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1 Isadora Duncan Nocturne pour le Musée Rodin du mercredi 5 novembre 2014 Avec Marie-Claude Pietragalla et Charles Gonzalès

Isadora Duncan...Isadora Duncan tu es arrivée à la sculpture, à l’émotion, sans effort ! Tu empruntes à la 4 nature, cette force que l’on n’appelle pas le talent, mais qui

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Isadora Duncan Nocturne pour le Musée Rodin du mercredi 5 novembre 2014 Avec Marie-Claude Pietragalla et Charles Gonzalès

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Musique ( bruites de vagues) Pietra : Où est la vérité d'une vie humaine ? Charles : Dieu seul le sait, ou le diable, mais j'imagine qu'ils sont tous deux également stupéfaits. Pietra : Certains jours, mon esprit est comme un vitrail à travers lequel j'aperçois des beautés merveilleuses et fantastiques, des formes splendides, des couleurs follement riches… Charles : …à d'autres jours, je ne vois qu'à travers des glaces ternes et grises un amas d'immondices qui s'appelle la Vie.

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Pietra : Que ne pouvons-nous pénétrer en nous-mêmes et en extraire des pensées comme le plongeur ramène les perles à la surface ! Charles : Précieuses perles enfermées dans le silence des coquilles comme nos pensées sont enfouies dans les profondeurs de notre subconscient, Isadora ! Pietra : Si j’étais écrivain, si j’avais de mon existence fait une vingtaine de romans, je serais plus près de la vérité ! Musique (Danse avec bruits de vagues) Charles Isadora Duncan tu es arrivée à la sculpture, à l’émotion, sans effort ! Tu empruntes à la

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nature, cette force que l’on n’appelle pas le talent, mais qui est le génie. Isadora, tu as proprement unifié la vie en danse. Tu es si naturelle sur la scène où on l’est si rarement. Tu rends la danse sensible à la ligne et tu es simple comme l’antique qui est la Beauté. Souplesse, émotion, ces grandes qualités qui sont l’âme même de la danse, tu es l’art entier et le souvenir ! Rodin ! Pietra : J’ai appris la danse avec de grands maîtres, Charles Tu as appris la danse en marchant dans la nature, Pietra J’ai appris la danse en transpirant dans un studio, Charles Tu as appris la danse en regardant les chats,

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Pietra J’ai appris la danse en découvrant le monde, Charles Tu as appris la danse en méditant dans ta chambre, Pietra J’ai appris la danse en regardant l’écume des vagues, Charles Tu as appris la danse en voyant sur scène de grands danseurs, Pietra J’ai appris la danse en écoutant les enfants chanter,

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Charles Tu as appris la danse en nageant dans la mer, Pietra J’ai appris la danse voyageant la nuit en train, écoutant le rythme des roues et des rails, Charles Tu as appris la danse en ayant mal à tous les muscles, tous les tendons et articulations … Pietra J’ai appris la danse en regardant les nuages, Charles Tu as appris la danse au bord des falaises, Pietra Maintenant je vole, maintenant je me vois au-dessous de moi, maintenant un dieu danse avec moi !

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Musique (Vagues de la mer et Pietra et Charles changent de place) Charles Tu as passé des journées et des nuits entières à rechercher une danse qui est, par les mouvements du corps, l'expression divine de l'esprit humain. Pietra : J’ai fini par découvrir le ressort central de tout mouvement, le foyer de la puissance motrice, l'unité dont naissent toutes les diversités du mouvement, le miroir de vision d'où jaillit la danse, toute créée. Charles : Tu écoutes la musique et les rayons, les vibrations de cette musique se dirigent en flots vers cette unique source de lumière qui est en toi, où ils se reflètent en vision spirituelle.

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Pietra : Cette source n'est pas le miroir de l'esprit, mais le miroir de l'âme, comme la mer ! Charles : C'est d'après la vision qu'elle reflète que tu exprimes sous forme de danse les vibrations musicales ! L’acteur connaît la même situation : lorsqu’il est en scène, il donne une réponse, qui a l’air tout à fait personnelle, à une question posée par un autre acteur, comme un va et vient des vagues, mais, s’il donne l’impression d’inventer la réponse, alors le public est pris. Si l’on voit qu’il récite une leçon, cela n’intéresse plus personne ! Pietra Chaque fois qu’un danseur a appris une chorégraphie et qu’il est en train de l’exécuter, la vibration est comme perdue, le public s’ennuie !

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Charles C’est pourquoi tu ne cesses d’inventer les danses qu’un autre s’imagine avoir composées pour toi. C’est TA danse ! Pietra : Celui qui enseignera comment voler aux hommes de l’avenir comment aura déplacé toutes les limites ; pour lui, ces mêmes limites s’envoleront dans l’air et il baptisera de nouveau la terre, il l’appellera « la légère » ! Charles Tu passes des journées et des nuits entières debout, immobile dans ton atelier, les mains croisées entre les seins, à la hauteur du plexus solaire recherchant la source de l’expression spirituelle d’où s’irradie par les canaux du corps, inondé de vibrante lumière, la force centrifuge qui reflète la vision de l’esprit ! Tu es cela… une ondulation de l’esprit !

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Musique (L’après-midi d’un faune) Pietra Je suis née au bord de la mer, et j'ai remarqué que tous les grands événements de ma vie se sont produits au bord de la mer. Ma première idée du mouvement de la danse m'est certainement venue du rythme des vagues. Tendez vos images à l’air du temps ! Un rideau bleu me fera ciel ! Charles : Au moment où tu danses tu es inondée de lumière. Comme le corps parle plus loin que l’esprit ! tu lances ta draperie, tu la projettes en avant, ton dos se profile en perfection, tu te balances, tu te ranimes, ton orgueil recule : tu es presque vaincue. Tu présentes une face puis l’autre. Tu es entourée par ton écharpe, coude en avant. Puis la main sur la hanche, tu laisses pendre l’écharpe, le sourire vainqueur ! Tu la tires et la traine sur le sol : tu t’enfièvres. Les bras et l’écharpe passent devant le corps. Les gestes ravivent par leurs redites perpétuelles,

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incessantes. Les choses, en se répétant se mesurent. Tu danses… Tu puises en toi cet instinct de fierté qu’ensuite tu déploies ! Comme un cimeterre promené dans l’air lance des éclairs, tu vas : la draperie te suit, te seconde. Minerve archaïque, tu ploies les bras ! Ces redoublements, ces appels du pied, ce balancement et cette attaque, la ligne du dos s’élève puis s’efface comme un serpent irrité. Tu te précipites la tête baissée ; la tête nage sur les épaules lorsque tu es fatiguée… Tu offres ton courage… Tu danses ! Musique (L’après-midi d’un faune) Charles : Tu entends le vent Pietra : Je suis le vent !

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Charles Tu entends la mer Pietra : Je suis la mer ! Charles : La mer et la lune Pietra : Je suis la mer et la lune ! Charles : Les larmes, la douleur, l'amour, les oiseaux Pietra : Je suis tout cela, le pêché, la prière, la lumière... Je danse ce que je suis...

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Pas de prison… pas la danse des vieux maîtres, pas les pointes, pas la triste torture, pas la beauté maigre, je suis l’enfant des lucioles ! J’aime ces vers de Byron… Charles : « Iles de Grèce, Iles de Grèce, Où l'ardente Sapho aima et chanta, Où grandirent les arts de la guerre et de la paix, Où Delos s'éleva, et d'où jaillit Phébus, Un éternel été vous dore encore, Mais, à part votre soleil, tout est maintenant mort. » Pietra : Et ces autres vers de l'Odyssée … Charles : « et aussitôt, assemblant les nuages, et prenant en main son trident, il bouleverse l'empire de la mer, déchaîne à la lois les tempêtes de tous les vents opposés, et couvre d'épaisses nuées et la

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terre et les eaux ; des cieux tombe soudain une nuit profonde. Pietra : En même temps se précipitent et combattent avec furie l'Autan, l'Eurus et le vent impétueux d'Occident, et le glaçant Borée qui chasse les nuages et roule des vagues énormes. Charles : Alors le magnanime Ulysse est frappé de consternation ; il pousse de profonds soupirs. » Pietra : Car il n'y a pas de mer plus changeante que la danse ! Charles « Il parlait encore, lorsqu'une vague haute, menaçante, fond avec furie sur la poupe, fait tournoyer la nacelle avec rapidité, arrache Ulysse au gouvernail, et le précipite à une longue distance dans les flots. Tous les vents

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confondus accourent soudain, tempête épouvantable. Le mât se rompt : la voile, avec l'antenne, est emportée au loin sur les ondes. Pietra : Le héros, accablé sous le poids des vagues énormes qui roulent et mugissent au-dessus de sa tête, et entraîné par ses riches vêtements trempés des flots, vêtements dont le décora la main d'une déesse, s'efforce en vain de triompher des eaux, et demeure longtemps enseveli dans la mer : enfin il s'élance hors du gouffre, l'onde amère jaillit de sa bouche et coule de sa tête et de ses cheveux en longs ruisseaux. » Pietra : Et plus tard, lorsqu’ Ulysse, naufragé, rencontre Nausicaa ! Charles : « Hier fut le vingtième jour où j'échappai à la ténébreuse mer, sorti de l'île d'Ogygie, et toujours errant et jouet des tempêtes. Enfin un

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Dieu m'a jeté sur ces bords, sans doute pour y rencontrer de nouveaux malheurs… Pietra : …car je ne puis me flatter que les immortels s'apaisent envers moi, et que je cesse d'essuyer les terribles effets de leur haine. Cependant, ô reine, compatis à mon sort, toi la première que j'aborde au sortir de si nombreuses disgrâces, étranger, nu, ne connaissant aucun habitant ni de ces murs ni de toute cette contrée.» Je me demande souvent pourquoi les mortels qui ont atteint de telles altitudes doivent redescendre. Pourquoi ne pouvons-nous pas par quelque magie être transformés en prêtres du Temple et demeurer pour toujours au divin service d'Athéna aux yeux clairs, à gagner la sagesse par l'extase ? Telle est ma conception de ma danse ! Musique Charles : Nous sommes maintenant tous réunis, notre mère, nos frères et toi Isadora ! Nous trouvons à

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Athènes tout ce qu'il fallait pour satisfaire notre sens esthétique. Nous décidons alors que le clan Duncan resterait éternellement à Athènes, pour y construire un temple qui portera la marque de notre génie ! Pietra : Dans mon art, je n’ai pas copie, comme on le croit, les figures des vases grecs, des frises ou des peintures. J’ai appris d’eux a regarder la nature, et lorsque certains de mes mouvements rappellent les gestes aperçus sur des œuvres d’art, c’est uniquement parce qu’ils sont puisés, comme eux, a la grande source naturelle ! Ma danse est celle de la Nature ! Charles : Ton corps de danseuse est naturellement la manifestation lumineuse de l'âme ! Tu es une révolutionnaire... Tous les artistes sont des révolutionnaires Danser c'est vivre…

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Pietra : Je veux une école de la vie ! Musique (Le sâcre du printemps) Charles : Tu es là, assise au clair de lune sur les gradins du théâtre de Dionysos, une voix aigüe de jeune garçon s’élève dans la nuit, avec cette sonorité pathétique et surnaturelle que seuls possèdent les enfants. Pietra : Puis une autre voix se joint à la première, puis une autre. Elles chantent quelques vieux refrains du pays. Charles Alors les jambes nues, les pieds nus dans des sandales tu suis la route blanche et poudreuse qui borde les antiques bosquets de Platon le long de la mer, tu ne marches plus, tu danses !

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Pietra : Mon désir de faire revivre les chœurs grecs et la danse tragique d’autrefois ! Une Académie, mon Académie ! Charles : Ton Académie de danse, d’art ! Chaque jour tu exiges alors de tes élèves des exercices conçus sur leurs aspirations profondes, et de bonne humeur, parce que tu es joyeuse. Pietra : Chacun d’eux ne doit pas seulement être un moyen d’arriver au but, mais un but en soi, celui de faire de chaque jour de la vie une œuvre complète et heureuse ! La gymnastique doit être la base de toute éducation physique, il faut inonder le corps d’air et de lumière, et diriger son développement de façon méthodique !

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Charles : Tu fais extraire de lui tout ce qu’il renferme de forces vitales pour atteindre à son épanouissement intégral. Pietra : Après vient la danse ! Charles : Dans le corps harmonieusement développé et porté à son point suprême d’énergie pénètre alors l’esprit de ta danse. Pietra : Pour le gymnaste le mouvement et la culture du corps sont un but en soi, pour le danseur ils ne sont que des moyens. Charles : Alors, magicienne, tu fais disparaître le corps ; il est un instrument bien accordé pour ne laisser

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la place qu’aux sentiments et aux pensées de l’âme qu’il exprime ! Pietra : Le corps devient instrument aussi parfait que possible pour l’expression de cette harmonie qui est alors prête à pénétrer à flots dans l’être qui y est préparé ! Charles : Tu transformes les corps en vagues de la mer. Pietra : D’abord des muscles souples et forts, puis les premiers pas de danse. Charles : Tu marches de façon légère, cadencée ; tu avances lentement sur un rythme élémentaire, puis tu presses le pas sur des rythmes plus compliqués ; tu cours, toujours lentement, puis tu bondis et tu te joues de l’apesanteur !

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Pietra : C’est ainsi qu’on apprend la gamme des sons et la gamme des mouvements. Charles : Tes élèves sont toutes vêtues de draperies souples et gracieuses, dans leurs jeux sur la pelouse, dans les promenades à travers les bois, tu sautes avec elles, tu cours librement toujours avec elles pour mieux exprimer par le mouvement la même facilité que les autres s’expriment par la parole ou par le chant. Pietra : Ma danse doit jaillir de la Nature ! Du mouvement des nuages, du le vent, des arbres qui se balancent, des oiseaux qui volent, des feuilles qui tourbillonnent… (Pietra, mouvements des bras) Charles : Tu leur donne sens !

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Tu observes, tu éprouves à travers l’âme un attachement secret, inconnaissable aux autres, capable d’initier aux secrets des choses. Pietra : Toutes les parties du corps souple doivent répondre à la mélodie de la nature et chanter à l’unisson avec elle ! Charles : Isadora ! Pietra : Quand j'étais toute petite, on m'appelait Dorita ! Charles Dorita, ta danse n'est plus un divertissement, c'est une manifestation personnelle, une œuvre d'art vivante, qui nous incite à créer les œuvres auxquelles nous sommes nous-mêmes destinés. Regardes les flancs sauvages de ces montagnes…

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Pietra : Comme ils semblent sombres et inaccessibles à côté des collines boisées couvertes de vignes ensoleillées et d'arbres en fleurs ! Charles : Tu aperçois la clarté d'un marbre blanc qui attend que le sculpteur lui donne l'immortalité ! Pietra : Telle est la vie de l'artiste, obscure, sombre, tragique, mais heureuse en donnant le marbre blanc d'où surgissent les aspirations de l'homme. Musique (Accords du Sâcre du printemps) Charles : Tu visites son œuvre à l'Exposition Universelle. Tu presses le pas vers son atelier de la rue de l'Université.

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Ton pèlerinage vers lui ressemble à celui de Psyché qui cherche le dieu Pan dans sa grotte. Ta route n’est pas celle d'Eros mais d'Apollon. Pietra : Rodin est petit, puissant, avec une tête tondue et une barbe abondante. Il me montre ses œuvres avec la simplicité des très grands. Quelquefois il murmure un nom devant ses statues, mais ces noms, on le sent, ont peu de sens pour lui. Il passe ses mains sur elles, il les caresse. J'ai l'impression que sous ses caresses le marbre s'amollit comme du plomb fondu. Il prend un peu de terre glaise et la presse entre ses paumes. Rodin respire avec force. Le feu s'échappe de lui comme d'une forge. En peu d'instants, il sculpte un sein de femme qui palpite sous ses doigts. Charles : Il te prend par la main, appelle un fiacre et vient dans son atelier.

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Pietra : Je passe rapidement ma tunique et je me mets à danser pour lui une petite idylle de Théocrite ! Charles : Puis tu t’arrêtes subitement de danser pour lui expliquer tes théories d'une danse nouvelle ! Il ne t'écoute pas, te regarde de ses yeux brillants sous ses paupières abaissées, puis, avec la même expression qu'il a devant ses œuvres, s'approche de toi… Pietra : Il passe sa main sur mon cou, sur ma poitrine, me caresse les bras, passe ses doigts sur mes hanches, sur mes jambes nues, sur mes pieds nus. Il se met à me pétrir le corps comme une terre glaise, tandis que s'échappe de lui un souffle qui me brûle, qui m'amollit. Charles : Tout son désir est de lui abandonner son être tout entier, et tu l’aurais fait avec joie si…

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Pietra : … l'éducation absurde que j'ai reçue ne me fait reculer, effrayée, je remets alors ma robe sur ma tunique et le repousse plein d'étonnement. Quel dommage ! Combien de fois je regrette cette incompréhension puérile qui m'a ôté la joie divine d'offrir ma virginité au grand dieu Pan lui-même, au puissant Rodin ! Mon Art et toute ma Vie en seraient certainement plus riches ! Charles Que j'aime voir, chère indolente, De ton corps si beau, Comme une étoffe vacillante, Miroiter la peau ! Sur ta chevelure profonde Aux âcres parfums, Mer odorante et vagabonde Aux flots bleus et bruns, Comme un navire qui s'éveille Au vent du matin,

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Mon âme rêveuse appareille Pour un ciel lointain. Tes yeux, où rien ne se révèle De doux ni d'amer, Sont deux bijoux froids où se mêle L'or avec le fer. A te voir marcher en cadence, Belle d'abandon, On dirait un serpent qui danse Au bout d'un bâton. Sous le fardeau de ta paresse Ta tête d'enfant Se balance avec la mollesse D'un jeune éléphant, Et ton corps se penche et s'allonge Comme un fin vaisseau Qui roule bord sur bord et plonge Ses vergues dans l'eau. Comme un flot grossi par la fonte Des glaciers grondants, Quand l'eau de ta bouche remonte Au bord de tes dents,

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Je crois boire un vin de Bohême, Amer et vainqueur, Un ciel liquide qui parsème D'étoiles mon coeur ! (Charles Baudelaire, le serpent qui danse) Musique Pietra : Ah, la danse ! La danse Qui fait battre le coeur, C'est la vie en cadence Enlacée au bonheur. Accourez, le temps vole, Saluez s'il-vous-plaît, L'orchestre a la parole Et le bal est complet. Sous la lune étoilée Quand brunissent les bois Chaque fête étoilée Jette lumières et voix. Les fleurs plus embaumées

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Rêvent qu'il fait soleil Et nous, plus animées Nous n'avons pas sommeil. Flammes et musique en tête Enfants ouvrez les yeux Et frappez à la fête Vos petits pieds joyeux. Ne renvoyez personne ! Tout passant dansera Et bouquets ou couronne Tout danseur choisira. Sous la nuit et ses voiles Que nous illuminons Comme un cercle d'étoiles, Tournons en choeur, tournons. Ah, la danse ! La danse Qui fait battre le cœur ! C'est la vie en cadence Enlacée au bonheur. (Marceline Desbordes-Valmore.) Musique

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Charles Tu me poses des questions sur le centre… Centre du corps, centre du mouvement, centre de l’espace… Chaque être est le centre du monde. Cette sensation légitime qui peut engendrer l’égoïsme le plus forcené et l’oppression la plus brutale est pourtant la base de l’existence profonde. Mais de ce centre doit rayonner la beauté de la vitalité et de l’énergie transférée dans le cas du danseur, ou de l’acteur, ou du musicien, à ce qu’on nomme le public, l’autre. J’en parlais un jour à Martha Graham, elle me regarde, sourit et dit : Pietra : A quoi bon les théories, le centre de la scène, c’est là où je suis !

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Charles : Et ce n’était pas cabotinage de danseuse mais sentiment profond d’un être humain responsable et conscient du pouvoir scénique qu’elle exerçait en tant qu’être totalement habité de l’intérieur en face d’un public. Charles : La leçon quotidienne de danse, de quelque style, de quelque technique qu’elle soit, ne doit pas avoir pour but d’acquérir une nouvelle virtuosité ni de renchérir sur celle déjà acquise. Connaître son corps, le regarder par cette vision intérieure de l’œil du corps, savoir exactement pourquoi je suis là, pourquoi je vais, pourquoi je stoppe, pourquoi tel bras fait tel geste. Pietra : On entre au studio comme on entre au temple, à la mosquée, à l’église, à la synagogue, pour se retrouver, se relier, s’unifier.

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Charles : « Et comment, frère, un homme demeure-t-il, observant le corps ? Pietra : Voici, frère, un homme étant allé dans la forêt, ou au pied d’un arbre, ou dans une maison isolée, s’assied, les jambes croisées, le corps droit, son attention fixée devant lui ; Attentivement il aspire, attentivement il expire. Ressentant tout le corps, il aspire, ressentant tout le corps, il expire. Calmant les activités du corps, il aspire, calmant les activités du corps, il expire. Ainsi s’entraine-t-il. » (Maurice béjart) Musique (Eric Satie l’oriental) Pietra : Si je n'avais compris la danse que comme un solo, ma route aurait été toute tracée. Célèbre, recherchée dans tous les pays, je n'aurais eu qu'à poursuivre une carrière triomphale. Mais, hélas ! je suis possédée par l'idée d'une école —

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d'un vaste ensemble dansant la Neuvième Symphonie de Beethoven. Charles : Tu fermes les yeux pour mieux voir évoluer ces danses puissamment ordonnées. Pietra : Mon compte en banque est dépassé ! Si notre école doit vivre, il nous faut trouver un millionnaire ! Charles Tu ne cesses de répéter que toute fortune apporte la malédiction avec elle, et les gens qui la possèdent ne peuvent pas être heureux pendant vingt-quatre heures. Un homme, parmi beaucoup d’autres, te déclare son amour pour ton courage et ta générosité, mais se montre de plus en plus inquiet lorsqu’il découvre quelle ardente révolutionnaire tu es, Isadora !

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Pietra : C'est un fait étrange lorsque l’on quitte un être aimé, le cœur serré, d’éprouver cette curieuse sensation de libération. Charles : C’est alors que tu te mets à méditer sur ce qui sépare l'Art de la Vie ! Ce matin la mer est très bleue, le soleil brille intensément, la nature s'épanouit en fleurs et en joie, une naissance ! N'est-ce pas que dans tout l'univers il n'y a qu'un grand cri contenant la Douleur, la Joie, l'Extase, l'Agonie, le cri maternel de la création ! Tu dis… Pietra : Je me demande si une femme peut vraiment être une artiste, car l'Art est un maître exigeant qui réclame tout pour lui seul, et une femme qui vit donne tout à la vie !

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Charles : Et tu offres la vie à ta danse ! Pietra : La vie des riches, elle est désespérément stérile et égoïste, nous ne pouvons trouver de joie réelle que dans une expression universelle ! Charles : Cet hiver-là, tu insultes le public des loges du Metropolitan Opéra et les journaux publient le scandale : « Isadora insulte les riches !» Pietra : On a raconté que j'avais prononcé des paroles désobligeantes à l'égard de l'Amérique. Peut-être. Cela ne veut pas dire que je n'aime pas l'Amérique. Peut-être l'aimé-je trop aimé ! Ne sommes-nous pas tous les descendants spirituels de Walt Whitman ? Et cette danse, qu'on a appelée « grecque », c'est d'Amérique qu'elle a jailli, c'est la danse de l'Amérique future.

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Charles : Ton inspiration des mouvements sont nésde la grande nature de l'Amérique, de la Sierra Nevada, de l'Océan Pacifique, qui baigne les côtes de Californie, des vastes espaces des Montagnes Rocheuses, de la vallée de Yosemite, des chutes du Niagara. Pietra : Beethoven et Schubert sont restés enfants du peuple toute leur vie ! Leur œuvre est inspirée par l'humanité, elle lui appartient. Le peuple a besoin de grands drames, de grande musique, il a besoin d'une grande danse. Charles : A East-Side tu donnes une représentation gratuite; le public est là, assis dans un silence impressionnant, les larmes coulent. Des réserves de vie, de poésie, d'art, sont prêtes à jaillir du peuple d'East-Side. Tu rêves de lui

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construire un grand amphithéâtre, la seule forme démocratique du théâtre, d'où chacun peut voir également bien ; pas de loges ni de balcons ! Pietra : Les poulaillers ? Est-il juste de mettre des êtres humains au plafond comme des mouches, et de leur demander d'apprécier l'Art et la Musique ? Charles : Toi, Isadora, tu veux bâtir un théâtre simple, magnifique. Pietra : Pourquoi le couvrir d'or ? Pourquoi tant d’ornements et de stuc. L'Art vraiment beau vient de l'esprit humain et ne demande pas d'embellissements extérieurs !

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Charles : Dans ton école, ni costumes ni décors, sinon la beauté qui découle de l'âme humaine exaltée et du corps… Pietra : … Et si mon art vous a appris quelque chose ce soir, j'espère que c'est cela qu'il vous a appris ! Charles : Tu ne cesses de répéter, de rechercher et découvrir la beauté chez les enfants ; dans la lumière de leurs yeux et dans la grâce de leurs petites mains étendues en mouvements gracieux, ces mains sur la scène, plus belles que les rangées de perles au cou des femmes assises dans les loges ! Pietra : Voici mes perles à moi et mes diamants, je n'en désire pas d'autres ! Donnez la beauté, la liberté et la force aux enfants.

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Donnez l'art au peuple qui le demande. La grande musique ne doit pas être plus longtemps gardée pour le bonheur de quelques privilégiés cultivés ; elle doit être donnée gratuitement aux masses ; elle leur est aussi nécessaire que l'air et le pain, car elle est le vin spirituel de l'humanité. Charles : Walt Whitman dit « J'entends chanter l'Amérique», et déjà tu te mets à danser l'hymne puissant que le poète entend venant des vagues du Pacifique et qui passe au-dessus des plaines, les voix qui s'élevent du chœur immense des enfants, des jeunes gens, des hommes et des femmes, et qui chantent la démocratie. Pietra : Quand je lis ce poème de Whitman, j'ai aussi une vision : la vision de l'Amérique dansant au rythme des Montagnes Rocheuses, avec ses courbes et ses mouvements. Nulle trace de fox-trott ou de charleston, mais le bondissement de l'enfant vers les sommets, vers

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l'avenir, vers une vision grandiose et nouvelle de la vie, qui serait l'expression même de l'Amérique ! Charles : « J’entends chanter l’Amérique, j’entends ses diverses chansons, Pietra : Celles des ouvriers, chacun chantant la sienne joyeuse et forte comme elle doit l’être, Charles : Le charpentier qui chante la sienne en mesurant sa planche ou sa poutre, Pietra : Le maçon qui chante la sienne en se préparant au travail ou en le quittant,

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Charles : Le batelier qui chante ce qui est de sa partie dans son bateau, le marinier qui chante sur le pont du vapeur, Pietra : Le cordonnier qui chante assis sur son banc, le chapelier qui chante debout, Charles : Le chant du bûcheron, celui du garçon de ferme en route dans le matin, ou au repos de midi ou à la tombée du jour, Pietra : Le délicieux chant de la mère, ou de la jeune femme à son ouvrage, ou de la jeune fille qui coud ou qui lave, Charles : Chacun chantant ce qui lui est propre à lui ou à elle et à nul autre.

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Pietra : Le jour, ce qui appartient au jour, le soir, un groupe de jeunes gars, robustes, cordiaux… Charles : Qui chantent à pleine voix leurs mélodieuses et mâles chansons. » Pietra : D’Allemagne, d’Italie, de Russie et d’ailleurs, cette tournée en Amérique a été le temps le plus heureux de mon existence ; pourtant j’ai tant souffert de la nostalgie de ma terre, ma mer, mes arbres, mon vent, mes étoiles, mes rochers, mes forêts ! Charles : Et lorsque tu danses la septième symphonie de Beethoven, tu crois alors voir autour de toi tes élèves telles qu’elles seraient quand elles auraient l’âge de la danser avec toi, alors ta joie n’est pas pleine sur la Terre de feu.

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Pietra : Peut-être n’y a –t-il pas de joie complète dans la vie ; il n’y en a que l’espérance. Charles : La dernière note du chant d’amour d’Yseult semble une joie complète, mais c’est la mort qu’il annonce. Musique : (Piano, Philip Glass) Pietra : A Paris, Rodin, dont la villa est sur la colline opposée à Meudon, vient souvent nous voir. Il reste là, assis lourdement dans la salle de danse, dessine des croquis de jeunes filles tandis qu'elles dansent. Charles : Si seulement j'avais eu de pareils modèles quand j'étais jeune ! Des modèles qui remuent et dont les mouvements sont d'accord avec la nature et l'harmonie. J'ai eu de magnifiques

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modèles, c'est vrai, mais aucun qui ait compris la science du mouvement comme le font vos élèves ! Pietra : Dans la rue, on crie les nouvelles de la mobilisation. Il fait très chaud ; les fenêtres sont ouvertes. Mes plaintes, mes souffrances, mes angoisses accompagnent le roulement du tambour et la voix du crieur public Charles : « Mobilisation. Guerre. Guerre. » Pietra : Mon enfant est là, en sécurité, dans mes bras. Qu'ils fassent la guerre, cela m'est égal ! Charles : Tout à coup le petit être te regarde fixement, respire avec peine, suffoque, et comme une sorte de sifflement sort de ses lèvres glacées.

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Pietra : Deirdre et Patrick ! Charles : Pauvre Dorita, ton deuxième enfant vient aussi de mourir. Pietra : Sommet de la douleur humaine. Répétition de la première agonie, avec quelque chose qui s'y ajoute encore. Charles : Déjà les blessés et les mourants arrivent du front. Alors au Trocadéro tu danses la Marche funèbre de Chopin et cette fois encore tu sens sur ton front un souffle glacé en respirant le parfum insistant des blanches tubéreuses et des fleurs funéraires.

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Pietra : Deidre, Patrick ! Charles Alors la note bleue devient noire. Une note comme une douleur qui tue alors qu’on semble lui survivre. Ton corps continue à se trainer sur les misérables routes de la vie, mais l’esprit est anéanti à jamais. Pietra : D’où vient l’enfant ? De la mère, et peut-être en mourant l’enfant retourne-t-il se réfugier en sa mère pour ne manifester que de temps en temps sa présence ! Depuis je n’ai eu qu’un désir… fuir…fuir… fuir ! J’ai été le triste juif errant, le Hollandais volant, bateau fantôme sur une mer fantôme. Musique (Bruits de vagues de la mer) Pietra :

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La beauté est la vérité, la vérité est la beauté, voilà tout ! Charles : Ce que tu sais sur la terre, et tout ce que tu as besoin de savoir. Pietra : Plus j'avance plus je comprends l'impossibilité de dire ma propre vie ou plutôt celle des différentes femmes que j'ai été. J'essaie de rendre la vérité, mais la vérité s'enfuit et m'échappe. Comment trouver la vérité ? Charles : Tu ne cesse de répéter que la femme est un miroir qui ne fait que réfléchir, réagir devant les gens et les forces, et tout comme les héroïnes des Métamorphoses d’Ovide tu ne fais que changer, à travers ta danse, de forme et de caractère suivant les décrets des dieux immortels ! Pietra :

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Pourquoi nos enfants devraient-ils plier le genou sur une musique fastidieuse et servile, le menuet, ou tourner dans le labyrinthe de la fausse sentimentalité de la valse ? Qu’ils avancent plutôt à longues enjambées, par sauts et par bonds, le front haut, les bras largement étendus, qu’ils traduisent en dansant le langage de nos pionniers, le courage de nos héros, la justice, la bonté, la pureté, l’amour et la tendresse de nos mères ! Charles : Il y a des jours, Isadora, où le vie te semble une légende dorée parsemée de pierres précieuses, un champ printanier où brille une multitude de fleurs à peine écloses, un matin radieux dont les heures sont parées d’amour et de joie ; des jours où ton école te semble un rayon de génie, où ton art est une résurrection… Pietra : Il y a des jours où passant en revue mon existence je ne suis remplie que d’un dégoût profond, d’une sensation de vide absolu.

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Le passé, une série de catastrophe, l’avenir une calamité fatale, et mon école une hallucination enfantée par un cerveau de démente ! Charles : Où est la vérité d’une vie humaine, Dorita ? Qui peut la découvrir ? Dieu serait lui-même embarrassé ! Pietra : Ce corps de chair se sent dévoré du feu de l’enfer ou transporté par l’héroïsme et la beauté. Charles : Où est la vérité ? Pietra : Mon esprit est comme un vitrail à travers lequel j’aperçois des beautés merveilleuses et fantastiques, des formes spendides, des couleurs follement riches…

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Charles : A d’autres jours, tu ne vois qu’à travers des glaces ternes et grises un amas d’immondices qui s’appelle la vie ! Pietra : Aidez-moi à former un millier de danseuses magnifiques qui danseront d’une manière si incomparable que le monde entier b-viendra les contempler, étonné et ravi ! Musique Charles : Aujourd’hui, 14 septembre 1927 à Nice, dans un petit restaurant du Golfe Juan, tu as ramassé un gigolo de belle allure qui tient un garage dans les environs et qui conduit une Bugatti de course… tu es monté à côté de lui, tu as jeté ton écharpe à lourdes franges autour du cou et dans un grand geste tu dis… Pietra :

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Je ne pourrai croire qu’à un dieu qui saurait danser ! Ma danse est la vie ! Tout ce qu'il faut pour rendre ce monde plus habitable, c'est l'amour. Mon amour pour elle ! Chacune de mes histoires aurait pu faire un roman; elles se terminent toutes mal. J'ai toujours attendu celle qui se terminerait bien, ou plutôt qui durerait toujours, toujours… Alors, laissez-moi être païenne ! Adieu, mes amis, je vais à la Gloire ! Musique