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OLVER GILBERTO DE LEÓN POÉSIE PANAMÉENNE DU XX E SIÈCLE ÉDITION BILINGUE POÈMES TRADUITS PAR JULIÁN GARAVITO

Introducción al libro de "POÉSIE PANAMÉENNE DU XXe SIÈCLE" de Olver Gilberto de León

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O L V E R G I L B E R T O D E L E Ó N

POÉSIE PANAMÉENNE

DU XXE SIÈCLE

É D I T I O N B I L I N G U E

P O È M E S T R A D U I T S

P A R

J U L I Á N G A R A V I T O

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S'il existe quelque authenticité dans la poésie pana­méenne, c'est son caractère de révolte permanente, son mouvement transitoire, son amour de l'éphémère et des choses qui passent, son éternel mécontentement, son anarchie latente, son pessimisme, sa recherche constante de quelque chose qui s'est perdu et sa perpétuelle espé­rance d'un bonheur qui n'arrive jamais. Ce désir mes­sianique qui caractérise la poésie panaméenne s'inscrit dans la géopolitique de l'Isthme, dans sa situation géo­graphique en tant que nation de transit.

ROGELIO SINÁN

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V

Méconnue en Europe et pratiquement inconnue du public francophone, la poésie panaméenne est liée à une his­toire douloureuse et tragique, celle d'un pays convoité pour sa situation géostratégique et, par conséquent, en lutte perpé­tuelle pour son indépendance et ce jusqu'aux heures les plus récentes de son histoire. Cet esprit de combat et de rébellion, à la fois nourri d'un amour profond de la terre et attaché à l'héritage culturel, se retrouve déjà chez les poètes du début du siècle, qui aspirent à une patrie indépendante, tandis que chez les plus jeunes se manifestera une volonté d'ouverture vers le reste du monde, avec, pour conséquence, une diversifi­cation plus grande des sources d'inspiration.

DE LA CONQUÊTE À «L'INDÉPENDANCE»

Découvert en 1501 par Rodrigo de Bastidas (1460-1527) , l'isthme de Panama est revendiqué l 'année suivante par Chris-

A la recherche d'une identité

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tophe Colomb au nom de la Couronne espagnole. Le pays est exploré en 1513 par le gouverneur Vasco Núñez de Balboa, qui, le premier, atteint la côte Pacifique. En 1519, Pedro Arias de Dávila fonde la ville de Panama, qui devient le point de départ de toutes les expéditions coloniales vers le nord et le sud du continent. La conquête espagnole se heurte déjà à une forte résistance de la part des nombreuses populations indigènes. Lieu stratégique et de transit des fabuleuses richesses du Pérou pendant plus d'un siècle, la région de l'Isthme devra faire face aux attaques et au pillage des pirates français, hollandais et anglais. En réponse, les Espagnols fortifieront la côte est, ce qui n 'empêchera pas le flibus­tier Henry Morgan de s'emparer de la ville de Panama en 1671.

D'abord dépendant de la vice-royauté du Pérou, puis de la Nouvelle Grenade, la région de l'actuel Etat du Panama demeurera sous domination espagnole jusqu'en 1821. C'est pendant cette période que se répandit l'usage de la langue espagnole sur tout le territoire, à l 'exception de certaines populations indigènes, et que se développa un large métissage de la population.

Dès la fin de la domination espagnole, le Panama fut ratta­ché à la République de la Grande Colombie sous l'égide de Simón Bolívar, qui, dans sa célèbre «Lettre de la Jamaïque», souligna l'importance de l'Isthme comme «Capitale de la Terre». En 1826, le Libérateur, mû par son grand dessein de construire l'unité du continent, réunit à Panama les représen­tants des gouvernements des Etats de la Grande Colombie (Venezuela, Colombie, Equateur). Mais il mourut en 1830 avant d'avoir pu réaliser ce vaste projet d'unification. La Grande Colombie fut alors dissoute et chaque État devint poli­tiquement autonome, à l'exception du Panama, qui resta une province colombienne.

De nombreux Panaméens avaient servi sous les ordres de Bolivar ou de Sucre et l'un d'entre eux, le général Tomás Herrera (1802-1854), qui s'était battu à Junfn et Ayacucho, proclama une première et éphémère séparation du Panama

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d'avec la Colombie en 1840. Éphémère, car cette indépen­dance ne dura, en fait, que onze mois...

En réponse au grand rêve bolivarien d'une seule et même patrie américaine, le Nord-Américain Monroe opposa, dans le cadre de sa fameuse doctrine, la politique de domination du Blanc sur les autres populations, ce qui explique sa volonté de s'approprier l 'ensemble de la région des Caraïbes. Cela fit écrire au penseur panaméen Justo Arosemena (1817-1896) , dans le journal La Estrella de Panama: «Voilà plus de vingt ans que l'Aigle du Nord oriente son vol vers les régions équatoria-les. Non content d'avoir annexé une partie du territoire mexi­cain, il tourne son regard vers nous. Il a déjà j e t é son dévolu sur Cuba et le Nicaragua pour faciliter l'usurpation d'autres régions et réaliser ses vastes plans de conquête dans un proche avenir. »

Sous prétexte d'un traité de paix et d'amitié avec la Colombie, les Nord-Américains débarquèrent à dix reprises au Panama entre 1856 et 1902. En 1903, la Colombie ayant refusé aux États-Unis le droit d'achever la construction du canal commencée par les Français, la grande puissance du Nord ne tarda pas à réagir en incitant le Panama à se soulever: le 3 novembre 1903, la province colombienne devenait la République du Panama.

LA LONGUE ET DOULOUREUSE HISTOIRE DU CANAL OU LA NAISSANCE DU NATIONALISME PANAMÉEN

«Panama! et vous pensiez que c'était seulement un canal?» Cette vieille expression des nationalistes panaméens fait ici référence à la longue lutte commencée bien avant l'ins­tauration de cette république indépendante, en fait au service des États-Unis. Si, dès le X V I e siècle, en effet, les Espagnols avaient déjà conçu le projet de construire un canal afin de relier les deux océans, c'est le Français Ferdinand de Lesseps, réalisateur du canal de Suez, qui, en 1880, entreprit les travaux avec la Compagnie Universelle du Canal Interocéanique.

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Neuf ans plus tard, la construction, qui se déroulait dans des conditions désastreuses (épidémies de fièvre jaune, multipli­cation des accidents de chantier), fut interrompue en raison d'un grave scandale politico-financier qui fit trembler la I II e République française et c'est seulement après l'indépen­dance du Panama que les États-Unis rachetèrent, en 1904, les droits et la concession aux Français: le Panama fut alors contraint de signer un traité permettant aux États-Unis de poursuivre les travaux. En échange, ceux-ci garantissaient «l ' indépendance» du pays. Le traité Hay-Brunau-Varilla concéda «l'usage à perpétuité» d'un canal encore à creuser. Cet accord eut pour effet de donner naissance à deux gouver­nements : un américain pour la zone du canal et un panaméen pour le pays. Un État dans l'État vit donc le j ou r : cette situa­tion paradoxale durera jusqu'à la rétrocession du canal en 1999. La voie d'eau fut finalement achevée en 1914 au mépris de la souveraineté panaméenne, car, pour assurer la sécurité du canal, Washington n'hésita pas à déployer jusqu'à dix mille soldats répartis dans quatorze forts et casernes, la région du canal devenant dès lors un lieu d'entraînement pour l'armée américaine.

DU ROMANTISME AU MODERNISME

Les gigantesques travaux du canal, commencés dès 1880, provoquèrent, dans l'âme collective panaméenne, un trauma­tisme profond et durable, dont la poésie porte les marques aujourd'hui encore. La province colombienne du Panama avait, en effet, connu une génération romantique, dont la figure la plus représentative fut Amelia Denis de Icaza (1836-1911). L'évocation d'une nature bucolique et d'une patrie, dont la poétesse sentait qu'elles allaient disparaître devant le formidable bouleversement causé par les impératifs de la civi­lisation moderne, résonne comme un adieu à la fois au passé et à ses amis, les poètes que Rodrigo Mirô a appelés «la première génération poétique de l ' Is thme»: les Emilio

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Briceño, José Lorenzo Gallegos, Salomón Ponce Aguilera, entre autres. Les thèmes de l 'amour et de la mort s'entrecroi­saient dans la production de ces poètes post-romantiques, nettement influencés par le poète espagnol Bécker.

LE MODERNISME AU PANAMA: TRANSIT ET ÉVASION

Les choses en étaient là, lorsque Rubén Darío vint à séjour­ner environ quatre ans à Buenos Aires, où un jeune poète panaméen, Darío Herrera (1870-1914), s'intégra au groupe moderniste argentin et reçut alors l'influence du grand poète nicaraguayen, qui lui donna le goût du lyrisme de l'évasion dans le rêve :

Ce fut un long voyage, / d'amour, de rêveries: / derrière nous, abandonnée, la caravane / de mes tenaces et tristes souvenirs, / qui demeuraient là-bas, toujours plus loin, / se dissipant parmi les deuils de cette nuit, / se dissipant dans le suaire de ce désert... !

Darío, qui visita le Panama par deux fois, y exerça une influence plus que décisive non seulement sur ce jeune poète, mais également sur ceux de sa génération. Il ne fut certes pas le seul, car d'autres grands écrivains tels Antonio et Manuel Machado, Amado Ñervo, Juan Ramón J iménez . . . contribuèrent à inspirer le printemps poétique du moder­nisme au Panama et à y faire souffler le vent de l'évasion dans le rêve. Notons au passage que le monde du rêve, dans lequel vécurent les poètes modernistes panaméens, ne les empêcha nullement de lutter, en politique, contre le centralisme de Bogota avant l ' indépendance et, celle-ci une fois acquise, par l'affirmation de leurs racines contre la puissance nord-améri­caine.

Le sentiment d'un passé révolu lié à celui du pays natal, tel que l'avait éprouvé Amelia Denis de Icaza, se retrouve chez l'un des poètes les plus représentatifs de la nationalité pana­méenne, Ricardo Miró (1883-1940), chantre nostalgique de la

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patrie et dont l'œuvre est intimement liée à la terre et au destin de l'Isthme :

La patrie, ce sont les vieux sentiers tortueux / que nos pieds, dès l'enfance, ont parcourus sans trêve, / et où les arbres sont d'anciennes connaissances / qui parlent à notre âme d'un temps qui n'est plus.

Avec le modernisme apparut dans la poésie panaméenne -pour ne plus la quitter - une écriture obsessive, à la recherche de l'identité nationale et d'une patrie perdue et à réinventer, cette patrie que chante José Franco, en 1958, dans son poème « Défense du Panama » :

Du turbulent Atrato / aux terres pastorales de Chiriqui, / la Patrie a toujours été / chemins d'errance, / galops / de l'air immémorial, / territoire / de perpétuel transit.

La Patrie fut alors / les chemins de l'Indien. / Les grandes plages, / les régions atlantiques / montagneuses et boisées, / les salines aux palétuviers / et les estuaires. / La Patrie ce fut la tribu, / les joncheraies, / la gêne de la fumée / dans les cases, / les monts sauva­ges, / anonymes. / Désolés, hostiles, / les sentiers de l'homme / furent des fleuves, / des cordillères rocheuses / et des jaguars.

LA POÉSIE DU PANAMA PROFOND

Les blessures infligées à l'âme nationale par le pouvoir étranger des États-Unis, dès 1904, ne manquèrent pas de susci­ter une réaction nationale et, en poésie, un mouvement de protestation sociale et de retour vers les réalités de la terre natale pour affirmer l'identité à la fois nationale et locale. Les thèmes en étaient la forêt, les petits villages de l'intérieur, la vie des humbles, les conversations dans le langage du monde rural, la faim et la misère mêlées malgré tout à l 'espérance. Une poésie régionaliste des années 1920 dont Ana Isabel Illueca (1903-1994) est la figure majeure. Adieu à Darïo,

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adieu au rêve et à l'évasion, adieu aux influences européen­nes ! On se mit à construire selon son propre langage, en évo­quant la nature et en peignant le monde environnant de manière réaliste. La poésie d'Ana Illueca, en son besoin de chanter, cultiva donc la muse paysanne. On y trouve le cri social, les douleurs de la chola, le travail de la terre sous l'ardent soleil, mais aussi l'évocation des amours et des mœurs créoles. Plusieurs poètes, de l'intérieur comme de la capitale, se concentrèrent sur le thème de l'identité nationale avec les mêmes souffrances, la même insistance à revendiquer la culture populaire.

ROGELIO SINÂN ET LA RÉNOVATION POÉTIQUE

Après Darïo Herrera et Ricardo Mirô (1883-1940), Rogelio Sinân (1904-1994) apparut vers les années 1930 comme la figure incontournable de la littérature panaméenne. Son exemple et son œuvre influencèrent nombre de poètes. Lors de ses divers séjours à l'étranger, en Europe, en Inde et en Amérique latine, Sinân prit une conscience aiguë de la néces­sité non seulement de recentrer la création littéraire sur le pays lui-même, en puisant aux sources de la vie nationale à la suite d'un Demetrio Korsi (1899-1957) ou d'une Ana Isabel Illueca, mais surtout de changer le regard porté sur le monde, de chercher des sources nouvelles d'inspiration et de se déga­ger du carcan des formes traditionnelles de la poésie pour s'ouvrir à la modernité. Cette ambition, qui faisait appel à un effort conscient de recherche de nouvelles sources d'inspira­tion et de nouvelles formes d'écriture, rejoignait, quoique avec un certain retard, la création de la plupart des grands écrivains du continent, qui entendaient s'exprimer selon le génie propre à chaque pays, de sorte qu'après les premiers frémissements de renouveau intervenus dans les années 1920, la vigoureuse impulsion de Rogelio Sinân, dans les années 1930, fut décisive. Beaucoup de poètes s'engagèrent dans la voie ainsi ouverte, en traitant, de façon très personnelle, les

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grands thèmes d'inspiration poétique: la terre, la nature, l'amour, la mort, la vie quotidienne...

Une nouvelle poésie apparut alors avec des écrivains comme Lucas Bârcena (1906-1992), en constante évolution, qui passe de la célébration de la nature à une poésie plus abs­traite, aux résonances plus profondes, tout en maniant le vers avec une grande liberté, comme RicardoJ . Bermûdez (1914-2000) , puisant aux sources du subconscient, comme Tobîas Di'az Blaitry (1919-2005), qui s'interroge sur le mystère du monde et de la vie en une attitude réflexive et critique, ou Carlos Francisco Changmarïn (1922) , entre le sentiment de solitude et la protestation sociale, et surtout Tristan Solarte (1924) , hanté par la mort et dont les vers sont le feu éternel de la poésie: «Je m'incline humble et je meurs de poésie.»

LA POÉSIE FÉMININE

De Maria Olimpia de Obaldfa (1891-1985), qui célèbre la vie quotidienne et excelle à exprimer la tendresse des sentiments, à Diana Moran (1932-1987), rebelle au point de devoir prendre le chemin de l'exil après avoir connu la prison, et à Bertalicia Peralta (1940), qui s'insurge contre le conformisme social, en passant par Rosa Elvira Alvarez (1915-1977) dont la nostalgie se teinte d'érotisme et prend parfois un ton de mysticisme, la femme occupe, au Panama, comme dans d'autres pays latino-américains, une place importante dans la création littéraire. Ici, une figure se détache, celle de Stella Sierra (1917-1997), à la fois chantre de la nature, qui dans nombre de poèmes évoque la mer et la lune, avec les cargos et les ports, et dont une très sub­tile sensualité féminine lui fait incarner, dans une autre veine, une nouvelle poésie féminine, «libre et captive», soucieuse de créer, elle aussi, son propre langage et sa propre esthétique, comme le prouve le poème « Femme, sexe de douleur » :

Femme, féconde et grave, fragile comme la caresse / de la rose qui joue en cachette du rêve : / tu fis ployer les flèches de tes neuf arcs-en-

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ciel. / Femme faible et forte, douceur de colombe, / fruit mûr, rouge, que l'homme s'empressa de mordre! / (Je ne sais si Adam nu, là-bas dans son paradis, / te sentit si lointaine, /si féconde, comme un sillon qui s'ouvre à la blessure / de la terre et du fruit. / Je ne sais pas si l'homme, maître de toutes tes peines, / en la fleur de son angoisse et la ferveur de son amour / te regarda — oh! luxure de son rêve inconscient ! - / et pressa tes deux seins noix de coco éponges, / douceurs d'éternité.)

Avec une poétesse comme Stella Sierra et celles qui vien­nent après elle, la poésie féminine panaméenne s'intègre véri­tablement dans le courant poétique qui se développe dans l'ensemble de l'Amérique latine à l 'époque.

LA POÉSIE DES ANNÉES 1940 J U S Q U ' À NOS J O U R S

Dans les années 1940, le Panama connaîtra, comme les autres pays de l'Amérique latine, des changements sociaux importants, qui se traduiront naturellement par des transfor­mations touchant l'inspiration et l'écriture. La création litté­raire devient une approche globalisante de la réalité : elle se fait plus complexe pour traduire ou révéler l 'homme latino-américain dans toutes ses dimensions, à la fois dans sa réalité quotidienne et dans ses désirs, ses rêves, ses angoisses, ses fantasmes ; elle est marquée par un travail plus conscient sur le langage, par l 'accent mis sur le processus même de l'écriture, par le suivi des changements incessants de la réalité quoti­dienne, et parfois par un humour amer. D'une manière géné­rale, ces années apportent aux écrivains panaméens la cons­cience de l'unité dans la diversité et favorisent, comme dans tout le reste du continent, la création d'œuvres mûres et origi­nales. Les poètes, à l'instar des prosateurs, entendent embras­ser la multiplicité des apports culturels, avec les tensions et les conflits qui en résultent, ainsi que les expériences antérieures sans cesse approfondies et renouvelées. Un tel effort conduit à une vision de la réalité considérablement enrichie par la variété des points de vue. Les écrivains ne se limitent plus à

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décrire de manière conventionnelle le milieu socioculturel et renoncent à toute intention éthique explicite : ils s'attachent à peindre dans toute sa diversité et sa complexité, avec ses aspects heurtés et parfois contradictoires, la réalité de leur monde, qui oscille toujours entre deux pôles antagonistes: la révolution ou la dépendance totale. Leur regard sur la réalité est objectif, ils ne se contentent pas seulement de peindre la réalité quotidienne, mais vont puiser également dans les mythes et les légendes. Au Panama, la recherche d'une iden­tité devient une aspiration obsessive à une vraie patrie et à un monde plus juste. Dans son poème, «S'intégrer au monde», Manuel Orestes Nieto (1951) exprime sa désillusion de citoyen devant une patrie qui n'en est pas une, mais il témoi­gne aussi d'une volonté de résister et de survivre à tout prix, malgré les infortunes et les vicissitudes de l'histoire. Ce texte dégage une profonde confiance dans la force du peuple pana­méen bafoué, dans la continuité de son combat plusieurs fois séculaire, révélateur d'un élan dynamique de son histoire qui, finalement, lui permettra de réaliser son rêve de liberté. Il s'agit, certes, d'une utopie poétique, mais en même temps, d'une résistance bien réelle, dans une thématique de type oppresseur / opprimé. Un conflit permanent couve dans la poésie panaméenne, dominée par le sentiment d'une patrie qui ne meurt jamais, malgré les interventions étrangères qu'elle n'a jamais cessé de subir tout au long de son histoire. Il s'agit dès lors, pour la poésie, de prendre possession de l'espace qui l'en­toure : la nature, le canal, la terre, la mer, les animaux, les hom­mes... L'occupation de l'espace, telle est la première preuve au niveau poétique d'une «existence». Une des forces vitales de cette poésie, c'est précisément de construire cet espace qui lui appartient, mais qu'elle ne possède pas. La poésie assume l'espace, et celui-ci devient alors un « paysage littéraire » avec des styles différents selon les poètes, mais avec, comme déno­minateur commun, le conflit avec l'oppresseur. Les poètes font face à l'absence, à la frustration, à la mort, à l'horreur, au vide, de sorte que l'acte poétique devient une dynamique de trans­mutation de la réalité et de la construction nationale.

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Au fil des années, les styles changèrent, mais les grands sujets universels comme l'identité, l'amour, la mort, la terre natale, le quotidien, l'angoisse, l'interrogation métaphysique, la révolte contre l'injustice, le rêve..., traités d'une manière à la fois individuelle, voire collective, avec des sensibilités multi­ples qui donnent à la poésie panaméenne son visage propre, restèrent les thèmes de tout un siècle de création, pendant lequel les écrivains panaméens ont été plus isolés les uns des autres que ceux des autres pays d'Amérique latine, chacun cherchant son chemin pour exprimer sa vision du monde et sa sensibilité propres. L 'on vit ainsi des poètes comme un Ricardo Bermûdez (1914-2000) s'adresser à un enfant «mort sans être né» , un Eduardo Ritter Aislân (1916) , prendre sa place dans la grande tradition lyrique, un Mario Augusto Rodrfguez (1917) protester contre le colosse blond venu du Nord et son «langage étrange d'ambitions, de promesses et d'arrogance», u n j o s é de Jésus Martfnez (1929-1991) s'enga­ger dans la voie d'une «poésie conceptuelle, (qui) exprime les préoccupations et les sentiments de l 'homme devant la mort, l'amour, la justice, la liberté, [...] dans un ton simple, quasi familier» (Pedro Shimose), un Alvaro Menéndez Franco (1932) chanter son quartier du Marahon, «moulin de clous et de bois, / où le pauvre est la canne à sucre / que tu mouds et remouds / jusqu'à la phtisie.. .», ou encore un César Young Nûhez (1934) à l 'humour efficace et du meilleur aloi. Il reste que l 'écho des souffrances de la patrie résonne souvent, comme dans le poème «Défense du Panama», déjà cité :

O ma Patrie, / combien de fois / tes heures / sont d'horribles cloa­ques, / de sombres puits / d'effroi et d'épouvante. / Des cimetières / de tristes excréments. / Parfois je te regarde, ma Patrie, / tel un tunnel / de croix et de bordels, / comme le mur d'un bistrot / où l'on se cogne. / Des spectres insatiables, / semblables à des sorcières mythologiques, / sucent ton sang pur, / coupent ton sang humble, / et tranchent tes mains tremblantes /comme des pétales.

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Dans cette brève introduction, nous avons voulu présenter, tels qu'ils sont reflétés dans la poésie, les traits dominants des problèmes qui ont été et qui sont encore ceux de la société panaméenne et d'ailleurs aussi, dans une certaine mesure, nous y insistons, de la société latino-américaine dans son ensemble. En particulier la violence, comme dans le poème de Dimas Lidio Pitty (1941) intitulé «Dans la cellule numéro 1 3 » :

Hier il a plu toute la journée. / La grisaille entrait par la fenêtre / et les hommes gardaient humides / leur cœur et leurs souvenirs. / Dans la soirée le petit voisin noir a été battu / et la nuit a été plus triste que la journée. / Mais sous la tristesse / le sang incendiait l'obscurité.

Au fil des strophes de ce texte de la période sombre de la répression, le spectre de la peur, les cauchemars et l 'horreur s'estompent peu à peu devant l'espoir et le sens de la dignité d'une collectivité à la recherche d'un vrai pays, d'une vraie démocratie, cette petite plante fragile que nourrit le verbe solidaire et enthousiaste des écrivains. Les poètes rendent compte de la réappropriation d'un droit fondamental: le droit à rêver d'un avenir meilleur. Le territoire de l'écriture, libéré de l'angoisse, peut donner toute la mesure de l'imagi­naire en reflétant le quotidien d'une manière bien plus riche que ne le serait la représentation du réel à la surface d'un miroir au tain endommagé. Un subtil j e u de correspondances rend compte de la réalité en la passant au tamis de l'incons­cient collectif. En cela réside la force polysémique de cette poésie toute vibrante dans la chair et le battement du sang, dans la pulsation des rêves et des aspirations de toute une communauté profondément ancrée dans la réalité latino-amé­ricaine. Car il y a bien unité et multiplicité créative dans ce pays où les poètes partagent une trajectoire historique commune vers l'avenir d'un destin solidaire.

O L V E R GILBERTO D E L E Ó N