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Yingying Xiao Une subjectivité fluide Modernité et perception esthétique à travers les ouvrages de Gao Xingjian Demopolis Introduction DOI : 10.4000/books.demopolis.1551 Éditeur : Demopolis Lieu d'édition : Demopolis Année d'édition : 2017 Date de mise en ligne : 18 janvier 2019 Collection : Quaero ISBN électronique : 9782354571580 http://books.openedition.org Référence électronique XIAO, Yingying. Introduction In : Une subjectivité fluide : Modernité et perception esthétique à travers les ouvrages de Gao Xingjian [en ligne]. Paris : Demopolis, 2017 (généré le 02 octobre 2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/demopolis/1551>. ISBN : 9782354571580. DOI : https:// doi.org/10.4000/books.demopolis.1551.

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Yingying Xiao

Une subjectivité fluideModernité et perception esthétique à travers les ouvrages de GaoXingjian

Demopolis

Introduction

DOI : 10.4000/books.demopolis.1551Éditeur : DemopolisLieu d'édition : DemopolisAnnée d'édition : 2017Date de mise en ligne : 18 janvier 2019Collection : QuaeroISBN électronique : 9782354571580

http://books.openedition.org

Référence électroniqueXIAO, Yingying. Introduction In : Une subjectivité fluide : Modernité et perception esthétique à travers lesouvrages de Gao Xingjian [en ligne]. Paris : Demopolis, 2017 (généré le 02 octobre 2020). Disponible surInternet : <http://books.openedition.org/demopolis/1551>. ISBN : 9782354571580. DOI : https://doi.org/10.4000/books.demopolis.1551.

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The more substantial an individual’s aesthetic experience is, the sounder his taste, the sharper his moral focus, the freer — though not necessarily the happier — he is.Joseph Brodsky, Discours à Stockholm

Tu n’es pas un dragon, tu n’es pas un insecte, tu n’es ni l’un ni l’autre, ce non-être, c’est toi, ce non-être n’est pas une négation, mieux vaut dire que c’est une réalisation, une empreinte, une dépense, un résultat, avant un épuisement total, c’est-à-dire la mort : tu n’es rien autre qu’un message de la vie, une expression, une parole dite envers le non-être.Gao Xingjian, Le livre d’un homme seul

La question de La subjectivité

Comment peut-on interroger la subjectivité en chinois alors qu’elle est si « incertaine » ? Cette incertitude ne provient pas seu-lement de la subjectivité elle-même, mais aussi de ce sur quoi elle s’appuie. Si la subjectivité s’implique d’emblée dans le concept de « sujet » et dans la pensée de l’Être qui fondent la philosophie occi-dentale, qu’en est-il de la zhutixing (主体性) — traduction chinoise de la subjectivité —, à quoi se réfère-t-elle dans la pensée chinoise qui échappe au dualisme sujet/objet et à la pensée ontologique ? Si ce sont des événements historiques et culturels, comme la Réforme, les Lumières et la Révolution française, qui forgèrent la subjectivité en tant qu’essence de la notion d’individu, quel rôle auront joué, par comparaison, les mouvements de modernisation qui ont marqué le

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xxe siècle en Chine ? Comment, sous quel régime spécifique la subjec-tivité pouvait-elle s’installer dans une pensée chinoise traditionnelle où la notion même d’individu n’a pas sa place ?

Certes, dans la pensée chinoise, il y a aussi des notions variées du moi : chez Confucius, chez Laozi et Zhuangzi et dans le bouddhisme chán1, mais ces auteurs n’ont pas adopté de parti pris subjectif ou objectif, ni conçu le moi comme forme ou comme matière. Le moi confucéen est entrevu à travers les relations sociales ou privées, tan-dis que les formes du moi chez Laozi et Zhuangzi et dans le chán sont plus proches — elles traduisent la quête d’une disponibilité (chez Laozi et Zhuangzi) ou d’une vacuité (dans le chán) par détache-ment du soi-même afin d’atteindre un état de non-moi ou un état de moi impersonnel.

Le moi dans la pensée chinoise est ainsi fluide et constant à la fois. Fluide, parce qu’il n’y a pas un « quelque chose » de stable qui puisse constituer le propre du moi — c’est une perspective essen-tielle de la pensée chinoise de voir la nature des choses (y compris le moi) comme l’eau qui coule ou la vapeur qui flotte. Comme le dit Léon Vandermeersch : « la pensée chinoise saisit la nature des choses non pas comme sub-stancielle, c’est-à-dire, fondamentale-ment stable, mais comme sub-mutationnelle, c’est-à-dire comme fondamentalement changeante2. »

Le moi est constant également — non parce qu’il se trans-forme perpétuellement, mais parce que la façon de l’éprouver est constante : grâce à ce moi a-ontologique, la perception du moi qui est à la fois en moi et impersonnelle, sans être entravée par la dis-tinction de chaque individu, se transfère comme l’« essence » de l’esthétique chinoise de siècle à siècle et de génération en généra-tion. Plus précisément, la façon de penser le moi qui ne se focalise pas sur le moi et la façon de percevoir le moi qui n’assure pas de ce qui est en moi rendent, au contraire, la possibilité d’avoir aussi bien un moi qu’un non-moi.

1. Le chán (禅) est une école bouddhiste née en Chine à partir du ve siècle, très influencée par la pensée taoïste. Le chán s’est transmis de Chine au Japon, sous le nom de zen (禅), hanja en Corée (禪) et au Vietnam sous le nom de thiền (禅).

2. Vandermeersch, L., Les deux raisons de la pensée chinoise. Divination et idéographie, Paris, Gallimard, 2013, p. 111.

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Ici, les œuvres de Gao Xingjian — écrivain, dramaturge, peintre, cinéaste et aussi critique de littérature et d’art, lauréat du prix Nobel de littérature en 2000 — prises sous l’angle de la culture, s’offraient comme un terrain privilégié pour un parcours d’enquête. Parce que la poursuite de la subjectivité et la quête du moi sont chez lui au premier plan, mais aussi parce que sa façon de percevoir et d’ob-server le moi repose en même temps sur la perception esthétique traditionnelle en Chine et sur la construction d’un moi influencé par la notion occidentale de l’individu. Gao peut être considéré comme un auteur transculturel, et pas seulement parce qu’il écrit aussi en français. Chez lui, les deux influences de l’Occident et de la Chine, qui sont presque opposées, fonctionnent à la fois en tension et en harmonie à travers ses ouvrages.

La vie personnelle de Gao se divise en deux périodes : l’une en Chine (avant 1987) et l’autre en Allemagne et en France (en Allemagne en 1987, en France depuis 1988). L’année 1987 partage sa vie littéraire en deux, un avant (inauguré en 19783) et un après. La Chine, en tant que contexte de ses œuvres, diffère selon cet avant et cet après. Dans la première période, la Chine correspond à une expérience réelle, politique et éthique ; dans la seconde, où elle ne subsiste que dans son souvenir et son imagination, elle renvoie plutôt à une expérience esthétique et culturelle. Sous ce rapport, la pièce de théâtre La Fuite écrite en 1989 peut être classée dans la première période, puisqu’elle concerne le mouvement du 4 juin ; et La Montagne de l’âme (1982-1989) comme Une canne à pêche pour mon grand-père (1986) dans la seconde puisqu’il s’agit de textes plu-tôt esthétiques et travaillant le sensible ; quant au Livre d’un homme seul où le contexte chinois implique une expérience à la fois poli-tique et esthétique, en raison de la date d’écriture (1996-1998), il est à classer dans la seconde période.

Aussi ce travail se composera-t-il de deux parties : la pre-mière évoquera le contexte de la modernisation chinoise et le

3. Gao avait écrit antérieurement des pièces de théâtre, mais toutes ont été brûlées par lui-même pendant la révolution culturelle (1966-1976).

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développement, en lien complexe avec elle, de la subjectivité-moi chez Gao : ce dernier, à la fois, s’engage dans la modernisation et s’en retire ; la partie suivante s’efforcera de cerner la notion de subjecti-vité-moi dans le cadre de son esthétique : il s’agira de comprendre comment Gao crée un style fondé sur le mode de percevoir chinois, tout en absorbant la pensée spéculative occidentale. La question du moi ne se focalisera plus sur la question « qui suis-je ? » mais sur la question « où suis-je ? ».

La modernité et la modernisation : l’individu et le collectif

Les premières œuvres (nouvelles et pièces de théâtre) que Gao publie, au début des années 1980, s’inscrivent dans la deuxième vague d’occidentalisation/modernisation que connaît alors la Chine. À travers ces œuvres, il apparaît que la poursuite de la sub-jectivité-moi (comme pour les autres intellectuels et écrivains de cette époque) revient avant tout à la question de savoir comment envisager les dilemmes Chine/Occident et tradition/modernité, qui obsèdent depuis longtemps l’intelligentsia chinoise : l’enjeu est de sortir d’un certain enfermement sur elle-même de la pensée chinoise. Chez Gao, pionnier de l’« école moderne » du début des années 1980, la recherche de la subjectivité-moi s’incarne d’emblée dans cette question de la modernité.

Wang Hui, chercheur en pensée et littérature chinoises contem-poraines, affirme dans son livre La Montée de la pensée chinoise moderne qu’il y a deux conceptions de la modernité chinoise4. L’une, en tentant de renverser le dualisme Orient (Chine)/Occident, construit son propre discours sur la modernité chinoise ou asiatique indépendamment de la modernité occidentale. Wang Hui se réfère à des auteurs tels que Liang Suming ou John King Fairbank, ainsi qu’à l’école de Kyoto (à Naito Konan notamment), en quête d’une modernité pourvue d’une motivation intrinsèque dans le cadre extrême-oriental, et de manière privilégiée autour de la pensée chinoise. L’autre conception s’efforce, à l’instar de Max Weber, dans

4. Wang, H., « 中国现代思想的兴起 » Zhongguo xiandai sixiang de xingqi (La montée de la pensée chinoise moderne), Beijing, Sanlian, 2004, p. 2-23.

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Confucianisme et Taoïsme, de penser la modernité chinoise dans un cadre rationnel — plus précisément, celui du rationalisme issu de la tradition du capitalisme européen — propre à servir d’outil de mesure, d’observation et d’estimation des civilisations chinoise et indienne. Selon Weber, il y aurait eu déjà, en Chine, une sorte de « rationalisme politique » à l’époque des royaumes combattants (ve siècle av. J.-C.). Manquant du support d’un rationalisme écono-mique, ce rationalisme politique aurait trouvé sa fin dans la forme politique de l’empire, Qin et Han. Et Weber d’en conclure : la pensée chinoise ne pouvait accueillir un esprit capitaliste tel qu’il a émergé dans le cadre éthique et moral de la religion réformée européenne5.

De ces deux conceptions — l’auteur de La montée de la pensée chinoise moderne penche d’évidence vers la première —, l’une accen-tue la particularité chinoise d’une « modernité » enracinée dans le néoconfucianisme ; l’autre, partagée par la majorité des sinologues à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, s’adosse à l’universa-lisme de la raison. Il y a opposition entre ces deux interprétations de la modernisation chinoise, qui s’inscrivent d’emblée dans le conflit entre un nationalisme issu de l’ethnocentrisme et un eurocentrisme issu du logocentrisme.

Ces deux tendances opposées se rencontrent encore chez des chercheurs contemporains, en Chine comme à l’étranger. Elles ne traduisent pas seulement une difficulté théorique à définir la modernité chinoise ; leur conflit, dès les prémices de la moderni-sation chinoise, se joue sur un fond d’anxiété : comment préserver ou reformuler une identité culturelle propre, dans le cadre de cette tension, d’une part, de la morale et l’éthique traditionnelles avec la démocratie, et, d’autre part, avec la science occidentale.

Les nombreuses études de la modernité occidentale la montrent ambiguë, transitoire, fugitive, contingente6. La modernité chinoise présente les caractéristiques inverses. Avec le but bien clair de sortir

5. Ibid., p. 2-9 ; voir aussi Weber, M., Confucianisme et Taoïsme, traduit de l’allemand par Jean-Pierre Grossein et Catherine Colliot-Thélène, Paris, Gallimard, 2000.

6. Voir « Qu’est-ce que les Lumières » dans Dits et écrits II de Michel Foucault, et Five Faces of Modernity : Modernism, Avant-garde, Decadence, Kitsch, Postmodernism de Matei Calinescu ; également, All that is Solid Melts into Air — The Experience of Modernity de Marshall Berman.

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de l’impasse et de développer l’économie, la science, la politique et la culture, la modernité chinoise, notamment après 1949, a visé le destin du pays et de la nation, mais négligé toute recherche de l’indépendance de la personnalité. Elle apparaît de ce fait formelle, idéologique et, selon le mot de Wolfgang Kubin, « totalitaire7 ». Il est certain, en tout cas, que la modernité chinoise, tout au long du xxe siècle, a mis l’accent sur la politique et la morale plutôt que sur l’individu.

Lorsque les intellectuels chinois transposent et introduisent la notion d’individu, au moment où la Chine rencontre l’Occident à la fin du xixe siècle et au début du xxe, ils la conçoivent comme le mar-queur privilégié de la modernité et la situent à l’opposé de la notion traditionnelle du moi. Le paradoxe est que, manquant de la source philosophique et de la filiation historique et culturelle d’Occident, les intellectuels chinois se retournent, à la fois inévitablement et volontairement, vers l’éthique traditionnelle et reprennent sous son égide la responsabilité de la nation et du pays — en phase avec la situation sociopolitique de la Chine d’alors. Ainsi, la volonté de faire place à la subjectivité individuelle est incorporée aussitôt à la quête de l’identité de la nation. C’est pourquoi la notion d’individu paraît souvent d’un emploi ambigu chez les écrivains de l’époque du 4 mai 1919 comme chez ceux des années 1980, notamment lorsqu’il s’agit d’envisager la liberté individuelle.

Ainsi, lorsque les intellectuels des années 1980, héritiers du mouvement du 4 mai, s’efforcent d’imaginer et de produire une littérature moderne pour sortir de la projection de la révolution culturelle, ils se retrouvent dans une situation similaire à celle de leurs devanciers, s’agissant du rapport pays, nation/individu — le premier terme va toujours à l’encontre du second. Ce dilemme du « moderne », avec écartèlement entre la Chine et l’Occident s’incarne, chez une majorité des écrivains chinois du début des années 1980, dans le conflit idéologique entre le « réalisme » et « l’école moderne » (现代派) : cela révèle justement l’« illégalité »

7. KUbIn, W., Die Chinesische literatur im 20, Jahrhundert, traduit de l’allemand en chinois : « 二十世纪中国文学史 » Ershi shiji zhongguo wenxueshi, Shanghai, Huadong shifan daxue, 2008, p. 253.

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de s’exprimer en tant qu’individu dans la littérature d’alors. Cette ombre politique et morale omniprésente se projette sur les ouvrages de Gao à cette époque, bien que ce dernier souligne maintes fois sa place marginale dans la société et sa position non engagée dans la politique. Cette tendance « apolitique » de Gao lui colle d’ailleurs, paradoxalement, une étiquette politique. Ce n’est pas le propre de Gao : c’est un phénomène culturel et politique assez remarquable dans la littérature chinoise du xxe siècle.

À travers la longue période qui s’étend du 4 mai aux années 1980, sur l’exemple des ouvrages de Lu Xun à Gao Xingjian, on perçoit l’évolution du modernisme chinois. Ces deux auteurs cristallisent et promeuvent deux sortes de modernité : l’un, anticonfucianiste, n’abandonne jamais les impératifs « confucéens » de prendre res-ponsabilité pour tout le monde (天下), et de se battre pour un futur « plus lumineux » de la Chine ; l’autre a recours à une autre source de la pensée chinoise, le taoïsme et le bouddhisme, et vise la moder-nité dans un cadre esthétique plus qu’éthique.

Si le modernisme est un train roulant à toute vitesse, ce que nous voulons observer, ce n’est pas simplement quand et comment Gao monte dans ce train, mais comment il cherche sa propre place une fois monté dans le train, et comment, de quel point de vue il regarde défiler le paysage, chinois et occidental, et, en même temps, de quelle façon ce paysage se projette dans ses yeux.

De qui suis-je ? à où suis-je ? : le sujet percevant a-ontologique

Dans la plupart des romans et des pièces de théâtre que Gao a écrits dans sa deuxième période, les noms propres des personnages sont remplacés par les pronoms personnels « je », « tu » et « il/elle ». Ces pronoms personnels révèlent et réalisent une autoprojection du moi. Par exemple, dans La Montagne de l’âme, les trois voix narra-tives principales tissent une relation où « tu » est l’ombre de « je », et « elle » est l’ombre de « tu ». Ce déploiement désunifiant du moi dans une triple perspective libère l’approche d’une subjectivité qui conjoint le en-moi et le hors-moi, et favorise des expressions inédites du soi. Ce jeu à l’assise pronominale est, sur le double plan linguis-tique et psychologique, universel : « ce qui me paraît intéressant,

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c’est que ce triple niveau cognitif ne fait défaut à aucune langue de l’humanité. Cela montre que les trois pronoms transcendent les différences ethniques et linguistiques pour refléter la structure pro-fonde de la conscience humaine8. »

Cette « narratologie des prénoms personnels » (nous la dévelop-perons dans deuxième partie) pose le problème de la perception dans l’expérience esthétique : comment perçoit-on « je », « tu » et « il/elle » comme un seul et un même sujet-moi ? Qui sera le vrai sujet percevant dans le processus de la perception ? S’agit-il d’un « je » en moi ou bien d’un « je » hors du moi ?

Rappelons ce que disait Merleau-Ponty : « De sorte que, si je vou-lais traduire exactement l’expérience perceptive, je devrais dire qu’on perçoit en moi et non pas que je perçois9. » Il semblerait que les pronoms personnels de Gao soient proches de cet on anonyme qui ne se réfère chez Merleau-Ponty ni au moi ni à l’autre, mais à un autre moi. Il y a, en tout cas, une similitude entre les deux approches sous le signe de cet autre moi : cet autre qui me fait éprouver l’ex-périence de la sensation mais ne me fait pas éprouver moi-même comme auteur de cette perception.

La différence est que là où Merleau-Ponty cherche une « nouvelle ontologie » dans son exploration de la perception, Gao construit un monde sensible qui repose largement sur la manière de perce-voir selon l’esthétique traditionnelle chinoise. Aussi, si Gao croise Merleau-Ponty lorsque la question ontologique « qui suis-je ? » est changée en la question contraire à toute substantialisation « où suis-je ? », ils n’en divergent pas moins aussitôt : Merleau-Ponty change le monde de la raison et de la logique en un monde de la perception (le corps, le regard, l’intuition) propre à faire l’objet de la philosophie, alors que la perception, chez Gao, reste toujours un en-dehors de ce qui constitue l’objet pensé et le sujet pensant.

En effet, la question « qui est le vrai sujet percevant » n’appelle pas chez Gao la réponse d’un qui substance. Cette question motive plutôt un détachement radical de toute perspective ontologique ; il

8. Gao, X. J., De la création, Paris, Seuil, 2013, p. 43.

9. MerleaU-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, dans Maurice Merleau-Ponty, Œuvres, Paris, Gallimard (Quarto), 2010, p. 905.

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s’agit de faire advenir une subjectivité fluide qui s’incarne dans un sujet impersonnel percevant — ou bien dans un non-moi/sans moi percevant. Si dans les langues européennes « qui » est omnipré-sent dans la grammaire et la logique de la pensée, dans la langue chinoise, ce « qui » peut être absent et remplaçable sans qu’on aille à l’encontre de la structure du langage ou de la pensée : le je dans la langue et la pensée chinoises n’éprouve pas la nécessité d’être un qui. Lorsque Gao appelle son style de narration « courant de langage » en référence évidente au « courant de conscience », cela ne veut pas dire que chez Gao « je » soit où « je parle ». Ce « je » ne s’identifie pas au je-sujet linguistique de Benveniste : « C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet10. » Pour Gao, « je parle » n’implique pas qu’il y ait un certain « je » qui se construise à partir du langage, ni un certain lieu dans la pensée ou dans la linguistique où « je » se trouve — « je parle » pointe vers un « je » fluide qui se trouve dans plusieurs lieux.

Les expérimentations littéraires et artistiques de Gao inau-gurent un regard nouveau sur la façon traditionnelle de penser et de percevoir. Si nous disons que la question « où » est une ques-tion a-ontologique, c’est parce que cet « où » exige une pensée qui ne cherche pas à se focaliser sur l’« objet » pensé. François Jullien remarque que dans la pensée chinoise, il y a un « entre » qui échappe à la philosophie occidentale, et qui constitue en revanche le goût fondamental dans l’esthétique chinoise11. Cet « entre », est aussi une question d’« où » : il n’a rien en propre ni ne possède de statut, mais s’ouvre un passage où le moi ou les moi peuvent se déployer.

10. BenvenIste, É., Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966, p. 259.

11. JUllIen, F., L’Écart et l’entre : leçon inaugurale de la chaire sur l’altérité, Paris, Galilée, 2012.