, rue dâAssas dans le sixiĂšme arrondissement. Les tarifs sont modĂ©rĂ©s.
Les leçons de français sont assurĂ©es par un aimable inspecteur principal du ministĂšre des postes et tĂ©lĂ©communications. Il sâexprime avec des termes recherchĂ©s et fleuris. Monsieur Sardin est convaincu de notre rĂ©ussite future Ă lâexamen, bien quâil nâexige aucun devoir Ă©crit de ses Ă©lĂšves. Ă la fin des cours, il distribue des corrigĂ©s, ronĂ©otypĂ©s. Les pupitres de la salle dâaccueil sont trĂšs Ă©troits. Mon Ă©pouse, qui va ĂȘtre maman dans quelques mois, est une Ă©lĂšve de formes bien incongrues. Le service de brigade me laisse des aprĂšs-midi pour travailler les maths, sous la haute surveillance de Jacqueline, trĂšs douĂ©e dans ces disciplines, et pour apprendre par cĆur la rĂ©glementation postale.
Le paradoxe se rencontre souvent concernant les concours internes : les agents des guichets seraient Ă lâaise pour traiter lâĂ©preuve de rĂ©glementation postale, dotĂ©e dâun fort coefficient, puisquâelle est leur menu quotidien au travail, mais des horaires contraignants, un service absorbant et pĂ©nible font quâils se prĂ©sentent en trop petit nombre aux concours. Alors que le personnel des centres de tri, totalement ignare en matiĂšre dite postale, arrive en force aux examens, bien prĂ©parĂ© grĂące Ă des horaires mieux adaptĂ©s.
Ce postulat se vĂ©rifiera Ă mon profit, quelques mois plus tard. Jacqueline, Ă la veille de lâaccouchement se verra quant Ă elle proposer le grade de contrĂŽleur, mais avec titularisation en AlgĂ©rie ! Ce concours, jâai bien fait de le prĂ©parer sĂ©rieusement puisque le 13 avril 1962, un garçon joufflu, Alain, sâinstalle dans le petit logement. Il nâest plus guĂšre question dâouvrir les livres et cahiers aux heures de biberon ! Monsieur Sardin nous adresse une lettre de fĂ©licitations.
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mĂȘme lâidĂ©e dâun naufrage mâest indiffĂ©rente. Je nâai pas le souvenir dâavoir absorbĂ© une nourriture durant cette horrible semaine. Dâailleurs, aucun mĂ©decin ne nous visite. Le Rharb se place deux jours durant Ă la Cape, il nâavance plus !
La dĂ©livrance survient en vue des cĂŽtes françaises, notre sarcophage sâouvre. Voici les premiers bouillons chauds, la douche, la vie renaĂźt. On dĂ©signe de loin le phĂ©nomĂšne, un capitaine de lâarmĂ©e de lâair. Durant toute la traversĂ©e, il a jouĂ© au poker avec lâĂ©quipage ! Pourtant, le cuisinier de bord quitte le navire, malade, il nâa pas supportĂ© la tempĂȘte, et le Rharb repart demain !
Les nouvelles circulent. La France est privĂ©e dâessence. Le canal de Suez est bouchĂ©, les pays arabes pratiquent le boycott. BegoĂ«t se manifeste, nous rejoignons pour deux nuits le camp de Sainte Marthe. Jamais le dĂ©pĂŽt des isolĂ©s mĂ©tropolitains nâa si bien portĂ© son nom, il est dĂ©sert et glacial, nous dormons dans des baraquements sans chauffage et aux vitres brisĂ©es. Nos titres de transport sont Ă rĂ©cupĂ©rer Ă Aix en Provence. Nous avons lâessence, chut⊠mais seulement une jeep dĂ©couverte pour y aller. Par une tempĂ©rature sibĂ©rienne, jâaccompagne BegoĂ«t Ă Aix. Il faut avoir lâĆil sur le jerrican dâessence.
Marseille, gare Saint Charles le 16 janvier. Avec mes dix troupiers nous prenons dâassaut le train de nuit pour lâAllemagne. Il sâagit bien dâune attaque. ConsĂ©cutivement Ă la crise pĂ©troliĂšre, les trains sont surchargĂ©s, ce soir des milliers de voyageurs vont devoir se battre pour monter. Nous traĂźnons toujours notre Ă©norme barda, les doubles casques, sacs, musettes, bidons, valises personnelles. La mĂȘlĂ©e est furieuse, les passages des portes homĂ©riques, les insultes pleuvent dans notre direction. Nous avons un wagon rĂ©servé⊠que nous rĂ©cupĂ©rerons le lendemain seulement.
Lâhiver est rigoureux, lâEurope est sous la neige, nous devons rejoindre Sigmaringen, la nouvelle ville de garnison de notre unitĂ©. Sur ce voyage me reste une vision prĂ©cise, Ă la fois comique et humiliante.
Une correspondance ferroviaire nous attend sur le parcours allemand. Toujours alourdis par nos multiples bagages, nous devons changer de quai dans une petite gare. Les voyageurs
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allemands rejoignent trĂšs vite le nouveau train, dĂ©jĂ le contrĂŽleur abaisse son drapeau pour le dĂ©part⊠Et nous ! Suants, rouges, surchargĂ©s, engoncĂ©s dans nos capotes nous patinons lamentablement sur la croĂ»te de glace des quais. Le train entier nous observe et sâesclaffe. Il y a lĂ un spectacle de choix, nous sommes incapables de courir. Nous sommes ridicules ! Le train partira avec nous, mais quelle minute mortifiante. La course se termine, Sigmaringen, tranquille citĂ© nous accueille pour une interminable mais tellement peinarde fin de service.
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Comment, pourquoi une pareille horreur ? Notre profession est durement Ă©prouvĂ©e. Deux postiers sont parmi les victimes : Jean-Pierre Bernard, agent des tĂ©lĂ©coms, et la belle Anne-Claude Godeau, employĂ©e aux chĂšques postaux de Paris. Leurs portraits circulent trĂšs vite partout. Le jour des obsĂšques, la dĂ©lĂ©gation des postiers de la Ligne du Nord ne pourra jamais accĂ©der place de la RĂ©publique, lieu de rassemblement, tant la foule est immense. Câest une mer humaine sur laquelle flotte les gerbes de fleurs par centaines. Un million de personnes a t-on dit. Nous sommes bloquĂ©s, immobiles durant des heures prĂšs du boulevard Magenta. Le silence est total. TrĂšs loin, vers RĂ©publique, un orchestre de cuivres joue inlassablement le mĂȘme air, un motif musical trĂšs court, rĂ©pĂ©titif, une sorte de plainte, pas encore effacĂ©e de ma mĂ©moire quarante ans plus tardâŠ
Vers treize heures nous comprenons quâil est vain dâinsister, la journĂ©e finira dans le calme et le deuil. Je suivrai le dĂ©roulement de la cĂ©rĂ©monie jusquâau cimetiĂšre du PĂšre Lachaise grĂące aux reportages des radios.
Ă ma connaissance, il nây a jamais eu dâexcuses officielles ou de condolĂ©ances aux familles des victimes. Il est vrai que les forces de police sâĂ©taient fait la main un an plus tĂŽt en rĂ©primant avec une brutalitĂ© inouĂŻe une manifestation dâAlgĂ©riens de Paris, sur les grands boulevards.
Le bilan de ce 17 octobre 1961 ? Des centaines de morts ! Des cadavres dans la Seine, et le
silence assourdissant des organes dâinformations ! Le prĂ©fet de lâĂ©poque sâappelait Maurice Papon.
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mimétisme inexplicable, sans trop savoir pourquoi, je cours aussi en me demandant :
- « Mais pourquoi foncent-ils comme ça ? » Quelques centiĂšmes de secondes plus tard, jâai la rĂ©ponse.
Mon coup de reins vient de me sauver, je sens le long de mon dos le glissement dâune matraque qui retombe sans avoir touchĂ© la tĂȘte convoitĂ©e ! Qui est-il celui qui courait derriĂšre moi. C.R.S., garde mobile, gendarme, gardien de la paix ? Je ne le saurai jamais, les prĂ©sentations nâont pas Ă©tĂ© faites !
La peur, la frousse, la surprise, lâĂ©motion me donnent des ailes. Je ne cherche plus Ă rejoindre la manifestation. Je dĂ©couvre ce soir lĂ la violence lĂ©gale. Une majoritĂ© de citoyens dĂ©sire la paix en AlgĂ©rie mais il est dangereux de le dĂ©clarer fort sur la voie publique !
DĂ©jĂ les quais du mĂ©tro sont noirs de monde. Curieusement il y a des policiers en uniforme qui rentrent chez eux, on les ignore ! LâarĂšne, câĂ©tait lĂ -haut !
Et celui-lĂ , si placide dans sa pĂšlerine, est-ce celui qui voulait me fracasser la tĂȘte ? Moi, un fonctionnaire comme lui !
Ce soir lĂ , je viens de participer, sans le savoir, Ă la rĂ©pĂ©tition dâun drame puisque est programmĂ©e une nouvelle manifestation.
Ce sera le 8 fĂ©vrier 1962 ! Les mĂȘmes forces seront en prĂ©sence. Dâun cĂŽtĂ©, les
mouvements, syndicats, partis de gauche. De lâautre, les forces de police dirigĂ©es par le ministre de lâintĂ©rieur, Roger Frey.
La manifestation est-elle autorisĂ©e ? Je ne sais plus, je nây participe pas, je suis au travail.
Les Ă©vĂ©nements sont connus, bien que jamais complĂštement expliquĂ©s. Au croisement du boulevard Voltaire et de la rue de Charonne pourchassĂ©s par les policiers, un groupe de participants bascule dans lâescalier de la station de mĂ©tro Charonne. Dâautres personnes, affolĂ©es, sâempilent sur eux. Des grilles qui entourent les pieds des arbres sont projetĂ©es sur lâamoncellement humain, les portes dâaccĂšs Ă la station sont fermĂ©esâŠ
Huit personnes vont mourir, Ă©touffĂ©es ! AprĂšs la violence des affrontements et la sauvagerie des forces de lâordre, lâannonce de la tragĂ©die provoque la stupeur.
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Sigmaringen. Le Danube ! Grand fleuve européen, il prend sa source prÚs
de Sigmaringen mais en France, ce nom Ă©voque le lieu de refuge en 1944, du marĂ©chal PĂ©tain et des rescapĂ©s de lâĂ©tat français : Laval, les Ă©crivains CĂ©line, Drieu La Rochelle, etc. Treize ans plus tard je visite le chĂąteau, lâintĂ©rieur est banal, le passage des collaborateurs français nâest mĂȘme pas mentionnĂ© par le guide, voici meublé⊠occupĂ©, lâennui dâun dimanche Ă Sigmaringen.
Car ici tout le monde sâennuie ferme. La ville est paisible, la caserne vaste et confortable et nos occupations fort minces.
Le capitaine Charpentier qui dirige toujours la compagnie nous fiche une paix totale. Ce militaire ventripotent et court sur jambes possĂšde une technique Ă©prouvĂ©e pour ne pas avoir Ă sĂ©vir. Tous ses dĂ©placements dans les immenses couloirs de la caserne sont prĂ©cĂ©dĂ©s par les jappements bruyants de son petit chien qui trottine une bonne vingtaine de mĂštres devant lui. Bon repĂšre pour le soldat qui, ainsi prĂ©venu du passage du maĂźtre, sây prĂ©pare ou sâĂ©clipse. Ainsi vivons nous tous en parfaite harmonie.
Notre retour de Chypre sâest effectuĂ© dans la discrĂ©tion mais ma nouvelle affectation est assez floue. Au service matĂ©riel je vais surveiller lâarrivĂ©e de ⊠notre chĂšre cuve Ă essence qui retraverse lâEurope en retour dâIsraĂ«l ! Je cherche en vain Ă quelles activitĂ©s jâai pu me livrer cette demie annĂ©e. Un peu de sport, cross, volley-ball, et surtout chaque matin le salut du drapeau et au capitaine. Ensuite ?
Les engagĂ©s qui font carriĂšre ne sont pas les plus actifs. AprĂšs avoir claquĂ©s les talons devant leurs supĂ©rieurs, ils sâĂ©gaient dans le bĂątiment vers quelques lieux pompeusement baptisĂ©s services. LĂ , devant des auditoires faussement intĂ©ressĂ©s, seront Ă©voquĂ©s de façon nostalgique des faits dâarmes rĂ©volus, des figures militaires, des chefs inoubliables. Ainsi passent les heures Ă Sigmaringen.
Ă la belle saison nous nous baignons au Danube large dâune dizaine de mĂštres. Lâeau est claire. Quelques jeunes filles allemandes
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rient sous cape. Je pars en permission. DĂšs ma descente du train Ă la gare de
Dijon, la patrouille militaire mâinterpelle. Je suis en infraction. Mes chaussures sont noires, ce nâest pas la couleur admise. Ă Dijon, câest le jaune ! VoilĂ qui aurait rĂ©joui Courteline.
Maman ne comprendra pas pourquoi durant tout le temps de ma permission je ne mâhabille jamais en soldat.
En AlgĂ©rie, la situation sâaggrave, le gouvernement rappelle sous les drapeaux une classe dĂ©jĂ libĂ©rĂ©e. Erreur monumentale ! Les garçons qui repassent lâuniforme reviennent enragĂ©s, ils sont ingĂ©rables, beaucoup se sont mariĂ©s, ils nâobĂ©issent plus aux ordres.
Ă mon retour de permission via Paris, jâassiste gare de lâEst Ă des scĂšnes symptomatiques de lâĂ©tat de tension gĂ©nĂ©rale. En salle dâattente, un soldat en capote embrasse femme et enfant. Il porte autour du cou un cache-nez rouge, et aux pieds, de grosses charentaises ! La patrouille militaire nâest pas lĂ .
Le train Ă destination de Metz et lâAllemagne est en partance, rempli de soldats. Tous les vingt mĂštres, un cordon de C.R.S. lâencadre. Ă lâheure du dĂ©part, un silence Ă©trange sâinstalle, le train sâĂ©branle lentement, mais trĂšs vite, les gardes mobiles refluent vers la gare car du convoi monte une Ă©norme clameur. Insultes, projectiles, canettes de biĂšre pleuvent vers eux. Ils ne bronchent pas.
Ă Sigmaringen aussi lâimpatience grandit. Nous suivons de prĂšs les informations qui touchent au conflit. Ce soir, monsieur BourgĂšs Maunoury, ministre de la guerre, va annoncer la date de notre retour dans nos foyers.
Arrive notre tour, nous, le contingent 55/1C. Nous avons dĂ©passĂ© les deux annĂ©es de service et sommes des maintenus aprĂšs la durĂ©e lĂ©gale. Dans les chambrĂ©es, on sâassemble autour des postes de radio mais une fois encore, lâannonce libĂ©ratrice nâarrive pas. Des manifestations de dĂ©ception et de fureur Ă©clatent.
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sont mĂȘme pas interrompues ! Vers sept heures du matin, je retrouve ma femme. Elle me
questionne, anxieuse. Toute la nuit elle a entendu les appels Ă la radio et, en point dâorgue, elle a senti le bĂątiment trembler lors du passage dâun escadron de chars, sur lâavenue de Versailles toute proche. Ils arrivent du camp de Satory et seront en position place de la Concorde. Elle est surexcitĂ©e ! Que vais-je faire ? Je sens bien que la dĂ©ception va la gagner lorsque dĂšs son dĂ©part pour les chĂšques postaux, je compte sĂ©rieusement aller dormir ! Mais patience, une seconde occasion va mâĂȘtre offerte, de peser sur les Ă©vĂ©nements, de tutoyer le vent de lâHistoire !
Fin janvier 1962, un attentat de lâO.A.S., aveugle et particuliĂšrement odieux, soulĂšve lâindignation.
Ă Issy-les-Moulineaux, lâexplosion dâune bombe a griĂšvement blessĂ© une petite fille de quatre ans, Delphine Renard. LâĂ©motion est considĂ©rable, la rĂ©action spontanĂ©e, les syndicats, associations, partis politiques de gauche organisent des manifestations pour rĂ©clamer la poursuite des coupables et la protection de la population. Avec les copains du bureau, nous nous retrouvons vers 18 heures boulevard SĂ©bastopol. La multitude humaine est secouĂ©e de mouvements sporadiques, il nây a pas rĂ©ellement de dĂ©filĂ©, on scande :
- « O.A.S. ! Assassins ! Paix en AlgĂ©rie ! » Jâaperçois le premier secrĂ©taire du parti communiste,
Waldeck Rochet, il prononce une courte harangue, hissé sur les épaules des manifestants. On devine trÚs proches de là les casques et capotes bleues des C.R.S. et gardes mobiles.
Brusquement une lame de fond, irrĂ©pressible, me propulse en dehors du boulevard SĂ©bastopol vers les rues de Turbigo et Etienne Marcel. Tout va trĂšs vite, je suis sĂ©parĂ© des postiers et environnĂ© de jeunes types en jeans, blousons, baskets â tenue nouvelle Ă lâĂ©poque -. Tout change. En quelques secondes, jâai lâimpression Ă©trange de ne plus faire partie de la manifestation. Le silence est tombĂ©. Jâenregistre sans la comprendre une sensation de vide derriĂšre moi. Les types devant moi commencent Ă courir, puis accĂ©lĂšrent⊠Par un
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La guerre en Algérie Inexorablement le conflit algérien occupe la vie du pays. Le
pourrissement de la situation sur le terrain, la rĂ©probation internationale, les morts, nombreux parmi les soldats du contingent, enfin lâabsence de solution claire pour le futur, amĂšnent lâopinion Ă accepter lâidĂ©e de lâindĂ©pendance de lâAlgĂ©rie.
Huit annĂ©es de violence se sont Ă©coulĂ©es pour remplacer le Je vous ai compris de De Gaulle au forum dâAlger le 4 juin 1958 par les accords dâEvian le 26 mars 1962.
Les allusions Ă ce que lâon nomme pudiquement les opĂ©rations du maintien de lâordre dĂ©bordent souvent dans la presse syndicale de notre corporation. Il y a dĂ©sormais les incitations Ă des rassemblements en faveur de la paix, ou, en rĂ©action aux exactions de lâO.A.S. puisque aprĂšs le putsch du 21 au 26 avril 1961 Ă Alger, les nuits bleues, les explosions, attentats Ă la bombe se multiplient en rĂ©gion parisienne.
Je conserve deux souvenirs prĂ©cis de cette pĂ©riode troublĂ©e. Dâabord sur la nuit du 22 au 23 avril 1961, lorsque le
quarteron de gĂ©nĂ©raux comme les nomme le GĂ©nĂ©ral entre en dissidence Ă Alger. Je suis de service cette nuit lĂ , en gare du nord. Vers minuit, un transistor diffuse lâappel de Michel DebrĂ©, le premier ministre. Le ton est inquiet, voire pathĂ©tique. Il redoute le survol de la rĂ©gion parisienne par des avions prĂȘts Ă larguer des paras. La voix chevrotante incite les populations Ă se manifester dĂšs que les sirĂšnes retentirontâŠ
- « Allez-y à pied, en voiture, pour convaincre ces soldats trompés, de leur lourde erreur».
Le discours est surréaliste, personne ne réagit. Au centre de la salle de tri le dirigeant prononce soudain la phrase libératrice :
- « Messieurs⊠vous pouvez y aller ! » Oui, aller Ă la cantine bien sĂ»r, reposer nos jambes, câest
lâheure du casse-croĂ»te et des cafĂ©s. Ce soir lĂ , les parties de tarot ne
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Faux départ.
Telle la pierre lancée dans la mare qui affole les grenouilles,
lâordre tombe, brutal : soixante hommes sont dĂ©signĂ©s pour rejoindre lâAlgĂ©rie.
Parmi eux, des gens de mon contingent. Je nâen suis pas. Câest inattendu et illogique. Pour finir, ce sera tragi-comique. Certains supputaient dĂ©jĂ la libĂ©ration, le retour au foyer. Voici la guerre qui se profile. Ăa ne finira donc jamais !
Dans la prĂ©cipitation, ceux qui partent bradent leurs douillettes acquisitions des mois tranquilles, postes de radio, Ă©lectrophones, etc⊠Chaque soir, au foyer du soldat, les tournĂ©es dâadieu se multiplient. Les imprĂ©cations, les chants rageurs rĂ©sonnent longuement, la discipline se relĂąche. Au dĂ©part du train spĂ©cial en gare de Sigmaringen, les partants - tous appelĂ©s du contingent - sont dĂ©chaĂźnĂ©s. Sur le quai, les sous-officiers de carriĂšre font profil bas, les insultes pleuvent sur eux.
- « Fainéants ! On part à votre place ! » Enfin les voilà partis.
Trois jours aprĂšs, la farce Ă©clate. Les combattants reviennent, avec armes et bagages, sans explication. Ils nâont pas dĂ©passĂ© la frontiĂšre.
AprÚs la grande lessive en famille, il faut réapprendre à vivre ensemble.
Le capitaine Charpentier, commandant de la compagnie, gĂšre en souplesse la situation. Il sâappuie sur un jeune aspirant trĂšs habile, le lieutenant Lambert, arrivĂ© durant notre Ă©quipĂ©e Ă Chypre. Ici, il est dĂ©jĂ une star. Mince, presque fluet, les yeux bleus, le teint pĂąle, il promĂšne sa dĂ©gaine dĂ©contractĂ©e, limite nonchalante. Dans le civil, il terminait des Ă©tudes dâIngĂ©nieur des pĂ©troles. Au service des essences, cela lui vaut considĂ©ration et intĂ©rĂȘt de la part de la hiĂ©rarchie militaire.
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Tous les officiers et sous-officiers souhaitent, aprĂšs leur temps militaire, retrouver des emplois de complĂ©ment dans les compagnies pĂ©troliĂšres civiles. Câest pourquoi, le lieutenant Lambert est si courtisĂ©, on ne sait jamais⊠Ici, tout le monde lui veut du bien. Il accepte sans sourciller, le capitaine ne jure que par lui. Il organise des cours de langue allemande, mais son vĂ©ritable triomphe est ailleurs. Il a gagnĂ© sa place dans lâĂ©quipe de football civile de la ville de Sigmaringen. On y joue Ă lâallemande. TrĂšs physique, sauf Lambert, vĂ©ritable Platini avant lâheure. GrĂące Ă son impeccable technique, il distribue le jeu et les victoires se succĂšdent. Le public est enchantĂ©. Le long de la touche, les jeunes Allemandes se pĂąment : - « Lamm⊠beerte⊠Ya Lambeerte, gut, jooli⊠! »
Le capitaine Charpentier est aux anges, la gloire du Petit Prince améliore les relations franco-allemandes.
Insensiblement, notre contingent a passĂ© le flambeau aux classes plus jeunes. Comme des sprinters nous sommes dans les starting-blocks mais le signal de dĂ©part nâarrive pas. Voici lâheure des bilans, ils sont quelquefois douloureux. Lâinterminable attente, les trop longues sĂ©parations ont brouillĂ©, malmenĂ© les sentiments, les certitudes, prĂ©cipitĂ© les Ă©vĂ©nements, font exploser les situations les mieux Ă©tablies. Quelques jours de permission suffisent parfois pour chambouler des mois de promesses, dâassurances, dâengagements.
Delille est picard, discret, aimable. Inlassablement il Ă©crit de longues lettres, face Ă un romantique portrait de jeune fille accrochĂ© Ă lâintĂ©rieur de la porte de son armoire. Il me confie son tourment. Au pays, il a laissĂ© deux amours et correspond avec chacune dâelle, sans parvenir Ă choisir⊠à son retour dâune permission, nous Ă©clatons de rire ensemble. Dans la porte de lâarmoire, un nouveau visage ! Mais Delille se dĂ©chire dĂ©jĂ , il regrette, il hĂ©site encore. Va t-il reprendre son double et harassant courrier du cĆur ?
Cet autre garçon sérieux et calme, impeccable soldat, est cheminot dans le civil, conducteur de micheline électrique à Poitiers. Stupéfaction.
Il est libĂ©rable, seul, avant nous ! Il vient nous saluer et nous explique. Il va se marier dans quelques jours et devenir, dâun seul
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déjà , et les semonces reprennent : avertissements, convocations, procÚs verbaux, etc.
Soudain, lâidĂ©e ! LâĆuf de Christophe Colomb ! Il suffisait dây penser. Voici justement la pĂ©riode du dĂ©pĂŽt des fiches de vĆux, une seule fois lâan, le coquin redemande⊠Paris ! Tout est lĂ©gal, sans humour est lâadministration, le voici renommĂ© Ă Paris gare du Nord, oĂč bientĂŽt on va lui demanderâŠ
Lâhistoire sâarrĂȘte lĂ , je vais partir sans en connaĂźtre la fin.
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machines Ă trier bruyantes sont inconnues et lâergonomie nâa pas investi les centres de tri.
Vingt ans plus tard, les casiers seront pensés en forme de coquilles individuelles qui se referment sur les trieurs et les isolent.
Authier est petit, malingre, dotĂ© dâune Ă©tonnante voix puissante et rocailleuse qui surprend dans ce maigre corps. Natif de lâAude, il ne rĂȘve que dây repartir. Les moments importants de son existence sont justement ses sĂ©jours au pays. Vers avril, le voici revenu des CorbiĂšres, la mine sombre. La matinĂ©e sâĂ©coule. Enfin, vers onze heures, il ne peut Ă©chapper Ă la question :
- « Alors⊠tes congĂ©s, ça sâest bien passĂ© ? » Lugubre, il rĂ©pond : - « Pas un seul jour de beau temps, les vignes sont inondĂ©es, il
a plu sans cesse, tiens, mĂȘme pendant le voyage de retour je nâai revu le soleil quâà ⊠Austerlitz ! »
MĂȘme le gros Pierre apprĂ©cie cet humour involontaire. Il y a aussi ce jeune marseillais dont jâai oubliĂ© le non. Il est
de ceux, peu nombreux, qui se rĂ©vĂšlent totalement allergiques Ă lâexamen des tris de Paris, les fameuses cinq cents lettres Ă trier par arrondissement en quinze minutes. Pour lui le compte Ă rebours est dĂ©clenchĂ©, les sanctions pleuvent, les dĂ©lais sont Ă©puisĂ©s, il sera renvoyĂ©.
Le miracle se produit, il avait formulĂ© des vĆux administratifs pour Marseille, ils aboutissent soudainement. Joyeux du joli pied de nez rĂ©ussi, il sâĂ©chappe vers Marseille, recette principale.
Mais, peuchĂšre, est-ce possible si prĂšs de la Bonne MĂšre ? DĂšs son arrivĂ©e, notre homme est avisĂ© quâil a dĂ©sormais six mois pour prĂ©senter et rĂ©ussir le tri des Marseille, soit cinq cents lettres Ă sĂ©parer en douze arrondissements. AĂŻe ! Dans cette pauvre tĂȘte reviennent Ă nouveau tous les noms de ces grands hommes, ces hĂ©ros de notre beau pays, les Gambetta-Colbert, Thiers, Michelet, Blanqui, ou Victor Hugo qui Ă Paris ou Marseille ont des rues, avenues, places et boulevards mais pas dans les mĂȘmes arrondissements ! Le mĂ©lange est affreux, notre jeune homme tarde, sâenfonce, renonce
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coup, chargĂ© de famille. Sa future Ă©pouse est dĂ©jĂ mĂšre de cinq enfantsâŠ
D. est de mon contingent. De CĂŽte dâOr, comme moi, il a passĂ© un service militaire des plus tranquilles. Pourtant, Ă la veille de la dĂ©livrance, je ne peux lâenvier. Il est de lâinfime minoritĂ© de militaires français qui ont frĂ©quentĂ© des jeunes filles allemandes. Sa liaison 0utre-Rhin perdure depuis deux ans. Et il est aussi fiancĂ© en France ! Il recherche une impossible issue. Il est le seul Ă ne pas souhaiter lâarrivĂ©e de la quille.
Enfin ! à la veille de notre libération, elle arrivera bien sûr, que
rapportons-nous de cette parenthĂšse dans notre jeunesse ? Ă titre personnel, je nâai rien appris. Pas mĂȘme la conduite
automobile, comme je le souhaitais. Je nâai pas rencontrĂ© le fameux rĂŽle formateur dispensĂ© par le service militaire. Sa rĂ©putation me semble surfaite.
Mes compagnons de route, de jeunes ruraux pour la plupart, nâont connu au quotidien quâun seul horizon, le foyer du soldat, ses fumĂ©es, ses biĂšres. La dĂ©pendance sâinstalle vite.
LâarmĂ©e nous a certes volĂ© deux de nos plus belles annĂ©es dâexistence mais nous serions mal venus de trop nous plaindre. Câest notre vie tout court qui aurait pu se perdre sur le sol algĂ©rien.
Cette affectation insolite, ce service des essences, discret et ignoré, nous a protégé de la bataille et de ses risques.
Bienheureux ceux qui reviennent en Ă©tat ! Les trop entendus nous sommes en guerre, la fin justifie les
moyens ou ceux dâen face ne se gĂȘnent pas pour le faire, ne peuvent justifier les exactions, dĂ©bordements en tous genres, couverts par lâautoritĂ© militaire.
LâappelĂ©, si petit homme, mal prĂ©parĂ©, dĂ©muni, peut soudain ĂȘtre confrontĂ© Ă des situations qui, durant la guerre, virent Ă lâhorreur.
Quarante ans aprĂšs, Bernard B., un copain, me parle avec effroi de cette minute horrible oĂč il lui fallaitâŠ
Il est sergent dans les transmissions, il nâa pas tirĂ© un coup de feu depuis son arrivĂ©e en Afrique du Nord. Il participe Ă
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une opération, la tente, le matériel, les hommes des trans sont installés sur un piton.
Imprévu, tombé du ciel, un hélicoptÚre se pose. Débarquent un colonel et sa suite rapprochée, mais aussi, entravé, un prisonnier algérien. Le colon offre à boire aux hommes puis questionne.
- « Qui possÚde une arme ? » Bernard B. se désigne. Il est seul à posséder un pistolet
mitrailleur. Il est dĂ©signĂ© pour emmener le Fellagas Ă la corvĂ©e de bois. Nul besoin dâĂȘtre plus clair. En AlgĂ©rie, dans le bled, en
1957, on sait ce que cela veut dire. En face de lui, un homme quâil ne connaĂźt pas. Mais quâil doit tuer derriĂšre un bosquet.
Tout va vite. Lâinimaginable survient. DerriĂšre Bernard, Ă lâentrĂ©e de la tente, un soldat gesticule et appelle :
- « Bernard, viens ! Je nâarrive pas Ă trier les messages, câest brouillĂ©. Ăa semble important, ils attendent la rĂ©ponse⊠»
Câest la gorgĂ©e dâair du noyĂ© qui retrouve la surface, le sergent Bernard B. nâhĂ©site pas.
- « Mon Colonel, je suis le responsable, on a besoin de moi ! »
Il nâattend guĂšre la rĂ©ponse, il vole vers ses appareils, ses manettes, ses antennes. Il est sauvĂ© par ces appels venus du ciel. Lui. Mais pas le prisonnier.
Des parachutistes sont en progression sur le piton. - « Une corvĂ©e de bois pour ce salopard ? » - « Ă vos ordres mon Colonel ! » Question lancinante pour Bernard, jamais rĂ©solue. Et si on ne mâavait pas appelĂ© ? Ă la compagnie des essences, plutĂŽt que former, on prĂ©fĂšre
utiliser les compĂ©tences civiles. Les mĂ©canos sont au garage, et ce grand escogriffe, peintre en bĂątiment de mĂ©tier, passera la totalitĂ© de ses journĂ©es militaires, le pinceau Ă la main. Il ne peut contempler son Ćuvre enfin terminĂ©e. LâarmĂ©e si fantasque dans ses dĂ©cisions nous rĂ©serve une derniĂšre surprise, sous la forme dâun ultime dĂ©mĂ©nagement. Une fois de plus, il nous faut rendre la caserne de Sigmaringen Ă la nouvelle armĂ©e allemande qui
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vers dix sept heures lorsque le dirigeant de la brigade de renfort 17/24 hélera ses titulaires de réseau :
- « Qui fait le PLM ? » - « Qui fait le Montparnasse ? » - « Qui fait lâEst ? »
De loin arrivera lâĂ©ternelle rĂ©ponse, qui amuse toujours⊠- « MĂ©phisto ! » Oui MĂ©phisto- fait- lâest- MĂ©phistophĂ©lĂšs, ah, ah !!
Oui chef, nous savons, il ne faut pas grand chose pour⊠Un jour sur deux, le matin, Madame Aline touche les
dividendes de son courage. Pas sous forme financiĂšre puisque son modeste indice dâagent non titulaire plafonnĂ© depuis des dĂ©cennies ne lui apporte quâun mince salaire, mais pour elle, le bonheur est ailleurs !
Vers neuf heures, monsieur le chef de centre parcourt notre service. Durant quelques secondes, il abandonne son entretien avec les cadres et vient serrer la main de la vaillante Aline. Enfin lâaustĂšre visage sâĂ©claire. Les lettres volent encore plus vite au fond des cases du premier casier de la premiĂšre travĂ©e.
Les gens qui gravitent ici se nomment Bailleul, Fargues, Legril, Naval, Van Est, Schneider. Il y a deux GĂ©rard, Bouigues et Garrigues, un biterrois mariĂ© Ă une nĂźmoise. Toutes les ethnies mĂ©ridionales se cĂŽtoient et sâaffrontent Ă coups dâaccents. Verdaguet le catalan ne supporte pas que lâon dĂ©nigre son Canigou au profit des fĂȘtes de Bayonne, chĂšres Ă Pedrosa le basque. Le placide Garrigues raconte joliment comment son papa lâa privĂ© de fortune ! Sur la cĂŽte Languedocienne, vers Valras, lĂ oĂč poussent dorĂ©navant comme des champignons les rĂ©sidences de vacances et les palaces pieds dans lâeau , le pĂ©pĂ© Garrigues possĂ©dait un cabanon au milieu des roseaux et des moustiques. Il le vend pour une bouchĂ©e de pain, juste avant lâĂ©radication des moustiques et le rush touristique. Le fils ne sâen remet pas :
- « Sâil avait attendu⊠Nous aurions vendu cent fois plus cher⊠et je serais loueur de pĂ©dalos ! »
Tous ces potins qui rompent la monotonie du travail sâĂ©changent, se chuchotent, entre casiers et travĂ©es. Les
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noir, lâinsulte aux lĂšvres, elle rĂ©apparaĂźt, furieuse ! Le doigt menaçant et pointĂ© vers nous, telle la pythie, elle annonce, tragique, que câest la derniĂšre fois quâelle travaille en notre compagnie. Elle plaint, en bloc, nos Ă©pouses, les pauvres petites qui nous supportent, et mĂȘme nos mĂšres ! Oui, nos mĂšres. Comment ont-elles pu engendrer des malfaisants de notre espĂšce. Mais comment tenir longtemps son sĂ©rieux. Nous sommes pliĂ©s en deux de rire, hoquetant. Le verdict tombe, dĂ©finitif :
- «Fâous ĂȘtes une sacrĂ©e bande de ⊠» Lâinspecteur central surprend la scĂšne, comprend en une seconde et rĂ©sume :
- « Il ne faut pas grand chose pour vous amuser⊠» Câest vrai, le chef a raison.
Ah, Jeannette, on tâaimait bien pourtant, et tu le savais. Tu nâavais pas dâenfant et durant quelques heures, nous Ă©tions tes fils turbulents.
Jeannette Ă©chappe, dĂšs quâelle le peut, Ă lâĂ©touffante influence de madame Aline, lâune de ses collĂšgues. Celle ci est la plus ancienne parmi lâescouade colorĂ©e des dames auxiliaires. Leurs blouses claires et fleuries Ă©gaient quelque peu les murs jaunes et sales de la salle de tri, situĂ©e au-dessus des lignes ferroviaires. Dociles, elles occupent des chantiers paisibles selon les heures du jour et les besoins du trafic. Madame Aline sâest attribuĂ©, une fois pour toutes, lâemplacement stratĂ©gique du premier casier de la premiĂšre travĂ©e. Ainsi elle peut surveiller, rĂ©agir, appeler ses compagnes lors des relevages du produit des boĂźtes, imprimer la cadence. VĂ©ritable abeille sans cesse en activitĂ©. Si un rire Ă©clate Ă travers les travĂ©es, elle rĂ©agit :
- « Tsi⊠Tsi » Elle siffle sa réprobation, supporte mal nos plaisanteries
gaillardes. - « Ah, il y a trente ans⊠On était plus sérieux durant le
travail⊠Et cette Jeannette qui rit avec nous ! » MĂȘme le respect envers les chefs sâamenuise. Tout Ă lâheure,
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maintenant défile en ville. Uniformes gris bien coupés, fusils modernes, bottes de cuir souples.
Nous finirons à Stetten ! Un immense camp inter-armes cadenassé, impersonnel et sinistre.
Nous nâavons pas le temps de nous plaindre, cinq jours aprĂšs notre installation, la nouvelle tombe : le contingent 55 1/C est renvoyĂ© dans ses foyers, le 25 septembre 1957.
Nous avons perdu nos repĂšres, sans joies dĂ©mesurĂ©es, sans manifestations, comme Ă la sauvette, nous serrons quelques mains, des poitrines. Le retour sâeffectue dans le calme, nous sommes pressĂ©s de nous quitter, nous nâavons plus rien Ă nous dire.
Adieu donc, François et Silvio, deux proches copains ! Durant vingt-huit mois, que dâalignements, de dĂ©filĂ©s,
dâordres, dâengueulades jâai subi avec ces deux lĂ ! Et câest Ă lâheure de la sĂ©paration quâenfin je les Ă©voque. Ils mĂ©ritent une meilleure part.
François Guillon est ajusteur Ă Bellegarde, dans lâAin. Câest un brave type, un peu rĂąleur, il trouve vite son bonheur avec un ballon et un terrain de foot. Un patron de P.M.E. vieillissant lui a confiĂ© son entreprise. Le petit ajusteur a pris du galon et des responsabilitĂ©s. Bravo François !
Silvio Nuvoli, Ă©lĂ©gant et intelligent, fut sans discussion le plus douĂ© de nous tous. Avec classe, il sait sâimposer, dĂ©cider. Jâai calquĂ© avec bonheur mes positions sur les siennes.
Avant lâobligation militaire, la famille Nuvoli, parents, frĂšres, sĆurs, gĂ©rait sur la RN6 le Relais de Bel Air Ă La-Rochepot, en CĂŽte dâOr. Lâaffaire est prospĂšre mais Silvio a du flair, il explique : - « Lâautoroute A6 est programmĂ©e. Pour nous, câest fini ! »
Lâavenir lui donnera raison. Le Relais Route de La-Rochepot dĂ©laissĂ© sera vendu. Il
symbolisait lâĂ©poque de la mythique Nationale 6, lâaxe des vacances pour les Parisiens.
Pour lâĂ©tablissement, câest lâarrĂȘt brusque des personnalitĂ©s ou vedettes, comme le livre dâor en tĂ©moigne : Brigitte Bardot, Charles Trenet, Jean Marais, le metteur en scĂšne Jean-Pierre Melville venu y tourner une scĂšne du Cercle Rouge. Le casting est
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somptueux, Alain Delon, Bourvil, Montand, lâItalien Gian Maria Volonte et Marie-Josephe, lâĂ©pouse de Silvio qui joue son rĂŽle quotidien, la caissiĂšre de lâĂ©tablissement.
Trois jours de tournage. Les pompiers de Nolay sont appelĂ©s pour faire tomber la pluie. Trois minutes de film Ă lâĂ©cran !
De beaux souvenirs recueillis vingt-cinq ans aprĂšs par le journal local.
Jâoubliais. La vie militaire ? Ni le Cercle rouge, ni la grande vadrouille. Plus simplement,
Le grand sommeil.
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Le divorce est complet entre cette bande de jeunes gars chambreurs et ce vieux garçon quadragĂ©naire au physique disproportionnĂ©. Les allusions sur son obĂ©sitĂ© dĂ©clenchent la rage du gros homme de façon parfois inattendue. Alors les rieurs sâĂ©cartent, il barrit de colĂšre, jette violemment ce qui lui tombe sous la main. Les inspecteurs se prĂ©cipitent.
- « Calmez-vous Pierre, voyons ! » Ils tancent vigoureusement le provocateur, la tension retombe,
jusquâĂ la prochaine fois⊠Le gros Pierre est, dit-on, le fils dâun colonel en retraite. Il est
trĂšs instruit et incollable sur lâhistoire de France, les guerres NapolĂ©oniennes, celles de 14/18, etc. Le soir, il repart chez ses vieux parents, vers ses livres historiques, et sa solitude.
Lâenfer, câest les autres ! Et puis au tri des Paris, chaque aprĂšs-midi vient Jeannette.
Câest une dame alsacienne, son terrible accent fait nos dĂ©lices. Elle avoue tout bas :
- « Châaime mieux travailler fĂ© fous, fous ĂȘtes pĂ©nibles, mais fous ĂȘtes cheunes ! »
Ă la moindre occasion, elle quitte lâĂ©quipe ĂągĂ©e des dames auxiliaires que lâon trouve Ă cette Ă©poque dans tous les Centres de tri parisiens, issues des recrutements de la pĂ©riode de guerre. Elle a le visage poudrĂ© dâun pierrot, lâĆil charbonneux et tragique, les produits de sa chĂšre province reviennent sans cesse dans ses propos : le Kirch, le Silvaner, les bonnes tartes aux mirabelles et vĂ©ritable rĂ©gal pour nos oreilles :
- « Les châonquilles ou les châacintes ! » Vers 19h40 Jeannette surveille ses arriĂšres ! GĂ©rard B., « son
ChĂ©rard », son prĂ©fĂ©rĂ© nâest pas lĂ , ou bien il paraĂźt trĂšs occupĂ©, absent, lointainâŠ
Telle une ombre, elle se glisse jusquâaux lavabos des dames : - « Je fais me refaire la façade » Le serpent, en fait, surveillait sa proie, lâĂ©ternelle farce va se
reproduire. Silencieux, GĂ©rard entre dans les WC hommes, il a situĂ© la position de sa victime qui sera copieusement aspergĂ©e dâeau Ă travers le plafond Ă claire voie. Le rimmel ruisselant, lâĆil
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dimanches. Lâaspect et lâorganisation du bĂątiment sont identiques Ă ce
que lâon trouvait Ă Saint Lazare : Ă chaque Ă©tage, un ou plusieurs chantiers.
Le transbordement est naturellement placĂ© sur deux niveaux, rues et rails en dessous. Au troisiĂšme Ă©tage la Province et les Paris. Au second, la banlieue, ici la Seine Nord : Bagnolet, Bondy, Courbevoie, Dugny Levallois, Stains, Saint Denis, etc. et aussi lâOise triĂ©e en totalitĂ© par bureaux distributeurs. Au dessous, le tri paquets appelĂ© le transit.
RĂ©partis dans lâimmeuble, quelques services annexes : la cabine des chargements, le tri du Nord Ă©tranger, lâĂ©cole de tri, la cantine, etc.
JâintĂšgre assez facilement une petite Ă©quipe Ă la section des Paris. Lâambiance est sympathique, le groupe est jeune et soudĂ©, Ă quelques exceptions prĂšs. Je vais y travailler durant deux ans. Une des spĂ©cificitĂ©s du service consiste Ă rechercher, pour les surclasser, les parutions de presse Ă©trangĂšre. En fait, dĂ©tecter dans lâĂ©norme production des imprimĂ©s, revues, journaux, annales, recueils, tout ce qui possĂšde un caractĂšre quotidien ou hebdomadaire nâest pas simple. Sans cesse, nous pourchassons, soupesons le : Drucken, Drucksache, Druckwert, Druck-bar, Drucker-presse, Gedruckt et autre GebĂŒhr⊠Les cas douteux remontent ensuite vers lâillustre monsieur Lagarrigue qui le plus souvent par ignorance, ou prudence, nous conseille le traitement en premiĂšre catĂ©gorie.
TrĂšs longtemps aprĂšs jâĂ©paterai un collĂšgue provincial, fils de polonais, en lui Ă©talant mes compĂ©tences sur Narodowieck (orthographe non garantie), le journal des polonais de France.
Ă la section tri des Paris, jâutilise enfin mes connaissances, si laborieusement apprises en 1953. Cependant nous avons Ă disposition un bottin vivant Pierre S. baptisĂ© le gros Pierre ou le gros. Câest un Ă©norme type, Ă lâaspect poussif et Ă©lĂ©phantesque, cible quotidienne des lazzis et plaisanteries pas toujours lĂ©gĂšres. Il est parisien de naissance et prĂ©cieux par sa connaissance parfaite du tri par arrondissements. Souvent sollicitĂ©, il rĂ©pond, inlassablement.
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1957 â 1962 LES AMBULANTS
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Le travail de jour
AĂŻe ! Un AEX qui attrape de lâanciennetĂ© accĂšde au grade
dâAPEX ! : Agent principal dâexploitation donc. Jâai retrouvĂ© la trace Ă©crite de cette distinction mais Ă Paris tri nord, 3iĂšme Ă©tage, service de la province cela ne me procure aucun avantage particulier.
Ici des quantités énormes de courriers parviennent quotidiennement de Belgique, Hollande, pays scandinaves etc.
Je travaille au service de nuit en brigade deux nuits sur quatre de 20 heures Ă 6 heures le lendemain. Un tri trĂšs simple se pratique, les sĂ©parations par gares. Les rangĂ©es de lettres se succĂšdent, sous lâĆil impavide dâun inspecteur qui semble contempler les rangĂ©es de trieurs ! Peut-on, comme cet homme, rĂȘver⊠SâĂ©vader un peu ? Oui, parfois les cartes postales sont retournĂ©es sur leur recto, dâun geste rapide du poignet. Elles proviennent en majoritĂ© de Belgique. En noir et blanc ce sont les plages de la mer du nord chantĂ©es par Brel, La Panne, Knokke-le-Zoute puis Namur, les Ardennes belges, la forteresse de Dinant, MonthermĂ© et les boucles de la Meuse, etc., etc. Des cartes par milliers. Enfin voilĂ la rangĂ©e terminĂ©e. Vite, une autre tombe ! Namur, le centre ville, bons baisers de Charleroi. Tiens, du soleil Ă Knokke le Zoute ! Il est toujours 2h05, cette pendule ne fonctionne donc pas ? Ă partir de quatre heures je deviens attentif, je me rends sans cesse Ă la fenĂȘtre.
- « Les voilà , ils arrivent⊠Quelle brigade ce matin ? » Tout en bas le train poste en provenance de Lille ralentit
sagement, jâessaie dâidentifier les petites silhouettes qui courent dĂ©jĂ Ă travers quais et rails vers les douches. Je me fais du mal ! Le supplice ne dure pas, jâobtiens assez vite le service en brigade de jour, ma femme est heureuse, nous achetons un scooter de marque Lambretta, une occasion qui se rĂ©vĂšlera dĂ©testable !
Nouveau service, nouveaux collÚgues à découvrir. Neuf ans aprÚs mon entrée à la poste je travaille durant le jour, ce sera en 6 heures/ 12 heures et 12 heures/20 heures le lendemain, y compris les
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Deux ans plus tard. 28 mois ! Plus de deux annĂ©es, voilĂ enfin lâinterminable
parenthĂšse militaire refermĂ©e. Je suis plein dâespoir, mais jâignore que le petit jeune homme insouciant de 1955 nâexiste plus et quâil ne retrouvera pas ses joyeux copains et son ancienne vie.
VentilĂ©s, mariĂ©s ailleurs, disparus ! Les collĂšgues, les copains et surtout le plus proche, Roger, fauchĂ© par la guerre dâAlgĂ©rie, absent Ă jamais.
Mais ce fameux retour imaginĂ© si souvent, ce nouveau dĂ©part, jâen attends tellement quâil me faut mordre dedans. Un nouveau travail, dâautres visages, de nouvelles rencontres, des gars, des filles. Avance !
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Revoir Paris.
Voici la page militaire tournĂ©e, mon sĂ©jour Ă la maison nâest
pas long. Je rĂ©cupĂšre des vĂȘtements civils un peu dĂ©modĂ©s. Nouvelle valise, nouveau dĂ©part. Nouveaux adieux Ă maman et Ă mon jeune frĂšre de douze ans, Pierrot.
Je voyage vers Paris avec un camarade dâenfance, AndrĂ© V. Il postule Ă un poste dâenseignant dans une Ă©cole privĂ©e parisienne. Alors que nous nous connaissons bien et avons rĂ©ussi des virĂ©es Ă Cannes ou Ă Paris durant notre adolescence, sa prĂ©sence me perturbe. Jâaurais prĂ©fĂ©rĂ© vivre seul ce retour, tant attendu, imaginĂ© des centaines de fois, Ă©tendu sur les multiples plumards militaires, les yeux rivĂ©s au plafond.
Enfin, voici la marquise de la gare de Lyon. En apparence, tout est en place, lâodeur du mĂ©tro, le macadam humide des quais, le chuintement de lâair comprimĂ© des portiĂšres des wagons, le teint blafard, lâair absent des voyageurs. La place Clichy et son vilain monument central sont au rendez-vous. Ai-je remarquĂ© la circulation automobile tellement plus dense quâauparavant ? Je retrouve la rue Caroline, lâhĂŽtel du Dauphin, une chambre plus laide, face Ă un mur, mais ce nâest guĂšre important. DĂšs ce premier soir il me faut courir Ă Saint Lazare, je tiens Ă vĂ©rifier si tout est en place⊠Câest dimanche, jâai oubliĂ©, la rue de Berne est sans vie, les cafĂ©s sont fermĂ©s. Déçu, je monte, indĂ©cis, lâescalier intĂ©rieur du centre de tri, un agent en blouse de travail le descend. Nous nous connaissons trĂšs peu, il sursaute et me dĂ©visage curieusement. Soudain il se lance. Un dialogue Ă©trange sâinstaure :
- « Tu nâes pas⊠Roger Dubois ? » - « Non, moi je mâappelle Boillaud. » - « Ah, câest ça⊠Excuse-moi, vieux ! » Jâavais compris. Pour lui, lâimage du postier mort en AlgĂ©rie,
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LA GARE DU NORD
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câĂ©tait la mienne ! Me voilĂ ressuscitĂ© mais dĂšs ce premier soir, dĂ©jĂ le passĂ© me saute Ă la tĂȘte. Je redescends vite lâescalier, demain sera un autre jour. Et puis, je nâappartiens plus Ă Saint-Lazare.
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La gare du Nord. Peut-ĂȘtre quâen ce mois dâoctobre je suis oubliĂ©, presque
effacĂ© des mĂ©moires de mes collĂšgues, copains, amis ou amies mais lâadministration, elle, nâest pas surprise de mon retour. SĂ©rieuse, mĂ©ticuleuse, elle ne mâa jamais perdu de vue. Alors que jâĂ©tais au bout de la terre, rassurante, elle mâa accompagnĂ©. Durant tous ces mois, ne mâa t-elle pas payĂ© aprĂšs la durĂ©e lĂ©gale de mon temps de service militaire ?
Oui, on attendait Jean Boillaud Ă la direction des services ambulants de la ligne du nord, boulevard de la Chapelle Ă Paris. La nomination est prĂȘte, fraĂźchement signĂ©e. DorĂ©navant je suis agent embrigadĂ© sur le service ambulant â Paris Ă Lille 2, brigade D - . Cette pĂ©riode si longue de service militaire mâa permis de dĂ©passer lâinstable situation de sĂ©dentaire au profit dâun poste de titulaire roulant. Le chiffre 2, portĂ© aprĂšs lâindication du service, prĂ©cise quâil sâagit dâun secondo qui circule la nuit. Avec un parc roulant qui compte encore 556 vĂ©hicules dont 338 wagons et 113 allĂšges vers la fin des annĂ©es 50, les ambulants sont Ă lâapogĂ©e de leur splendeur. Le terme peut sâemployer pour dĂ©signer indiffĂ©remment les services, les wagons, les agents. Personne nâimagine que lâinstitution soit en danger, on ne sâinquiĂšte guĂšre des coups dĂ©jĂ portĂ©s les premiĂšres fissuresâŠ
Pourtant, loin de nous, on rĂ©flĂ©chit. Des techniques nouvelles dâacheminement sont testĂ©es. Il y a
lâaviation postale, on Ă©voque aussi des prototypes de machines Ă trier ! La corporation hausse les Ă©paules, voilĂ bien des songes creux, des dĂ©lires de technocrates ! Rien ne remplacera jamais lâhomme ni le rĂ©seau ambulant si efficace grĂące Ă lâutilisation du temps de transport pour trier et acheminer le courrier vers sa destination. Jâapprends cependant les suppressions, dĂ©jĂ effectuĂ©es, de deux services :
âą Paris Ă Bruxelles,
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âą Paris Ă Tergnier. Sur les lignes du Nord perdurent en 1957 â Paris Ă Lille 1 -, soit un acheminement ambulant primo qui roule de 6 heures Ă 20 heures, et le train poste du Nord qui regroupe, sur un mĂȘme convoi, en horaires de nuit trois services dits secondo:
âą Paris Ă Lille 2, âą Paris Ă Valenciennes 2, âą Paris Ă Dunkerque 2.
Cette entitĂ© se prĂ©sente sous la forme dâun convoi dâune dizaine de wagons rouges qui communiquent entre eux. Les allĂ©ges sont rĂ©servĂ©es au transport des sacs fermĂ©s, et non retravaillĂ©s. Les wagons ambulants sont Ă©quipĂ©s pour lâouverture des sacs, le tri du courrier, et lâaccueil du personnel.
Pour la majoritĂ© des agents, le voyage dĂ©bute par un repas rapide absorbĂ© vers 18h30 Ă la cantine P.T.T. de la gare du Nord, puis un bus nous transporte jusquâau Lendit, un quai ferroviaire assez sinistre situĂ© Ă la limite de Paris 18Ăšme arrondissement et Saint-Denis. La prĂ©sentation est rapide, on mâobserve discrĂštement.
- « Qui est ce gars ? Il nâa jamais voyagĂ© » - « et le voilĂ dĂ©jĂ embrigadĂ© ? » Je serai titulaire sur un cĂŽtĂ© du dĂ©partement du nord, jâai
intĂ©rĂȘt Ă ĂȘtre Ă la hauteur ! Je retrouve vite les gestes du mĂ©tier : mĂ©morisation des
destinations sur le casier, confection des liasses, ensachement, fermeture des sacs. Au passage, je remarque une petite rĂ©volution, lâarrivĂ©e de la couleur pour diffĂ©rencier, par les colliers de sacs, les courriers contenus. Cela semble si simple, si Ă©vident maintenant. Les journaux du soir arrivent dĂ©jĂ . La Croix, Le Monde, il faut se battre contre le temps, profiter de la stabilitĂ© avant les heures de roulement, ensuite, câest plus difficile.
Le convoi est parti, dĂ©jĂ Creil, puis lâarrĂȘt dâAmiens, rĂ©servĂ© par tradition Ă la pause casse-croĂ»te. Il est plus de minuit.
Le voilà , il est là , cet instant de bonheur retrouvé, espéré depuis si longtemps. Je baigne de nouveau dans cette atmosphÚre unique du wagon ambulant. Dehors la nuit, le halÚtement lointain de
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la locomotive, la fraĂźcheur, ici un lieu clos, un aquarium, tout est vert, les parois, les casiers, une sorte de sous-marin, les tuyauteries courent partout, elles craquent lorsque la chaleur dâĂ©tuve se diffuse. Je hume avec dĂ©lice les bonnes odeurs retrouvĂ©es : lâencre dâimprimerie fraĂźche, indissociable des journaux du soir, la toile de jute des sacs postaux, la senteur des enveloppes, jusquâau zeste de poussiĂšre postale et ferroviaireâŠ
Je dĂ©guste cette minute prĂ©cieuse. Ă lâautre bout du wagon, un type costaud Ă©voque des
souvenirs, lorsquâil Ă©tait prisonnier de guerre en Allemagne ! Le chef de brigade vient me rendre une visite amicale. Selon
lui, jâai bien travaillĂ©. Je suis heureux !
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Lâambulant â Paris Ă Lille 2. Trois ans plus tĂŽt, lors de mes remplacements sur Paris au
Havre 2, jâai connu le wagon unique, lâĂ©quipe de travail rĂ©duite, la P.M.E. en quelque sorte.
Sur le train poste du Nord, jâaccĂšde Ă la grosse entreprise, le centre de tri sur rails. Le terme usine roulante est impropre, trop pĂ©joratif, les ambulants ne se laissent-ils pas encore surnommer les seigneurs de la poste ! Que recouvre une telle appellation ? Qualifiait-elle dĂ©jĂ , au dĂ©but du siĂšcle, les pionniers, les commis en redingote, manches de lustrine, cols blancs en celluloĂŻd qui oeuvraient dans les wagons de bois ? Le mĂ©tier Ă©tait Ă haut risque, les catastrophes ferroviaires survenaient nombreuses, comme celle de Melun en octobre 1918.
Que reste-t-il en 1957 ? Des avantages financiers, certes, les frais de voyage, les
heures de nuit, le service en deux nuits sur quatre, le travail Ă quai le samedi, sans dĂ©part, mais beaucoup plus importante, lâambiance de libertĂ©, dâautonomie, de responsabilitĂ© dans le travail. Tout cela a Ă©tĂ© gagnĂ© avant nous, par du courage, du savoir faire, une aptitude Ă ne jamais rechigner. Sur le wagon rien nâest dit, ni Ă©crit mais la rĂšgle ou la fiertĂ© perdurent.
- « Il faut toujours finir et surtout ne pas dĂ©verser, câest-Ă -dire rendre non travaillĂ© un courrier qui nous a Ă©tĂ© confiĂ© ».
Nous avons triĂ©, jâai triĂ©, jusquâaux ultimes kilomĂštres avant lâarrivĂ©e du train, au butoir. Jâai vĂ©cu les fermetures en voltige, les sacs jetĂ©s aux portiĂšres alors que le train roule dĂ©jĂ , et aussi les bousculades homĂ©riques, les rĂ©habillages en gare de Lille alors que le convoi va ĂȘtre refoulĂ© vers le triage de Fives. Ă cette Ă©poque, la S.N.C.F. ne plaisante pas avec les horaires.
Comment expliquer ce respect du contrat Ă honorer, cette fiertĂ© du mĂ©tier, nous nâĂ©tions pas des gens dâexception.
La tradition, lâexemple des anciens ? Sans doute lâesprit
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dâĂ©quipe, nous sommes jeunes et soudĂ©s, mais plus subtil peut-ĂȘtre le fait que ces roulants qui travaillent la nuit ont tous choisi, dĂ©sirĂ©, attendu leur Ă©tat actuel et quâils tiennent Ă le servir dignement et le conserver.
Une micro sociĂ©tĂ© repliĂ©e sur elle-mĂȘme le temps du voyage, dĂ©connectĂ©e dĂšs que le train sâĂ©branle et aussi Ă lâĂ©tape en bout de ligne.
Un mode de fonctionnement qui avec les annĂ©es a dĂ©bouchĂ© sur un statut particulier, Ă©loignĂ©, libĂ©rĂ© des hiĂ©rarchies, crĂ©ateur de ses propres rĂšgles et de son folklore ! Sur lâambulant, on rĂ©pugne Ă se plaindre, Ă rĂ©clamer de lâaide, seulement confiant que lâon est en ses propres forces, isolĂ© donc, un peu Ă©goĂŻste, indiffĂ©rent Ă ce qui nâest pas le monde du wagon, la famille ambulante.
En fait, un splendide isolement qui se révÚlera faiblesse lorsque les puissances extérieures démolisseuses entreront en action.
La vie, le métier du postier ambulant sont souvent évoqués par des comparaisons maritimes. Comme le marin, tous les quatre jours, il embarque. Lille, la capitale du nord devient son horizon, son quai, son escale. DÚs sa montée à bord, il échange sa tenue de ville contre de vieilles frusques, la tenue du wagon, véritable déguisement tiré du sac de brigade tel le sac du marin.
La mise Ă©volue pourtant. Le jean des plus jeunes dĂ©trĂŽne dĂ©jĂ les salopettes ou les bleus des anciens, les blouses sont omises, bonnes seulement pour les trieurs des bureaux-gares. De mĂȘme, les derniers vrais sabots de bois Ă bouts recourbĂ©s disparaissent au profit des socques, comme les pĂȘcheurs. Contre la poussiĂšre, foulards, grands mouchoirs, casquettes, certaines dĂ©pourvues de visiĂšre mais marquĂ©es postes en lettres dorĂ©es. Sans pompon, presque un bĂ©ret de marin.
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Et bien, cette nuit lĂ , voici lâexception Ă la rĂšgle. Un homme, Ă©lĂ©gant, dormait sur les banquettes. Le voilĂ rĂ©veillĂ©, il sâĂ©broue, trĂšs mĂ©content. Il toise le saucissonneur, ce type en cotte dâouvrier, gros pull, sabots, foulard rouge, qui sâinstalle avec sa musette et ses effluves de gros rouge. Cet individu nâa rien Ă faire en premiĂšre classe, câest Ă©vident. TrĂšs vite, la discussion sâenvenime. Ătrangement, lâintrus aux sabots ne semble pas impressionnĂ© par le ton dominateur et la prestance du dormeur, il refuse de dĂ©guerpir. Le voyageur, excĂ©dĂ©, assĂšne lâultime argument quâil croit dĂ©finitif.
- « Monsieur, vous ne savez pas Ă qui vous parlez. Je suis le prĂ©fet de lâAube ! »
- « Et moi, Monsieur, je suis le cheval de Troyes ! »
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Lille Chaque matin vers quatre heures Ă la sortie de la gare, mĂȘlĂ©s
aux voyageurs du train Paris-Lille, les ambulants sâĂ©gayent dans les rares cafĂ©s ouverts. Les anciens privilĂ©gient le coucher rapide, les jeunes sâattardent devant les cafĂ©s crĂšme et croissants.
On rencontre des gens bizarres dans les trains et dans les gares !
Le train postal avec ses cinquante postiers génÚre une petite économie autour de la gare de Lille, renouvelée chaque jour par le jeu des quatre brigades. Nous dormons à prix modiques dans des hÎtels modestes ou chez des particuliers qui nous confient les clés. Les fréquentations des cafés, cinémas, restaurants suivront au cours de la journée. On nous accueille avec plaisir et considération : - « Messieurs les ambulants, prenez place, entrez donc ! » Nous sommes des fonctionnaires qui arrivent de la capitale et qui fréquentent - ou délaissent -, les commerces. Mais, tous ensemble !
En 1955 je crois, le grand quotidien rĂ©gional La Voix du Nord a rendu compte, photo Ă lâappui, du dĂ©part Ă la retraite dâun chef de convoi du train poste. Il sâagissait des adieux dâun dirigeant cĂ©lĂšbre et respectĂ© surnommĂ© le grand chef blanc. Les agapes furent considĂ©rables. Jâai contemplĂ© le clichĂ© pris avant la fĂȘte. Telle la promotion des Ă©lĂšves dâune grande Ă©cole, les cinquante ambulants, cravatĂ©s, sĂ©rieux, impeccables entourent leur patron.
Superbe monde proche de sa disparition ! Ă Lille on peut dire aussi en bout de ligne, nous avons nos
lieux, nos points de chute, diffĂ©rents selon lâheure du jour et la tranche dâĂąge ! Pour parler franchement, jeunes et vieux ne frĂ©quentent pas les mĂȘmes Ă©tablissements. Ainsi des enseignes vĂ©nĂ©rables comme chez Charles, chez Oscar sont les refuges des pĂšres tranquilles, les marathoniens du Tarot alors que la jeune classe se retrouve rue de Tournai au Lion Belge. Deux bonnes raisons Ă cela. Dâabord les parties jouĂ©es et rejouĂ©es de baby-foot, mais aussi
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les filles de la maison sont avenantes. Les compliments, quelques plaisanteries sont autorisées
auprĂšs des deux sĆurs mais maman veille derriĂšre le comptoir. Le Lion Belge est une bonne affaire, la famille se relaie durant la journĂ©e et engrange les bĂ©nĂ©fices. En chopes ou en calices, la biĂšre coule Ă flot. Les petites demoiselles vont poursuivre le beau commerce. Lâerreur de casting avec un postier nâest pas autorisĂ©e !
En fin de matinĂ©e les wagons rouges sont dĂ©jĂ revenus sur un quai annexe de la gare centrale, face Ă la rue de Tournai et ses cafĂ©s, brasseries et lieux dâaccueil. DĂ©jĂ quelques agents mĂ©ticuleux sâadonnent Ă la prĂ©paration des chantiers du soir : batteries, colliers, Ă©tiquettes, sacs, etc. tandis que les dirigeants viennent y concocter au calme un rapport administratif difficile.
La poussiĂšre, les dĂ©bris de papiers emballage, ficelles, tous les reliefs de la bataille de la nuit prĂ©cĂ©dente ont disparu, effacĂ©s, nettoyĂ©s par les soins dâune Ă©quipe de nettoyage Ă©tonnante, un couple cĂ©lĂšbre et extravagant. On ne peut imaginer deux ĂȘtres au physique si dissemblable. Le mari est minuscule, maigre et nerveux. LâĂ©pouse, beaucoup plus jeune, est Ă©norme, presque un phĂ©nomĂšne de foire. Le peuple ambulant les a surnommĂ©s le gĂ©ant des Flandres et la puce. Un contrat les lie Ă lâadministration mais leur travail est dur, sale, pĂ©nible. En hiver les wagons dĂ©tachĂ©s des locomotives sont gelĂ©s, le couple, accoutrĂ© de hardes, des vieux sacs, se protĂšge contre la pluie et le froid. MalgrĂ© ces pĂ©nibles conditions, Ă midi nous retrouvons notre lieu de travail totalement propre et net. Si quelques jeunes sĂ©dentaires ignorants se hasardent trop tĂŽt, la puce sâimmobilise. En extase, son rire de petite fille ou de jeune ogresse retentit. Mais le gĂ©ant veille, câest lui le patron. Dans un incomprĂ©hensible patois chtimi il rabroue sa poupĂ©e brutalement.
On rencontre des gens bizarres dans les trains et dans les gares.
LâaprĂšs-midi sâĂ©tire, si le ciel du Nord est par trop maussade, les cinĂ©mas de la cĂ©lĂšbre rue de BĂ©thune nous accueillent. Les ambulants traquent les nouveautĂ©s parfois projetĂ©es avant Paris. Au retour des voyages , les Ă©pouses se plaignent :
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légendes, ces correspondances stratégiques le passionnent. Depuis des années, sans faiblir il adresse à la hiérarchie
administrative des rapports pertinents, et Ă©coutĂ©s dit-on, sur les amĂ©liorations Ă apporter Ă la chaĂźne de lâacheminement.
Mais quel rapport avec mon dĂ©part ? Et bien, le jour de ses adieux, lorsquâil part Ă la retraite, le
verre Ă la main, il baisse la garde. Le cĂ©libataire endurci se confesse. Regrette t-il sa solitude, aurait-il voulu se marier ? Oui, il le souhaitait, mais hĂ©las⊠Tellement accaparĂ© par son service, ses enquĂȘtes, il nâa pas eu le temps de sâen occuper !!
Jâai tout de mĂȘme bien fait de prendre le problĂšme Ă lâenvers. La belle façon de partir en beautĂ© consiste Ă cueillir une
derniÚre fois, dans le catalogue de la famille des ambulants, une ou deux de ces histoires qui, ressassées, magnifiées, déformées, font les délices de nos nuits voyageuses.
Il Ă©tait une fois, sur la ligne du nord⊠Une violente dispute qui Ă©clate entre deux agents, le train roule, les hommes se battent, fait rarissime ! Impossible dâĂ©touffer lâaffaire, la direction diligente une enquĂȘte, les tĂ©moignages Ă©crits de tous les prĂ©sents sont rĂ©clamĂ©s.
Quelques semaines plus tard, lâaffaire est classĂ©e, mais le rĂ©dacteur chargĂ© du dossier connaĂźt son monde. FacĂ©tieux dans ses conclusions, il recommande Ă monsieur le dirigeant de la brigade de surveiller de plus prĂšs la santĂ© et les mĆurs du personnel !
Motif : Ă lâheure prĂ©cise de la bagarre, les dix tĂ©moins potentiels nâont rien vu puisquâils Ă©taient, selon leurs Ă©crits, tous enfermĂ©s dans les W.C du wagon !
- « Oh la belle bleue ! » Et cette autre, pour finir, nous la connaissons par cĆur, mais
il faut par dĂ©fĂ©rence, rire encore Ă sa chute. Sur les lignes de lâest, Ă la croisiĂšre de Bar sur Aube, une
gare commune Ă plusieurs services ambulants, un agent de renfort, un cheval donc, sâinstalle dans la salle dâattente des voyageurs de premiĂšre classe. Comme chaque nuit, il va dans une heure remonter sur le Mulhouse Ă Paris 2, mais dâabord, câest lâheure du casse-croĂ»te. Notre homme sait quâil va trouver confort, chaleur et tranquillitĂ©, il nâest jamais dĂ©rangĂ©.
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La fin du voyage
Je suis jeune marié, bien logé, confortablement installé dans
mon métier, heureux en ces années 1960/61, malgré quelques inquiétudes concernant la santé de maman. Pourtant, imprévu, insidieux, un grain de sable vient gripper ce bonheur.
Insensible aux avantages financiers et matĂ©riels du service ambulant, mon Ă©pouse supporte de plus en plus mal mes dĂ©parts et mes absences. Câest sĂ»r, elle nâa pas lâĂąme trempĂ©e, le stoĂŻcisme des femmes de marins, on ne peut pas tout prĂ©voir !
Avec lâespoir puĂ©ril de ne pas voir ma demande trop vite acceptĂ©e, jâai dĂ©posĂ© une fiche de vĆux pour le centre de tri du boulevard de la Chapelle. En fait, mes principaux camarades, la garde rapprochĂ©e, quittent aussi. Joseph et son Ă©pouse Gilberte rejoignent Limoges un centre national de contrĂŽle des mandats vient dâouvrir. Robert lorgne vers les ambulants du sud-ouest. Michel A. est soldat. Ainsi ma dĂ©ception est attĂ©nuĂ©e lorsque trĂšs vite tombe la date de mon dernier voyage. Sur les trottoirs du boulevard Magenta, le grand Julien me berce dans une ultime illusion :
- « Tu es prioritaire pour revenir durant plusieurs années ! » Le voyage final sera officiel, je ne me résigne pas à distribuer
le contenu de mon sac de brigade. Et si un jour ? Je promÚnerai ainsi durant des années crochets, étiquettes, plans de tri, etc.
Je fais Ă©galement le rapprochement avec une rĂ©flexion cocasse prononcĂ©e quelques mois plus tĂŽt par un dirigeant ĂągĂ© le jour de son dĂ©part Ă la retraite. Cet homme est un indicateur vivant des chemins de fer. AustĂšre, lâair sans cesse soucieux, il sait tout sur les parcours, pĂ©riodicitĂ©s, horaires, compositions des trains français. Inlassablement, il rĂ©flĂ©chit Ă lâutilisation qui pourrait en ĂȘtre faite au profit du courrier Ă acheminer. Les beautĂ©s de la planĂšte, Venise et ses gondoles, Vienne et le Prater, tout cela lâindiffĂšre. Mais parlez-lui de Saincaize, de Culmont-Chalindrey, de Vierzon, de Culoz ou de Saint-Gervais- le-Faillet, alors son Ćil sâallume, ces gares de
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- « Mon mari a dĂ©jĂ vu tous les nouveaux films. Pour une fois quâil ne travaille pas le dimanche, câest fichu pour le cinĂ© ! »
Un grief de plus à ajouter à la liste des reproches faits à ce drÎle de métier!
Je me souviens particuliĂšrement de lâimpact provoquĂ© Ă Lille par un festival Ingmar Bergman, le cinĂ©aste suĂ©dois.
Durant plusieurs semaines nous visionnons Les fraises sauvages, Le septiĂšme sceau, Sourires dâune nuit dâĂ©tĂ©, etc. La brigade est sous le charme de ces chefs dâĆuvre jamais redonnĂ©s depuis.
Autre rĂ©miniscence plutĂŽt amusante, le chansonnier parisien Jacques Bodoin, le pĂšre de la cĂ©lĂšbre table de multiplication se produit en attraction avant le film dans un cinĂ©ma lillois. Ă la sĂ©ance de 16 heures, la salle est vide. Enfin, pas tout Ă fait. Quatre jeunes ambulants font face Ă lâartiste. Imperturbable, il exĂ©cute son programme avec autant de conviction que devant une salle comble. Nous lui faisons un triomphe !
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CollĂšgues et copains Voici les lieux, les dĂ©cors, lâaction suffisamment esquissĂ©s
pour Ă©voquer maintenant ceux qui partagent mes jours et surtout, mes nuits ! Avec le recul des annĂ©es, jâai la conviction dâavoir participĂ© Ă une petite aventure humaine tout Ă fait rĂ©ussie. Un heureux hasard a voulu que, sur un temps donnĂ©, se rencontre un groupe jeune, relativement uni et motivĂ©. Une brigade dâambulants est un monde clos, les rapports humains y sont importants. GrĂące Ă une certaine culture de lâironie et de la dĂ©rision, nous rĂ©ussirons Ă exclure les sujets dâaffrontement. Lorsquâil embarque, lâambulant laisse derriĂšre lui, pour 36 heures, famille, logement, projets et soucis. On ne lâinterroge pas sur sa vie ailleurs. DâentrĂ©e, le courrier arrive. Le papier tombe, on ne supporte guĂšre les Ă©tats dâĂąme ou les bavardages. Si quelque nouveau lâignore, la brigade lâinforme vite de ses devoirs mais, Ă la mode de chez nous⊠Nous nous saisissons de couteaux ou serpettes et frottons bruyamment le mĂ©tal des tablettes pendant quâune ritournelle publicitaire est, en chĆur, rĂ©citĂ©e derriĂšre le parleur.
Ce qui donne, Ă peu prĂšs : - « Passez zâun peu de pĂąte sur la lame, frottez
vigoureusement⊠le couteau ne tranche plusâŠ.il rĂąaaaaase⊠! » La plupart du temps, le message est entendu, le wagon-poste
est un univers Ă part. LâautoritĂ© dâun dirigeant nâest pas nĂ©cessaire pour que tout fonctionne correctement.
Mais alors, les chefs, que font-ils ? Chef de convoi et chef de brigade se tiennent sur le wagon
amiral. Le chef de convoi surveille principalement le trafic des
allÚges : chargements, déchargements des sacs postaux, horaires, rapports avec la S.N.C.F. etc.
Le chef de brigade, monsieur CarriĂšre, est notre vrai patron. Câest un brave type, rompu au mĂ©tier, fin psychologue. Il ventile les
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blanche, il adore, comme dans le service, que tout soit impeccable. Les bouchons sautent, les verres se lÚvent, la brigade D ressoude ses liens, voilà un moment rare ! Au terminus, malgré le froid, les plus fous forment le monÎme vers les cafés lillois.
En mars 1960, je dors dans le mĂȘme hĂŽtel que monsieur Henri, câest vraiment tout prĂšs de la gare, on dit chez Charles.
Au cours dâune matinĂ©e, je suis sorti du sommeil par des coups bruyants frappĂ©s Ă la porte. Tel un somnambule jâouvre. Deux types entrent alors. Avec chapeaux mous et impermĂ©ables, ils semblent sortir dâun film de sĂ©rie noire.
- « Police du territoire, montrez vos papiers ! » Heureusement mon bagage est mince, ma carte dâidentitĂ© leur
suffit. Jâapprendrai plus tard la raison de ce contrĂŽle. Dans quelques jours aura lieu la rencontre historique entre le
vieux maire socialiste de Lille, Augustin Laurent, et le premier secrĂ©taire du Parti Communiste de lâU.R.S.S., Nikita Khrouchtchev, en visite en France !
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au sommeil et, dans une vingtaine de minutes, ne pas rater la descente à la station Ranelagh. Pour les collÚgues qui résident en banlieue sud, pouvoir rattraper, les matins de retour, le premier train à la station Saint Michel est une priorité : ce sont des heures de bon sommeil à la clé !
Les gens concernés se connaissent, ils savent trouver les chauffeurs de taxis accommodants qui seront au rendez-vous de la course matinale et accepteront le surnombre de passagers, parfois six, ce qui est illégal bien sûr.
LâĂ©vocation mâamuse toujours. Ces deux agents sâignorent depuis des mois, des annĂ©es peut-ĂȘtre. Ils sont fĂąchĂ©s Ă mort pour une bĂȘtise, un mot de trop, on ne sait plus. Mais tout Ă lâheure, ils descendront du train de banlieue Ă la mĂȘme gare, Juvisy ou Savigny sur Orge ? En attendant, Ă lâintĂ©rieur du taxi, les places sont distribuĂ©es une fois pour toutes. Les deux fĂąchĂ©s voyagent donc assis lâun sur les genoux de lâautre, mais toujours silencieux et brouillĂ©s !
En AlgĂ©rie, le conflit sâĂ©ternise, le pouvoir refuse la vĂ©ritĂ© du mot guerre. On Ă©voque les opĂ©rations de maintien de lâordre ou la pacification. La MĂ©diterranĂ©e fait Ă©cran, lâopinion publique nâaime guĂšre aborder le sujet. Notre micro sociĂ©tĂ© roulante, bien quâen majoritĂ© favorable Ă lâindĂ©pendance, sâenflamme parfois Ă propos des Ă©ditoriaux de lâExpress. Les Jean-Jacques Servan Schreiber, Mauriac, Françoise Giroux, Jean Cau, MendĂšs France ou encore le GĂ©nĂ©ral de La BolardiĂšre, rencontrent le scepticisme des lecteurs de lâHumanitĂ©. Le wagon se divise mais fort briĂšvement, les positions de chacun sont connues, et puis le travail est lĂ .
Le chef CarriĂšre est heureux, le calendrier de ce dĂ©but dâannĂ©e 1960 offre une date de voyage propice Ă un petit rĂ©veillon. Il a alertĂ© depuis longtemps ses vieux collĂšgues dâautres lignes. Depuis les Strasbourg ou La Rochelle Ă Paris, les composants du menu roulent vers nous : vins dâAlsace, huĂźtres, etc.
Nous voilĂ , en ce dĂ©part du dimanche soir, tous arrivĂ©s trĂšs en avance, le trafic est absorbĂ© Ă haute cadence. Bien avant Amiens, voilĂ les tiroirs de mĂ©tal retournĂ©s en forme longue table, les nappes en papier sont Ă©talĂ©es et les couteaux Ă huĂźtres sâactivent. Monsieur Henri va troquer son bourgeron bleu contre une veste
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courriers administratifs, traite les requĂȘtes puis vient complimenter ses agents. Il nâa aucun doute sur nos capacitĂ©s Ă absorber facilement notre tĂąche. Selon lui nous sommes les plus rapides, les plus solides, les meilleurs. Nous enchantons notre dirigeant. Son ton est gaullien lorsquâil proclame tout le bien quâil pense de nous :
- « Oui ! Tous des champions ! » Et les cadences sâaccĂ©lĂšrent parmi les rires entendus. En descendant la voie hiĂ©rarchique, voici deux inspecteurs
dits exĂ©cutants qui traitent des objets chargĂ©s et recommandĂ©s. Joseph est un catalan actif mais trĂšs vite inquiet et Achille est fatalement devenu le bouillant Achille. Il assume avec rĂ©signation la sempiternelle plaisanterie le concernant. Cet homme ne supporte pas la chaleur. Au travail, trĂšs vite son visage ruisselle de sueur, câest presque une infirmitĂ©. Alors lâantienne sâimpose :
- « Achille, il nâa pas besoin de mouillette pour coller les Ă©tiquettes des chargements, il se les passe sur le front ! »
VoilĂ ce qui nous amuse. On peut mĂȘme descendre dâun cran, les copains du service voisin cultivent avec dĂ©lectation ce quâils baptisent lâesprit de Valenciennes, tout un programme, mais pour initiĂ©s seulement.
Et sans doute la recette des absences dâaffrontements : syndicaux, politiques, religieux, et mĂȘme la raretĂ© des jalousies professionnelles.
Dans le cadre B des contrĂŽleurs, chefs de section, dâabord un duo dâinsĂ©parables. Voici Don Quichotte et Sancho Pança, ArsĂšne est presque un double mĂštre et Albert, beaucoup plus petit, trottine Ă ses cĂŽtĂ©s. Ces deux lĂ ne risquent pas lâaccompagnement du concert des serpettes suite Ă leur bavardage.
Trois fois lâan, si quelques voyages se rĂ©vĂšlent par trop chargĂ©s et pĂ©nibles, lâArsĂšne consent Ă soupirer en direction de son alter ego, sous une forme lapidaire et dĂ©sormais cĂ©lĂšbre :
- « Que dâarias mon pauvre Albert ! » ArsĂšne est peut-ĂȘtre le fils spirituel de cet ambulant des temps
héroïques qui, aprÚs un déraillement meurtrier, tandis que les secours évacuaient morts et blessés, aurait déclaré, face au courrier jonchant le sol du wagon de tri :
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- « Quel dĂ©sastre ! Le boulot de toute une nuit, fichu en lâair ! ⊠» Un visage, une personnalitĂ© inoubliable pour moi, Pierre B.
un dijonnais retrouvé ensuite dans les années 1980 puis définitivement perdu. Individualiste, sceptique, athée, Pierre assume sa laïcité et aussi sa passion pour la musique classique.
- « Toi qui parlais avec tant de compĂ©tences des maladies et de leurs symptĂŽmes, que nâas tu su te protĂ©ger, Ă lâautomne de ta vie.âŠ
Tu es parti, discret, Ă©lĂ©gant, dĂ©tachĂ© presque. JâespĂšre que les violons jouent juste, lĂ oĂč tu esâŠ
Henri R. Il est notre maĂźtre Ă penser, leader naturel, sans souci du grade. LâĆil est vif, pĂ©tillant comme lâesprit, il dĂ©tecte vite les petits travers de chacun, quâil exploite pour lâamusement gĂ©nĂ©ral. Devenus tous deux de vieux messieurs, nous correspondons parfois par Ă©crit ou au tĂ©lĂ©phone.
Quel parcours pour toi, lâardennais, fixĂ© Ă Marseille. Tu as mĂȘme, avec ton association de petits pĂȘcheurs du dimanche, victorieusement dĂ©fendu le mouillage de vos barcasses dans un coin du vieux port contre les appĂ©tits immobiliers de la municipalitĂ© marseillaise. David rĂ©ussit parfois Ă vaincre Goliath.
Une autre Ă©vocation agrĂ©able, le brave Max, un creusois sympathique qui demeure rue de Chartres, un quartier de Paris dĂ©jĂ presque musulman en 1958/60. Lorsquâil revient de voyage vers quatre heures le matin, il traverse un couloir rempli de dormeurs, enjambe les corps jusquâĂ la porte de son logement et retrouve son Ă©pouse. Il nây a jamais eu le moindre incident, pourtant la guerre dâAlgĂ©rie fait rage. Miracle, ou tĂ©lĂ©phone arabe ?
Il nâaurait pas apprĂ©ciĂ©, jâai failli lâoublier, Claude B. Grand, la trentaine, il recherche, il cultive le sĂ©rieux, la respectabilitĂ©, il tient Ă ĂȘtre reconnu, Ă©coutĂ©. Il frĂ©quente dĂ©jĂ les collĂšgues rĂ©flĂ©chis, installĂ©s, assis, pour dĂ©battre : avancements de carriĂšre, promotions, rĂ©formes, etc. Bref, un homme confortable, regardant dĂ©jĂ vers lâĂąge mĂ»r.
Câest sĂ»r, la frĂ©quentation obligĂ©e avec cette bande de jeunes types chambreurs, prompts Ă la farce, ne convient guĂšre Ă monsieur B. TrĂšs vite, il se croit dĂ©nigrĂ©, voire persĂ©cutĂ©. La famille
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Mandel la terreur ! Bien sĂ»r, on le sait, au tri des Paris, lâavenue Georges Mandel
câest dans le seiziĂšme arrondissement. Ă part ça, qui se souvient. Un personnage austĂšre et complexe, rĂ©sistant reconnu sous lâoccupation allemande, fusillĂ© en 1944 par la milice mais bien avant, de 1934 Ă 1936, ministre des P.T.T.
Un ministĂšre quâil aurait rĂ©formĂ© avec une poigne de fer. VoilĂ qui explique les rĂ©serves de mon collĂšgue qui raconte Ă lâenvie la poste sous Mandel !
LĂ©gendes ou faits rĂ©els ? Le ministre se rendait incognito dans les bureaux aux heures de fermeture. Il y effectuait une opĂ©ration quâil rĂ©glait Ă lâaide de piĂšces de monnaies dĂ©posĂ©es en vrac sur la banque. Si lâagent refusait, compte tenu de lâheure tardive, de traiter ce volumineux tas de mitraille, il Ă©tait licenciĂ© le lendemain.
Mais aussi Mandel lâimprĂ©visible. En 1935 les habitants des deux SaintâLaurent, du
dĂ©partement des CĂŽtes du Nord, las de voir leur courrier mĂ©langĂ©, obtiennent de la poste lâappellation : SaintâLaurent sur Mer pour celui situĂ© prĂšs de la Manche. Lâhumoriste Tristan Bernard, vacancier de la localitĂ©, signale que le nom Saint Laurent de la Mer serait plus Ă©lĂ©gant. Il Ă©crit en ce sens au ministre des postes qui rĂ©pond :
- « Dâaccord, mais payez-nous les frais de modification des cachets postaux! »
Avec Julien nous marchons, la ville sâĂ©veille, elle nous appartient.
Tout Ă lâheure nous affronterons la cohorte silencieuse de tous ces automates au visage brouillĂ© de sommeil. La sacoche ou le petit sac du casse-croĂ»te en main, ils partent sans joie affronter leur journĂ©e de boulot. AprĂšs la rapide bataille pour occuper la place assise dans le wagon, il reste un ultime danger Ă surmonter : rĂ©sister
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Ă peine les ombres furtives de quelques vieilles poupĂ©es qui espĂšrent encore lâimprobable client.
Je pourrais attendre le mĂ©tro dans les brasseries qui cernent la gare, mais cette ballade matinale sur les trottoirs dĂ©serts du boulevard Magenta est encore un instant heureux du voyage. Jâaccompagne Julien, dit le grand Garnier, un collĂšgue de Valenciennes. DouchĂ©s, dĂ©tendus, nous marchons sans hĂąte et parlons avec plaisir malgrĂ© nos diffĂ©rences dâĂąges.
Au wagon le grand Julien joue facilement les Cassandre lorsquâil traverse les ambiances survoltĂ©es des fins de voyages. Ă quelques tours de roues de Paris Gare du Nord, lugubre, il grommelle : - « Profitez-en ! Vous nâauriez pas chantĂ© sous Mandel !? »
DerriÚre son dos, coudes repliés et serrés, les rieurs imitent vaguement le hibou :
- « Hou.. hou⊠hou⊠»
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a remarquĂ©, elle appuie sottement lĂ oĂč ça fait mal. On trouve un attirail : de faux apartĂ©s, des chuchotements pour la frime qui font croire Ă la victime quâon parle dâelle. Une variante, les attaques perverses concernant le passĂ© militaire de notre collĂšgue qui a effectuĂ© son service dans une brigade de transmissions colombophile !
Veut-il discuter dâarmĂ©e, de guerre, de troupe ? LâatmosphĂšre tranquille du wagon de tri se remplit de bruyants roucoulements de pigeons. Une vraie voliĂšre !
En conclusion, nous rĂ©coltons, câest normal, une bordĂ©e de noms dâoiseaux.
Enfin voici ma garde rapprochée, mes copains. Michel, Robert et Joseph dit Jo; Michel A est aveyronnais, il le fait vite savoir :
- « Je suis de Rodez ! » Câest presque un drapeau. Il est intelligent et travailleur, mais cultive un pessimisme
surprenant chez un garçon de son Ăąge : - « Jeannot, jâai pas le moral⊠» La phrase revient souvent, il traĂźne les pieds dans la
perspective dâun appel sous les drapeaux trĂšs proche. TrĂšs marquĂ© par le scoutisme de son adolescence, il y gagne son surnom sur le wagon, câest le boy scout.
Avec ma future Ă©pouse Jacqueline, sa 4 CV Renault nous emporte dans une balade normande jusquâau Mont Saint Michel avec bien sĂ»r, coucher sous la tente, comme chez les scouts. Une tournĂ©e dâadieux, lâarmĂ©e lâaspire dĂ©jĂ .
- « Jeannot, jâai pas lâmoral ! » Quelques dĂ©cennies plus tard, au cours dâun pĂ©riple en
Irlande, nous sympathisons ma femme et moi avec une grande fille pleine de vivacité.
- « Ah, vous ĂȘtes postiĂšre Ă Rodez! Jâai dĂ©butĂ© Ă Paris avec un garçon qui se nomme Michel A. » La rĂ©ponse est inespĂ©rĂ©e : - « Câest mon chef de service ! »
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Elle est attachĂ©e courrier pour lâAveyron, ce sont les nouveaux mĂ©tiers. Michel, le patron, emmĂšne parfois le groupe de ses adjoints en tournĂ©es studieuses dans le dĂ©partement.
Elle confie : - « Au retour dans la voiture, nous entonnons avec lui des
chants scouts ! » Voici lâincontournable Robert B., lâariĂ©geois, plus
prĂ©cisĂ©ment fuxĂ©en, donc natif de Foix, le pays de Gaston PhĂ©bus comme il le rappelle sans cesse. Rieur, hĂąbleur, lanceur de dĂ©fis, il adore taquiner, agacer, provoquer pour le panache, la beautĂ© du geste. Mais lui mĂȘme prĂȘte parfois Ă la critique, le cocktail final nous apporte des moissons dâamusements. Il joue au rugby mais souffre de cors aux pieds. Personne nâest parfait ! Les lendemains de matchs, ses arrivĂ©es sont irrĂ©sistibles, il semble marcher sur des Ćufs. Il est si comique que nous nâarrivons pas Ă le plaindre. Certains demandent Ă rencontrer lâhomme aux pieds dâargile. RĂ©cemment libĂ©rĂ©, il revient dâAlgĂ©rie, un collĂšgue le questionne :
- « Alors Robert, tu as rencontrĂ© les Fellagas ? » AprĂšs un long silence il concĂšde : - « Jâen ai vu⊠un ! » - « Alors ? Tu tâes battu contre lui ? » - « Je nâai pas pu, il fuyait⊠Je lâai poursuiviâŠavec mes
jumelles ! » Le ton est donnĂ©, lâhomme est au centre, meneur ou victime,
de toutes les plaisanteries qui agrémentent nos parcours. Ainsi lors des fins de voyages, lorsque les voitures
sâimmobilisent face au bĂątiment du centre de tri, gare du Nord, la course est effrĂ©nĂ©e Ă travers quais et rails pour arriver vite aux cabines de douche. Un plaisir rare pour la premiĂšre bordĂ©e, câest dâentendre les hurlements de rage de celui qui vient de dĂ©couvrir entre serviette de toilette et savon, la lourde rondelle du poĂȘle, glissĂ©e Ă la derniĂšre minute dans son sac personnel. Robert, insoucieux et distrait, vĂ©hicule trĂšs souvent lâobjet. Ses imprĂ©cations vengeresses au milieu des clapotis dâeau sont les derniers bruits du voyage.
Jo, en fait Joseph B., est le troisiÚme mousquetaire. Brun, le cheveu bouclé, la moustache fine, de descendance
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1959 Jâai du mal Ă tĂ©moigner sur lâannĂ©e 1959, mes rencontres
avec Jacqueline me rendent moins attentif aux gens, aux événements. Nos sorties nous entraßnent au cinéma, au théùtre ou vers des lieux touristiques autour de Paris par les trains de banlieue : Versailles, Chantilly, Saint Germain en Laye, etc.
Quelques journées camping avec la bande des copains qui se délite. Jacky, René Sausset, Raymond Vitet se marient bientÎt. Comme des milliers de parisiens, un dimanche de février nous allons contempler les inondations. Sous les ponts, la Seine déborde.
Pour nous deux, une partie de lâannĂ©e est occupĂ©e en voyages Ă Bourges et Dijon. Nous nous prĂ©sentons nos familles respectives. Aux vacances dâĂ©tĂ©, je retrouve la CĂŽte dâAzur avec Jacqueline, dans un village du touring club de France. Je quitte lâhĂŽtel du Dauphin sans Ă©tat dâĂąme, ma vie nâest plus lĂ . AprĂšs notre mariage en novembre, nous emmĂ©nageons prĂšs du Pont Mirabeau. Ici dĂ©bute le seiziĂšme arrondissement. Nous ignorons quâĂ lâextrĂ©mitĂ© de cette rue FĂ©licien David, en bordure de la Seine, va bientĂŽt ĂȘtre posĂ©e la premiĂšre pierre de la future Maison de la Radio.
Pour lâheure, sur les berges du fleuve entre les ponts Mirabeau, Grenelle et Bir Hakeim sâentassent sable, pierres, matĂ©riaux divers, le tout dĂ©chargĂ© des pĂ©niches.
Mais rive gauche, les promoteurs rĂ©flĂ©chissent, investissent, envahissent. Les tours de bĂ©ton vont sâĂ©riger. On replie lâaccordĂ©on au Bal de la Marine, ce sera Beaugrenelle en front de Seine. Un petit Chicago.
Quand la Java sâen va⊠à mes retours de voyage Ă Lille, mon nouveau logement, loin
de la gare du Nord, me contraint Ă des promenades nocturnes pour cueillir le premier mĂ©tro Ă la station RĂ©publique. Jâai lâhabitude. Auparavant jâeffectuais Ă pied le sulfureux chemin BarbĂšs âBlanche - Pigalle- place Clichy. Mais Ă lâaube, les nĂ©ons sont Ă©teints. On voit
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Et Gaston ? Il sâefface, nous ne le revoyons plus. Il nâest ni invitĂ© ni garçon dâhonneur lors de notre mariage. Il a pourtant rempli son rĂŽle, donnĂ© la petite impulsion, le doigt du destin au jour J.
J comme Jacqueline !
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italienne, il est nĂ© dans le Tarn. TrĂšs vite, aprĂšs nos annĂ©es communes, il mettra ses qualitĂ©s naturelles âintelligence, finesse, esprit de dĂ©cision- au service de causes syndicales. InstallĂ© dans le Limousin, il sâimpliquera profondĂ©ment dans les revendications professionnelles et luttes sociales, sans nĂ©gliger Ă©pouse, enfants et petits-enfants. Un parcours rĂ©ussi !
Des quatre copains, Robert sera le seul à effectuer toute sa carriÚre dans les services ambulants. Je ne résiste pas au plaisir de relater son départ à la retraite.
Il est responsable dâun service sur une ligne du sud-ouest, rĂ©sidence Toulouse. Les ambulants se savent condamnĂ©s, les dĂ©parts en retraite sont lâobjet de fĂȘtes nostalgiques. Une salle est retenue en gare de Limoges. Le jour fatidique arrive, le service est au grand complet. Discours, cadeaux, toasts, le repas est bien arrosĂ©, la fĂȘte est belle. On frappe Ă la porte du local. SimultanĂ©ment, derriĂšre une mince cloison, se dĂ©roule un concours administratif de haut niveau, pour accĂ©der, me semble t-il, au grade de rĂ©dacteur. LâĂ©preuve de philosophie vient de dĂ©buter, on vient rĂ©clamer lâĂ©vacuation, ou tout au moins le silence !
Robert, le héros du jour, refuse net toutes négociations. Les futures élites de notre belle administration, vont devoir, des heures durant, disserter sur les pensées et mérites de Descartes, Platon ou Nietzsche aux accents de Nini peau de chien et des 80 chasseurs dans le lit de la marquise !
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Sur le wagon.
Sans doute me faut-il temporairement renoncer Ă Ă©voquer
tous les acteurs et leurs joyeuses facéties et revenir plus sérieusement à ce qui nous réunit.
On ne parle pas dâobjectif, ce langage conquĂ©rant nâa pas cours, mais le contrat, oui, sans jamais le nommer, nous le respectons.
Ă chaque dĂ©part, vers 22 heures, aprĂšs avoir traitĂ© Ă quai la presse du soir, nous embarquons un volume important de dĂ©pĂȘches et sacs Ă ouvrir puis nous travaillons. Ă Amiens, nouvelle rĂ©ception, mais dĂšs le passage Ă Arras, dĂ©jĂ il faut livrer; Paris Ă Dunkerque livre le Pas-de-Calais et Paris Ă Lille la partie flandrienne du dĂ©partement du Nord, la rĂ©gion de Dunkerque, Hazebrouck, Gravelines, MĂąlo les bains, etc.
Nous connaissons par cĆur la liste des Ă©carts, hameaux, lieux-dits du dĂ©partement du Nord. Ainsi, câest avec aisance que nous expĂ©dions les lettres dâOost Cappel Ă Rexpoede, de Saint Sylvestre Cappel Ă Steenworde ou encore de Wulverdinghe Ă Watten, tandis quâune majoritĂ© de Français continue Ă penser, en toute bonne foi, quâil sâagit de localitĂ©s belges ou hollandaises. Mais ce service public, efficace et rĂ©ussi, ne se rĂ©alise pas sans peine.
Vers 1960, la presse française se porte bien et la lettre reste un moyen de communication incontournable. Ă chaque voyage, aprĂšs la fin de lâouverture des sacs et le redressage, notre bon chef CarriĂšre, jauge dâun Ćil infaillible les hauteurs parfois impressionnantes de lettres Ă trier. Nous sommes debout depuis des heures, il encourage ses troupes.
Oui, nous le savons, tous des champions. Le miracle postal aura lieu encore cette fois, mais dâextrĂȘme justesse.
Ăa se termine par des jambes lourdes et des yeux rouges, mais nous avons vingt ans. Demain il nây paraĂźtra plus.
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a le visage paisible, un brun rougi par le froid dâun collĂšgue postier originaire du Sud-Ouest. Il sâappelle Gaston Lacombe et propose :
- « Je vais dĂ©jeuner Ă Paris chĂšques avec des filles de chez moi, si tu veux, je tâemmĂšne!. »
Je suis en veste, mais avec un pull Ă col roulĂ© âpeut-ĂȘtre le dĂ©tail qui change tout-, jâenfourche le vĂ©hicule derriĂšre Gaston, je traverse Paris. Le centre des chĂšques postaux, installĂ© vers 1958 sur trois rues du quinziĂšme arrondissement dâAlleray, Bourseul et des Favorites, est un Ă©norme bĂątiment, vĂ©ritable monstre de bĂ©ton qui accueille chaque jour des milliers de dames et de jeunes filles. Combien sont-elles ? Huit mille, douze mille, rĂ©parties sur plusieurs centres ? Ces Ă©normes bataillons dĂ©ferlent en rangs serrĂ©s lors des entrĂ©es et sorties, presque Ă chaque heure, et bien sĂ»r Ă midi. Au grĂ© des horaires des prises ou changements de brigades, les vagues dâemployĂ©es en blouses multicolores se regroupent Ă lâĂ©tage de ce qui ne sâappelle pas encore un restaurant administratif.
Une fois que nous sommes absorbĂ©s par lâĂ©paisse file dâattente, inutile de rĂ©sister. Tels des fĂ©tus de paille emportĂ©s par le flot, nous progressons, comprimĂ©s ou brusquement aspirĂ©s vers lâentrĂ©e, un peu gĂȘnĂ©s sans doute dans ce milieu souverainement fĂ©minin mais est-ce si dĂ©sagrĂ©able ?
Gaston nâa pas menti. Ses payses sont au rendez-vous. Puis nous offrons les cafĂ©s chez Planque, le cĂ©lĂ©brissime bistrot de la rue dâAlleray, vĂ©ritable annexe postale de la cantine. Brassens lâa si bien chantĂ©, la ballade des gens qui sont nĂ©s quelque part. Il est vrai que pour ceux qui sont nĂ©s au sud dâune ligne invisible qui divise la France, quelque part en dessous de Lyon, les pĂŽvres nordistes ou assimilĂ©s nâoffrent quâun intĂ©rĂȘt secondaire. Nous sommes deux, garçon et fille, dans cette assemblĂ©e Ă ne pas avoir vu le jour dans le Lot-et-Garonne ou les autres dĂ©partements paradisiaques. Ce grave handicap nous rapproche, Jacqueline et moi. NĂ©e Ă Bourges dans le Cher, elle est donc aussi une Ă©trangĂšre. De quoi parlons nous ? De nos familles respectives qui sâĂ©tonnent dĂ©jĂ :
- « Tu ne te maries pas ? » Sujet prĂ©monitoire, car elle deviendra ma femme lâannĂ©e
suivante.
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Le jour J Un homme, une femme chabadabadaâŠ.. La rencontre de deux ĂȘtres, un jour, Ă un instant donnĂ©. Ils
sâarrĂȘtent, ils parlent, et finiront leurs vies ensemble⊠Câest tout Ă fait fascinant !
Pourquoi Ă cette minute, pourquoi lui, et pas un autre, pourquoi celle-ci et pas la prĂ©cĂ©dente passante ? Et bien, avant ma naissance, pourquoi Alice Lavier, ma grand-mĂšre, jeune bourguignonne placĂ©e Ă Paris dans une famille bourgeoise remarque t-elle Marcel Maze, humble journalier agricole de Seine InfĂ©rieure. Certes, ils ont sympathisĂ© durant leurs vacances normandes. Alice veille sur les enfants des patrons. Ces derniers, un mĂ©decin et son Ă©pouse, lâont poussĂ©e au mariage. Veulent-ils faire son bonheur ou simplement se sĂ©parer dâelle ? VoilĂ lâunion prĂ©cipitĂ©e. Grand-mĂšre Alice, installĂ©e Ă Dijon et mon pauvre grand-pĂšre sĂ©parĂ© Ă jamais de sa chĂšre Normandie. Le voici celui qui a dĂ©cidĂ© de mes origines, ce docteur Groux, un aliĂ©niste distinguĂ© dont je conserve lâĂ©lĂ©gant portrait photographique dans les albums familiaux. A t-il pensĂ©, lorsquâil a dispensĂ© avis et conseils Ă sa chambriĂšre, quâil prĂ©parait la naissance de maman ! La suite est pareillement fortuite. Maman est une jeune fille sage qui ne quitte guĂšre la demeure familiale. QuâĂ cela ne tienne, le destin a tout prĂ©vu, mĂȘme cet inconnu serviable qui renseigne mon futur papa, Ă la recherche dâun logement situĂ© prĂšs de la gare de Dijon ville.
- « Tu peux aller rue de la CitĂ© au numĂ©ro 10. Ils louent des chambres aux cheminots. » Et chabadabada, il y a mĂȘme dans la maison une fille qui
attend le prince charmant. En cette froide matinĂ©e de lâhiver 1958, je nâĂ©voque pas les
rencontres - Ă©crites Ă lâavance- de mes ancĂȘtres lorsque je dĂ©ambule sur mes terres entre le boulevard des Batignolles et la place Clichy, il est presque midi. Un scooter ralentit Ă ma hauteur, lâenvoyĂ© du destin
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Pourquoi une telle réussite, une si remarquable efficacité ? Si notre rendement est supérieur aux normes administratives,
câest que nous avons, presque toujours, une bonne adĂ©quation entre le trafic et les moyens humains nĂ©cessaires pour lâĂ©couler. Nous pouvons, tout au long des voyages, mesurer, Ă©valuer notre tĂąche et savoir si nous serons capables de terminer. Lâexemple et le contre-exemple viennent immĂ©diatement Ă mon esprit.
Ainsi, aprĂšs la suppression des dĂ©parts du samedi, chaque ambulant de la ligne du nord est dĂ©biteur dâune nuit Ă effectuer mensuellement au centre de tri du boulevard de la Chapelle. Les horaires sont presque identiques, le travail guĂšre diffĂ©rent, mais on ne trie plus pour finir, mais pour atteindre les fatidiques six heures du matin. Jâai le souvenir particulier dâune vacation vĂ©ritablement interminable effectuĂ©e au service de lâouverture Ă lâĂ©tage dit de la Province. La fin de lâannĂ©e est lĂ . Ă la poste on dit câest la pĂ©riode. DĂšs vingt heures nous sommes une dizaine, rĂ©partis autour de lâimmense plate-forme mĂ©tallique. Deux prĂ©posĂ©s ouvrent les sacs : rotation, chariot, table dâouverture, coupure au cheveu pour lâun. Debout sur la tables, les jambes Ă©cartĂ©es tels les ouvriers agricoles de mon enfance, lâautre se baisse, soulĂšve, vide le sac, jette la toile, se baisse, soulĂšve, vide inlassablement. La masse informe du courrier sâaccumule en monticules que nous tentons sans succĂšs de rĂ©sorber. Les liasses de cartes de vĆux, les mignonnettes explosent. Il faudrait les reconstituer sur le moment, hĂ©las les contenus de nouveaux sacs dĂ©ferlent. Les heures, les demies, les quarts dĂ©filent si lentement, lâhorloge semble arrĂȘtĂ©eâŠ
Comment ces gens peuvent-ils supporter chaque nuit cette tĂąche ingrate et sans objectif?
JâĂ©voque lâantidote, je le pratique dans mon service puisquâil mâarrive dâeffectuer lâouverture sur Paris Ă Lille 2.
Je travaille en Ă©quipe avec notre courrier convoyeur chef Henri P. Il est puissant, sanguin, un brin colĂ©reux, mais avant tout pointilleux sur le travail. Amical avec moi bien sĂ»r, puisque nous logeons Ă Lille dans le mĂȘme hĂŽtel, mais dâentrĂ©e je tente de pratiquer le mieux, et le plus vite possible. Quelle diffĂ©rence avec ce qui vient dâĂȘtre Ă©voquĂ© ! Attentif, mĂ©ticuleux, tel un
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boucher soigneux de son Ă©tal, monsieur Henri ne laisse rien traĂźner : Ă©tiquettes, ficelles, vieux papiers, colliers, plombs, tout est nettoyĂ©, ventilĂ© entre chaque sac ouvert. Il travaille en force, lâĆil fixĂ© sur sa montre. Soucieux de lâhoraire, il mâencourage :
- « Creil nâest pas passĂ©, on est bien, ça va⊠» VoilĂ le dernier sac traitĂ© : recherche du chargement, liasse
des objets signalés, séparations des journaux, liasses directes, etc. Un immense sourire illumine le visage ruisselant de Monsieur
Henri, voici sa minute de gloire et de plaisir, il se redresse fiĂšrement et annonce Ă la cantonade :
- « Messieurs, lâouverture est terminĂ©e ! » Et de rĂ©pondre aussi Ă la traditionnelle question : - « Oui, aujourdâhui il avait un bon ouvreur ! » La brigade sâesclaffe, glousse de contentement. - « Ah, Monsieur Henri est gracieux ! » Et puis sâannonce un autre petit plaisir⊠Durant les mois dâĂ©tĂ©, une occupation plus douce requiert les
attentions dâHenri qui se transforme durant quelques minutes en serveur stylĂ©. Depuis des heures, une bouteille de vin cuit Maury ou CĂŽtes dâAgly je crois, soigneusement enveloppĂ©e dans un sac humide voyage Ă lâextĂ©rieur du wagon. SaluĂ©e par les exclamations bruyantes, lâinvite est traditionnelle :
- « à vos quarts, Messieurs, on y goûte ! » Une bouteille pour environ quinze agents, la mesure est
réduite, mais la liqueur est surtout appréciée pour sa fraßcheur durant ces voyages de canicule.
Lâespace dâun instant, le bonheur est gĂ©nĂ©ral. Il sâagit lĂ aussi des us et coutumes de la brigade D sur lesquels veille scrupuleusement notre brave chef CarriĂšre. Les fĂȘtes, les dĂ©parts en congĂ©s sont le prĂ©texte de ces minces rafraĂźchissements, offerts par la cagnotte. Notre dirigeant nous informe parfois avec humour des dĂ©boires de dame cagnotte. Il en parle comme dâune personne, il surveille son Ă©tat de santĂ© avec prĂ©cision. Cet Ă©tĂ©, elle se porte mal, malmenĂ©e par des toasts trop rapprochĂ©s. Il va passer parmi nous pour tenter de redonner quelques couleurs Ă la belle. Les oboles rĂ©clamĂ©es sont si modestes que dame cagnotte bĂ©nĂ©ficie
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Est-ce que nous réfléchissons à tout cela lorsque nous dévorons avec aisance ces rangées de belles lettres fraßches⊠Car, glacées parfois dans le froid du quai d'attente, non bien sûr nous ne connaissons pas la perfection du réseau postal d'acheminement calqué sur celui de la S.N.C.F. et articulé à partir des six réseaux. Le monde des entreprises n'est pas encore intervenu pour bousculer les rÚgles et exiger des tarifs préférentiels, le service est public et égalitaire. La toile d'acheminement est solide, pensée, précise dans les moindres détails. Ainsi les lettres d'une dizaine de localités aveyronnaises, Saint-Affrique, La Cavalerie, etc. ne suivent pas l'acheminement du reste du département. Baptisées le petit train de l'Aveyron, elles atteindront sans retard leurs destinataires.
Nous faisons de la dentelle, nous sommes des artisans.
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Comme une lettre Ă la poste. Le moment est venu dâinterrompre quelque peu ces histoires
dâambulants qui ne font rire que nous pour affirmer quâamusements et plaisanteries nâempĂȘchent nullement les postiers roulants dâeffectuer une tĂąche considĂ©rable, Ă cadence ultra rapide. Le temps de route entre Lille et Paris est fort court.
Les roulants affectionnent le tri sur table, ce qui rĂ©duit et optimise le geste du bras qui conduit lâobjet. La lumiĂšre est bonne, projetĂ©e sur lâadresse par des coquilles, et, avantage indĂ©niable, sur les centres de tri fixes. Les Ă©pais tapis-brosses du sol rĂ©duisent les effets du roulement, mais aussi la fatigue des jambes. Dans le sens Province/Paris, les services ambulants traitent les courriers originaires des zones de collectes des bouts de lignes, comme par exemple les dĂ©partements du Nord, du Pas-de-Calais et quelque peu la Somme en ce qui concerne le train poste du nord.
Un tri dĂ©taillĂ© sâeffectue pour Paris arrondissements et villes de banlieue parisienne sur les services Dunkerque Ă Paris 2 et Valenciennes Ă Paris 2. Nous entrons Ă Paris gare du Nord vers 4h30. Les sĂ©parations du reste de la France, soit la Province, s'effectuent par centralisateurs dĂ©partementaux et ambulants de jour. VoilĂ notre chantier Ă nous, les agents du Lille Ă Paris 2. Nos sĂ©parations suivantes, les :Paris Ă Toulouse 1, Paris Ă Lyon 1, Paris Ă La Rochelle,les routes de Bordeaux, etc. sont dĂšs l'arrivĂ©e, pendant que la ville dort, ventilĂ©es sur leur gare respective, rĂ©embarquĂ©es sur les primos et retravaillĂ©es en route, durant la matinĂ©e. La fonction primordiale de ces ambulants de jour consiste Ă assurer la seconde distribution, celle de l'aprĂšs-midi dans les grandes villes bien sĂ»r.
Nous y sommes. C'est le fameux comme une lettre à la poste. Cette notion de garantie, de sûreté, de certitude, remplacée au fil du temps et surtout aprÚs la mise en place du courrier à deux vitesses, par des données plus techniques et moins parlantes : les J+1, ou J+2, etc.
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sans doute de lâaide discrĂšte et gĂ©nĂ©reuse de son gestionnaire. Un sponsor, dĂ©jĂ ! Mais câest surtout un bon chef, dâailleurs les anciens sâadressent Ă lui ainsi.
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De solides repas.
Si à Lille le repas de midi est parfois survolé, les gens du train
poste ne plaisantent pas concernant celui du soir. DĂšs vingt heures, la remontĂ©e3 nous attend, il faut prendre des forces. Nous nous dispersons sur un Ă©ventail dâĂ©tablissements selon les appĂ©tits, les affinitĂ©s ou les moyens financiers de chacun. Le haut de gamme est reconnu Au Normandie, restaurant sĂ©rieux Ă lâambiance feutrĂ©e. Avec Jo et Robert nous y dĂźnons rarement, ce nâest pas vraiment notre style, mais, avec un effroi rĂ©trospectif, je constate que la diĂ©tĂ©tique ne guide guĂšre nos autres choix. Tout Ă lâheure sur le zinc4, nous essuierons les sarcasmes des anciens.
- « Vous Ă©tiez encore Chez MatĂ©o ! » Il sâagit dâune enseigne yougoslave situĂ©e dans le vieux Lille,
oĂč lâon sert lâincontournable spĂ©cialitĂ© : les tripes, prĂ©sentĂ©es quasi Ă volontĂ© dans une sauce rouge et agrĂ©mentĂ©es de riz ou pĂątes. Du consistant donc !
Ajoutez un soupçon dâĂ©vasion, une ombre de charme slave. Les filles Ă MatĂ©o virevoltent, nous en ignorons le nombre exact. Mais radio wagon recommande la prudence. Ces dames ont des vies compliquĂ©es, des problĂšmes. Elles babillent autour de la clientĂšle, brunes, avec des coiffures soignĂ©es et sophistiquĂ©es, dĂ©plient quelques serviettes, disposent les couverts. Mais ce sont les vieux parents qui travaillent et maintiennent lâaffaire Ă flot. Dans sa cuisine, maman touille le chaudron de goulache et MatĂ©o, gros bouddha ventripotent tient la caisse et discourt sur les beautĂ©s enfuies de sa Dalmatie natale. Quel Folklore !
Autre lieu, autre danger digestif : le buffet de la gare de Lille. Au hasard, un soir de gala, Michel Delpech y a t-il cueilli le
titre de sa chanson fĂ©tiche ? Notre serveuse sâappelle Lorette, elle 3 Le retour sur Paris. 4 Sur le wagon.
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Vingt ans ! VoilĂ qui ne me rassure guĂšre ! LâarrivĂ©e de la retraite, pour ce fonctionnaire exemplaire,
permettra t-elle à son épouse, moderne Pénélope de banlieue, de passer ses soirées avec son époux ? Je dois répondre dorénavant aux interrogations des copains :
- « On ne te voit plus, que deviens-tu ? » - « Je fais des califs le soir ! »
La sentence tombe : - « Ah, tu vas te marier ! » AprÚs quelques mois, je craque et cherche à mon tour un
relayeur. Que penser de cette expĂ©rience ? Il mâa manquĂ© la motivation, câest Ă©vident. Je remarque que mes compagnons sont souvent ĂągĂ©s, ils assurent les califs plus par habitude que par besoin, comme mon voisin de travĂ©e, ambulant chevronnĂ© du Paris Ă Sarrebruck. Je recueille vers lui une anecdote Ă©difiante.
Les postiers français bĂ©nĂ©ficient en Sarre de conditions dâaccueil trĂšs favorables. Ils dorment gratuitement dans un local Ă©quipĂ© de rĂ©chauds Ă gaz, utilisĂ©s pour la confection des petits dĂ©jeuners. Le cadeau est jugĂ© insuffisant puisque dâaucuns transportent depuis Paris des artichauts crus, quâils font longuement bouillir grĂące au gaz allemand. Les Princes de Bretagne regagnent cuits la capitale française. Coluche disait : lâartichaut câest une nourriture de pauvreâŠ. Pour lâoccasion, câest aussi celle des radins !
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Les Californies, ou Califs On hĂ©site encore sur lâorigine de ce mot qui dĂ©signe Ă la poste
un travail ponctuel payé au tarif des heures supplémentaires. Il y aurait plusieurs versions : ⹠le Californie, un navire rempli de courrier, ayant
nĂ©cessitĂ© un travail exceptionnel, donc rĂ©tribuĂ© spĂ©cialement. âą lâEldorado (ou la Californie) apportĂ© par le pactole des
heures supplĂ©mentaires. On nây croit guĂšre. âą Ou bien encore la dĂ©formation des mots : qualif..ication,
ou CalifâŠourchon soit un travail par-dessus lâordinaire ? La voilĂ peut-ĂȘtre lâavance insidieuse des temps raisonnables,
le recul de lâinsouciance, la tĂȘte qui se tourne vers lâavenir⊠Un ancien collĂšgue de la gare Saint Lazare, Leborgne, qui
roule sur les lignes Montparnasse, me propose de continuer son poste de californien au bureau de Paris 51, rue Chauchat. Toutes les deux soirĂ©es, on assure entre 19 heures et minuit le tri dĂ©part du courrier dans ce bureau du neuviĂšme arrondissement trĂšs chargĂ© en clientĂšle de banques et assurances. Ces emplois de renfort, payĂ©s au tarif des heures supplĂ©mentaires, sont rares et recherchĂ©s. Je suis honorĂ© que ce breton sĂ©rieux me contacte. Jâaccepte sans trop rĂ©flĂ©chir.
Comme Perrette, je calcule déjà le revenu de mon pot au lait. Cinq heures de califs payées dix jours par mois vont me produire⊠etc., etc.
Je dĂ©chante trĂšs vite, non en ce qui concerne le travail, lâĂ©quipe est formĂ©e de trieurs confirmĂ©s, des ambulants pour la plupart, mais je dĂ©couvre que je viens dâaliĂ©ner toutes mes soirĂ©es ou presque, puisque les soirs oĂč je ne me rends pas Ă Lille, je suis Ă ce bureau de la ChaussĂ©e dâAntin. Le long des trottoirs dĂ©serts de la grande ville enfin silencieuse, vers minuit, jâaccompagne Francesqui, un vieux petit Corse, jusquâĂ son train, sous la marquise de la gare Saint Lazare. Depuis vingt ans il pratique les califs indispensables, selon lui, Ă lâamĂ©lioration du pavillon de Sartrouville.
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nous aime bien. Nous y commandons la spécialité maison, une énorme choucroute.
Lorette nous en parle souvent. Enfin ce soir, mystérieuse, elle le désigne.
Le phĂ©nomĂšne sâinstalle Ă sa table habituelle. Ce petit homme ĂągĂ©, discret, vient dĂ©guster le mĂȘme plat que nous qui sommes trois, jeunes et affamĂ©s. Lorsquâil viendra Ă bout seul de lâĂ©norme plat ovale chargĂ© de saucisses et de jambonneaux, nous serons au travail depuis longtemps. LĂ©gers ? Je ne sais plus !
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Le courrier qui chante et qui danse ! Chaque soir avant vingt heures, la communauté ambulante
embarque sur ses wagons respectifs. Le service Paris Ă Lille 2 est devenu on lâa compris, Lille Ă Paris 2. Colliers, Ă©tiquettes, griffes, timbres Ă dates, tout a Ă©tĂ© inversĂ©. Les centaines de bureaux de postes que nous avions Ă lâaube alimentĂ©s en courrier dĂ©partement du Nord nous renvoient en soirĂ©e le reste de la France plus lâĂ©tranger, ainsi que les secteurs postaux militaires. Lâensemble est regroupĂ© sous la rubrique Passes-Paris.
Pour complĂ©ter lâexplication, pendant que Lille Ă Paris travaille, la province Valenciennes Ă Paris traite la banlieue. Enfin Dunkerque Ă Paris trie les Paris !
Lors du voyage retour, lâambiance de travail diffĂšre nettement du parcours aller. Nous sommes plus nombreux, le jeune personnel est regroupĂ©, et des personnages absents Ă la descente5 sont lĂ . Tout concourt Ă crĂ©er une ambiance joyeuse.
Par exemple, la prĂ©sence de lâanimateur, amuseur numĂ©ro un, Michel Pointreneau, lâidole de la jeune gĂ©nĂ©ration, surnommĂ© aussi le courrier qui chante et qui danse. Tout un programme ! Ce garçon a manquĂ© sa vocation, sa voie Ă©tait indĂ©niablement dans le monde du spectacle. Lorsque lâoccasion se prĂ©sente, nous devenons son public, ravi et conquis. Il imite parfaitement les acteurs, mais aussi les chefs, les collĂšgues. Quelques annĂ©es plus tĂŽt, il a rĂ©ussi une honnĂȘte carriĂšre dans le cyclisme amateur. LâĂ©vocation de son unique victoire dans la classique Paris â Camembert est pour la brigade un moment dâanthologie.
Bien sûr la vie va nous séparer mais à quelques années lumiÚres de cette belle époque, vers 1985, je retrouve la trace de Michel. Il est divorcé, remarié, pÚre de famille et installé, lui le pur parisien, dans un village du haut pays varois. Je profite du temps de
5 Au voyage aller.
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de la rue Darcet, elles repassent Ă lâancienne, les fers au feu, le magasin est une Ă©tuve. DĂšs mon entrĂ©e, la plus ĂągĂ©e appelle une arpĂšte qui mâapporte, tel le saint sacrement ma chemise repassĂ©e et le col empesĂ©. Je suis le petit postier de la rue Caroline, les rires reprennent derriĂšre moi.
Autre passant, ce collĂšgue ambulant rencontrĂ© avant mon dĂ©part au service en automne sur le boulevard. Nous nâavons effectuĂ© que quelques voyages en commun durant lâĂ©tĂ©, pourtant il est fier de me prĂ©senter Ă son Ă©pouse :
- « Tu sais, le jeune sĂ©dentaire qui mâa remplacĂ©, je tâai parlĂ© de lui⊠»
Elle semble me connaĂźtre, ils sont tous deux chaleureux et me proposent de leur rendre une visite. Je ne donne pas suite, je nâai rien compris. Ils sont sans enfant, mĂšnent une existence monotone dans un trop petit logement parisien. IndiffĂ©rence de la jeunesseâŠ
Le couple des crĂ©miers de Batignolles. Leur Ă©choppe est minuscule, sans profondeur. Les boĂźtes de conserve sâempilent Ă des hauteurs vertigineuses, la boutique reste ouverte sur le Boulevard en toutes saisons. Ont-ils des rĂ©frigĂ©rateurs ? Je ne suis pas sĂ»r. ĂtĂ© comme hiver le couple, ainsi que la jeune fille qui les aide, sont habillĂ©s comme des esquimaux : gants percĂ©s aux mains, socques fourrĂ©es aux pieds. Câest lĂ que jâachĂšte, Ă quelques heures du dĂ©part, mes solides casse-croĂ»te de voyage. Je suis accueilli comme un fils. Le patron, un parisien pur jus, plaisante vite si je mâattarde auprĂšs de lâemployĂ©e qui est de mon Ăąge.
- « Aïe maman, on va faire faillite, elle fait des rabais à tous les garçons ! »
Lâambiance est souvent joyeuse dans le tout petit magasin. Pourtant aujourdâhui le patron ne rit pas. Il mâattire mĂȘme mystĂ©rieusement derriĂšre la barriĂšre des boĂźtes de petits pois et sans fioritures me dĂ©livre son message :
- « Fais gaffe ! La mĂŽme est enceinte ! Le pĂšre a disparu, elle en cherche un pour le marmot, tâapproches pas ! »
La sincĂ©ritĂ© ne paye pas, je ne serai guĂšre reconnaissant avec les gentils Ă©piciers. Jâai changĂ© de crĂ©merie !
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MĂ©moire futile Jâai la mĂ©moire de lâinutile, lâinconsĂ©quent, le dĂ©tail,
lâinsignifiant, la petite phrase, le demi sourire, le geste Ă©phĂ©mĂšre, tous cueillis Ă la sauvette et conservĂ©s sans raison.
Jâadmire depuis toujours ces gens âma mĂšre en Ă©tait-, qui peuvent affirmer quâils avaient achetĂ© la commode du salon 153 Francs en 1939 ! Comme ceux qui annoncent avec naturel le salaire de leurs dĂ©buts quarante ans plus tĂŽt, ou encore le prix de leur premiĂšre voiture !
Ces performances me sont Ă©trangĂšres, je ne garde pas ces informations qui pourraient se rĂ©vĂ©ler si profitables. Bien sĂ»r notre mĂ©moire est sĂ©lective. La mienne, peut-ĂȘtre Ă mon insu, mais ce nâest pas si sĂ»r, efface aussi les chagrins, dĂ©ceptions, humiliations passĂ©es, pour ne conserver que les instants de grand bonheur ou les chimĂšres agrĂ©ables et câest trĂšs bien ainsi !
Lâurgence de mon sablier personnel mâincite Ă mieux goĂ»ter les temps de grĂące que me procure lâexistence.
- « ArrĂȘte toi, profite de ce matin clair dans le jardin ! » Lâeau bleue de cette piscine dâhĂŽtel au bout de lâEurope. Le
rire de ton petit-fils ou les bras de sa petite sĆur serrĂ©s autour de ton cou. ArrĂȘt sur image. Profite.
Mais si je remonte le temps, je croise des inconnus, des passantes, des traverseuses aux yeux quâon nâa jamais revus et je me dis :
- « Le visage que tu dĂ©couvres et que dans lâinstant tu connais parfaitement, tu vas pourtant le laisser passer et le perdre Ă jamais, comme ces milliers dâautres que tu nâas pas su retenir »
En 1954, la jeune femme brune et mince du cafĂ© tabac des Batignolles oĂč je viens acheter mes cigarettes Balto. Est-ce que je mâoblige Ă fumer pour la voir plus souvent ?
à mon retour du service militaire elle a disparu. Ouf ! Je suis sauvé du cancer des poumons. Les rires sous cape des blanchisseuses
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vacances pour tenter une rencontre. LâĂ©tĂ© bat son plein, il est quinze heures. Au bout dâune plĂ©thore de petites villas Ă©crasĂ©es de chaleur, ma famille et moi dĂ©couvrons enfin la maison, la plaque, le nom. Las dâagiter en vain la clochette dâappel, nous poussons la porte. Rien ne bouge dans la courette. Ă lâintĂ©rieur de la maison, la tĂ©lĂ©vision transmet lâarrivĂ©e du tour de France, nous poursuivons donc. Sur un canapĂ©, un gros type se rĂ©veille, il est rouge, abruti de sommeil et de chaleur. Il est en slip ! Nous ne nous sommes pas vus depuis trente ans ! Je me fais reconnaĂźtre, puis nous passons aux prĂ©sentations :
- « Mon Ă©pouse, JacquelineâŠ. mes enfantsâŠ.. ma fille JoĂ«lleâŠ. Patrick, mon deuxiĂšme fils⊠»
Il est toujours en slip ! Bien sûr maintenant il y a comme on dit, prescription, mais
tout de mĂȘme ! Encore une fois, pardon Michel !
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Les chevaux La parenthĂšse refermĂ©e sur le joyeux Michel, il nâest pas le
seul nouveau venu des voyages retour. DÚs vingt heures la question est posée.
- « Qui sont nos chevaux ce soir ? » Ătrange demande. Il ne sâagit pas des chevaux vapeur de la
locomotive et nous ne retournons pas non plus Ă lâĂ©poque des malles postes. Simplement faire le cheval consiste Ă travailler sur plusieurs services ambulants et sur des parcours diffĂ©rents, en apportant un renfort sur une plage horaire difficile.
Vers les annĂ©es 1960, la direction du Nord maintient les chevaux dâAmiens et les chevaux dits Primo-Secondo, ceux qui nous intĂ©ressent plus particuliĂšrement.
Par Ă©quipe de deux agents, les chevaux nous visitent successivement mais les trois attelages sont faits dâhommes bien diffĂ©rents.
Dans une présentation trÚs libre, nous trouvons : ⹠les chevaux de trait, solides, sérieux, Joste et Delaye. ⹠les vieux chevaux de retour, un peu essoufflés, Metelier et
Gallas. âą enfin les purs-sang, les cracks, les vedettes attendues, Rostan
et Damerone. En leur compagnie, le travail sera animé et joyeux. Joste est carré, sérieux, technique. Il renseigne les bricoleurs
en herbe sur tout ce qui touche aux mĂ©tiers du bĂątiment. Nâa t-il pas construit lui mĂȘme en grande partie son pavillon du cĂŽtĂ© de Villeneuve-Saint-Georges ?
Mais auparavant il a connu lâĂ©preuve du stalag en Allemagne vers 1941, puis lâĂ©vasion rĂ©ussie du camp de prisonniers et le retour clandestin. Câest la grande affaire de sa vie, lâĂ©popĂ©e, contĂ©e des dizaines de fois lors de nos nuits de travail, Ă des auditoires souvent renouvelĂ©s.
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Nice, on y vient un jour, on y reste toujours ! Cette devise reprise sur une flamme dâoblitĂ©ration du courrier
fut cĂ©lĂšbre. On prĂ©tend quâun veuf mena procĂšs contre lâadministration. Son Ă©pouse vint se noyer Ă Nice et la famille reçut les avis de dĂ©cĂšs avec cette mention.
Je ne suis pas restĂ© toujours. AprĂšs les baignades, les aprĂšs-midi sur les cĂ©lĂšbres galets, les coups de soleil, les dĂ©ambulations sur la Promenade des Anglais face Ă lâhĂŽtel Negresco. Sâil me semble avoir retrouvĂ© mes chers passeurs, je nâai curieusement aucun souvenir du voyage retour.
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cahotĂ© sur les chariots jusquâau wagon rouge rattachĂ© au train de Nice.
Un passager ? Dâaccord ! Entre vite et cache toi jusquâau dĂ©part !
Il fait une chaleur dâenfer sous les tĂŽles, jâaide au tri et dĂ©placements des sacs, lâallĂšge est chargĂ©e jusquâau toit, nous prĂ©parons les livraisons Ă venir.
AprĂšs le travail initial, jâoffre la derniĂšre de mes bouteilles. Lâun des courriers me prĂ©vient :
- « Dans deux minutes tu regardes à gauche ! » Le train roule à grande vitesse. Soudain les deux hommes
ouvrent une portiĂšre, ils hurlent et agitent les bras. En un Ă©clair nous dĂ©passons une petite maison et deux silhouettes qui agitent des mouchoirs. On pense Ă ces couples de petits personnages qui sortent des baromĂštres lorsque le temps change. Lâun des courriers convoyeurs mâexplique :
- « Câest un ancien collĂšgue. Nous avons roulĂ© dix ans ensemble, il est Ă la retraite, il connaĂźt mes jours de passage. Lui et sa femme, jamais ils nâoublient⊠»
Les voilĂ dĂ©jĂ loin, ces marionnettes devant le petit mas au milieu des vignes. Et lâautre, lâex collĂšgue, lâami, revit lâouvrage en commun, les montagnes de sacs, lâĂ©crasante chaleur, la poussiĂšre, les saluts, les plaisanteries, les visages familiers au cours des livraisons dans les gares de passage. Et puis le plaisir du pastis dĂ©gustĂ© frais Ă Nice, aprĂšs lâeffort, ensemble. Nice! Justement me voici arrivĂ©, mes deux mentors mâindiquent comment sortir discrĂštement de la gare. Ils me proposent le retour dans quatre jours.
Vers la sortie un couple discret mâaborde. Je peux coucher chez lâhabitant, la pratique est bien Ă©tablie dans cette ville de vieille tradition touristique. La chambre est parfaite, je suis mĂȘme recommandĂ© auprĂšs du patron dâun restaurant proche de la gare. Il a des allures de Raimu. Il nâarrive pas Ă prononcer le mot bifteck et dit bistech. Le premier jour, jâhĂ©site. Je pense quâil sâagit dâune spĂ©cialitĂ© niçoise. Les prix sont incroyablement bas. Raimu CĂ©sar me traite comme un prince. Il mâassoit Ă la table des reprĂ©sentants de commerce et me sert dâĂ©normes bistechs.
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Mais, câest bien connu, la jeunesse ne respecte rien en direction du brave Joste, nous nous livrons, Robert et moi, Ă un jeu subtil, aux rĂšgles mal dĂ©finies, et non limitĂ©es dans le temps. Nous jouons Ă la boussole.
Pour sâorienter durant sa traversĂ©e du territoire allemand, notre collĂšgue sâĂ©tait confectionnĂ© une boussole de fortune, Ă lâaide de lame de rasoir. Sans nous consulter, nous savons dĂ©nicher le mot, lâallusion, qui permettront de relancer une conversation neutre vers le sujet tabou, celui que Joste ne veut plus Ă©voquer : lâĂ©vasion !
Soudain, faussement passionnĂ©s, nous voulons en savoir plus ce soir sur la position des Ă©toiles, la nuit dans le ciel. Notre victime est tellement brave homme quâil va immanquablement tomber dans nos filets et revivre encore une fois son Ă©vasion.
- « Je me guidais Ă la boussole⊠et avec les Ă©toiles⊠» Et voilĂ , il sâest encore fait piĂ©ger ! Ă nos sourires, il comprend soudain et rit de bon cĆur :
- « Ah coquins, vous mâavez encore pris ! » La mĂ©moire est ainsi faite, jâai rencontrĂ© Joste une seule fois, trente annĂ©es plus tard. Il nâavait conservĂ© de moi que le rappel de nos taquineries de potaches !
Ni mustangs ni percherons, les montures suivantes, Metelier et Gallas ont dĂ©cidĂ© une fois pour toutes quâils Ă©taient vieux. De vieux chevaux fatiguĂ©s, des chevaux de retour, des pĂ©pĂšres⊠Ils tiennent dâailleurs Ă ce quâon les appelle ainsi. Cette façade ne diminue en rien la qualitĂ© de leur travail. Il sâagit dâun choix arrĂȘtĂ©. On remarque aussi une affection profonde entre les deux hommes. Metelier utilise le temps assez court du casse-croĂ»te pour prendre un repos spectaculaire, sinon rĂ©parateur. Il se couche directement sur les tapis-brosses du sol, le visage recouvert dâun linge blanc. Au-dessus du dormeur, des cohortes de porteurs de sacs, boulistes, dĂ©filent et lâenjambent sans jamais le toucher. Sommeille t-il ? Toujours est-il quâil se rĂ©veille sans effort.
Si les chevaux assurent, par wagons et brigades, lâĂ©change de nouveaux et menus potins, ils sont attendus un peu partout sâils dĂ©fraient la chronique.
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Ainsi, Metelier, rĂ©putĂ© anticlĂ©rical convaincu, dĂ©clenche la rigolade gĂ©nĂ©rale lors dâun mĂ©morable retour de vacances. Ne vient-il pas de gagner dans la petite ville bretonne de sa belle-famille, le gros lot de la tombola paroissiale ! Et quel lot ! Il ne sâagit rien moins que dâune 2cv CitroĂ«n qui sera remise en grande pompe par Monsieur le recteur de la paroisse ! On a beau bouffĂ© du curĂ©, ça ne se refuse pas. Et puis, bien avant lui, le bon roi Henri IV nâavait-il pas dit :
- « Paris vaut bien une messe ! »
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Le voyage Ă Nice Le seul moyen dâĂȘtre libre, câest de ne servir Ă rien, ni Ă
personne, phrase citĂ©e dans le tĂ©lĂ©film Madame Dubois. Vers 1958 ou 1959, je peux modifier Ă mon grĂ© lâaphorisme : Pour ĂȘtre libre, il ne faut dĂ©pendre de personne. Je suis un fils raisonnable, je passe une partie de mes congĂ©s Ă
Dijon auprÚs de maman, mais dÚs mon retour à Paris, il me reste un pactole de jours de liberté, les collÚgues me rendent des nuits de remplacement.
Qui mâattend ? Les copains ? Ils sont habituĂ©s Ă mes apparitions intermittentes. Mon logeur ? Il ne se plaint pas de mes absences, la chambre est payĂ©e dâavance. Maman, ma famille ? Nous venons de nous quitter. Le tĂ©lĂ©phone portable, flĂ©au moderne dâinquisition avec ses : OĂč es tu, que fais tu ? Je tâappelle depuis dix minutes, tu ne rĂ©ponds pas ! Nâexiste pas.
Ai-je bien conscience de cette incroyable libertĂ©, sans doute pas. Je nâai de comptes Ă rendre Ă personne, pas de voisins, ni mĂȘme le facteur Ă prĂ©venir, je reçois si peu de courrier. Je vais disparaĂźtre donc, mais pour rĂ©ussir, je dois me munir de quelques accessoires, une blouse grise, une casquette marquĂ©e postes et quelques bouteilles dâapĂ©ritif. Destination Nice par transport S.N.C.F. mais en prenant passage. Les wagons postaux rouges ambulants ou allĂšges accueillent parfois des passagers, des postiers qui sollicitent le voyage gratuit.
La pratique est illicite mais tolĂ©rĂ©e. Jâai dĂ©jĂ utilisĂ© ce moyen de transport pour aller Ă Dijon mais cette fois je plonge pour la grande expĂ©dition, une sorte de dĂ©fi, volontairement dĂ©cidĂ©.
Sept heures gare de Lyon. Je parlemente auprĂšs des deux convoyeurs de lâallĂšge Paris/Marseille. Câest bon ! Il y aura un changement dâĂ©quipe Ă Lyon mais le passage dĂ©licat se situe Ă Marseille gare Saint Charles. Câest vrai, sans titre de transport malgrĂ© mon dĂ©guisement, blouse et casquette, je ne suis pas fier,
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Les vacances ont interrompu dĂ©finitivement nos vocations naissantes de comĂ©diens et pour moi, la prĂ©paration au concours de contrĂŽleur. Elle reprendra en 1962, mais nâanticipons pas. Avec moi et les autres, Roland ne partage pas tout, il ne se livre jamais totalement. Il lui arrive de disparaĂźtre quelque temps sans explications, ce qui ne pose guĂšre de problĂšme, jâai lâhabitude, nous nous retrouvons ensuite avec la mĂȘme amitiĂ©.
Il frĂ©quente seul les bals parisiens, la grande roue, le Mikado, le bal basque, etc. Il consent parfois une confidence, vite retenue, sur des rencontres fĂ©minines quâensuite il ne prolonge guĂšre.
En cette fin dâaprĂšs-midi de mai 1958, ce type agitĂ©, sale, les vĂȘtements en dĂ©sordre rencontrĂ© sur le boulevard des Batignolles⊠Mais câest Roland ?! DâentrĂ©e il mâavertit :
- « JâĂ©tais Ă la manif Ă la RĂ©publique⊠De Gaulle prend le pouvoir ! Les gardes mobiles nous ont chargĂ©s Ă cheval⊠Il y a des blessĂ©s⊠»
Jâapprends son militantisme de gauche et lâarrivĂ©e musclĂ©e du GĂ©nĂ©ral, non rĂ©pertoriĂ©e dans les livres dâhistoire.
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Hennissements et ruades Toutes les trois remontĂ©es, la brigade nâa pas Ă sâinterroger
sur lâidentitĂ© des visiteurs chevalins du soir. Ă travers wagons et coursives, dĂ©jĂ les exclamations, bousculades et poursuites retentissent. Jâai envie de dire hennissements et ruades. Ils sont lĂ , tonitruants, rigolards, dĂ©vastateurs, prĂȘts Ă chĂątier les provocateurs, Rostan et Damerone, les stars, nos chevaux pour cette nuit. Ils sont dissemblables par leur physique et par leur Ăąge, mais pourtant totalement complĂ©mentaires par leurs comportement, pensĂ©es et rĂ©actions.
Rostan court vers la cinquantaine, rondouillard, le visage poupin, le cheveu poivre et sel tandis que son compĂšre, bien plus jeune, nâest que muscles et aspĂ©ritĂ©s.
Bernard Damerone est une vĂ©ritable vedette sur la ligne du Nord. Lâhomme est dotĂ© dâune indĂ©niable personnalitĂ©, grand, osseux, les cheveux et la fine moustache blonds paille, la voix rauque. Il dĂ©borde de vitalitĂ©. Câest un fĂ©lin, toujours aux aguets, prĂȘt Ă tarabuster, affronter, secouer le reste du monde. Personne ne lui rĂ©siste, il impose sa conversation, ses convictions, son physique. Il adore rudoyer ceux qui tentent de lui opposer un semblant de rĂ©sistance, y compris les chefs quâil tutoie tout naturellement. Ainsi il rĂ©pand autour de lui une sorte de terreur belliqueuse dâoĂč le surnom rĂ©vĂ©lateur du personnage, le Uhlan, que seuls quelques anciens peuvent utiliser. Natif des Ardennes, mariĂ©, installĂ© en banlieue, il va canaliser lors de ses jours de repos son trop plein dâĂ©nergie en travaux dâinstallations Ă©lectriques et services de livraisons. Mais le portrait ne se termine pas lĂ . VĂ©ritable cĂ©lĂ©britĂ©, il apostrophe, hĂšle, salue, plaisante, et ce envers tout ce qui porte casquette ou uniforme entre Paris, Amiens, Lille ou Tourcoing, quâil soit directeur de la poste ou conducteur de locomotive !
Les connaissances, lâĂ©rudition de ce simple agent me paraissent encore aujourdâhui stupĂ©fiantes. Il est incollable dans des
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domaines aussi disparates que lâĂ©lectricitĂ©, lâautomobile, les techniques des matĂ©riaux, les astres, le cosmos, mais surtout la mĂ©decine et la pharmacie. DĂ©filent alors les symptĂŽmes des maladies, les remĂšdes possibles, le nom des mĂ©dicaments, les recherches en cours, etc. OĂč et comment a t-il appris tout cela ? Câest un mystĂšre.
Aussi remarquable que les talents personnels de Bernard Damerone demeure le comportement, ou plutĂŽt la complicitĂ© qui soude les deux chevaux. ForgĂ©e par des annĂ©es de vie professionnelle, cĂŽte Ă cĂŽte, leurs avis, rĂ©actions, jugements sont en toute circonstances identiques. Jamais ils ne diffĂ©rent, jamais les deux hommes ne se contredisent. Ils connaissent la France en profondeur et par le dĂ©tail. La simple allusion Ă une localitĂ© de lâhexagone dĂ©clenche une avalanche de renseignements touristiques, gĂ©ographiques, culinaires ou gastronomiques. Ainsi dĂ©crivent-ils avec aisance et une feinte nostalgie les merveilles gourmandes de notre beau pays.
- « Rivesaltes, ah le muscat ! » - « Die ! Oh, la Clairette de la coopĂ©rative ! » - « Sancerre ! Mais câest la foire des vins au printemps, et les
crottins de Chavignol ! Et le petit vin de Gaillac, et le foie gras à Sarlat, etc., etc. »
GrĂące Ă quelles pĂ©rĂ©grinations ou hasards de vacances ont-ils rĂ©ussi Ă accumuler ces dĂ©tails si fouillĂ©s ? Peut-ĂȘtre sont-ils de ces premiers vacanciers automobiles de lâaprĂšs-guerre ! Le tourisme sur des routes alors quasi dĂ©sertes devait ĂȘtre paradisiaque dans cette France profonde Ă lâaccueil sincĂšre et gĂ©nĂ©reux.
Mais dans lâimmense catalogue des villes, villages, patelins, bourgades connus et chantĂ©s par les duettistes, un nom ne doit pas ĂȘtre prononcĂ©. Il sâagit de Saint Hippolyte du Fort, petite commune de lâHĂ©rault situĂ©e non loin de la cĂ©lĂšbre grotte des Demoiselles. Banni, honni, interdit Saint Hippolyte ! Face Ă lâinvasion allemande, Rostan soldat de lâan 40 a dĂ» sây replier, contraint, vaincu, humiliĂ©.
Au fil du temps, lâanecdote est devenue prĂ©texte Ă plaisanteries, surtout de la part de la jeune gĂ©nĂ©ration. Les allusions, fines ou appuyĂ©es, circulent. Il y est question de
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mĂ©ridionales aux rires Ă©clatants, robes claires et chapeaux de paille, prennent en main les destinĂ©es de lâintendance :
- « Combien de baguettes? Et de camemberts? Qui sâoccupe du sel et des cornichons? »
- « Nâoublions pas dâemmener un transistor. » Nous aurons mĂȘme notre reporter attitrĂ©, Marcel, un drĂŽle de
type fondu de photographie. En semaine, je fréquente le gymnase postal de la rue
Chaudron dans le dixiĂšme arrondissement : ping-pong, volley-ball et douche gratuite ou bien la piste cendrĂ©e du stade GĂ©o AndrĂ© Ă la porte Saint-Cloud oĂč sâentraĂźne lâathlĂšte postier Jean Fayolle qui gagnera le cross des nations en 1965.
Roland vient de dĂ©cider, il va tenter le contrĂŽleur, le concours interne dâavancement de grade. Je reçois une premiĂšre consigne, elle restera unique, passer le rĂ©veiller Ă ses retours de voyage. Il roule sur les lignes du sud-ouest, les parcours sont beaucoup plus longs que sur la ligne du nord. CouchĂ© avant lui, je suis plus dispo Ă nos retours. Il loge rue Dulong vers le pont Cardinet, une sorte dâhĂŽtel meublĂ©. Les chambres y sont peu chĂšres mais le confort spartiate : peu de chauffage, pas dâeau chaude, visites Ă toutes heures tolĂ©rĂ©esâŠ
Vers treize heures, il me faut bombarder longuement sa porte pour contempler un individu grincheux Ă lâĆil mauvais.
- « Roland, tu mâavais demandé⊠» En fait, il dort seulement depuis huit heures ce matin. - « Bon, tu as bien faitâŠAttends⊠» Il sâĂ©broue dans la cuvette dâeau froide, se rince la bouche, se
plaque les cheveux sur les tempes dâun geste rapide. Câest parti ! LâĆil est de nouveau rieur, la moustache conquĂ©rante, câest la
course sur le boulevard des Batignolles pour le dernier service à Saint Lazare. Il se déclare médiocre en français, nous voilà tous deux inscrits à des cours de rattrapage.
OĂč a t-il dĂ©nichĂ© cette officine ? La prof est une jeune comĂ©dienne qui se contente de nous faire dĂ©clamer des textes classiques, ce qui amuse beaucoup Roland. Andromaque, Britannicus de Racine, Cinna de Corneille, etc.
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1958 VoilĂ lâannĂ©e 1958 bien avancĂ©e, le temps civil est si rapide.
DĂ©jĂ les ombres militaires sâĂ©loignent, Ă dâautres les obligations, la guerre.
Je tente de retrouver mes marques. Les voyages Ă Lille nâabsorbent tout de mĂȘme pas toute mon existence.
Je retourne Ă la gare Saint Lazare et retrouve la cantine, Marcel, le mythique serveur, les tĂȘtes connues, les cafĂ©s de la rue de Berne? les parties de 421...Lentement les copains rĂ©apparaissent,mais pas tous.
Mais que sâest-il passĂ© ? Les lieux nâont pas bougĂ©, je mĂšne la mĂȘme vie, Paris est
toujours lĂ , mer immense qui mâabsorbe si facilement, pourtant impalpable, subtile, pas encore insistante, quelque chose a changĂ©, je ne le sais pas, ne le vois pas, je voulais revivre le printemps, je suis en Ă©tĂ© !
Ceux que je retrouve me paraissent moins insouciants, dâautres sont partis ou dĂ©jĂ mariĂ©s.
Heureusement Jacky est lĂ , il roule sur Paris Ă Strasbourg 2. Roland aussi revenu de Marseille sans explications. Ils continuent Ă Saint Lazare, Charles Vacher, lâauvergnat du Puy en Velay, Guy Lamolle dit le baron et Michel Chevalier, un bordelais secret et sarcastique. Il pense ĂȘtre atteint dâune affection grave de la vue. GuĂ©ri quelques annĂ©es plus tard, il prendra un essor digne de son intelligence. Assez vite un groupe se forme avec des nouveaux venus, garçons et filles. Raymond Vitet, grand et mince agenais, RenĂ© Sausset le normand, gardien de but de lâA.S.P.T.T. Paris, notre star. Des sorties champĂȘtres sâorganisent les dimanches Ă partir des lignes de banlieue, - personne ne roule en voiture- Versailles, Fontainebleau, Saint Germain en Laye, LâIsle dâAdam, Gretz, Armainvillers en Seine et Marne.
Déjà les égéries, Monique, Chantal, Jacqueline, des
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lâhĂ©roĂŻsme des combattants du grand sud, du repli stratĂ©gique sur les CĂ©vennes ou encore de la MĂ©diterranĂ©e qui aurait sĂ»rement elle, arrĂȘtĂ© lâennemi !
Mais gare ! La punition du railleur fait partie du jeu. DĂ©jĂ , solidaire avec son ami, le uhlan fait mine de retirer son ceinturon. AprĂšs une brĂšve galopade dans les soufflets, lâaudacieux rattrapĂ© par les chevaux reçoit le chĂątiment traditionnel, au milieu des faux hurlements et des rires, un vigoureux frottement des oreilles !
La brigade sâamuse, sous lâĆil Ă©tonnĂ© et parfois effarĂ© des jeunes sĂ©dentaires6 qui se demandent ce quâils viennent faire dans ce monde Ă©trange, si Ă©loignĂ© dâune administration supposĂ©e sĂ©rieuse, voire ennuyeuse.
Lâimpression est encore aggravĂ©e sâils Ă©coutent Rostan et Damerone se parler en langage cheval. Ainsi, avec des hennissements de curiositĂ©, lors des pauses casse-croĂ»te, ils sâinterrogent sur la qualitĂ© des picotins prĂ©parĂ©s par leurs juments. Ils ne se rendent pas au cafĂ© avant le dĂ©part du train mais Ă lâabreuvoir. Vers la fin des voyages, ils se plaignent dâavoir les paturons fatiguĂ©s et rĂȘvent Ă la litiĂšre fraĂźche qui les accueillera Ă lâĂ©curie. On lâaura compris, on ne sâennuie pas en leur compagnie. Ce sont par ailleurs des trieurs habiles et rapides.
Dans la galerie, parmi les personnages marquants rencontrĂ©s dans ma vie de postier, Bernard Damerone, mĂȘme cĂŽtoyĂ© peu de temps, occupe une belle place. Remarquable et fascinant sont des adjectifs qui lui conviennent parfaitement. MĂȘme aprĂšs mon dĂ©part du service, je nâen ai pas fini avec lui.
En juillet 1988, avec le C.O.S7., nous passons en famille deux semaines au village de vacances de Roquebrune Cap Martin. Ce matin lĂ , parmi les juillettistes en shorts et chemises fleuries, une silhouette sombre tranche sur le vert des parterres, face au restaurant. AccompagnĂ© par le directeur du village, en costume strict, un homme sâaffaire : il mesure, arpente, Ă©value, explique, gesticule. Quelquâun sait quâune piscine pour les enfants doit ĂȘtre construite. IntriguĂ©, je
6 Remplaçants occasionnels. 7 ComitĂ© des Ćuvres sociales.
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mâapproche, pour en avoir le cĆur net. Ces cheveux couleur paille, cette grande carcasse et cette voix cassĂ©e, câest bien lui ! Il nâa pas pris une ride, ni perdu un cheveu. LâĆil toujours inquisiteur, il mâa dĂ©jĂ repĂ©rĂ©. Il viendra me voir, mais plus tard⊠Il est si occupĂ©. Nâest-il pas dorĂ©navant directeur technique Ă Vacances P.T.T. !
Enfin cette Ă©norme Ă©nergie, ce cerveau fĂ©cond, cet esprit inventif, ce pouvoir de persuasion peuvent ĂȘtre utilisĂ©s, canalisĂ©s vers des rĂ©alitĂ©s utiles et palpables. Damerone a trouvĂ© sa voie au sein mĂȘme de notre administration, et pour le profit de tous.
Avant son dĂ©part, le mĂ©tĂ©ore ne me consacre que quelques minutes. la gare du Nord, les ambulants ? Pour lui câest le passĂ©. Il ne tient guĂšre Ă lâĂ©voquer, il balaie mes interrogations, il refuse la litanie sur les anciens collĂšgues. Tous ces noms, ces prĂ©noms, que sont-ils devenus ? Il me prend encore une fois par le col de chemise, lâĆil bleu acier Ă©tincelle :
- « Tu comprends, dĂšs que tu demandes : et un tel ? Tu apprends quâil ne va pas bien, quâil est Ă lâhĂŽpital ! Et
Auguste ? Il est mort lâan dernier. Alors, plus rien, je ne veux plus savoir, plus les connaĂźtre ! »
Il repousse les fantĂŽmes, il caracole sur le prĂ©sent. Sans doute a t-il raison. Je reste sans rĂ©ponse dans ma quĂȘte incongrue du passĂ©, sous le soleil des vacances, moi le nostalgique revenu dans ma province et qui rĂȘve sans cesse Ă tous mes copains de nuits de travail parisiennes. Le voilĂ dĂ©jĂ reparti vers dâautres villages, dâautres projets, de nouvelles pataugeoires. Mais jâai gardĂ© pour la fin, pour la bonne bouche, le bonbon final, lâhistoire si drĂŽle quâil nous avait racontĂ©e entre Lille et Paris.
Madame Damerone, confectionneuse sur cuir, ou quelque mĂ©tier de ce genre, travaille Ă domicile. Son mari effectue les livraisons parfois Ă bicyclette. Alors quâil traverse un carrefour parisien, une puissante ID19 CitroĂ«n brĂ»le le feu rouge et projette en lâair homme et machine. Les rĂ©flexes de lâathlĂšte, du fauve Damerone sont tels que seul le vĂ©lo est touchĂ© et que lui, tel un chat, retombe indemne. Il faut lâentendre dĂ©crire avec quelle gourmandise il rĂ©cupĂšre alors la pompe Ă vĂ©lo, avec la ferme intention de sâoccuper Ă©nergiquement du chauffard qui va passer un
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sale quart dâheure. Un ĂȘtre dâaspect lunaire, les lunettes en bataille, les cheveux Ă©bouriffĂ©s Ă lâartiste se prĂ©cipite vers lui, lâĂ©treint, le palpe, gĂ©mit, se tord les mains.
- « Mon pauvre garçon, mon cher garçon, Dieu merci, vous ĂȘtes sauvĂ© ! Venez Ă la pharmacie, je mâoccupe de tout, je prends tous les frais Ă ma charge, nous allons vous acheter un beau vĂ©lo tout neuf⊠Tenez, prenez dĂ©jĂ ceci⊠Nous verrons aprĂšs ! »
Ce ne sont pas de vaines promesses, les billets de banque font leur apparition, il se présente :
- « Je suis Ă©diteur, ma nouvelle collection sort lundi prochain, jâai tant de soucis, je nâai plus la tĂȘte Ă moi !⊠Vous ĂȘtes le troisiĂšme cette semaine ! »
Le bras armé de Damerone est retombé.