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Intro à la narratologie

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Action et narration

Francoise REVAZ

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Introduction ala narratologie

Collection dirigee par Marc Wilmet(Universite Librede Bruxelles) etDominique Willems(Universiteit Gent)

unps linguistiques1'/'/"',,'. /.11 n.unuivit«II , . I,ll1"";IW,lilion. EJade semantique et pragmatique,,11,,'111 (;" I,'npression de l'hypothese en francais. Entre hypotaxe et parataxe1(''1 H., L.lrucrrogutiveenchassee( I"~ l'rugtnaticalisation et marqueurs discursifs. Analyse semantique et traitcmcnt Ic'xil'llgml,hi'/II"Inl A" I.'illlillilit'dil de narrationII K" Jonassen K., Noren C, ON. Pronom afacettes('. (I"d, L la place du sajet en francais cortemporainrwn N" Grammaire de la predication seconde. Forme, sens et contraintcsIwa N., l'our une semantique des constructions grammaticales. Theme rt thrnuuicit«ill I .., Scmantique de la temporalite en francais. Un modele calculatoirr rt I'lIgniti!dll tl'llll'l ,'1 dt' /"I.II"'cIill I.., Temporaliteet modaliteII" I,'identification des topiques dans II'sdialogues

nann 1'"E'lade morphosyntaxique du mot Oi;M., le possess(t'enfmnqais. Aspects semantiques et pragmatiqucsI, M" 1",.1' gallicismesrilo-Nizia Ch., Grammaticalisation et changement linguistique..I. M" Modalites d'apprentissage d'une langue secondeII'" (etudes rassemblees par), Richesses du francais et geographic linguistique. Volume i1.., I,,' dismal'S rapporte. Histoire, theories,pmtiquessslll'c' I .., Tempset pertinence. Elements de pragmatique cognitive du tempsIll' Sdllledeeker, De I'unal'autreet reciproquement. ..Aspectssemantiques, discursifs et cognitifs despronomsunapl« ,ri'I'Ii'S correles

rl«. ('nlllaill.l., Klein .I.,Swiggers P., Bibliographie selective de linguistique francaise et romane. t editionIS M., lntrodnction ala pragmatique. Les theories fondatrices : actes de langage, pragmatique cognitive, pragmatiqur int,;greeI I., I'tIl'c'h C., Fondationsde la linguistique. Etudes d'histoire et d'epistemologieI I ,I'III'l'll C., lc langage et ses disciplines. X])( ,Xx" siecles'I Ill' N (1'.c1.1, l.inguistique cognitive. Comprendre comment fonctionne le langage...11 A . lntnuluction Ii la phonetique historique du francaisI '" . SOliOll'l'lI/illologie. Une approche sociolinguistique de la terminologieI; . 1'I:lll1h M" lnfinalite. Fondementsconceptuels et genese linguistique111",,),.1 M. D,:» langues romanes. Introduction aux etudes de linguistique romane. 2

eedition

1111111 \ ,I,' 11/('1 «dr». Domaines preposiiionnels et domaines quantificationnelsII I) . IIII,I/ms,· romplexe. Les subordinations

II-. I A. ( 'la, II., l'olguere A., lntroduction. ala lexicologie explicative et eombinatoire.,11'.1'111111 11111'''1 ,FUREF. Collection Universites francophonesII-. I.. I'IIlg"l'rl' II" Lexique actifdu francais. L'apprentissage du vocabulaire fonde sal' 20 000 derivations1/1/""1,'1 collocations dujrancais1",., introduction " la narratologie. Action et narration

ii,,'\ ( '., I,,'[nuuais de Madagascar. Contribution a un inventaire des particularites lexicaII's.11'.111 ill" 11111'. S,'rie Actualites linguistiques francophonesI If.. 'l'hoirou I'. ((,ds), Les dictionnaires bilingues.Coedition AUPELF,UREF.Collection Universitesfrancophones,0111' 10'., (iaadi n.,Queffelec A., Le francais aa Maroc. Lexique et contacts de lungues.,,;dilioll IIUF St'rie Actualites linguistiques francophonesani 1I.. l.vmrd I.. Vocaj E., Representation du sens linguistique. Actes du colloque international de MontrealIII 1'.. awc' lu collaboration de : Francoise Vandooren, Lyne Da Sylva, Laurence Jacqrnin, Sabine Lehmann, Graham Russell et«-lym- Viegas, Truitcmcnt automutiqur des langues l/atarelles.Coedition AUPELF,UREF. Collection Universitesfrancophones, l laillct 1',-1'.. Mcllct S., Nolke H., Rosier L., Dialogismes et polyphoniesII K" Mariani .I., Masson N., Nccl E, (sous la coordination de), Ressources et evaluation en ingenierie des langues.,,'I!ilion 11111'1'.1 ,!',lIREI'. Scric Actualitc scicnufiqueI sup,'ril'ur de la langue franl;aisl' cr Service de la langue trancaisc de la Cornrnunaute francaise de Belgique (Eds), Langue1I11'I/isl' ,'t di\'l'rsit,' lil/glli"ti'III". 1I.'It's <III ,Wlllillllire tlf' /irllxf'iles (2005),.I. M" Rosil'r /,,, 'I'ill-.in 10'. o":d,), A 'I"; ollilarlimlia l'OWllllIlioll ' A('les dll ('ollo,/ue il/ternational et il/terdiseiplinairedei'g,· (1.1-/5 1//(11',\ [1JIJ7)

I'd M., I,illin D, 1I';.lsl, I,,'""g/cl/lo!i.I/II,·I".lim/.( 'oc'dilioll IIUI'''I.I'-III{''F Sc'ril' IIl'lualilt' 'l'ienlifique'1'1'1 II., l'i"lTllnl M" I{osinl .., VIIU RlII'Ulllolll·I-. D. 1(':ds), [,a ligl/" do;I'l'. n" 10 Iil/gllisli'III"" la grallllnaire.<'IOllg",I' all''1'/,1' ,)Mol\' Williil'l ,) ['O''('(/,lioll el,' ,1/111 (10" ollllil"'r,lair,'fllIunl'" VlIlI .'illjl'kr II.. ""In' M Il'<:dsl, [,01\'11101" 1',li,I,IIUII;", M<'I,lIIg",1 d"lillguisli'IIII' g';II,;rall' "lli'al/('ai,I'" o/li'l'ls" Allllie'011/' f) (',If'I'/I.\/,,/i '/"'''/1 flfl' 111I/,11'IT",II'l' l'n'llll'l' lk Mal'" WillIll'lIr,' II., 1)"1111111' Y, 1h·!lov V, .'illlllllli 1",I-.t1ouI-. I), ('hl'llliti 1l"IH'lIl'1ll1 Y.'11'<111\'/1/,1 1'/1 tI/~II'I,' 1/'111/11/' I" dl'lhlllll'III" dn I'lllgll". ('IIl'dlllllll Al IF S,'I\\' I\,\u"II\I", \lIIf',UI'\IlIU'" lI'alll'lIphlllll"

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PREFACE

Personne ne doute que le recit represente des actions. Mais qu'est-ce qu'uneaction, qu'est-ce qu'un recit et dans quelle mesure la representation d'actionsest-elle caracteristique ou definitoire de ce dernier? Ce sont ces questions etbeau coup d'autres que pose Francoise Revaz. Questions auxquelles elle reponden se referant a des textes aussi nombreux que varies (contes, romans, faits divers,albums illustres, textes proceduraux ou scientifiques, narrations scolaires) et ens'appuyant sur la philosophie analytique anglo-saxonne pour ce qui touche audomaine de I' action et sur la narratologie pource qui touche a la narrativite, D 'unepart, Revaz explore les differences entre I' action et I' evenement, les motifs et lescauses, l'intentionnel et ce qui ne l'est pas, afin d'elaborer une semantique deI' agir. D'autre part, elle examine les bases du narratif, ses categories textuellesfondamentales et les rapports qu' il entretient avec le monde actionnel.

Nous devions a Revaz une belle etude sur Les Textes d' action ou elle tracaitla route qui mene de la description d'etats synchrones a la structure d'intrigucdes recits dits canoniques en passant par le tableau d'evenements simultanes, lachronique d'evenements successifs et non relies par des rapports de causalite ctla relation d'evenements asynchrones formant un tout. Dans son nouvel ouvrage,elle reprend ses distinctions entre chronique, relation et recit, les affine, les as­sortit de riches et vigoureuses considerations sur le recit minimal, les notions de« nouement» et de « denouement», le problerne de la narrabilite, de ce qui vaut lapeine d'etre raconte, tout en adoptant des positions de narratologue post-classi­que. Outre qu' elle se tourne vers la philosophie analytique et non plus seulementvers la linguistique structurale (ou la linguistique tout court, puisqu'elle ne croitguere que la narrativite soit linguistiquement attestable), elle critique, en effet,les stricts binarismes, les dichotomies sommaires, la logique du «tout ou rien »

souvent associes ala narratologie structuraliste. Elle prefere mettre en relief Iecontinuum qui va de I'evenement a I'action ou de l'inconscient au con scient

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l'l rill' l~l:lhlil l'cxisicuc« de dl'gres de causulitc, d'al'tiollllalil~, dagcntivitc,de nurnuivitc. Ik plus, die u'oublic pas ic role du rcccpicur dans lemploi destcxtcs, leur constitution, leur narrativisation. Ce qui nc veut nullement dire quela nature d'un tcxtc depcndc uniquernenr (au meme avant tout) du contexte dereception et qu'il n'y ait pas de regularites textuelles permettant de distinguer Ienarratif du non-narratif. S' il est possible de lire Ie bottin comme un roman avecbeaucoup de personnages et bien peu dactions, il est sans do ute plus difficilede faire I'inverse.

Pour tester I' efficience des categories developpees et des distinctions proposeesdans son examen de l'action et de la narrativite, Revaz etudie de facon circons­tancice ce que l'on a pu decrire comme un retour du roman contemporain aurccit ct elle explore egalernent les histoires serialisees de la presse quotidienne.I ':Ik montre que, dans Ie cas de I'ceuvre romanesque de Jean-Philippe Toussaint,l' 'l'slil-dirc d'un ecrivain representatif de toute une production postmoderne, lau.ur.nivixution dont il s'agit exploite des intrigues minimall's, une organisationIH'liolllll'lIc qui favorise la contingence plus que la causalite et des personnagesillc!{olcrlllillcs ou sons-determines. Plus generalement, elle montre parcetexemplequc lu n.nrutologie - classique ou post-classique - continue aetre un remarquablelustrumcm de description et d'analyse textuelles.

('\'sl Il' dcruicr chapitre de son etude, consacre au feuilleton mediatique dans lapl'l'SSl' (;l'l'ill' (<< Que va-t-il se passer lors de la Coupe de l' America? », «Com­mcnt ct puurquoi Ic drame de la Jungfrau est-il arrive ?») qui illustre sans doutelc 111 icu X I' ilpport de Revaz anotre connaissance du narratif. Elle y caracteriseun type til' Il;l..'il Ires repandu aujourd'hui. Dans Ie feuilleton rnediatique, le re­sultat des cvcncmcnts est incertain (comme parfois leur nature), l'intrigue estelaborce journcllcmcnt, la fragmentation supplante la continuite, Ie fecit se faitprospcctil' uutunt l'I plus que retrospectif, le provisoire et le possible remplacentle delinitif l't lincontcstable. La mise en evidence de ces traits peut susciter ason tour unc xeric de questions sur le recit en general. Sur Ia cloture narrative,par exemplc.ct lex rccits qui nont pas de fin, ceux qui en ont une jamais reveleeau receptcur, ccux dont la fin est non seulement tue mais connue du seul auteur,enfin, ccux ou cllc est connue de celui-ci avant Ie debut, au milieu ou plus tard.Par-dessus tout. en prccisant les traits d 'un genre narratif relativement nouveauet peu etudic, Rcvaz dcrnontre que Ie recit raconte ce quil aurait pu etre oupourrait etrc, quil est «tout devant » autant que «tout derriere», qu'il danse lasamba, avancant pour reculer, reculant pour mieux avancer, et que sa dynamiquereflete et provoquc lcs desirs et Ies craintes du recepteur, ses clans comme sesresistances, son gout de I'attente et son besoin de detente, sa soif d'inconnu etsa volonte de rnaitrise.

Gerald PrinceUniversity of Pennsylvania, Philadelphia

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SOMMAIRE

Avant-propos

Premiere partieTHEORIES DE L' ACTION

Chapitre I L'evenement et l'action

Chapitre 2 Les frontieres de I'evenernent

Deuxieme partieNARRATOLOGIE

Chapitre 3 La narrativite

Chapitre 4 Les categories textuelles de Ia narrativite

Troisierne partie "PROBLEMES NARRATOLOGIQUES ACTUELS: ETUDES DE CAS

Chapitre 5 Le roman postmoderne: Ie retour du recit ?

Chapitre 6 Le feuilleton mediatique : un recit en devenir

Conclusion

Bibliographie

Index des noms propres

Index des notions

Liste des tableaux et schemas

Table des matieres

I'

4'

6'

6

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14

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AVANT-PROPOS

Durant ces vingt dernieres annees, la narratologie classique, d'inspiration struc­turaliste, a progressivement fait place aune narratologie dite «post-classique »1.

Loin de rompre totalement avec l'approche structuraliste, ce nouveau courantd'etude de la narrativite tente plutot d'en elargir 1'horizon :

La narratologie post-classique pose les questions que posait la narratologie clas­sique: qu'est-ce qu'un recit (au contraire d'un non-recit) ? En quoi consiste lanarrativite ?Et aussi qu' est-ce qui I' accroit ou la diminue, qu'est-ce qui en influencela nature et Ie degre ou meme qu'est-ce qui fait qu'un recit soit racontable? Maiselle pose egalement d'autres questions: sur Ie rapport entre structure narrative etforme semiotique, sur leur interaction avec l'encyclopedie (Ia connaissance dumonde), sur la fonction et non pas seulement Ie fonctionnement du recit. sur ccque tel ou tel recit signifie et non pas seulement sur la facon dont tout rccit signilie,sur la dynamique de la narration, Ie recit comme processus ou production et nonpas seulement comme produit, sur I'influence du contexte et des moycns d'cx­pression, sur Ie role du recepteur, sur I'histoire du recit autant que son systcmc,les recits dans leur diachronie autant que dans leur synchronie, et ainsi de suite.(Prince, 2006: 2)

A la lecture de ce long inventaire de questions, on mesure aque1point la narra­tologie actuelle est dynamique et riche de nouveaux objets de reflexion. Cettesituation nouvelle implique le recours, non plus seulement al'analyse structu­rale, mais egalement ad'autres approches theoriques: les sciences cognitivesou la philosophie analytique, pour ne citer que deux ressources majeures dans

1. Pour une presentation detaillee de I' opposition entre narratologie «classique» et «post­classique », voir Herman (1997), Fludernik (2005) et Prince (2006).

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cc domaine. Attcntifaux avancccs thcoriqucs des narralologics post-classiqucs-,I'ouvrage qui suit a pour but de reprcndre la question centrale de Ia definition dela narrativite et de ses categories textuelles parallelement it une theorisation de Ianotion d'action. Cette double entree theorique se justifie par les rapports etroitsqu'entreticnnent recit et action. Tout d'abord, en tant que pratique discursive, Ierecit est ccrtcs un art de dire, mais aussi un « art de faire »3, dans Ia mesure ou ilest susceptible de produire un effet sur son recepteur, voire de le pousser it agir.D'autrc part, au niveau du contenu, le recit propose un vaste repertoire d'actions.S'il est conuuunernent admis que Ie recit est «representation d'actions », le typede rapport qui cxiste entre le monde de l'action et la narration ne cesse d'etre unobjet de lIl;hal

l. On peut distinguer it ce propos trois positions theoriques. Une

prcmicn- position est de considerer que l'action ne peut etre pensee et theoriseequ'il travers sa mise en recit (Todorov 1969, Bremond 1973,2007). Pour cesdeux auteurs. lex actions «en elles-rnemes » sont inaccessibIes it I' analyse et neIWllv!'1I1 III lilt' pas etre theorisees de facon independante. Vne deuxieme position,isslI!' lIl' 101 ph ilosophie analytique anglo-saxonne (Anscombe 1957, Danto 1965,1>11 vit lxun 1%3, von Wright 1971) defend, au contraire, que les actions peuvent(1111' pl'IIS1;I'S en dehors du recit qui les articule. Le postulat est que l'action1111111111111' sigllilic par elle-meme et qu'une semantique de I'action est possible,11I1I1I11l'1l'1I11'1l1 il une theorie du recit, Revisitant I' ensemble des travaux de I' ecoleuuulytiquc-, Ricccur (1983-1985) developpe dans les trois volumes de Temps et,,',.;, 1111 modele theorique qui distingue resolument le stade de «1' experiencePlllt111"1'» ct sa rnediatisation par le recit (ou «mise en intrigue»):

1111 itcrou rcpresenter I' action, c' est d' abord pre-cornprendre ce qu' il enest de I'agirluuuain : de sa sernantique, de sa syrnbolique, de sa ternporalite, C'est sur cetteprecomprehension, commune au poete et it son lecteur, que s'enleve la mise enillirigue ct, avec eUe, la mimetique textuelle et litteraire. (Riceeur, 1983: 100)

~L'fon ccttc conception, il existe un hiatus entre Ie monde de I' action (I'agir1I111lai n) ct sa narration (Ia mise en intrigue) et ce hiatus rend necessaire Ie re­'ours it dcs theories specifiques: theories de I'action vs theories du recit. Ricreur19X5h) justifie comme suit la difference entre Ie niveau actionnel (<< la vie») et

L' nivcau narratif (<< I'histoire»):

('e 4U imefaitdire, moiaussi, que I'histoire n' est pas la vie, c' est plutot ladifferenceque je vois entre une theorie de I'action et une theorie de I'histoire: une tMorie

II l'sl dl'Vl'lIl1 diflicile de parler d'une narratologie au singulier face a la multiplication desapprochl's ces dernicres annees (voir Pier, 2006).

J'l'lllprllllll'il Michel de Certeau (1990) l'expression «art de faire» pour designer Ie recit.Voir, par eXl'lllple, Ie debat entre Paul Ricceur et Claude Bremond sur les rapports entrelhcl)ril' narrative et theorie de I'action in Bouchindhomme et Rochlitz (1990) ou la discussionl'nlre David Carr et Paul Ricceur sur le rapport entre l'art et la vie in Carr, Taylor et Ricceur( II)X.'i).

1

de I'uction pcut are buscc sur 1'1 reconstruction des morits. des calculs d~ l'ag~lIt,

tcls que cclui-ci lcs a compris dans sa s.ituatil~lI. Mais ra~oll,ter unc h.l~tOlre, c estrapportcr ccs actions il leurs ends 11011 intentionnels, vorre a I~u:s effets ~~rver~.

I. ·.1 «Faire histoire », c'est construire une suite incluant des ele~e~ts h,eteroge­ncs, it savoir les effets non voulus, et, en outre, tous les facteurs heterogene~ q~:

constituent les circonstances non comprises, Iesquelles n'apparaissent avoir ~te

des circonstances de I'action que retrospectivement. L'histoire sarrache it la vie;elle se constitue dans une activite de comprehension qui est I'activite meme deconfiguration. (Ricreur 1985b: 317)

Ricoeur (1983) opere une distinction importante entre ce qu'il appelle, Ie ni:eaude la «pre-comprehension» du monde de I'action, redevable d'~ne semantiquede I' action, et Ie niveau de la «mise en intrigue », redevable des regle.s textuellesde composition narrative. Il postule ainsi un rapport de transformation entre Ieniveau actionnel et le niveau narratif:

Le recit ne se borne pas it faire usage de notre familiarite avec Ie reseau.concept~el

de l'action. II y ajoute les traits discursifs qui le distinguent d'une Simple suitede phrases d'action. Ces traits n'appartiennent plus au reseau con~eptuel d~ lasemantique de l'action. Ce sont des traits syntaxiques, dont la fonctl~n est d ~n­

gendrer la composition des modalites de discours dignes ~'etre appeles narratifs,qu'il s'agisse de recit historique ou de recit de fiction. (Ricceur, 1983: 90)

Gervais (1990) considere egalement deux niveaux d' analyse: I' ~< endo-narratif»qui rend compte des actions «avant leur integration 11 une narration » (~. 17) et Ie«narratif» qui decrit la structure textuelle du recit. Cette facon d' envlsa~er Iesrapports entre action et narration s' accompagne de I' idee actu~lleme~tdorninanteque, du cote de la vie et de I'action, tout n'est que chaos et lIlc(~hercncc et queseul le recit est apte 11 proposer un lien logique et done de la coherence entre lexactions disparates de la vie:

Raconter une histoire, celie de sa vie, c'est mettre en ordre les per~pet.ies quiparsement un parcours biographique et leur donner un sen~, c:est-a-dlre, lllll'

direction et une signification. Dne direction, parce qu'une hlstolre a un dehut,un milieu et une fin, parce qu'elle est une suite ordonnee de differents episodes.Dne signification, parce que la narration d'une histoire repose sur ~n~ recher~h~

- ou un souci - de coherence et de cohesion. La narrativite se dlstlllgue alllSInettement du flux de I'activite quotidienne qui se donne it voir et it vivre ~ous desaspects fragmentes, discordants et imprevisibles : elle y introduit un certalll ordre.(Guillaume, 1996: 59-60)

Dans Ie domaine du recit historiographique, Ie meme hiatus entre Ie monde deI' action et Ie recit est postule. White (1973) distingue ainsi, d 'une part Ie champhistorique (<< historical field»), constitue d'evenements epars, d'~utre part lamise en intrigue (<< emplotment») qui organise ces evenements epars en ~~e

totalite intelligible. Dans l'avant-propos du premier tome de Temps et reczt,

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Ricecur insiste cgalernent sur lc role unilicateur du rccit, qui pcrmct de rcndrcconcordants et cornprehensibles «les evenements multiples et disperses» dela vie: «Je vois dans les intrigues que nous inventons Ie moyen privilegie parIequel nous re-configurons notre experience temporelle confuse, informe et, ala limite, muette» (Ricceur, 1983: 13).

Certains philosophes phenomenologues refusent cependant ce postulat d'unhiatus entre le monde de l'action et Ie recit et defendent une troisierne positionou action et narration sont envisagees comme indissociables. Ils considerent ainsique la narration« n'existe pas independamment d'une action qui la precede maisconstitue precisernent l'action» (Carr, 1991 : 210). Pour ces philosophes, l'exis­tence est deja caracterisee par sa narrativite. Scheffel (2009) soutient egalementque «l'homme vit des histoires avant de Ies raconter»:

Les structures narratives, on ne les trouve pas seulement dans la narration maisaussi dans le monde de l'action humaine [... ]. Si I'on concede que des structuresnarratives forment done une partie constitutive de nos actions, le rapport entre Iemonde de l'action et la narration se presente d'une autre maniere. Au lieu d'unhiatus insurmontable, que 1'0n trouve dans la conception de Hayden White quipostule d'un cote un soi-disant champ historique plus ou moins chaotique et del'autre des histoires structurees [... J, on constate l'aptitude de la forme narrativede s' approprier a la realite humaine. (Scheffel, 2009: 10)

On peut encore citer Schapp (1976), qui considere que l'humain est toujours«cmpetre » ou «intrique » (« verstrickt») dans des histoires et que Ie monde nepeut done exister independamment d'elles' ou Carr (1986) qui affirme que «Iaforme narrative n'est pas un costume qui vient recouvrir quelque chose d'autre,mais la structure merne de l'experience humaine et de I'action» (p. 61, rna tra­duction). Pour resumer, I'idee cle de cette troisieme posture est qu 'il existe unerelation reciproque et dynamique entre le monde de l'action et la narration:

II faut done renoncer a la representation commode, qu'avant de «figurer» dansune histoire, les choses auraient deja une signification independante, objective etautonome, sur laquelle viendrait simplement se grefferune signification subjective,du fait de leur lien avec une histoire. (Greisch, 1990: 51)

Le but de cet ouvrage est moins de prendre definitivernent position sur Ie typede rapport entre I'action et la narration postule par I'un ou l'autre courant qued'offrir au lecteur une matiere a reflexion, des pistes de lecture ainsi que lesoutils theoriques necessaires pour comprendre Ies differentes postures possi-

5. Dans Temps et recit I, attentif au concept d'« ernpetrement s de Schapp (1976), Ricceur admetqu 'unc . histoire» puisse arriver aquelqu 'un avant que quiconque la raconte, mais il considereccttc situation comme un cas particulier, qui ne vient modifier en rien son modele. Tout auplus accepte-t-il de parler, dans ce cas, de structure «pre-narrative» de I' experience (RicceurII)Xl: 111).

hies. Ainxi, Oil propose.. ra, dnnx la premiere partie, unc scmantiquc de lactioncI. dans la dcuxicmc, unc Iht"olll' dl' la narrativitc. Quant a la troisierne partie,die a pour objcctif de mcurc il lcprcuvc les outils theoriques en abordant defront deux problernes narrutologiqucs actuels: Ie retour du recit dans le romanpostmoderne et la construction progressive d'un recit dans la serialisation deI' information mediatique.

14 15

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I)REMIERE PARTIE

Theories de I'action

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Chapitre 1

L'EVENEMENT ET L'ACTION

I L'agir humain: entre causalite et motivation2 Intention et responsabiliteI Explication et comprehension4 Normes et valeurs de I'action

I'll philosophie, les notions d' «evenement» et d' « action» sont deli nics de facondistincte:

Un gouffre logique separe le statut d'evenement (que a arrive) et le stutut cl'action(que a soit fait par m). Bayard meurt: c'est un evenement ; tuer Bayard: c 'ext uncaction. (Ricceur, 1977: 29)

()11 retient de cette definition que I'evenement advient simplement alors queI'action apparait comme prise en charge parquelqu'un dote d'une intention. Ccttcdistinction semble malheureusement s'arreter aux frontieres de la philosophic.Dans les grammaires, par exemple, pour definir la categoric verbale seule lanotion d'« action» apparait:

Tout verbe exprime une action faite ou subie. (Souche, 1936: 129)

On dit que le verbe exprime une action faite ou subie ou qu'il exprime l'existenceou un etat. (Goosse et Grevisse, 2000: 1118)

Dans ces definitions semantiques du verbe, nulle distinction ri'est posee entreunc predication d'action comme «Antoine frappe son frere » (quelqu'un realise

19

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uuc illll'lIlioll) cl unc 1)1'; I' .. I' f'"II Il.l H)1l l CVCIll'Il1l'Il1 l'l)IIIIII' II I'" ,

I I.. Ill' puuc IIlC In,),)'ex carrcaux » (quclque chose advicnt), ' c

~<~?S Ie,S ou~ragcs de narratologic ou dans les manucl-, de redaction, si I'evenernenjaction sont tous deux mentionnes, la distinction n 'est pas problematisee:

La narration s'attache ades act' des e ,IOns ou es evenements, (Genette, 1969: 59)La narration propreme t dit r J' ", n nc r , " conslste a representer des actions ou d . ' ,nements, (Eterstem et Lesot, 1986: 125) es eve-

L'idee d'action ou d'eve f J(Combe, 1990: 165) nement .. , reste au centre de cette definition [du recit].

lei, le recours indifferencie aux termes d'« action» et d ' , , ,semble t 1'1 a If' «evenement» renvoie. - - u seu alt que d '" ,.h: ' " ans un recit, 11 se passe quelque chose et que des

c angements se produisenr. On constate done ue ces ter 'dans unc acception large fondee sur les similit de M' mes sont employes

1 1 U es. ais au-dela de It'vonununs. qu'csr-ce qui oppose fonda - t I I'." eurs raits

]1 men a ement action a I'e ' ? LhilI Ill' cc ehapilre est de mettre en evidence les trait "fi venement. e1101ions en rccourant aux apports incontournables d~ ~ sP~~11 qu~. de ces ~euxtil' /'(/C't;(III. ('ependant, on ne retiendra de cette approch~fh: o~op te analytlquel'(IIIl'l'pls cles, sans cntrer dans les debats t " ,eonque que que~quessIK;cialisles, entre autres sur fa question de rles pOIlllt~s, qUI opposent parfois les

, , . a causa ite,

1 L'agir humain: entre causalite et motivation

La t?eorie philosophique de I'action s'est developpee ces cinquante d "annees autour du ble d I errneresnelle) de I'action,i~ d;:~ e I~ na~ure de I'~xplication (causale ou intention-

I" fl ' a sur action, mene dans les annees 1955-1960III uence de WIttg t' d'A ' sous

langage» differents,~?~ne~~~~les e~~~~::e~ond~it au postulat de ?eux «jeux deouvrage Intention publie en 1957 E Ansc t~ I ,au~re pour les aC~IOns. Dans sonRicceur commente comme suit:" om e Illslste sur cette dIchotomie, que

~~es~~::a~~el~~iu,ment[est] Ie sUiva~t: ce n'est pas dans Ie meme jeu de langage

des hommes Car ;~:;;:r~~ ~~ Fr~dUIsant dans la nature ou d'actions faites par, , ' evenements, on entre dans un jeu de lang

fe~~:::d;: InotlOns teUe.s que c~use, loi, fait, explication, etc. II ne faut p~e;~~;angage, mms les separer. C'est done dans un autre 'eu d I

~ans un a~t~e reseau conceptuel que I'on parlera de I' action hu~aine ecang~ge etcommence a parle t d" ' ar, Sl on ad'intcntions, de m~~~se~~~:iSo::I~~;g~~ ~~ntinutera aparl~ren termes de projets,

, , , agen s, etc, (RlCa:ur, 1986: 169)

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1('111< )IIS d' ahl ird de ccrucr lc sIal lit pllll 1I'II11l'1' dc I' eVl'IlCIl1l'IlI I, l.c tcrmc d ' « eve­

Iu-uunt » COil Vicnt pour desiglll'l' ks plu-ruIIl1l'llCS physiques qu i sc produ iscnt dans1;1 nature. l ln oragc, II lie eruption vulr.uuquc. lc lac qui gclc en hivcr ou la chutedl'S leu ilies ell automnc, cc so1l1 dcs cvcncmcnts. LJ nc caractcristique generalep('ul ctrc dcgagcc : un cvcncmcnt est 1111 phcnomcnc dynamique non controle,,"'slil-dire advenant sans I' intervention d 'unc entire volontaire et responsablequi en assurcrait lc contrail'. En cffct, lcs cvenernents de la nature ne peuventpas ctrc imputes ades agents rationnels. En revanche, tous les evenements sontdl'S clfcts de causes qui elles-mernes sont des effets d'autres causes, les chaines<ausalcs pouvant etre ainsi allongees indefiniment sans que I'on puisse jamaisu-montcr a un evenernent «Iibre », a savoir depourvu de cause. La notion deIlli rcnvoie au fait que les evenements peuvent faire l'objet d'une explication<allsale, au sens de Hume (1748). Dans une explication causale, il existe uneIl'lal ion de determination entre la cause et I'effet, la premiere etant une conditionIll'l'cssaire et suffisante pour que le second advienne. Mais si la cause expliquel'lIHlrquoi l'evenement s'est produit, elle n'intervient pas dans la description delcvcnement merne, En d'autres termes, la cause est logiquement disjointe delclfct, c'est-a-dire qu'elle peut etre decrite independamrnent de lui: «tout effetl'sl un evenement distinct de sa cause. Decouvrir I' effet dans la cause est par suiteimpossible, et quand l'esprit invente ou conceit celui-ci pour la premiere fois, apriori, ce ne peut etre que d'une facon purement arbitraire » (Hume, 1748: 89).l'ar cxemple, quand un ouragan vient afracasser des bateaux dans un port, onpcut identifier independamment I' ouragan et les degats qui en resultent et decrirelouragan sans decrire les degats.

I>u cote de I'action, en revanche, il existe toujours un lien logique intrinsequeentre I'action d'un agent et ce qui l'a pousse aagir, a savoir son motif ou sesraisons d'agir: <des actions [... ] renvoient ades motifs qui expliquent pourquoiquclqu 'un fait ou a fait quelque chose, d 'une maniere que nous distinguonsdairement de celIe dont un evenement physique conduit aun autre evenementphysique» (Ricceur, 1983: 88), Cela signifie que les motifs d'une action ne.'\ontjamais attestables independamment de I'action dont ils sont Ie motif. D'unpoint de vue theorique, la distinction entre cause et motif est aisee. Mais face ala complexite de l'agir humain la frontiere apparait parfois moins nette:

II existe des formes de motifs qui sont bien pres [des] causes tout exterieures :c' est ainsi que nous demandons tres naturellement: qu' est-ce qui I' a incite afairececi? qu'est-ce qui l'a amene afaire cela? Tous les motifs inconscients de typefreudien reievent en grande partie d'une interpretation en termes economiques,tres proches de la causalite-contrainte, (Rica:ur, 1986: 171)

I, On restera ici dans une conception «classique» de la notion d'evenement, sachant qu'endynamique les physiciens actuels developpent une autre notion de l'evenement physique lieeau constat que tout n'est pas determine dans I'univers et qu'il y a de la place pour l'evenementinattendu,

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Page 13: Intro à la narratologie

La prise I.:Il compte de motifs prochcs de la causalitc conduir Ricn-ur il rclativiscrla pretcnduc hetcrogcncitc des deux jeux de langagc wiugcnstciniens:

On a plutot affaire aune echelle ou l'on aurait al'une des extremites une causa­lite sans motivation et a l'autre une motivation sans causalite, La causalite sansmotivation correspondrait aux experiences ordinaires de contrainte (Iorsque nousrendons compte d'un trouble fonctionnel, nous l' expliquons non par une intention,mais parune cause perturbante) [... ]. A I'autre extremite, on trouverait des formesplus rares de motivation purement rationnelle, ou les motifs seraient des raisons,comme dans Ie cas des jeux intellectuels (Ie jeu d'echecs par exemple) ou danscelui des modeles strategiques. (Ricoeur, 1986: 170-171)

Le fait divers ci-dessous, tire de la rubrique Nouvelles en trois lignes du jour­

naliste Felix Feneon (1906) illustre parfaitement ce que peut etre une causalitesans motivation chez l'etre humain:

(I) Apeine humee sa prise, A. Chervel eternua et, tombant du char de foin quilramenait de Pervencheres (Orne), expira. (Le Matin, 1906)

Dans cette sequence evenementielle, seuls les faits de humer une prise et deramener un char de foin peuvent etre consideres comme des actions motivees.Quant it «etemuer », «tomber» et «expirer», il s 'agit bien d 'actions involontai­

res, strictement explicables par une cause. L'agir humain se situe done dans un«entre-deux» entre causalite et motivation. Par exemple, si a priori « tuer Bayard,c' est une action», les debats juridiques autour du mobile des crimes montrent quela realite est effectivement plus complexe. Ainsi, lorsque quelqu'un attente it lavie d'un autre, la premiere tache de lajustice est-elle de determiner son degre demotivation et la nature de ses motifs. Prenons quelques exemples. Le premier ­le proces de Meursault it la suite du meurtre d 'un Arabe dans L'Etranger - poseIe probleme du motif et de la cause:

(2) Quand le procureur s'est rassis, il y a eu un moment de silence assez long.Moi, j'etais etourdi de chaleur et d' etonnement. Le president a tousse un peuet sur un ton tres bas, il m'a demande si je n'avais rien aajouter. Je me suisleve et comme j'avais envie de parler, j'ai dit, un peu au hasard d'ailleurs,que je navais pas eu I'intention de tuer I' Arabe. Le president a repondu quec'etait une affirmation, que jusqu' ici il saisissait mal mon systeme de defenseet qu'il serait heureux, avant d'entendre mon avocat, de me faire preciserles motifs qui avaient inspire mon acte. J' ai dit rapidement, en melant unpeu les mots et en me rendant compte de mon ridicule, que c'etait acausedu soleil, 11 y a eu des rires dans la salle. Mon avocat a hausse les epauleset tout de suite apres, on lui a donne la parole. (Camus, 1957: 150-151)

Alors que Ie president demande des motifs, I'accuse repond en termes de cau­salite (r: 'etait a cause du soleil). La reponse est irrecevable: Ie solei! ne peutraisonnablement pas constituer le motif - la raison d'agir - du crime. Les rires

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.lu public ct lc hausscmcnt d'tpllull's Ill' l'IlVlIl'1I1 sllllllglll'1l1 h-caractcrc iucongru

de la rcponsc,

I'rcnons Ull aurrc cxcmplc c non Iiucruirc lTI1l' Iois l'affuirc tragique du mcurtred' Alo"is Estcrmann, commandant de la Garde ponti (icalc, et de sa femme park caporal Cedric Tornay, ainsi que du suicide de ce dernier, Ie 4 mai 1998, auVatican. Au lendemain de l'annoncc des deces, les titres des journaux posentII HIS la question du motif du meurtre: «Vatican: pourquoi Ie garde suisse a tue\\ in chef» (Tribune de Geneve, 6 mai 1998). Plusieurs explications vont etre

Ill"\ iposees dans les jours qui suivent Ie drame. La premiere reaction, au Vatican,cst de postuler une« explosion de folie ». Le porte-parole du Saint-Siege, Joaquin

Navarro Valls, cite plusieurs elements aI'appui de cette these:

(3) • Les motivations du geste fou: I'obsession de n'etre pas assez considere.Cedric Tomay, 23 ans, entre en decembre 1994 dans les Gardes suisses,s'etait plaint amerement de sa situation aplusieurs reprises.

• 11 avait recu Ie 12 fevrier une lettre davertissement d'Alois Estermann,«courtoise mais tres ferme », pour avoir passe une nuit hors de la ca­

seme.• 11 n' avait pas ete insere dans la liste des distinctions conferees norrnalement

le 6 mai, a I' occasion de la ceremonie de serrnent des nouvelles recrues, ets' en etait plaint. Selon d' autres sources aussi, il aurait ete trouve plusieursfois en etat d' ebriete, et aurait ete reprimande aplusieurs reprises par AloisEstermann. (Tribune de Geneve, 06.05.98)

I ians ce premier compte rendu, immediatement apres le crime, le meurtrierl'st dccrit comme un homme blesse et humilie. Reprimande et peu valorise, iluurait done tue par depit ou par jalousie. «L'annonce faite Ie jour merne de lapromotion d'Alois Estermann a-t-elle provoque dans la tete de Cedric Tornay Iedcclic fatal?» poursuit Navarro Valls dans le meme article. Tout en maintenantl'hypothese de la jalousie comme mobile, cette question introduit egalementunc cause, Ie «declic fatal », ce qui tend it accrediter la these de 1'« explosion defolic », c'est-a-dire d'un acte non controle, declenche subitement. Le lendemain,

It- Vatican confirme sa premiere explication: «les causes du drame: le caporal('l'drie Tornay a eu un moment de faiblesse qui l'a conduit it un geste de folie»

(1.1' Temps, 07.05.98). Cette fois, il n'est plus du tout question d'une eventuelleiusatisfaction qui aurait pousse au crime. Du motif d'agir on glisse franchement

WI'S quelque chose qui releve plutot de la causalite :

(4) Le Vatican en reste ainsi asa premiere explication. Pas de grand mysteredans I'assassinat d' Alois Esterrnann et de sa femme, Gladys Meza Romero,et du suicide du jeune vice-caporal, si ce n' est cette «fragilite humaine ».

Hier, Joaquin Navarro Valls, porte-parole du Saint-Siege, a cherche unefois de plus ademonter la these du «giallo» et aaccrediter la version ducoup de folie. Cedric Tomay a ete victime de lui-rneme, a explique Ie por-

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Page 14: Intro à la narratologie

tc-parolc : «Certaines formes de sllil'idl'S n'll-wlll de lurrucs patholngiqucsde depression qui alicncnt 1'1 libcrtc luunairu-. ~'a doit ctrc Ic cas ici». (/~e

Temps,07.05.9X)

Les raisons invoquees par Ie Vatican sont la «fragilite humaine» et une formed' « alienation». En ce sens, Ie crime apparait moins comme une action inten­tionnelle voulue par un agent que comme un «evenement» provoque par unmecanisme pathologique : le meurtrier est «victime de lui-meme ». La procedurejudiciaire se poursuit et, neuf mois plus tard, le dossier est classe. Toutes tracesde motivation sont effacees, un rapport ayant conclu ades «troubles du com­portement qui pourraient trouver leur cause dans une lesion du cerveau ». Uneautopsie aurait en effet revele la presence «dans le crane de Tomay d'un kystede la grandeur d'un ceuf de pigeon, mais aussi de traces de cannabis dans lesurines» (Le Temps, 09.02.99). Du haschich ayant ete par ailleurs retrouve dansses tiroirs, Ie juge d'instruction en a tire la conclusion que Tomay pouvait avoiretc un usager chronique de drogue ce qui, ases yeux, «permettrait d'expliquerultcricurernent le comportement du caporal» (ibid.). Dans le compte rendu desjournaux, on insiste sur ces liens de causalite :

(5) VATICAN· La justice confirme I'hypothese du geste de folie dans Ie meurtredu commandant Estermann

Le garde suisse etait atteint d'une tumeur au cerveauDrogue, stresse, atteint d'une broncho-pneumonie et d'une tumeur aucerveau. C'est cette situation psychologique et physiologique difficile quiaurait pousse Ie caporal des gardes suisses, Cedric Tornay, a assassiner, Ie4 mai dernier, de plusieurs coups de revolver son nouveau commandantAlois Estermann et sa femme Gladys, avant de retourner I'arme contre lui.Hier, Ie Vatican a finalement publie une partie de I'instruction qui, au boutde neuf mois d' enquete confirme la version «du geste de folie» presenteedes Ie lendemain du drame par Ie porte-parole du VaticanJoaquin NavarroValls. [... ] Selon Ie rapport d'instruction, il n'existerait pas un seul mobiledu crime mais un ensemble de causes relatives ala personnalite et a la santede Cedric Tomay. (Le Temps, 09.02.99)

lei, on est passe resolument du mobile initial postule (Ie depit, la jalousie) a« unensemble de causes» quasi mecaniques (Ie caporal aurait ete «pousse aassassi­ner»). La drogue, Ie stress, une broncho-pneumonie et une tumeur au cerveau,autant de causes pour expliquer le meurtre. Ce qui n' explique toutefois paspourquoi le «geste de folie» a ete tourne contre Alois Estermann et sa femmeet non vers quelqu'un d'autre!

Le jour merne de la publication par le Vatican des resultats definitifs de I' enquetejudiciaire, un ecrivain italien, Massimo Lucchei, presente une version toutepersonnelle des faits, ce qui fait rebondir I'affaire:

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(h) VATH'AN. Sclou un ccnvum, II' ,'ollllilandaill l'[ son cuporal ctaicut umauts

Un crlme passionnel dU'l. It·s (;ardcs suisses '!1".1'lundi» que pour lc,ill!',l', Iecaporal cn proic ~I «un gcste de folie» seraitl'uutcur du dramc, Massimo lucchci affirrnc dans un livre intitule Verbumtie; ct verbum gay que lc jcunc solJat aurait en fait agi par passion amou­reuse, « Je Ics ai connus avec UCS amis et ils nous ont raconte leur histoireU' amour,soutient I'ecrivainqui affirmeque lesdeux hommesauraient mernepasse une journee de vacances a Amsterdam en se baladant attaches I'una l'autre avec des menottes aux poignets. Le caporal aurait finalement tueson superieur qui, en quete de respectabilite, aurait decide de se marier. (LeTemps, 10.02.99)

:\ II liSque des liens de causalite semblaient enfin avoir pu etre mis en evidence,Massimo Lucchei serne Ie doute en dotant anouveau le meurtrier d'une raisont I' i Igirct d' un mobile: la passion amoureuse, cette fois. En conclusion, on retiendraIll' cclle affaire judiciaire que le comportement humain est loin d'etre transparentl'l que son interpretation peut osciller entre la causalite et la motivation.

l{eVCllons maintenant anotre tentative de definir Ie statut particulier de l'action.,"II, ilia difference de l'evenement, strictement explicable par des causes, I'actionl'sl justifiable par des motifs ou des raisons d'agir, son critere distinctif est donc.l' .ibord sa possible imputation aun agent.

( )11 s' accorde generalernentaconsiderercomme agent tout indi vidu (au sens large)Ilil lout organisme anime capable de conduire et de controler son interventiondalls le monde. Ceci implique tout d'abord que I'agent possede une capaciten-llcxive, c'est-a-dire qu'il se sait agent et qu'il est con scient de ce qu'il fait.1111 dcuxierne trait de I'agent est sa rationalite, a savoir sa capacite a agir parc.rlcul : I'agent examine ses differentes possibilites d'agir dans la situation ouII se trouve, puis il les compare en tenant compte de ses croyances quant auxl'I 111 sequences possibles, ainsi que des valeurs qu' il assigne achaque possibilitecnvisagee, L'agent opere ce calcul en fonction des buts et du projet qu'il s'est11\0. Une autre caracteristique de l'agent est sa capacite de contr6le. Une foisluction engagee, il peut atout moment en modifier le cours, voire le suspendreou linterrompre definitivernent. Enfin, I'agent peut etre tenu pour responsableIll' certaines consequences de ses actions dans la mesure ou il est suppose s'in­icrroger sur la qualite de ses intentions.

Avant de reprendre dans plus de details les notions d'intentionnalite et de respon­sabilite, je ferai une derniere remarque apropos de la notion d'agent. Si, dans lemonde objectif reel, Ie trait dagentivite conceme les seuls etres humains, danslcs mondes fictifs, il peut exister d' autres types d' agents. On sait par exempleque, dans les fables et les contes de fees, les animaux ont la propriete de par­k r et d'agir comme les humains. Dans les exercices de redaction scolaire, on

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Page 15: Intro à la narratologie

dcmundc purlois i\ l'clcve dimagincr un mondc duns Il-qlldll's objets s01l1 doles

de Iacultcs ({ priori humaiucs :

(7) - Au moment de la Ionte des neiges, un torrent (;CUIIlCIIX, lin du volume deses eaux, regarde d'un ceil dedaigneux la rivicre de la plaine, qui coulepaisible. Vous raconterez comment une conversation s'cngage entre euxet vous rapporterez leur dialogue.

- Un sapin regrette de n'avoir pas ete transforme en mat de navire pourcourir le monde, tandis qu'un autre sapin qui, lui, est devenu grand mat,est fatigue des longues traversees et se plaint de ne pas etre teste dansson pays natal. Racontez la conversation entre I' arbre voyageur et I' arbresedentaire,

- Un vieux rouet raconte son histoire. (Des Granges et Maguelonne, 1948:165)

lei, les objets sont anthropomorphises grace al'attribution de predicats reservesd' ordinaire ala sphere humaine (<< fier », «dedaigneux », «fatigue »). De plus, ilssont dotes de la parole (<<conversation», «dialogue», «regrette », «se plaint»,

« racontc son histoire»).

Dans L' Ecume des jours de Boris Vian, par exemple, certains objets ont unefond ion d ' agent au merne titre que les acteurs humains. On voit ainsi un rendez­vous arnourcux bcneficier de I'aide d'un nuage plein de sollicitude:

(H) - Vous etes content de me voir? dit Chloe.- Oui ... dit Colin.lis marchaient, suivant le premier trottoir venu. Un petit nuage rose descendaitde l'air et s'approcha d'eux.- J'y vais? proposa-t-il.- Vas-y ! dit Colin, et le nuage les enveloppa. A I'interieur, il faisait chaudet ca sentait le sucre ala cannelle.- On ne nous voit plus! dit Colin ... (Vian, (1947) 1998: 76-77)

Le nuage ne se comporte pas ici comme un nuage normal puisqu' il «descendde I' air», «s' approche» du couple et lui adresse la parole. Par le biais de cecomportement humanise, Ie nuage manifeste une intention: envelopper Ie coupled'amoureux dans Ie but de leur procurer confort et intimite.

La publicite recourt egalement souvent ades agents non humains. Ainsi, dansun spot televise, la maison Schweppes donne avoir un bar tres branche danslequelles consommateurs sont tous des animaux: des hyenes, quelques singes,un leopard, une gazelle et un elephant. Ces acteurs anthropomorphes s' adonnentaux activites types de ce genre de lieu (commander une boisson, trinquer entreamis, draguer, etc.) et assument des lors une fonction d'agent dote d'intentions.Une journaliste commentant ce spot TV releve tous les cas (Ies mondes) ou unetelle representation «humanisee » des animaux est possible:

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(II) l lne question vicnt illlllll',lillll"llIl'1l1 a lcxprit : mais duns qucl univcrs estOil '! Dans unc adaptuuou h.un dl' gammc dun lilm de science-fiction '! Dansunc table de La l-ontuinc rcvisitcc par lcs ends spcciaux '! Dans lc mondeimaginairc de nos livrcxdcnlunts '! Dans une satire de 1'anthropomorphismemievre ala Disney'! Ou dans un tableau des signes astrologiques qui lient~l tout jamais hommes et animaux? (Magazine Tele'Iemps, 03-09.06.2000)

l inus lc domaine de I'agir humain, la notion d'agentivite est fondamentale11I11~qu\:lIe permet de distinguer un simple deplacement, mouvement ou com­l'' II u-mcnt, d'une action. En effet, l'action comme intervention dans Ie monde11I1~sl'de it la fois une dimension physique (comportement observable, mouve­Illl'llls corporels, modifications physiques) et une dimension psychique (inten­11011, volonte, motif, but). Or, aucune caracteristique du phenomene physique"I',iI IlC pcrmet de decider s'il s'agit d'une action deliberee et done imputable a1111 agcnt. Prenons I'exemple d'un accident de velo, que Max Weber commente~olllllle suit:

LJ necollisionentre deux cyclistes, par exemple, est un simple evenement comme unphenomene naturel. Mais leur tentative pour s'eviter l'un l'autre serait une actionsociale, ainsi que l'echange d'injures qui s 'ensuivrait, Ia bagarre ou I'explicationpacifique. (Weber, 1947: 11)

Si it' phenomene physique «collision» est interprete comme un simple eve­uvmcnt par Weber, c'est qu'il fait l'hypothese qu'il n'est desire par aucun des.k-ux protagonistes. Mais on pourrait imaginer une situation dans Ie mondeILIItS laquelle un cycliste desire et planifie une collision". Un meme mouvementl'lliVorel peut done correspondre aune action ou pas. Ce qui permet de trancher,\' 'est de savoir si ce mouvement est dirige par la personne et sous son contr6le1111 non. Or, en l'absence de confirmation ou d'infirmation de la part de l'acteurluunain, un observateur exterieur ne peut qu'interpreter les faits.

I .cxcmple qui suit commente precisement Ie cas delicat d'un fait observe lorscl'un match de football - le contact avere entre la main d' un joueur et le ballon

el son interpretation par I' arbitre :

(10) M. Bouchardeau a eu tort de siffler penalty, jeudi dernier, pour I,Italie contrele Chili. II etait pourtant fort bien place - atrois ou quatre metres de I'action.Et le ballon a bel et bien heurte la main du defenseur chilien. Mais la regieet les directives sont categoriques : s'il n'y a pas d'« intention », autrementdit si c'est le ballon qui va ala main (et non la main ou Ie bras qui vont auballon), il n'y a pas de faute. M, Bouchardeau s'est accorde une trop grandemarge d' interpretation.

Pour preuve ce recent fait divers qui relatait une collision «volontaire» : une femme trompeeayant surpris son mari au volant dc sa voiture accompagne de sa maitre sse Ie poursuit etemboutit sa voiture it un carrefour.

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lm
Sticky Note
No domínio da ação humana, a noção de agentividade é fundamental, pois permite distinguir um simples deslocamento ou movimento de uma ação. A ação seria uma intervenção no mundo de um dimensão física (comportamento observável) e uma psíquica (intencional, motivada, com um fim)
lm
Highlight
Page 16: Intro à la narratologie

I" ,I lixcr 101 linutc qui SL;parl' lc gL'slL' iUIL'l'lIl1 Ill' "lIll1dl"lll IU)II punissablcest 101 ulchc parlois mctaphyxiquc du « rL'l'L'I'L'L' " (hOlllllll' de Irkl'!'IIL'L"), i l«:'J('lIIfJS. 17.06.lJX)

Apartir d 'un fait observable (« Ie ballon a bel et bien hcurtc la main du dcfcnseurchilien ») l' interprete, asavoir I' arbitre, doit trancher entre deux cas: « I' incidentnon punissable », c 'est-a-dire un evenement contingent, ou <de geste interdit»,c'est-a-dire une action deliberee. En sifflant penalty, l'arbitre a opte pour Ia se­conde interpretation. II a estime que c'etait Ia main qui etait allee volontairementau ballon. Je souligne le terme «volontairement» car un mouvement dirige etcontrole est un mouvement voulu, done intentionnel. Dans le cadre du match defootball, la regle est claire: «s' il n 'y a pas d' intention, il n 'y a pas de faute ». Ceconstat permet de completer la definition de l ' agent proposee plus haut : ala suitede Davidson (1991), on considerera qu'«un individu est I'agent d'une actionsi on peut decrire Ia chose quil a faite sous un aspect qui la presente commeintentionnelle» (p. 208). Ace propos, j'insiste avec Janette Friedrich (1999) surIe fait que s'il faut certes connaitre l'intention pour pouvoir decrire une action,« la correspondance entre l' action observee et son jugement teleologique est,pour I'observateur, toujours incertaine» (p. 253). Le philosophe Jiirgen Habermasdccrit trcs clairement cette incertitude:

I.orsquc j'observe un ami qui passe au pas de course, de I'autre cote de la rue.j'ai,cortes. la possibilite d'identifier son passage rapide comme une action. D'ailleurs,il certaines tins, la proposition «il passe rapidement dans la rue» sera suftisante entaut que description de l'action ;en effet, nous attribuons ainsi al'acteur l'intentionde se rendre aussi rapidement que possible quelque part plus bas dans la rue. Maisnousnepouvonsdeduire cette intentionde notreobservation; nousadmettonsplutotl'existence d'un contexte general qui justifie la supposition d'une telle intention.Cela dit, rneme dans ce cas, l'action - et c'est la Ie fait remarquable - necessiteencore une interpretation. II se pourrait que notre ami cherche ane pas manquerson train, ane pas arriver en retard a sa conference ou aun rendez-vous; il sepourrait aussi qu'il se sente persecute et qu'il fuie, qu'il vienne d'echapper aunattentat et se sauve, qu'il soit panique pour d'autres raisons et ne fasse qu'errerau hasard, etc. Du point de vue de l'observateur, il nous est possible d'identifierune action, mais non de Ia decrire avec certitude comme la realisation d'un pland'action specifique ; car il faudrait, pour ce faire, connaitre l'intention dactioncorrespondante. (Habermas, 1993: 66-67)

2 Intention et responsabilite

Dans Ie langage ordinaire, on ernploie souvent indifferernment Ies termes inten­tion et motif. Cependant, pour Ia clarte du propos, il semble utile de poser unedistinction theorique entre ces deux concepts. A Ia suite d'Anscombe (1990),on dira que «I'intention d'un homme est ce qu'il vise ou ce qu'il choisit; son

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1I10lilest CL' qui determine son hili Oil SOli choix » (p, 2() I). LL' motif est cc qui1I\l'1I1 I'agent, lclcmcnt dcclcnchunt I'll quclquc sortc. Situc cn amont de I'uc­11011, il est lcquivalcnt, dans lc cluu lip de lactionncl, de la cause dans Ie champIll' I'cvcncmcnticl. En revanche, I' intention a une dimension pro-active dans Ianusurc Oll elle implique une projection, une planification, un but, l'agent ayantII ilL' representation des effets de son action. L'intention est des Iors orienteevcrx I'uvcnir, Cette dimension temporelle est soulignee aplusieurs reprises par

RIL'll'Ur:

Pource qui concerne Iecaractere d' anticipation de I'intention, c' est I' intention-de,et non sa forme adverbiale, qui constitue l'usage de base du concept d'intention.Dans Ie cas de I' action accomplie intentionnellernent, la dimension temporelletic I'intention est seulement attenuee et comme recouverte par l'execution quasisirnultanee. Mais, des que I'on considere des actions qui, comme on dit, prennentdu temps, l'anticipation opere en quelque sOfte tout au long de l'action. Est-ilun geste un peu prolonge que je puisse accomplir sans anticiper quelque peu sacontinuation, son achevernent, son interruption? (Ricceur, 1990: 102-103)

1'1HIrdcfinir I' action humaine, Ia notion d' intention (<< souhait» au sens d' Aristote1111 «vouloir actif» au sens de Pharo (1990)) semble etre un element central:-xcst I'intention qui constitue Ie critere distinctif de I'action parmi tous Ies""I res evenements » (Ricoeur, 1990: 94). Est-ce adire que l'mtentionnalite estl'I lc-merne une propriete de I' action? En d' autres termes, n' y a-t-il que des actionsnucntionnelles ? Sachant que l'on peut faire quelque chose sans l'avoir voulu, ilv.uu la peine de sarreter quelques instants sur cette question,

I .vxperience quotidienne montre que les comportements humains ne sont pasioujours parfaitement conscients ou volontaires et qu'il existe une differencequulitative entre I'acte volontaire puret 1'« accident». En sernantique de l'action,111I s' accorde generalernent pour distinguer I'action intentionnelle et I'action1/(/1/ intentionnelle:

L'idee essentieJle est qu'il y a une difference de nature entre ce dont I'agenta I'initiative (ce qu'il fait arriver parce qu'il cherche a le provoquer) et cc quisimplement arrive ou se produit sans que cela soit recherche (ce qui arrive paraccident, par inadvertance, par erreur, ou ce qui est fait sous la contrainte, sousune impulsion aveugle, malgre soi, etc.). (Quere, 1990: 87)

Poser une distinction entre l' action intentionnelle et I' action non intentionnelleL" est admettre que si l' intention implique l ' action, I' inverse n' est pas vrai. Pourquoialms, pourrait-on objecter, ne pas considerer les actions «non intentionnelles»cornme de simples «evenements» ? A ce stade de notre reflexion, il semble queI'on a interet ane pas confondre Ia categoric des evenements qui comprend lesphenomenes physiques (« il pleut») ou Ies faits qui simplement adviennent (<< Xmeurt») sous l' effet de causes avec la categorie des actions qui, intentionnelles

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Highlight
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ou pas, impliquent de louie Iacou des agents humuius. Agir par ruadvcrtuucc oupar crreur c'cst cncorc agir, En revanche, la difference quulitruivc entre l'uctionintentionnelle et Faction non intentionnelle trouve toutc sa pertinence lorsqu'ils'agit d'imputer une responsabilite a I'agent. En effet, I'expression de I'inten­tion est le signe le plus manifeste de la prise en responsabilite de l'action par unagent. Des notions comme celie d' «homicide involontaire» ou d' « imprudence»montrent que le degre de responsabilite est cvalue proportionnellement au degredintentionnalite:

Les criteres du plein gre et plus encore ceux du choix preferentiel sont d' emblee descriteres d' imputation morale et juridique. La contrainte et I' ignorance ont valeurexpresse d'excuse, de decharge de responsabilite. Si le plein gre merite louangeet blame, le contre-gre appelle pardon et pitie. (Ricoeur, 1990: 121)

Agir de plein gre, c'est-a-dire volontairement, est considere comme Ie signed'une possible imputation morale et juridique: il faut que l'action puisse etreevaluee comme intentionnelle pour tomber sous Ie blame ou la Iouange. A cepropos, on notera que la dichotomie stricte entre intentionnel et non intentionneldoit etre relati visee. II semble plutot qu' il existe un continuum entre I' action nonintentionnelle pure (par exemple, quand, lors d'une reception, I'un des convives,qui tient un couteau a la main, est bouscule, tombe sur un autre convive et, decc fail, lc poignardc involontairement) et I'action intentionnelle, consciente,volontairc ct rnotivce (un homme tue son voisin parce que la fumee de son bar­hccuc lincommode). Entre ces deux cas de figure, il existe d'autres situationsdans lcsqucllcs Iedegre d' intentionnalite, respectivement de responsabilite, varieconsiderablcment.

Prenons quelques exemples. Tout d'abord, un cas de mort accidentelle aproposde Iaquelle Ia justice a do statuer: la mort de Ia princesse Diana'. Quelques joursapres l' accident du pont de I' Alma, Ies six photographes qui ont poursuivi lavoiture sont inculpes d'homicide involontaire par Iajustice francaise. La presses'interroge alors sur ce grief: «Les paparazzi accuses de la mort de Diana: maisqu'est-ce que la responsabilite ? » lit-on dans Ies journaux. Dans un des articles,la notion d 'homicide involontaire est expliquee et comrnentee :

(II) Pour accuser quelqu'un d'homicide involontaire, il faut etablir un lienparticulier de causalite, expliquent Ies juristes, entre le comportement ducoupable et la mort de la victime. Mais il ne suffit pas de n'irnporte quelenchainement de circonstances, Sinon, vous vous retrouveriez coupabled'avoir lance un coup de fil aun ami, Ie retardant ainsi de quelques minutes,ce qui I'aurait force ase precipiter hors de chez lui pour attraper un train etl'aurait finalement pousse sous les roues d'une voiture.

3, Diana, princesse de Galles et epouse du prince Charles, est decedee d'un accident de voitureit Paris, Ie 31 aout 1997,

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Non: il Iaut \IIrc lex al'll',s du l'tIlIPllhk nu-nt de de nature il provoqucr lc dramcavcc unc ccrtninc probubiliu-, IIII'Y a pas de rcsponsahilitc pour lexcomcidcnccs,Il'S hasards, lex cas Iortuits, Sl uurlluurcux soicnt-ils, (l.t' Nouveau Quotidien,04,09,97 )

II' CIS de l'hornicidc involontairc est interessant. II montre que I'on peut etre\ oupublc de la mort de quelqu'un sans pour autant I'avoir voulu. Dans I'affairedl' III mort de Diana, I'intention des paparazzi n'etait certes pas de provoquerI' .ucidcnt rnortel, mais de voler quelques photos. La poursuite a-t-elle provoqueh: dr.unc 'l Le degre de probabilite n'a pas etejuge suffisant et 1'inculpation a etelvvcc. l.'hornicide involontaire, en tant qu'action non intentionneIle, represente,'II quclque sorte le degre minimal de responsabilite et de culpabilite, le degremaximal etant Ie meurtre premedite, Entre les deux, il yale meurtre «passion­111'1", Pre nons-en un exemple. II s'agitd'un fait divers tragique: un homme, decritpourtunt comme un «citoyen ordinaire », decharge sur sa femme six balles depistolct. Voici Ies faits tels qu'ils ont ete rapportes dans Ies journaux:

( 12) Le 10 mars 1997, un citoyen ordinaire et employe modele abat sa femmede six balles de pistolet. Plus agee que lui et partiellement impotente, elleavait pris I'habitude de le houspiller pour un oui ou pour un non, Ce soir­la, elle avait eu un mot de trap, le faisant disjoncter, Le detonateur de cedrame familial, c'est.i. Jacques Chirac. lndirectement, bien sur. Madametient aecouter l' allocution televisee du president francais, Monsieur n' ena aucune envie. Mais elle lui impose sa volonte. Pour la derniere fois. II sedonne« du courage» en avalant une grosse lampee de cognac, puis fait taireles recriminations dont elle I'accable en vidant son 7,65 sur elle. Depuishier, Ie meurtrier est juge devant la Cour d'assises de Geneve. (Le Matin,05.05.98)

( ,l' rneurtrier K. n' ayant pas conteste avoir tue sa femme, la justice a do evaluerIII nature de son action: «meurtre premedite» ou «meurtre passionnel»? Laquestion etait en gros de savoir si K. avait tue de sang froid avec premeditationIlU irnpulsivement sous le coup d'une emotion. Le jury de la Cour d'assises aoptc pour le deuxieme cas et a inculpe le meurtrier de meurtre passionnel:

(13) Le jury a ainsi admis que K. avait agi sous Ie coup d'une emotion violente,submerge par un ras-le-bol devenu colere, A cela se sont ajoutes les effetsde I' aleool. L'emotion etait excusable en raison de son etat depressif et desincessants reproches de son epouse. La responsabi lite restreinte a ete admise,(Tribune de Geneve, 06,05.98)

l.cs justifications rnentionnees (emotion violente, colere, alcooI, etat depressif,rcproches de I' epouse) constituent autant de faeteurs causaux declenchants. Ledcgre d'intentionnalite de l'agent est evaluc ici en fonction de la nature de ce quiII provoque I'acte meurtrier, L'intention cI Ie motif apparaissent indissociables.

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Si la rcsponsabilitc rcxtrcintc a ele admisc, ccst que lujusticc u rcuu comptc dufail que Ie rncurtricr avait etc mQ par des forces cxtcricurcs,

Prenons rapidement deux derniers exemples. Le premier conccrnc la debacle, enSuisse, de la Banque Vaudoise de Credit, suite a I'incompetence de son directeurgeneral, Hubert Reymond. D'abord accuse de faux renseignernents, I'ancien patronde la banque est finalement acquitte : «responsable, mais pas coupable penale­ment» telle est la conclusion du president du tribunal". Le cas est interessant. SiHubert Reymond est declare «responsable » c' est qu 'une gestion fautive peut luietre imputee. En ignorant les signes de deterioration financiere et en fournissantdes informations lacunaires, il a bien concouru ala deconfiture de la banque. Enrevanche, il n' est pas coupable, au sens penal, parce qu'il a simplement agi parnegligence et incompetence (en toute bonne foi, en somme !). Les conclusionsdu tribunal sont explicites:

( 14) Le tribunal a juge qu' il avait objectivement enfreint le code penal en diffusantdes informations incompletes, passant sous silence la situation reelle de labanque a un moment ou les risques de credits explosaient. Mais rien n'indi­que que I' accuse ait eu conscience de delivrer des renseignements errones,tant il etait persuade que la banque allait s'en sortir. [... ] Hubert Reymondn' a done pas commis intentionnellement le delit qui lui est reproche, memepas sous la forme attenuee du dol eventuel, I' accuse etant «denue d' espritde calcul ». Quant a la negligence, elle n'est en I'occurrence pas punissable.« L'incornpetence et l'echec ne relevent pas de la loi penale », souligne Iepresident. (Le Temps, 03.12.99)

Les circonstances attenuantes sont l'absence de conscience de la portee de sesactes, I'absence d'esprit de calcul et I'absence d'intentionnalite de l'accuse.«L'incompetence n' est pas penale, merne si la betise tend ainsi a servir un peufacilement de brevet d' innocence» ironisera un journaliste a I'annonce de I'ac­quittement. Si dans Ie cas relate ici la negligence est declaree non punissable, ellepeut I'etre dans d'autres. C'est ce qu'a decide, par exemple, Ie Tribunal federala propos de I'endormissement au volant:

(15) S'endormir au volant est une faute graveQui s'endort au volant I'a bien cherche. Telle est en substance I'analyse duTribunal federal dans un arret pub lie vendredi.Les juges etaient saisis du cas d'un conducteur qui s' etait brievernentendormiau volant alars qu'il circulait a 120 kmlh a 5 h 45 du matin sur I'autorouteet avait cause un accident entrainant des degats materiels. Les autorites du

4. Lors du proccs du sang contamine qui a eu lieu en fevrier 99 devant la Com de Justice de laRepublique francaise, Paul Ricoeur a ete appele it ternoigner it propos d'un enonce similaire,la famcuse phrase de I'ancienne ministre Georgina Dufoix: « responsable mais non coupable»(voir l'articlc dans Le Monde des Debats (avril 1999) qui reproduit I'essentiel de I'interventiondu philosophe).

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canton de Herne uvuicut plonolln; lin rctruit de pcrmis de conduirc pour 1111

mois. Sur recours, Il' '1'1' cunlinuc lc point de vue de l'Ollice federal desroutcx : ccst trop pell,Statuant en Il)l) I sur un cas scmblable, les juges avaient admis que piquerdu ncz quand on conduit pouvait constituer une faute legere, susceptibled'un simple avertissement. lis reviennent sur cette appreciation ala lumierede travaux medico-legaux qui demontrent que I'endormissement au volantest toujours precede, chez une personne saine, de signes avant-coureurs.Paupieres lourdes, bouche seche, perte de tonus musculaire, absences ...autant de signes parmi d'autres qu'il est irnperatif de s'arreter,Au vu de ces travaux, estiment les juges, c'est de deux choses l'une. Soitle conducteur a pris le volant dans un etat de fatigue deja avance, ce quiconstitue une negligence grave. Soit il etait, au debut de son voyage, en etatde conduire mais a ensuite plonge dans la somnolence a cause de la dureede l'etape, de la monotonie de la route ou pour toute autre raison. Dans cecas, il est tout aussi fautif car les symptornes evoques plus haut auraient duI'amener a faire une pause. (Le Temps, 20.05.00)

l-ort des rapports medicaux, le Tribunal federal, appuye par I'Office federal desroutes, a decide que le sommeil au volant constitue une faute «aussi grave que laconduite en etat divresse et entre dans la categoric ou I'autorite doit prononcerlin retrait de permis quelles que soient les circonstances du cas d'espece », Lepostulat est que celui qui s'endort au volant a commis volontairement une im­prudence. En effet, conscient de son etat (cf. les «signes avant-coureurs » citesdans les travaux medico-legaux), I'automobiliste peut se representer les effetsde son action. Sa responsabilite est done totale.

I.csdeux cas de negligence-imprudence relates ci-dessus, I'un sanctionne, I'autrepas, montrent que l'interpreration des actions est sans cesse sujette a discussion.l.'interpretation de I'agir humain a souleve de nombreuses controverses, doninotamment Ie debat entre I' «explication» et la «comprehension».

3 Explication et comprehension

« Nous expliquons les choses, mais nous comprenons les hommes » affirrnait lcphilosophe Wilhelm Dilthey. La distinction explication-comprehension est issuede la philosophic allemande du Xl.X" siecle. Elle etablit une difference entre lcsavoir explicatif des sciences de la nature, qui recherche les causes et veri fiedes lois, et Ie savoir comprehensif des sciences de I'esprit qui vise a apprehcn­del' Ie sens des conduites humaines et recherche plutot les motifs et les raisonsd'agir, C'est en fait une reponse theorique au probleme que pose le statut dessciences humaines a cette epoque. La question est alors de savoir si les sciencesde I'hornme forment avec les sciences de la nature un ensemble homogene etcontinu ou si les conduites humaincs, de par leur nature intentionnelle, reclament

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un mode dintclligjhilitc spcciliquc. Dans cc debar, lcs Il'I'I11l'S «vxpliqucr » ct«comprcndre » dcvicnncnt lcs crnblcrncs de deux camps CII prcscnc« : " lc tcrrncexplication designe la these de la non-differenciation, de la continuitc cpixtcmo­logique entre sciences de la nature et sciences de l'homme, tandis que Ie termecomprehension annonce la revendication d'une irreductibilite et d 'une specificitedes sciences de l'homme » (Ricceur, 1986: 161). Dans son Introduction al'etudedes sciences humaines (1883), Dilthey prone une coupure epistemologique aunom d'une difference ontologique radicale entre les «sciences de I'esprit » ou«sciences humaines » (Geisteswissenschaften) et les «sciences de la nature»(Naturwissenschaften), physique et chimie principalement. Les arguments sontles suivants :

Les sciences de la nature expliquent les choses, Ies realites materielles ; cellesde I'esprit font comprendre Ies hommes et leurs conduites. L'explication est lademarche de la science proprement dite ; elle recherche les causes et verifie deslois. Elle est deterministe : les memes causes produisent toujours les memes effets,et c'est precisement ce que disent les lois. La rencontre d'un acide et d'un oxydedonne toujours un sel, de l'eau et de la chaleur.Manifestement, les sciences humaines ne peuvent viser ce type d'intelligibilite.Cc qui rend les conduites humaines intelligibles, c'est qu'elles sont rationnelIes,ou du moins intentionnelles. L'action humaine est choix d'un moyen en fonctiond'unc fin. On ne peut I'expliquer par des causes et des lois, mais on peut la com­prendre, (Prost, 1996: 151)

En sornrnc, cn proposant un mode d'intelligibilite propre, la notion de compre­hension vise aconferer aux sciences de l'homme une respectabilite scientifiquecgale acelie des sciences de la nature.

Dans le domaine de l'histoire, le debat entre expliquer et comprendre a eteparti­culierement vif. II a vu se dresser deux camps opposes: du cote du comprendre,des historiens comme Raymond Aron et Henri-Irenee Marrou; du cote de I'ex­pliquer, Fernand Braudel et Ernest Labrousse, pour ne citer que quelques grandsnoms de I'historiographic francaise. Dans sa these Introduction ala philosophiede l' histoire (1938), Aron reprend ason compte I' opposition expliquer/compren­dre. L'histoire etant ason sens une reconstruction dans laquelle I'historien doitsimpliquer, illaisse l'observation objective et detachee des faits et la recherchede chaines causales aux sciences de la nature pour proner une appropriation dessignes exterieurs pouvant exprimer une vie psychique interieure et 1'« intropa­thie » de l'historien dans des vies etrangeres, L'hypothese est que l'historien necomprend Ia vie des autres que dans Ia mesure ou il peut transferer son experiencevecue, II ne comprend qu'a travers ses propres pratiques sociales.

Marrou, egalernent, affirme que I' on ne comprend I'autre que par sa ressemblanceanotre moi. Comprendre suppose par consequent une forme de connivence avecl' autre, une « sympathie » :

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Couuucut cnmprcudrc. SlIlIS ('('Ill' dlSposilioll cl'csprit qui 1I01lS rend connaturcls a

uutrui, 1I01lS pCI'IlIl'\ de Il'SS\'1I111 SI'S passions, de rcpcnscr sex idees SOLIS 101 lumicrcmcmc Oll ilks vit, ell lUI 11101 d\' connnunicr avec lautrc. Lc tcrrnc de syrnpathieest mcmc insulfisant ici : l'lIlll' lhistoricn ct son objet c'est une amitie qui doit seuoucr,si I'historicn vcutcomprcudrc, car, selon la belle formule de saintAugustin,«on nc pcut connaitrc pcrsonnc sinon par l'amitie ». (Marrou, 1954: 98)

1'0111' lcs antipositivistes que sont Aron et Marrou la methode historique ri'estquunc extension de la comprehension «naturelle » d'autrui: portant sur des.utions humaines regies par des intentions, des projets et des motifs, elle peutII-s comprendre par une introspection semblable acelIe par laquelle nous com­pn-nons les intentions et les motifs d' autrui dans Ia vie quotidienne. II s' agit iciduu raisonnement par analogie: I'historien transfere - transpose - au passe desmodes d'explication (au sens courant, non scientifique) qui font leurs preuvesdans son experience sociale quotidienne. Ce type de raisonnement suppose evi­dcmment que l'on postule une continuite entre les hommes atravers les siecles".'I'rl's concretement, comment est cense proceder I'historien qui veut comprendre1111 phenomene historique? Dans ses Douze lecons sur l'histoire, Prost (1996)n 1111 mente ainsi la demarche comprehensive:

Du point de vue de la logique, I'explication de l'historien ne differe pas de celIede I'homme de la rue. Le mode de raisonnement mis en ceuvrepour expliquer laRevolutionfrancaisen' est pas Iogiquernent differentdeceluiqu'utilise I'homme dela rue pour expliquer I' accident ou le resultat des elections. [L'historien] appliqueau passe des types dexplication qui lui ont permis de comprendre des situationsou des evenernents qu'il a vecus. Quand l'historien dit que I'augmentation desimpots ala fin de son regne a rendu Louis XIV impopulaire, c'est le contribuablequi parle... Et sur quoi l'historien se fonde-t-il pour accepter au refuser Ies expli­cations que lui proposent ses sources, sinon sur sa propre experience du monde etde la vie en societe, qui lui a appris que certaines choses arrivent, et que dautresn'arrivent pas? (Prost, 1996: 158-159)

Concemant la demarche comprehensive, il faut encore preciser qu'elle ne sercduit pas arechercher seulement les mobiles et les intentions qui determinentlcs actions humaines, mais qu' eUe porte plus generalement sur la comprehensiondu monde social et historique, merne quand les hommes sont sans prise sur lescvcnements et qu ' ils se contentent de s' adapter aIa situation. L' essentiel est quelTS comportements apparaissent investis de sens et de valeurs :

On peut en effet affiner l'analyse et distinguer, avec Max Weber, entre les ac­tions orientees subjectivement par les intentions ou les croyances des individusqui poursuivent leur but - ou leur reve - independamment du reel (rationalite

5. Pour les partisans du raisonnement analogiquc, lc trunsfcrt peut fonctionner dans les deuxsens, I'explication du passe pouvant cgalcmcnt nourrir I'cxplication du present (d'ou lajustification d'enseigner l'histoire '1).

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subjective par Iiuulitc), ct lcs uctions oricutecs judicil'IISI'IIII'lIl cl qlll n-poudcntde fucon adaptcc a unc situation (rationalitc objective purjusu-sxc). ll cst dcx his­toircs plcinement hurnaincs, ou Ics intentions pescnt bien pcu, tant lu marge estetroite, comme l'histoire des crises frumentaires: les rnauvaiscs rccoltcs de ble,les hausses de prix qu'elles provoquent, les famines, la mortalite qui en resulte nesont pas du domaine des motifs ou des raisons, par opposition aux causes, maisce sont des situations auxquelles les contemporains s' adaptent et donnent sens,(Prost, 1996: 156)

En reaction ala methodologie comprehensive et sous I' influence de la sociologiedurkheimienne, un autre courant historiographique emerge, qui se reclame deprocedures plus rigoureuses. Dans un article celebre de 1903 intitule «Methodehistorique et science sociale », Francois Simiand refute la methode comprehen­sive, cette methode qui revient, pour l'historien, a«imaginer les actions, lespensees, les motifs des hommes passes, et cela d'apres les actions, les pensees,les motifs des hommes qu' il connait, des hommes actuels» (1903 : 95). II critiqueI'emploi d' une psychologie «vague et mal elaboree » et surtout «1' applicationinconsciente de regles analogiques postulees sans discussion prealable » (ibid. :95). II propose aux historiens de se detourner de leurs «idoles» accoutumees :I'cvcncmcnt unique, Ie grand personnage et le cas singulier pour se consacrer aI'ct udc des rcgularites et des phenomenes repetitifs apartir desquels il est possiblede construirc des explications, voire d 'induire des lois du social. Cette conceptionqui sinspirc tres clairernent des sciences de la nature appelle une strategic derecherche precise, asavoir Ie recours au modele deductif de l' explication:

Un evenement est explique quand il est «couvert» par une loi et ses antecedentssont legitimement appeles ses causes. L'idee cle est celle de regularite, asavoirtoutes les fois qu'un evenernent du type C se produit en un certain lieu et en uncertain temps, un evenement d'un type specifique E se produira en un lieu et enun temps en relation avec ceux du premier evenernent. (Ricoeur, 1983: 162)

Pretendre «expliquer » scientifiquement un evenement historique, c'est donefaire I'hypothese que celui-ci est repetable et previsible. C'est precisernent Iepostulat de l'histoire «sociale », courant historiographique important concre­tise par les premiers travaux de Labrousse dans les annees 1930 et les grandsprogrammes de recherche menes par Ie rnerne Labrousse et par Braudel apartirdes annees 1950. Ces historiens soutiennent que I'explication historique peutsuivre le meme schema que I'explication d'un evenement physique, tel que larupture d' un reservoir d' eau par le gel, ou d 'un evenement geologique, tel qu' uneavalanche ou une eruption volcanique. C'est ainsi que Labrousse explique, parexemple, «comment naissent les revolutions », Dans ce texte d'une vingtainede pages, retranscription d'une conference prononcee dans Ie cadre du Congreshistorique du centenaire de la revolution de 1848, Labrousse compare troismemes evenernents historiques, a savoir trois revolutions francaises, celle de

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I7'tN, ccllc de I'tun l'l l'l'lIl' dl' IH·Il" SOli hypothese csl quc la revolution deIH4H ncst qu'unc « rcpctirion » dc IIHl) ct IH3n. Sc lirnitant au temps mcmc desiouruccs rcvolutionnuircx « II Ill' s'agit pas pour moi de rcchercher Ies origineslointaincs de nos trois revolutions, mais sculcment, si je puis dire, le processus,la technique des jours memes Oll s' accornplit, au sens propre, la revolution»( Il)4X : 3) -, iI va s 'efforccr de montrer une similarite de structure entre les troisl'as ct cxpliquer de facon causale Ie phenomene «revolution ». Pour Labrousse,l'C n'est pas I' action de tel ou tel personnage, ni I' affrontement de tel ou telgroupe social qui constitue le fait historique, mais plutot 1'« accident» qui vientn1I1lpre la continuite conjoncturelle, comme par exemple, la flambee des prix ouline mauvaise recolte. La premiere phrase de sa conference annonce d'emblee lepcu de poids qu' il donne au facteur humain et psychologique : «Les revolutionsSL' tont malgre les revolutionnaires » (1948: 1). Dans son explication causale, ilva presenter ce qu'il nomme 1'« explosion» revolutionnaire comme Ie resultatineluctable de forces irrepressibles :

(16) Pour realiser une revolution du genre de 1789, de 1830 ou de 1848, pourmettre une masse en mouvernent, en l'absence d'un mot d'ordre de grandparti populaire et de ce choc traumatique de la defaite ou de l'occupationdont je parlais tout al'heure, la seule force assez puissante sera un fait, ega­lement de masse, dont le fait economique constitue Ie type Ie plus accompli.(Labrousse, 1948: 3)

l.a chaine causale est annoncee : c'est un fait economique qui est la cause delcxplosion revolutionnaire. Suivons le raisonnement de Labrousse dans sontcxte :

(17) Premier element explicatif de I'explosion revolutionnaire : c' est un etat detension economique, Tension economique, en 1789,en 1830, en 1848; sansdoute les facteurs sont differentsabien des egards ; ils demeurent cependant,au fond, tres proches. L'histoire de nos difficultes economiques aces troisdates se repete etonnamment. (ibid.: 4)

I.abrousse remonte aussitot a la cause de cette tension economique : un «ac­cident naturel », a savoir de mauvaises recoltes: «A l'origine des difficultescconomiques, je vais done trouver un fait naturel, un fait spontane, echappant ala volonte de l'homme» (ibid.: 4). De la crise economique, Labrousse montrecnsuite que I' on debouche ineluctablernent sur une crise sociale (mauvaisesrecoltes ~ hausse des prix ~ effondrement du pouvoir d'achat ~ faillites etchomage dans l'industrie) pour aboutir enfin ala crise politique:

(18) Cette crise politique va donner a la crise sociale un objectif politique, et lacrise economique donnera ala crise politique une immense force sociale.Nous apercevons maintenant la nature de notre melange explosif. C'est,dans les trois cas, la rencontre d'unc grande commotion economique et de

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grandc~; dilficultcs politiqucs.Ia rcncontrc d'uuc gl'lllldl' nlSl'l'l'lIl1ollliqllc ctcl'unc grande crisc politiquc.Ia crisc politiquc traduisaut cllc I IIt'l Ill', dans unclarge mesurc, des antagonismes sociaux anterieurs ct divisant profondcrncntla classe dominante ou les classes dominantes, (ibid.: 19)

En parlant de «melange explosif », Labrousse reconstruit Ie fait historique ala maniere des sciences de la nature, au les memes causes produisent toujoursles memes effets, au la rencontre d'un acide et d'un oxyde donne toujours unsel, de l'eau et de la chaleur". Deux forces sont done en presence: une tensioneconomique et une tension politique, deux ingredients, en somme, dans cetterecette que decrit Labrousse pour faire une revolution. II ajoute toutefois cetteremarque:

(19) Mais, ce n'est pas encore assez pour l'explosion! Pour que ces deux forcesconjuguees, tension economique et tension politique, fassent tout sauter, ilva falloir qu'elles rencontrent une resistance.En 1789, ce sera la preparation du coup de force royal.En 1830, les Ordonnances.En 1848, le refus de toute promesse de reforme et I'interdiction de la mani­festation reformiste. (ibid. : 19)

La loi pour faire naitre une revolution necessite done un melange explosifconstituc d'une tension economique et d'une tension politique, d'une part, etd'un dctonatcur (la resistance gouvernementale) d'autre part. Fort de cette loi,I.abrousse s 'aventure dans I'histoire comparee pour expliquer lcs «revolutions»en France et les «evolutions» en Angleterre:

(20) Sir Charles Webster! Comme vos gouvernements ont su eviter cette «re­sistance », aux temps les plus dangereux! Je pense acette extraordinairetechnique de deminage, de desarnorcage revolutionnaire, du grand particonservateur anglais. En Angleterre, politique de souplesse : on cede atempset rien ne saute. En France on resiste - et tout saute. Je n' entends certes pasexpliquer ainsi lesdifferences entre lesevolutions anglaises et nos revolutionsfrancaises. Ce n' est la qu 'un aspect, je dirais presque second, improvise - etcomme litteraire - de la question. Mais je me demande neanmoins si ce faitn'explique pas, pour une part.Ia presence du caractere explosif dans notrehistoire interieure, et l'absence si remarquable de ce caractere au cours desderniers siecles de votre histoire. (ibid.: 19)

L' explication causale du phenomene revolutionnaire parLabrousse suscite aI'issuede sa conference quelques reactions de scepticisme, au milieu de l'enthousiasme

6. Cette idee que la science peut toujours etablir une previsibilite rigoureuse releve evidernmentdu scientisme de la fin du XIX' sieclc. On sait actuellement que la realite est plus complexe:les lois scientifiques ont perdu leur caractere purement deterministe et les sciences sont de­venues probabilistes.

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gcncrul.Un historicn dc l'lIss\'lllhh'I'Il'III-'IIIISM'/ll'lllll'lIll'nl a la mise en evidence

d'un cnchuincmcnt purcuu-ut IIH'tlll'l dl' l'IIlIS\'S, II doutc que lcs luctcurs dccritsaicnt rccllemcnt cui' importuncv 'I Ill' I ,111m HISSl' leur uccordc ct dcmande aeel ui-cis' i Inc vaudrait quand IIlCIIlI' pas lu pei Ill' de flo iIII n xlu irc l'hurnain «en se replacantdans l'ctat d'csprit des gells qui lllli agi» tihid.: 26). La reponse de Labroussesc fait sec he : <de u' ai pas prctcndu donner une interpretation des revolutionsfrancaises, mais une explication des mecanismes revolutionnaires des journeesrcvolutionnaires » tibid. : 26). Dans cette replique, la notion d' « interpretation»- terme nouveau dans Ie debat - apparait comme liee au versant comprehension.Dans Ie climatdualiste entre explication et comprehension, cette position apparaitassez logique. Sans entrer ici dans les longues discussions theoriques autour dela notion d'interpretation, on se bornera asignaler la tentative de Ricceur poursituer I'interpretation ailleurs en cassant la dichotomie expliquer-comprendre.Son hypothese est qu'« expliquer et comprendre ne constituent pas lcs polesd'un rapport d'exclusion, mais les moments relatifs d'un processus complexequ'on peut appeler interpretation» (1986: 162). Au dualisme methodologique,Ricoeur substitue une dialectique: «Expliquer plus pour comprendre mieux ».

Cette tentative dintegrer explication et comprehension dans ce qu'il appelle«I'arc hermeneutique de linterpretation» est largement commentee dans Dutexte al'action. On n'en citera que la conclusion:

Sur Ie plan epistemologique, je dirai qu'il n'y a pas deux methodes, la methodeexplicative et la methode comprehensive. Aparler strictement, seule I'explicationest methodique. La comprehension est plutot Ie moment non methodique qui,dans les sciences de I'interpretation, se compose avec le moment methodique deI'explication. Ce moment precede, accompagne, cloture et ainsi enveloppe l'ex­plication. En retour I'explication developpe analytiquement la comprehension.Ce lien dialectique entre expliquer et comprendre a pour consequence un rapporttres complexe et paradoxal entre sciences humaines et sciences de la nature. Nidualite, ni monisme. (Ricceur, 1986: 181)

4 Normes et valeurs de l'actionJusqu'a present, I'analyse a porte exclusivement sur I'action d'un agent unique,dote d'intentions et mfi par des motifs personnels. Or, meme individuelle, I' actionse deploie dans un cadre social generateur de conventions", En effet, quand ilagit, l' individu n' exprime pas seulement ses desirs « prives », mais egalement desregles «publiques » : «Ie sens [d' une action] depend du systeme de conventionsqui assigne un sens achaque geste, dans une situation elle-rneme delimitee parce systeme de conventions» (Ricoeur, 1986: 244). L' existence de normes au

7, L'action se deroule egalement dans Ull monde objectif regi par des lois physiques (la loi dela pesanteur, par exemple).

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de rcglcs nc signi lie pas pour aulanl qu'~, chaque gesll' nc L'OITl'SpOIHk qu ' unseul scns. Une mernc action pcut signifier des choscs diflcrcnrcs, conunc onpeut Ie constater dans cette anecdote tiree d'un texte de Nathalie Sarraute, LeMensonge:

(21) SIMONE: [... ] Moi je me rappelle, pendant la guerre ... II y avait des Cana­diens parachutes", Mon mari les avait rencontres dans la foret. lis fuyaientet mon mari courait vers eux, illeur tendait les bras..; Entin il a reussi alesramener a la maison, ..[ ... ]YVONNE: [... ] Allez-y, Simone, racontez ...SIMONE: Eh bien, je vous disais done que mon mari, quand il a vu ces para­chutistes, il s'est mis a courir et eux ils fuyaient, ils croyaient qu'il voulaitles capturer, il avait beau crier, agiter les bras ... Entin ils ont compris. Illesa ramenes ... lis etaient dans un etat.i. (Sarraute, (1967) 2005: 43-45)

Dans Ie contexte social de guerre, le merne geste de «courir et tendre les bras»est d' abord interprete par les fuyards comme un signe d' animosite (« ils croyaientquil voulait les capturer») puis, dans un deuxieme temps, compris comme unsignc daide (<< Enfin ils ont compris. Illes a ramenes»). Ce bref exempIe mon­trc qu' une rnerne action peut entrer dans des «scenarios» sociaux differents:« capture» vv« aide ». La notion de scenario, de scriptou de cadre, a ete elaboreepar la psychologic cognitive pour designer un schema d'action preetabli. Desact ivitcx socio-culturelles courantes telles que «aller au restaurant», «prendrelc train» ou «faire des achats» y sont decrites comme autant de sequencesdactions convcntionnelles, socialement stabilisees, se deroulant selon un ordrechronologique precis. Le script «Restaurant», par exemple, est represente sousla forme d' une suite de «scenes» :

SCENE I : ENTREELe client entre dans le restaurant. II cherche une table. II decide de l'endroit ou ils' assoit. II se rend a la table choisie. lis'assoit.

SCENE 2: COMMANDELe client se procure Ie menu, II examine Ie menu. II choisit Ie plat qu' il va manger.II fait signe au serveur. Le serveur vient a la table du client. Le client commandeIe plat choisi. Le serveur se rend a la cuisine, Le serveur transmet la commandeau cuisinier. Le cuisinier prepare Ie plat.

SCENE 3 : CONSOMMATIONLe cuisinier donne Ie plat au serveur, Le serveur apporte Ie plat au client. Le clientmange Ie plat.

SCENE 4: SORTIELe serveur ecrit la note. II se rend aupres du client. II donne la note au client. Leclient donne un pourboire au serveur. II se rend a la caisse. II donne de l'argentau caissier, II quitte Ie restaurant.

(Bower, Black et Turner, 1979, cite par Denhiere, 1984: 24)

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Vall Irijk, tlu i t!L;sigllL' L'l'S Sl-lllll'lIl'('S sll'n'ol ypL;CS SOliS le tcrmc d ' « action frames »,

k-x tIelinit COIllIllC suit: «( 'c sonl dl'S r.ulrcs sociaux, au scns d'unc organisationdu comportement social, cl tit'S cndrvx L'ognilifs, au scns d'unc organisation denos connaissances concernant la manicrc de se comporter dans certaines situa­tions ainsi que I' interpretation tics actions d"autres participants» (rna traductionde van Dijk, 1977: 10). Les actions d' autrui sont done evaluees en fonction deleur dcgre de conformite aux normes reconnues comme legitimes. La validitenonnative d'une action se mesure par rapport a deux criteres : d'une part, ce quiSL' fait habituellement dans une situation donnee et, d'autre part, ce qui do it selairc en fonction d'un code ethique ou de lois. Prenons le premier critere. Engeneral, Ie constat de non respect d'un schema d' action conventionnel est imme­diatement interprete comme une anomalie logique, une incoherence normative.Quclqu 'un qui n'« obeirait » pas au script canonique «aller au restaurant» et quidcmanderait la note et le dessert avant meme d'avoir examine la carte ou s'etreassis passerait a coup sur pour un fou, un original ou un farceur. Dans Revaz( 19(7), j'ai releve quelques cas de telles «ruptures» de scripts. Je n' en citeraidone qu'un ici. Dans Le Grand nigaud de Portobello, album illustre publie pourla premiere fois en Union sovietique en 1928, est racontee la vie quotidienned'un habitant de Londres qui manifestement ne se comporte pas normalement.II «enfile son pantalon sur ses oreilles», «met les pieds dans son veston», «secoiffe du chat de sa proprietaire » pour ne citer que quelques exemples. A lagare, «il demande un bouquet au lieu d'une reservation» et, au bar, «un aller­retour pour Birmingham». A chaque occurrence d'une action anormale, unpcrsonnage observateur - un voisin, un passant, un employe - evalue la nonconforrnite en s'exclamant: «Oh, mais c'est le grand nigaud de Portobello! ».

i\ la fin de 1'histoire, le «nigaud» tente encore de partir en train a Birmingham,mais une fois de plus le script n' est pas honore puisque Ie «voyageur» s'installedans un wagon desaffecte, y passe plusieurs jours en attendant de se retrouveril destination, jusqu'au moment OU, constatant qu'il est toujours a Londres, «ilsoupire a fendre I'ame » et s'etonne : «Que signifie cette plaisanterie?Adieu monjoli Birmingham! Me voila revenu avant d'etre parti !» (Marshak et Rosenthal(1928) 1999). Cette derniere action est evaluee en derniere page par tous lespcrsonnages de I'histoire reunis pour crier en cceur : «Oh, mais c' est Ie grandnigaud de Portobello! ». Dans cette histoire, il y a toujours quelqu'un garant dela norme, pour evaluer le comportement anormal du personnage principal.

On notera a ce propos que les savoirs partages concernant les normes de com­portement - ce qui se fait habituellement dans une situation donnee - sont liesnon seulement a des groupes sociaux, mais aussi a des entites culturelles. Dansla recherche des causes de la catastrophe du Boeing d'Egyptair, Ie 31 octobre1999, par exemple, les enqueteurs americains ont privilegie la these du suicide ducopilote, suite a l'analyse du comportement de ce dcrnier juge comme« etrange ».Scion la transcription des deux derniercs minutes du vol, Ie copilote a dit «je

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Page 23: Intro à la narratologie

mcn rcmets a Dicu » aprcs que lc commandant est sort] du col'kpit pour allcraux toilettes. II aurait ensuitc dcconnecte Ie pilote automatique ct mis la mancttedes reacteurs sur position «ralenti» avant de pousser vers I' avant Ie manche decontrole de l' avion, Ie faisant piquer du nez, tout en repetant la formule «je m' enremets a Dieu » « sur un ton monotone, presque incantatoire» ont juge les experts.La repetition, une dizaine de fois au moins, de cette formule est apparue auxyeux des experts americains entrer dans le scenario «suicide ». A la lecture durapport, les Egyptiens ont immediatement reagi a la these du suicide en faisantvaloir une autre interpretation des dernieres paroles du copilote :

(22) L'etrangete supposee du comportement de Battouti, reste seul dans le cockpitpendant un fatal passage aux toilettes du commandant de bard, est vue icicomme parfaitement normale. [... ][e Je m'en remets a Dieu »] «C'est le genre de formule religieuse qu'on sorta tout va chez nous, un peu comme vous diriez «man Dieu ! » au simple­ment « m ... l » assure Hani, vendeur de journaux au centre-ville, qui veutvoir dans le crash «une cause que les Americains se refusent a avouer». Lalangue populaire, il est vrai, raffole du nom de Dieu, que ce soit dans I'ex­pression leitmotiv «in cha Allah» (si Dieu le veut) au pour assurer de sonbon etat de sante -« al hamdulillah », Dieu merci, tout va bien -, en passantpar «ustaghfirullah » Ue demande le pardon de Dieu) prononce au passaged'unc silhouette feminine attrayante. Pour un psychiatre arabophone, citedans I' cnquete americaine, il est d' autant plus normal que Ie copilote aitrcpctc cctte formulc qu 'il etait en situation de stress au de grand danger. (LeTemps , 15.08.(0)

L'avis d'un vendeur de journaux du Caire, d'une part, et d'un psychiatre ara­bophone, d'autre part, ternoignent d'un meme savoir culturel partage par desgens de conditions sociales differentes: l'expression «je m'en remets a Dieu »

est courante dans le langage ordinaire et ne peut en aucun cas etre interpreteecomme le signe de 1'actualisation du scenario «suicide ».

Dans le cas particulier de textualisation des actions (a l'oral comme a l'ecrit), onnotera que, lorsque les actions representees se deroulent selon l' ordre canoniquedu script, il est inutile de les citer toutes, sous peine de violer la premiere maximeconversationnelle de Grice - dite de «quantite » - qui prescrit de donner autantd'informations qu'il est requis, mais pas plus. Dans l'extrait suivant, cite par Ecodans Lector infabula comme exemple d'un texte trop (et inutiIement) informatif,toutes les phases du script «prendre Ie train» sont relatees:

(23) Hier je suis sorti de chez moi pour aller prendre le train de 8 h 30 qui arrivea Turin a 10 heures. J' ai pris un taxi qui m' a amene a Ia gare, la j' ai acheteun billet et je me suis rendu sur le bon quai; a 8 h 20 je suis monte dans Ietrain qui est parti a l'heure et qui m' a conduit a Turin. (Eco, (\ 979) 1985:141)

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Dans I'llIsl;llIl;oll 01"1I10;1'/', ()lIl1llllll'lI altlrail dl'jil tr0s claircmcnt l'uucntion sur

linutilit,' de certains lkwloppl'lIll'nts:

«Jc suis vcnu Sill" lc port ; j'ui apl'n;u lc navirc ; j'ai dcmande lc tarif du passage;on s' ext mis d"accord Sill" lc prix ; j' ai cmbarque ; on a leve I' ancre ; on a detacheI' arnarrc ; nous sommcs partis ». Ricn de tout cela ne peut etre dit plus rapidement,mais il suffit de dire: «J'ai quittc Ie port en bateau». Toutes Ies fois que I'issuede l'evenement suffit a indiquer les faits anterieurs, nous devons nous contenterde ce qui fait comprendre Ie reste. (Quintilien (1er s.) 1976: 50)

La disponibilite, chez les participants d'une merne culture, de ces cadres deconnaissances - scenarios, scripts ou schemas - permet effectivement d'Infererune suite logique d' actions dans un texte, meme si celui-ci presente des ellipses".Outre les cas de ruptures de script deja citees plus haut, on rencontre parfois, dansla Iitterature, un telescopage de scripts qui, mis ensemble, donnent des textes assezsurprenants, comme dans l'une de ces «Nouvelles de l'etranger» de Michaux:

(24) De V ...Enfants franco sur demande.Sans doute, mais il y a quand ils ne plaisent plus, Ia question du renvoi del'adopte, qui devrait etre aussi simple et qui, etant donne le gout toujoursgrand de Ia paperasserie, reste une chose compliquee, qui a l'avanc~, aumoment meme de I' adoption vous agace deja et vous preoccupe avec raison.II arrive, dans l'etat actuel, que vous demeuriez quatre au cinqjours et memedavantage avec un enfant sur Ies bras, dont vous ne voulez plus, avant qu' ilsvous le reprennent. (Michaux (\ 967) 1992: 169-170)

Dans ce court texte, deux scripts sont en filigrane: le script de l'adoption, d'unepart, celui de la vente parcorrespondance, d'autre part. Du cote de l'adop:i~n, lestcrmes «enfants », « adopte », « adoption» et «enfant sur les bras» ; du cote de lavente, «franco sur demande », «renvoi », «reprennent ». Pouvant appartenir auxdcux: «paperasserie» et « chose compliquee ». Le choc que subit Ie lectcur vicntdu melange des deux scripts qui assimiIent du coup I'enfant 11 unc march~nd.isc

que l'on peut commander, puis rendre quand elle ne plait plus. De la confusl~lIl

de deux scenarios ordinaires nait un texte provocateur ct scandalcux du po IIII

de vue ethique. Qu'un enfant adopte puisse ne plus plaire ct etre rcnvoyc cst

moralement indicible.

Voyons a present l'autre critere de validite normative de l'ugir humuin : cc quidoit se faire en fonction d'un code ethique ou de lois. I:agent humuin II ceuecapacite de s'interroger sur la qualite de ses motivations et de ses inlenlions etd' evaluer moralement ses actions. En ce sens, une action n' csrjnmuls ethlquementneutre: «En fonction des norrnes immanentes aune culture, lcs actions peuvent

X. Lire ace propos les pages 102 a110 de Eco (1979) sur les notions tit' .. Sl't'lIul'iON l'OlllnIlIllN·

et de «scenarios intertextuels ».

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ctrc cstimccs ou apprcciccs, ccst-a-dirc jugccs scion uuc cchclk- de preferencemorale. Ellcs rccoivcnt ainsi unc valeur relative, qui fail dire que tcllc actionvaut mieux que telle autre.» (Ricoeur, 1983: 93). Tous les mernbrcs d'un groupesocio-culturel pour qui vaut une certaine norme attendent les uns des autres qu' ilsla respectent. C'est ainsi qu'« il n'est pas d'action qui ne suscite, si peu que cesoit, approbation ou reprobation, en fonction d'une hierarchie de valeurs dont labonte et la mechancete sont les poles» (ibid. : 94). Ces degres de valeur, attribuesd'abord aux actions, sont inevitablement reportes sur les agents qui eux-mernesdeviennent I'objet devaluations morales. Prenons quelques exemples.

A la suite de l'affaire du pol icier qui, en ville de Geneve, avait tire sur un vehi­cule occupe par deux voleurs en fuite, causant le deces du conducteur et blessantl'autre, les debars ont ete passionnes. Entre ceux qui saluent aveuglement touteaction policiere et ceux qui crierent au scandale, la question etait d'evaluermoralement - et juridiquement - le policier. Dans 1'un des articles consacres acette affaire, le titre est significatif: «Flic flingueur ou policier courageux ? ».On voit ici I' opposition entre deux poles ethiques marquee linguistiquement:du c6tc du mal, «flic », terme connote negativernent et «flingueur », terme fa­milicr pour indiquer le fait de tirer avec une arme afeu, les deux termes formantphonctiqucment une alliteration interessante; du cote du bien, «policier», termencutrc, mais surtout « courageux» terme designant une propriete evaluee commecthiqucrncnt positive. Voici un extrait du commentaire du journaliste:

(25) Flic flingueur ou policier courageux?Le debat genevois s'egare et derape[... JL'appreciation de ce drame ne se limite pas it son issue tragique, ni it uncours sur Ie bien et Ie mal. 11 s'agit en fait de determiner si Ie policier etaiten droit de tirer dans ces circonstances, et surtout quelle etait son intention,immobiliser Ie vehicule ou atteindre ses occupants. De ces deux scenariosfort differents dependra 1'issue judiciaire du dossier. (Le Temps, 15.01.00)

L'evaluation ethique s'opere manifestement par le biais d'une evaluation desintentions de I' agent. «Immobiliser Ie vehicule », est du cote du pole positif,c' est une intention louable, alors qu'« atteindre ses occupants» est evalue ne­gativement.

On retrouve Ie merne type de question dans Ie debar qui a oppose les partisansde la canonisation de Mere Teresa et ceux qui mettaient en doute la «purete »de ses intentions. Lorsque, en septembre 1997, al'annonce de la mort de MereTeresa, un pretre beige emet Ie voeu qu' elle soit canonisee, «afin de prendreen consideration les nombreux miracles et guerisons qu'elle a effectues de sonvivant», immediatement, des reactions s'elevent du cote de l'Inde. Sans nierl'immense travail accompli parmi les pauvres de Calcutta, de nombreux lndienss'expriment pour reprocher a la defunte son esprit missionnaire et proselyte,son combat contre la contraception et l'avortement alors que Ie gouvernement

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Il'lllail pcnihlcmcnt de fail'l' PIlSM'! 1111 prograllllllc de controlc des nuissunccs.cl surtout lc fait duvoir toujuurs Vl'llil'lIk «unc image ticrs-rnondistc ~I relentscolonialistcs » (tcllloignagl' du jouruulistc indicn Arun Shouric). lei encore, Iedebat tournc autour de la valeur cthiquc de laction et hesite entre deux evalua­I il HIS contradictoircs de Mere Teresa, comme Ie ternoignent ces titre et sous-titredun article consacrc 11 la controvcrsc :

(26) Mere Teresa est-elle decedee en sainte? Ou en derniere incarnationde I'esprit missionnaire colonialiste?La demande d'un pretre beIge de canoniser Ia religieuse Ie plus vite possiblesouleve des oppositions. Bon nombre se demandent si Ie but premier deMere Teresa n'aurait pas ete de convertir Ies «paiens », avant meme de sedemander quels etaient leurs besoins. (Le Temps, 08.09.97)

I>cux valeurs morales opposees sont imputees a Mere Teresa, la « saintete »

,d 'un cote, 1'« esprit missionnaire colonialiste» de I'autre, toutes deux deduitesd ' intentions differentes pretees ala religieuse: «convertir» vs «s' adapter auxhcsoins ». La non transparence de I'mtentionnalite conduit une fois de plus ades

divergences d' interpretation.

Pour simplifier, on peutconsiderer qu'il existe unedistinctionontologique elaireentreles statuts d'evenernent et d'action.

Evenement: phenomene se produisant dans la nature sous I'effetd'une cause.

Action: conduited'un humain(oud'uneentire anthropomorphisee) doted'uneraisond'agir (motif) et d'une intention.

On conelutdecettedichotomieque l'evenement peutetreexpliquepardes loisalorsque I'agir humain nepeutetreque compris, c'est-a-dire interprete,

La comprehension de I'action est cependant moins transparente qu'on nepourraitIepenser et resulte toujours d'un processus interpretatif complexe. Ace propos, deuxelements doiventetre prisen compte.

a) Toute conduite humaine n'estpas forcernent totalement intentionnelle et il existedes degres de motivation et de responsabilite de I'agent humain.

b) L'agir humain n'estpas la production d'un acteur solitaire, mais s'inscrittoujoursdans un contexte historique, social et culturel n§gi pardes normes.

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Page 25: Intro à la narratologie

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Salanskis, j.·M., Modeles et pensee de l'sction, Paris, L'Harmattan, 2000.

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Chapitre 2... , ,

LES FRONTIERES DE L'EVENEMENT

1 Quand l'evenernent devient action: I'exemple du conte2 Lesphenomenes naturels: de I'explication scientifiqueala comprehension

I)ans le chapitre precedent, on a vu que Ie statut ontologique de I'evenernent estronde sur des criteres suffisamment stricts pour qu'on ne le confonde pas avecunc action. L'evenement est un phenomene dynamique non controle qui advientSOLIS I'effet de causes alors que I'action est I'intervention deliberee d'un agentr.uionnel et responsable, dote d'intentions. Neanmoins, il peut arriver que, scionlc contexte, Ia frontiere entre les deux categories se brouille, soit que les actionshumaines se voient videes de leur intentionnalite et traitees en tant que simples«cvcnements », comme dans Ies chroniques et Ies annales (lire ace propos lcchapitre 5 de Revaz 1997), so it que Ies evenements apparaissent comme declcn­l'hcs par autre chose que par une cause physique. Dans ce chapitre, nous allonsnous interesser au second cas de figure par Ie biais de deux exemples concrcts.

1 Quand I'evenement devient action:I'exemple du conte

I.c monde fictionnel du conte et Ie monde reel sont etroitement lies par Ie faitmcrne qu 'ils partagent un fonds commun de lois physiques et de normes sociales.Mais, s 'il n 'y a pas de veritable rupture entre la fiction et le reel-« 1'imagination

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Page 26: Intro à la narratologie

a beau s'en volcr, la real itc a toujours son mot itdi rc » (Schu itzcr, 11)1) I : 227) - lcconte, en sa qualitc de rccit Iictionncl, explore Ie reel avec unc lihcrtc maximale.Ainsi, on ne s'etonne pas d 'y rencontrerdes animaux qui partent ou des princessesqui dorment cent ans. Ces ecarts par rapport au quotidien ne concernent pas quel'agir, ils peuvent egalement affecter les evenements qui, parfois, s'aventurenthors de leur categoric ontologique, voire sont carrement anthropomorphises.Prenons un evenement naturel quelconque, par exemple I'ORAGE:

Nous tenons en general ce phenomene physique pour un simple evenementmeteorologique resultant d'un conflit entre forces electriques opposees. Dans lepasse toutefois, on a pu interpreter ce meme phenomene comme I'expression dela colere divine. En ce cas, on n' avait plus affaire aun simple evenement meteo­rologique, mais bien a l' action de Zeus. L'evenement devenait action. (Vernant,1997: 146)

Entre I' evenernent du monde reel cause par «un conftit entre forces electriquesopposees» et «l'action de Zeus» teUe que la raconte Ie mythe, on peut observerdans lcs centes un eventail de textualisations et d'interpretations de ce mernephcnomcnc naturel.

Alin d'illustrer I'cclatement de la dichotomie evenement vs action au profit d'uncont iIIUurn, nous allons observer quatre contes presentant chacun un statut et unemise en scene diffcrcnts de l'evenement naturel ORAGE.

Conte n° 1 : Ie diable trensiorme en deux etrengere«

Ce conte rapporte I'aventure d'unjeune homme qui souhaite rejoindre sa fianceeretenue par son travail dans un chalet dalpage. Lorsqu'il arrive au «mayen »1,ce sont deux jeunes femmes, deux «etrangeres », qui l'accueillent. Elles lui an­noncent que sa fiancee est allee avec son betail dans un autre chalet. Au momentou il fait mine de repartir, un enorme orage eclate qui I' empeche de ressortir.Les jeunes femmes lui proposent alors de rester et de passer la nuit avec elles.C'est a ce moment qu'il remarque qu'elles ont des griffes et des pieds fourchus.Le conte se termine sur ces lignes :

(1) Il a compris que c' etait le diable qui etait la, que c' etait le diable qui avait faitarriver l'orage, pour pas le laisser sortir. Comme il connaissait la formule,il a fait un grand signe de croix, ca a ete l'obscurite complete et la pluiea arrete de tombel'. Il est reste tout seul dans le chalet, le diable etait loin.(Detraz et Grand, 1982)

1. Tcrmc utilise cn Suisse romande pour designer un paturage de moyenne altitude avec unbfuimcnt, Illi Ic betail sejourne au printemps et en automne.

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I)alls cc contc, lc scul dcculugc pili rapporl all mondc red ext lim' I'cvcucmcnl(IRAl i1:., lIui par ai Ileurs gardl' II Hill'S ks pnlpril;leS d ' un orugc ordinairc, est sousIecontrolc dun agelltl'xlcril'ur (.. l' 'dail lv diahlc qui avait fait arrivcr l'orage »),

agcllt dote dunc intention (.. pour pas lc laisscr sortir »)",

( 'onte n°2 : la legende de Monsieur Mars

(2a) Un jour, il y a tres, tres longtemps, les bergers se sont reunis pour deciderensemble de ce qu'ils devraient faire. En effet, la serra -la chaine de mon­tagnes - etait belle, la nature bonne, les paturages abondants... Il n'y avaitqu' une ombre acela: c' etait monsieur Mars! [... JUne fois, assembles, ils discutent.Le plus vieux de tous dit:_ Je pense que nous devons aller voir monsieur Mars et lui demander d'etrenotre ami et de ne plus nous faire de mal. Car monsieur Mars a un pouvoirabsolu. Quand il est de bonne humeur, il se montre doux et il nous envoieun beau soleil, de la chaleur, et toute la montagne devient verte, tellementl'herbe y pousse dru. Mais lorsqu'il est de mechante humeur, il nous envoiede la pluie, Ie gel, l' orage, rien ne pousse plus dans la montagne et les betesmeurent de faim, quand elles ne sont pas frappees par la foudre, ou noyeespar les pluies torrentielles. C'est ce qui s'est passe les dernieres annees...(Bloch, 1995)

lorts du constat des pouvoirs de M. Mars, Ies bergers decident de conclure unmarche avec lui: ils lui donneront chacun un mouton sil se montre clement. M.Mars accepte. Le mois de mars touche a sa fin. II a ete doux, mais les bergersIll' tiennent pas leur promesse, sauf le plus vieux. Alors M. Mars se venge. IIdcmande a M. Avril de lui preter un jour et, du 30 mars au 1er avril, il envoie unmage d'une telle violence que tous Ies moutons sont tues. Seul un troupeau estsauve, celui du vieux berger! Tout comme dans le conte precedent, I'evenernentllRM,E est sous Ie controle d'un agent exterieur (<<Monsieur Mars a un pouvoirnhsolu », il peut «envoyer un beau soleil et de la chaleur» ou «de la pluie, Iegel, I'orage»). lei, on observe cependant un degre supplernentaire de decal agecar I' agent n' est pas ordinaire, c' est Ie mois de mars anthropomorphise. Le moisde mars devenu «monsieur Mars» est susceptible de devenir un ami. II possededes proprietes humaines : il peut etre de bonne ou de mechante humeur; iI peutSl' venger. II obeit egalernent aux normes ethiques en punissant ceux qui n'ontpas tenu leur promesse et en epargnant Ie vieux berger qui a respecte son enga­gement. Dans ce conte, le phenornene naturel ORAGE est explique ala facon desmythes: I'orage de mars est impute a un agent rationnel qui a une intention:sc venger. On a done affaire a un recit etiologique qui explique pourquoi ici et

) On notera egalernent Ie pouvoir rnagique du jeune homme qui peut faire disparaitre le diable

et ses manifestations d'un simple signc tic croix.

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\. Dans la langue originale, Ie danois, Ie jeu de mots n' a pas la rneme signification, «rasoir »

s'appliquant aune personne qui a rnauvaisc langue.

I" .uu inons plus attentivement ce court episode de la guerite et, plus precisement,Ie., prcdicats qui sont affectes acet objet:

.lppalait doll; dunc intcntion (.. pour Sl' S;IIIWI»). Dans lc parugruphc qui suit, lc1IIIIlllilagl' des tronticrcs cntrc l'cvcncurcruicl cr lactionncl xc conlinnc, loragc'.I'llIlIlant lui uussi ctrc dote diutcutions (voir ci-dcssous «I'orage nc put lui1 Illlecdn ccuc petite gucritc »):

(k) Dcvant la rnaisondu brave vicuxcapitaine des pompiers qui arrivait toujoursavec la derniere pompc, il y avait une guerite. Carage ne put lui concederccttc petite guerite, elle fut arrachee de ses fixations et deroula dans la rue.Et, bien curieusement, elle se redressa et resta devant la maison qu'habitaitIe pauvre apprenti charpentier qui avait sauve trois vies humaines lors dudernier incendie, Mais la guerite n'avait pas eu d'intentions particulieres,ce faisant. (ibid.: 915)

I )alls la premiere proposition, la forme passive« fut arrachee » marque Ie fait queIII gucrite a subi la force du vent. Dans les propositions suivantes, en revanche, lalormc active pourrait laisser entendre que, par la suite, la guerite a agi de faconIll'! ibcree. Or, il n' en est rien. Le narrateur le souligne: «Mais la guerite n' avaitIIllS CU d' intention particuliere ce faisant», L' action ici est non intentionnelle. Lalin du texte decrit les divers deplacernents d'enseignes qui ont eu lieu:

(3d) L'enseigne du barbier, le grand plat de cuivre, fut arrachee et transporteejusque dans l'enfoncement de la fenetre du conseiller ala Cour supreme ctc'etaitpresque de la mechancete, dirent tous les voisins, careux et les amicsles plus intimes de sa femme I'appelaient «Ie rasoir »]"]. Elle etait tellementintelligente, elle en savait plus long sur les gens que les gens eux-rncmcs.Une enseigne portant le dessin d' une morue sechee s' envola jusqu'au-dessusde la porte au habitait un homme qui ecrivait dans un journal. C'etait unelourde plaisanterie de lapart du vent d' arage :il ne se rappelait probablementpas qu'il ne faut absolument pas plaisanter avec un journaliste: il est roi deson propre journal et de ses opinions.Le coq de girauette vola sur Ie toit du voisin d'en face, et il y resta, c'etaitla plus noire des mechancetes, dirent les voisins.Le fut du tonnelier fut accroche au-dessous de Parures pour dames,

forme passive

forme active}l'roposition 2: (elle) deroula dans la rue

l'roposition 3: elle se redressa

l'roposition 4: (elle) resta devant la maison

1"loposition 1 : elle fut arrachee de ses fixations

(3a) Dans les bans vieux jours, quand Grand-Perc etait un tout petit garcon quiportait un pantalon rouge, une veste rouge, une echarpe autour de la tailleet une plume ala casquette, car c'est ainsi que, dans son enfance, les petitsgarcons etaient habilles lorsqu'ils etaient dans leurs plus beaux atours, leschoses etaient bien differentes de maintenant. (Andersen, (1865) 1992:913)

rnaintcnant, dans Ic monde reel, lc mois de mars pcut etrc changcant ct pourquoiil peut y avoir de violents orages acette periode de I'annee, Lc conte se tcrrninedailleurs comme suit:

(2b) La legende dit encore que monsieur Mars a regrette sa vengeance. II a bienencoredesaccesde mauvaisehumeur,mais ilsnedurentqu 'une derni-joumee,C'est pour cela que les gens disent dans cette region: «Mars, gros Mars, lematin c'est l'hiver, et l'apres-midi ... on verra!» (ibid.)

Conte n°3: l'orege deplace les enseignes

Ce conte se situe dans un «hors temps» qui n 'est pas vraiment le hors tempscanonique du Il etait une fois. II s'agit du temps de I'enfance du Grand-perc dunarrateur:

l.c narrateur explique qu'a cette epoque avaient souvent lieu des «parades»,lors du changement de siege d'une corporation. A cette occasion, une fete etaitorganisee et I' enseigne de ladite corporation etait deplacee en cortege jusqu'aunouveau siege. Apres une longue description de ces festivites, Ie narrateur ra­conte un fait etrange dont son grand-pere a ete temoin, enfant: un jour, Ie ventde I'orage a deplace toutes les enseignes de la ville.

(3b) La premiere nuit qu'il fut arrive a la grande ville, il fit le temps Ie pluseffroyable dont on ait jamais parle dans les journaux. Un arage comme onn'en connaissait pas de memoire d'homme. II y avait plein de tuiles volanten l'air. De vieilles palissades se renversaient. II y eut meme une brouettequi remonta la rue toute seule uniquement pour se sauver. L'air etait pleinde sifflements, de hurlements, de secousses, tellement la tempete etait epou­vantable. L'eau des canaux passait par-dessus les parapets, elle ne savait plussa place. L'orage deferlait sur la ville et emportait les cheminees. Plus d'unfier vieux clocher dut s'incliner et ne s'est jamais redresse, (ibid.: 915)

Dans ce paragraphe, l' orage est decrit comme un evenement meteorologique,certes d'une violence exceptionnelle (« Ie temps le plus effroyable dont on aitjamais parle dans les journaux» et «un orage comme on n' en connaissait pas dememoire d'homme »), mais neanmoins normal du point de vue ontologique. Unevenement bizarre vient cependant constituer un premier indice d'etrangete : labrouette qui remonte la rue toute seule. Non seulement I'objet sanime, mais il

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I~e men~ du restaurant accrochc ala porte dans un grand cadre lut pose parI orage ~us~e au-dessus de l'entree du theatre ou les gens n'allaient jamais,Cel~ f azsazt.une affiche ridicule: Potage au raifort et tete de chou farci.Mais alors, II vint du monde !

La peau de renard du fourreur, qui est son honnete enseigne, alla s' accrocherau cor~on de ~onnette du jeune homme qui allait toujours au service religieuxdu matm, avan I'air d'un parapluie retourne, s'efforcait d'atteindre la veriteet etait «un exemple », disait sa tante.

L'in~cription Etablissemeru d'education superieure fut transportee au clubde billard, et I' etablissernent recut, pour sa part, I'enseigne: lei, on allaiteles en/ants a~ biberon. 9a n'avait absolument rien de spirituel, c'etaitseulement desobligeant; mais c 'etait l'orage qui avait fait cela et il n'y apas moyen de Ie gouverner.

Ce fut une nUi~ epouvantable. Et Ie lendemain matin, pensez done, presque~outes ~es enseIgnes de la ville avaient ete deplacees. [... ] (Andersen: 916,Je souligne les commentaires sur les intentions de I'orage)

111111\ n' moudc cl'objcts qui s'uuimcnr. II- l'0ll dl' III glnllll't1e upparuit mcmcI 1111 II Ill' doll; til' toux lcs attnluus 1I'1I1l1'Oq VIVlIlIl; " 1111 volu Sill' IL' toil du voisind I'll lan', l'I il Y restu ». Cc qui vonluuu- 1'1l111'rpl\;lalioll de Cl'S dcplaccmcntstl"'II"'I'''~1I1'Scn tcrmcs dactions illll'llliollllelles,l·'csl quil y a ~I chaque fois une"\llIlIaIIOIl morale de la part des habitant» de la ville (voir Ics parties mises en\' \ I' II 'lin' dans lc lexIe). « Mechancctc », « plaisantcric » ou «desobligeance », les", 1111110., dl' I'oragc sont, ironiquernent sans doutc, evaluees negativement. Dans\ \' \lIIItC d' Andersen, les frontieres entre I 'evenernent et I'action sont totalement111111111 lees, Sii' cvenernent natureI «orage » apparait comme une intervention vo­IOllllllll' ct controlee, s'il ala propriete d'avoir des intentions, il n'est cependantI'll', rk-crit comrne un etre anthropomorphise. Aucune faculte humaine ne lui est11111 dllll;l'. Par exernple, il ne parle pas.

( 11/1/(' n°4: la bataille des nuages

§ I: L'enseigne du barbier, le grand plat de cuivre, fut arrachee et transportee[ ...]

§ 2: Une enseigne portant Ie dessin d'une morue sechee s'envola [... ]

§ 6: La peau de renard du fourreur, qui est Son honnete enseigne, alia s'accro­cher [... ]

Dans cette derniere partie, I'orage est clairement dote d'intentions. II s'efforce?e corrige,r une realite irnparfaite ou injuste. En affectant la « bonne» enseignea chacun II remet en quelque sorte de I' ordre dans Ie monde". On constate enoutre une certaine connivence entre I'orage «justicier» et les enseignes dont

quel~ues-unes.sernblent participer activement au projet de I'orage. En effet, sicertaines enseignes subissent simplernent I' action de I' orage (voir les formesvcrbales passives suivantes):

§ 4: Le fflt du tonnelier fut accroche [... ]

§ 5: Le menu du restaurant aceroche ala porte dans un grand cadre fut posepar l'orage [ ... ]

§ 7: L'inscription Etablissement d'education superieure fut transportee [... ]

les d~ux enseignes figurant des animaux s'animent et semblent se deplacer vo­lontairement (VOIr les formes verbales actives):

III, I'cvcncrnent lui-meme est completement anthropomorphise. Les nuages~Illli dccrits comme des agents dotes de proprietes humaines, s'adonnant adeslhll VIll;s humaines: se promener, bavarder, jouer, se quereller, etc. Le conteI III III 1Il'IICe ainsi:

(4a) Le vent emmenait un groupe de petits nuages en promenade. Les uns bavar­daient, les autres jouaient au gendarme et au voleur, et en bas, sur la terre,tout Ie monde les regardait passer en disant:- Qu'ils sont mignons, ces petits nuages tout ronds !Soudain, un eclat de voix retentit dans Ie ciel: c'etait Ie petit nuage gris etIe petit nuage rose qui se querellaient.- Tu es pris, disait Ie petit nuage gris qui faisait Ie gendarme.- Pas du tout, repondait Ie petit nuage rose qui faisait Ie voleur,- Si, si !

Non, non!- Voyons, voyons, disait Ie vent.Les autres nuages sarreterent pour ecouter.Et subitement il y eut bataille.Le petit nuage gris se lanca sur Ie petit rose en criant:- Tiens, voila pour toi, tricheur !Le choc fit des etincelles, Un grand eclair apparut dans Ie ciel. D'autresnuages accoururent et formerent Ie cercle autour des cornbattants, en sepressant les uns contre les autres a tel point que bient6t Ie ciel devint toutgris et que Ie soleil disparut.Sur la terre, les gens Ieverent Ie nez, tendirent la main et dirent en hochantla tete:- Tiens, voila I'orage, il faut rentrer! [... 1(Bichonnier, 1983: 65-67)

I.orage eclate et toutes les phases du phenorncne metcorologique sont decritesconune les phases d'une bataille entre agents dotes dintcntions. Tous les ele-

~ans I'albu~ pour enfants de Tomi Ungerer (2000), unnuage decide lui aussi de corriger Ier:el e? se la,.ssant pleuvoir it verse pour cmpecher que les humains ne s'entretuent et pourretablir la paix entre les peuples.

4.

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mcnis naturcls sc montrcnt actits : lex nuagcs sc battcm tuudis que lc vent rentede « ramcner lc calrnc ct de disperser lcs combattants » ct. ilia lin, quand lc calrneest revenu, Ie soleil «se depeche de briller pour reparcr lcs dcgflts ». En somme,dans ce conte, I'evenernent ORAGE a priori explicable par des causes (un conflitentre forces electriques opposees) devient une action justifiable par des raisonsd'agir (un conflit entre des nuages totalement anthropomorphises). Enfin, toutcomme le texte (2) - Monsieur Mars - ce conte est un recit etiologique qui ex­plique un phenomene naturel de facon mythique. La difference entre les deuxtextes tient au fait que dans La bataille des nuages le monde reel apparait ausein merne du recit fictionnel. Deux mondes se cotoient: Ie monde fictionnelfigure par ce qui se passe dans Ie ciel et le monde reel figure par ce qui se passesur la terre. En effet, Ie recit de la bataille entre les nuages est ponctue par lesevaluations des gens qui, sur terre, suivent l' evolution de I'orage avec inquietude(<< Sur la terre, les gens leverent Ie nez, tendirent la main et dirent en hochant latete: - Tiens, voila I'orage, il faut rentrer ! »). En ce sens, les deux mondes sonten contact. Notons encore que sur la terre, non seulement on observe ce qui sepasse «Ia-haut », mais on tente de controler l' evenement:

(4b) Sur la terre, les gens etaient tres inquiets. Ils disaient:- Tiens, voila I' orage, il va falloir tirer des fusees pour disperser les nuagesde grele,

En effet, de gros nuages jaunatres apparaissaient dans Ie lointain: attires parIe bruit, ils voulaient se meler aux autres nuages. [... JC' est a ce moment que la premiere fusee eclata dans Ie ciel. Les nuagessursauterent, Une deuxieme fusee arriva. Les nuages cornmencerent a seseparer et a fuir de tous cotes.

- L'orage s' eloigne, disaient les gens sur la terre, les fusees ont disperse lagrele, (ibid.: 67-69)

lei encore ce n'est pas la loi physique qui explique la dispersion des nuages(I'effet mecanique des fusees), mais une raison psychologique: les nuages ontete effrayes par Ie bruit.

Au terme de l'analyse de ces quatre contes", on constate que si le monde reel etle monde fictionnel ont effectivement un fonds commun de references, le conte,en tant que recit fictionnel, se permet quelques libertes avec la stricte dichotomieontologique evenement vs action.

5. L'analyse de quatre contes seulement ne pretend pas couvrirtous les cas de figure possibles, ellepermet seulement de montrer qu'il y a bel et bien lin continuum entre les statuts d'evenementet d'action.

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'1. Les phenomenes naturels: dt, l'explication scientifi­que ala comprehension mythiquc

I)alls lc rnondc reel, il semble qu'jl II'Y ail pas de confusion possible entrelcvcncmcnt ct I'action. De route cv idcncc, lcs phenomenes naturels (la pluie,lorage, la course des astrcs, lexeruptions volcuniques, les tremblements de terre,I'll'.) sont passibles d'une explication scicntilique, verifiable en termes de lois et.utucllernent, dans nos societes industrialisees pronant I'objectivite et la raison,II Ill' nous viendrait plus a I'jdee d'attribuer l'origine d'un evenement meteorolo­)'Iquea une instance divine ou surnaturelle. Toutefois, face a certains evenementsniarquants - soit par leur rarete, soit par l'ampleur de leurs effets -la rationalitel.usse parfois place a des reactions etranges. C'est ce que releve le chroniqueur1':1 icnne Barilier a propos de la fameuse eclipse totale du 11 aofrt 1999:

(5) Applaudir I'eclipseNous avons tous eu envie d'applaudir I'eclipse. Et beaucoup I'ont fait. Ils ontbattu des mains devant la nuit brusquement surgie, la fraicheur saisissante,Ie silence des oiseaux, Ie drape noir des nuages. Comportement bizarre, toutde meme : applaudir une eclipse, c'est -a-dire I' effet necessaire et mecaniqued'uneconjonctiond' astres, I' alignement ineluctable de deux boules de matiere,ri'est-ce pas faire du Solei! et de la Lune des dieux bienveillants, leur rendregraces comme s' ils avaient voulu se donner en spectacle, comme s' ils etaientanimes par la volonte precise et singuliere de nous emerveiller ? N'est-cepas etre aussi naif que nos ancetres presumes primitifs, qui voyaient dansles eclipses l'effet de la volonte divine, et dans les astres, des personnes?Pourtant les sociologues s'accordent a dire que l'explication scientifiquedu phenomene, dans l'esprit de la majorite des gens, a decidement gagne,et que Newton et Einstein ont vaincu Nostradamus. Mais alors commentexpliquer ces applaudissements? (Chronique d'Etienne Barilier, ecrivain,L'Hebdo,19.08.99)

I':n s' etonnant que certains aient applaudi I'eclipse, Barilier met en concurrencedeux attitudes possibles, l'une, rationnelle et moderne, qui est dinterpreter lephcnomene selon I'explication scientifique de «I' effet necessaire et mecaniquedune conjonction d'astres» et d'un «alignement ineluctable de deux boulesde matiere», I' autre, naive et archaique, qui est de lire la realite comme unmythe ou le soleil et la lune seraient «des dieux bienveillants (... ) animes parla volonte precise et singuliere de nous emerveiller ». Cette deuxieme attitudecst bien evidemment jugee bizarre dans une societe ou la rationalite sembleI'avoir definitivement emporte sur les interpretations surnaturelles. Commentdone expliquer ces applaudissements ? Dans La mythologie programmee, Perrot,Rist et Sabelli (1992) emettent l'hypothese d'unc survivance de la pensee my­Ihique: «Et si les mythologies, que la pensec ordinairc rcduit a un ensemble defables antiques ou exotiques, continuaient dinforrncr lc quotidien des societes

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modcrncs '! » sc dcmandcnt-ils, On pcut supposcr en did que la reference ~I

I'explication mythique, bien qu' actuellement massivement niee, reste neanmoinssous-jacente, Face aI'exceptionneId' une eclipse ou aI' inattendu d' une catastro­phe naturelle, peut -etre avons-nous besoin, au-dela des explications scientifiques,d'une interpretation plus magique. L'hypothese peut sembler audacieuse, maisl'examen attentif des commentaires journalistiques a propos de phenomenesmeteorologiques spectaculaires et inhabituels met en evidence les nombreusesreferences au divin, au surnaturel ou aune interpretation anthropomorphisantedes evenements, Prenons deux exemples, le premier concernant I'ouragan Lothar,le second le cyclone Mitch.

Les 26 et 27 decembre 1999, un ouragan particulierement violent a devaste unepartie de l'Europe. De nombreux articles ont relate et explique le phenomene.Dans l'article qui suit, Ie journaliste brosse le portrait d'un ouragan tres anthro­pomorphise:

(6) «Lothar» a fait valser les eoliennesPartout ou ses bourrasques ont deferle le 26 decembre, «Lothar » a seme ladesolation. II a falIu treize jours de travail acharne pour retablir, vendredi,le trafic des Chemins de fer du lura entre La Chaux-de-Fonds et Glovelier.Deux cents arbres entravaient la voie.L'affreux «Lothar » s' est pourtant mue en prince charmant au-dessus deSaint-Imier. Son tourbillon a entraine dans une valse folIe les eoliennes duMont-Crosin. Si les vieux arbres ont cede, les helices des quatre toupiesgeantes, perchees au sommet de leurs mats de 45 metres, ont virevolte,parfaitement al' aise dans des vents soufftant a180 kilometres heure. ElIesont approche la puissance ideale de 2440 kilowatts. «Sur le coup de I heuredu matin, le 26 decembre, nous avons depasse 2300 kilowatts, un record»,se rejouit Martin Pfisterer, directeur de Invent SA qui exploite Ie site duMont-Crosin. [oo.JJuvent, qui alimente 1300 clients, ne se plaindrait pas de voir deferler les petitsfreres de «Lothar » pour faire valser les princesses du Mont-Crosin, dont lenombre pourrait passer acinq, voire six, pour autant que la demande d'elec­tricite d'origine eolienne continue de grimper. (Le Temps, 11.01.2000)

La personnification de l'ouragan et des eoliennes plonge le lecteur dans un veri­table conte de fees. L' « affreux » Lothar, qui ad' abord serne la desolation sur sonpassage, se mue en« prince charmant» au-dessus du Jura suisse, faisant« valser»les eoliennes. De simples «toupies geantes », celles-ci se transforment alors en«princesses» pretes aaccueillir <des petits freres de Lothar », Des princes, desprincesses, une valse entrainante, tout concourt alire la realite comme un contemerveilleux. Bien sur, nul n'est dupe! 11 ne s'agit que d'un artifice d'ecriture etI'on sait parfaitement qu'un ouragan ne peut etre dote d'intention propre. DansI'exemple qui suit, en revanche, la non intentionnalite de I'element naturel-Iecyclone Mitch - est franchement mise en doute:

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( I) I,t, « Funlfnm'» "',·"l ('\lunulIl dUllS ln Iller des ( 'uru'llll'SLex vaisscaux fanl(\nll',s. u 1'( 1IIII III' ncrr par lc t lollandais 1'1I/1I1/!. ccumcnt

lcs legelldcs marines. I )IIIIS IT l'OIlll'xll' luncstc, lc Fant/nnc avail Ull 110m

ires IOUI'd :1 porter,

l.c quatrc-rnats de In Illl'lres de longueur, construit en 1927 pour Ie due deWestminster, rehabilitc en II)In, ctait un beau voilier de croisiere. Le 25octobrc dernier, il a quiuc Ornoa, au Honduras, pour un voyage de sixjours.L'arrivee du cyclone Mi/ch a interrompu la croisiere. Les 97 pas sagers, ainsique dix membres d'equipage, sont descendus aBelize. Le proprietaire duvoilier, une societe de Miami, a ordonne aI'equipage restant de se rendreau plus vite en pleine mer, afin que le navire ne se drosse pas aIa cote. Lecapitaine britannique, age de 32 ans, et ses 30 marins carafbes ont obei.Les previsions laissaient entrevoir une echappatoire : descendre au sud-est,puis s'abriter derriere I'ile de Roatan, a40 km des cotes honduriennes. Lesprevisions disaient que Mitch resterait au nord et que I'Ile reduirait sa force.Le Fantome est arrive sur place le 27 octobre acinq heures du matin. Levent soufftait a 100 km/h.Aune heure de l'apres-midi, Mitch a soudain toume au sud-ouest. Un quartd'heure plus tard, le capitaine March a decide de fuir al'est, vers une passeproche de I'Ile de Guanaja. Mitch etait alors a70 km du Fantome. Le ventsoufftait a115 kmlh. Aquatre heures de I' apres-midi, sa vitesse etait de 160kmlh. Le cyclone et le navire ont commence as'aligner sur la meme longi­tude, 85,4 degres ouest. Voiles carguees, Ie Fantome a presente sa poupe aumonstre. En desespoir de cause. A quatre heures trente, les liaisons radioont ete interrompues. Pendant les 30 heures suivantes, Mitch s' est dechaine,avec des pointes de vent a290 kmlh. Le calme revenu, les secours ont justeretrouve deux petits bateaux de sauvetage et sept gilets. A terre, les expertsmaritimes restent confondus par ce qui est arrive. Tout s'est passe commesi Mitch avait litteralernent traque le Fantome dans Ie dedale des recifs. (LeTemps, 17.11.98)

I)'l'ntrce, la realite et la fiction se melent avec l'allusion au mondc des « lcgcn­dl's ». Apres une description factuelle des incidents du 25 octobrc, la journccdu 27 est relatee comme une veritable poursuite entre Ie cyclone ct lc navire.Iksignes I'un et I'autre par un nom qui les anthropomorphise, ils scmblcut sclivrcr aune partie de cache-cache. Le Fantome tente desespererncnt de luir alorsqlll' Mitch, presente comme un «monstre », semble changer volontuircmcnt de"lip pour Ie rattraper. L'avis des experts acet egard est troublant. Aflinncr que,,10111 s'est passe comme si Mitch avait litteralement traque le Fantome dans Ied(;tlale des recifs», c'est bien exprimer un doute quant ala non intentionnulitctill cyclone.

l'lus rccemment,enjanvier2009, lenavigateurBernard Stamm repondait ceci aunjOllrnaliste qui I'interrogeait sur les tempetes lars de courses transatlantiques:

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(X) On nc pcut jamais bien connuitrc lex tcmpercs. II s'agit Iii de phenomenesd'unc puissance qu'on nc pcut imagincr si l'on u'cxt pas dcdans, Pour rcussiranaviguer dans de telles conditions, il faut savoir etudier ces phenomeneset preparer Ie bateau en consequence. De ce fait, quand on entre dans unetempete, on n' est pas surpris, On est pret. On se sent pret, La nature est detoute maniere plus forte, done si elle decide que ca ne passera pas, et bienca ne passera pas. Tout se joue dans la preparation physique, psychologiqueet technique pour pouvoir se maitriser. Le reste, c'est la nature qui decide.(Interview accordee au journal ECA infos, janvier 2009)

Une fois de plus, un phenomene naturel (1'evenement «tempete ») est percucomme etant finalement dote d'un pouvoir de decision (<<c'est la nature quidecide ») et done d 'une intention.

Tous ces exemples font emerger une interrogation. Est-ce que le fait meme desavoir que les cyclones et les ouragans ne sont explicables que par les mouvementsineluctables et aveugles de masses d'air sous l'effet d'une difference de pressionatmospherique n' est pas precisement une source d' angoisse? Peut-etre que Ieplus effrayant pour l'homme c'est moins la violence des phenomenes naturelsque la prise de conscience que la nature est sans volonte, sans intention, sansfinalite, Dans son article «Applaudir l'eclipse », Barilier va dans Ie merne sens.II considere que si nous avons peur, ce n' est pas en depit de la science, mais «acause d' elle, et des explications qu' elle nous impose» :

(5 ') Car Ie terrible, c 'est precisement que I'eclipse n 'est pas le fruit d'une volontedivine (Iaquelle, apres tout, n'est qu'une volonte humaine magnifiee ; acetitre, elle nous reste fratemelle), mais la sombre et fuyante consequence,sur notre globe, de mouvements implacables et aveugles, accomplis par desspheres sans musique, dans des espaces finis mais insondables. (L' Hebda,19.08.99)

En somme, Ieprecede rneme d'objectivation de I'explication scientifique rendraitcette derniere plus intolerable encore que les phenomenes incrimines.

Poursuivons la reflex ion en examinant quelques commentaires journalistiquesautour des inondations meurtrieres de l'automne 2000 dans les Alpes suisses.Les 16 et 17 octobre 2000, des pluies diluviennes s'abattent sur le canton duValais provoquant un peu partout des coulees de boue, des eboulements de pierreset, surtout, le debordement du Rhone. Diverses explications scientifiques sontavancees. Tout d' abord un concours de circonstances exceptionnel :

(9) Une conjonction meteorologique exceptionnelle est it I'origine desperturbations

L'effet de barrage. Une depression centree sur la Mediterranee a dominetout au long de la semaine. Par effet de barrage, les nuages et la pluie sesont accroches sur les vcrsants sud des Alpes. La situation est devenue

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critique duns lc l luut Vnllll' IlIlsqll\' Il'S rourants d'ultitudc xc sout oricntcxall slid vxl , car lex pIllS hnllin 1IIIIIIIal',lIl'S de la region xc situcnt au nord-est

de la regioll, ulors que Il'S 1IIIIIIIal'.lIl'S sonl moins clcvccs au sud-est, cc quicrcc unc cage sur lc l luut Vnluix, 011 lcs nuagcs ct lex pluics scngouffrentct rcstcnt stutionnaircx.

L'arrivee d'air doux ell altitude. En meme temps, la temperature s'estrcchauffee. La limite des chutes de neige est montee de 1500 metres, mardi,a3000 metres samedi. La neige tombee en debut de semaine a done fondurapidement et s' est ajoutee aux fortes pluies, provoquant la crue des rivieres,L'air plus chaud contenant de la vapeur d'eau, les precipitations sont aussiplus abondantes.

Perturbation stationnaire. La perturbation arrivee mercredi sur la Suisseest restee stationnaire pendant quatre jours. Elle est restee parallele au fortvent d'altitude (jet-stream): Ia Suisse a done pris la perturbation dans le sensde la longueur. (Le Temps, 16.10.2000)

( 'l'1 article a une visee explicative manifeste. II repond a la question que tout lemoudc s'est pose durant ces jours de fortes intemperies: «Pourquoi ces pertur­luuions 'l», La cause apparait dans le titre deja: «une conjonction meteorolo­VIlI"C exceptionnelle ». Trois evenements meteorologiques concourent a cettevuuation exceptionnelle: l'effet de barrage, l'arrivee d'air doux en altitude etIII stabilisation de la perturbation durant quatre jours. Dans ce texte explicatifrxcmplaire, chaque cause est decrite minutieusement et la nature rationnelleIll' I'explication est soulignee, soit par un connecteur argumentatif - CAR, DONC

, soit par un syntagme verbal indiquant une relation de causalite : «est a I'ori­giliC de», «ce qui cree », «provoquant». Outre cette situation meteorologiquepnrticuliere dans les Alpes valaisannes, les scientifiques mettent egalement enruusc Ie rechauffement de la planete, lui-meme du a la propagation des gaz adid de serre, dans Ie phenornene des pluies diluviennes. Des climatologuesIll' Ilambourg rendent compte a ce propos d'un modele qu'ils ont etabli et quilklllontre un lien de causalite «incontestable» entre Ie rechauffement climatiquel'l ks precipitations. Un chercheur de l'Institut de recherche en climatologie del'Iicole poly technique de Zurich affirme la meme chose et predit rnerne - selonb regions - entre 20 et 40% d'augmentation des pluies intensives d'ici la fin1111 XXIesiecle, sous l'effet de I'elevation des temperatures. Dans les journaux,l'l' lien de causalite est abondamment discute :

(10) Les pluies diluviennes resultent-elles de I'effet de serre? Un chauddebatCLIMAT. La hausse de la temperature pourrait expliquer les recentescatastrophes.Apres une annee marquee par les intemperies (ouraganLothar), une decenniemarquee par les inondations (Brigue), certains mettent en accusation I' effet

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Page 32: Intro à la narratologie

de xcrrc. i\illsi lcs cvcncmcnts de ccx demu-rs juurs SI'1II11'1I1 III'S a dcs 1110­

dilicauons mctcornlop iques mondialcs. 1,.. 1

Les pluies en haussePeut-on faire Ie lien entre les recentes precipitations et Ie rcchauffernentde l'atmosphere ? Martin Beniston, directeur de l'Institut de geographic aI' Universite de Fribourg, Iepense. «La chaleur favorise les pluies », expliqueIe professeur. «Or, dans Ie Haut- Valais et Ie sud des Alpes, on observe juste­ment depuis vingt avingt-cinq ans une augmentation des precipitations.»Curieusement, il semble meme que Ie rechauffement soit plus prononce enaltitude qu'en plaine. «Dans la region des 3000 metres, la temperature amerne augmente de deux degres en un siecle, contre un degre en moyennedans Iemonde», lance-t-il. Cela semble peu, mais c' est enorme : une variationde la temperature de 5 degres entraine Ie passage d'une ere interglaciaire aune periode glaciaire. D'autre part, les consequences de ces modificationssont considerables dans les regions de haute montagne, Elles entrainentnotamment «Ie degel des sols jusqu' ici geles en permanence et par conse­quent des chutes de pierres et des eboulernents », ecrit l'Office federal deI' environnement dans un texte consacre aux repercussions des changementsclimatiques en Suisse.

Un thermometre variableCette fameuse augmentation de la temperature terrestre pourrait-elle etrenaturelle? Apres tout, les variations de temperature sont la norme, II ya cinq mille ans par exemple, I' Arctique etait plus chaud de trois degresljU 'aujourd'hui. En outre, Ie xxe siecle a ete inegal: les quarante premieresannees ont ete chaudes, les trente suivantes froides, les trente dernieres anouveau chaudes. Or, ces variations naturelles sont liees ades modificationsde I' orbite terrestre ou aI' augmentation des gaz aeffet de serre. Mais depuisIe XIX e siecle, on sait bien que la revolution industrielle et I' exploitation descarburants fossiles ont contribue aproduire ces gaz en quantite. (Tribune deGeneve, 17.10.2000)

Tout comme I'exemple (9), cet article a une visee explicative. Adoptant ici unpoint de vue plus global, le joumaliste tente d' expliquer les recentes catastrophesnaturelles en se faisant le porte-parole de plusieurs sources: «certains »,« MartinBeniston, directeur de l'Institut de geographic a l'Universite de Fribourg» et«I'Office federal de I'environnement ». Le but etant de faire connaitre la causedes internperies, le texte comporte une grande quantite d'unites linguistiquesmarquant une relation de causalite : les termes «consequences», «repercussions »,

«par consequent» et les syntagmes verbaux suivants: «resulter de », «expli­quer», «rnettre en accusation», «etre lie a», «faire Ie lien entre», «favoriser »,

«entrainer », «contribuer a », Dans les deux premiers paragraphes, toutes lesstructures predicatives ont pour fonction de mettre en relation des causes (noteesci-dessous en petites capitales) et leurs effets (en italiques):

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1,1',\ plui:» diluvirnnrs n'slIlh'lIl l'llt- ... til'l "'1'1'1'11 II' SI'I<I<I' '!

1,1\ 1I1\llSSI- 1>1- 11\ Tl'Ml'l'lll\lllll1 pOllllaill',\pliqut:r II',\' rcccntcs catastrophes.

i\ pres unc anncc marq Ul'l' par !I',\' i II/t '1I1/II;ril',\' (ouragan Lothar}, une decenniemarquee par II',\' inondations (nriguI' i. certains mettent en accusation L'EFFET

1>1- SI':RRE.

Ainsi II'S evenements de res dcrniers jours seraient lies a DES MODIFICATIONS

M(rr(,OROLOGIQUES MONDIALES.

l'cut-on faire le lien entre iI'S recentes precipitations et LE RECHAUFFEMENT

III' L' ATMOSPHERE?

LI\ CHALEUR favorise II'S pluies.

( )11 notera que le joumaliste ne prend pas personnellement part au debat. II adopteuuc posture objective en proposant des informations qu'il cite explicitement;.( >111 me des propos rapportes (« explique le professeur» ou « ecrit I'Office federaltil' I'cnvironnement ») ou qu'il exprime au conditionnel (<<pourrait expliquer»(HI «seraient lies »). Ce precede d' objectivation est propre a toute strategicexplicative: «Expliquer exige une prise de distance du locuteur, une sorte detIl-centration par rapport aux valeurs, un refus des investissements subjectifs»(Borel, 1981: 24).

I)ans Ies trois premiers paragraphes, c'est Ie rechauffement de l'atmosphere quiupparait comme cause des internperies, Ce n'est que dans le demier paragrapheque se pose la question de la cause de cette variation de temperature (« Cettelarneuse augmentation de la temperature terrestre pourrait-elle etre naturelle ?»),I':n remontant la chaine causale, on arri ve a deux causes naturelles possibles: unemodification de I'orbite terrestre et l'augmentation des gaz a effet de serre. Silon remonte encore d'un cran la chaine, on aboutit en fin de compte aux activi­Il:s humaines avec l'utilisation par I'homme des combustibles fossiles. On peutschcmatiser comme suit la chaine causale des catastrophes naturelles :

ffct ¢= Cause naturelle ¢= Cause naturelle ¢= Cause non naturelle

1'1(liES DILUVIENNES REUiAUFFFMENT DE MODIFICATION ORBITE TERRESTRE UTILISATION

IN IFMPERIES L'ATMOSPHERE AUGMENTATION GAZAEFFET DE SERRE DE COMBUSTIBLES

INUNDATIONS, FTC. FOSSILES

La recherche systematique des causes montre qu'en fin de compte la causedcclenchante n'est pas un phenomene naturel mais I'intervention de I'homme.( 'clui-ci seraitdonc Ieprincipal responsablc des catastrophes naturelles. Cette ideecvoquee a plusieurs reprises dans les journaux aprcs Ics intcmperies d' octobre­« L'homme est en grande partie responsable du rcchauffcmcnt climatique » titre

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Page 33: Intro à la narratologie

lc journal Cooperation du 25 octubrc 2()O() va xc voir dctiuiuvcmcnt coulinuccquelques mois plus turd dans lex nombrcux articles l'onsancs all rcchaulfcmcntde la planete :

Capricieuse, mechante, intelligente ou traitre, la nature est assimilee aune per­sonne. Dotee de telles « qualites » humaines, elle ne peut reagir que comme unagent humain: «La nature, on ne peut pas la bloquer. C' est rassurant de savoirque c' est elle qui decide et pas I'homme» affirme par exemple un agriculteursicilien a propos de l'eruption de l'Etna en aout 2001. Parallelernent a cetteagentivisation de la nature, on observe que la responsabilite des catastrophes

(11) En 1995, les experts des Nations unies concluaicnt que les activites humai­nes influencaient Ieclimat et risquaient de provoquer, scion les scenarios dedeveloppement de la societe, un rechauffernent des temperatures moyennesala surface de la Terre entre 1,5 et 3,5 degres d'ici a2100. [... ] La questionde la responsabilite humaine, discutee entre toutes, recoit done une reponsenette. Pour les scientifiques, il est de plus en plus improbable que I'hornmesoit etranger aux changements actuels. (Le Temps, 17.01.01)

On fera l'hypothese suivante. Si I'homme est effectivement responsable desmodifications climatiques, done des catastrophes ecologiques qui en decoulent(pluies, internperies, inondations, avalanches), il parait assez naturel qu'il per­coive ces dernieres non plus comme un simple effet mecanique, mais comme unereaction anthropomorphe, une vengeance en quelque sorte. Ce d' autant plus qu 'ilest egalernent responsable de certaines constructions - barrages et endiguements,par exemple - qui sou vent viennent encore aggraver la situation. En somme, lanature punirait I'homme des dommages quil Iui fait subir. Ce sentiment que lanature se venge ou se fache, tout irrationnel qu'il paraisse, ressurgit systemati­qucrncnt achaque catastrophe naturelle. Voyons quelques exemples tires de laprcssc romande apropos de differentes catastrophes ou l'on voit aquel point lanature cst personnifiee :

" Mythologie », le mot est lache. La remotivation des evenements naturels a

priori depourvus de toute intention a bien avoir avec Ie my the. Si, en principc,.(partout ou la science projette sa lumiere, le my the cede le pas aI' explicationrationnelle des phenomenes» (Dictionnaire historique, thematique et techniquedes litteratures, p. 782), force est de constater la resurgence de croyances ances­trales. Comment I'expliquer?

I.cs ethnologues nous rappellent que dans les regions de montagne, par exem­pic, la catastrophe hante la memoire et l'imaginaire populaires: «On en trouvedes echos dans la religion et dans les traditions: il existe par exemple de nom­hrcux mythes sur les eboulements ou les torrents de boue. La montagne elle­merne serait nee d'une telle catastrophe» (interview de l'ethnologue Bernard( 'rettaz : 21 oct. 2000). Une autre ethnologue, Yvonne Preiswerk, va dans le merne

1\ la suite des intemperies des 16 et 17 oetobre 2000, la redactrice en chef del .'Hebda cite dans son editorial les propos de ceux qui ont mis la responsabilitelie Dieu en cause:

(13) La faute a Dieu, carrement. C'est lui qui a gicle I'eau, erode les montagnes,provoque deluges et eboulements, Les journaux zurichois Ie disent, comrneune verite banale, comme un fait etabli, comme on annonce une chute bour­siere : «Dieu a abandonne Ie Valais». Dont acte. (L'Hebdo, 19.10.2000)

Si Ie ton est certes ironique, il n'en reste pas moins que de nombreux com­mcntaires ont evoque la vengeance de Dieu ou de la montagne. La journaliste

l'cxplique comme suit:

(14) Pour [que la nation] en vienne si facilement aevoquer Dieu, il faut qu'elleprojettedavantage la-dessus : qu'elle quete unsens.Qu'1.'111.' essaie de combiertout ce qui manque aun urbanisme monte trop vite en graine. La mythologie,Ie sens de I'histoire, et I'imprevisibilite de la mort. (L'Hebdo, 19.10.2000)

n.uurcllcs est auxxi souvcul impllh'\' fl 1)1\'11 (\. 1111 II' I'IIS lOIS dcx inondationsdans les Alpes valaisunncs. AiIlSI,I) 1111111110 on u pu cuu-udrc : «Dicu s'cn prend;IIIX Valaisans, ulors qu'uu sail i\ q1l1'11'011l1 lis s01l1 atlal'lll;s ilia religion ». Dans{,I' Temp» du 1Xoctobrc 2000, k ,'111'1' dl' deux villages sinistrcs alfirme que « per­xonnc n'est revolte contre Dicu », l'(' qui esl encore un signe que Dieu pourrait1"11'1.' considcrc comme rcspousuhlc. I ,ors des avalanches rneurtrieres de fevrier1)1), toujours en Valais, de nombrcux habitants ont reellernent envisage que DieuII'ctait pas etranger ala catastrophe:

(12) Pour les habitants de la vallee, tout eela n' a pas pu arriver par hasard. «C' estsurnaturel,c' est surnaturel» repete inlassablementunjeune Evolenard attableau bar, les yeux mi-clos, devant son enieme verre de biere, «Vous verrez,dimanche, l'eglise sera pleine ; chacun croit maintenant voir un signe dansIe drame qui vient de se derouler, comme une mise en garde divine», ditune dame avoix basse, non loin de lui. tL'Illustre, 3.03.99)

Cette annee, la nature nous fait un nouveau caprice. (L'Hebdo, 25.02.99)La montagne est mechante, Ramuz Ie savait. (F. Reusser, cineaste, L' Hebdo,25.02.99)II faut s'incliner devant la nature. Elle est intelligente et nous ne l'ecoutonspas assez. (Le Temps, 18.01.2000)Qu'avons-nous fait a la nature pour qu'elle se venge ainsi? (Le Temps,16.10.2000)La montagne a frappe en traitre, par-derriere. (Le Temps, 16.10.2000)La montagne est une figure blessee, qui se venge et qui ecrase, (L'Hebdo,19.10.2000)La montagne se fache sou vent, mais au fond, elle est bonne fille. (Le Temps,4.08.01)

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Page 34: Intro à la narratologie

S~IIS: «Jusqu' au dcluu du sicc lc, la montagne elail Pl'I\,Ul' IIVl'(' unc n-l igiositcpaicnnc : 011 la craignait, avec toutc unc mythologic de Il'lTl'UI'. ( 'cln a loujoursete I' habitat de tous les diablcs, de toutes les vouivrcs, de lous lex malins ... Lacatastrophe, c'etait la vengeance des dieux » (interview du 25 fevrier 1999).Ainsi, il n'y a pas si Iongtemps, personne ne doutait que les montagnes puissentavoir des reactions proprement humaines. Notons que cette idee n'etait pas lefait de populations primitives et animistes. Des chretiens cultives ont pu parlerdes montagnes comme des etres humains. Partout ou il y a des montagnes, leshumains les ont peuplees de creatures mythiques :

(15) Les phenomenes naturels qui paraissaient etranges ou sinistres aux habitantsdes montagnes etaient attribues a Belzebuth. En cas de grele ou de tempete,lorsque le betail tombait malade, que le fromage se gatait ou que tout autremalheur frappait, les bergers en faisaient porter la responsabilite au diable.(Schnieper, 2000: 14)

En Suisse, au Moyen Age, Ie Pilate - massif montagneux situe au centre du pays- passait pour etre la residence d'un dragon dont les sautes d'humeur declen­chaient orages, ternpetes, avalanches ou grele. C'est pourquoi jusqu'en 1585,date a laquelle un pretre mit fin ala superstition en se rendant lui-meme sur leslicux, il etait strictement interdit, sous peine de graves chatiments, de montersur Ie Pilate sans autorisation du Conseil. Plus pres de nous, on a pu observerdes manifestations de ces peurs ancestrales, par exemple, chez «ces vieux quimarrnonnaient, au sortir de la guerre, que le jour au les routes atteindraient lesommet des montagnes, ce serait le debut de la fin du monde» (L' Hebda, 19oct. 2000). En somme, a chaque fois qu'une catastrophe naturelle advient enmontagne, il y a des voix pour affirmer que la montagne se rappelle anous enreagissant aux torts qu' on lui fait subir:

(16) Routes, tunnels, barrages, stations, superstations: le Valais changeait devisage, il scintillait de tous ses equipements et defiaitouvertement la nature.Les Alpes etaient conquises, presque pacifiees,Et puis, depuis quelques annees, voila que tout s' accelere : Loeche engloutiepar les eaux en 96, Evolene et Arolla coupees par les avalanches trois ansplus tard, et maintenant des eboulernents qui ravagent la moitie du pays, despluies torrentielles qui menacent une plaine que l'on croyait plus ou moinspreservee. La montagne se rappelle au souvenir des vivants. (L'Hebdo,19.10.2000)

Si l'on ne peut pas totalement renoncer aI'interpretation mythique, c'est peut­etre parce qu'en fin de compte le mythe n' a rien perdu de sa fonction liberatrice.En justifiant les catastrophes, il dissout provisoirement - de facon fictive certes-l'angoisse existentielle de l'hornme,

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II est cornrnunernent admis qu'un ('v('nl'llll'nl est un phonornene dynamique quisimplement advient, sans qu'on puiss« lui imputerni motif, ni intention.

Dans Iemondefictionnel des contes, I'evenernent peutcependant 5'aventurer hors desa categorie ontologiqueetse voir dotedevolonteetd'intentions.C'estainsique,souslaplumed'Andersen, unorage deplace volontairement des enseignes afinderemettrede I'ordre dans un monde juge imparfait. Parfois merne, l'evenernent estanthropo­rnorphise, II estalorsdecrit comme un etre pourvu de facultes humaines (la parolepar exemple) et s'adonnant it des activites reservees d'ordinaire aux humains.

Le plus etrange est de constater que, meme dans notre monde reel et rationnel,certains phenomenes naturels marquants sont «expliques» non pas seulement dernaniere scientifique, mais en recourant parfois aune pensee mythique. Face aunevenernent naturel rare (une eclipse) au inattendu (un ouragan), on constate ainsique lesexplications rationnelles peuvent etreaccompagnees de croyances irration­nelles, voire surnaturelles. {( La nature se venge» entend-on souvent ala suite d'unecatastrophe naturelle.

Dettwiler, A.etKarakash, C.(eds), Mythe& Science, Lausanne, Presses polytechniqueset universitaires romandes, 2003.

Schnitzer, L., « Le"merveilleux" du conteet Iequotidien », Le Renouveau du conte,Calame-Griaule, Paris, CNRS, 1991, pp.227-229.

Perrot, M.-D., Rist, G. et Sabelli, F., La Mythologie progremmee, Paris, PUF, 1992.

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fJEUXIEME PARTIE

Narratologie

Page 36: Intro à la narratologie

Chapitre 3,

LA NARRATIVITE

1 Diversite des approches2 Une definition ... quand meme i3 Le recit minimal

4 L'ampl ification narrative: Ie cas du recit pictural

Si l' intrigue litteraire n' a cesse d' etre theorisee, d' Aristote anos jours, le conceptmcme de narrativite n'a vraiment emerge en tant qu'objet de recherche auto­nome qu'a partir des annees 1960, avec le structuralisme francais. C'est dans cecadre theorique que I'on a commence as'interesser aux recits non litteraires etnon fictionnels, ce qui a debouche sur Ie constat de I'infinie variete des formesnarratives:

C'est d'abord une variete prodigieuse de genres, eux-rnemes distribues entre dessubstances differentes, comme si toute matiere etait bonne a l'homme pour luiconfier ses recits : Ie recit peut etre supporte par le langage articule, oral ou ecrit,par I'image, fixe ou mobile, par le geste et par Ie melange ordonne de toutes cessubstances; il est present dans le mythe, la legende, la fable, Ie conte, la nouvelle,I'epopee, l'histoire, la tragedie, Ie drarne, la comedic, la pantomime, Ie tableaupeint (que I'on pense ala Sainte-Ursule de Carpaccio), Ie vitrail, Ie cinema, lescomics, le fait divers, la conversation. (Barthes, (1966) 1981 : 7)

l.c narratif est omnipresent dans toutes les cultures et les formes semiotiquesqu'il peut prendre sont nombreuses (tcxtc, pcinturc, bandc dcssinee, cinema,theatre). Merrie lorsqu'on se limite au strict mode scmiotiquc verbal, on constate

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que sont dcsigncl's commc cc narrativcx » ou conuuc « 1"(;l'Ils" Ill'S mnuilcxtutiunstextuellcs trcs contrastccs :

Le discours magique est une sous-espece du discours narrarit, la lormulc magiqueest un micro-recit.[... ] un autre exemple de « recit imperatif» nous est donne par les recettes decuisine. (Todorov, 1978: 252-253)

Les ouvrages historiques ressemblent aux romans dans la mesure ou ils sont tousles deux des recits. (Rigney, 1988: 267)

Rares sont les genre de discours qui [n']exigent pas [le recit], La parole quotidienne,tout particulierement, implique constamment Ie recit: evoquer des souvenirs,rediger un compte rendu ou un rapport, c'est raconter. (Combe, 1989: 21)

La relation de voyage authentique propose, des Ie milieu du XVIIe siecle, unedescription methodique de I'ailleurs, seul et unique objectifqui justifie pleinementI'utilite de raconter Ie recit d'un voyage. (Linon, 1990: 185)

Dans Iejournal, il n'y a pas que l'histoire fictive du feuilleton a etre redigee commeun recit, en suivant les normes d'une certaine dramaturgie. Dans chaque numerod'un organe de presse, tout - ou presque - repond aux memes lois narratives.De la meteo aux necrologies en passant par les petites annonces et, evidernment,l'cnscrnble du «redactionnel » c1assique. (Antoine et al., 1996: 19)

En dcpit de leurs differences manifestes, formules magiques, recettes de cuisine,ouvragcs historiques, romans, comptes rendus, rapports, relations de voyage,bulletins meteo, necrologies ou petites annonces sont spontanernent categorisescomme narratifs. Designer ces diverses formes comme des « recits », c'est postulerqu'elles appartiennent aune merne famille de textes, done qu'elles possedentun certain nombre de proprietes communes: «ou bien Ie recit est un simpleradotage d'evenements ( ... ), ou bien il possede en commun avec d'autres recitsune structure accessible aI'analyse» (Barthes, 1966: 8). Or, s'il existe proba­blement une competence discursive generale permettant achacun de distinguerintuitivement - et tres globalement - un recit d'un non-recit, les recherches ennarratologie montrent qu'il n'y a pas, aI'heure actuelle, de definition univoquedes concepts de narrativite ou de recit. Dans un recent article, David Rudrumva merne jusqu'a affirmer I'impossibilite de definir la narrativite :

We all know what a narrative is: we all recognise one when we see one. But whenwe try to commit our knowledge to paper, it inevitably turns out that for everygeneralisation there is an exception, for every taxonomy there is a misfit, and forevery definition there is always room for further definition, as extraneous elementscreep into our classifications. (Rudrum, 2006: 197)

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lucc i\ cc constat, lobjcctif Ill' 1'1' 1'11111'111'1' 1".1 1111'h' TIIlII cl'ubonl, il s'agira detracer 1111 brei' historiquc dlll'olll'I'1'1 1I1l'1I11' d(' " 1'('1'11 "I, dl' ( icncttc if la narrato­logic anglo-suxonnc actuclk-. I':IlslIlll', Oil 1('IIII'ra dl' proposer unc definition de101 narrativitc en sclcctiounaut 1'1 1'01111111'1110111\ quclqucs-uncs de ses regularitesscmantiqucs generales. l-utin.nn Ill-haltra de quelques questions narratologiquesmajcures: Ie problcmc de l'unitc minimalc du rccit, Ie cas du recit pictural et laquestion de l'existencc de marques linguistiques propres ala narrativite.

1 Diversite des approches

I"adifficulte aproposer une description homogene et rigoureuse, en merne tempsqu'exhaustive, des possibles narratifs tient principalement au fait que, selon lesauteurs, les etiquettes «recit », «narratif », «narration» ou « narrativite » renvoientil des parametres de la textualite ou de la discursivite differents. Un bref regardhistorique montre que l'on s'est generalement fonde sur I'un des deux criteressuivants pour definir Ie narratif: Ie mode d'enonciation ou le contenu. La priseen consideration du mode d' enonciation remonte aI' Antiquite, ou il etait d'usagede distinguer deux modes de representations de I' action: le narratif - propre al'epopee - dans lequel l'action est rapportee par un narrateur et Ie dramatique- propre ala tragedie et ala comedie - dans lequel l' action est montree par desacteurs parIant et agissant. Cette distinction est reprise par certains narratologuescontemporains. Genette, parexemple, affirme que « la seule specificite du narratifreside dans son mode, et non dans son contenu» :

En fait il n'y a pas de « contenus narratifs»: il y a des enchainements d'actions oud' evenernents susceptibles de n' importe quel mode de representation [.,,] aussiplaiderais-je volontiers (quoique sans illusions) pour un emploi strict, c'est-a-direrefere au mode, non seulement du terme (technique) narratologie, mais aussi desmots recit ou narratif, dont I'usage courant etait jusqu'ici plutot raisonnable, etqui se voient depuis quelque temps menaces d'inflation. (Genette, 1983: 12-13)

Different est le point de vue de Ricceur qui choisit de se situer en amont decette distinction entre mode narratif et mode dramatique pour n'envisager que

1'« objet» (ou contenu) :

I. Dansce chapitre ou il est fait reference adifferentes theories narratologiques, on utilisera Ietermede «recit» dans son sensIe plus large, englobant tout ce qui a trait au narratifou alanarrativite, Selonlesepoques et lestheories, eneffet,lcsouvrages de litterature, derhetorique,de poetique, de linguistique ou d'analysedes discours dclinisscnt des categories indifferem­ment nornmees: Narration, Genre narrati]. Discours narrati]. Tcxt« narratif ou Recit. Parla suite, au chapitre 4, on reservera Ie terme «rccit» pourdesigner un mode de compositionnarratifspecifique (voiraussiRevaz 1997).

71

Page 38: Intro à la narratologie

par cxcrnplc visualiser !l's dlllllll'S ll'sl'('l'Ids quc rccouvrc l 'cuqucttc I{L('IT pour( icucttc ct Ricu-ur:

[Ccuc distinction] va il l'cncontrc de noire dcsscin dl' ('ollslIkrl'l 1(' rccit cornmcle genre commun ct l'cpopcc cnmrnc unc cspcce narrative. I,L' /-'.L'llre, ici, ccstI'imitation au la representation de I'action dont le rccit ct lcdramc sonl des cspeccscoordonnees. Quelle contrainte exige de les opposer? II est d' abord rernarquableque ce n'est pas une contrainte qui partage les objets, le «quoi » de la represen­tation, mais son «comment», son mode. [... ] Voila done une distinction prise deI'attitude du poete a I'egard de ses personnages (c'est en eela qu'elle constitue un«mode» de representation) ; ou bien le poete parle directement: alors il racontece que ses personnages font; ou bien illeur donne la parole et parle indirectementa travers eux: alors ce sont eux qui «font Ie drame» [... ].La distinction nous interdit-elle de reunir epopee et drame sous Ie titre de recit ?Nullement. D' abord, nous ne caracteriserons pas Ie recit par le «mode», c' est­a-dire I' altitude de I' auteur, mais par I' «objet», puisque nous appelons recit tresexactement ce qu'Aristote appelle muthos, c 'est-a-dire I'agencement des faits.(Ricoeur, 1983: 61-62)

Tableau :1,1 : 1.1 notion de recit chez Genette

ModI'Contenu

Representation d'actionsou d'evenernents

Representation d'etats

dramatique

.1, II s'agit de l'«histoire» au sens de Genette, c'cst-a-dirc du "sil!,nilil' ou contcnu narratif».

lr'autres travaux, attentifs au contenu, ont egalement contribue aux developpe­ments modernes de la narratologie et ont donne lieu ad'autres definitions. C'estIe cas de I' etude du conte merveilleux menee par Propp dans les annees 1920 etqui porte sur I'histoire' independamment de la facon dont celle-ci est racontee.I)'un conte a I'autre, des constantes sont observees dans les personnages ainsique dans leurs actions. Merne si Propp ne visait qu'a decrire la morphologied' un genre particulier (Ie conte merveilleux russe), son modele - une grammairetormelle du conte qui regroupe sept grands types de personnages et trente etune fonctions - a ete repris et affine par Bremond, Todorov et Greimas, qui ontgeneralise sa portee al' ensemble des genres narratifs.

Dans Nouveau discours du recit, Genette (1983) conelut des differentes appro­ches existantes qu'il y a « place pour deux narratologies»: «I'une thernatique, ausens large (analyse de l'histoire ou des contenus narratifs), I'autre formelle, ouplutot modale: analyse du recit comme mode de «representation» des histoires,oppose aux modes non narratifs comme Ie dramatiquc, et sans doute quelquesautres hors-litterature » (p.12).

Tableau 3.2: la notion de recit chez Ricreur

dramatiquenarratifMode

2. Si, en IYX3, Genette distingue la« narration» en tant qu'acte de production du discours nar­ratif et lc « recit » en tant que produit, ces deux termes sont souvent utilises pour designer,indiffcrcmmcnt, Ie seul « produit».

Cette distinction thematique entre deux types de representation ne remet pas encause la definition modale du recit de Genette. Pour lui, il ne s'agit que d'unesons-categorisation interne:

La description ne se distingue pas assez nettement de la narration, ni par l'auto­nomie de ses fins, ni par l'originalite de ses moyens, pour qu'il soit necessairede rompre l'unite narrativo-descriptive (a dominante narrative) que Platon etAristote ont nommee recit. Si la description marque une frontiere du recit, c'estbien une frontiere interieure, et somme toute assez indecise: on englobera donesans dommage, dans la notion de recit, toutes les formes de la representation [.. ,].(Genelte, 1969: 60-61)

On constate que Ricceur situe la narrativite aun niveau plus englobant que Ge­nette. Pour lui, Ie recit comprend toute manifestation textuelle representant desactions, quel que soit son mode de representation. En ce sens, «recit» devientIe terme federateur, L'attention portee au contenu a donne lieu ad'autres defini­tions. Elle a permis d'abord de fonder I'opposition, desormais classique, entrela narration' et la description:

Tout recit comporte en effet, quoique intimement melees et en proportions tresvariables, d'une part des representations d'actions et d'evenements, qui consti­tuent la narration proprement dite, et d'autre part des representations d'objets oude personnages, qui sont le fait de ce qu'on nomme aujourd'hui la description.(Genette, 1969: 56)

En croisant les criteres mode d'enonciation et contenu, on peut rendre comptedes differentes positions narratologiques. Dans les tableaux ci-dessous, on peut

72 73

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2 Une definition ... quand meme I

(,eneralclllcnile rccit CSICllllsHkn'l'ulllIIlC lc mode privilegie de representation

de l'action 0/1 de /'/;"/;,,/'/11/,,,/:

On definira sans dilficultc lc rccit comme la representation d'un evenement oud'une suite d'cvcncmcnts. reels ou fictifs, par Ie moyen du langage. (Genette,

1969: 49).

L'idee d'action ou d'evenement [... ] reste au centre de cette definition [du recit].

(Combe, 1990: 165)

Lc terme «evenement», on le sait, peut avoir Ie sens large de «ce q~i ~rrive» etcnglober par consequent aussi bien Ies actions intentionnelles que Ies e~enementsrcposant uniquement sur une causalite non ~ai~ris,e~ p~r ~n age~t. ,Mats, commeon I' a vu plus haut (chapitre 1), on peut aVOIr interet a s en ternr a un sens plus

, rcstreint du terme et distinguer I' evenement de l' action dan~ Ie but de ce;ne~ ~Iusprecisement Ia matiere dont sont faits Ies recits. Qu'en est-il dans Ies definitionsdes narratologues ? Pour la plupart d'entre eux, Ie recit a effecti:ement avoirdabord avec I'action humaine": «Le recit n~ peut .etre ~u'hu~am» (':od~rov,1969: 28); «Le recit est Ie lieu de Ia representation discursive de I a~tlOn»

(Gervais, 1990: 20); «Le recit [oo.] c'est Ia mise en scene de I'homme f~Isan~>:(Bres, 1994: 115). Marie-Laure Ryan (2006) insiste egalement ~ur Ia ~ecessIte

d'avoir, parmi les evenements (events) d'un recit, des acti~ns .mtentIonnelles(purposeful actions) engagees par des agents dotes de ~otIvatIon: «Some ofthe events must be purposeful actions by these agents, I.e. the agents m~st bemotivated by conflicts and their deeds must be aimed toward the solving ofproblems. » (p. 194). Dans Temps et recit (1983), Ricceur Vise,ade~ontrer que lacomposition de I'intrigue est enracinee dans une pre-comprehenSI?n du ~ondede I'action et qu'il y a une «quasi-identification» entre la repr~s~nt~tlon del'action (mimesis) et l'agencement des faits (muthosi'. Cette q.uasl-equlv'~lc~ccentre representation de I'action et recit est un des postulats majeurs des theories

Avec lex dcveloppcmcnts rcccuts de la sociolinguisliqul'l'l dl' la praglllatiqllc estrcvcnu en force lin autre point de vue, qui considerc lc rl;cil cl'uhord COIllIllC« unacte (de parole) doni Ic fonctionnerncnt ct la function sont fuconncs par l'inter­locution du narrateur et du narrataire» (Bres, 1994: 5), Le discours narratif estainsi replace dans une strategic de communication, Une approche pragmatiquerecente-Iapraxematique- tente de decrire la narrativite, en tenant compte, certes,du «produit» recit, mais surtout de l' acte narratif proprement dit. L' ambition deJacques Bres dans son ouvrage La Narrativite est precisernent de developper deshypotheses sur la production du narratif afin de montrer que « la narration [est]un acte par lequel Ie sujet construit et confirme son identite » (Bres, 1994: 6),Actuellement, certains theoriciens anglo-saxons se distancient resolument destentatives d' attribuerdes proprietes intrinseques au texte narratifpour soutenirquela narrativite se situe al'exterieur du texte: «any utterance must be considereda narrative, not because of some inherent quality, but because of the conditionsthat supports it; specifically, the communicative status of utterances» (Scharfe,2004: 12). De rneme, Rudrum considere qu' il n'existe pas de proprietes textuellespropres au narratif et que la narrativite n'est qu'une affaire d' emploi:

If a text is commonly used as a narrative, then we can safely call it a narrative.Narrative, in other words, is more a contextual than a textual property. [... ] a textis a narrative if it is commonly used as a narrative. (Rudrum, 2006: 198)

Cette conception se rattache explicitement ala theorie des jeux de langage de­veloppee par Wittgenstein dans laquelle Ie sens des mots (par exemple : «recit »

ou «narration») depend avant tout de leur valeur d 'usage: «Le mot "jeu delangage" doit faire ressortir ici que Ie parler du langage fait partie d'une activiteou d'une forme de vie» (1961: 125). Dans Ie meme ordre didees, les theoriesnarratologiques actuelles accordent de plus en plus d'importance au role dulecteur pour deceler du narratif, non pas dans les proprietes des textes, mais dansles strategies de lecture et les projections interpretatives :

Narrativity, according to my model, is not a quality adhering to a text, but ratheran attribute imposed on the text by the reader who interprets the text as narrative,thus narrativizing the text. (Fludernik, 2003: 244)

La narrativite ne reside certainement pas uniquement dans I' emploi des textes,dans I'intention des locuteurs ou dans des normes sociodiscursives ou des «jeuxde langage ». Je postule ainsi que, derriere la diversite des manifestations narra­tives, il existe des regularites semantiques et des traits structurels objectivables(c'est-a-dire reconstructibles apartir d'une analyse des textes) qui permettentde distinguer Ie narratif du non-narratif. Je vais done proposer une definitionde la narrativite en selectionnant de facon critique parmi les criteres les plussou vent cites par les narratologues ceux qui me sernblent etre des constituantsessentiels.

74

,I. Quelques theoriciens ont toutefois defendu l'idee qu'u~ rccit pouvuit CVll(:l/~'~' I:"l'lilll: l'l, d 'e'nements naturels advenant sans I mtcrvcnuon volontuirc d un ngcnt.mettre en scene es ev ' ' , '

C' est Ie cas de Bremond (1973), d' Eco (1985) et surtout de Grci mas ( II)X.\) duns I l' ~ Il'IISllllldu champ dapplication de la semiotique narrative du sujct i\ lobjct. I'llIII' 1111 l'lllllllll'lIll1hl'

critique de ces approches, voir Revaz 1997, pp. 83-1)5. ,Dans Ie second chapitre de Temps et recit I, consacrc i\ la lecture Ill' III "orlllt"". II Al'tNI..,,,.Ricoeur redefinit les concepts aristoteliciens de mimesis ct de 111111"11.1 ct 1I\,,"II'~ leur • 411•si-identification»: «[Le chapitre VI de la Poet/que! nous impusc de pcnser cIIN~ll\bl" "I d.definir l'une par I'autre I'imitation ou la representation de l'ucriou CII'IIj,t~I,'l'~llIl1l1ll1'N r.IlN,Est d' abord exclue par cette equivalence toute interpretat ion de I.u "'/III1'.V/,\' d Al'tNllII',,\ 'I"",de copie, de replique a!'identique. L'imitation ou la reprcscntuuon CSIIlIlC IIl,t1vlt6 Inlm"I","en tant qu'elle produit quelque chose, asavoir precisement !'agenl'l'll\enl dcs fllltN p.rII mi.en intrigue.» (Ricreur, 1983: 59). ,.

Page 40: Intro à la narratologie

du rccit. Ccla a mcmc conduit certains thcoricicns ~ soutcuir (jill' l'uction liepeut etre penscc qu'a travers sa mise en recit. Ainsi, 'lodorov (1969) dans la

Grammaire du Decameron et Bremond (1973) dans Logique du rccit :

Les actions «en elles-memes» ne peuvent pas constituer notre objet; il serait vainde chercher leur structure au-dela de celie que leur donne I' articulation discursive.Notre objet est constitue par les actions telles que les organise un certain discours,appele Ie recit, C' est en cela que cette etude reste proche des analyses litteraires, etnaura rien d'une theorie des actions, asupposer qu'une telle theorie puisse existeraun niveau autre que celui du recit des actions. (Todorov, 1969: 10)

Nous concederons done bien volontiers que les actions «en elles-rnemes » ne noussont pas moins inaccessibles que les choses en soi de Ia metaphysique ancienne ;qu'il appartient aun certain type de discours, appele le recit, de les mettre en formepour les rendre intelligibles, (Bremond, 1973: 128)

La prise en compte, depuis quelques dizaines dannees, des theories de l'actionproposees par la philosophie et les sciences humaines devrait permettre main­tenant d'examiner, d'une part, les actions telles qu'elles peuvent etre penseesen dehors des recits qui les articulent entre elles, d'autre part, la narrativite entant que mise en forme de l'agir humain dans differents genres de textes. Acepropos, on peut citer le travail de theorisation de Bertrand Gervais dans sonouvrage Recits et actions (1990). Proche des travaux de Riceeur sur la «pre­comprehension» de I' action, Gervais pose une relation entre recit et action dansla perspective d'une theorie de la lecture. II part du postulat que « si lire un recit,c' est bel et bien comprendre les actions qui y sont representees, la descriptionde cctte activite passe d'abord par la definition de la competence prealablequ'elle requiert » (p.16). Convoquant la semiotique, la logique de l'action etles sciences cognitives, il tente done de definir les traits structuraux du reseauconceptuel de I'action avant sa mise en texte narrative. En ce sens, son travailne porte pas vraiment sur le narratif, mais sur ce qu'il appelle 1'« endo-narratif»et qu' il definit comme suit:

L'endo-narratif, c'est l'en deca narratif, cette frange theorique etroite qui rendcompte des processus de saisie et d' identification des actions representees discur­sivement, avant leur integration aune narration. Ce qui est vise par la n'est pas lacomprehension des recits et de leurs structures modelisantes mais celie des actionset de leur deroulement, Ainsi, avant de comprendre que le combat gagne par unheros est une epreuve decisive, il faut au lecteur comprendre d'abord qu'il s'agitbien d'un combat, que les actions qui sont representees et qu'il a identifiees sontbien celles d'un corps acorps. Comprendre la place du combat dans Ie recit estde I'ordre narratif, tandis qu'identifier le combat en tant que tel est de I'ordre deI'endo-narratif, (Gervais, 1990: 17)

Si Ie recit est representation d'actions, il est egalement deroulement dans letemps. C'est ce qu'illustrent en particulier les travaux de Ricceur sur Ie recit,indissociables d'une reflexion sur la ternporalite :

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I,L' mondc d{-ploy(; pur 101111' II'UVII' nnrruuvc L'st toujourx IIll IIUlIUIc IL'IllPorL'!.

I" ,11L' IL'lllps devicnt 11'1111',111111111111 dalls 101 mcsurc oil il est articulc de manicrc

narr.uivc : I'll retour II' n'rlll',1 '1/'.I1IIII'atif dans 101 mcsurc ou il dessine lcs traits

de l'cxpcricncc tcmpon-lh-. (1<II'll'UI', 19X3: 17)

Ik fait, la specificitc du rccit cxl Ie plus souvent presentee comme etroitementIicc ~I I' aspect temporeI :

Quelles sont les conditions minimales pour qu'un message puisse etre considerecornme communiquant un recit ? Que par ce message, un sujet quelconque (animeou inanime, il n'importe) soit place dans un temps t, puis t + n et qu'il soit ditce qu'il advient aI'instant t + n des predicats qui le caracterisaient aI'instant t.

(Bremond, 1973: 99-100)

Comment definir la specificite du recit ? Des recherches americaines recentes (La­boy et Waletsky) mettent I'accent en dernier ressort sur l'enchainernent temporelqui serait present dans tout recit. (Henault, 1983: 15-16)

Pour qu'il y ait recit, il faut et il suffit qu'il y ait deux evenements ou situationsordonnees dans le temps. (Prost, 1996: 240)

Le recit [... ] sa forme la plus typique est celie d'une histoire, c'est-a-dire lajuxtaposition d'une serie d'evenements particuliers, qui sont ordonnes de faconchronologique. (Spranzi-Zuber, 1998: 46)

Narrativity is intrinsically and exclusively defined by succession. An everydayuse of the word "narrative" often implies exactly the reporting of successivelyoccurring events - and nothing more. [... ] it is a commonly accepted intuition thatnarrativity is defined by successively related events. (Scharfe, 2004: 21)

Tout objet est un narratif sil est considere comme la representation logiquementcoherente d'au moins deux evenements asynchrones qui ne se presupposent pasou ne s'impliquent pas l'un I'autre. (Prince, 2007: 2)

" Hnchainement temporel», «juxtaposition chronologique» ou «evenernentsasynchrones », autant de facons de souligner la dimension resol ument temporelledu recit, A ce propos, Ricceur (1983) insiste sur Ie fait que «Ie recit fait paruitrc

en un ordre syntagmatique toutes les composantes susceptible» de figurer danslc tableau paradigmatique etabli par la sernantique de l'action » (I" IOJ). Cellisignifie que si le recit s'ancre certes dans notre competence i\ utiliscr lc rCNl'lIu

conceptuel de l'action (ce que Ricceur appelle la «competence prutiquc » It il scmanifeste neanmoins avec des traits discursifs et syntaxiqucs diuchrouiqucv:

On peut rendre compte de la relation entre Ie reseau conccptucl de l'uetlon el leNregles de composition narrative en recourant ala distinction, fumilierc on N~ll1lo

tique, entre ordre paradigmatique et ordre syntagmatiquc. En tlll1t 411c relevantde I'ordre paradigmatique, tous les termes relatifs al'uction sont synchroniqucs,en ce sens que les relations d'intersignification qui existent entre tins, moyeus,agents, circonstances et Iereste, sont parfaitement revcrsiblcs, I\n revanche, I'ordre

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Page 41: Intro à la narratologie

xyntagmatiquc du discourx impliquc lc caracterc irrcduruhlcnu-ut uiachroniquc

de toutc histuirc racontcc. (I{ ic.cur, 19X3: YO)

Le passage du paradigrnatique, propre au reseau conccptucl tic la sernantique tieI' action, au syntagmatique, «propre a I' enchainement sequentiel que l'intrigueconfere aux agents, a leur faire et a leur souffrir » (1983 : 91) est un element clede Ia theorie de Ricoeur, Cela Ie conduit a discuter le statut «narratif'» des dif­ferentes tentatives de logiciser et dechronologiser le recit proposees par Propp(1928), Bremond (1964) ou Greimas (1966). A propos de ces «Iogiques durecit» fondees sur des modeles theoriques achroniques, il affirme ainsi qu'ellesne relevent pas d'une logique narrative, mais d'une simple logique de l'actiondans la mesure ou elles font I' economie du caractere «dynamique » de la miseen intrigue".

La presence d'une transformation semble constituer un autre critere narratifpossible. Chez Aristote, par exemple, le choix des bornes initiale et finale d'une«histoire » est sous la dependance du parametre «renversement » :

Pour fixer grossierement une limite, disons que l'etendue qui permet Ie renver­sernent du malheur au bonheur ou du bonheur au malheur par une serie d' evene­rnents enchaines selon Ie vraisemblable ou Ie necessaire fournit une delimitationsatisfaisante de la longueur, (Aristote, Poetique: 5la 6)

La contraintc du renversement entre I' etat initial et l'etat final d 'un recit semblectrc consideree depuis comme un critere narratif majeur. «Toute histoire racon­tee n'a-t-elle pas finalement affaire a des revers de fortune, en mieux comme enpire ?» ecrit Ricoeur (1983: 73). De meme, Todorov (1971) releve, dans toutesequence narrative, l'existence de deux situations distinctes entre lesquelles ilexiste obligatoirement un rapport de transformation, aussi minime soit-iI. Lanotion de transformation constitue la pierre d'angle de la semiotique narrative.Le recit y apparait effectivement comme une « transformation de contenus » : Iepropre du narratif est percu comme I' accomplissement d 'un parcours, le passaged'un contenu X a un contenu Y, inversion du premier. Partant de la dimensiontemporelle constitutive de tout recit, done de I'existence d'un «avant» et d'un«apres », Greimas construit sa theorie narratologique sur la notion de transfor­mation/inversion:

En tant que succession, Ie recit possede une dimension tempore lIe : les compor­tements qui y sont etales entretiennent entre eux des relations d'anteriorite et deposteriorite. [... ]Acet avant vs apres discursif correspond un «renversernent de la situation» qui,sur Ie plan de la structure implicite, n'est rien d'autre qu'une inversion des signesdu contenu, (Greimas, 1970: 187)

6. Pour une discussion critique, voir Ricceur 1984 (chapitre 2) ainsi que Bouchindhomme etRochlilz 1990 (pp. 57-71).

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Nomhrc de thcoricivnx 1IIIull'II1 IIIISSI la narr.uivirc SlII' cc critcrc d'illversioll/I rails formal ion : ()allio ( PU,"! I, I ,1111 VaIIk ( lIn4), Sulci man ( 1977), Fayol ( 19X5),II' (Iucrn (19X7), Adam ( II)t).)) Oil encore, il propos du rccit journalistique,Mouillaud ct 'I'ctu (11)XlJ):

l.c rccit est un ensemble clos, Isa fonction] est d'organiser, entre la situation parlaqucllc il souvrc ct cello qui I'acheve, une procedure d'inversion ou de transfor­mationdes contcnus. C'est precisement en cela que Ie recit est fondamentalementdifferent des actions, ou des suites d'actions de la vie quotidienne, different dela realite dont n' importe quellecteur a l'experience, (Mouillaud et Tetu, 1989:173)

Notons cependant que I'on n'observe pas toujours d'inversion des contenus car,1'( II11 me Ie releve Todorov (1971), « il existe aussi des recits a transformation zero :n'ux ou I' effort pour modifier Ia situation precedente echoue » (131r.

.Un autre critere de narrativite souvent mentionne dans les theories du recit est101 nccessite de liens de causalite : «Narrative is a representation of a causallyrelated series of events» (Richardson, 2000: 2); «The sequence of events mustIOrIn a unified causal chain» (Ryan, 2006: 194). Dans Critiques litteraires, Sartre( 1947) insiste deja sur Ie fait qu'il ne saurait y avoir de recit sans enchainernentcausal : «Le recit explique et coordonne en meme temps qu'il retrace, il substitueI'ordre causal a I' enchainement chronologique » (p. 147). Dans son ouvrage TheContent ofthe Form (1987) ou iI discute en detail le concept de recit, l'historienIlayden White distingue clairement Ie simple expose chronologique (sequentialaccount'] d'une serie d'evenements et l'expose narratif (narrative account)de cette merne serie. II explique la difference entre ces deux types de formescomme suit: I' expose strictement chronologique (que I' on retrouve par exempledans les Chroniques et les Annales des historiens) se contente d'enregistrer uncsuccession d'evenements pour s'interrompre a un moment donne en laissant lcsfaits inexpliques, alors que I'expose narratif (Ie recit) etablit des liens logiqucsentre les evenernents en expliquant pourquoi ils se sont deroules de telle maniercl'l en explicitant quelles en ont ete les consequences. De plus, la fin d'un rccitext toujours signifiante dans la mesure ou elle clot logiquement un ensemble defaits consideres comme formant un tout. White en concIut que le recit est unccombinaison de deux dimensions, l'une chronologique (episodique), l'autrcnon-chronologique (configurationnelle):

7. Voirace propos, dans Revaz 1997 (pp. 185-187), l'analyse detaillee d'un recit dont la situationinitiale est dysphorique et la situation finale egalement.

X. La traduction fran,<aise du mot «account» dans Ie dietionnaire Harrap's Shorter est «recit»,«relation», «narration (d'un fai!»>, «expose (de la situation»>, «compte rendu (dans unjournal) ». Je ehoisis pour rna part Ie tcrme «expose », qui me semble Ie plus neutre dans Iecas present.

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Every narrative combines Iwodimensions in various pI'( lpt IIIIons,one chronologicaland the other nonchronological. The first may be culled the episodic dimension,which characterizes the story made out of events. The second is the configura­tional dimension, according to which the plot construes significant wholes out ofscattered events. (White, 1987: 51)

Dans les travaux de Ricceur on retrouve aussi cette idee que le recit se caracterisepar une intrigue (plot) qui transforme une suite d'evenements disperses (scat­tered events) en un tout coherent et signifiant (significant whole), c'est-a-direune configuration:

[L'intrigue] «prend ensemble» et integre dans une histoire entiere et complete lesevenernents multiples et disperses et ainsi schematise la signification intelligiblequi s' attache au recit pris comme un tout. (Ricceur, 1983: 12)9

En somme, les evenements d'un recit ne doivent pas seulement etre agences lesuns apres les autres mais egalement les uns en consequence des autres: « unehistoire ( ... ) doit etre plus qu 'une enumeration d'evenements dans un ordre seriel,elle doit les organiser dans une totalite intelligible» (Ricoeur, 1983: 102).

Une autre contrainte narrative souvent evoquee par les narratologues est que lerecit doit representer un developpement imprevisible ou inhabituel de l'action.Par exemple, Ryan (2006) releve dans son inventaire des conditions de narrativiteque certains evenements doivent etre « non-habituels ». Le postulat est que l'onne raconte pas ce qui releve du cours normal des choses. Cela pose un problemede fond quant au statut narratif des scripts. Pour Barthes (1966), par exemple,un script semble etre deja une forme de recit, En effet, il definit l'unite de basedu recit - la « sequence» - comme suit:

Une sequence est une suite logique de noyaux, unis entre eux par une relation desolidarite : la sequence s'ouvre lorsque l'un de ses tennes n'a point d'antecedentsolidaire et elle se ferme lorsqu'un autre de ses termes n'a plus de consequent.Pour prendre un exemple volontairement futile, commander une consommation, larecevoir, la consommer, la payer, ces differentes fonctions constituent une sequenceevidernment close, car il n'est pas possible de faire preceder la commande ou defaire suivre le paiement sans sortir de l'ensemble hornogene «Consommation ».

(Barthes, 1966:19-20)

L' exemple «narratif» propose, a savoir le script «Consornmation » montre queBarthes peut fonder la narrativite deja sur la seule presence d'une suite chronolo­gique d' actions s 'impliquant l'une l' autre. En revanche, Prince (2007) considereque Ie seul rapport d'implication ne suffit pas pour considerer qu'un texte estnarratif. Quand, dans sa definition des conditions minimales de narrativite, il

9. On verra plus loin (chapitre 4) que la notion de «tout» attachee au recit est ernpruntee parRicrcur ilia Poetique d'Aristote.

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uuutiouuc lu IIl;cessitl; d'uvoir uu uuuus dl'IIX cvcucmcnts uxynchroncx «qui Ill'

',t' prcxupposcnt pas Oil Ill' s'illlphqlll'nl pas 1'1111 l'autrc » (p, 2), il insistc bien"111' la ncccssitc dun dcvcloppcuwut nun prcvisiblc. Hco (1\)71)) semble allerd.urx lc mcmc scns quand il nllirnu-, a propos du texte (23) cite au chapitre I,'Ill' i I nc pcut pas ctrc considerc couunc lin rccit, parce que les faits relates ne

',llIlt pas « inattendus ».

( 't's divergences d'opinion quant au statut potcntiellement narratif du previsibleuu till routinier montrent qu'il est difficile de definir la narrativite sans recourir:t 1111 autre concept, plus pragmatique, celui de la «riarrabilite »10. La question.k-vicnt alors : Qu'est-ce qui vaut la peine d'etre raconte ? Pour Labov (1978),It' qui vaut la peine d'etre raconte do it posseder un caractere remarquable, done',orl i I' de I' ordinaire. II a ainsi montre, dans le cadre de I' analyse de recits orauxd'ex periences personnelles, que les precedes evaluatifs utilises par les narrateursscrvcnt toujours a souligner que ce qu'ils racontent sort du banal:

Des lors qu'un evenement devient plus ou moins commun, qu'il cesse de violerune regle de comportement etablie, il perd son caractere memorable. C'est pour­quoi le narrateur, soumis qu'il est ala pression sociale, se sent toujours contraintde bien montrer que les evenements vecus par lui etaient vraiment dangereux etinhabituels, ou que la personne dont il parle a reellement enfreint les regles d'unefacon grave et digne d'etre rapportee. Bref, ce que disent les precedes evaluatifs,c' est: c' etait terrifiant, perilleux, mysterieux, extravagant, insense ; ou bien drole,hilarant, merveiIIeux ; ou bien encore, plus generalement, etrange, peu commun,extraordinaire - en un mot, mernorables, C'etait tout le contraire du banal, duquotidien, de I' ordinaire. (Labov, 1978: 307-308)

( 'cite necessite du non routinier est aussi soulignee par van Dijk (1977) :

II existe une exigence sernantique/pragmatique selon laquelle les actions ouevenements d'une COMPLICATION doivent etre «importants » ou «interessants».Ainsi, le fait que j'ouvre la porte de rna maison ne constituera pas en general uneCOMPLICATION possible d'un recit [... ]. (Van Dijk, (1977) 1984: 66)

l'our Fayol, c'est le caractere imprevisible des evenements qui les rend racon­

tables:

Lorsqu'un evenement inattendu survient ou qu'un obstacle surgit, Ie deroulernentdes faits ne suit pas un decours habitue!' Cette situation devient un objet potentielde narration. (Fayol, 2000: 195-196)

l.c caractere inhabituel ou imprevisible des actions ou des evenements sembleconstituer une contrainte qui n'a pas le meme poids selon la categoric narrativecnvisagee. En distinguant, dans le prochain chapitre, des categories narratives

10. Pour une reflexion sur la question de la narrabilitc, lire Prince 200?

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prcscntant des dcgr~s til: nurrutivitc dilfcrcnts, noux uuronx "on':lsiun til: rcvcniren detail sur cc dcrnicr critcrc.

Au terme de ce bref parcours, on constate que, malgrc I' absence de consensusautour d'une definition univoque du recit, il existe neanmoins un relatif accordsur ce qui peut apparaitre comme les «ingredients» majeurs de la narrativite :une representation d' actions ou d' evenements, un deroulement chronologique,une transformation, des liens de causalite, un developpement inhabituel ouimprevisible de l'action. Avant de reprendre certains des criteres mentionnes ci­dessus afin de proposer une classification des differents modes de textualisationnarratifs (la Chronique, la Relation et Ie Recit), il convient de s'arreter encorea la. question de l'empan textuel minimal de la narrativite, ce qu'on appellehabituellement la question du «recit minimal »,

3 Le recit minimal

La que.stion ~e I'unite minimale du recit est regulierement debattue, Si pourFrancois Rastier, par exemple, la question n'est pas pertinente:

[II n'y a] pas de recit minimal, mais des textes narratifs brefs qui dependent degenres comme l'aphorisme, I'histoire drole, Ie resume au Ie quatrieme de couver­ture. Le recit n:inimal est un artefact d'une narratologie positiviste qui pose qu'untexte est une simple combinaison d'unites, (Rastier, 2004 11)

Pour Gerard Genette, en revanche:

L~ notion de «recit minimal» est bien d' ordre narratologique, puisque cette disci­pline, comme on Ie sait au mains depuis Propp, doit s'appliquer atoutes les sortesde recits, y compris les plus elementaires, et s 'interesser aussi bien ala maniere dontun recit de cette sorte (« Le chat mange la souris») peut s 'etoffer par expansions,catalyses, contributions, etc., qu'au fait inverse de «resume» (<<Marcel devientecrivain ») d'un recit plus complexe, au plus etendu, (Genette, 2005 12)

II semble cependant que la notion de recit minimal vaut la peine d'etre discuteeet nous allons done nous arreter un instant sur quelques definitions qui ont faitdate dans l'histoire de la narratologie contemporaine.

Pour certains narratologues, le recit minimal comporte obligatoirement plusd'une proposition:

Le recit Ie plus simple doit comporter au mains quatre enonces correspondants aune exposition, un debut, un developpement et une fin pour pouvoir etre considerecomme un recit. (Mandler et Johnson, 1977: 193)

II. Re~onsc do~nee par courrier electronique dans Ie cadre d' une consultation menee par AndrePctitat aupres de nombreux chercheurs apropos de leur definition du recit minimal.

12. Extrait d'un entretien mene par John Pier en 2005 et retranscrit sur Ie site vox-poetica.com.

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ISl'IOIl Prillcc ( I'}/.\ l], h- 1'('1'11 1111111111111 ,'Ill II p.ut l' l'illq clements <0 syntaxiqucs »:unc description dun l'Illl 111111111 (1'111 rxcrupk-. «Jean ciait trixtc »}; 1111 counce­

IClII" icmporcl (<0 puis ..) ~ 1111 ,'VVII,'IIII'1l1 ( .. Jcuu rcucontrc Rita »); un conncctcur

causal (<0 alors, CII cOllsl;qU\'lIn' ").1'1 1111 lolat final «<Jean ctait contcnt »), L'etattinal est SOU vent soit linvcrxc. xoit la <0 pcrtc » de I'etat initial. (Black et Bower,I 9XO: 2XO)

Nous nomrnerons «rccit minimal» louie suite de deux propositions temporelle­mcnt ordonnees, si bien que I' inversion de cet ordre entraine une modificationde I'enchainernent des faits reconstitue au plan de l'interpretation semantique.Autrement dit, les deux propositions sont unies (et separees) par une jonctiontcrnporelle, et Ie recit minimal est celui qui ne contient qu'une seule jonction.(Labov, 1978:296)

Sl'Ion les theories sous-jacentes et les parametres narratifs retenus - temps et/ouunnsforrnation - les definitions du recit minimal citees ci-dessus imposent unnombre variable de propositions, mais au moins deux. D'autres narratologuescuvisagent la possibilite de definir le recit au niveau de la proposition isolee.I'ou I' eux la forme minimale du recit est assimilable a une simple propositionvcrbale :

Puisque tout recit- fut-il aussi etendu et aussi complexe que laRecherche du tempsperdu - est une production linguistique assumant la relation d'un au plusieursevenemenus), il est peut-etre legitime de Ie traiter comme Ie developpement,aussi monstrueux qu'on voudra, donne aune forme verbale, au sens grammaticaldu terme: l'expansion d'un verbe. Je marche, Pierre est venu, sont pour moi desformes minimales de recit, et inversement I'Odyssee ou laRecherche ne font d'unecertaine maniere qu'amplifier (au sens rhetorique) des enonces tels qu' Ulysserentre aIthaque au Marcel devient ecrivain. (Genette, 1972: 75)

( icnette estime que dans la mesure ou le recit se caracterise par Ie fait qu'« ils 'y passe quelque chose», par extrapolation, toute proposition dans laquelle uncvcnement advient peut etre consideree comme un recit. C' est pourquoi il se sentuutorise, dit-il, «a organiser, ou du moins a formuler les problernes d'analysedu discours narratif selon des categories empruntees ala grammaire du verbc »

( 1\)72: 75). De fait, des les annees 1960, l'analyse narratologique repose sur Iepostulat d'une identite de structure entre Ie niveau phrastique-propositionnel etIe niveau textue!' Par exemple Barthes, dans sa celebre «Introduction a I'ana­lyse structurale des recits », suggere de transposer les principes structuraux dela linguistique phrastique a l'analyse des recits, au nom, precisernent, de 1'« hy­p\ithese homologique» :

Le recit est une grande phrase, comme toute phrase constative est, d'une cer­taine maniere, l'ebauche d'un petit recit. Bien qu'elles y disposent de signifiantsoriginaux (souvent fort complexes), on retrouve en effet dans Ie recit, agrandieset transformees a sa mesure, Ics principales categories du verbe: les temps, les

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aspects, lex modes, lex pcrsonncs : de plus, lex « sujcts .. cux-rucmcs opposes auxpredicats verbaux, ne laisscnt pas de se soumcttre au modele phrastiquc I... /.(Barthes, 1966: 10)

Barthes renvoie, a ce propos, au modele narratifactantiel de Greimas qui «re­trouve dans la multitude des personnages du recit les fonctions elementaires deI'analyse grammaticale» (1966: 10). Considerant le recit minimal comme unsimple «acte », Greimas compare Ie «spectacle» donne par le recit au «specta­cle» donne par la proposition:

Si I'on se rappelle que lesfonctions, selon la syntaxe traditionnelle, ne sont quedes roles joues par des mots -Ie sujet y est «quelqu'un qui fait I' action» ; I'objet,« quelqu' un qui subit I' action», etc. - la proposition, dans une telle conception,n'est en effet qu'un spectacle que se donne alui-meme l'homo loquens. Le spec­tacle a cependant ceci de particulier, c' est qu' il est permanent: le contenu desactions change tout le temps, les acteurs varient, mais l'enonce-spectacle restetoujours le meme, car sa permanence est garantie par la distribution unique desroles, (Greimas, 1966: 173)

On retrouve I'idee d'une isomorphie entre la structure d'une proposition et Iastructure d' un recit chez Ie linguiste L. Tesniere (1969) qui, dans ses Elementsde syntaxe structurale, considere que chaque proposition verbale constitue enquclque sorte un «drame » :

Le noeud verbal, que I'on trouve au centre de la plupartde nos langues europeennes,exprime tout un petit drame. Comme un drame, en effet, il comporte obligatoire­ment un proces, et Ie plus souvent des acteurs et des circonstances.Transpose du plan de la realite dramatique sur celui de la syntaxe structurale, leproces, les acteurs et les circonstances deviennent respectivement le verbe, lesactants, et les circonstants. (Tesniere, 1969: 103)

Ce constat incite les semioticiens a analyser Ie discours «narratif» en empruntantaux categories syntaxiques traditionnelles :

L'idee que nous retenons pour I' instant des propositions syntaxiques de L. Tesniereest que la phrase verbale simple a pour noyau le verbe [... J et que celui-ci estformellement definissable comme une relation entre actants.[...JPrenant la definition de la phrase simple en syntaxe, nous nous proposons deI'appliquer maintenant au discours [... j.

En semiotique narrative, I'enonce elementaire se definira comme la relation­fonction (= F) entre actants (= A), ceux-ci etant entendus au sens merne de L.Tesniere[13J. (Courtes 1991: 76)

13. Tesniere definit les «actants» comme suit: « Les actants sont les etres ou les choses qui, itun titre quelconque et de quelque facon que ce soit, merne au titre de simples figurants et dela facon la plus passive, participent au proces. Ainsi, dans la phrase fro Alfred donne Ie livreaCharles, Charles, et meme Ie livre, bien que n'agissant pas par eux-memes, n'en sont pasmoins des actants au meme titre qu' AI/in!» ( 1969: 102, cite par Courtes 1991 : 76).

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IIII"IIHIIHI, dans lc chapirrc de I.og/(/II(' till 11'111 qll'tll'lllISIH'n' 11 des observations',III la (;I'I/I/II/II/il'l' till /)(:('I/I/I(i/'ll1l dl' '1CIIIllIOV, Ilt'dan' a SOil tour que «lunitc''vIII axiqIll' de hase - la pmposilioll dllllS III gllllllilla irl' de cc dcrn icr -- correspond111111 cnoncc narratif mininnuu, du typl' slIil'l prcdicat » (I In?: 1(3). C'est sur111 hase de cc postulat quil declare. 1111 pcu plus loin, que «Dieu crea le ciel et11/ fare est un recit minimum, maix 1111 rccit complct » (1973: 112). De rneme,I itlks Therien (1985) aftirmc que:

l.a forme la plus simple en francais Ide recit minimal], c'est la phrase du type Ilplcut. L'espace est cree, Ie temps de lecture et Ie temps referentiel du discoursC( incordent. Le sujet cosmologique est implicite et la transformation s' opere entreun etat anterieur sans pluie et la constatation actuelle, il pleut. Le recit peut devenirplus complexe et exiger une succession de phrases simples, il n' en reste pas moinsqu'un premier etat de choses est donne et que d'autres etats sont deployes apartirde celui-la. (Therien, 1985: 71)

1)11 pcut encore citer le philosophe Danto (1965) qui affirme qu'une phraseuurrative doit referer a au moins deux evenements distincts et separes dans leh'IIlPS en decrivant le premier des evenements auquel il est fait reference .(1965 :I".~). L'exemple-type sur leque I il fonde son analyse est la phrase suivante :.. 1':11 1713 naquit I'auteur du Neveu de Rameau», OU, comme Ie souligne La­j.'lll'lIX «Ia naissance d'un enfant en 1713 est decrite, par la personne qui narreI'l'l cvcnement, ala lumiere d'un autre evenernent survenu beaucoup plus tard,~lIil la redaction d'un ouvrage par I'ecrivain que cet enfant etait alors devenu »(1,agucux, 1998: 70-71).

I ,a possibilite de doter une proposition (ou une phrase) isolee d'un sens n~~atif

iuuucdiat ne cesse de preoccuper les theoriciens du recit. En 1990, Dominique( 'limbe ecrit un article dans lequel il s'efforce de «regrammaticaliser» la notionIll' rccit:

La question aposer semble bien la suivante: est-il legitime d'envisager le recit auniveau de la phrase, et dans ce cas quelles sont les conditions grammaticales sinequa non de son existence? Quelle est I'unite minimale du recit ? Quand une phrasedevient-elle narrative (etant bien entendu que I'expansion de la phrase en discoursest, elle aussi narrative) ?Car, de merneque tout discours n' est pas narratif - malgrecertaines extrapolations illegitimes des semioticiens qui interpretent tout en termesde narrativite -, toute phrase ne constitue pas un recit. (Combe, 1990: 156)

Par Ie biais de toute une sene de manipulations - commutations et transfor­Illations - de la phrase «La marquise sortit a cinq heures », Combe met en evi­deuce quelques facteurs linguistiques qu'il considere comme specifiques de lanurrativite : modalite assertive, exclusion des formes negatives et modalisantes,structure dirematique : theme + predicat. Combe reconnait neanrnoins tres viteIll!'il est impossible de s' en tenir aux seuls criteres linguistiques. II constate, par

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cxcmplc, que si lcnoncc « La marquise porte unc mill' dl' velours rouge» ncstpas un recit, c'est puree qu'il nc possede pas lc signili0 d'(/('/;of!. II en conclutqu'« il semble done absolument impossible de ne pas rccourir ades categoriessemantiques pour definir Ie recit, meme du point de vue de la phrase» (1990:161). Ce qui le mene adonner une premiere definition de I' enonce narratifcentreeexclusivement sur I'aspect semantique :

Dans I'enonce narratif de base, le theme devra etre une personne, un etre anime,ou une chose definie anthropomorphiquement grace a une figure de rhetorique(metaphore, personnification, allegorisation ... ). Quant au predicat, il signifieral'idee d'action [... ], de changement d'etat, de transformation, ou plus generale­ment, d' evenement, conforrnement auxcriteres retenus par Levi-Strauss, Greimas,Barthes et Bremond. (Combe, 1990: 160)

La prise en compte, dans un premier temps, de criteres semantiques ri'empechepas Combe de poursuivre son projet de definir «grammaticalement» le recit, auniveau phrastique. Contestant « l'idee selon laquelle il n'est de recit qu'a partirde deux actions ou deux evenements» (1990: 163) - «Qu'est-ce qui empechede lire La marquise sortit acinq heures, qui ne compte qu'une seule proposi­tion, comme un recit ?» (1990: 164) -, il termine son article en reaffirmant lapossibilite de foumir une definition «Iinguistique» du recit :

De [mes] analyses, dont on reconnaitra volontiers Ie caractere hypothetique, en 'raison du postulat qui les fonde (mais dont les termes ne sont finalement pas plusarbitraires que ceux que la narratologie engage sans les reconnaitre), il semble'possible de degager une esquisse de definition linguistique du recit:

Enonce superieur ou egal a la proposition dans une phrase, simple ou complexe,remplissant de maniere dominante la fonction referentielle grace a la modaliteassertive, signifiant I'idee d'action ou d'evenement chronologique et logique parI' intermediaire d' un predicat ou I'idee de temps est impliquee, attribue a un theme,dont Ie signifie est par la-meme anthropomorphe. (Combe, 1990: 165)

Conscient toutefois que sa definition est loin d' etre purement «grammaticale»et que les criteres d'ordre semantique y sont essentiels, il ajoute cette remarquecensee justifier le caractere soi-disant «Iinguistique» de son entreprise:

Cette tentative de definition appelle plusieurs remarques : I'idee d' action ou d' eve­nement, malgre qu' on en ait, reste au centre de cette definition, rendant impossibleune definition purement formelle, ce qui confirme en fait les resultats de definitionsau niveau du discours, qui aboutissent toujours a une semantique generale d'ins­piration referentielle ; les termes de cette definition ne sont pas fondamentalementdifferents des postulats de Barthes, de Greimas, de Bremond ... Simplement, etc'est la l'important, ces termes sont appliques a un niveau d'analyse inferieur: laphrase au lieu du discours, attestant qu'une definition linguistique, dans son sensIe plus strict, parait possible. (Combe, 1990: 165)

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l\lkl'll'l" a priori IIlIC valeur uurruuvc II unr proposition isolcc sous prctcxtc'III'\'I1e conticnt I'illcl' d'uction 011 dr-vcm-rucnt paruit indclcndablc. DeuxIIII'IIllll'nls scmblcnt pouvoir l'ln' avann;s. 'lout dabord un prcdicat actionnclII'" pas ncccssuircmcnt une l"onl'lionnalilc de l'ordre iusfaire, II pout, selon le, I uucx tc, arc indicicl ct ctrc employe non pourraconter mais pour decrire un etat,1'.11 cxcrnplc, il partir de I'cnoncc «Jean vole de I' argent» propose par Todorov, unuuc cxcmple de recit minimal on pcut tout afait deriver du predicat actionnellilli' simple propriete de l'acteur Jean, asavoir Ie fait d'etre un valeur. En outre,111'11 Ill' pcrrnet d'affirmer qu'une proposition est par essence, narrative, dans lauu-surc ou l'on peut toujours imaginer son insertion dans un co-texte non-nar­111111 : description, argumentation, etc. Ce n'est qu'au moment ou, par exernple,lllll' structure d'intrigue est averee que l'on peut retroactivernent considerer sesI'lIlpositions comme narratives. Dans Lectures 2, Ricceur va exactement dansII' xcux quand, apropos d'enonces tels que «X fait A» au «X veut faire A», il",I\lingue fort pertinemment enonce d'action et enonce narratif:

I.aconsideration du faire et plus encore celIedu vouloir faire [... ] nous rapprochentsans aucun doute de facon decisive de I'ordre du recit, Toutefois,je n' appellerai pasnarratifs des enonces de ces deux types. Ce qu'illeur manque pour etre narratifs,c' est d' etre articules dans une suite d' enonces de meme sorte composant ensembleune intrigue, avec un debut, unmilieu et une fin. J' appellerai enonce d' action plutotqu'enonce narratif de tels enonces simples. (Ricceur, (1980) 1992: 405-406)

( 'umment expliquer cette confusion entre l'actionnel et Ie narratif? Outre Iidee"'line homologie entre l'enonce d'action et le recit, les interpretations narrativi­vnntcs s'appuient Ie plus souvent sur Ie postulat que tout enonce d'action isolerunt icnt une virtualite d'intrigue :

En ecrivant: «Je marche, Pierre est venu sont pour moi des formes minimales derecit »,j' aiopte deliberement pourune definition large, etje m'y tiens. Pour moi, desquil y a acte ou evenement, fut-il unique, il y a histoire, car il y a transformation,passage d'un etat anterieur a un etat ulterieur et resultant. <de marche » suppose(et s'oppose a) un etat de depart et un etat darrivee. (Genette, 1983: 14)

bl affirmant que I'enonce <de marche »est une histoire parce qu'il suppose untlllt de depart et un etat d'arrivee, Genette reconstruit un deroulement temporeIh partir d'un instantane. II retablit interpretativement un co-texte afin de comblerks vides. En d'autres termes, il imagine une amplification narrative. Si, commeon vient de Ie voir, un enonce isole (une «phrase d'action») ne peut en aucunel"lIC\on etre consideree comme un recit, il vaut toutefois la peine de se pencher surk mecanisme de I'amplification, Ie but etant de comprendre comment et dans'Iuclles conditions on peut retrouvcr I' intertexte narratif apartir de la represen­1111 ion d' une action isolee.

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4 L'amplification narrative: Ie cas du recit pictural

Dans les pages qui suivent, nous allons nous intcrcsscr cxclusivcmcnt au modesemiotique iconique pour examiner un cas particuliercrncnt intcrcssant d' ampli­fication: I'interpretation narrative d'une image fixe. Dans Discours, recit, image,Kibedi Varga (1989) s'interroge, comme nous l'avons fait plus haut aproposde la proposition verba1e, sur le possible passage de la representation visuelled'une action aun recit:

Une image fixe peut fort bien representerune action mais il est douteux qu'ellepuisse embrasser I'ensemble des elements constitutifs minima d'un recit. [00']Commentpasserde I'action au recit? Pent-on suggererun recit tout en ne repre­sentant qu'une action? Voici le probleme central de toute narratologie visuelle,(KibediVarga, 1989: 97)

De prime abord, il peut sembler paradoxal de parler de la narrativite d'une imagedans la mesure ou celle-ci fige Ie temps en instantane, alors qu'aI'evidence lanotion merne de narrativite implique une successivite, une temporalite. En cesens, la peinture semble bien incapable de representer un recit. Dans ses Re­flexions critiques sur la poesie et sur la peinture (1719), I'abbe Du Bos insistecffectivement sur la difference de traitement de la temporalite dans ces deuxarts: «Le Peintre qui fait un tableau du sacrifice d'Iphigenie, ne nous representesur la toile qu'un instant de l'action. La Tragedie de Racine met sous nos yeuxplusieurs instants de cette action ». Cette apparente incapacite de la peinturea raconter a ete longuement theorisee au XVIIIe siecle par Lessing dans sonfameux Laocoon:

La peinture,en raison des caracteresou des moyens d'imitation qui lui sont pro­pres et qu'elle ne peut combinerque dans l'espace, doit cornpletement renoneerau temps; les actions progressives, en tant que telles, ne peuvent done donnermatiere it peinture, et celle-ci doit se contenter d'aetions simultanees. (Lessing,1766: 109)

La theorie de Lessing est la suivante. Les signes (verbaux ou iconiques) doivententretenir une relation naturelle avec ce qu' ils sont censes representer, Par conse­quent, les signes «successifs» de la poesie!', asavoir les mots qui se succedentdans la linearite de la langue, ne peuvent exprimer que des objets suceessifs (Ienarratif) et les signes «juxtaposes» de la peinture, asavoir «des formes et descouleurs etendues sur un espace », des objets juxtaposes (Ie descriptif): «Lecontenu de la fable doit etre une suite d'evenements. [oo.] Et c'est pour moi unsigne certain qu'une fable est mauvaise, ou qu'elle ne merite meme pas le nomde fable, si sa pretendue action peut etre integralement representee en peinture»(Lessing, 1759: 25). En tracant une frontiere nette entre les deux arts, Lessing

14, Le tcrme est it prendre ici au sens de « litterature ».

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dl'llolln' la dol'lrinc dc I'II( "/1'(111'1/1'0/'1(1, empruntcc ~ /,/\,.( /)01;(/1/111' dIloracc.qlll will quc la pocsic ct la pci litII n' SOII'III It liliesdeux unc « imitat ion » de I' ad ionluuuainc ct que la pocsic soil unc .. pvintur« purlantc » ct la pcinturc un «poerneIIIIWI », II taut savoir que lc parullclixnu- entre la peinture ct la poesie, erige enIIIlHkle idcologique dominant de la Renaissance jusqu'a la fin du XVl ll'' siecleu ruuduit Ies critiques d'art de lcpoquc aanalyser un tableau comme on lit unInll, en decomposant Ie debut, Ie milieu et la fin de l'action (<<Lisez l'histoirellln' lc tableau» conseillait Poussin dans une lettre datee du 28 avril 1639 a"IOpOS du tableau La Manne). Si Lessing defend I'idee d'une incapacite de laIWllllure araconter, on ne peut cependant ignorer la lecture narrative qui en aI'll' luitc aussi bien au Moyen Age qu'a la Renaissance ou al'epoque classique.Voyons a present comment une image figee dans I'intemporalite de l'espaceIWlnt peut etre narrativisee,

I ,(' processus de narrativisation s' opere certes par la lecture de celui qui contemple1(\ tableau, mais le spectateur n'est pas entierement livre alui-merne et il existe,II 101 production, des moyens de signaler Ie narratif. Notons tout d'abord qu'il yII rlcx conventions historiques. Au Moyen Age, par exemple, la lecture narrativetil' 101 peinture est une pratique courante. Le choix des sujets apparait egalementrh-tcrminant. En peignant des scenes connues de 1'histoire, de la mythologie1111 de la religion, le peintre s'assure de 1'« effet-narration » de son tableau. Unvpcctateur de l'epoque etant suppose posseder la meme culture que le peintre,II doit pouvoir apartir d'un instant fige sur la toile retablir l'histoire complete.(.III 'un sujet connu facilite la lecture narrative parait indiscutable, mais le publicII'est pas toujours aussi instruit que l' on croit. En outre, certains sujets sontvusccptibles, avec le temps, de sortir de la memoire collective et le recours al'iutcrtextualite peut s'averer etre un obstacle. II existe done d'autres strategiespour aider Ie spectateur aoperer une lecture narrative. Elles ont trait au mode de('l Imposition merne de la toile. Deux cas de figure peuvent se presenter. Soit letuhlcau comporte plusieurs moments de l'action et la ternporalite narrative peut1~lrc reconstruite apartir d'indices spatiaux, soit le tableau represente un instantunique a partir duquel un deroulement temporel peut etre induit. Reprenonschaque cas dans le detail.

1,01 premiere strategic consiste afaire figurer les moments successifs d'une actionI) I' interieur du cadre clos du tableau. Dans ce cas, il y a completude de 1'image.II suffit de retrouver le fil conducteur -Ia linea serpentinata - pour decouvrirl'un ite actionnelle dans la fragmentation spatiale. Au Moyen Age, par exemple, ill'sl frequent de jouer sur l' axe gauche-droite pour rendre compte du deroulementtcmporel. Ainsi, Duccio (XIIIesiecle) peint-ille miracle de Jesus rendant la vue a111I aveugle en dessinantjuxtaposcs sur la toile: agauche, Jesus entoure des douzeupotres touch ant les yeux du mend iant avcugle ;adroite, Ie mendiant s' etant laveI) la piscine de Siloe et recouvrant la vue. Si la presence du merne personnage

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en deux licux dilfcrcnts du tableau upparait cornmc co-presence au nivcuu deIa perception visuelle immediate, elle produit un cffct de «double-scene »I~ ~la lecture, done un effet narratif. On notera bien sur que seule la connaissancCldu recit biblique et de la symbolique religieuse permet, d'une part, de nommerprecisement les personnages et les lieux, d'autre part, de rendre explicites lesliens de causalite et de raconter dans Ie detail Ie deroulement evenernennel.

Dans certains tableaux de la Renaissance, c'est la multiplicite des plans qui permetde donner une dimension temporelle. On citera atitre d'exemple ce commentaired'une Annonciation de Fra Angelico, dans laquelle «Ia perspective est utiliseecomme moyen de figurer la successivite de deux temps du recit, ainsi que larelation logique qui les lie» :

On distingue nettement deux episodes de Ia scene, l'un se passant ici, au premierplan, I' autre ayant lieu la-bas, dans le fond. Entre les deux faits representes _ i

l'Annonciation d'une part, Adam et Eve chasses du Paradis, d'autre part _ lepeintre theologien voit un rapport Iogique : le peche originel est la cause d' oil.decoule Ia redemption par la reincarnation du Christ. [... ] Ce qui se manifeste la,il est vrai de facon tres marquee, tres systematisee, c'est le potentiel permanentde reversibilite entre figuration spatiale et figuration temporelle. La reserve d'es­pace (ou plut6t I'espace comme reserve) qu 'instaure la profondeur de champ [... ]est toujours plus ou moins percue comme reserve temporelle, reserve narrative,(Bergala, 1975: 18)

Dans le tableau La decollation de saint lean-Baptiste de Memling (XV siecle), lacomposition spatiale permet de figurer trois moments dis tincts : au premier plan,Salome recoit la tete de saint Jean-Baptiste; en arriere-plan, a gauche, dans unetour ouverte, un banquet se deroule avec la merne Salome (identifiable grace aune couleur de robe identique acelle du premier plan); en arriere-plan, a droite,saint Jean-Baptiste en gloire dans le ciel. Apartir de l'instant fixe au premierplan, I'interprete peut retablir Ie deroulement chronologique exact. L'espacese fait temps. La lecture doit commencer a gauche (scene du banquet au termeduquel Salome reclarne a Herode la tete de saint Jean-Baptiste), se poursuivre enbas (scene ou Salome recoit la tete sur un plateau d'argent), pour se terminer enhaut a droite (scene de la resurrection de saint Jean-Baptiste). lei encore, seulela connaissance du recit biblique permet de raconter toutes les circonstances etde combler les nombreux trous (par exemple, le fait que Salome est autorisee areclamer la tete de saint Jean-Baptiste parce qu'elle a seduit Herode en dansantdevant lui).

Passons a 1'autre cas de figure, celui ou n'est represente qu'un moment isole del'action. On a vu plus haut que la peinture d'un instant unique semblait empe-

15. J'emprunte la notion de «double scene» Ii la semiologie du reciten images (lire Bergala 1975,pp.21-22).

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1111'110111 proccsxux de nnmuivixnuuu (11'11Il'la ciuuion de l ru Bos;1 propos de la

1'I'IIIIIIIe du sanilin' d'lphigl'lIil'). I )lI11S ses III'/I.~I;I'S I~I;'(((//(;I:s SIIf'/1I ~}(:"~/1If:1::

Illlh-1ll1 (17(1l)) part du conxtul qlle la pl'llIlurL' n a qu un rnstunt «indivisible1'"111 nuanccr aussitot commc suit:

J'ui dit que l'urtistc u'avait qu'un instant; mais cet instant peu.t su?sis.ter avecdl'S traces de I'instant qui la precede, ct des annonces d~ c~IUI. qui suivra. OnlI'egorgc pas encore Iphigcnic ; mais jc vois ap~rocher I.e vI:tl~alr~ avec Ie largebassin qui doit recevoir son sang, ct cct accessoire me fait fremir. (Diderot, (1769)11)76: 776)

I 'lIkl' que I'instant unique peut comporter des traces de l'ava~t ~t de,l'apres1",1 «xtrcmement interessante. A nouveau, il faut envisager aUSSI bien I.acte de11'1 rurc que I'acte de production. Le peintre peut postuler ?es connmss.ances,Ill'/ linterprete. Le moment qu'il choisit de fixer sur la toile peut .susclter la1"I'ollllaissance d'un fait historique, d'un mythe ou d'une fable, ou simplernentu-uvoycr a une scene appartenant aux savoirs communs, Repren~ns Ie cas, du~Illlilice d 'Iphigenie cite par Diderot. Un spectateur pourra reconnmt.re une sc~ne

Ill' la iragedie (connaissance de l'intertexte) la ou un spe~tateur ~oms averti ~e\'11 rcconnaitre qu'une scene type (connaissance du scnpt «sacnfic~»)~ MaI~,

1I111ls lcs deux cas, ils seront capables d'imaginer un avant et un apres a pa~lf

,II- I' instantane. Outre les connaissances intertextuelles et ~ulturelles postul,ees,Ill'! l'interprete, Ie choix adequat du moment a fixer est.lmportan~. Face, ~ lall'I"'L;scntation d'une action isolee, le lecteur ressent toujours une nnpression,I'II/I'llmplerude :

DansIamesure ou notre attente de I' image est culturellement reglee parune ideologicde I'equilibre, du fini, du sature, tous les elements form~ls qui :ien.nent ~ru~trer ""suspendre cette attente suscitent chez Ie lecteur la repre.sen~atlon Im~.gmaIre (~U1

n'est souvent que l'anticipation) d'un prolongem~n~s~tlsfals,ant.~eI Image, ~ ~~

hors champ qui viendrait restaurer, comme en pointille, son equilibre, sa stabilitect sa plenitude. (Bergala, 1975: 27)

I.e hors champ -Ie prolongement imagine par I' interprete - c' est ~'avant~t I' ap.r~s1111 moment fixe sur la toile. Lorsqu 'il compose son tableau, Ie peI~t~e d~It Cho,lslrk moment le plus fecond pour declencher un processus de narratIVISa~IOn. ~ e~t

"l' qu'on appelle la doctrine du punctum temporis. ~e moment rep~esentedoit(lirc Ie point culminant du recit, Ie moment de la cnse, ce que Lessm~ ~omme

k « moment paroxystique ». Notons toutefois que tous l,e~ genres ~u recit ne seprctcnt pas de la merne facon acette exigence. Seul un re~It dramatI,que, commeIII Iragedie par exemple, comportant une intrig.ue -= une .cr~s~ et un denouement­pellt foumir un potentiel narratif a une image Isolee. Klbedl Varga (1989) p~endl'l'Xemple d'un tableau de Remhrandt pour montre~ I'appli~ati~nde cette regiequi exige de reduire Ie recit aun seul instant cruCIal, celUl «au Ie personnage

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principal sc rl'IHI hrusqucmcnt compte du changcmcut Ill' SOli ctut, Oll SOli visagercllctc par consequent des elliot ions violcntcs cr con: rat!ictoircs » :

I.c tableau de Rembrandt, Le festin de Balthasar en est un excellent excmplc1... 1: lc roi effraye incarne la peripetie et embrasse par consequent I'ensembledu recit dont il est le centre, ce qui precede aussi bien que ce qui suit. (KibediVarga, 1989: 105)

Une fois encore, on soulignera que Ie recit complet ne peut surgir que si Iespectateur Ie connait" :

Pour Ie spectateur qui ignore Ie recit auquelle tableau renvoie, celui-ci representenon plus un recit mais une simple action: non plus Balthasar puni par Dieu maisun homme riche qui prend peur. (Kibedi Varga, 1989: 108)

Pour conclure sur la possibilite (ou non) de recreer un contexte narratif autourd ' unc action isolee, comparons deux tableaux, tous deux intitules La mort deMurat. I'un de Jacques Louis David (Musee du Louvre a Paris), I'autre de Gont­charov (Galerie Tretiakov a Moscou). Le tableau de David represente Maratmort. Tout dans la composition tend a la description de cet etat resultant. MaratCS( mort (suicide? assassine ? seule la connaissance du fait historique permetde rcpondre). Sa baignoire a les allures d'un tombeau. La signature du peintreupparait comme sculptee sur du marbre. Tout est statique. Marat ne bouge plus:la lcttre qu'il tient a la main est tout a fait lisible. Dans Ie tableau peint par Gont­charov, au contraire, tout est mouvement. Le rideau semble encore bouger. Lamcurtriere enfonce son poignard dans la poitrine de Marat encore vivant, celui­ci leve les bras et les feuilles de papier s'envolent. Merrie pour un spectateurignorant I'evenement historique, une narrativisation est possible parce qu'il voitI'action fixee au moment Ie plus intense dramatiquement. Sous un meme titre,renvoyant au meme evenement, deux modes de composition differents creentdone des effets differents'".

Si, comme on vient de Ie voir, il existe des moyens picturaux pour declencher unelecture narrative, qu'en est -il au niveau textuel ? Existe-t-il des marques de surface- temps verbaux, adverbes temporels ou pronoms - specifiques au genre narratif?En d'autres termes, la narrativite est-elle linguistiquement attestable?

16. On peut faire la meme remarque a propos de la photo de presse. Dans Ie cas des attentats duII septembre 200 I, par exemple, chaque image proposee par les journaux au lendemain de lacatastrophe pouvait se lire comme un moment d'une linearite narrative parce que les lecteursconnaissaient deja Ie deroulcmcnt evcnementiel pour l'avoir vu a la television ou entenduraconter a la radio.

17. Dans I' ouvrage de Kibedi Varga (1989), on peut voir une reproduction de ces deux tableauxqu'il qualifie, le premier de «pathetiquc », lc second de « narratif »,

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.'i Narrativite et marques linguistiqaes

I '1'Ilaillcs murqucx sOllt Spolltllll\'IIII'1I1 n-xscntics COIIIIIIC plus narratives quet1' '1I111l's. I .c passe si IIIp!c,par cxcmplc .vxt assc! unani rncmcnt jugc cornmc tempsrruhlvmutiquc de la narrativitc. (alii par lc lcctcur tout vcnant que par Ie narra­"1111~',lIl'. Barthes nc Ic considcruit i I pas commc la «pierre d' angle du recit », Ie'01 ,'Ila Ide I'art romancsque '! Forts de cc constat, les chercheurs ont regulierementI",',ay\; de fonder Ie caractere narrati f d' un texte sur des criteres linguistiques. Parrwruplc. Weinrich (1979) soutient lidee que la syntaxe «dispose des moyensIlii/'liisl iqucs fondamentaux pour attribuer a un texte un caractere narratif ou non111111 al if» (p, 339). II precise a ce propos que:

1".1 les informations les plus fondamentales que la syntaxe peut nous offrir surI'opposition entre le non-narratif et Ie narratif sont conte nul'S dans Ie paradigmedcs temps verbaux, organises en deux registres que j'ai appeles, il y a quelquesannees.Ies temps du monde commente (besprochene Welt) et les temps du monderaconte terzdhlte Welt). (Weinrich, 1979: 339)

I'l III r Weinrich, I' imparfait, Ie passe simple, Ie plus-que-parJait et Ie conditionnelupparl icnnent clairement au registre narratif.

h,lIl1inons quelques tentatives plus recentes de fournir une definition stricte­1111'111 linguistique du recit. Nous avons deja vu plus haut les essais de Combe( II)()l)) pour mettre en evidence les «conditions grammaticales sine qua non»de lcxistence du recit, Ie but etant de definir celui-ci sans devoir se referer aullllltl'nu semantique. Constatanttres vite I'impossibilite d 'une definition purementIouucllc au niveau du discours, Combe reduit son analyse aux dimensions de laphrase. Postulant une competence de tout lecteur (ou auditeur) a reconnaitre uncuoncc narratif avant merne d'avoir une connaissance notionnelle de celui-ci,( 'ombc entreprend une demarche empirique: «partant d' enonces percus intui­tivemcnt comme narratifs, on recherchera quels sont les facteurs linguistiquestudispensables a leur narrativite en faisant varier paradigmatiquement leurs,'killents, par substitutions successives» (1990: 156-157). A la suite d 'une~('ric de manipulations de la phrase «La marquise sortit a cinq heures », Combel'IIlIl'IUt que les marques linguistiques de la narrativite sont: la modalite asser­tivc, Ia presence d'un verbe d'action, Ie passe simple, Ie present historique oudl' narration et Ie passe compose. II ajoute a cette liste l' exclusion des formesnegatives et modalisantes.

I 'ill' autre tentative de definir « grammaticalement » Ie recit est faite par Bres( 11)1)4). Convaincu que la question de la dimension proprement linguistique dunurratif'reste toujours irresolue, it propose une analyse centree sur les programmesphrastiques, d'une part, et sur la representation du temps, d'autre part. II observed'ubord sous quelle(s) forme(s) phrastiquets) Ie recit peut se realiser, Partant duconstat que Ie recit est un phcnomcnc dactantialite - «c'est la mise en scene

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de l'honunc Iaisnnt » Hrcx ultirmc que lcs modal ill'S phrastiqucs narrativessont les rnodalitcs du fairc". S'uppuyant, tout COIllIllC Combe, sur l'homologicphrase ~ recit, il considere cornme narratifs les enonccs dans Iesquels Ie verberepresente I'actantialite, comme: je joue, Pierre mange une pomme, Cesarconstruit un pont. Pas de recit sans faire, pas de recit sans actant. En ce sens,la representation d'un etat ou d'un evenement ne peut etre consideree commenarrative. Bres exclut done les deux modalites phrastiques suivantes du cadrede la narrativite: (1) Pierre est ; (2) Il pleut. II commente ces deux enoncescomme suit: «En (1), la pure presence de I'etre au monde u'est pas suffisantepour que sinstaure, sur elle, une instance narrative. En (2), le recit, qui est unphenornene dactantialite, ne peut investir ce modele phrastique qui ne degagepas I' actant de I' acte» (Bres, 1994: 114-115). Outre la dimension actionnelle durecit, Bres prend egalement en compte sa dimension temporelle. Dans la mesureou la narrativite est une «mise en ascendance'? du temps», Bres s'applique ainventorier les temps verbaux qui font avancer Ie recit et qui done peuvent etreconsideres comme temps de base. II propose la liste suivante: Ie passe simple- «temps par excellence du recit » -, Ie present narratif et Ie passe compose".II ajoute I'imparjait dont il admet que, s'il fonctionne le plus souvent commetemps darriere-plan, il peut occasionnellement etre «Ie vecteur principal d'unrecit » (1994: 141).

Parallelement aces tentatives de definition linguistique du recit, limitees au niveauphrastique, il existe des tentatives interessantes au niveau transphrastique. DansLe Fonctionnement des discours (1985), par exemple, Jean-Paul Bronckart et sescollaborateurs postulent aussi des unites linguistiques specifiques a la narration.L'hypothese sous-jacente est qu 'il existe une relation intrinseque entre les unitesde surface d'un texte et Ie genre auquel il appartient:

Nous partons de l'hypothese qu'a des conditions de production differentes, suf­fisamment contrastees, devraient correspondre des types de textes differents etqu'idealement les caracteristiques des conditions de production devraient permet­tre de prevoir les caracteristiques morphosyntaxiques du texte. [... J Par ailleurs,l'existence d'une telle correlation signifierait aussi, inversement, que la presenced'une certaine configuration d'unites linguistiques plus ou moins specifiquespermettrait dattribuer un texte, avec un faible risque d'erreur, aun certain type,sans se referer ason contenu semantique. (Bronckart, 1985: 67)

18. Bres ri'exclut pas la possibilite de modalites de I'etre dans un recit cornplexe, il insiste seu­lement sur Ie fait que: «Ie moteur du recit est Ie faire: c'est lui seul qui peut introduire ladynamique qui construit Ie recit comme un enchainernentx (1994: 114).

19. Le concept d'ascendance est ernprunte it Guillaume qui l'introduit dans son analyse de larepresentation du temps cosmique par Ie verbe.

20. Dans un article plus recent consacre it la« textualite narrative orale », Bres definit des grandsgenres narratifs oraux et precise que leurs propositions narratives« s'actualisent principalementau passe compose [... J et/ou au present» ( 1()()(): lOR).

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;\11 rcrmc de l'uualysc d(;llIilll',' 11'1111 corplls de cinquantc cxuuits de tcxtcsIlarralifs.'l, il s'uvcrc que scull's lj 11111 II' uuucx linguistiqucs appuruisscnt commc"pl'l'iliqucs lie 1'1 narration (dunt 1111", car;ll'krisliquc par son absence). II s'agitd,'s organisatcurs tcutporels udvcrlx:s. dates, etc. -, de I' imparfait et du passe1I1/1!I!e. LJne marque sc singulurisc par son absence: Ie futuro Dans une phaseulrcricurc de 1'1 recherche, Bronckurt ( 1996) affine sa typologie pour definir deuxmodes narratifs distincts: un modc « rcaliste » et un mode « fictif », rcspectivement1'llIluetcs cornme «Recit interactif» et «Narration». II maintient en revanchetlrypothese de I'existence de configurations d'unites specifiques susceptiblesdl' constituer un critere objectif pour identifier et classer les differents types de.lrxcours. Les resultats de I'analyse sont les suivants. Le Recit interactif semble',1' caracteriser dabord par la presence exclusive de phrases declaratives. Sesunites linguistiques les plus frequentes sont: Ie passe compose et Y imparfait,qlll constituent Ies deux temps verbaux de base, les organisateurs temporels,ks !Jronoms et adjectifs de premiere et deuxieme personne du singulier et du!;!I/ricl ainsi qu'une forte densite d' anaphores pronominales et nominales. LaNarration se caracterise egalement par la presence exclusive de phrases declara­/11'1',1. Son sous-systerne verbal est constitue principalement par le passe simple1'1 I'ill/parfait. Comme dans le Recit interactif, les organisateurs temporels ainsiqlll' les anaphores pronominales et nominales sont nombreux. Enfin, on releveI'absence de pronoms et adjectifs de premiere et deuxieme personne du singulier,'I du pluriel. On peut resumer les resultats des differentes recherches citees ci­

dl'SSUS dans un tableau general.

Tableau 3.3: les marques linguistiques de la narrativite"

(()MIlE (1990) BRES (1994) BRoNcKART (1985) BRONCKART (1996)

Recit Narrativite Narration Recit interactif Narration

Mlld,llite assertive Phrase declarative Phrase declarative

v, 'I hl' d'action Modalite du faire1'",<,<', simple Passe simple Passe simple Passe simple

1',1"<" compose Passe compose Passe compose

l'Il',,'nthist/narr, Present narratifImparfait Imparfait Imparfait Imparfait

Organisateur tps Organisateur tps Organisateur tpsPr./adj, 1'/2' pers,Anaphores Anaphores

I ill/ill'S negative Futur Pr./adj,

I" m()dalisante /"/2' pets.

.' I, Pour une description des procedures de choix ct d'analyse des extraits, voir Bronckart et al.

1985.I I I~cs marques reputees «abscntcs» sonl Illcntionnees en fin de tableau et en italiques.

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Que lc point de vue soit phraxt iquc, conunc chez Comhl'l' I Hrcs, ou tcxtucl. commc

chez Bronckart, ne semble pas avoir unc grande incidence sur l'invcntairc desunites linguistiques narratives, adeux exceptions pres toutefois. En dcfinissantle recit au niveau phrastique, Combe et Bres sont contraints de citer les verbesd'action ou les modalites du faire comme unites discriminantes, dans la mesureou le recit est d'abord representation d' action. Dans I' approche transphrastiquede Bronckart, en revanche, apparait une autre unite linguistique caracteristique,la categoric des organisateurs temporels, unites qui ne fonctionnent aI' evidencequ'au niveau textue!. Ces deux categories d'unites constituent en somme la tracelinguistique des deux criteres majeurs de la narrativite mis en evidence plushaut: une action et un deroulement tempore!. Les autres marques linguistiquesrelevees par les differents chercheurs se reduisent principalement ala modaliteassertive (phrase declarative) et aun sous-systeme verbal limite : passe simple,passe compose, imparfait et present historique (ou narratify.

Concernant les temps verbaux, on constate qu'il y a unanimite autour des deuxtemps pivots generalement utilises pour raconter: Ie passe simple et le passecompose. Si I'on s'arrete aI'analyse la plus detaillee, celie de Bronckart (1996),on constate que les deux couples de temps releves - passe compose et imparfaitvs passe simple et imparfait - caracterisent deux modes enonciatifs pour raconter.En cela Bronckart est tres proche des observations faites par Benveniste (1966)ou Weinrich (1964, 1979) concernant les unites linguistiques propres aux plansd' enonciation du « discours » ou de I' « histoire ». La Narration correspond au mode«historique» de Benveniste (ou monde «raconte » de Weinrich), quant au Recitinteractif, il renvoie aune prise de parole narrative dans un contexte enonciatifde «discours» (ou monde «commente » de Weinrich), d' ou la presence massivede pronoms et adjectifs de 1re et 2e personne. Ce constat signifie-r-il pour autantque le passe simple et Ie passe compose sont specifiques aIa narrativite ? II nesemble pas. On peut en effet rencontrer ces deux temps verbaux dans des enoncesnon narratifs, tels « II a plu toute la nuit» ou Ie fameux «Ce fut bon» prononce ala fin d'un repas, qui ne racontent rien, mais decrivent plutot un etat resultant.

De fait, des que I' on se penche sur des textes realises, on observe que, selon legenre ou la visee, chaque unite linguistique est susceptible d'etre employee horsde sa soi-disant zone d'attribution. Cela signifie que, de merne qu 'une proposi­tion ne peut etre categorisee comme narrative independamment de son insertiondans un cotexte narratif, une marque linguistique isolee ne peut etre definie apriori comme trace univoque de narrativite, Certes, comme Ie fait remarquerBronckart, il s' agit de reperer des configurations de marques, c'est -a-dire «desensembles d'unites qui sont co-occurrentes dans un merne type de discours»(1996: 168) et non pas des unites isolees". Mais merne en prenant en compte un

23. Weinrich (1979)reJeveacepropos1'« affinite » syntaxiquequi existeentrela . narrativissime»troisieme personne et Ie passe simple.

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ensemble cl'unitcx il rcstc que kill' 1l'll'Vl' ~'lIdlllPPl'1IIIIIl' dillicultc majeure, lclait qu'unc mcmc forme lill~lIisliqlll'pcut nvunrk-x vuk-urs dcmplois diffcrcntcs.Pill' cxcrnplc, lcs passes composes Il'P('I('SdilllS 1111 tcxtc xont-ils tous narratifs '?('ntains Ill' sont-ilx pas de simph-s .. ill'l'llillplis de present» 'l Dans la merne idee,1111 rclcvc strictcmcnt quantitatif dc lOllS lex presents nc peut conduire qu'a uneuupassc. En cffct, dans un scul tcxtc, on pcut observer jusqu'a quatre emploisdilfcrcnts de ce temps grammatical". On en conclura qu'il ri'existe pas de tempsvcrbaux specifiques ala narrativite.

I)cux points meritent encore d'etre discutes apartir du tableau 3.3. Le premier,l' 'est I 'idee que la narrativite a avoir exclusivement avec I'assertion et interditks formes negative et modalisante (conditionnel et phrases hypothetiques).;\ cc propos, Genette (1972) est categorique :

Puisque la fonction du recit n'est pas de donner un ordre, de formuler un souhait,d'enoncer une condition, etc. mais simplement de raconter une histoire, done de«rapporter » des faits (reels ou fictifs), son mode unique, ou du moins caracteris­tique, ne peut etre en toute rigueur que I' indicatif, et des lors tout est dit sur cesujet, amoins de tirer un peu plus qu'il ne convient sur la metaphore linguistique.(Genette, 1972: 183)

Ryan (2006) affirme egalement que I'assertion est Ie seul mode grammaticalde la narrativite, excluant resolument tout acte de langage qui impliquerait unepossibilite. Prince (2007) souligne lui aussi Ie caractere globalement certain etpositif des evenements racontes, dans un article ou il revient sur les facteursrcxtuels permettant didentifier un texte comme narratif:

Un de ces facteurs textuels qualitatifs serait Ie caractere positif des evenementsdepeints puisque les narratifs sont des representations d' evenernents et non de leursimple possibilite au de leur negation. Les narratifs vivent de certitude: ceci estarrive et puis cela ; ceci est arrive acause de eela ; ceci est arrive et est associe acela. Bien qu'ils ne proscrivent ni les hesitations ni les suppositions ni les nega­tions - on sait qu' elles peuvent creer du suspense ou fonctionner comme marquesd'objectivite ou souligner les qualites de ce qui est effectivement arrive - et bienque, du moins dans leurs occurrences linguistiques, ils accueillent volontiersI'interrogatif, Ie negatif ou Ie conjectural, les narratifs peuvent mourir a forced'indecision et d'ignorance. (Prince, 2007: 10)

Sii' on peut admettre avec Prince que, sou vent, « les narratifs vivent de certitude»,iI faut cependant reconnaitre qu' iI ex iste des genres narratifs qui fonctionnentdifferernment. Par exemple, Ie feuilleton mediatique, dont il sera question au cha­pitre 6, constitue un cas de figure discursif extrernement interessant, Construit aujour Ie jour dans I'incertitude de ce qui va advenir, ce type de narration comporte

24. Pour une illustration de cc constat, voir Rcvaz 1998,

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cffccti vcrncnt de nombrcuscs formes Ii nguistiqucs nun assnl ivex (condi tionncl,tournures hypothctiques, questions, etc.).

L'autre point problematique du tableau 3.3 concerne la lisle des temps verbauxreputes « narratifs » (imparfait, passe simple, passe compose, present de narration)et la mention de I'absence du futuro Ce releve laisse entendre que les temps dela narrativite seraient exclusivement des temps du «passe». Postuler ceci c'estprivilegier le cas, certes le plus frequent, de la narration retrospective (ou «ulte­rieure », au sens de Genette 1972), ou I'on raconte ce qui s' est passe (reellementou fictivement, peu importe) et non ce qui se passera ou ce qui pourrait se passer,Prince (1982) affirme lui aussi que c'est dans une serie d'assertions a proposd'evenements passes qu'il yale plus de narrativite :

With regard to narrativity, the (emphatic) past is preferable to the (possible) future,the conditional or the present: «It did happen» is more narrative than «It mayhappen », «It will happen », or «It would happen ». (Prince, 1982: 150)

Cela pose cependant la question du statut de la narration prospective. Peut-on«raconter » l'avenir ? Dans Figures Ill, Genette (1972) prend en compte la pos­sibilite d'une narration anterieure a I'evenement, citant quelques cas de recits«predictifs» litteraires ecrits au futuro Mais il montre aussitot que ce type denarration se situe a un niveau «second », c' est-a-dire qu'il s' agit d 'une antici­pation de I'avenir par rapport a l'instance narrative «immediate», mais nonpar rapport a I' instance narrative «derniere », a savoir I' auteur irnplicite". Celasignifie que les narrations soit disant « anterieures » sont en fait des predictions«apres-coup ».

Prince (2009) depasse tout de rneme I' a priori que la narration ne peut etre queposterieure a ce qu'elle raconte en postulant que « le recit canonique [rapporte]non seulement ce qui est arrive mais ce qui n' est pas arrive et ce qui aurait puarriver » (pA). 11 elargit ainsi la reflexion sur la temporalite narrative en admet­tant que les recits peuvent etre caracterises non seulement dans leur completude,mais aussi dans leur progression:

En fait, pour comprendre n'importe quel recit (ou presque) et pour en apprecierIe faconnement du temps, il faut savoir distinguer ce qui va arriver de ce qui a eulieu, ce qui ne fait que commencer de ce qui est sur Ie point de finir, ce qui s'esteffectivement passe de ce qui restera toujours virtuel. (Prince, 2009: 4)

Cette description de la temporalite narrative montre que les formes linguistiquesprospectives, dont Ie futur est le temps emblematique, peuvent etre considereescomme relevant de plein droit de la narrativite.

25. On peut comprendre l'instance narrative «immediate» au sens de narrateur homodiegetiqueet I' instance narrative « dernierex au sens de narrateur hetcrodiegetique. Voir Genette (1972)pp.251-265.

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1."t'Xl'mplc l'i dcxxous illuxtn- 1'111111111'1111'111 la possihilill- l'voqlll-l' par l'rincc(2()()l)) de rucontcr non sculcuu-nt 1'(' qlll a l'U lieu, mais aussi cc qui va arrivcr,voirc cc qui nc sera Ill'Ult'tll' jumuis ('hll,jlll'.

Au prochaln top. Il'S VOll'lII'S c!t' numtrcs courront toujours ...

C;J<:N~:VJ<:, Le camhrlolage c111 Mllsce de haute horlogerie qui a eulieujeudi it laChaux-de-Fonds fait penser it un casse similaire qui s'est deroule au Museede l'horlogerie de Geneve et dont les coupables n'ontjamais ete identifies.Situe sur la route de Malagnou - un axe qui mene directement en France - leMusee genevois a ete cambriole adeux reprises.Une premiere fois, le 31 aout 2001. Vers 22h30, les malfrats escaladent la facadedu musee, brisent une vitre au 1er etage, puis volent 44 montres presentees dansune exposition temporaire. Butin, 2 millions de francs. Dans leur fuite, les voleursse sont «offerts» le luxe de laisser tomber dans les rosiers une montre evaluee a200 000 francs.Le 23 novembre 2002, le musee est anouveau victime d'un cambriolage. Cettefois, un camion utilise comme voiture-belier pulverise la porte d'entree, Avec desbarres amine, les malfrats brisent des vitrines et empochent 174 montres dontdes pieces uniques. Lorsque la police arrive, elle a juste le temps d' apercevoir lesvoleurs fuir dans une VW Golf. Butin: 10 millions de francs!A ce jour, l'enquete n'a rien donne. Une montre a ete recuperee chez un anti­quaire aLondres, une autre a ete reperee aHongkong et une troisieme en Italie.Mais impossible de remonter le fil car soit l'un des intermediaires est mort, soitil a disparu. Seule constance: les pistes convergent vers l'Italie. (Le Matin Bleu,09.07.07)

Presentee dans une rubrique intitulee «Dossier non elucide », cette affaire decambriolages en serie est racontee dans le detail. On peut lire effectivementlous les faits qui ont eu lieu en 2001 et en 2002. Mais on peut lire aussi uneouverture sur I'avenir, d'une part dans le titre «Au prochain top, les voleurs demontres courront toujours», dont le futur et les points de suspension signalentque l'affaire n'est pas terminee, d'autre part dans la mention, dans la dernierephrase, de pistes possibles «des pistes convergent vers l'Italie »). En outre, larcmarque, en fin d'article, qu'c a ce jour, I'enquete na rien donne» soulignela part dincertain, d'irresolu, et des lors la possibilite que Ie denouement deI'affaire reste toujours virtuel.

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Si Ie «riarratif» est omnipresent, sa theorisation ne fait l'objetd'aucun consensus.Selon lespoints de vue, Ierecit estconsidere tant6tcomme un moded'enonciationun agencement de faits, une structure textuelle, un acte de parole, volre Ie resultatd'une strategie de lecture relativement independante des proprietes textuelles pro­prement dites.

On peut neanrnoins relever un ensemble de proprietes semantiques communes:- Unerepresentation d'actions- Un deroulernent chronologique- Unetransformation (renversernent) entre l'etat initial et l'etat final- Un enchainernent causal- Un developpement inhabituel au non previsible de l'action

En revanche, dans sa materlallte linguistique, Ie recit presents des caracteristiquestellernent varieesqu'il semble impossible de fonder soncaractere narratif sur Ie seu!releve de marques linguistiques qui lui seraient propres. En d'autres termes, il n'existepas de marques linguistiques specifiques ala narrativite,

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100

Chapitre 4

LES CATEGORIES TEXTUELLES DE LA NARRATIVITE

1 Du « tout au rien » narratif aux degres de narrativite

2 La Chronique3 la Relation4 le

I)ans le chapitre precedent, on a releve les divergences de point de vue concer­nant tant la nature de la narrativite que son empan minimal, ses traits semanti­ques au ses marques linguistiques. 11 s'ensuit, au plan textuel, une absence dedefinition univoque et, des lars, des emplois parfois tres differents des termescc recit », «narration» au «texte narratif». Pourtant, depuis Ie moment ou, danslcs annees 1960, le courant structuraliste s'est donne pour tache de trouver lastructure commune al'ensemble des recits, le desir de mettre en evidence une« forme» narrative prototypique n'a pas faibli:

L'espoir qui inspire l'analyse du recit (I 'hypothese qui guide ses demarches), c'estqu' un jour, grace aux outils raffines de la science la «galaxie des signifiants»revelera sa «forme fixe». (De Meijer, 1981: 180)

Pour faire emerger cette «forme fixe », les theoriciens sont partis de I'idee queI'on devait d' abord opposer globalement le recit aux autres formes de discours.En 1971, par exemple, Rastier affirme qu'« un des moyens (de definir) le recitconsistera aetablir une typologie des manifestations, narratives et non narrati­ves» (p. 68). Le but semble done de fixer cette fameuse «frontiere » apartir delaquelle le recit «bascule » dans autre chose:

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Page 53: Intro à la narratologie

Aqucl mumcnt lc Recit basculc-t-il horx dc lui-memo VLTS unc forme non naruuivc '!Ou encore, pour donner une autre extension alheureusc et dorenavant classiqucformule de Gerard Genette, quelles sont «Ies frontieres du recit» ? Quelles sontces frontieres au-dela desquelles le recit, comme entite «texte », ne peut pluspretendre s rexistence? (Demers, 1978: 4)

Le but de ce chapitre est de sortir de cette Iogique du «tout ou rien» narratifpour proposer une approche theorique de Ia narrativite plus soupIe, prenant encompte l'existence de «degres » de narrativite. Seront ainsi presentees et illus­trees trois categories textuelles narratives contrastees : Ia Chronique, Ia Relationet Ie Recit'.

1 Du« tout OU rien » narratif aux degres de narrativite

Le postulat d'une frontiere entre narratif et non narratif aboutit a un modeledichotomique s' appuyant sur I' opposition, courante en litterature, entre «nar­ration» et «description »2. Cette dichotomie se fonde sur les deux criteres denarrativite suivants: la representation d' actions ou d' evenements et un derou­lement temporel:

La narration s' attache ades actions ou des evenernents consideres comme pursproces, et par la meme elle met I' accent sur I'aspect temporel et dramatique durecit ; la description au contraire, parce qu' elle s' attarde sur des objets et des etresconsideresdans leur simultaneite,et qu' elleenvisage lesproceseux-memescommedes spectacles, semble suspendre le cours du temps et contribue aetaler le recitdans I'espace. (Genette, 1969: 59)

Description et narration correspondent ades realites differentes : la description ades etres - objets et personnes -, la narration ades evenements et ades actions.En restant dans cette perspective ontologique, on precisera que les etres se situentdans I'espace tandis que les actions s'inscrivent dans le temps [... J. (Molino,1992: 363)

On peut formaliser comme suit cette opposition desormais classique entre des­cription et narration:

1. Dans ce chapitre consacre aux modes de textualisation narratifs, on se centrera sur Ie seulmode semiotique verbal.

2. Les ouvrages de stylistique et les manuels scolaircs contemporains encore fondes sur lescategories rhetoriques et litteraires du XIX' siecle caracterisent toujours Ie recit en I' opposanta la description. Pour un expose detaille, voir Rcvaz 1997: chapitrc 1.

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Tableau 4.1: I., c1hhlllwnh' ch'urlJllllllI / lI.m.llillll

1\(" )I(;s('nl.11 ion (IAI S 1\( Ilf IN', ( 1\' I VI NI MI N I S----"--- ----

I< -mporal j({. SIMIIl IANIIII « IN,I( Illl()N

t,ll(;gorie textuelle mSlRIPII()N NARRATION

( 'c modele dichotomique a pour defaut majeur de Iaisser croire qu 'un texte est(HI 11'est pas narratif. Or, les faits de narrativite sont beaucoup plus complexes etnccessitent une approche plus nuancee, C'est Ie sens de cette mise en garde delrancois (1988) contre les dangers de Ia « simplification structuraliste» :

Les «theoriciens dominants» qu' il s' agisse de ceux qui ont voulu poser des«macrostructures textuelles» ou, plus generalement de ceux qui ont voulu pra­tiquer «I' analyse structurale du recit» sont partis de l'axiome, qui me semblerelever d'une epistemologie un peu simple: « comprendre, c'est retrouver partoutdu meme ». (Francois, 1988: 220)

II parait effectivement illusoire de penser qu'il existe une structure unique, unemerne forme fixe, qui serait le seul modele de la production narrative. II existecertes des schernas de recit prototypiques, mais ils ne representent de loin pasla totalite des faits de narrativite, II faut plutot admettre que la narrativite releved ' une logique floue et que les textes etiquetes comme «narratifs» le sont adesdegres divers. Pour rendre compte de cette diversite, il faut certainement renoncera l'idee du « tout ou rien» narratif. Ace propos, dans Nouveau discours du recit,Genette (1983) mentionne deja I' existence de « degres de complexite d'histoire»correspondant manifestement ades formes narratives differentes" :

II faut done, me semble-t-il, distinguer des degres de complexite d'histoire, avecou sans noeud, peripetie, reconnaissance et denouement, et laisser leur choix auxgenres, aux epoques, aux auteurs et aux publics, comme faisaient apeu pres Aris­tote ou E.M. Forster avec sa celebre distinction de I'histoire (story: «The kingdied and then the queen died») et de l'intrigue (plot: « ... of grief»). (Genette,1983: 14-15)

Actuellement, les theoriciens semblent renoncer progressivement aux defini­tions binaires et adopter une approche plus flexible du concept de narrativite.lIs admettent ainsi volontiers I'existence de degres de narrativite. Par exemple,Marie-Laure Ryan (2006) defend resolurnent une «conception graduelle» de la

3. Dans Nouveau discoursdu rccit, Genette sllggere de considerer un troisieme niveau d' analyse,entre Ie thematique et Ie modal, consacre il « la forme du contenu ». C'est a ce niveau qu'ilsitue la difference entre «histoirc cpisodiquc » et «intrigue nouee », c ' est-a-dire entre desdegres de complexite narrative dilfcrcuts.

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Page 54: Intro à la narratologie

104

1. Representation ACTIONS ou EVENEMENTS

2. Ternporalite CONSECUTION

3. Causalite - I CONSEQUENCE

4. Composition - MISE EN INTRIGUE:

NCfUD - DENOUEMENT

Categorie textuelle CHRONIQUE 1 RELATION REcIT

narrativitc (<< scalar conccption »). l-Ilc considere que lcs lextes narratifs compo­sent un ensemble flou comportant en son centre les textes les plus prototypiqucset, amesure que I' on s' eloigne du centre, des textes plus marginaux :

In a scalar conception of narrative, definition becomes a series of concentric circlesthat spell increasingly narrow conditions, as we move from the outer to the innercircles, and from the marginal cases to the prototypes. (Ryan, 2006: 193)

Refusant aussi bien une definition trop stricte de la narrativite qui excluraitde~ t~xt.es marginau~ qu 'une defini~ion trop large qui risquerait de gommer ceqUI distingue, malgre tout, le narratif du non narratif, Ryan (2005) montre quel'hY'poth~s/e d'un «ensemble flou x (« fuzzy-set ») permet de prendre en comptela diversite des genres narratifs:

The fuzzy-set hypothesis will account for the fact that certain texts will be unani­mously recognised as narrative, such as fairy tales or conversational stories aboutpersonal experience, while others will encounter limited acceptance: postmodemsnovels, computer games, or historical studies of cultural issues, such as MichelFoucault's History ofSexuality. (Ryan, 2005: 2)

Prince (2007) soutient egalement I'existence de degres de narrativite :

Certains objets sont des narratifs ; certains sont presque des narratifs (sont desquasi-.narratifs~; et certains ~e sont pas de~ narratifs. Certains narratifs sont plusnarratifs que d autres; certams non-narratifs sont plus narratifs que d'autres; etcertains sont meme plus narratifs que des narratifs. (Prince, 2007: 9)

Sans entrer dans les details des distinctions de Prince, fondees sur des facteurstant qualitatifs que quantitatifs, on retiendra lidee cle d'une gradualite possiblede la ~arrati:it~. Pour rna part, je propose de distinguer au moins trois categoriesn~n:atIves dlffere.ntes -la Chronique, la Relation et le Recir' - apartir de quatrecnteres ayant trait au contenu represente, ala temporalite, ala causalite et a laforme compositionnelle :

Dans les deux commentaires ci-dessus, on constate une plethore de termes pourdesigner le merne objet textuel: chronique, roman, recit, tableau, chez la jour­naliste; recit, relation, reportage, description, chez l'historien. L'usage courantde ces termes est assez flou et il semble qu'ils soient souvent utilises commesynonyrnes. Une conceptualisation plus precise devrait permettre de cerner desphenomenes differents avec plus de finesse, la question etant de savoir aquellesformes de textualisation narrative correspondent ces etiquettes.

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5, Une representation d'actions sans consecution appartient ala categoric descriptive du Tableauau les actions (au evenerncnts) sont prcsentes dans leur simultaneite (voir Revaz, 1997,pp.128-139).

I )alls cc tableau, on pcut ohscrvr-r 11111' gtadalion de la uarrativitc en tonctiondu nomhrc de critcrcx presents: a )!,alll'h,,, lu Chroniquc, SOI"tc de degn~ zerodl' la nurrativitc. nc cornportc que It's deux premiers critcrcs (representationd 'uctions ou dcvcncmcnts + consccution"): au centre, la Relation en comportetu ux (representation dactions ou dcvcncmcnts + consecution + consequence);rnlin, tout adroitc, Ie Recit, dcgrc Ie plus haut de narrativite, presente tous les\'ri teres (representation d' actions ou d' evenements + consecution +consequenceI mise en intrigue). Une definition precise de chaque categoric devrait permet­Ire dcviter la confusion des etiquettes, si frequente lorsqu'il s'agit de designer,'Iobalement un roman, un article de presse, un recit historique ou tout autre"l'nre possiblement narratif. A titre d'exemple de cette confusion, je citeraideux commentaires de textes narratifs, une critique du roman Aubeterre par unelournaliste et la presentation d'un extrait d'une chanson de geste du XIIIe sieclepar l'historien Georges Duby:

Chronique qui soudain troue Iesilence d'une famille paysanne vaudoise. Aubeterreaurait pu etre vitriol pur, depecage feroce des mceurs campagnardes et reglementde comptes personnels. Le nouveau roman de Corinne Desarzens se revele aceremais tout impregne de tendresse. Le recit entraine son lecteur par lentes approchesdans le tissu complique de la famille Bauer qui regne sur un superbe domaine dela Cote. [... JPrivilegiant I' evocation, I' allusion et I' image, [Corinne DesarzensJcree des tableauxraffines ou son ceil vif, son regard amoureux de l'etrange et du baroque, saventcroquer sans Iacerer, (Journal Le Temps, vendredi 24 fevrier 1995, je souligne)

Je livre le recit tel qu'il est, ou presque, afin que Ie lecteur juge de la qualite dela relation, ou plutot - pourquoi refuser le terme - du reportage, pour qu'il serejouisse de cette admirable aisance du poeme it rendre Ie mouvement, la vie,bien que les mots fussent encore trop peu nombreux et malgre les contraintes dela versification. La description commence avec Ie vacarme, en une suite de verscourts. (Duby, 1984: 126, je souligne)

Tableau 4.2: res categories de la narrativite

Chacune de ces categories est brievement presentee ct illustree dans les pages qui suivent.Pour un expose detaille, voir Revaz (1997).

4.

Page 55: Intro à la narratologie

2 La Chronique

La Chronique est une representation dactions ou cl'cvcncmcnts organises scionun ordre chronologique (critere de consecution). Ce qui la distingue des autrescategories narratives -la Relation et le Recit - c'est l'agencement strictementchronologique des faits, aucun lien causal ne venant s'ajouter a la successiontemporelle. Todorov (1968) insiste sur ce point: «L'ordre chronologique pur,depourvu de toute causalite, est dominant dans la chronique, les annales, Ie journalintime ou «de bord»» (p.69). On peut ajouter a cette liste certaines formes denotices biographiques ou necrologiques, ou encore Ie «recit » de voyage dontDebray Genette (1988) dit que c'est « une description temporalisee [dans laquelle]la consecution n'entraine pas la consequence» (p. 238). Dans Ie «recit» de voyage,effectivement, les divers episodes sont simplement juxtaposes, relies par le seulfil conducteur du deplacement spatio-temporel. En somme, qu'il s'agisse ducompte rendu des evenements d 'un ou plusieurs jours (journal intime ou «recit »

de voyage), d'une annee (annales) ou d'une vie (biographie ou necrologic), lapropriete commune est bien la stricte consecution temporelle''.

Prenons deux exemples. Le premier est extrait du Journal d'un Bourgeois.Annee /430:

(I) 535. Item, en cette annee, Ie 12e et [Ie] 13e jour de rnai, gelerent avec toutesles vignes, qui etaient les plus belles par apparence de foison de grappes [etgrosses] qu'homme eut vues puis trente ans devant. [... 1.536. Item, Ie 23e jour de mai, fut prise devant Compiegne dame Jeanne, laPucelle aux Armagnacs, par messire Jean de Luxembourg et ses gens, et[par] bien mille Anglais qui venaient aParis, et furent bien quatre cents deshommes ala Pucelle tant tues que noyes. Apres ce, Ie dimanche ensuivantvinrent les mille Anglais aParis et allerent assieger les Armagnacs [... ].537. Item, en celui temps, la livre de beurre sale valait 3 sols parisis de tresforte monnaie, et la pinte d'huile de noix, 6 sols parisis. Et pour certain,aussitot que les Armagnacs furent departis, les Anglais, bon gre ou mal grede leurs capitaines, pillerent toute l'abbaye et la vil1e [... ].540. Item, Ie 17e jour de juillet, aun lundi, vigile Saint-Arnoul, fut la clochede Notre-Dame fondue et nommee Jacqueline, et fut faite par un fondeurnomme Guillaume Sifflet, et pesait quinze mil1e livres ou environ.541. Item, Ie sire de Ros, un chevalier anglais, vint aParis Ie mercredi 16e

jour d'aout I'an 1430, Ie plus pompeusement qu'on vit oncques chevalier[... ] (Tuetey, 1881: 276-277)

6. White (1987) propose dedistinguer chroniques etannales, considerant avecd' autreshistoriensqueleschroniques presentent undegredenarrativite pluseleve quelesannales dO aunsurplusde coherence. Eneffet,alorsque les annales ne mettent en scenequ'une suitechronologiquedevenements sans liens, les chroniques s'organisent autour d'un theme central (vie d'unindividu, d'une villeau d'une region, au encoreevenernent historique, comme parexempleuneguerre au unecroisade).

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l x: rcxtc suivant cst tin: L1l' ('II/"I/Itll/I' ti,' 1',1/1/1,:,' 1997. II Ill' s'agit que cl'unr xtrai! concernant lcs l;Vl;lll'lllt'nls lit' 101 troisicmc xcmainc :

(2) .11111.1.1<:'1' 1997Paris, hmdi 14, I,L' president dt' la Rcpubliquc fait sa premiere interventiontclcviscc dcpuis la victoirc de la gauche 'lUX Iegislatives, Favorable ala co­habitation, i1nc menage pas ses critiques envers Ie gouvernement de LionelJospin.La Haye, lundi 14. Lc Tribunal penal international condamne Dusan Tadic,un Serbe de Bosnie, activiste de l'epuration ethnique, a20 ans de prison.France, mardi 15. Le taux de reussite au baccalaureat est de 77,1 %, soit467000 bacheliers.Washington, jeudi 17. Bill Clinton designe le nouveau chef d'etat-majordes armees. II s'agit de Hugh Shelton, ancien chef des berets verts.Le Cap, vendredi 18. La France est championne du monde de fleuret parequipe. El1ea battu Cuba en finale.Washington, vendredi 18. Felix Rohatyn est nommee ambassadeur desBtats-Vnis en France. II remplace ace poste Pamela Harriman.Paris, samedi 19. Le rapport annuel de l'OCDE sur le ch6mage et I'im­migration montre qu'il ri'existe aucune correlation entre les deux donnees.[oo.] (Chronique de l'annee 1997: 64)

I)ans les deux textes ci-dessus, malgre la distance temporelle qui les separe (1430l'I 1997), on observe exactement les memes caracteristiques compositionnelles.I .cs deux extraits se presentent sous la forme d'une liste datee de faits successifs,sans aucun lien de causalite. Seule la chronologie dicte l'ordre dapparition desdements. Un certain nombre d'evenements sont cites, des actions diverses sontuccomplies, par des acteurs divers, dans des lieux divers, mais sans qu'aucuncnchainement logique ne vienne relier ces faits. On passe sans transition du geldes vignes au prix du beurre ou au pillage d'une abbaye dans Ie Journal d'unBourgeois. On cite, dans la meme liste, des evenernents aussi divers qu'uneintervention politique, un resultat sportif ou un rapport sur l'emploi dans laChronique de l'annee 1997.

Dans la Poetique, Aristote insistait deja sur la contingence des evenernentsrapportes dans une chronique:

[Les chroniques] sont necessairernent l'expose, non d'une action une, mais d'uneperiode unique avec tous les evenements qui se sont produits dans son cours,affectant un seul ou plusieurs hommes et entretenant les uns avec les autres desrelations contingentes; car c' est dans la meme periode qu'eurent lieu la bataillenavale de Salamine et la bataille des Carthaginois en Sicile, qui ne tendaient enrien vers le meme terme ;et iIsc peut de merne que dans des periodes consecutivesse produisent l'un apres I'autre deux evenements qui n'aboutissent en rien aunterme un. (Aristote, Poctiquc : 59a 21)

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Page 56: Intro à la narratologie

Mcmc lorsqu' il s 'agit des cvcucmcnts d 'unc vie, I'unicirc dl' I'actcur lie xunil pasa garantir 1'« unite de I'action », comprise cornrnc uniu' Oil lexactions xc trouvcntdans des rapports non seulement de consecution, mais aussi de consequence:

L'unite de l'histoire ne vient pas, comme certains Ie croient, de ce qu'elle a unheros unique. Car il se produit dans la vie d'un individu unique un nombre eleve,voire infini, d'evenements dont certains ne forment en rien une unite; et de memeun individu unique accomplit un grand nombre d'actions qui ne forment en rienune action une. (Aristote, Poetique : 5la 16)

Le texte suivant dans lequel on peut lire le compte rendu des evenernents d'unejournee, vecus par un acteur unique, ilIustre bien la citation d' Aristote:

(3) Je continue majournee d'aujourd'hui. De retour aGeneve, alliance au doigt,je vous ai achete une tres belle robe de charnbre, la plus grande taille qu'ilsavaient, et je I' ai emportee tout de suite pour pouvoir I' etaler sur man lit.Puis j' ai achete douze disques de Mozart, emportes tout de suite malgre leurpoids. Puis je suis allee me peser dans une pharmacie. [... ]Rentree aCologny acinq heures et dernie, apres avail' ote I' alliance poureviter des questions, Mariette sachant bien que je n'en porte pas. Lu Hegelen essayant de comprendre. Ensuite me suis recompensee par la lecture hon­teuse d' un hebdomadaire feminin :courrier du cceurpuis page de I'horoscopepour savoir ce qui va m'arriver cette semaine, sans y croire, bien entendu.Ensuite, ai essaye de dessiner votre visage. Resultat affreux. Ensuite, ai re­garde votre nom dans l'annuaire des organisations internationales. Ensuite,comme j'ai votre photo en plusieurs exemplaires, j'ai decoupe votre tete etje I' ai collee sur une carte postale representant I'Appollon du Belvedere, ala place du type. Horrible. Puis me suis demandee ce que je pourrais bienfaire pour vous. Tricoter? Non, vulgaire. (Cohen, 1968: 472)

Dans cet extrait d'une lettre adressee par Ariane, l'herome de Belle du seigneur,a son amant, on peut lire un emploi du temps detaille. Sorti de son contexte, cetextrait pourrait apparaitre comme une chronique ordinaire. Dans l'economiedu roman cependant, ce qui semble etre une liste dactions disparates (faire desachats, se peser, lire Hegel, puis un hebdomadaire feminin, dessiner, etc.) se revelepresenter une certaine coherence. Chaque action, individuellement, est motiveepar I'obsession amoureuse (« me suis demandee ce que je pourrais bien fairepour vous»). Ariane se pese pour verifier qu'elle a toujours Ie poids ideal, ellelit Hegel pour paraitre cultivee, elle consulte l'annuaire pour y trouver le nomde son amant, etc. Cette unite motivationnelle suffit-elle a transformer Ie texteen une relation (voir la definition de la Relation plus loin)? Je ne Ie pense pas,dans la mesure ou les actions d' Ariane restent juxtaposees et ne naissent pas lesunes des autres. Mais iI s' agit certainement d' un texte limite, moins prototypiqueque (I) ou (2), par exemple, et des lors moins facile a dassel'.

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'III .k-rnicr cxcmplc. lin: de III pn'ssl', Vii pl'l'lIll'ttrl' de montrcr lex liens qui ex is­11'111 entre lc piaII chronolouiquc dl' Iii Chrouiquc ct lc plan spatial dcjil cvoquc1'l'roPOS du « rccit » de voyage. I ,OIS dl' lclcction de Micheline Calmy-Rey ala1'1 ,''''II k-neede la Confederation suissl', dl' nombrcux articles de presse ont fait unI «mprc rcndu de la journec d ' « introuixat ion », retracant I'emploi du temps de la1I1111Vl'IIe presidcntc entre son depart entrain a 13h15 de Berne jusqu'a la cloturetI" la ccrcmonie officielle en fin de journee au Batiment des Forces motrices aI i,·lll'vc. Dans Ie corps des articles, les balises temporelles sont nombreuses(";1 12h59», «13hI2», «il est 14h55», etc.). Mais on observe egalement delie uuhrcux organisateurs spatiaux. Par exemple, dans Le Temps, Ia seule suitetil'''' sous-titres de I'un des articles montre que le texte est egalement structure,,1'11111 un plan spatial:

(4) Sur les rails de la presidenceFestivites De Berne aGeneve, la nouvelle presidente de la Confederationa ete acclamee, saluee pour son courage et sa determination• Berne, Ie depart. [... ].• Premier arret: Fribourg. [ ].• Quai bonde it Lausanne. [ ].• Versoix, puis Geneve, l... J.• Discours aux Forces motrices. [... ]. (Le Temps, 15 decernbre 2006)

ln spatialisation est thernatisee deja dans le titre, les «rails de la presidence »rvnvoyant tres clairement au trajet effectuee par la presidente, Ensuite, Ies re­pl.-res spatiaux (« Berne », «Fribourg », «Lausanne », «Versoix », «Geneve »)vicnnent souligner Ie deroulement chronologique. Dans ce cas, la formule deIkbray Genette a propos du «recit» de voyage de Flaubert et Du Camp, Par leschamps et par les greves, semble particulierernent pertinente:

Bien qu'apparemment primordial dans un recit de voyage, Ie discours narratify est de faible portee. lei la consecution n'entraine pas la consequence, le recitne transforme rien, il juxtapose. L'espace lui tient lieu de temporalite. (DebrayGenette, 1988: 238)

I.a remarque de Debray Genette concernant l' espace est importante. En effet,dans Ie genre du «recit » de voyage, on constate que la mention successive desdivers lieux visites l'emporte souvent, ou du moins se superpose volontiers auplan de texte temporel. De fait, I'ecoulernent du temps decoule du deplacementgcographique. On relevera enfin, outre la distinction entre consecution et conse­quence deja mentionnee plus haut, la possibilite qu'entrevoit Debray Genettequ 'un recit presente un degre moindre de narrativite (<< Iediscours narratify est deIaible portee »), ce qui conforte Ie postulat d'une gradualite de la narrativite,

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Page 57: Intro à la narratologie

Chronique et roman

Si I'on attend generalernent d'un roman qu 'il nous raconte une histoire, il arriveparfois que la forme adoptee ne comble pas cette attcnte. Prenons un exemplcconcreto Dans Treize Histoires, Faulkner se contente de restituer la somme desactions de ses personnages, sans essayer de creer des liens de causalite. La totalitedes actions des personnages est donnee, sans aucune volonte de selection, ni dereconstruction. Faulkner se pose en spectateur impartial de la vie et on peut direde ses personnages qu'« il se contente de les regarder vivre, de les regarder deI' exterieur, de saisir ce qu' il peut de ces « sommes» que sont leurs gestes ou leursparoles, dans la succession apparente ou illes percoit, sans ajouter, retrancher,choisir ni classer» (R.N. Raimbault, preface aux Treize Histoires (1939) 1991:16). Raimbault explique ainsi la deception du lecteur:

[Le lecteur] demande qu' on lui explique tout; et la peinture de la vie toute nue,toute simple, sans unite ni continuite, sans lien logique entre les evenements, et,partant, depourvue de cette succession specieusement ordonnee qu'il nous plaitd' appeler I' action, lui apparait comme une indechiffrable enigme. [... ]En somme, par suite d'une longue habitude, devenue une seconde nature, le lee­teur moyen s'attend imperativement atrouver, dans toute ceuvrequi pretend luirestituer l'aspect de la vie, un drame coherent. De ce fait, ce qu'il requiert d'unroman, c'est beaucoup moins une restitution qu'une explication. (Raimbault(1939) 1991: 15)

La simple «restitution» de la somme des actions des personnages constitue amonsens un «roman-chronique ». Dans Ie merne ordre didee, Sartre (1947) affirmeapropos de Dos Passos qu' il a invente un nouvel art de conter: «raeonter, pourDos Passos, c'est faire une addition ». 11 fait allusion ici a la trame purementchronologique de ses romans:

Pas un instant l'ordre des causes ne se laisse surprendre sous I'ordre des dates. Cen'est point recit: c'est le devidage balbutiant d'une memoire brute [... ].Chaque evenement est une chose rutilante et solitaire, qui ne decoule d'aucuneautre, surgit tout acoup et s'ajoute ad'autres choses [. 00]' (Sartre, 1947: 21-22)

De meme, Tomachevski (1925) considere que les romans sans lien de causalite,c'est-a-dire pour lui «sans intrigue», versent dans la categoric de la Chroni­que:

Moins [Ie] lien causal est fort, plus Ie lien temporel prend d'importance. AffaiblirI'intrigue transforme le roman asujet en une chronique, une description dans letemps. (Tomachevski (1925) 1965: 267-268)

11 definit ainsi deux types d' oeuvres, selon Ie mode de composition des faits: d'uncote, les ceuvres « asujet » caracterisees par la presence d'une causalite et d'uneintrigue, de I' autre, Ies ceuvres «sans sujct » - descriptives - dans Iesquelles «Ia

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""II"l'ssiOIl ( ... ) uc ticut comptv d'lllll'III11"'llll.,llllll' 11111'11I" .. ( 11)().1: 2(l7). De fail,hII "'qlle it's romuncicrs. de Jilalllwrllll{ohlll' ( ,IIIkl. dt'" uk-utd 'l; Iinu ncr I' intrigucd'"I'" k-urs romans, ils proposcnt k plux souvcut dl' simples sequences lineairesd:llliolls ct dcvcncmcnts. Aillsi lluulx-rt ntfinnc-t-il it propos de Madame1/''I'tlI"I' que «ce livre est UIlC hiogruphic plutor qu'unc peripetie developpee »

1'1 qll" « lc drarnc y a pcu de part» (cite ill Raimond, 1989: 104). Merne constat1111111 lex Ircrcs Goncourt :

lis vculcnt ecrire un « roman sans peripeties, sans intrigue, sans bas amusement»(preface a Cherie). «T'ai tout fait pour tuer Ie romanesque, pour en faire dessortcs d'autobiographies, de memoires de gens qui n'ont pas d'histoires », ecritI~t1mond de Goncourt en 1891 en reponse aI'enquete de Huret sur Ie roman, [... ](Bourneuf et Ouellet, 1989: 40)

()lIalld on lit Ie resume d' Un cceur simple que fait Flaubert aMme des Genettes,,1111 pressent que Ie texte est depouille de toute intrigue:

(5) Elle [Felicite] aime successivernent un homme, les enfants de sa maitresse,un neveu, un vieillard qu' elle soigne, puis son perroquet; quand Ieperroquetest mort, elle Ie fail empailler, et, en mourant a son tour, elle confond Ieperroquet avec Ie Saint-Esprit. (lettre du 19juin 1876 adressee aMme desGenettes)

111/ caur simple ri'est manifestement que la chronique d'une vie banale et sonmode de composition est entierernent fonde sur une structure repetitive: desnllcctions successives de plus en plus denaturees. Derriere la chronologie d'uneVIC, on devine Ia repetition obstinee d'une merne experience. Bien qu'il s'agissede l'histoire d'une vie, Un cceur simple n'est donc pas un «conte-recit», Dans1111 recit canonique, Ia suite des evenements forme une chaine logico-causaleexplicative. Or, dans Ie texte de Flaubert, seul Ie hasard semble pre sider auxcvcnernents:

Le lien entre Ies episodes est efface, le sens echappe non seulement au heros,mais au lecteur; le temps semble ne rien produire, ne pas «faire avancer » (nile heros, ni le recit), mais ballotter Ie personnage de hasard en hasard. (DebrayGenette, 1988: 269)

Dans un fameux debat avec Paul Bourget, Thibaudet (1938) s'en prend a laconception classique du roman qui exige une intrigue bien nouee, ce qu' il appelleline composition «dramatique». II juge ce type de composition trop rigoureux.II prone au contraire Ie droit pour un roman de presenter une composition «des­scrree ». 11 distingue ainsi trois formes de roman: «Ie roman brut, qui peint unecpoque, Ie roman passif qui deroulc une vie, Ie roman actif qui isole une crise »

(p. 18). En gros, Ie roman brut et Ie roman passif ne presentent pas de composi­tion particuliere, leur princi pc d'organ isation etant conditionne «du dehors» par

111

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Ic dcroulcmcnt dunc cpoquc ou d'unc vic. Ccs deux types de roman onl pourparticularite de pouvoir sctcndrc indefiniment suns pcrdrc leur unite ct ainsi depouvoir contenir toutes sortes de digressions:

L'immense majorite des grands romans europeens, de ceux qui font partie denotre vie comme notre histoire meme, individuelle ou nationale, ne sont pas des«compositions» [... ] dramatiques, mais de la vie qui se cree elle-meme atraversune succession depisodes. (Thibaudet, 1938: 184).

A I'oppose:

Le roman actif est le roman dans lequel l'ordre n'est pas donne du dehors parl'unite d'une epoque ou celle d'une existence humaine, mais est cree par une libredisposition du romancier. II isole et deroule un episode significatif. II est cetteoeuvre de composition methodique qui parait aM. Bourget la forme superieure 'du roman. (ibid.: 20).

La distinction qu'opere Thibaudet pour Ie roman correspond, semble-t-iI, auxtrois categories suivantes: Ie roman brut (qui peint une epoque) s'apparenteau Tableau7

, Ie roman passif (qui deroule une vie) a la Chronique et Ie romanact(l(qui isole une crise) au Recit. On peut conclure des quelques remarquesci-dessus que Ie roman, en tant que genre litteraire, peut emprunter des formes0' organisation textuelle diverses : Tableau, Chronique, Relation ou Recit".

3 La Relation

Dans I' echelle de narrativite, Ia Relation se situe entre la Chronique et Ie Recit:plus narrative que Ia Chronique, mais moins que Ie Recit. Si Ia Chronique pre­sente des faits relies par Ie seullien chronologique, Ia Relation presente un criteresupplernentaire, a savoir des liens de causalite. Les actions et les evenernentsrelates sont lies non seulement dans un enchainernent chronologique (ils advien­nent Ies uns APRES Ies autres), mais egalement dans un enchainement causal (ilsadviennent Ies uns EN CONSEQUENCE des autres). La chaine ainsi constituee formece qu' Aristote appelle une« action une et qui forme un tout» (Poetique :51a 30).La notion de «tout» est fondamentale. Aristote Ia definit comme suit:

7. Cette categoric correspond aun mode de composition ou les evenements et les actions sontrcpresentes dans leur sirnultaneite, sans qu'il y ait de lien chronologique. Dans la maison leshistoires se defont de Paul Nizon (1992), iIlustre parfaitement ce que peut etre un «roman­tableau », par exemple (voir Revaz, 1997: pp. 135-139).

8. Avec cette categorisation, on se situe a un niveau global d'analyse de chaque sous-genreromanesque. Cela signifie par exemple qu' un roman «brut» (organise globalement commeun tableau) peut tout afait comporter des intrigues aun niveau local.

112

l ln tnul. 1"\'SII'1' qUI a 1IlII'OIIlIlII'lll'I'IIWIII,IIIIIIIIIII'UI'IIIlIl'1l1l 111Il"tIlIlIIll'1I1'I'IIIl'1I1

I'sll"~' qui Ill' suit pas IIcn'sslIlIl'lIll'lIl lIulll' dlllSI', IIIIIIS 111'11'.\ quoi xc trouvc ouvicnt il sc prlllluirl'lIalurdll'lIll'lIllllllll' dlllM' I IJll'lllllllll"Olilrairc est cc qui vicnt

n.uurcllcmcnt apri» autre dlOSI',I'1I WI'IIi SOil 111'101 1I1'l'l'ssitl; soit de 101 probabilite,maix apri:» quoi 111.' xc trouvc ricn. I'" milicu vst cc qui vicnt apres autre chose et111m ' S quoi il vicnt autre chose. Aiusi lcs histoircs bien constituees ne doivent nicommencer au hasard, ni sachcvcr au hasard, mais satisfaire aux formes que j'aicnoncccs. (Aristotc, Poetique: SOh 26, jc souligne)

( 't'111' definition ne semble decrire a priori que Ia simple succession chronologiqueI voir Ics cinq occurrences de «apres» mises en evidence) des trois «moments»lit' tout proces: Ie «commencement », Ie «milieu» et Ia «fin ». Or, en depit desIIpparences, ce qui regle effectivement Ia succession des parties, c'est autantlilli' contrainte Iogique qu 'un ordre chronologique. En affirmant qu'« un com­1III'IIl'Cment est ce qui ne suit pas necessairement autre chose, mais apres quoi~I' rrouve ou vient a se produire naturellement autre chose», Aristote soulignek lien logique qui unit Ie commencement et Ie milieu. Le commencement peutllln' dcfini comme tel, non pas parce que rien ne s'est passe avant, mais parce'IIII.' cc qui s'est passe avant n'est pas dans un rapport de causalite? avec ce qui..1111. De meme, ce qui unit Ia fin au milieu est un lien Iogique de necessite ouIII' probabilite. Quand Aristote affirme qu'apres Ia fin il ne se trouve rien, a111111 vcau, ce n' est pas de succession chronologique qu' il s' agit, mais de suitel0l'ique: des evenements ou des actions peuvent fort bien succeder aIa fin, maislis nc sont en aucun cas entraines par celle-ci. Au-dela de Ia simple successionchmnologique, Aristote met en evidence I'indispensable lien de causalite entreks laits car, dit-iI, «il est tres different de dire «ceci se produit acause de cela »

1'1 II ceci se produit apres cela»» tPoetique : 52a 12).

I) 'un autre cote, ce qui distingue Ia Relation du Recit, c' est son mode de compo­..ilion lineaire, En effet, les evenements ou Ies actions representes dans un ordrerhronologique forment un tout, au sens d'Aristote, qu'aucun fait inattendu nevient pcrturber. En d'autres termes, elle ne presente pas cette tension entre unephase de nouement et une phase de denouement propre atoute mise en intrigue.()II peut relater aussi bien des phenomenes naturels (ternpete, orage, incendie,lever de soleil, division cellulaire, pourrissement, erosion) que des activiteshumaines (fete, guerre, travail, loisir, sport), mais dans tous Ies cas, les faitsdoivent presenter une unite et un enchainement Iogique. Examinons un premiercxcmple, Ia relation litteraire d'un phenornene natureI, Ia chute de Ia neige, par

'I'hcophile Gautier:

(6) De blancs flocons de ncigc commencent avoltiger et atourbillonner commele duvet de cygnes qu'on plumerait la-haut, Bientot, ils deviennent plus

II. La notion de causalite recouvrc ici tous Ics cas de figure evoques dans la premiere partie: lescauses, certes, mais egalcmcnt lcs motifs Oil raisons d' agir.

113

Page 59: Intro à la narratologie

nomhrcux , pills prcxxcs : 1IIIl' lcgcrc couclu- Ill' blunclu-ur, pan-ilk- il ccttepoussicrc de SULTe dont on saupoudrc les gilll'allx, s'ctcnd sur lc sol. Unepeluche argcntcc sauache aux branches des .uhrcx. ct 1'011 dirait que lcstoits ont mis des chemises blanches.II neige. La couche s' epaissit, et deja, sous un Iinceul uniforme, les inegalitesdu terrain ont disparu. Peu a peu les chemins s' effacent, les silhouettes desobjets sur Iesquels glisse la neige se decoupent en noir ou en gris sombre. Al'horizon, la lisiere du bois forme une zone roussatre rehaussee de points degouache. Et la neige tombe toujours, lentement, silencieusement, car Ie vents' est apaise ; les bras des sapins ploient sous Ie faix, et quelquefois, secouantleur charge, se relevent brusquernent ; des paquets de neige glissent et vonts'ecraser avec un son mat sur le tapis blanc. (Theophile Gautier, La naturechez elle, 1870)

Dans ce texte, on observe un deroulement progressif (voir les marqueurs de pro­gression «bientot» et «peu a peu » ainsi que les verbes inchoatifs «devenir» et« s'epaissir»). Le debut du processus est signale par le verbe «commencer a» etpar un etat initial de legerete (les flocons de neige sont compares a un «duvet de f

cygnes »). Progressivement le processus s' accelere (les flocons deviennent «plusnombreux» et «plus presses »). Les flocons d'abord epars forment une coucheplus epaisse et plus lourde: «une legere couche» ~ «Ia couche s'epaissit».L'aspect du paysage se modifie sous l'effet de la neige et la relation se terminesur un etat de pesanteur (<<faix», «charge», «paquet»). Tous les evenementsrelates sont lies par des lois de causalite physique: ils se deroulent selon unordre naturel.

Prenons un autre exemple, un texte scientifique qui relate la formation de laterre:

(7) A I'origine, la Terre n' etait qu' une masse de matiere en fusion, sans atmos­phere. Peu a peu eUe commenca a se refroidir et des roches cristalliserenta partir du magma brulant. II y a 4 milliards d'annees, la Terre setait suf­fisamment refroidie pour se recouvrir par endroits d'une croflte rocheusenoire. Les metaux en fusion, plus lourds, s' enfoncerent petit a petit vers lecentre, formant ainsi un noyau tres dense. Meme apres la formation de lacroute, les volcans, toujours en activite, continuerent acracher depuis lesprofondeurs une lave en fusion qui s'insinua parmi les roches de la croilteterrestre. Ces eruptions permanentes emettaient des masses de gaz carboni­que et de vapeur d' eau dans I'atmosphere encore pauvre en oxygene. Cettevapeur d' eau retombait sur Terre sous forme de pluie, qui forma des rivieres,des lacs et des oceans. (Encyclopedie L'aventure humaine)

De meme qu'en (6), on assiste au deroulement progressif d'un processus.On retrouve les memes marques linguistiques pour signaler la gradation: lesmarqueurs de progression «peu a peu» et «petit a petit» ainsi que des verbesinchoatifs comme «se refroidir» et «continuer a». Le debut est egalementmarque par Ie verbe «commencer a ». La transformation du paysage se fait par

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I'lapl's sLlccessives: cl'uhurd la cristullisalion dl'" l'lId\l'~, l'lI~lIltl' la cOllstilLltill1lIi,' 101 croutc l'l du noyau, cutin l'uppnruiou dl'S n vu-n-x. dl'S lOll'S 1'1 des oceans,e)11 passe d'L11l clat initial inlonnc. cc ILlll' maSSl' ck- LIlalil'I,!' en fusion », a un ctatlillaicollsiituc, la terre avec scs roches l't son cuu. la cncorc. au-dcla du plan deInll' chronologiquc (voir lcs orgunisarcurs tcmporcls « i, l'origine », « il y a 4II II II ianls dannecs », «upres la formation de la croutc »), tous les faits sont lies',"'Ill I unc logique causalc : lcs roches cristalliscnt para que la terre refroidit;h-., meraux en fusion s'cnfoncent para qu'ils sont lourds; etc. Tout se tient, le1'IIIIciped'« unite» au sens d' Aristote est respecte etles evenements s'enchainent

Ii ,,·iqLlement.

1;1 relation des phenomenes naturels ne semble pas avoir beaucoup retenu l'at­[rnl ion des theoriciens. Quand, par hasard, elle est evoquee, elle est considereeI1lIIIJlle une variante descriptive, une «description dans le temps»:

Telle est Ia description d'un orage, d'une inondation, d'un incendie. Dans unedescription de ce genre les details ne sont plus ranges les uns a cote des autres,comme les traits d'un dessin, mais les uns ala suite des autres, comme dans undefile; ce n' est plus unejuxtaposition, c' estune succession; ladescription n' est plusconcentree en un point du temps, eUese developpe en profondeur, elle embrasseun certain laps de temps, en un mot, elle dure. (Vessiot, 1899: 190-191)

( 'ctte definition d'un manuel d'enseignement de la redaction entre en contradic­11I1Il avec la perspective classique qui oppose la description et la narration. Une.k-scriprion qui dure apparait resolument comme un cas particulier. Vessiot, quel'un sent mal a I' aise, s'empresse d' ailleurs de mentionnerque si I'humain apparaitdalls ce type de description, « alors on ne decrit plus seulement, on raconte» :

Si I'homme y figure comme acteur, c'est-a-dire, si on l'y voit agir, lutter, souffrir,alors I'interet se deplace, et passe du phenomene Iui-merne a I'homme qui est auxprises avec lui; dans ce cas, sans cesser d'etre en partie descriptive, la composi­tion toume au recit ; car tout recit se compose d'une serie d'actes ou d'actions,(Vessiot, 1899: 197)

I.\:xplication de Vessiot n'est pas satisfaisante. Comment «sans cesser d'etrel'll partie descriptive» la composition peut-elle «tourner au recit» ? Descriptionl'l rccit a la fois, la «description dans Ie temps» fait manifestement eclater laIraditionnelle dichotomie evoquee pIus haut. C' cst la que I' on voit I' interet d 'unel'l Inception graduelle de la narrativite qui permet de donner un statut a part entiereilia «description dans Ie temps », Cclle-ci correspond soit a la categorie de la( 'hronique, soit a celle de la Rclation, scIon que le deroulement chronologiqueSl' double d'un deroulement logique. Quant a la presence de l'humain citee parVessiot comme Ie signe que la description «tourne au recit», on considerera queIT n' est pas pertinent. En effct la presence d' un acteur humain, donc de I' action,dalls une suite evenementiellc ne deoouche pas obligatoirement sur une forme

de recit. Prenons-en un cxcmplc :

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(Xl 1.. ,/lJIIL' action x'umorcc qui nuuuxsc bicutru lcuticrdc S(lII corps sur lc solCOlli me sous l'cflct cl'unc pcsantcur inouic I., ,I,puis SOli regard sc braquc surun point precis droit dcvant Iui, puis scs cpuulcs amorcent un rnouvcmcnt derotation vel'sIeurdroite, puis son cou rapetissc Iresbrievernent sous le visage.puis la chair de son visage glisse vel's Ie bas de quelques millimetres, puisson mouvement de rotation vel's la droite augmente et son regard s'arrachecomme it regret du point qu'il fixait it l'instant.Ses paupieres s'abaissent ensuite par-dessus les yeux puis elles se rouvrent,puis son bras gauche s'eleve graduellement dans l'espace comme pour ypropulser quelque chose, puis son visage tout entier quitte l'image comme siles demons telluriques I' avaient brusquement appelee, [... ] comme si toutecette scene n'etait advenue que pour se rembobiner d'autant mieux dans Ieneant originel.Mais non. Voici que resurgissent dans I'image Ie visage dont Ie regard sefixe instantanement vel's Ie ciel, cette fois-ci, puis presque aussitot Ie brasdroit qui s'eleve it son tour dans l'espace comme pour y propulser quelquechose - et qui l'y propulse effectivernent d'un geste extraordinairementpuissant, en oblique du haut en direction du bas, comme celui d'un bucheronqui frapperait un tronc. (Le Nouveau Quotidien: 10.11.94)

Dans cet extrait d'un article commentant une partie de tennis, l'action de lancerla balle est retracee par Ie journaliste au fur et amesure, dirait-on, qu'il Ia suitsur I' ecran de la television (voir la disparition du visage et son retour a I' image),L' action est decomposee, comme dans un ralenti, en une serie de micro-actionssuccessives: Ie corps se ramasse, le regard se braque, les epaules amorcent unmouvement de rotation, Ie cou rapetisse, etc. Le plan chronologique adopte estbalise par une accumulation d'organisateurs temporels: «puis », «ensuite »,

«et ». La serie chronologique trouve sa coherence logique dans Ie fait que tousles actes relates sont sous-tendus par la motivation du joueur de propulser la balle(voir les deux allusions en cours de texte: «comme pour y propulser quelquechose»). En ce sens, la suite chronologique forme un tout coherent, avec un de­but et une fin. Mais malgre I'omnipresence de I'humain on ne peut absolument r

pas considerer ce texte comme un recit. Ce qui lui manque pour former un recitc' est Ie surgissement d'un evenement inattendu (un nreud) qui appellerait undenouement (voir plus loin, des p. 123).

La Relation est la forme la plus actualisee dans les narrations scolaires. Pourrepondre aune consigne de type «Raconte ce que tu as fait ce week-end» ou«Raconte une aventure qui t'est arrivee», les eleves empruntent assez naturel­lement ce mode de composition lineaire lO

• Soit cet exemple enregistre dans unec1asse:

10. Parfois. les narrations scolaires sont de simples chroniques, c'est-a-diredes emplois du tempsplus ou Illoins detailles de ce qui s'est passe durant une joumee, un week-end ou des vacances,.~ans mention d'un quelconque lien de causalite entre les divers evenements.

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'I .. I' muuu I al1ri's k dl'WIIII('1 I Will' voulais ullcr donner de I'cau c1,il((n d or s l • . I' "I t ,I' .

mangera 111011 lapin I pnnT L111(' (' '('I aill'nL'O~'cr I~i vel'~t I~UIS .. eaL~ ~. tu •gc ~~

I puis j'Ctais prcssl' de SOl'I ill'! pUIS I apres,.1 <II I rcmpli Ie b~Cdl d ,~'~~. ~t p~l.jc suis sorti jc suis l.i'ui couru puis aprc~.1 '" ouverll~,p~lr~e.et ~UI,S.l ar I Vlt~cuh vite voulu la refcnncr I ct puis apres .Iustement.l at COlllc.e ~,o~gl~,11 epuis I apres je suis vile aile ilia cuisine mettre de l'ea~ et pUl.S .I, at cne!~tpuis apres je me suis calme I et puis il y a ~oute la ma~son ,qUI s e.st excIte:puis qu'est descendue [... J puis o~ e~t aile che~ .Iemedecm I PUI~ on ~ d~attendre II puis il nous a pris I et pUIS II. a ~ega~de 11 a un. peu appuye I pUIS.a demande si <;a faisait mal I puis <;a faisait mem~ pas s~ n:al qu~ <;a I et pUISII il a dit c' est pas tres grave c' est c' est joli et pUIS I apres IIa mI~ ~ne bandedesinfectante non d' abord il a desinfecte il a mis une bande .desmf~ctante

. pres il a tout emballe I ca a donne un gros coucou II pUIS I apres septpUIS a 'I b d de . f tante et. dfi l'enlever II il a tout enleve jusqu'a a an e esrn ec.lours on a . ' A • I" . .quand on voulait enlever ca collait I et pUIS <;a me degoutatt ~ aITlVaI~ pasit enlever II apres finalement on a quand meme ~?I~ve on e~ pUIS on a m,I~ u~sparadrap I et de nouveau I non apres huit jours .I at regar~e ~,o~~en: ~ e~a~tc.'etait tout moisi I et alors j'ai enleve Ie sparadrap et PUIS, .I at I~Isse a I all'puis apres ca a seche puis c' est devenu ~Ius .norma,1 et a~res a~...es q.uelquesjours on a dil desinfecter II et puis II apres laisser se~her jusqu a n:a~ntenantet puis maintenant il y a I' angle qui va tomber! (PIerre, 12 ans, Jum 1991,

Geneve)

( 'e texte est typique de la facon de «raconter» des enf~nts aI'oral: On consta~eune saturation du plan chronologique avec des «~UIs », «et pU.IS », «et P~IS, " Entre les deux bornes temporelles de la relation - « le mann » et « main­apres ». . derri plan detenant» - les evenements sont exposes lineairement. Mal~ ernere ce .rcxte tres marque temporellement on peut voir un to~t ~O~~qu~. En effet, 11 y alin debut et une fin et seuls les evenements qui. ont trait a I I~cld:nt propr~m.entdit sont mentionnes. En outre, les diverses actions sont exph~ueese: mot!vees:Au debut, Pierre expose son but (<<je voulais aller donner de I, e.au et a m~n~er all10n lapin») et ses raisons d' agir (<< parce que c' etait enc~~~ I ?IVer et,pUIs 1 ~~~;Iait gelee »). II foumit egalement I' explication causale : «J etals presse» => «J .al~'()uru» => «j' ai vite voulu refermer la porte» => «j' ai c~ince l'?ngle ». La SUItedu texte est composee de la meme fac;on. II s'agit de I e~pos.e no~ ~eulementehronologique, mais egalement logique: aller c~ez Ie medecm, desmfecter la

. ement etc 11 Les actions nalssent les unes des autres et laplaIe mettre un pans " ' , t trelation se clot naturellement avec I' annonce de la fin de ~a mesaven ure: «epuis maintenant il y a l'ongle qui va tomber». On. noter~ a ~ropos de ce te:teque la nature des evenements aurait permis une mIse en mtngue. En effet, 11 y

La longue sequencedu medeL:in - al1L:r, allcndrc,ctre pris,etc. -constitue un script, c'es,t-a-d\ireII. II L: " lorsque les actions se derou entsequence evenementielle convenlionne e. len pnnclpe, ..

une ' " I ' t t On peut observer Il'l uneI I'ordre canonique du scripl. il est Inuille dc es clter ou es.

se on . . , . , ent it relater toutes lesautre caracteristique de la narralion cnfanlinc. qUI conslste precisem

etapes exhaustivement.

117

Page 61: Intro à la narratologie

a bien surgisscmcnt cl'un cvcncmcnt inaucndu. lc lail dc sc « coinccr» longlc,mais I' enfant ne donne pas vruimcnt un statut sai llant ;1 cct cvcncmcnt. Mcrnesi Ie «justcrnent » (<<et puis aprcs justernent j'ai coince l'ongle ») pcut donnerI'impression quil met cet evenernent en evidence, il l'integre Iineairernent dansune serie au profil plat, sans tension narrative. AI'ecrit egalement, les narrationsscolaires se presentent le plus sou vent sous la forme d'une simple relation:

(10) L'orageHier soil' j'ai entendu Ie tonnerre et je me suis reveille pour boire un verred' eau et j' ai vu des eclairs tomber du ciel noir et les chats ont eu peur et jesuis alle dans rna chambre et j'ai ferme la porte de rna chambre, les arbres .etaient penches et la pluie etait forte et Ie vent tapait sur les vitres et il pleuvaitdes cordes. (Antoine, 8 ans, juin 1987)

A partir de l' ancrage temporel «hier soir», l' eleve relate une succession d' actionsreliees par« et », Dans la premiere partie du texte.jusqua la virgule, l'organisa­teur «et» signale non seulement une consecution, mais egalement une logiquecausale. Par exemple, dans l' enchainement «j' ai entendu Ie tonnerre et je me suisreveille» Ie reveil est manifestement cause par le tonnerre. De meme, « les chatsont eu peur» et «j' ai ferme la porte de rna chambre» apparaissent, le premiercomme la reaction au tonnerre et aux eclairs, le second comme la consequenceultime de la crainte de l'orage. En revanche, dans la derniere partie du texte, les«et» viennent simplement juxtaposer les circonstances effrayantes et brosser ledecor. Dans sa forme, la relation scolaire n'est pas tres differente, en somme, dutexte suivant propose par Umberto Eco:

(II) Hier soil' j' etais mort de faim, je suis alle diner, j' ai mange un steak andlobster, et apres je me suis senti satisfait. (Eco, 1996: 161) .

Apres le meme ancrage temporeI «hier SOiD>, Eco relate trois actions successi­yes liees entre elles par des liens de causalite : il est alle diner parce qu'il etaitmort de faim et il s'est senti satisfait parce qu'il avait bien mange. lei aussi,I' organisateur «et apres » signale en merne temps une consecution et une suitelogique. Ce texte, que l'on peut considerer comme une relation type, est donnepar Eco comme un exemple de recit. Nous y reviendrons donc plus loin quandnous aborderons la specificite de cette derniere categoric.

3.1 Recettes et procedures

Les recettes, modes d'emploi, notices de montage et autres textes proceduraux onten commun de proposer une planification des actions a accomplir pour parvenir aun but final: la confection d'un mets, la mise en ceuvre d'un outil, l'assemblaged'un objet ou encore la realisation d'une activite technique. Outre leur regimecnonciatifet iIIocutoire bien particulier qui permet de les regrouper dans la classedes discours« prescriptifs », ees textes proposent tous une chronologie d'actions

118

I'l1ln' 1111 cuu initial (par cxcmplc. k~ Illgn'dh'lIh l'l'lIl~ dl' III Il'l'l'tte) L'l un etalIllIal t lc lout que constituc lc mcts IIl'1ll'Vl' I Au VU dl' ITS I'Iopril~te> on pcut scpmn la question du xtutut nnrrutil Ik l'l'S u-xu:x. ()n sail que (Ircirnas ,(I?X3)

1'II1'Iohe dans unc I11cl11e caleglll'il' «uurnuivc » lc rccit ct la rece,tte conslderantqlll' leur difference nc ticnt qu'u un nitl'I'l' praglllatique, lc ,premier relevant ~e~11'\Il's «ideologiques », la sccondc des tcxtcs « tcchnologiques ». La propn~teI I II II II rune mise en evidence par (Irci mas est 1'1 transformation: transformatIOn11'1111 sujet dans Ie cas du recit, transfor~ation d' objets dans.le ca~ de la recette.SI !L's tcxtes proceduraux peuvent subir une analyse narrative, e est parce queIr', .. programmes narratifs» definis par la serniotique .g~e~~as,sienne sont despl\lgrammes dactions. Courtes (1991) montre,la p~;slb~hte d a?a~y'ser na .....a­uvcmcnt aussi bien la recette de la soupe au pistou qu une activtte humaine

I 1I1111lle Ie deroulement d'une guerre:

Le dispositif propose par A. J, Greimas pour la «soupe au pistou », qui inclutI'axe de la temporalite, pourrait etre repris pour rendre compte par cx~rr:ple duderoulement d'une guerre classique (a la Napoleon): en ce cas, les differentesactions d'un general, par exemple, peuvent constituer autant de sous-PN [= sous:programmes narratifs] qui seront mis en place les uns par rapPo,rt aux autres ades moments determines, Faire la cuisine ou faire la guerre presupposent desprogrammes narratifs inscrits sur un axe temporeI donne [.. ,] et situes les uns enfonction des autres, (Courtes, 1991 : 93)

I ,l'S recettes et autres textes proceduraux consideres par la semiotique narr~ti:~I'llmme des programmes narratifs presentent les trois criteres de nan:ativltesuivants : une representation dactions, un deroulement temporel et des hens der.nrsalite, les differentes actions apparaissant les unes en conse~uence des a~tres.

1',11 ce sens, ils appartiennent de plein droit a la cate~ori~ narrati~e ,des Relations.I':n revanche, ils se distinguent nettement de la categone des Recits dans la me­xure ou leur mode de composition ne presente aueune mise en intrigue. En effet,ks textes proceduraux ne mettent pas en scene une serie d'actions singulier~ss·ctant produites une fois, mais un programme potentiel a realiser a~tantde foisque desire, Dans ce cadre, aucun evenement inattendu ne peut verur ~erturberlc deroulement prescrit. Prenons rapidement un exemple de texte procedural. IIs' agit de l' extrait d'une «technique de fabrication» appartena?t a.un ensemblede 700 procedures qui decrivent les divers procedes de fabncation dans une

usine pharmaceutique:

(12) Remplissage du compartiment d'acides amines ,_ La remplisseuse est munie de sa buse et de son joint. L'operatnce de la

machine n° I positionne la poche (compartiment acides amines en haut)sur son support en s·assurant que la fermeture est bien positionnee dans

Ie logement prevu.

12, Dans Du sens Jl (1983), Grcil1las proposc lInc analyse narrative detaillee de la recette de la

saupe au pistau,

119

Page 62: Intro à la narratologie

Donner LIIlC pression sur lcs deux gros houtolls pOllssoir.s rougc ct noir enmeme temps: la tete de rcmplissagc dcsccrul l't rcmplit la pochc,

- Ala tin du rcmplissagc, presser et maintcnir la main gauche sur le boutonNOIR.

- De Ia main droite poser le bouchon sur la fermeture, positionner la capsulerouge.

- Lacher la pression de la main gauche; les machoires bloquant la pocheIiberent celle-ci.

- L'operatrice doit alors la degager et la sortir delicaternent pour Ia posi­tionner sur la sertisseuse en veillant au bon centrage et alignement de lafermeture, le sertissage s' effectuant en meme temps que I'operation deremplissage, placer la poche suivante aremplir.

- Apres remplissage, controler que le sertissage soit correct, et disposer lapoche sur Ie plateau de la machine n° 2. (Technique de fabrication 22­306)

Cette technique de fabrication est destinee aux ouvrieres d'un poste de travailde remplissage manuel de poches souples aperfuser. Elle expose pas apas lasuccession des gestes aeffectuer. Le plan de texte est chronologique et les etapesse deroulent les unes en consequence des autres exc1uant la possibilite dinter­vertir deux operations. L'agent des actions est un agent «typifie », c'est-a-direqu'il represente n 'importe quel agent potentiel (une ouvriere en I'occurrence) etnon un agent singulier (voir I' emploi de la designation generique «1'operatrice »ainsi que les nombreux intinitifs). Entin, on peut remarquer qu'il n'y a aucuneplace pour un evenement inattendu : chaque geste est planifie et doit se deroulerselon l' ordre prescrit pour aboutir au resultat desire.

On notera encore que I'emploi de la structure d 'une recette peut etre observe dansce que Philippe Hamon (1981) appelle la « description-recette ». Empruntant lescaracteristiques formelles de larecette (suite chronologique d 'actions sur Iemodeinjonctif) la description-recette mime la creation d 'un personnage ou d 'un objet.Prenons pour exemple Ie fameux portrait-recette de Lucile par Chateaubriand,cite par Hamon 1981, p. 102 :

(13) Lucile, la quatrierne de mes sceurs, avait deux ans de plus que moi. Cadettedelaissee, sa parure ne se composait que de la depouille de ses sceurs. Qu' onse figureune petite fille maigre, trop grande pour son age, bras degingandes,air timide, parlant avec difficulte et ne pouvant rien apprendre; qu'on luimette une robe empruntee aune autre taille que la sienne; renferrnez sa poi­trine dans un carps pique dont les pointes lui faisaient des plaies aux cotes;soutenez son cou par un collier de fer garni de velours brun ; retroussez sescheveux sur Ie haut de sa tete, rattachez-Ies avec une toque d'etoffe noire;et vous verrez la miserable creature qui me frappa en rentrant sous le toitpaternel. (Chateaubriand, Memoires d'outre-tombe)

no

I )al1s cc tcxtc, lc lcctcur ext pril" Ill' 1'1'1'0110;1111111' III 11'11111' Iilk pas i' pas, ilia fa

,'Oil d'un mode dcmploi : « qu'un Sl' fi~I,'"'I' ", "1111'011 lui 111l'l1l''', cc rcntcrmcz »,

" soutcncz », « rctrousscz», « raltadll'/. ». ( 'huquc inj. 1l1Ct iOI1 pcrmct d ' arncncr unvlcmcnt dcscriptif supplcmcniairc jusqu'u la constitution linalc du personnage:.. l't vous vcrrcz la miserable creature ». 011 observe Ie merne precede dans Ieicxtc journalistique ci-dcssous :

(14) Le Royal-Dragon, Ie plus grand restaurant, dans Ie «Guin­ness»ImaginezI'ensemblede lapopulationdeVilleneuveatableaumememoment.Ajoutez ace «petit monde» une armada de serveurs en .patins aroule.ttes,'Le tout sur une surface trois fois plus grande que le terram de la Pontaise aLausanne. Vousobtenez ainsi un avant-gout de I'ambiance qui peut regnerau Dragon-Royal, un gigantesque restaurant inaugure le mois demier aBangkok. (Le Matin, IO novembre 1991)

L'e gigantisme du restaurant que l'on demande au lecteur de re~reer dan~ sonImagination tient aux trois elements suivants: Ie nombre de convrves possibles,lc nombre de serveurs, la surface au sol. Or ces elements ne sont pas decritsdans leur coexistence effective. lIs sont amenes progressivement selon un plande texte de type recette: «Imaginez », «Ajoutez », «Le tout ». Tout comme d.an~

la description litteraire (13), Ie resultat tinal est mentionne : «Vous ob~enezamsilin avant-gout de l'ambiance qui peut regner au Dragon-Royal, un glgantesq.uerestaurant inaugure Ie mois dernier aBangkok». Dans ces deux cas de « descnp­tion-recette », parlera-t-on de description ou de narration? Si Ie but est certes dedccrire un« objet» statique, Ie mode de textualisation adopte consi~te.bien e~ u~e

sequence ordonnee dactions". II s'agit d'un cas limite de description arumee.Dans ce domaine, on peut egalement mentionner la description homerique,

3.2 La Description homerique

I.a description ralentit Ie cours des evenernents. Une longue seq~e~cedescr~~tive

va meme jusqu'a provoquer une pause dans I'action. La description hom~n,que

permet precisement de decrire sans provoquer de rupture dans la trame evene­rnentielle puisque l'objet adecrire est toujours presente dans le processus de safabrication, done par le biais d'une succession d'actions:

13, Dans Revaz (1987), je classais ccs sequences (factions ordonnees sous I'etiquette «d~s~rip­

tions dactions », Mais dans la mcsurc 011 j'ui pu observer quil existe aussi des descriptionsdactions non ordonnees (descriptions de scenes 011 des personnages s'activent en parallele,simultanernent) j'ai renonce iI ccuc dcsi~llalion trop generale pour aboutir aux categoriesTableau (description d'actions silllllilancl's), Chroniljlle (description d'actions consecutlves,mais non liees causalemcnt) ct Rl'lalioll ((k'sl'I'iption d'actions consecutives, liees causale­ment).

121

Page 63: Intro à la narratologie

Si par cxcmplc l lomcrc vcut nous montrcr lc chur de Juuon, il fuut qu'Hchc lc

construisc piece par piece sous nos ycux. Nous voyonx lex1'01il'S, l'cssicu, lc siege,Ie timon, les courroics et les cordes, non pas assembles mais sasscmblant sousles mains d'Hebe. (Lessing (1766) 1964: 112)

Au lieu de donner une image statique de I' objet fini, Homere relate les etapessuccessives de sa fabrication. Ce type de «description» est en fait une Relation,mais sa particularite est d' attirer I' attention du lecteur non sur I' action proprementdite, mais sur I' objet qui se construit:

(15) [oo.] il est un secretdans la structure de ce lit: je l' ai bati tout seu\.Dans la cour s'elevait un rejet d'olivier feuilludru, verdoyant, aussi epais qu'une colonne.Je batis notre chambre autour de lui,de pierres denses, je la couvris d'un bon toit,la fermai d'une porte aux vantaux bien rejoints.Ensuite, je coupai la couronne de I'olivieret, en taillant Ie tronc a la racine, avec le glaiveje le planai savamment et I'equarris au cordeaupour faire un pied de lit; je Ie percai a la tariere,Apres cela, pour I' achever, je polis Ie reste du liten I'incrustant d'argent, divoire et d'or ;je tendis les sangles de cuir teintes de pourpre.Voila Ie secret dontje te parlais; [... ] (Homere, L'Odyssee :chant XXIII, vers188-202)

Dans cette sequence, Ulysse se fait reconnaitre par Penelope en lui relatant lafabrication de leur lit qu'elle et sa servante sont seules a connaitre. C'est biena travers une succession d 'actions que le lit est progressivement decrit, maisl'attention se porte moins sur les actions proprement dites que sur l'objet reliemetonyrniquement au personnage qui agit. Dans I' exemple qui suit, Zola recourtau rnerne precede pour decrire la «colonne », un type de chaine en or:

(16) Cependant, Lorilleux, pris d 'un acces de toux, se pliait sur son tabouret.Au milieu de la quinte, il parla, il dit d'une voix suffoquee, toujours sansregarder Gervaise, comme s' il eut constate la chose uniquement pour lui:«Moi, je fais la colonne, »

Coupeau forca Gervaise a se lever. Elle pouvait bien s' approcher, elle verrait.Le chainiste consentit d'un grognement. II enroulait Ie fil prepare par safemme autour d'un mandrin, une baguette d'acier tres mince. Puis, il donnaun leger coup de scic, qui tout Ie long du mandrin coupa le fil, dont chaquetour forma un maillon. Ensuite, il souda. Les maillons etaient poses sur ungros morceau de charbon de bois. Illes mouillait d'une goutte de borax, prisedans Ie cul d'un verre casse, a cote de lui; et, rapidement, illes rougissait ala lampe, sous la flamme horizon tale du chalumeau. Alors, quand il eut une

122

ccntuinc de uuulluus. II ~" 1l'1lU111l1l' lois cucurc a son travail menu. appuycau bord de lu chcvilk-, 11111111111 dl' pl.uu-hcttc que lc troucmcnt de scs mainsavail poli. II plOY11I1 III nuull« a III piucc, la serrait dun c6tc, lintroduisaitdans la muillc supericun- dl'JlI I'll place, la rouvrait a l'uide d'une pointe;ccla avec 1II\l: rl;gularile couriuuc, lcs mailles succedant aux mailles, siviverncnt, que lu chainc sullongcait peu a peu sous les yeux de Gervaise,sans lui perrncurc de suivre et de bien comprendre.«C'est Ia colonne, dit Coupeau. II yale jaseron, le forcat, la gourmette, lacorde. Mais ca, c' est la colonne, Lorilleux ne fait que la colonne.» (Zola,L'Assommoir)

I.a relation proprement dite commence avec «II enroulait Ie fil. .. ». Ce qui pre­cede permet de justifier I' insertion descriptive. Le chainiste Lorilleux annoncek- type d'objet qu'il realise: «Moi, je fais la colonne », puis Gervaise est inviteepar Coupeau a regarder le travail de I' ouvrier bijoutier (voir Ie discours indirectlibre : «Elle pouvait bien s'approcher, elle verrait»). Est ensuite decrite la sue­cession des gestes techniques - enrouler le fil, donner un coup de scie, souder,1'\C. -par le biais desquels les composants de la« colonne» sont presentes. Enfin,lc commentaire de Coupeau, vient clore la description en renommant I' objet finict en le distinguant parmi d' autres possibles: «C'est la colonne, dit Coupeau. II ya Ie jaseron, le forcat, la gourmette, la corde. Mais ca, c' est la colonne. Lorilleuxnc fait que la colonne ».

4 Le Recit

I.es narratologues contemporains ne prennent generalement pas en compte lacategoric de la Relation, considerant qu'un texte qui presente un enchainementchronologique et causal - une action «une » au sens d' Aristote - est deja unrccit:

Un recit fournit une unite synthetique des evenements qu'il contient. [oo.] Uneintrigue (plot) est une structure de relations qui permetque les evenements contenusdans le recit soient dotes d'une signification parce qu'ils sont percus comme desparties appartenant a un tout integre. (White, 1987: 9)

Pour qu'il y ait recit, il faut que Ie temps ne soit plus recu comme un facteur dedesintegration, mais soit tenu pour I'instrument d'une elaboration. A Ia juxtapo­sition des notes dans un carnet, succede une mise en perspective, qui constitue Ierecit. (Roudaut, 1992: 967)

La presence d'une unite logique - Ie «tout integre » de White ou la «mise enperspective» de Roudaut - suffi rait done pour basculer de la Chronique au Recit,IIexisterait ainsi deux categories narratives seulement, ce que M. Spranzi-Zubernomme les «bons » et les «rnauvais » recits:

123

Page 64: Intro à la narratologie

125

( 'cs deux formes de composition seront I' objet d' interpretations variees. Ricceur,par exemple, refuse categoriquement de prendre en compte la distinction entre" nouernent » et « denouement» :

IlfN()lIIM~Nl

Renversement

IEvenements interieurs al'histoire

ACTION TRAG1QUE OU EPtQUE

Debut de I'histoire I

Nl II1I ~11 N I

Tableau 4,:1: 1,-. furllll'_ dc' l'illlri~lIl' solon Arisllllc'

Prologue

NOUEMENT

Prologue

lvenernents exterieursaI'histoire(antecedentsde I'action)

I vcncments extcricurs :1 l'histoin:(antecedentsde I'aclion)

), forme

Le seul fait qu' Aristote inclut dans la phase de nouement des evenernents «ex­terieurs » aI'intrigue donne apenser qu'il ne faut pas placer cette distinction surIe rnerne plan que Ies autres traits de I'intrigue cornplexe, ni merne la tenir pourun trait pertinent de I'intrigue, dont tous les criteres sont «internes». (Ricceur,1983: (note 4) 75-76)

1':11 niant la pertinence du couple «nouernent» et «denouement» pour definirI' intrigue, Ricceur semble plutot s' appuyer sur la deuxierne possibilite de miseI'll forme, celle ou l'action est tout entiere dans le denouement. Al'Inverse, lescommentateurs de I'epoque classique semblent s'etre inspires de la premierepossibilite, la plus frequente si I'on en croitAristote. Ainsi, la plupart des traitesrhetoriques et litteraires du XVIIesiecle definissent l' intrigue en se reappropriantlcs concepts d'Aristote, L'Abbe Batteux, par exemple, s'appuyant sur lideecl'action «une », renomme les trois parties du tout aristotelicien en «prologue»ou «exposition du sujet », «noeud » ct «denouement» :

Toute action est un mouverncnt : par consequent elle suppose un point d'ou I'onpart, un autre ou l'on veut arrivcr, et une route pour y arriver : deux extremes etun milieu: trois parties, qui pcuvcnt donner aun poerne une juste etendue, selonson genre, pour exercer asscz I'esprit. ct ne pas I'exercer trop.

I.L'S hOlls rccitx sL'raiL'II1 CL'UX qui IIIL'Hell1 L'II (;vldl'IIIT In l'Olllll'xiollS causalcN

cxistunt cnt 1'1'deux cvcncmcnts quclconqucs du r(;l'Il. llllllhs quI' II's mauvais r~L'iIN

rcsscmblcnt plutot il des chroniqucs, dans 1'1 I1IL'SUrL' oil i1s s01l1 conxtitucs par line.serie d'evenements ordonncs chronologiqucrncnt ct non pas arranges selon unschema conceptuel particulier, (Spranzi-Zubcr, 199X: 52)

124

Toute tragedie se compose d'un nouement et d'un denouement; Ie nouement com- ,prend les evenements exterieurs al'histoire et sou vent une partie des evenernents 'interieurs, J'appelle nouement ce qui va du debut jusqu'a la partie qui precede,irnmediatement le renversementqui conduit au bonheurou au malheur, denouementce qui va du debut de ce renversement jusqu'a la fin. (Poetique : 55b 24)

Aristote distingue, d' une part, les «evenements exterieurs» - relates dans leprologue - qui constituent les antecedents de l'action tragique, d'autre part, les«evenements interieurs» qui appartiennent al'histoire proprement dite. Si habi­tuellement le nouement est compris au moins en partie dans l'histoire, Aristotesignale que parfois, le nouement est forme des seuls evenements exterieurs,l'histoire etant alors uniquement l'histoire d'un renversement, ce qui donne cesdeux formes possibles de la tragedie :

14, Dans La Poetique, Aristote commentc surtout la forme tragique, considcrant que les parties 'qui la constituent sont identiques dans l'cpopcc,

Si tout recit presente certes une action «une », cela ne semble pas etre un criteresuffisant. Je propose pour rna part de reserver la denomination «recit » aux textesqui presentent un critere formel supplementaire : une mise en intrigue, c'est-a­dire un mode de composition specifique comprenant un N<EUD et un DENOUEMENT,

Dans La Poetique, Aristote commente longuement la forme de l'intrigue tragi­que". II insiste sur sa structuration en deux versants constitues precisernent par 'le «nouement» et le «denouement» :

Pour Ricoeur egalernent, il y a recit des qu 'un tout de sens est constitue. Ce qu' itnomme «mise-en-intrigue », par exemple, n 'est rien d'autre que Ie muthos aris­totelicien, c'est-a-dire l'agencement logico-causal des faits en histoire:

La mise-en-intrigue consiste principalement dans la selection et dans I' arrangementdes evenements et des actions racontes, qui font de la fable une histoire « completeet entiere » (1450b 25), ayant commencement, milieu et fin. (Ricceur, 1986: 13)

Page 65: Intro à la narratologie

1,01 prcm icrc partie Ill' suppose ricn avant; maix I'll\' ('X1/'.(' quvlquc l'iHlSL' aprcs :

c 'est cc qu' Aristotc appcllc lc commencement. 1.01 SeL'llnde SIIPPOSl' quclquc choseavant ellc, cr cxige quclquc chose aprcs : ccst lc milieu, 1.01 iroisicmc supposequelque chose auparavant, et ne demande rien apres : c' est 101 Iin. Une entrcprisc,des obstacles, Ie succes malgre les obstacles, Voila les trois parties d'une actioninteressante par elle-meme. Voila la raison d'un prologue, ou exposition du sujet,d'un noeud, et d'un denouement. (Batteux, (1775) 1967: 53)

L'epoque classique opere done un elargissement de l'action aristotelicienne enajoutant Ie prologue (ou exposition) al'histoire proprement dite:

Tableau 4,4: la forme de J'intrigue c1assique

Dans Ie recit parodique 15 Tristram Shandy (1760-1767), Ie narrateur s'interromptavant Ie denouement pour commenter I'avancement de son recit. Se referant, demaniere ironique certes, aux regles de la dispositio et de ses divisions conven­tionnelles, il expose une veritable theorie de la mise en intrigue:

Mais hatons-nous d'arriver a la catastrophe de ce conte - je dis bien Catastrophe,(x'ecrie Grosscacadius), attendu qu'un conte compose selon Ie meilleur ordre par101 dispositio qui en distribue les parties, non seulementjouit (gaudet) de la Catas­trophe ou Peripeitia du DRAME, mais jouit en outre de toutes les parties essentielles,intcgrantcs ou constituantes dudit drame - puisqu'il possede, tout comme lui, saProtasis, son Epitasis, sa Catastasis, et, pour finir, sa Catastrophe ou Peripeitia,toutes divisions, dont chacune, generee par la semence de la precedente, y decoulenecessairement d'elle, et qui, ainsi, se succedent l'une a l'autre selon l'ordre ouAristote, Ie premier, les planta [... ].- La division qui court du premier parlementage de l'etranger avec la senti nelle,jusqu'a I'endroit ou il quitte Ia cite de Strasbourg apres avoir ote ses braies desatin cramoisi, est la Protasis ou ouverture de la piece comprenant les premieresentrees en scene - division ou les caracteres des Persona' Dramatis sont a peineesquisses, et ou le sujet n'est introduit qu'avec discretion.L'Epitasis, ou l' action se developpe et se noue, augmentant en tension et inten­site jusqu'ace qu'elle atteigne a son plus haut sommet nomrne Catastasis, et quiconstitue la division occupant ordinairement Ies deuxierne et troisieme actes,est comprise dans cette peri ode mouvementee de mon histoire qui s'etend de lapremiere agitation nocturne provoquee par Ie nez, jusqu'a la fin des conferences

1'1. I,L' rccit parodique est un recit qui privilegie les dispositifs metatextuels (roman du roman,presence manipulatrice du narrateur) et intertextuels (personnages «programmes» par l'in­tcrtcxte, parodisation, pastiches). A ce sujet, voir Sangsue (1987).

12b

faites sur I\'dil nl'l pilI' III 11'1111111' du II I llllp('tlc all mil icu de I'cspluuadc ; 101 purlicqui court du premier ('mllllrqIH'II\l'1I1 d('s savantasscs dans leur dispute .iu~qU'illcndroit ou lcs doctcurs gll~',I\l'II'llt pour hnir 101 haute mer hOI'S de 101 vue des Stras­bourgeois, lex luissuut en ('amlL' Sill 101 rive, ahandonncs i\ leurs affrcs, constitue101 Catastasis. division oil murisxcnr lex incidents et les passions qui eclateront

au cinquicrnc actc.1,01 dernierc division dchutc avec 101 sortie des Strasbourgeois sur Ia route de Franc-[ort, pour s'achever, Ie iii du labyrinthe enfin tire, Iorsque Ie heros est arrache a'son etat d'agitation (comme Ie nomme Aristote) pour etre transporte dans un etat

de repos et de paix. . ..Celle-ci, dit Goguenoten Grosscacadius, constitue Ia catastrophe ou peripertiade man conte - et c'est elle que je m'en vais maintenant vous relater. (Sterne,

( 1760-1767) 2004: 394-395)

( 'cue explicitation du procede narratif emprunte sa termino~o.gie au. lexi~ueIIIL-atral employe par Ies Anciens". De fait, c'est Ie grammamen 1atm iEhus

1)(matus, plus connu sous Ie nom de Donat, qui proposa, au IV' siecle,.l~s .termes

dc «protase ». «epitase » et «catastase » pour designer les gran~e.s ~l:lslOns deI;t dramaturgic antique. Les termes de «catastrophe» et de «penpetie » seront

ujoutes plus tard, respectivement au XVIe puis au XVIIe siecle. Quoi q~:il ensoit, cette terminologie trouve son equivalent dans les parties «exposmon »,

" n.eud» et «denouement» reprises par les Modernes:

Tableau 4.5: les parties principales du drame'?

Terminologie des Anciens Terminologie des Modernes

PROTASE EXPOSITION

EPITASENOEUD

CATASTASE

CATASTROPHE OU PERI PETIE DENOUEMENT

I .aprotase correspondalaclassique scene d'exposition. C' est la que sont presentesIrs personnages principaux ainsi que les evenements anterieurs al'action d~ama­

Iique proprement dite. L' epitase, souvent confondue av.ec la ~atastase: constttu: ~aphase de nouement de I'intrigue. C'est dans cette partie qu une tension est creel'

Ill. AuXVIIe siecle, la Querelle des Anciens et Lies Modernes a oppose les milieux litteraires aut.ourde laquestion de la superioritc de la culture greco-latine par rapport ala culture contemporame.Du cote des Anciens: Boileau, La Fontaine. La Bruyere et Fenelon; du cote des Modernes:Perrault, Fontenelle et Houdar de la Motte, pour nc citer que les plus connus. .

17. Le« drarne x designe ici tout genre dnunnt iquc destine aetre represente sur scene, done aUSSI

bien la comedic, la farce, la tragi-coml'dic que la tragedie.

127

Page 66: Intro à la narratologie

pour montcr vcrs unc situation paroxysiiquc. l.orsquc ccttc montcc est ralcntic,on peut parler alors de catastase (du grec cathistanai : x' arrcter). C'est la phase«dans laquelle les intrigues nouees dans I'Epitase se soutiennent, continucnt,augmentent jusqu'a ce qu'elles se trouvent preparees pour Ie denouement quidoit arriver dans la Catastrophe» (Dictionnaire dramatique, 1776: 221-222).La catastrophe, ou denouement, met fin au recit, Elle resout I'intrigue et regiele sort des personnes qui y etaient impliquees.

On retiendra de ces rnodeles d'intrigue Ies deux versants fondamentaux queconstituent le noeud et le denouement's. Dans Ie Dictionnaire International desTermes Litteraires, on trouve la definition du nceud la plus eclairante :

Le terme designe un moment de I'intrigue, situe apres I'exposition. C'est celuiou les situations se compliquent de maniere alaisser Ie spectateur ou Ie Iecteurdans l'incertitude sur I'issue de l'action, d'exciter sa curiosite et son anxiete,C' est I'endroit de la piece ou, les forces du conflit se rencontrant et paraissant sebalancer, il devient impossible de prevoir I' issue finale. On peut considerer que le :nceud correspond al'ensemble des obstacles que Ie heros doit vaincre pour venirabout de son entreprise. (DITL, rubrique «noeud»)

Cette definition du nceud est acomprendre dans le cadre d'un recit theatral OUI' action est jouee devant Ie spectateur. Dans ce cas de figure particulier ou le ,deroulement du discours se fait parallelement au deroulernent de l'action, oncomprend mieux I' ernploi de termes comme «conflit» ou «obstacles» qui ren­voient manifestement plus aune logique actionnelle qu'a une logique discursive.Ell revanche, ce qui semble pouvoir s' appliquer atoutes les formes de mise enintrigue (theatrales ou pas) c'est Ie fait que le nceudest ce moment-de ou le spec­tateur ou Ie lecteur est dans « l'incertitude sur I' issue de I' action». On reviendraen detail sur cet aspect dans Ie chapitre 6 consacre aux intrigues «ouvertes ».

Composer un recit, e'est done nouer et denouer une intrigue. Pour de nombreuxrornanciers, cela revient aorganiser la matiere romanesque de facon ace que Ietexte fasse la «pyramide » (voir cette reflexion de Haubert dans une lettre qu'ilecrit aMme des Genettes en octobre 1879: «Toute ceuvre d' art doit avoir un "pivot, un sommet, faire la pyramide »). La contrainte d 'un mode de compositionpresentant un point culminant suivi d'un denouement semble si pregnante quelorsque les romanciers decident d'eliminer I'intrigue, ils ne proposent plus que \de simples sequences lineaires dactions ou d'evenements : des chroniques oudes relations. Mais poursuivons notre bref parcours histarique des modeles d'in­trigue. Si avec Ie declin de la rhetorique Ies regles de composition de l'intrigue ldisparaissent completement des traites de litterature, un regain dinteret pourIa structure des recits se manifeste au xxe siecle, d'abord chez Ies formalistes

18. Si la notion de denouement a suscite de nombreux debats en Europe aux XVII' et XVIII'siecles etaeteattentivement etudiee parlesthcoriciens dutheatre, lanotion denreud asouventechappe aI'analyse. A ce propos. voirScherer 1950.

128

ruxxcs (Propp ct 'Iomuchcvski. pur cxcrupk-) puis, d~s Ies unuccs Il)()(), chezlexstructuralistcs francais (Hnrthcs. Hn-ruoud. Grcimas ct Tmlorov).

l.aixsons de celte lex modclcs nunutifs qui lie tiennent pas compte de l'elementde tension que constituc lc couple na-ud : denouement pour observer brievementIrois rnodcles d' intrigue intcrcssants. Lc premierest celui de Tomachevski (1925).( 'c dernier propose un modele de I' intrigue en quatre phases:

Nous observons une situation equilibree au debut de la fable [19] (du type «Lesheros vivaient paisiblement, Tout d'un coup, il est arrive, etc.»). Pour mettre enroute la fable, on introduit des motifs dynamiques qui detruisent l'equilibre de lasituation initiale, L'ensemble des motifs qui violent l'immobilite de la situationinitiale et qui entament l'action s'appelle le noeud. Habituellement Ie nceud de­termine tout le deroulement de la fable et l'intrigue se reduit aux variations desmotifs principaux introduits par le noeud. Ces variations s' appellent des peripeties(Ie passage d'une situation aune autre).Plus les conflits qui caracterisent la situation sont complexes et plus Ies interetsdes personnages opposes, plus la situation est tendue. La tension dramatiques'accroit au fur et amesure que le renversement de la situation approche. Cettetension est obtenue habituellement par la preparation de ce renversement. [... ] Latension arrive ason point culminant avant Ie denouement. (Tomachevski, (1925)1965: 274)

Situation initiale ~ Nceud~ Peripeties"~ Denouement, on retrouve I'imagede la «pyramide », avec un accroissement de la tension dramatique jusqu'a unpoint culminant suivi immediatement du denouement qui permet Ie retour aunesituation equilibree. Quand, dans son« Explication deL'Etranger », Sartre (1947)montre comment Camus aurait dil proceder pour faire de son texte non pas unesimple relation (« Meursault enterre sa mere, prend une maitresse, commet uncrime», p.134), mais un «roman athese», c'est-a-dire un recit qui explique, ilpropose un scenario qui obeit manifestement aux memes lois de compositionque celles decrites par Tomachevski:

Si M. Camus avait voulu ecrire un roman athese, il ne lui eut pas ete difficilede montrer un fonctionnaire tronant au sein de sa famille, puis saisi tout acouppar l'intuition de l'absurde, se debattant un moment et se resolvant enfin avivrel'absurdite fondamentale de sa condition. Le lecteur eut ete convaincu en mernctemps que Ie personnage et par les memes raisons. (Sartre, 1947: 129)

19. En narratologie, Ie terrne «fable» est oppose a«sujet». La «fable» designc la successionlogique et chronologique desevcncmcnts racontcs tandis queIe« sujet», est la manifestationtextuelle de la « fable ». Parcxcmplc, Ie c sujet» peutbouleverser I' ordre chronologique desevenernents de la « fable ».

20. Si la periperie designe, au XVII" siccle, 1'1 derniere partie d'un drame, celieou intervient Iedenouement, parlasuite, parextension. Ie lennepasse dansI'usagecourant pourdesigner toutevenement imprevu survenant dans Ie dcroulement d'une action: « peripeties» d'un proces,d'un match, d'un voyage, etc. ("l'sl hkn dansce sensplus moderne qu'il faut comprendreles « peripeties» de Tomachevsk i.

129

Page 67: Intro à la narratologie

Schema 4.1 : la sequence narrative selon Adam (1992)

Notons que I'Etatfinal n'est pas explicite et ~u'il ri'est p~s,non plus ~e~uctibledu denouement. L' enfant a-t-il dQrendre la boite ?A-t-elle ete confisquee . ~ucunindice ne permet de le dire. Dans ce recit on peut observer une construction enpyramide avec, sur le premier versant, l'envie irrepressible d'un.enfant de pos­seder un objet quasi magique et, sur Ie second versant, la sanction cruelle desparents qui vient briser la magie.

Adam (1984, 1985, 1992) reprend et adapte Ie schema de Larivaille pour arriverau modele suivant:

I III pcut decouper cette anecdote comme suit:

hat initial: description minimale du heros (un enfant de sept ahuit ans);

Provocation: description euphorique de la boite qui est presentee com~eunobjet de valeur et perturbation de I' equilibre initial acause de la «furieusecnvie » de posseder cet objet (un manque est pose);

(Retaction: succession chronologique d'actions dans Ie but de combler lemanque (<< je la regardais cornble ») ;

Sanction: denonciation de linstituteur et gifle des parents.

131

Situationfinale

Resolutiondeclencheur 2

Actionou

evaluation

Sequence narrative

-1-Complicationdeclenchcur I

Situationinitiale

(orientation)

que .il' lI'l'US de l'l'SSl' d'IIVOII III bOlh' 1'lIll1l1pOSM"SIlIII. bsalll sur Ilia figurcrna luricusc cnvic, Il' pnssl'ssl'lIl nllill de 1111' III vcudrc a 1111 pnx cxtruva­gallt. J'uvuis 1IIIl' tin-lin- nil 1111111 ~'.IIUIlI pen' .h-puis des annccs ~'.issait.une

piece de mounaic lc diuuunlu-, apn's 101 punic de dominos tamiliale : .Ie lacassai, ['uchctui la boiu-. puis, uy.uu alllOl'l'C avec lin pcu de sucre en pou­lire, jc conuncncui ma luction. J'uttcndis longlem.ps ... Mais l'echec ne ~edccouragcait pas, c'ctail mcmc presque lc contraire ; Ie.ch~rme de la boitemystcricusc eta it bien au-dcla de I' cfficacite : elle ne quittait pas ~a poche,;apeine aI' ecole, jc la posais devant moi sur la table; je la re~ardaIs, comble.Le surlendernain, I' instituteur, qui avait eu vent de la transactIon fr.au~ule~~e,

vint trouver mes parents: je Ie vis entrer, I'air ferme. Je compns, je pahs,je cornparus, reellement plus mort que vif: j'en fus quitte a,peu pr~s pourla plus belle paire de gifies que j'aie jamais recue de rna mere, qui ne lesprodiguait pas. (1. Gracq, 1967: Lettrines)

Dans un article consacre a«L' analyse (morpho)logique du recit », Larivaille (1974)propose un autre «modele elernentaire du recit ». Tentant d'abord d'appliquerle schema canonique de Propp aun petit corpus de contes, il constate, au fil deI' experience, que ce modele presente des carences et surtout que la liste des 31fonctions mises en evidence par Propp peut etre reduite acinq «sequences» destructure identique. II propose done un nouveau schema du conte dont la sequenceelementaire se presente comme suit:

Etat initial (fin d'une action precedente et base d'une nouvelle action pos­sible) ;

Provocation (mise aI'epreuve du heros);

(Retaction du heros;

Sanction;

Etat final (fin du recit ou base d'une nouvelle action possible). (Larivaille,1974: 376)

Lc resume de cc qui aurait pu conxt itucr un « roman il tl1l'Sl' » prcscntc cxactcmcntla structure d' intrigue prance par Tornachcvski :

Situation initiale equilibree : «un fonctionnaire tronant au sein de sa fa­mille» ;

Naud (destruction de l'equilibre initial): «saisi tout acoup par I' intuitionde I' absurde » ;

Peripities (Ia tension s'accroit): «se debattant un moment»;

Denouement (renversement et retour aune situation d'equilibre): «se resol­vant enfin avivre I'absurdite fondamentale de sa condition».

Larivaille postule que cette structure quinaire est commune atous les recits etil propose d'analyser tous les genres comportant une intrigue ala lumiere de ceschema. Tentons de le faire avec ce court texte de Julien Gracq:

(17) Du role jaw! dans man enfance par les objets etranges. - J'avais sept auhuit ans quand un de mes camarades de l'ecole communale y apporta unjour une boite de fer ronde et plate - un peu plus grande qu'une montre. Lecouvercle enleve, une petite cIoison de metal en forme de spirale dessinaitaI' interieur comme un minuscule labyrinthe, dont I' entree sur Ie cote de laboite pouvait se refenner grace aune petite tirette de metal. Je vais encorecette boite - d'un usage problcmatiquo - qu'il avait dOtrouverdans quelquetiroir oublie. Je ne sais d'ou lui vint I'idee saugrenue de nous la presentercomme un piege amouches, d'une conception ancienne : on placait quelquesgrains de sucre dans la chambre centrale - on refermait Ie couvercle _ onouvrait la tirette: il ne restait plus qu'a guetter I'entree de I'insecte appatepour la refermer prestement. Ce mode d'emploi plus qu'a moitie imbeciledu bizarre instrument s'ernpara de mon imagination avec une vigueur telle

130

Page 68: Intro à la narratologie

133

DENOUEMENT ISituation .finale

Tension narrative

NCEUD

Si Illation initiale

Srhclm.1 4,~: 111 ml,,' I'll IlIlrlKlIl'

Bourncuf et Ouellet distingucnt deux formes de recit opposees : l'une dont la«courbe dramatique» tend ;\ l' horizontal et l' autre qui fait alterner «creux etsornmets ». La comparaison de ccs deux formes de recit a une « chronique »,respectivernent aune «trugcdic », conforte Ie postulat de degres de narrativitedifferents.

, Plus la tension est grande, plus la «declivite » representee par I'arc de cerclesera importante. Moins rigide que Ie schema quinaire habitue!, Ie schema ci­dcssus permet de tenir compte de degres de tension differents, entre un texte atension maximale qui fait Ia pyramide et un texte atension minimale tendant ala platitude. Dans L' Univers du roman, Bourneuf et Ouellet (1972) parlent acepropos de «courbes dramatiques» variables:

L'intensite et la force [de la tension] varieront selon les objectifs esthetiques duromancier, depuis la tension a peine sensible dans une intrigue qui servira seu­lement de fil conducteur jusqu'a une crise toujours imminente qui monte versson paroxysme. Si l'on situe sur un graphique les points du recit OU la tensions' accroit [... ] et les moments ou cette tension se relache [... ], la «courbe dra­matique » obtenue presentera un profil fort variable: ligne tendant aI'horizontalavec de legers renflements ou bien ligne brisee ou alternent creux et sommets tresaccentues. Dans un cas, Claire de Jacques Chardonne, la Condition humaine deMalraux, dans l'autre.[... ] Claire se presente comme une chronique tenue par Jean, Ie narrateur, alors quela Condition humaine se rapproche par sa construction dramatique de la tragedieaux temps forts bien marques, aux actes et scenes decoupes avec nettete.Le roman, de facon generale, et tout comme Ie cinema, se trouve sollicite par cesdeux formes du recit souple, ouvert [... ] ou, dautre part, du recit organise avecrigueur comme une piece de Racine, dont tous les episodes simposent par leurnecessite, qui progresse selon une ligne tendue vers Ie denouement. (Bourneuf etOuellet, 1972: 43-44)

21. Dans Baroni (2007), p. 131, on trouve un schema de «Ia courbe de la tension narrative»beaucoup plus detaille,

Dans lexstructures qu inaircs de Larivailie ct d ' Adam, lexl'tapl's 2 ct 4, nommccsrespectivcrncnt « provocation» et « sanction» ou « cumplicat il HI» ct « resolution»s~mble?trelever ~Ius d 'une logique actionnelle-evenclllentielie que d'une logiqucdlscurs~ve-narratlve. C'est pourquoi, tout en reprenant Ie schema d'Adam, j'aipropose dans Revaz (1997) de renommer ces moments des de la mise en intrigue« nceud» et « denouement ». On ajoutera que toute mise en intrigue presente unenecessaire tension interne entre Ie nceud et Ie denouement. Baroni (2007) decrittres clairement « le destin de Ia tension narrative» et ses effets sur Ie lecteur quidecouvre le recit pas apas:

1. Le nceud produit un questionnement qui agit comme un declencheur de latension. Que ce questionnement soit lie aun pronostic ou a un diagnosticconcernant la situation narrative, I'jnterprete est amene a identifier uneincompletude provisoire du discours qui peut etre verbalisee sous la formed'interrogations diverses du type «Que va-t-il arriver ?», «Que se passe-t­il ?» ou «Qu'est-il arrive ?»,

2. Le retard (designe parfois par les expressions «difference», «traiternentdilatoire », «reticence textuelle », «catalyse » ou «tmese ») configure la

phase d'attente pendant laquelle Yincertuude s'accompagne de I'anticipa­tion du denouement attendu. [... ]. C'est la dialectique de I' incertitude et deI'anticipation qui fonde la tension narrative dont la fonction essentielle estde structurer I'intrigue, de «rythmer» Ie recit, de maintenir I'adhesion del'rnterprete et de relever I'interet du discours en produisant un affect jugeagreable,

3. Enfin, Ie denouement fait survenir la reponse que donne Ie texte au question­nement de I' interprete, ce qui vient resoudre la tension: I' anticipation (sousforme de pronostic ou de diagnostic) est alors soit confirrnee, soit infirmeeet, dans ce dernier cas, une surprise peut amener une reevaluation completede la sequence. Confirmation ou surprise, la phase de la reponse permetegalement d'evaluer la completude du recit, qui forme ainsi une totaliterealisee apres avoir ete (longtemps) attendue. (Baroni, 2007: 122-123)

On retrou~e dans cette citation l'idee cle de la dramaturgie classique aproposde la fonction du nceud, Le noeud pose une « incornpletude » qui laisse Ie lecteurdans I'incertitude sur I'issue ou les raisons de I'action, ce qui cree une tension.L'avantage du modele de Baroni est de montrer que la structuration de I' intriguene ~epose pas necessairement sur Ie developpement chronologique d'une action,mars peut se construire egalernent sur un mystere ou une enigme, comme c'estIe cas, par exemple, dans Ie roman policier,

Pourvisualiser Ieprincipe compositionnel de la mise en intrigue en tenant comptede sa tension interne, on peut imaginer Ie schema suivant" :

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Page 69: Intro à la narratologie

Au tcrrnc de la thcorixation de la categoric du Rccit, Oil comprcnd micux pour­quoi ce texte mentionne par Eco cornrne un «recit » (voir cxtrait II): « H icr soil'j'etais mort de faim,je suis alle diner.jai mange un steak and lobster, et apres jcme suis senti satisfait ») ne peut en aucun cas etre considere comme tel. Aucuneintrigue narrative n'est nouee. Un etat initial (<<j'etais mort de faim») et un etatfinal («je me suis senti satisfait») sont poses, mais Ie passage de I'un a I'autre sefait par Ie biais de deux actions Iogiques et previsibles - « aller diner» et «man­ger un steak» - dont aucune n'acquiert Ie statut de nceud, ni de denouement. IIsemble important de pouvoir distinguer ce genre de sequence actionnelle d'unveritable recit noue.

Afin d'illustrer concreternent Ie mode de composition du Recit, observons en­core deux textes qui presentent chacun une structure d'intrigue. Le premier estun recit oral:

(18) Un jour on a ete en course d'ecole en camp bleu et comme lapres-midi ilfaisait tres chaud on s'est mis seulement en maillot de bain et avec les giletsde sauvetage par-dessus I on etait dans les bateaux et euh on se passait on sejetait la creme solaire entre les bateaux I simplement une fois elle est tombeeaI'eau euh alors comme Ie garcon aqui la creme solaire appartenait il voulaitla recuperer on s' est taus taus les trois bateaux on a df les laisser tomberet se jeter al'eau pour aller la chercher parce qu'elle coulait bien sur lesbateaux sont tombes et on n' arrivait plus asortir on a dO plonger jusqu'enbas avec la creme solaire bien sur et passer par-dessus les bateaux et nagerjusqu'a la jusqu'au bard du lac I apres on s'est vraiment fait gronder parIe moniteur et on a df aller repecher les bateaux mais on a reussi aavail' lacreme solaire (rires) I finalement euh mais apres on n'a pas pu faire plus devoile parce que les moniteurs ne nous ant plus la laisse fairel (Anne, 12 ans,Geneve, 1991)

Dans ce recit de course d'ecole, I'anecdote a pourfil conducteurun tube de cremesolaire perdu, puis retrouve, On peut en proposer Ie decoupage suivant:

Entnie-prejace22: partie introductive qui situe Ie decor et Ies circonstances

de I' anecdote;

Situation initiale : «on etait dans les bateaux et euh on se passait on se jetaitIa creme solaire entre Ies bateaux» ;

Nceud: Ie jeu se trouve soudainement perturbe par Ia chute inattendue deIa creme dans I'eau. La tension est creee; il y a incertitude quant a la suitedes evenements, Ia question etant: «Vont-ils pouvoir recuperer Ie tube decreme ?» ;

22. Frequcnte dans Ie recit oral, cette partie joue Ie rncme role que Ie prologue au theatre. Elleconstitue en outre I'ouverture du tour de parole.

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(I<d(/('Iiol/: ks aClions qlll i'lIlIWIII ( .. ltw'''I'1 10111111'1 Ie.. hatl';ll~x: «.s~· jell.'!" itl'cau », ctc.) Iormcnt lc noyuu 1I1·tllllllll'l de l'lIlll'l'lloll', lex pcnpcucs pourrctrouvcr la creme solaire:

Dcnouemcnt : const ituc cl'unc pal'l par l« sanction (<< on s'est vraiment fait

gronder par lc rnonitcur cl on a dO allcr rcpcchcr les ~ateaux»).' mais e~ale~

ment par la reussitc concernant la recher~he -.la creme (~< mars o,n a r~ussl

i, avoir la creme solaire ») ; le suspense disparait et la tension se resout,

Chute'>: «finalement euh mais apres on n 'a pas pu faire plus de voiI~ parceque les moniteurs ne nous ont plus Ia laisse faire », consequence ultime et,en quelque sorte, morale de I'histoire.

I .c second recit est emprunte au discours publicitaire :

(19) Le torrent explose en une gerbe d'ecume. Seul, emporte ~ar des el,emen~s

dechaines, Shaun Baker lutte abras-Ie-corps avec les rapides. II s appuiesur la force du courant pour conserver son cap.Soudain devant lui Ie torrent se derobe. De l'abime monte - comme uneultime recommandation - un assourdissant vacarme. Mais Shaun n'en acure. II est venu pour ~a, pour ce plongeon dans Ie vide. La frele embarca­tion est rudement ebranlee par la violence des flats, elle heurte les flancsdu rocher. .. Sur une colonne d'eau glacee, secoue, balance, Shaun Bakerdevale un toboggan de plus de 30 metres et se receptionne dans mains d'unmetre d'eau.Au poignet de Shaun Baker un chronographe de haute precision: Ie ~e.ctor

ADV 4500 Chrono. Shaun l'a choisi pour sa resistance dans les conditionsles plus extremes. Ses caracteristiques : boitier en acier inoxydable, etanchejusqu'a 100 metres (10 atm.), lunette tournante unidirectionnelle, mesuredes temps partiels et totaux au 1/50 seconde.Sector et Shaun Baker: ensemble au-dela des limites.

Cette publicite pour Ia montre Sector presente une mise en intrigue exem­plaire:

Situation initiale Ie (premier paragraphe) : Ie heros est presente deja en pleineaction. Si I' action apparait certes dangereuse, Ia tension est reellement creeeau paragraphe suivant;

Naud (premiere phrase du deuxierne paragraphe): s.urgissement ~'un eve­nement imprevu, soulignc par la presence de «soudain » : «Soud~I?, devantlui Ie torrent se derobe ». La tension apparait et une attente est creee: «Que

., . ?va-t-il se passer ?», « Shaun Baker va-t-il s en sortir ?»

23. Egalernent propre au rccit oral, la chute permet de marquer la cloture du tour de parole.Souvent elle consiste cn unc cvuluuuon morale de l'histoire.

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Page 70: Intro à la narratologie

(Re)l1c1iof/: la suite du deuxicme paragraphe dccri: lc «plongcon dans levide ». Dans ce paragraphe on assiste a quelquc chose qui relcve plus deI'evenementiel que de l'actionnel-intentionnel: le heros, deja decrit dansle premier paragraphe comme «emporte par des elements dechaines », setrouve pris dans une embarcation «rudement ebranlee par la violence desflots ». La forme passive montre que le heros subit la situation plus qu'il nela maitrise> ;

Denouement: la fin du plongeon et Ie retablissernent quasiment miraculeux(<<et se receptionne dans moins d'un metre d'eau») amene la resolution dela tension et Ie retour au calme du heros;

Situation finale (troisieme paragraphe): dans cette partie, Ie heros sembles' effacer derriere son chronographe qui devient lui, le vrai heros de 1'histoire(ou peut-etre l'objet magique qui a permis l'issue heureuse): «Au poignetde Shaun Baker un chronographe de haute precision: Ie Sector ADV 4500Chrono ». Lafocalisation sur lamontre, ades fins publicitaires bien sur, devientun pretexte a la description des proprietes (magiques?) d'une montre choisiepar Ie heros «pour sa resistance dans les conditions les plus extremes». Ensomme, Ie denouement heureux de I'intrigue constitue I'argument de ventede la publicite.

Chute: «Sector et Shaun Baker: ensemble au-dela des limites ». Cette phrasesemble fonctionner comme la morale de 1'histoire.

24. En marge du texte, il y a la photo d'un canoe dans une chute d'eau vertigineuse surmontede la Iegende suivante: «Shaun Baker. Dans la fureur des flots». Elle illustre cette phase detension maximale au I'on ne sait pas encore que] va ctre Ie denouement.

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I (lin deconsiderer apriori qu'unh'xle « est »ou « n'est pas :> narratif, onobserve pl~t6t

que les faits de narrativite se distribuent le longd'un continuum, selon des « d;gres»denarrativite divers. On peutdistinguer ainsi au moins trois categories narratives enfonction de la presence ou non des criteres suivants: u~e repre~entati?n ~'actions oud'evenernents, unechronologie, des liens de causalite, unemise en mtngue.

• La Chronique represente des actions ou des evenernents organises selon Ie seulprincipe de la chronologie.

• La Relation, manifeste un degre de narrativite plus eleve que la C~ronique. ~:s

actions ou les evenements sontpresentes dans un ordrechronologique et reliesentre euxpar des liensde causalite.

• Le Redt, pris ici dans son sens strict, presente Ie plus hautdegre de narrativite.Lui seul, en effet, manifeste une structure d'intrigue, c'est-a-dire un mode decomposition comportant un nceud et un denouement.

Adam, j.-M., Les textes: types et prototypes, Paris, Nathan-Universite, 1992.

Aristote, Poetique, trad. de Dupont-Roc, R. et Lallot, j., Paris, LeSeuil, 1980.

Bourneuf, R. et Ouellet, R., L'univers du roman, Paris, PUF, (1972) 1989.

Greimas, A.j., DuSens lt, Paris, LeSeuil, 1983.

Revaz, E, Les Textes d'action, Publ icationdu Centre d'Etudes Linguistiques des Texteset des Discours, Universite deMetz, Paris, Klincksieck, 1997.

Ricceur, P., Dutexte a"action, Essais d'hermeneutique, II, Paris, Le Seuil, 1986.

Tomachevski, B., «Thematique », Theotie de fa fitterature, textes des Formalistesrusses reunis, presentes et traduits parTzvetan Todorov, Paris, Le Seuil, (1925)1965, pp.263-307.

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Page 71: Intro à la narratologie

TROISIEME PARTIE

Problemesnarratologiques actuels:etudes de cas

Page 72: Intro à la narratologie

Chapitre 5

lE ROMAN POSTMODERNE:lE RETOUR DU RECIT?

1 L'eclipse du recit2 Des personnages non determines3 Le hasard cornme principe d'organisation4

Depuis le debut des annees 1980, la production romanesque d'avant-garde,la litterature dite «postmoderne» 1, est decrite comme renouant enfin avec lerecit: «Ce qui caracterise le plus profondernent peut-etre la nouvelle litteraturepostmoderne, c'est la renarrativisation du texte, c'est l'effort de construire denouveau des recits » (Kibedi Varga, 1990: 16). Cette renarrativisation s'opereIe plus souvent sur un mode minimaliste: minimalisme formel (textes courts,morceles en de nombreux paragraphes ou fragments; brievete des paragraphesct des phrases), minimalisme stylistique (demantelement du vocabulaire, de lasyntaxe et de larhetorique), minimalisme enonciatif(mise adistance de l' emotion)ct, entin, minimalisme narratif (personnages indetermines et intrigues epurees,voire inachevees). C'est precisernent ce dernier aspect que nous allons aborderdans les pages qui suivent en nous appuyant sur I'analyse de l'ceuvre romanesque

I. La« nouvelle litterature postmodcrnc » dcsigne les romanciers que la critique litteraire nommeindifferemment les «jcuncs auteurs de Minuit », les «nouveaux nouveaux romanciers », lesromanciers «irnpassiblcs » ou encore lcs romancicrs «minimalistes».

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1 l/eclipse du recit

l'un ccrivain "minimal isle»: Jean-Philippe Toussaint' AUII'11I lIl' sept romansiarux entre II)X5 ct 2005 ', cc romancicr beige, public en I 'rann' nux editions deMinuit , propose des tcxtcx varies qui permettent de Sl' poser Irl.-s concrctcmcnt la.jucstion de la rcnarrativisation. Par exemple, si Bcssard-Banquy (2003) parle a«in propos de «joie de la narration retrouvee » (p. 2.1),dans une interview donneelc 19janvier 1998, Toussaint declare pour sa part: «D'une faston generale, c'estvrai que je n' ai jamais eu le desir ou I' envie de raconter une histoire. Ce n' est pascc qui m' interesse dans Ie fait d'ecrire. C'est plutot quelque chose qui m'ennuieLin peu ». «Joie de la narration» contre «ennui» de raconter, manifestement lanature du «recit » postmoderne merite une clarification.

I.a renarrativisation dans Ie roman postmodeme passe sans conteste par un retourdu sujet. Mais il ne s'agit pas pour <wtantde revenir au personnage de I'intriguec1assique tel que Ie definit Robbe-Grillet:

Des histoires qui se dissolvent, une chronologie bouleversee, des evenementsqui se contestent, ce sont Ies fondements merne de I'intrigue classique qui sontrcmis en question. Les Nouveaux Romanciers vont plus loin encore dans ladcsagregation du recit: «ils cherchent a contourner Ies obstacles de la linearitediscursive et narrative en inventant de nouvelles formes romanesques qui fontplace a la repetition, a la fragmentation, ala simultaneite, a l'analogie et recusentit la fois la chronologie, la logique causale, la claire distinction des temps et deslicux » (Viart, 1993: 112), «Recit abyme », «recit degenere », «recit avarie »,

« recit transmute», «recit enlise », ces titres de chapitres dans I'ouvrage theoriquede Ricardou (1978) sur le Nouveau Roman montrent a quel point la presence durccit est remise en question. Au-dela de la diversite des ecritures, le but communest de renverser I'habituel primat de I' intrigue au profit de la description. Commeil ne s'agit plus de raconter une aventure humaine, Ie sujet, au sens psychologi­que, disparait totalement. En outre, chaque nouveau roman devient le pretextect Ie lieu d'une experimentation sur l'ecriture, d'ou cette formule de Ricardou,devenue celebre, definissant I' entreprise romanesque « moins comme l'ecritured'une aventure que comme l'aventure d'une ecriture ».

l.e statut du recit dans le Nouveau Roman etant brievernent decrit, nous pouvonsmaintenant nous poser la question de son statut dans Ie roman postmoderne.Quels ingredients narratifs sont repris et sous quelle forme?

2 Des personnages non determines

I<ohl)(' .( iriI let ( Il)(d), par cxcmpl«. II t1I11I1l' qllL' " Illl'onll'lTst dcvcnu proprcmcntimpossible ». II rclcvc ill'l' propos 1111 11I1l1'l'SSIIS lie "dl'Sagrl;gation» de lintri­~'ue deji\ arnorcc chez Proust, luulkru-r 011 tiel'kett. II noll' ccpcndunt que ccttc"desagregation» de I'iniriglll' nl' signilie pas unc absence totale d'« histoire»,mais plutot un boulcvcrscmcnt de la chronologie ct de la logique:

Les livres de Proust ct de luulkncr sont en fait bourres d'histoires; mais, chez

lc premier, elles se dissolvent pour se recomposer au profit d'une architecture

mentale du temps; tandis que, chez Ie second, Ie developpement des themes et

leurs associations multiples bouleversent toute chronologie au point de paraitresouvent reenfouir, noyer au fur et amesure ce que le recit vient de reveler. Chez

Beckett lui-meme, il ne manque pas d'evenements, mais qui sont sans cesse en

train de se contester, de se mettre en doute, de se detruire, si bien que la memephrase peut contenir une constatation et sa negation immediate. En somme ce

n'est pas I'anecdote qui fait defaut, c'est seulement son caractere de certitude, sa

tranquillite, son innocence. (Robbe-Grillet, 1963: 32)

143

L'unalyse des romans de Toussaint a fait l'objet d'un de mes seminaires au semestre d'hiver2005-2006 it l'universite de Fribourg (CH). Les pages qui suivent sont redevables auxdiscussions et aux travaux que les etudiants m'ont rendus ainsi qu'au mernoire de licencede Camille Bissegger. Je les remercie tous ici de leur participation et de leurs recherchesminutieuses.La Salle de bains (1985), Monsieur (1986), L'Appareil photo (1988), La Reticence (1991),la Television (1997), Faire l'amour (2002) et Fuir (2005).Lc Nouveau Roman a dabord cte une appellation venue de l'extericur rvoir I'article d'Henriot,lc 22 mai 1957, dans le journal le Monde) pour designer la production romanesque dauteursqui n'avaient pas choisi d'cmblce de se regrouper. D'ailleurs l'appartenance au NouveauRoman a pose des problemes it des auteurs aussi differents que Michel Butor, Claude Oilier,Robert Pinget, Jean Ricardou, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et Claude Simon, pournc citer que les participants au fameux colloque de Cerisy-la-Salle, en juillet 1971, consacreau Nouveau Roman. Pour plus de details, lire Ricardou (1978).Lire it ce propos Sarraute (1956) et «Sur quelques notions perimees» de Robbe-Grillet( 1%3).Robbe-Grillet prone un «rcalisme nouveau» oppose it ce qu'il appelle le «verisme »: «Lepetit detail qui« fait vrai» ne retient plus I'attention du romancier, dans Ie spectacle du mondeni en litterature; ce qui Ie frappe - et que I'on retrouve apres bien des avatars dans ee qu'ilccrit -, ee serait d'avantage, au eontraire, Ie petit detail qui faitfaux» (1963: 140).

fl.

4.

5.

3.

Annonccr Ie retour du recit dans la litterature postmoderne, c'est prendre encompte son eclipse dans les decennies anterieures, En effet, a partir des annees11)50, Ie modele d'intrigue romanesque traditionnel (realiste a la Balzac oun.uurnlistc ;\ la Zola) se voit contester par une constellation d'ecrivains dont lesouvragl's sont baptises par le critique Emile Henriot «nouveaux romans »4. Lesingn;dienls narratifs habituels (une intrigue bien nouee, un personnage centralIYPl; dum lex actions apparaissent motivees et explicables par son caractere, unik-rouk-mcnt chronologique dans un univers stable et coherent, une representa­lion du reel) sont consideres par les Nouveaux Romanciers comme des notionslIelinilivement «perimees »5. Ne croyant plus aux vertus de l'analyse psycholo­giquc des personnages et moins encore ace qu'il appelle «I' illusion realiste »6,

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Un pcrsonnugc, lout lc mondc sail cc que lc mot Si~llIlll'. Cc ncst pas 1111 il qucl­conquc, anonyme et translucidc, simple sujet de l'uctiou cxprimcc par Ie vcrbc,Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible: nom tic famille etprenom. 11 doit avoir des parents, une heredite. II doit avoir une profession. S' il ades biens, cela n'en vaudra que mieux. Enfin il doit posseder un «caractere », unvisage qui le reflete, un passe qui a modele celui-ci et celui-la. Son caractere dicteses actions, le fait reagir de facon determinee a chaque evenement. Son caractercpermet au lecteur de le juger, de I' aimer, de le hall'.C' est grace ace caractere qu' illeguera un jour son nom a un type humain, qui attendait, dirait -on, la consecrationde ce bapteme. (Robbe-Grillet, 1963: 27)

Si Balzac dote d'emblee ses personnages des attributs cites ci-dessus (nompropre, heredite, profession):

(1) Au mois de septembre 1835, une des plus riches heritieres du faubourgSaint-Germain, MIle du Rouvre, fille unique du marquis du Rouvre, epousale comte Adam Mitgislas Laginski, jeune Polonais proscrit. (Balzac, incipitde La Fausse Maftresse)

(2) En 1828, vel's une heure du matin, deux personnes sortaient d'un hotel situedans la rue du Faubourg-Saint-Honore, pres de l'Elysee-Bourbon : l'uneetait un medecin celebre, Horace Bianchon ; I' autre un des hommes les pluselegants de Paris, le baron de Rastignac, tous deux amis depuis longtemps.(Balzac, incipit de L'Interdiction)

Chcz Toussaint, les personnages apparaissent non determines:

(3) Le jour ou, voici trois ans, Monsieur entra dans ses nouvelles fonctions, onlui attribua un bureau personnel, jusqu' a present c' etait parfait, au seiziemeetage, tour Leonard-de-Vinci. (Toussaint, incipit de Monsieur, 1986)

(4) J'ai arrete de regarder la television. (Toussaint, incipit de La Television,1997)

(5) Serait-ce jamais fini avec Marie? (Toussaint, incipit de Fuir, 2005)

Outre la non-determination des personnages, ces trois incipits de Toussaint in­troduisent au «rnonde » du texte en empruntant des strategies communicativesdifferentes de celles de Balzac. Dans les deux incipits balzaciens, I' existence despersonnages est «posee », L' emploi des determinants indefinis (« une des plusriches heritieres du faubourg Saint-Germain », «un rnedecin », «un des hommesles plus elegants de Paris ») permet d'extraire des individus de la classe alaquelle

renvoie Ie substantif et de les introduire dans la memoire discursive. Pour Gollutet Zufferey (2000), cette strategie « instaure un nouvel etat de connaissance quiconvient naturellement ala situation d' entree en matiere» (p. 30). De plus, elle

garantit la lisibilite. AI' inverse, dans les incipits de Toussaint, l'existence des '

personnages est presupposee. L'emploi du deictique JE ou des noms propres(« Monsieur» et «Marie ») presuppose effectivement l'existence du referent et

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tlonnc limprcssion que l'ucuon t'st dl'lfll'Il~Il~l'l' .. l'lIll~'V(ll'lllion cl'un individutlont l'idcutitc est SUPPOSl'C couuur. I'ouvcruuc nuunucsquc chcrchc i' inscrcrII' Il;l'il dans lc continuum du mOlllll' d'l'xpl'l'll'lIlT l'l il masqucr son caractere1II:1llgural» (Gollut ct Zullcrcy, 2000: .\0). la demarche est plus destabilisante.

II' lccicur a l'imprcssion dcntrcr dans 1111 mondc lkji, en marche. En fait, lespl'lsonnages toussaintiens sont introduits comme si Ie lecteur les connaissait

til' Jil.

I' Ill'( lU rs de roman, les personnages ne font jamais I' objetde notations descriptives.lis scmblent evoluer sans ancrage social et aucun renseignement n'est foumi aII'('PIIS de leurs attributs physiques ou psychiques. Quand exceptionnellement ilv :I caracterisation, c'est sur le mode ludique. On apprend ainsi que le narrateurdl' 1,(/ Salle de bain a «vingt-sept ans, bientot vingt-neuf» (p.lS). Parfois, lesnoms eux-rnernes brouillent la lisibilite, comme «Delon » et «Edmondsson »,uoms androgynes dont on ne comprend pas tout de suite qu'ils designent desII' III Illes. Cette absence generalisee de determination des personnages (l'absenceIiI' «qualite ») semble signalee dans le choix de nommer l'un des personnagestil' 1,(/ Salle de bain «Eigenschaften », choix dont on peut penser qu'il renvoie

til' lacon ludique au roman de Musil, comme le suggere Bertho (1994):

Le clin d'ceil de Toussaint au roman de Musil, Der Mann ohne Eigenschaften, atravers le nom d'Eigenschaften dont il dote dans La salle de bain l'ambassadeurd' Autriche, personnage qui represente dans le recit l'espace du dehars, l'espacesocial, invite a contrario a designer les heros de Toussaint comme essentiellementdes hommes sans qualite. (Bertho, 1994: 18)

l.c silence des noms propres qui maintient les personnages dans l'anonymatrontraste avec leur emploi totalement signifiant dans cet echange entre deuxlocuteurs qui ne parlent pas la meme langue, le narrateur belge de La Salle debain et Ie barman italien de son hotel:

(6) Peu a peu, je commencais a syrnpathiser avec Ie barman. Nous echangionsdes inclinations de tete chaque fois que nous nous croisions dans les esca­liers. Lorsque j'allais prendre mon cafe, en fin d'apres-rnidi, il nous arrivaitde converser. Nous parlions de football, de courses automobiles. L'absenced'une langue commune ne nous decourageait pas; sur le cyclisme, par exem­ple, nous etions intarissables. Moser, disait-il. Merckx, faisais-je remarquerau bout d'un petit moment. Coppi, disait-il, Fausto Coppi. Je tournais rnacuillere dans Ie cafe, approuvant de la tete, pensif. Bruyere, murmurais-je.Bruyere? disait-il. Qui, oui, Bruyere. 11 ne semblait pas convaincu. Je pen­sais que la conversation s'en tiendrait la, mais, alars que je me disposais aquitter le comptoir, me retenant par le bras, il m' a dit Gimondi. Van Springel,repondis-je. Planckacrt, ajoutai-je, Dierrieckx, Willems, Van Impe, VanLooy, de Vlaeminck, Roger tie Vlaeminck et son frere, Eric. Que pouvait­on repondre a ccla ? II n' insista pas. Je payai le cafe et remontai dans rnachambre. (Toussaint, 19X5, La Salle de bain: 61-62)

145

Page 75: Intro à la narratologie

146

2.1 Dliierer Ie passage al'ecte

(, 'c qui peut apparaitre comme de la procrastination est presente par le narrateurcomrne un «jeu d'approche» necessaire, A la moitie du roman, le dossier n'est11 .ujours pas cornplet, mais le narrateur persiste acroire en sa capacite a « fatiguer

\a rcalite » et aagir:

(9) Je sentais confusement que la realite alaquelle je me heurtais commencaitpeu a peu a manifester quelques signes de lassitude; elle comrnencait afatiguer et amollir oui, et je ne doutais pas que mes assauts repctes, dansleur tranquille tenacite, finiraient peu apeu par epuiser la realite, comrnc onpeut epuiser une olive avec une fourchette, si vous voulez, en appuyant trcslegerement de temps aautre, et que lorsque, extenuee, la rcalitc noffriraitenfin plus de resistance, je savais que plus rien ne pourrait alms arrctcr 1110nelan, I'elan furieux que je savais en moi depuis toujours, fort de tous Ics ac­complissements, Mais, pour l'heure.j'avais tout mon temps I., '\ (Tollssaint,

1988, L'Appareil photo: 50)

1':11 fait, «I'elan furieux» n' aura pas lieu et le narrateur ne prendra jamais uncscule lecon de conduite. On observe cette merne tendance adifferer le passageal'acte dans La Reticence. Le narrateur entreprend un voyage pour rendre visitcil des amis: les Biaggi. Or, des son arrivee, il ne cesse de repousser Ie momentd'aller les trouver. Au bout de quelques jours, il constate qu'il est plus cornpliqucpour lui qu'il ne I'imaginait de se resoudre aaller voir ses amis:

(10) C' etait pourtant en quelque sorte pour les voir que je m' etais rendu aSasuelo,mais, depuis que j' avais eprouve cette reticence initiale aaller les trouver.jepouvais tres bien imaginer maintenant que mon sejour aSasuelo, pourtantinitialement prevu pour allervoir les Biaggi, ne finisseen realite par s' acheversans que je me sois jamais decide aleur faire le moindre signe. (Toussaint,

1991, La Reticence: 25)

147

"IIIl'lIdrc que lex choxcs uvuuccut : " ,'lIvals dei:11a photocopic dc mon passcport"\ cnvixagcais dans lex hcurcs :1 Willi dl' voir cc quil y avail lieu de Iairc pour1:1 lrchc dctat civil» (p. l)), « lIIis II pari lcs cnvcloppcs timbrecs, mc sernblait-il,II Ill' manquait que les photos P0lll' que Ie dossier put etre enregistre » (p. 10).()lIand, lassee, I'employee de I'ecole de conduite lui confie qu'a ce rythme-la ilII'.urivcra jamais aconstituer son dossier, il a cette reponse etonnante :

(X) PersonneUement,je n' en etais pas aussi sur.Elle se rneprenait en effet sur rnamethode, amon avis, ne comprenant pas que tout monjeu d'approche, assezobscur en apparence, avait en quelque sorte pour effet de fatiguer la realitealaquelle je me heurtais, comme on peut fatiguer une olive par exemple,avant de la piquer avec succes dans sa fourchette, et que rna propension ane jamais rien brusquer, bien loin de m'etre nefaste, me preparait en veriteun terrain favorable ou, quand les choses me paraitraient mitres, je pourraiscartonner. (Toussaint, 1988, L' Appareil photo: 14)

Mis It p~rt Ie roman Monsieur dans lequel ce qui arrive au heros «Monsieur» est rapporte Itla troisieme personne, les autres romans mettent en scene un narrateur-heros qui fait partdesesaventures It la premiere personne.

7,

Dans la plupart des cas, le narrateur toussaintien a un projet. Ill' annonce d'embleeet Ie lecteur s' attend logiquement ace qu' il mette tout en ceuvre pour reussir sonentreprise. Seulement I'attente est toujours decue. Voyons quelques exemples,Dans L'Appareil photo, le narrateur decide d' apprendre aconduire:

(7) Ainsi, un matin, me suis-je presente aux bureaux d'une ecole de conduite,[,,,] La jeune femme qui me recut me presenta la liste des documents quej'avais afournir pour I'inscription, me renseigna sur les prix, sur le nombrede Iecons qu'il me faudrait prendre, une dizaine tout au plus pour Ie code,et une vingtaine pour la conduite, si tout se passait bien, Puis, ouvrant untiroir, elle me tendit un formulaire, que je repoussai sans merne y jeter uncoup d'oeil, lui expliquant que, rien ne pressant, je preferais le remplir plustard, si c' etait possible, quand je reviendrais avec les documents par exem­pie, ca me paraissait beaucoup plus simple, (Toussaint, 1988, L'Appareilphoto: 8)

On peut etre surpris de constater qu'a peine I'action engagee, le narrateur affirmedeja ason propos que« rien ne presse ». Le passage aI'acte semble problematiqueet I'on voit le narrateur revenir aplusieurs reprises al'ecole de conduite pour ,amener I'une apres I' autre chaque piece pour son dossier, mais laissant cependant

Outre Ie fait que les personnages sont non determines, c'est-a-dire non carac­terises, ce qui frappe d'emblee chez Ie heros toussaintien c'est egalernent sonmanque de determination dans I'action". En effet, meme lorsqu'il semble avoirun projet general (« apprendre aconduire» dans L'Appareil photo, «rendre visiteaux ~iaggi» dans ~~ Reticence, «arreter de regarder la television» et «redigerune etude sur le Titien » dans La Television, «rompre» dans Faire l'amour,«remplir une mission» dans Fuir), il hesite aussit6t entre agir et ne rien faire,Le «mol achamement» qui caracterise Monsieur semble se retrouver chez tousles heros de Toussaint. On peut relever au moins trois facons de ne pas vraimentagir: soit le heros differe le passage a I'acte, soit il agit sans savoir pourquoisoit encore il subit. '

Lcs patronymcs que x'cchangcut lcs intcrlocutcurs IIC sont pas uuodins puis­que Ie Beige cite des courcurs belges et l'Italicn des coureurs italicns. Alorsqu'habituellement le nom propre est non motive 1.'1 ne signitie ricn, dans cetechange il renvoie au sentiment patriotique de chacun et permet un sirnulacrede conversation.

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l.c narratcur Ill' rcncontrcra jamais lcs Biaggi. l lnc luis Ill' plus, l'intcmion ini­tiale d'unc action ncst pas poursuivic. Dans /A/ 'l'd/;,';s;oll encore, lc narratcurdecide de passer tout un ete aBerlin pour se consacrcr ilia redaction d'une etudesur Titien Vecellio. II amenage son bureau avec soin, dispose tout Ie materielnecessaire pour ecrire et met chaque soil' son reveil asept heures moins Ie quart.s' appretant chaque fois acommencer son etude. Mais au bout de quelques se­maines «Ies mille promesses de travail encore intactes» que recele son bureausont toujours aI'etat de potentialite. En fait, Ie moindre pretexte est bon pourne pas se mettre au travail:

(II) Cela faisait trois semaines maintenant que j'essayais vainement de me met­tre au travail. Des le debut, en verite, des le premier jour, quand je m'etaispresente pour la premiere fois dans mon bureau dans la magnifique lumieretamisee du lever du soleil et que j'avais mis mon ordinateur sous tension,je m'etais heurte aune petite question passablement complexe, que, plutotque de resoudre dans l'heure avec la sfirete instinctive des decisions prisesdans la chaleur du commencement, j' avais prefere soupeser et examinerlonguement sous differents aspects, au point de me trouver assez vite com­pletement bloque et incapable, ni de commencer, ni, aplus forte raison, decontinuer. [... ] La petite question epineuse qui m' occupait ainsi I' esprit etaittout simplement comment appeler Ie peintre dont j'allais parler, comment Ienommer, Titien.Ie Titien, Vecelli, Vecellio, Tiziano Vecellio, Titien Veccelli,Titien Vecellio? Certes, une telle question pouvait peut -etre paraitre futile auregard de la vaste etude que je me proposais de faire sur les relations entreles arts et Ie pouvoir politique au XVIe siecle en Italie, mais il m' apparais- 'sait aussi, sans entrer dans des considerations trop abstruses, qu'il ri'etaitpeut-etre pas completement indifferent d'attacher quelque importance ala ;maniere de nommer, si I' on voulait ecrire, (Toussaint, 1997, La Television:48-49)

La recherche de la bonne denomination apparait bien derisoire par rapport a'l'ampleur du travail prevu, mais d'autres pretextes infirnes, une invitation adejeuner ou la chaleur de I'ete berlinois, permettent toujours au narrateur de sederober a son travail. II en vient ainsi aconstater que I'eventualite de I'actionvaut largement le passage aI' acte, justifiant par la les longues journees d' oisivetequ'il passera ala piscine jusqu'a la fin de son sejour aBerlin:

(12) IIen allait toujours ainsi, d' ailleurs, moins I'obligation s' en faisait sentir, pluscertaine, meme, devenait I'impossibilite dans laquelle j'allais me trouver depouvoir travailler, plus j'en avais l'envie et m'en sentais capable, commesi, Ia perspective du travail s'eloignant, celui-ci se depouillait soudain detoutes ses potentialites de souffrances et se parait simultanement de toutesles promesses d' accomplissement a venir, [... ] je continuais apenser ainsi amon travail comme aune eventualite delicieuse et lointaine, un peu vague etabstraite, rassurante, que seules les circonstances, malheureusement, ru'em­pechaient de mener abien pour l'instant. (Toussaint, 1997, La Television:192-193)

148

Ik la,oll assn hypocrite, lc 11IIITIlIl'11l l'llllSlllt'rl' que scull'S des circonstanccsnll'ril'url's l'cmpcchcnt de xc 1Ill'IIn' all travail. I .oin dcntrcr cnlin en action, iljllI,>Sl' de plus CII plus de tl'IlIPS;) Ill(;dill'r Sill'SOil travail dccriturc qu'il envisageIt muuc unc potential itc lointuiuc t" lcs promcsscs d' accomplissement avenir »),It lilt comrnc Ie narratcur de La Salle de bain qui ne prendra jamais de lecond,' conduite, il ne se mcttru pas au travail. En somme, les heros toussaintiens'."1I1hknt plus aI'aise dans I'univcrs des possibles que dans le monde concret

dl' I' action immediate.

'1.'1. Agirsans raisont iutrc les grands projets avortes, il arrive cependant que le heros toussaintienIll'\Ssc. Mais, la encore, I'attente du lecteur est decue. Si, comme I'affirme Ger­vais (1990), «comprendre un recit, c'est comprendre minimalement pourquoist'S personnages agissent de Ia facon dont ils le font, ce qui do it s'effectuer parI'idcntification de leurs buts et motivations» (p.275), Ie moins que l'on puissedire c'est que dans les romans de Toussaint iI n'y a rien acomprendre au niveaupurcment actionnel. En effet, les actions semblent depourvues de mobile et leuarrateur Iui-merne est Ie plus souvent tout simplement incapable d'expliquer

SI'S raisons d' agir:

(13) [Edmondsson] ne comprenait pas pourquoi je ne rentrais pas a Paris.Lorsqu'elle me posait la question, je me contentais de repeter avoix haute:Pourquoi je ne rentre pas aParis? Mais oui, disait-elle, pourquoi? Y avait­il une raison? Une seule raison que j'eusse pu avancer? Non. (Toussaint,

1985, La Salle de bain: 67-68)

I .cxemple suivant pose egalement la question des raisons d' agir (« pour quellesrnisons j'uvais fini par arreter de regarder la television »), Le seul problerne residedans Ie fait que Ie narrateur se pose cette question precisement assis devant son

poste de television en train de regarder un match de football:

(14) Et je me demandais alors pour quelles raisons, dans le fond, j' avais fini pal'arreter de regarder la television. Toujours assis la devant I'ecran (dix-huit ilquatorze, apresent, beau but du Bayer Leverkussen qui repassait au ralenti),je songeais que, si Delon m'avait pose la question cet apres-rnidi, ou John,ce soil', au restaurant, j'aurais sans doute ere bien incapable de repondrc.C' est un faisceau de raisons, sans doute, qui etait aI' origine de rna decisiond'arreter de regarder la television, toutes etant necessaires, aucune n'etantsuffisante, et il serait vain, je crois, de chercher une raison unique susceptiblede pouvoir expliquer mon passage aI' acte. (Toussaint, 1997, La Television:

162-163)

On pourrait multiplier les exemples pour illustrer l'rncapacite qu' ont les person­nages de Toussaint amotiver leurs actions. La plupart du temps cette incapacite

149

Page 77: Intro à la narratologie

ticnt it unc ccrtainc nonchalance face uux cvcncmcnts de la vic, commc le rnontreI'exernple suivant:

(15) Monsieur, it vrai dire, aurait ete bien incapable de dire pourquoi sa fianceeet lui avaient rompu. II avait assez mal suivi I'affaire, en fait, se souvenantseulement que Ie nombre de choses qui lui avaient ete reprochees lui avaitparu considerable. (Toussaint, 1986, Monsieur: 30)

Si Monsieur ne sait pas expliquer pourquoi il a rompu, c'est qu'en fait, commeill'avoue lui-rneme, il a «mal suivi l'affaire», ce qui montre bien son detache­ment, voire une certaine passivite. Cette attitude passive, assez courante chez lesheros toussaintiens, semble etre une autre strategic pour ne pas avoir as'engagerdans l' action.

2.3 Subir

Le desinvestissement est une attitude vel's laquelle tendent systematiquement les 'heros de Toussaint. Ils laissent aux autres Ie soin de decider et se sentent ainsidecha~~es de toute responsabilite. Par exemple, la rupture amoureuse qui dansla tradition romanesque peut constituer une action centrale et motivee, est traiteepar Toussaint comme un evenement subi. On l'a vu plus haut dans Monsieur. onIe constate egalement dans Faire l'amour. Alors que Ie narrateur semble s'etrerendu a Tokyo pour rompre, il s 'interroge: «Qu 'avais-je a faire ces jours-ci a~o,ky.o? Ri:n. Ro~pre. Mais rompre, je cornmencais a m'en rendre compte,c etait plutot un etat qu'une action» (p.129). Considerer que rompre est un«etat» montre a quel point Ie narrateur se laisse porter par les evenements etles su~p~rte plus qu'il ne les controle. Quand il voyage, par exemple, Ie herostoussaintien apparait egalement «desinvesti », sans preference et sans but:

(16) J'avais consuite un plan de metro avant de partir, et plusieurs possibilitess'offraie~t it moi, je pouvais soit prendre la ligne Yamanote du J.R., quidescendait vel's Ie sud puis remontait pour faire un tour complet de la villesoit Ie metro, la ligne Marunouchi, que symbolisait un fin ruban carmin. J~n' avais pas de preferences et me laissais guider au hasard par les detoursdes couloirs et les mouvements de la foule en guettant les inscriptions surles panneaux. (Toussaint, 2002, Faire l' amour: 132)

La destination n'ayant aucune importance, cela evite au narrateur de s'investirdans un choix motive.

Prenons un autre exemple. Dans Fuir; le narrateur est charge d'une mission pars~ com~agne. Marie. Il doit aller a Shanghai remettre une enveloppe contenantvmgt-cinq mille dollars aun certain Zhang Xiangzhi. Une fois cette mission ac­complie, des son arrivee aI'aeroport, Ie narrateur qui a pourtant prevu de profiterde son deplacement en Chine pour faire un sejour dagrement se voit pris en

150

dlargc par son hlltl' chinois l'l n'lhllh'('III('1I VI\l' a pn'lIdrl' uuc quclconquc iuitia­IIVl': «jc laissais luirc, jc xuivnix II- uuurvrnu-ut ell xilcucc » (p, ()4). II xc trouvc

.unxi cntrainc dans unc folic COllISl' poursuitc il motu it travers la ville de Pekin(PP. IOR-122) dont il nc counaitru jumais lex tenants ni lcs aboutissants, Cetteplacidite face aux evcncrncntx sc truduit par unc volonte de ne rien savoir de cequi se passe: «Je ne savais pas Oll nous allions, je ne savais pas ce qui allait sepasser» (p. 62). Aueune curiosite non plus pour comprendre les motivations des,-ens qui I'entrainent dans leurs actions: «Nous laissames la gare derriere nousl'\ nous mimes a courir (je ne cherchais plus a comprendre ce qui se passait, tantde chases me paraissaient obscures depuis que j'etais arrive en Chine)» (p. 26).I':n somme, ce qui semble caracteriser Ie heros toussaintien c' est l' impassibilitel'\ la reticence a agir.

2.4 louer: la seule iscon d'agir?

iIYa cependantune situation dans laquelle les personnages ont une attitude active,l" est lorsqu' ils jouent. On rappellera ace propos la reflexion de Riceeur (1986)concernant Ie jeu dans lequel il voit une forme rare de «motivation purementrationnelle ». Or le jeu occupe une place importante dans les romans de Toussaint.On y joue au monopoly, au bowling, aux flechettes, au tennis, au ping-pong, aufootball, aux echecs et, achaque fois, les protagonistes sont tellement engagesdans l'action que le jeu prend les allures d'un combat meurtrier. Dans La Tele­vision, le narrateur assiste aune partie de ping-pong «acharnee » :

(17) AI'ombre d'un grand chene, devant nous, sur une table de pierre it laquelleun filet metallique inamovible etait fixe, un couple etait en train de jouer auping-pong sous Ie feuillage des arbres. Mis it part leurs chaussures et leurschaussettes, ils ne portaient pas Ie moindre vetement sur eux, ni tee-shirtni survetement, ce qui ne les empechait pas, leur raquette it la main et unbracelet en eponge autour du poignet, de se livrer it une partie de ping-pongacharnee, se disputant chaque point avec une energie rare, reculant, Ie hautdu corps pris de vitesse et rabattu en arriere, pour renvoyer la balle d'unultime coup desespere, et se jeter ensuite en avant it la moindre ouverture,pour smasher de toutes leurs forces en se jetant vel's la table tout en accom­pagnant leurs coups de raquette barbares de grands ahanements d' effort ctde plaisir meles. (Toussaint, 1997, La Television: 63-64)

Les personnages sont totalement investis dans leur jeu [« partie acharnee »,

«energie rare », «coup desespere », «coups de raquette barbares»). Dans Fuir,Ie narrateur dont on a vu plus haut qu'il se laisse habituellement ballotter d'uncvenement al'autre accepte de jouer une partie de bowling avec son accompa­gnateurZhang Xiangzhi. On Ie voit soudain entierement present dans la situationet totalement determine:

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Page 78: Intro à la narratologie

(I Xl .I'dais. xcul sur 101 pistc, ilia boule il III 11111111, h' II'VII II 1 11M' sur l'uniquc

oh.ll'clll du mOl1lcnt, cc xcul cndroit du 11101111\, l't l'(' SI'III Ilisiant du tempsqUI .colllptalc~lI pour moi desormai«, il I'CXdll.sioli II\- 1\Hit autre. passe ou iIvernr, ccttc ciblc stylisce que j'avais SOLIS It's YCIIX I... 1. (Toussain! 2005Fuir : 1(0) , •

Out~e une presence exacerbee, la motivation du narrateur devient telle que lapartie se transforme en un veritable combat:

(19) Mais, si, jusqu'alors, j:avais joue comme si la partie n'avait aucun enjeu,av:c une~oncentratlOn intense qui m' avait fait m' abstraire du mondepour enc~eer ,un. a m~ ~e~ure .dans le reconfort des lignes et la quietude des angles,c ~n etal~ tim,.je JOUaIS pour gagner apresent, je jouais pour battre ZhangXlan~z~1 - et .Ie Ie battrais, je le sentais aux battements de mon sang, [... JEtc~ n'etal~ pas.u~ ?as~d s'il faiblissait precisement depuis que je lui tenaistete, que.Ie lUI resistais, car la partie avait pris une allure de duel maintenant[...J. (Toussaint, 2005, Fuir : 105-106) ,

On peut relever Ie lexique de I' affrontement: «battre », «tenir tete», « resister»,«duel ». Dans La Salle de bain, Ie narrateur declare, apres une partie de mono­poly avec des amis : <~ J' allai ~e,~oucher apres les avoir ecrases » (p. 44), ce quimontre avec quelle VIOlence 11 s investit dans le jeu. De meme dans Monsieur.on peut lire la relation d'une autre partie de ping-pong dans laquelle, une foisde plus, Ie narrateur se lance «furieusement» dans I' action pour battre son ad­versaire Hugo:

(20) De fait, la partie fut assez disputee, Monsieur avait rernonte ses manches etote ses chaussures. Pieds nus, hargneux, completement en sueur (mais vous~ev,riez arret~r de jouer, s' ecria Mme Pons-Romanov, vous etes tout rouge),II s accrochaI~ po~r teni~ tete. Hugo jouait d'une maniere tres technique,souple et mobile, liftant, liftant, smashant - imparable. Furieux s' acharnantMonsieur, un autre homme, le regard epouvantable, releva l~s jambes d~son pan~alon, puis enleva sa montre pour reprendre son souffle un instant.(Toussaint, 1986, Monsieur: 64)

Alors .que Ie jeu de son adversaire est decrit du point de vue technique, celui deMonsieur ~st vu sous I'angle du comportement. Monsieur apparait absolumenthors de lui (« un autre homme, Ie regard epouvantable ») et semble s'investir I

dan~ le jeu. comme si ~a vie en dependait. Dans sa volonte de gagner, son ca­ractere habituellement Impassible se transforme totalement et Monsieur devient«hargneux » et «furieux ». Dans tous les exemples ci-dessus, on constate quele ~arrateur est capable d'agir et de se battre pour un enjeu qui le motive. Ceqm est surprenant c'est que cela n'arrive precisement que dans des situationsou I'enjeu apparait bien derisoire et ou Ie resultat de I' action n' a manifestementaucune in~idencedans sa vie de tous les jours. En fin de compte, les personnagesde Toussamt ne semblent vraiment actifs que lorsque I' action est gratuite et sansretombee dans Ie reel.

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:I le hasard comme prinrlpc d'organisationl.orsquc I'on parlc de rcnurrut ivisution i\ propos du roman postrnodcrne, onImagine un retour i\ l'orgunisation logiquc romanesque ou les evenernents.ulvicnnent les uns en consequence des autres. Or, chez Toussaint, la plupartdu temps, il n' en est ricn : lex choscs peuvent se suivre sans s'enchainer, En cescns, les attentes romanesques du lecteur sont decues et I'impression finale peutctre que la matiere me me du roman se defait au fur et amesure que la narration.ivance. En effet, Ie narrateur commence par raconter un evenement mais Ielaisse en suspens, pose un probleme sans le resoudre, entreprend des actionsmais sans but. Bessard-Banquy (2003) parle ace propos d'une «indifference aline rigoureuse pertinence narrative» (p. 176). II faut cependant reconnaitre quel'reuvre romanesque de Toussaint a evolue en vingt ans et que l'on ne sauraitI'analyser en bloc sans prendre en compte cette evolutions. On peut ainsi dis­tinguer deux types de romans. Les trois premiers (La Salle de bain, Monsieur,1."Appareilphoto) et Ie cinquieme (La Television) sont composes plutot commedes chroniques alors que le quatrieme (La Reticence) et les deux derniers (Fairel'amour et Fuir) presentent des degres d'intrigue differents.

I)ans ses premiers romans, Toussaint n'essaie pas de raconter une aventure, c'est­a-dire une destinee humaine obeissant aune logique. Les heros se retrouventplutot dans des situations sans rapport les unes avec les autres, ce qui semblecorrespondre a ce que Schoots (1994) dit de l'esthetique postmoderne et deI'ecriture «minimaliste» :

Pas plus que les elements de la phrase, les differents evenements de ces romansne sont lies entre eux selon un rapport de cause aeffet. L'ordre yest avant toutconsecutif : les evenernents se suivent sans que leurs rapports soient expliques.L' intrigue ne conduit pas aun denouement raisonne qui pourrait doter, apres coup,tous les episodes narres d'un sens. Sans debut et sans tin bien precis, les histoiresproliferent, s'engagent dans des chemins detournes, se dissolvent en peripetieset rebondissements, souvent sans retourner au point de depart. (Schoots, 1994:134)

( 'hez Toussaint effectivement, nul lien de causalite : le hasard semble presider ala destinee des personnages. Dans I'incipit de L'Appareil photo, par exemple, Ienarrateur annonce d'emblee Ie caractere aleatoire des evenements de sa vie:

(21) C'est apeu pres ala meme epoque de rna vie, vie calme ou d'ordinaire rienn' advenait, que dans mon horizon immediat coinciderent deux evenementsqui,pris separement,nepresentaientguered' interet,etqui,consideresensem-

K. Dans un entretien accorde a Michelc Ammouche-Kremers en 1994, Toussaint revendiqued'aiJleurs Ie droit au changement: «Ainsi, ceux qui etudiaient mes trois premiers livres sontderanges par La Reticence. Et c 'cst tres bien comme cela; en tant qu 'ecrivain, je suis la pourbousculer les chases et nc pas cntrcr dans lin moule» (Ammouche-Kremers, 1994: 27)

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Page 79: Intro à la narratologie

hie, u'uvaicnt malhcurcuscmcnt aucun rapporl ('nln' ('UX, k vcnuis en ctfetde prendre la decision dapprcndrc il couduire.vt ['uvnis a pcinc commencede m'habitucr it cette idee qu'une nouvelle me parvint par courricr : un amiperdu de vue, dans une lettre tapee it la machine, unc asse/, vicille machine.me faisait part de son mariage. (Toussaint, 19HH, L'Apparcil photo: 7)

Ce debut de roman est pour le moins deceptif. Les deux evenements cites sontpresentes comme n'ayant aucun rapport entre eux et ne presentant aucun interet.De plus, par la suite, il ne sera plus jamais question de l'ami perdu de vue etla decision d'apprendre a conduire, comme on l'a vu plus haut, sera toujoursajournee. Dans ce roman, aucun enchainement logique ne peut etre decele entrela premiere visite a I' ecole de conduite, un bref deplacement a Milan, un week­end a Londres avec l'employee de l'auto-ecole et le vol d'un appareil photo.En outre, quelle est la necessite, dans la logique du deroulement de 1'histoire,de mentionner sur environ cinquante pages la quete d'une bouteille de gaz pourle chauffage de I'auto-ecole ? Independants les uns des autres, les evenementsse suivent au hasard, le seul element unifiant etant la presence recurrente dunarrateur.

Bien loin d'etre un cas isole, ce roman ne fait que continuer une strategic or­ganisationnelle deja bien etablie dans les deux romans precedents, La Salle debain et Monsieur. Dans le premier, si le texte fait preuve d'une certaine logiquethernatique, plusieurs evenements etant focalises autour de l'enfermement dunarrateur dans sa salle de bain, d' autres evenements adviennent sans qu 'uneexplication logique ne puisse les relier (la renovation de la peinture de la cuisinepar deux artistes polonais, une invitation a l'ambassade d'Autriche alors quele narrateur affirme ne connaitre ni Autrichiens, ni diplomates, la visite d'amisd'enfance, le brusque depart pour une destination inconnue, etc.) :« nous assistonsa une succession d'evenements en eux-rnernes minimes, sortes de micro-eve.'nements du quotidien, qu'aucune finalite ne semble orienter et qui se clot parla meme ou elle avait commence: l' enfermement du narrateur dans la salle debain» (Lemesle, 1998: 117). Comme dans L'Appareil photo, le lecteur a droitdurant de nombreuses pages au compte rendu detaille d'un evenement anodin etapparemment peu necessaire dans le deroulement de la narration: la preparatiode poulpes par les deux artistes polonais dans la cuisine du narrateur et de soamie Edmondsson :

- page 23 : « Et s' apercevant que de I'eau s' ecoulait de son sac, mouillant Ie tapis eses chaussures, il s' excusa du regard et tendit avec precaution Ie sachet ruisselanit Edmondsson. Des poulpes, dit-il, cadeau. [00']»;

- page 27: «Penche de profil, la chemise blanche sous les bretelles grises, Ka-'browinski tentait de glisser la pointe d'un couteau dans la chair gluante d'utentacule du poulpe repandu sur la planche en bois. [... ]»;

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pagl' 32:« I.cx ycux hllll'll('S Vl'rs 11I1I11l~M' 1111111111(' dUI'('phlllopodc qui rccouvrait101 plunche en bois, Kahl'llwills)"II'IIIIlIIl,1I11 ,111'1 III III pllllliedl' SOli coutcau pourequarrir quclquc pl'llluh(;nllll'(' I I" ,page 34: « l.c corps l{-gt'I'l'llIl'lIl uulin«. Kuhrowinsk i faisait glisscr avec amour,la planchc pcnchcc, lk- Ii ncx rOII(k-lIl'S dl' poulpc dans un recipient. [oo.J» ;

- page 45: « Kovalskuzinski Jcun Marie coniinuait de maintenir la tete d'un mol­lusque sur la planchc en bois. l- ,[» ;

- page 46: «Le visage tendu, il alluma une cigarette et, moitie en francais moitieen polonais, reprocha it Kabrowinski de ne pas avoir demande au poissonnier dedepouiller lui-meme les poulpes de leur peau. D'autant, disait-il, qu'il en resteencore quatre, intacts, dans I'evier, [... ]».

Sur plus de vingt pages, le lecteur va suivre la relation de la preparation du poulpe.Si localement il y a certes des moments de causalite narrative, dans I'economiegenerale du roman, le principe organisateur reste l' arbitraire et Ie hasard. DansMonsieur egalement, les divers evenements de la vie du heros (sa nominationa 'lIn nouveau poste, sa foulure du poignet, son depart inopine pour Cannes, saseparation, etc.) apparaissent simplementjuxtaposes. Seule la presence recurrentede Monsieur permet de tisser un lien entre les evenements. En revanche, loca­lcment, le texte fourmille d'anecdotes. Meme les personnages se racontent desanecdotes, d'autant plus volontiers d'ailleurs qu'elles sont anodines. Monsieurqui est decrit comme «un puits d'anecdotes» echange ainsi de petites histoireshanales avec Anna Bruckhardt, une jeune femme qu'il vient de rencontrer a unereception, plutot que de tenter de faire sa connaissance :

(22) [00'] Anna Bruckhardt et Monsieur, continuant tranquillement it parler dechoses et d'autres, sans se poser de questions naturellement, par discretion,de sorte que, de toute la soiree, ils n'avaient pas echange la moindre infor­mation se concernant. Non, ils se racontaient des anecdotes, plutot, it chacunleur tour, qui, it mesure qu'ils les accumulaient, devenaient de plus en plusinsignifiantes, se rapportant it des gens que I' autre ne connaissait pas et que,eux, ils connaissaient it peine. [. 00] Ainsi, loin des bruits de la fete et desrythmes bresiliens, Anna Bruckhardt et Monsieur, devenus complices, parIe regard du moins, rien n'echappait aux yeux baisses de Monsieur, ne selassaient pas de se raconter des anecdotes, se faisant part, les coudes sur latable, de petits faits compliques qui ne les concernaient pas. Anna Bruckhardtetait, du reste, en train d'emporter Monsieur dans une anecdote particulie­rement peu edifiante qui les mettait en joie quand ils furent rejoints dans lacuisine par un groupe d'invites [... ]. Anna Bruckhardt et Monsieur, au boutd'un moment, finirent par se resoudre it se lever, et quitterent Ia cuisine. Ilsresterent un instant dans Ie couloir, echangeant une derniere anecdote dansIe noir, et puis ils sc turent. (Toussaint, 1986, Monsieur: 94-95)

l.c caractere gratuit et anodin des anecdotes (« insignifiantes », «qui ne lesroncemaient pas », «peu cdiliantc ») est frappant. Merrie les recits echanges parIl's personnages semblcnt cchoucr it cxpliquer, a donner du sens au monde.

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Page 80: Intro à la narratologie

La '/i:/c:\'isio/l apparait commc Ull tcxtc plus complcxc, ln qunuicruc de couver­turc lc resume cornmc suit :

Le livre racontc rete it Berlin d'un historien d'art qui Sl' prepare il ccrirc un essuisur Titien Vecellio et, dans Ie meme temps, decide darrctcr de rcgarder la televi­sion. C'est ala fois une description de son travail au quotidien (petits dejeuncrsstudieux, piscines berlinoises, promenades dans les pares), et une etude de sonetat d'esprit depuis quil a arrete de regarder la television.

Caracteriser ce roman comme une «description» du travail du narrateur «auquotidien » laisse attendre une relation d' actions s' enchainant chronologiqu~mentet logiquement. Or, si effectivement il est regulierement question du «travail» du 'narrateur ou plutot, comme on I' a vu plus haut, de I'impossibilite de se mettre au ,travail, une multitude d' autres evenements (une baignade dans le lac, un rempla­cement chez un psychiatre, un tour en avion au-dessus de Berlin, une visite au ,musee) vienncnt s' inserer dans le roman, ce qui le fragmente en une juxtapositionchronologique de scenes se rapportant au narrateur et ad' autres personnages. Parexemple, Ie narrateur se voit contier la tache d' arroser les plantes de ses voisins',de palier partis en vacances. Cette mission apparemment bien anodine prenddes proportions enormes, pretcxte a de longs passages descriptifs delirants et ades anecdotes cocasses. Le roman se trouve ainsi envahi par l'anecdotique etmorcele en une succession de moments disparates qui s'empilent sans qu'on ail'I'impression que le temps structure quoi que ce soil. De plus, la succession desactions ne sintegre jamais dans le projet global du narrateur. Rien ne vient lesIier logiquement. Chaque deplacement, chaque action entreprise apparait comme]surgie par hasard: «La semaine suivante, je decidai de faire une visite au musee­de Dahlem» (p. 221); «Au retour du musee, je decidai d'aller nager» (p. 238), i

Le Iecteur, qui comprend tres vite que le narrateur ne se mettra jamais au travail,ri'est done guere intrigue par le destin de ce dernier, Ce sont plutot les situationscocasses et Ies trouvailles stylistiques de l'auteur qu'il attend avec impatience,La Television apparait done comme des lambeaux de scenes que I' on n' est mernepas tente de reconstituer en une histoire logique et coherente.

En somme, on peut dire de ces premiers romans de Toussaint qu'ils sont de sim­ples chroniques dans lesquelles, pour reprendre les termes de Debray Genettedeja cites au chapitre precedent,« la consecution n' entraine pas la consequence »,

En effet, on ne parvient pas a donner un sens au temps qui s'ecoule, puisqu'on]passe d'un evenement a un autre de facon aleatoire et non predictible. Le seulprincipe uniticateur est thematique, c'est la centration sur le heros. Nul autre tilconducteur done que de suivre les mille et un details anecdotiques de sa vie.

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4 Parodie d'intrigue et d~n()llt'rnt'nt suspendu

()Il vicnt de voir dans Ics pl\'lllil'ls nuuuux dl' 'l ousxauu lahscncc de ncccssitcl(lgiquect I' impossihi Iill; de lin' uuc iIltrigul'. / ,i1 N(;,iccncc ( IYY I),Faire l'amour

(.1()()2) ct Fuir (2005) som COlllP(lS(;S dilfcrcuuncnt. On peut y deceler a desdl'gres divers un scmblant d' intriguc, ioujours parodique, parfois incomplete.Au plan parodique, Ie premier tcxtc cmprunte au roman policier, le second auroman d'amour et le troisierne au roman d'amour et d'aventure. Dans les trois,\' incipit est intriguant:

(23) Ce matin, il y avait un chat mort dans le port, un chat nair qui flottait alasurface de I'eau, il etait droit et raide, et il derivait lentement Ie long d'unebarque. (La Reticence)

(24) J'avais fait remplir un flacon d'acide chlorhydrique, et je Ie gardais sur moien permanence, avec I'idee de Ie jeter un jour a la gueule de quelqu'un.(Faire I 'amour)

(25) Serait-ce jamais fini avec Marie? (Fuir)

( 'cs trois incipits peuvent etre Ius comme des nceuds d'une intrigue a venir, dansla mesure ou ils creent une attente et suscitent des questions chez le lecteur (Pour­quoi et comment Ie chat est-il mort? Le narrateur va-t-il utiliser son acide et, si(lui, sur qui va-t-ille jeter?). Quant a l'incipit (25), c'est le narrateur lui-memequi pose la question. Sachant que la tension dramatique est toujours fondee surune incertitude, tout donne a penser qu'une intrigue va se developper, On peut.listinguer dans ces incipits deux types de nceuds, En (23), un fait est etabli (laIIl00t du chat), mais le caractere mysterieux de cet evenernent va declencher lacuriosite du lecteur (et du narrateur) quant aux circonstances qui I' ont provoquee.Iinns ce cas, le denouement attendu devrait apporter un eclairage retrospectifsur ce qui s'est passe. En revanche, en (24) et (25), une potentialite est ouverte(jcter de l'acide sur quelqu'un, rompre avec Marie) qui cree du suspense", lei,I~' denouement doit fournir une issue logique a l'action. Le problerne est que lesdeux questions, celle suscitee en (23) et celIe posee en (25), semblent tres vitetrouver une reponse dans la suite du paragraphe:

(23') Ce matin, iI y avait un chat mort dans le port, un chat nair qui flottait alasurface de I'eau, il etait droit et raide, et il derivait lentement le long d'unebarque. HoI'S de sa gueule pendait une tete de poisson decomposee de laquelledepassait un fil de peche casse d'une longueur de trois au quatre centimetres.Sur Ie moment, j'avais simplement imagine que cette tete de poisson etait cequi restait d'un appal de ligne morte, Ie chat avait dtt se pencher dans l'eaupour attraper Ie poisson, et, au moment de s'en saisir, l'hamecon accrochedans la gueule, il avait perdu I'equilibre et etait tombe. (La Reticence)

II, J'emprunte cette distinction entre curiosit!!ct suspense aBaroni 2007.

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Page 81: Intro à la narratologie

(25') Scrait·n' jamais Ii IIi awl' Marie'! L'ck pr('n',h'lIl 11011\' M'paral ion, j'uvuis

passe quelques scmaincs il Shunghai. l'C 1I'('IlIil pll.S vr.unu-n! 1111 dcplacc­rncnt profcssionncl, plutot UII voyage d'agr(;IIIl'III, Illl'IIlC si Marie rnavait

confie une sorte de mission (mais je n'ui pas cnvic d 'cntrcr dans lcs details),(Fuir)

En (23 '), Ie narrateur fait une hypothese sur Ies circonstances de Ia mort du chat,qui serait accidentelle, mais la mention «sur Ie moment» laisse entendre qu'i1a change d'avis et que l'affaire est plus compliquee qu'il n'y parait, En (25'),la deuxieme phrase semble repondre a la question initiale en signalant qu'il y aeu separation apres le voyage a Shanghai. En meme temps, elle amene un autrefait intrigant: la mission confiee par Marie. Laissons pour I' instant ces enigmesouvertes et examinons chaque intrigue dans son deroulement,

4.1 La Reticence (1991)

Ce roman est compose sous Ia forme d'une intrigue. La trame evenementielleest la suivante. Le narrateur se rend sur l'Ile de Sasuelo pour rendre visite a desamis, les Biaggi. Une fois sur place, il differe d'abord le moment de Ies voir,erre dans Sasuelo, au bout du quatrieme jour, decouvre un chat mort dans Ieport et, finalement, ne parvient pas a rencontrer Ies Biaggi alors qu'il est ailejusqu'a s'introduire c1andestinement dans leur maison. Au fil de Ia semaine, lenarrateur fait des hypotheses de plus en plus delirantes a propos, d'une part de ladissimulation soit disant volontaire des Biaggi, d'autre part de la mort du chat.Du point de vue de la textualisation, c' est la decouverte du chat mort qui occupeles premieres lignes du roman. On I'a vu plus haut, merne si le narrateur pense ]d'abord a une mort accidentelle, une autre hypothese lui vient assez vite:

(26) Et c'est precisernent Ia presence de ce fragment de til de peehe dans sagueule qui me tit penser, un peu plus tard dans Ia soiree - sur Ie moment,je I'avais simplement examine distraitement, ce fragment de til de peche s-,que Ie chat avait ete assassine, (p.37)

La mort inexpliquee du chat constitue done bien Ie nceud de lintrigue. D' ailleursIe narrateur se pose toutes sortes de questions sur les circonstances de cet assas­sinat, all ant jusqu'a soupconner son ami Biaggi :

(27) Comment en effet expliquer Ia presence de ce fragment de til de peche dans'sa gueule? Comment expliquer qu'un til de peehe aussi dur et resistant aitpu etre rompu par I'animal lui-rnerne ? Comment meme, a supposer qu'il ysoit parvenu, expliquer Ia presence d'unc Iigne morte dans Ie port aquelquesmetres du bord de la jetee alors qu'elle aurait dfi reposer au large par dix ouvingt metres de fond? Pourquoi, surtout, I'extrernite du til etait-elle coupeeaussi proprement, comme sectionnee net par une lame, si ce n'est parcequ 'une fois Ie chat pris au picge que Biaggi lui avait tendu Ia nuit derniere

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cur Biaggi Sl' IrollvlIll dllll~ h· vllIlIPI', 1','lIl1VlIIS lu convicf ion mauucnant

1... 1 il nvuit tuuu-hc 111'1 I,' III IIvr« 1IIIIII'IIIl'IlIIIl'ali I ... 1. (pp, 37-3X)

( 'ommc dans louie cnquctc policicn-, l'cnqucrcur (ici, lc narrateur) lente dedonner un scns aux cvcncmcnrs 1'lIlkgagcalll des liens de causalite et en faisantlieS hypotheses, Mais, a lu difference de I'cnqucteur traditionnel qui s'appuie surdes preuves tangibles, Ie narratcur nc suit que son intuition, qui tourne rapide­IIIL'nt a la conviction paranoiaque. Jusqu'a la fin du roman, le lecteur peut suivreainxi une parodie d'enquete policiere, dans un c1imat de tension dramatique. Lenarrateur imagine toutes sortes de scenarios: Biaggi a ass assine Ie chat, Biaggia de assassine, Biaggi se cache et l'observe. Chaque fait banal est sujet a dra­matisation, Dans I'extrait suivant, par exemple, le narrateur est dans sa chambre

II' hotel et entend frapper a la porte:

(28) II Yavait quelqu'un derriere la porte, il y avait maintenant quelqu'un dansle couloir de l'hotel derriere Ia porte de rna chambre, La porte n'ctait pasfennel' acle.je savais tres bien qu'elle ri'etait pas fermee acle car je n'avaispas pris soin de la verrouiller en rentrant, et je me tenais la debout dans lachambre aregarder cette porte immobile qui n'allait plus tarder as'ouvrir.On frappa de nouveau, et je ne bougeais pas, J'entendis alors un bruit de clefdans Ia serrure. Mais pourquoi cette clef tournait-elle, pourquoi cette cleftournait-elle puisque Ia porte n'etait pas verrouillee ? Quelqu'un voulait-ilm'enfenner?Quelqu'un voulait-il m'enfennerdans l'hotel pourrn'empecherde fuir? Lorsque la porte eut ainsi ete verrouillee de I'exterieur - j'etaisenferme maintenant - je vis la poignee s' abaisser avec force et une pressions'exerca sur Ia porte pour I'ouvrir, mais la porte resista, et, aussitot, la cleftourna dans I'autre sens dans la serrure et Ia porte s'ouvrit. Le patron etait ladevant moi dans I'ombre du couloir, une main encore posee sur Ia poignee etun seau et un balai ases pieds, et, s'apercevant que j'etais toujours dans Iachambre, il referma Ia porte aussitot en s'excusant et me dit qu'il reviendraitfaire Ie menage un peu plus tard. (pp. 138-139)

line action aussi banale que vouloir faire le menage dans une chambre d'hotelest racontee sous Ia forme d'une mini-intrigue. Comme dans un film de sus­pense, Ie lecteur est plonge dans l'incertitude de ce qui va advenir et Ia tensiondramatique croit jusqu'au denouement, ici les excuses du patron qui constateque son client est encore dans la chambre. Lemesle (1998) fait l'hypothese acepropos que le delire parano'iaque du narrateur est «une sorte de reflet patholo­gique du travail d'imagination et de composition du romancier» (p.ll). Alorsqu'en fin de compte on ne saura rien de plus sur les Biaggi, on assiste, a la finde I' ouvrage, au denouement du mystere de Ia mort du chat. On peut lire unercecriture de la traditionnelle scene de reconstitution du roman pol icier OU, danslcs dernieres pages, tout s'explique enfin. C'est un pecheur du port qui delivre

Ia cle de l' enigme :

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Page 82: Intro à la narratologie

(21)) I<:lje SIIS odors,par I' hI1I1l1lll' III i 1lI1'IlIC qui lilt' I't' xpllll'la l'lI lklai I, comment

lc chat crait mort il y a quelques jours, ('OIlIlIll'1I1 II' dial dait mort acci­dentcllcmcnt il y a quelques jours. La vcillc 1111 jour ou lc dial ctait mort,en effet, l'hornme avait prepare des palangrcs il l'uvuncc commc cc soil'pour aller ala peche Ie lendemain et il avait Iaissc xes palangres pendant Innuit sur Ie bateau. Le lendemain matin, quand il etait arrive sur la jetee, ilfaisait encore nuit dans Ie port et il avait ete suivi par deux chats noirs surle quai, qui, comrne il s'appretait a monter sur son bateau, I'avaient precedeet avaient bondi sous ses yeux dans la barque pour s'attaquer aux appats deses palangres, et, comme l'homme les rejoignait aussit6t pour les chasser,Ies chats s'etaient enfuis imrnediatement, mais l'un d'eux, s'etant accrocheun hamecon dans la gueule, etait reste prisonnier des \ignes de peche etavait commence alors a se debattre furieusement en emmelant tous les filsdes palangres au fond du bateau, et, se voyant dans I'impossibilite de lernaitriser, I'homme s'etait alors empare d'un petit couteau et avait coupenet le fil pour liberer Ie chat, qui, pris de panique et toumant dans tous lessens dans la barque l'hamecon accroche dans la gueule, avait fini par sauterpar-dessus bord pour s'enfuir et s'etait noye en tres peu de temps sous sesyeux. (pp.156-157)

Un nceud (Ia mort mysterieuse du chat), une enquete et un denouement (Ia re­solution de I'enigrne), tous les ingredients de I'intrigue sont presents. Le titrememe du roman, La Reticence, qui peut sembler d'abord renvoyer a la reticencedu narrateur a alIer voir les Biaggi peut egalement evoquer ce ressort narratifqui permet au denouement d'etre retarde au maximum pour preserver Ie sus­pense'". On conclura sur ce roman en notant que, s'il y a bien une forme de miseen intrigue, Ie denouement est deceptif puisqu' il n' apprend rien au lecteur surce qui lui importe Ie plus en fin de compte, Ie sort des Biaggi. En outre, la mortd'un chat parait etre un evenement bien derisoire pour declencher une enquetequasi policiere.

4.2 faire /'amour (2002)

Ce roman est presente en quatrieme de couverture comme «l'histoire d'unerupture amoureuse». Cette rupture dont on ne connaitra jamais Ie motif estcensee se passer lors d'un bref sejour a Tokyo ou Marie, l'amie du narrateur etstyliste de profession, doit presenter sa nouvelle collection de vetements, Duranttout Ie roman, on assiste a une succession de scenes dans lesquelIes les deux .protagonistes s'eloignent et se rapprochent, toujours douloureusement. Alors :

10. Le mot «reticence» designe «I 'action de taire it dcssein ce que l'on pourrait, que l' on devraitdire, designant specialernent, comme en latin, une figure de rhetorique consistant it ne pasterminer un enonce dont Ie contenu restc pourtant clair» (Dictionnaire historique de la languefrancoise, p. 1790).

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qUL' ccuc phrase du nurnucur I'll dl'hlll Ik rouuut (( 1I0US 1I0US scparions ulorxpour toujours », p. 12) Sl'lIlhll' \'llllslltlll'r II' nu-ud ct crcc l'aucntc d'unc rupturedefinitive, Ie tcxtc Ill' prl-Sl'IIII' 11111'1111 progression dans la destruction du couple.Au milieu du roman, par cxcmplc, Marie dcrnandc au narrateur de differer Iemoment de la rupture:

(30) Apres un long moment, cllc se tourna vel'smoi et me dit avec difficulte, d'unevoix quelque peu etranglee, qu'elle etait d'accard pour qu'on se separe. Jene repondis rien. [... J Mais, maintenant, je ne peux pas, me dit-elle, main­tenant c' est trap duro Pas maintenant, me dit-elle, pas maintenant, et elle mesaisit le bras avec force, laissa la main parcourir et pincer la laine de monmanteau, faire pression ardemment sur mon bras pour me convaincre. Savoix etait ferme, presque dure. Pas maintenant, me dit-elle, pas ces jours-ci.Ces jours-ci, j' ai besoin de toi. (pp, 116-117)

Plus loin (p. ]44), si Ie narrateur declare connaitre «l'issue dechirante » de leur, relation, une vingtaine de pages plus loin, il fait cet aveu :

(31) Je tentais de resister a la violence des sentiments qui me portaient vel'sMarie,mais il etait trap tard evidernment, son charme avait de nouveau opere, etje sentais que j'allais encare une fois me laisser entrainer dans la spirale, sice n' est des dechirements et des drames, de la passion, (p. 167)

Les protagonistes vont ainsi evoluer de rapprochements en detachernents. En finde roman, Ie narrateur vient voir Marie au musee ou elle expose ses oeuvres. IIl'apercoit de loin puis ressort sans merne tenter de l'aborder. En fin de compte,on n' en saura pas plus sur I'etat de leur relation. Ont-ils finalement rompu?Comment? Le mystere demeure entier. En ce sens, on peut dire qu'il n'y a pasvraiment eu une «histoire » de rupture. D'ailleurs un journaliste fait ce com­mentaire a propos du roman: «Ies scenes ainsi se succedent, non pas selon Ieprincipe d'une montee dramatique, mais comme une juxtaposition de tableaux auxambiances glaciales» tL'Humanite, ]7 octobre 2002). Si, ace niveau, I'intrigueest deceptive parce que Ie denouement reste en suspens, il existe neanmoins unautre fil conducteur qui propose une intrigue complete. Le nceud se situe dansI'incipit deja cite dans l'extrait (24): «J'avais fait remplir un flacon dacidcchlorhydrique, et je Ie gardais sur moi en permanence, avec l'idee de Ie jctcrun jour a la gueule de quelqu'un ». Cette action mysterieuse va creer un climatde tension et de violence. Tout au long du texte, la menace de voir Ie narrateurcxecuter son projet est presente et Ie lecteur attend avec impatience et inquietudede voir sur qui il va jeter I' aeide chlorhydrique. Regulierement d' ailIeurs I' attenteest ravivee par Ie narrateur:

- page 23: «[...J je songeais de nouveau au flacon d'acide chlorhydrique qui setrauvait dans ma trousse de toilette» ;

- page 38: «Debout dans l'obscurite de la salle de bain, j'etais nu en face de moi­merne, un flacon dacide chlorhydrique a la main»;

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Page 83: Intro à la narratologie

pagt' 41: «J'etais assis ilt'()le d'cllc, it' llucon d'lIndl' l'hllllhvdnqllc ouvcrt iliamai II» ;

- page 42: « 1, .. 1moi encore, plus calmc ct bcaucoup pills iuquictant. Ie flacondacide chlorhydrique ala main, rcgardant lc corps denude de Marie ctcndue surIe lit l ...] » ;

- page 116-117: « Je la regardais, je mis les mains dans les poches de mon manteauet je sentis en tressaillant Ie contact du flacon d'acide chlorhydrique sous mesdoigts» ;

- page 167: <de m'etais assis sur un bane dans I'allee qui longeait les berges, etj'avais sorti I'acide chlorhydrique de la poche de mon manteau, je regardaispensivement Ie flacon entre mes mains» ;

- page 175:« [... ]je sortis brusquementle flacon d'acide chlorhydrique de la pochede mon manteau, et Ie brandis devant lui pour Ie tenir adistance»;

- page 176: «1' avancais dans Ienoirdu musee.les yeux hallucines.je me promenaisdans I'exposition de Marie, Ie flacon d'acide chlorhydrique ouvert ala main queje tenais devant moi comme une bougie [... ] » ;

- page 178 : « Je voulus refermer Ieflacon d' acide chlorhydrique, maisje ne trouvaispas Ie bouchon [... ]. 1'avais toujours Ie flacon d'acide chlorhydrique ala main,etje ne savais ou aller».

Apres que le leeteur s' est dernande tour atour si le narrateur allait jeter I' aeidesur lui-meme, sur Marie, sur un gardien de musee, le denouement est pour lemoins deceptif :

(32) Je ne bougeais plus. II y avait la pres de moi, dans I'ombre, fragile, minus­cule, une toute petite fleur isolee dans la terre. Je la regardais, la lumiere dela lune l'eclairait doucement et faisait luire ses petales blancs et mauves dereflets pales et delicats. Je ne savais pas ce que c'etait comme fleur, une fleursauvage, une violette, une pensee, et, sans faire un pas de plus, las, brise,epuise, pour en finir, je vidai Ie flacon d'acide chlorhydrique sur la fleur,qui se contracta d'un coup, se retracta, se recroquevilla dans un nuage defumee et une odeur epouvantable. line restait plus rien, qu'un cratere quifumait dans la faible lumiere du clair de lune, et Ie sentiment d'avoir ete aI' origine de ce desastre infinitesimal. (p. 179)

C'est done sur ce denouement surprenant que se clot le roman. L' ox ymore« desastreinfinitesimal» est-ille signe que Iedrame annonce (la rupture) pourrait ne jamais !

aboutir? Quoi qu' il en soit, du point de vue de la structure compositionnelle,on peut lire deux intrigues en parallele, l'intrigue de la rupture au denouementsuspendu et l'intrigue du flacon d'acide au denouement inattendu.

4.3 fuir (2005)

Ce roman comporte trois parties. Les deux premieres ont pour cadre la Chine auIe narrateur va remplir une mission confiee par sa compagne Marie. La troisiernepartie se deroule sur I'ile d'Elbe ou Ie narrateur se rend, directement de la Chine,

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pour It's ohxcqucs du pl'I"l' dt' MUIIl' ('olllllle 011 lu dt;jil VII pills luuu, lincipi:pose dcmblcc 1II1e question (<< Snllil l'l' jnmuis lini awl' Maric ?») qui sembleaussitot trouvcr unc rl'pollsl' dunx la .k-uxicrnc phrase ou il est mcntiounc quil ya eu separation :1 la suite du voyage du narratcur a Shanghai. Cc debut de romanlocalise done l'uucntion sur UII cvcncmcnt dont on attend de savoir comment ilva se derouler, En cc scns, 011 pcut lc considerer comme Ie nceud de I' intrigue. Or,I' episode chinois ne contribuc aucunement adenouer cette intrigue. En effet, ilconstitue un morceau relativement autonome dans lequel on suit Ie narrateur, seul,dans une aventure rocambolesque remplie de mysteres et de dangers. Ainsi lesdeux premiers tiers du roman racontent une autre intrigue dont Ie nceud apparaitdans la deuxieme phrase du roman, ou il est question d'une «sorte de mission»confiee par Marie. D'entree de jeu le lecteur se trouve avec deux evenernentsgenerant du mystere : la separation et la mission. L'intrigue qui se noue autourde la mission emprunte au roman noir.

Le narrateur, des son arrivee aShanghai, remet une enveloppe contenant vingt­cinq mille dollars en liquide aZhang Xiangzhi, un Chinois en relation d'affaireavec Marie. Si Ie narrateur ne connait pas les raisons de cette tractation, il saitneanmoins que Zhang Xiangzhi mene des operations immobilieres pour Iecompte de Marie, operations qu' il soupconne etre «douteuses et illicites, [... ]vraisemblablement entachees de corruption et de commissions occultes »(pp. 13­14). Le narrateur laisse entendre que son interlocuteur chinois est lie au crimeorganise, ce qui cree un c1imat de tension regulierement entretenu d'ailleurs parla mention de faits tragiques mysterieux : une vitre brisee dans Ie train de nuitralliant Shanghai aPekin avec des traces de sang ou un jeune Chinois inconnuavec un mouchoir ensanglante sur le visage et sa chemise couverte de sang se­che. On observe Ie maximum de tension dramatique dans une scene etonnante :une folle course-poursuite, dans les rues de Pekin, entre la police et la moto surlaquelle se serrent le narrateur, Xiangzhi et une jeune femme chinoise. Fuir estIe mot d'ordre. Mais fuir qui? Pourquoi? Le lecteur ri'en saura rien. L'episodechinois se termine effectivement par une sorte de suspension, puisque le narrateurse trouve soudainement debarque de la moto par ses compagnons chinois qu'ilvoit definitivernent disparaitre de son horizon.

Si l'intrigue de la mysterieuse mission ri'est pas denouee, qu'en est-il de laseparation? Dans le dernier tiers du roman, Ie narrateur se rend a l'ile d'Elbepour retrouver Marie et assister aux obseques de son pere, Alors que Ie debutdu roman a cree un horizon d'attente (la rupture), la relation entre Ie narrateurct Marie s'avere pour Ie moins ambigue :

(33) Mon amour pour elle n'avait fait que croitre tout au long de ce voyage,et, alors que je croyais que Ie deuil nous rapprocherait, nous unirait dansla douleur, je me rendais compte qu'il etait en train de nous dechirer et denous eloigner I'un de I'autre et que nos souffrances, au lieu de se neutraliser,s' aiguisaient rnutuellement. (p. 169)

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Page 84: Intro à la narratologie

I,a rupture semble inuuincutc. I':st-l'e done liui awl' MlIlll' '! 1,01 dcruicrc phrasedu roman, ires longue, napportc pas de rcponsc nunchcc :

(34) Et, elle qui navait pas plcurc jusqu'a present, l'Ik' qui nl' sctait jamais de­partie de cette attitude de froideur, de force ct de distance, de ccttc douleurcontenue, glaciale, butee et comme foncieremcnt cxaspcree depuis qu'elleavait appris la nouvelle de la mort de son pere, elle qui n' avait pas pleurependant I' enterrement ni quand nous nous etions retrouves, elle attendit ledernier metre, elle attendit d'arriver arna hauteur et de poser la main surmon epaule pour fondre en larmes, m' embrassant et me frappant tout alafois, se serrant dans mes bras et m' insultant dans la nuit, secouee de sanglotsque la mer digerait immediaternent en les brassant asa propre eau salee dansdes bouillonnements d'ecume qui clapotaient autour de nous, Marie, sansforce apresent, immobile dans mes bras, qui ne bougeait plus, qui ne nageaitplus, qui ftottait simplement, dans mes bras, et moi lui caressant le visage,son corps froid mouille contre le mien, ses jambes enroulees autour de rnataille, Marie pleurant doucement dans mes bras, j'essuyais ses larmes avecla main en I'embrassant, lui passant la main sur les cheveux et sur les joues,essuyant ses Iarmes avec la langue et l'ernbrassant, elle se laissait faire, jeI' embrassais, je recueillais ses larmes avec les levres, je sentais I'eau saleesur rna langue, j'avais de I'eau de mer dans les yeux, et Marie pleurait dansmes bras, dans mes baisers, elle pleurait dans Ia mer. (pp. 185-186)

Cette scene a toutes les caracteristiques d'une scene de retrouvailles. S'agit-ild'une reconciliation ou d'un etat transitoire vers une separation qu 'il ne sera pasdonne au lecteur de lire dans le cadre de Fuir? lei encore, Ie denouement estsuspendu. Deux debuts d'intrigue, deux denouements suspendus, Ie moins queI' on puisse dire c' est que Fuir n' est pas un roman classique :

Jean-Philippe Toussaint a ecrit un endiable roman d'amour et d'aventures. Sauf 'que ...Sauf que l'on n'est pas du tout dans un recit classique, avec explications, justifi­cations, et tout le saint-frusquin de l'analyse psychologique, On embarque avecenigmes, on debarque avec d'autres. (Le Journal du dimanche, II septembre2005)

Ce qui frappe dans les trois romans analyses ci-dessus, c'est qu'il y a achaquefois deux intrigues qui se superposent ou s' entrelacent apropos d'evenementsmysterieux : la mort du chat et la visite aux Biaggi dans La Reticence, le flacond' acide et la rupture dans Faire l' amour, la mission et la rupture dans Fuir. Dansles deux premiers, I'un des deux nceuds trouve un denouement et constitue uneintrigue complete, mais ce denouement est deceptif dans la mesure OU il n'a pastrait aune destinee humaine. Dans Ie dernier roman, aucun nceud n'aboutit aun denouement. Le mystere subsiste quant aux actions des personnages, aleurmotivation et aI'issue des evenernents. S'il y a bien renarrativisation, c'est sousla forme d'intrigues minimall'S ou incompletes.

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POUl' com-lure Sill' h- rmunn I'USIIlIUlkllll" dUlIl nous uvuns ell lin cchantillonavec Toussaint, on dim que l'illlk;ll'I"ulillation des pcrsounagcs, la contingencedes cvcncmcnts ral'ontl's uinsi qlll' lv minimalismc des intrigues, voire leur ab­sence, arnenc ccrtui ncmcut lc lcctcur i, x' intcresser plus aI'ecriture proprementdite. En effct, tout conuuc dans lc Nouveau Roman, on y observe une «mise anu du travail rncmc de la narration aI' interieur du recit » (van Rossum-Guyon,1972: 220-221). Toussaint, dans une interview accordee aLaurent Hanson en1998, reconnait d'ailleurs, apropos de ses cinq premiers romans, la primautede l'ecriture sur l'histoire:

J'accorde evidemment une tres grande importance ala maniere d'ecrire puisque,comme il n'y a pas d'histoire, il ne reste que l'ecriture, Des lors qu'il y a unehistoire, elle fait passer I'ecriture au second plan comme un moyen. S'il y a unehistoire forte, fortement charpentee, qui avance et puis tout ca... I' ecriture n' estqu'un moyen plus ou moins efficace qui fait suivre cette histoire et le lecteur estentraine dans l'histoire. Si on enleve cet element, il ne reste que l'ecriture, et c'estI'ecriture elle-meme qui va faire avancer. L' interet viendra de I'ecriture, (Interviewde Jean-Philippe Toussaint, 19 janvier 1998)

L'aventure d'une ecriture plutot que l'ecriture d'une aventure ... l'influence duNouveau Roman est encore palpable.

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Page 85: Intro à la narratologie

Chapitre 6

LE FEUILLETON MEDIATIQUE:UN RECIT EN DEVENIR

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Dans Ie cadre de ce chapitre, nous nous centrerons exclusivement sur la presse ecritequotidienne, objet dunc recherche que j'ai dirigce grace au financement du Fonds nationalsuisse de la recherche scientifique (projet n° 100012-109950), et menee avec la collaboration

de Stephanie Pahud ct de Raphael Baroni.

1.

1 Entre cloture provisoire et anticipation d'un denouement2 l.'incornpletude: un moteur narratif puissant3 Incertitude et attente: que va-t-i I se passer?4 Rupture dans I'ordre des chases: que S' est-iI passe?

5 Une

• Le feuilleton du prix du lait rebondit. (Le Temps, 17.09.08)• Nouvel episode dans le feuilleton rocambolesque de l'affaire H. (Le Temps,

20.01.09)• Cet esclandre nocturne constitue un episode de plus dans un feuilleton qui

a connu de nombreux rebondissements. (Le Temps, 16.03.09)

Le discours mediatique est repute presenter un caractere ephemere. Dans la presseecrite, par exemple', chaque livraison quotidienne amene son lot d'actualite etles «nouvelles» du jour releguent inevitablement les «nouvelles» de la veilledans l'oubli. Mais il arrive aussi qu'un evenement fasse l'objet d'un suivi surplusieurs jours, voire sur plusieurs mois. Le lecteur est alors invite asuivre lesdeveloppements d'un conflit politique, d'un processus electoral, d'une affairepeople au d'une catastrophe naturelle, developpernents qui vont etre racontes enplusieurs episodes. Cette serialisation narrative de 1'information constitue ce qu'onappelle maintenant couramment dans le jargon journalistique un «feuilleton » :

Bertho, 5., «lean-Philippe Toussaint et la rnetaphysique », jeunes Auteurs de Minuit,Ammouche-Kremers, M. et Hillenaar, H. (eds), Amsterdam - Atlanta, RodopiB.V., 1994, pp.15-26.

Bessard-Banquy, 0., Le Roman ludique: jean Echenoz, jean-Philippe Toussaint, EricChevillard, Villeneuve d'Ascq, Le5eptentrion, 2003.

Kibedi Varga, A., «Le recit postrnoderne », Litterature, n°77, 1990, pp.3-22.

Robbe-Grillet, A., Pour un Nouveau roman, Paris, Minuit, 1963.

Sarraute, N., L'ere du soupcon, Paris, Gallimard, (1950) 1956.

Schoots, F., « l'ecriture minirnaliste », }eunes auteurs deMinuit, Ammouche-Kremers,M. et Hillenaar, H. (eds), Amsterdam, Rodopi BV, 1994,pp.127-144.

Viart, D., « "Nouveau roman"ou renouvellement du roman? », La litterzture fran~aise

contemporaine. Questions et perspectives, Baert, F. et Viart, D. (eds), PressesUniversitaires de Louvain, 1993.

Viart, D. etVercier, B., La Litiemture fran~aise aupresent. Heritage, modemite, mu­tations, Paris, Bordas, 2005.

La critique affirme que depuis les annees 1980 la litterature d'avant-garde renoueavec lesformes de la narrativite.

L'examen attentifde l'eeuvre romanesque delean-Philippe Toussaint, auteur emble­matique de la litterature postmoderne, montre que Iesoi-disant « retourdu recit» nesignifie pas pour autant un retour au modele romanesque balzacien. 5'i1 y a certesretour du sujet, retourdu reel et retour d'une certaine forme d'intrigue, ces elementssontreintroduits Ie plus souvent de maniere parodique, ludiqueou ironique.

Les personnages sont« non-determines» :onneconnait riendeJeurs attributs physiquesou psychiques et i1s manquent Ieplus souvent de determination dans leurs actions.

La construction romanesque n'obeit pas aune logiquede deroulernent ou les eve­nements adviendraient les uns en consequence des autres. 5eul Ie hasard semblepresider a la destinee des personnages.

Enfin, quand il y a intrigue, il s'agitplutot d'une reecriture «detournee du romanpolicier, du roman d'aventures ou du roman d'amour.

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Page 86: Intro à la narratologie

Philippe Marion. spccialistc du discours mcdiutiquc, dl'lI1111 II' lvuilk-ton COIl1Il1l:

suit:

C'est un recit qui accepte d'etre morcele en « temps reel », ell lonction d'un criteretemporel qui, theoriquement, luiechappe. C' est unrecit qui dcmandc aare morcelepour que Ies evenements et peripeties qu' il presente achaque episode s' integrentdans le rythme quotidien du temps vecu. Achaque jour suffit son episode. Telleest la dynamique du feuilleton. (Marion, 1993: 94)

La specificite du feuilleton-recit- apparait d'emblee :c'est un recit qui se construitprogressivement, par bribes, selon un rythme temporel impose de I' exterieur parIe developpement effectif des evenements de I' actualite. Si Marion peut affirmerque Ie critere temporel «lui echappe » c'est parce que Ie narrateur-journalisten'a guere de prise sur la tournure des evenements qu'il raconte. II ne maitriseni leur ampleur, ni leur duree, ni leur issue. Tant que Ie denouement n'a pas eulieu, nul ne sait effectivement ce qui va advenir ulterieurement, La contraintede raconter en «temps reel» et son correlat, Ie morcellement du recit, peuventapparaitre comme une menace pour I'unite narrative. S'appuyant sur les travauxde Ricceur et sur la notion de configuration narrative, Lits (2008a) constate ace propos que I' acceleration du temps mediatique empeche la prise de distancenecessaire pour organiser la matiere narrative et construire du sens:

On ne peut faire un travail de mise en intrigue qu'avec un minimum de distance,car, normalement, le recit vient apres I'evenement, Or, actuellement, pour la plu­part des journalistes, le sommet de l'information consiste acouvrir I'evenernentpendant qu'il se produit, parfois avant meme qu'il ne se produise, comme ce futle cas dans les longues heures de direct sans contenu proposees par I' ensemble destelevisions du monde dans les jours qui precederent le deces de Jean-Paul II. [... ]L'important n' est pas de raconter I'evenement, de le mettre en recit, de I'expliquer,mais bien de dire: «on est dessus, on est dedans », (Lits, 2008a: 2)

D'autres chercheurs se joignent alui pour conclure que Ie recit mediatique estactuellement menace et que les conditions minimales de narrativite (1acoherenceet la cloture) ne sont plus garanties.

Le feuilleton mediatique pose done un probleme narratologique complexe: peut­on encore parler ason propos de «recit», de «mise en intrigue» et d'« unite deI'histoire»? Dans les pages qui suivent, nous allons tenter de voir, sur la based'exemples concrets, comment theoriser ces recits serialises dans lesquels lemorcellement, Ie provisoire et Ie possible I' emportent sur la coherence, la clotureet Ie definitif.

2. La mise en feuilleton peutse concretiser sous la forme de feuilleton-chronique, de feuille­ton-relation au de feuilleton-recit. Nous nous interesserons ici au cas Ie plus frequent: Iefeuilleton-recit. Pourplus de details sur Ics autres categories, voirRevaz, Pahud et Baroni(2007a).

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1 Entre cloture provisoire l't anticipationd'un denouement

Dans le mecanisme de scriulixariou proprc all Icuilleton, chaque article succes­sif se doit de stabiliser linformarion du jour et de proposer une image la pluscomplete et la plus cohcrcntc possible au lecteur. Parce que la concurrence estIii et qu'il faut essayer dannoncer plus vite que Ies autres journaux pour restercredible, il est impossible de faire de la retention d'information. Le journalisteest ainsi tenu de rendre compte de tout ce qu'il sait dans Ie present de I'ecriture.En ce sens, la nouvelle du jour presente un caractere relativement autonomepuisqu'elle do it toujours pouvoir se lire comme un texte compIet. Mais cettecompletude construite par Ie discours quotidien apparait sans cesse menacee parla marche des evenements en cours:

L'information ne cesse de decouper, dans le continuum de I' experience, des «his­toires» dont elle fabrique, pour un jour, une totalite. Cela pose des questions sur le«debut», sur la «fin», et sur la forme de l'intrigue. La fin d'abord, puisque c'estelle qui decide de l'histoire. La «fin» de l'histoire, dans I'actualite, est toujoursune fin-en-suspens donnee comme la de momentanee de comprehension d'unehistoire en mouvement. (Tetu, 2000: 92)

Cette reflexion generale sur «Ia temporalite des recits d' information» apparaitparticulierement adaptee aux feuilletons mediatiques. Tant que dure un feuille­ton, la fin de chaque article ri'est effectivement qu'une «fin-en-suspens », lejournaliste ne cessant de clore provisoirement et, en meme temps, d'anticiper ledenouement. Labrosse (2000) montre par exemple comment l'avenement de lapresse periodique au XVIIIe siecle a impose une temporalite particuliere au Ie«present» de la gazette se trouve toujours ala lisiere entre «un passe tres recentfait d' annonces, de premiers temoignages au de recits immediats et un futur toutproche fait de possibles, riche de tout ce qui va arriver» (p. 120). II explique ceregime temporel comme suit:

Par prudence naturelle, par souci deontologique et parce que c'est la que se trouvele «rnateriau » produit par I' evenement, les journalistes s' attachent au passe recent(quete de la relation exacte, diversite des ternoignages, correctifs, dementis ... ).Mais la partie vivante et active du temps est faite de ce qui va venir du futur leplus proche, de ce qui se profile al'horizon. Sans cette constante ouverture surLa suite une gazette ri'aurait sans doute guere de raison d'etre. La projection surl'avenir de I'enchainement programme des livraisons fait comme une structured'accueil pour I'attente et pour la curiosite, qui ainsi «rnediatisees » par anticipa­tion, deviennent une modalite du temps. (Labrosse, 2000: 120)

Labrosse montre la continuelle tension entre l'obligation pour Ie journaliste deraconter ce qui s'est passe et la necessite de proposer au lecteur des suites possi­bles. Dans Ie feuilleton rnediatique, on observe ainsi un recit qui se construit par

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Page 87: Intro à la narratologie

hribcs, altcrnant unc pcrspcct ivc rei rospcct ivc dcst i 1I(;t' II pnxluiu: 11I1l' ex pi icat ion

(une comprehension) ct unc perspective prospective ouvcrtc sur linccrtitudcde ce qui va advenir. Marion insistc lui aussi sur ccuc inccrrirudc dynamiqueconstitutive de tout feuilleton :

Au plan de la gestion du recit, la dynamique en temps reel propre au feuilleton estpleine de ressources. Chaque fois qu'une affaire pointe Ie bout d'un de ses episodesdans les medias, elle est porteuse d'hesitations entre au moins deux possibilites avenir, deux developpernents futurs. Lorsqu'elle emerge, chaque portion du grandrecit apporte certes son contenu particulier, mais elle apporte surtout, en liaisonavec ce qui precede, son attrayant potentiel de developpements previsibles. Elledoit avoir la capacite de laisser germer des esquisses de scenarios possibles dansI'esprit d'un lecteur pris au jeu. (Marion, 1993: 94)

A titre d'exernple, dans le feuilleton de la course a l'investiture pour la presi­dentielle francaise, en automne 2006, on a pu relever a de nombreuses reprisesl' evocation de ces «scenarios possibles» :

(1) Non, Ie scenario de la presidentielle francaise n'est pas encore totalementecrit. Ill' est d' autant moins qu'on ne sait pas encore si Segolene Royal sauraautant convaincre en vraie candidate qu'en outsider et si Nicolas Sarkozy,surtout, ne finira pas par exploser en vol aforce de braquer les projecteurssur lui toutes les trois heures comme si, loin d'eux, il risquait de s'etioler etde mourir aI'instant meme.D'ici au printemps, bien des coups de theatre peuvent se produire dans cettegrande bataille francaise [... J. (Le Temps, 30.09.06)

En affirmant que «Ie scenario de la presidentielle francaise n' est pas encoretotalement ecrit» et que «d'ici au printemps, bien des coups de theatre peuventse produire» Ie journaliste fait miroiter au lecteur des rebondissements possibles,de I'imprevu, de l'inattendu. En outre, il souligne la part d'incertitude quant audeveloppernent des evenernents (« on ne sait pas encore si ... »). L'interrogationindirecte en «si » et les futurs «saura convaincre» et «ne finira pas par explo­ser» renvoient a un savoir en suspenso On cons tate ainsi que, dans Ie feuilletonmediatique, Ie travail de mise en intrigue est en grande partie un travail d'an­ticipation.

2 l/incompletude: un moteur narratif puissant

Si Ie feuilleton est Ie lieu ideal ou peuvent etre textualisees I'incertitude et lapotentialite, il faut noter que toute information n' est pas «feuilletonnable» aumerne degre, Le potentiel narratif tient a un facteur essentiel au depart: I' incom­pletude. Incompletude d'un evenernent (ou d'une action) inacheve generant uncertain suspense et done Ie desir du lecteur de connaitre la suite ou incompletuded'un evenement (ou d'une action) qui, bien qu'acheve, necessite un complement

170

diuloruuuion ct sllscill' dl' III ""1111\111". I )alls It- premier cas d'incolllpktudl',

lcvcncmcnt (ou l'uctiun) pOS\{'dl'IIIII'l'.Xll'lIsiolllcmporcllt- intrinscquc.I! s'agit

gcncralcmcnt de PI'lll'l'SSIlS l'Olllllll' IlIll' l; lcct ion, unc compel i I ion sport i vc ouun contlit. Tctu (2000) y voit qllanl il lui Ie matcriau privilegie de toutc infor­mation:

L' information privi Icgic systcmatiquement les categories de I' action qui componentune dimension ternporclle (x s'engage a, y a l'intention de, z a prornis que, etc.)A cet egard, 1'« aveu » de Clinton aux telespectateurs, au soil' de sa deposition,constitue un modele du caractere temporel de I' action: «Cet apres-midi, danscette piece, sur cette chaine, j' ai repondu » (present du passe), <de vous Ie dis cesoil'» (present du present), «rnaintenant, cette affaire ne releve plus que de moi »

(present du futur). Si I' information privilegie ace point ces categories temporellesde l'action, c 'est parce qu'elles introduisent aune attente, aun futur, et aun autrebulletin, ou un autre journal, a venir, (Tetu, 2000: 100)

En signalant l' attente d' « un autre bulletin» ou d' « un autre journal », on voit queTetu ne renvoie pas a une information ponctuelle, mais bien a une informationserialisee, done au feuilleton. Concernant ces processus propices a constituer desfeuilletons, il faut noter qu'ils ont a voir, la plupart du temps, avec une situationde conftit (voir a ce propos Baroni, Pahud et Revaz 2006). Dans Ie domaine dela fiction, Tomachevski (1925) avait deja signale les liens naturels entre unesituation conftictuelle et Ie processus de mise en intrigue:

La situation de conflit suscite un mouvement dramatique parce qu'une coexis­tence prolongee de deux principes opposes ri'est pas possible et que l'un des deuxdevra I' emporter. Au contraire, la situation de «reconciliation» n' entraine pasun nouveau mouvement, n'eveille pas l'attente du lecteur; c'est pourquoi unetelle situation apparait dans Ie final et elle s'appelle denouement. (Tomachevski,(1925) 1965: 273-274)

II faut ajouter que le potentiel narratif ou dramatique des situations de conftittient au fait qu'elles engendrent une incertitude sur le denouement, la questionetant: qui va gagner l'election, Ie match, la guerre? Des lors que l'issue ne sus­cite plus de suspense, la possibilite meme de raconter s' effondre. C' est ce queI'on peut constater a propos de la longue invincibilite du joueur de tennis RogerFederer', A force de gagner, il avait supprime l'incertitude et done une possibledramaturgie. En ce sens, Ie match final, en juillet 2007 a Wimbledon, ou il s' esttrouve pousse a bout par Rafael Nadal et ou il a gagne peniblement apres troisheures et demi de lutte acharnee, est devenu une excellente occasion de raviverl'interet du public en reintroduisant une surprise et, des lors, la possibilite deraconter a nouveau:

3. Dans Ies deux cas, Ie journaliste partage ce desir et cette curiosite avec son lecteur puisqu 'ilse trouve dans la merne ignorance que lui quant au denouement effectif de l'intrigue.

4. II a occupe la premiere place du classernent ATP du 2 fevrier 2004 au 17 aout 2008.

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(2) En gagnanl partout, avec unc virtuositc ('111('1'('(', !'I·lInn a cnchuntc lex

amateurs d'art, mais brixc lc principal rcssurt de III dnuuuuuuic sportive,lincertitude. Pour lui, Nadal est unc chance, ccllc dctalouucr LII1 ralcnt horsnormes et, si ce talent resiste aux assauts, d 'ajoutcr iLia dimcnsion hcroiquc deson oeuvre.Une logique de combat vient eprouvcr une elegance racee qui, ens'exprimant dans Ie monologue, s'exposait fatalement ala banalisation.[... ] Ala lumiere des deux dernieres finales, la probabilite est reelle que, acourt terme, Federer gagne Roland-Garros et Nadal triomphe aWimbledon. 11y a tout lieu de penser egalement que, d' ici peu, la meme incertitude planerasur la premiere place mondiale. (Le Temps, 9.7.2007)

En soulignant la banalisation d'un combat ou I'issue est connue d'avance, lejournaliste montre a quel point l'intrigue ne peut se construire que dans I'igno­rance du denouement. En effet, c' est dans I'incertitude de ce qui va advenir que lelecteur d'un feuilleton trouve un interet. Comme le reieve Tetu, ce qui passionneIe spectateur d'un match, par exemple, c'est l'attente de l'inattendu:

Je ne peux pas regarder, a la television, un match de tennis ou de football, parexemple, sans eprouver quelque chose comme une passion du coup qui viendra:j'attends, passivement, de subir l'emotion du coup attendu ou inattendu. Si lecoup est attendu (i. e. correspond au schema narratif prevu), je puis eprouver lajoie du supporter, mais aucun trouble ne me guette. Je n'eprouve que le plaisird'une repetition: Ie spectacle vient me fournir le double de ce que j'avais pre­concu. Ce qui me «passionne » vraiment, en revanche, c' est l' attente de ce qui,n' etant pas preconcu, va bientot faire causer (et que, en tant que supporter, je puisaussi bien esperer que redouter), bref, ce qui, dans le programme, peut echapperau programme. Done, j'attends. J'anticipe, je scenarise, je pre-recite autant quela regie, sur fond des images produites par la regie, mais j'attends confusementquelque chose. (Tetu, 2000: 105)

Lorsqu'un evenernent d'une certaine extension temporelle feuilletonne dans lapresse, c'est bien l'attente d'un denouement imprevisible qui tient le lecteur enhaleine.

Le second cas dincompletude, l'incompletude d'information a propos d'unevenement (ou d'une action) acheve, s'observe lorsqu'un fait inattendu (sortantdu cours normal des choses) advient. Ce peut etre un evenernent independantde la volonte humaine, comme une inondation, un raz de maree ou une eruptionvolcanique, ou bien une action, comme un meurtre, un enlevement ou un atten­tat. Dans tous les cas, le lecteur est place devant quelque chose dont le sens luiechappe, Le denouement de I'intrigue consiste alors a repondre aux nombreusesquestions declenchees par une situation hors normes. A partir d'un evenementcertes acheve (la montagne s' est effondree, Ie crime a eu lieu, la ville est devas­tee par Ie tsunami), Ie lecteur d'un quotidien va lire la mise en intrigue d'uneenquete destinee a eclairer ce qui s'est passe (Qui a tue? Pourquoi? Qu'est-ce

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qui a deckllchl' Ia l'alasll'oplll' 'I) 1)11 Iltlll'la que ccuc tcnuuivc de rcconsritutiondu passe, bien qll';\ viscc n"trw.pl'l'IlVl', pl'lIl allssi cvoqucr dcx sl'l:llal'ios possihies, puisquc rant que 1\'IHIIII"II' Il'('st pas dose, toutcs lex pistcs vrniscmblublcs

sont cxplorccs,

Si I' incornpletudc posscdc llll potent icl narratif indeniablc, il fuut notcr ccpcndantlin autre cas de figure susceptible d 'cngendrer un feuilleton. II pent arrivcr qu ' uncvenement complet et acheve, dont on sait exactement comment ct dans qucllescirconstances il s'est deroule, declenche cependant l'attente d'unc suite. Le plussouvent, cet evenement est dramatique. Par exemple, en aout 2006, la morsured'un enfant par un pitbull dans un parce public de Geneve a declenche une forteattente du public (pour que ce genre de drame n'arrive plus) ainsi qu 'une reactionpolitique demesuree (l' obligation de porter une museliere pour tous les chiens,quelle que soit leur race), ce qui a nourri une polemique qui a feuilletonne durantplusieurs semaines dans la presse quotidienne (lire a ce propos Revaz, Pahud

-ct Baroni 2007b).

3 Incertitude et attente: que va-t-il se passer?

On a vu plus haut que tout evenement possedant une certaine extension tem­porelle est susceptible d'etre mis en intrigue sous forme de feuilleton. Encorefaut-il que cet evenement presente une imprevisibilite dans son deroulernent etune incertitude quant a son denouement. La Coupe de I'America, manifestationsportive qui s'est deroulee en ete 2007, a donne lieu a un feuilleton mediatiqueexemplaire dans lequelle suspense a ete present jusqu' au bout. Nous allons tenter,dans les pages qui suivent, de montrer comment I'intrigue s'est constituee au fildes jours, avec son lot de surprises et de rebondissements, dans trois quotidiensde Suisse romande: Le Temps, Le Matin et 24 Heures. Les matchs de la 32e

Coupe de I'America, qui se sont deroules a Valence entre le samedi 23 juin et Iemardi 3 juillet 2007, ont vu s' affronter deux equipes : une equipe neo-zelandaisesur le bateau «Emirates Team New Zealand» et une equipe suisse sur Ie bateau«Alinghi ». L'equipe d' Alinghi, gagnante (5-0) contre les Neo-Zelandais en2003, joue le role de «Defender». Elle a pour objectif de defendre son titre etde conserver son trophee, la celebre aiguiere d'argent. L'equipe des «Kiwis»joue Ie role de «Challenger» et vise a ramener la Coupe en Nouvelle-Zelande,Outre ces objectifs, I'enjeu de la course est important puisque Ie reglement de laCoupe stipule que le vainqueur peut organiser I' edition suivante ou il veut, quandil veut, et avec la liberte d'instaurer ses propres regles du jeu. L'engouementdeja manifeste en 2003, lorsque la Coupe s'est deroulee en Nouvelle-Zelande etqu'Alinghi a gagne, laisse supposer que la 32e edition va enftammer a nouveaules supporters suisses. Toutes les conditions sont done requises pour que leslecteurs suivent cette competition avec passion.

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Page 89: Intro à la narratologie

3.1 Ouverture du feuilleton

C'est I'agenda sportif de la Coupe de lAmcrica qui dctcrnunc louvcrturc dufeuilleton. C'est effectiverncnt dans un cadre tempore! preligure ct codific queI'intrigue va se nouer:

(3) LE PROGRAMME DES REGATES

Samedi 23 juin: match 1 (15h):dimanche 24: match 2 (I5h);lundi 25 : repos ;mardi 26: match 3 (I5h);mercredi 27: match 4 (I5h) ;jeudi 28 : repos ;vendredi 29: match 5 (I5h);samedi 30: eventuel match 6 (I5h);dimanche 1er juillet: ev. match 7 (15h) ;lundi 2: repos ;mardi 3: ev. match 8 (I5h);mercredi 4: ev. match 9 (I5h);jeudi 5, vendredi 6 et samedi 7: jours de reserve. (24 Heures, 23­24.06.07)

Le coup d'envoi de la premiere regate doit avoir lieu le 23 juin et I'extensiontemporelle est deja fixee. De fait, neufregates sont prevues, mais le premier bateauqui totalise cinq victoires est declare vainqueur. Cela signifie que la competitionpeut deja s' arreter le 29 juin. Dans I' agenda sont egalernent prevus quelques jourssupplernentaires en cas de problemes meteo empechant le deroulement normald 'une course. L' ouverture du feuilleton se fait le 23 juin dans les trois quotidiens,alors meme que la premiere manche n'a pas encore debute et qu'il n'y a encoreaucun resultat a rapporter. Ce qui est mentionne d' emblee c' est I' impatience desequipes d'en decoudre apres quatre ans d'attente:

(4) Quatre ans apres, les Neo-Zelandais affrontent anouveau Alinghi (Le Temps,23-24.06.07, sous-titre en Une)

(5) Apres quatre ans d'attente et de supputations, apres quatre ans de rumeurset de polemique, Alinghi, detenteur de la Coupe de I' America depuis 2003,va enfin pouvoir defendre son titre et tenter de garder Ie precieux tropheedans un bras de fer au meilleur de neuf matches face aEmirates Team NewZealand. (Le Temps, 23-24.06.07)

(6) Quatre ans apres la victoire sur Ie plan d'eau neo-zelandais, Alinghi a lalourde tache de preserver Ie trophee, La Suisse defie une nouvelle fois lesKiwis, assoiffes de revanche (24 Heures, 23-24.06.07, sous-titre en Une)

Dans chaque journal, les articles inauguraux resituent la competition qui vademarrer dans I'histoire globale de I' America's Cup et, plus localement, la rae-

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crochcnt u l'cdition prel·(;dl'llll'. !'.II n' ,ellS, Ie lcuillctou qui commence appuraitCOIllIllC un nouvel l;pisodl' unrruul (voir daux lex cxtraits 4 ct () lcs expressions« il nouveau- ct « unc nouvelk- lois ..l. lc renvoi il cct arnonl cvcncmcmicl estmarque par I'organisatcur Il'lIlplll'CI « quatrc ans aprcs ». Rappclcr ainsi I'editionprecedente perrnet de prcciscr I'cnjcu des matchs pour IeDefender suisse: «tenterde garder Ie precicux trophcc ». Dans 24 Heures, les enjeux des deux parties enpresence sont mentionnes :« ramener laCoupe de I'Americaen Nouvelle-Zelande,ou tout un pays retient son souffle» pour les Kiwis et «gagner pour que la Coupercste en Europe» pour Alinghi (23-24.06.07). Ces enjeux opposes montrent queI'on est dans une situation de conflit et de revanche propre a susciter Ie suspense(voir I'allusion a la Nouvelle-Zelande qui «retient son souffle »), La semantiquedu conflit peut etre relevee, non seulement dans les extraits ci-dessus ou il estquestion d'«affronter», de «defier», de «bras de fer» et de «revanche», maisegalement dans d'autres extraits ou I'on parle de «duel» ou de «face a face».Cette situation conflictuelle, ou les Kiwis sont decrits comme «assoiffes derevanche », engendre un climat de tension:

• Revanche dans un climat de haute tension (Le Temps, 23-24.06.07)• La tension est forte entre les defis suisse et neo-zelandais (Le Temps, 23­

24.06.07)• La tension est montee d'un cran aValence depuis que Team New Zealand s'est

arroge Ie droit de defier Alinghi (Le Temps, 23-24.06.07)• Jour J. L'heure H approche. Tension. (Le Matin, 23.06.07)

Deux equipes sportives qui s'affrontent et un climat de haute tension: les ingre­dients majeurs pour une mise en intrigue sont presents. Le defi que se lancentles deux bateaux constitue un evenement createur d'incertitude, done un nceud.Un denouement est attendu (une des deux equipes va gagner), mais le derou­lement evenementiel est marque par I' ignorance de son issue: Qui va gagner?Dans quelles circonstances ? Ace propos, dans son premier article, le quotidien24 Heures pose cette question a ses lecteurs, dans sa rubrique «La question dujour» : «Pensez-vous qu'Alinghi peut conserver la Coupe de I' America ?». Lesparis sont ouverts et laissent place a Ia projection de scenarios possibles. II fautsouligner que ces pronostics sont alimentes, des Ie premier jour du feuilleton, parcertaines rumeurs sur d' eventuelles dissensions entre Ie barreur Ed Baird, choisipar le vice-president d' Alinghi, Butterworth, et le reste de I'equipage, voire, ausein meme du team, entre les «Anglo-Saxons» et les «Latins », dissensions quipourraient etre nefastes a l'equipe suisse:

(7) [00'] Car il se dit dans les coulisses que la garde rapprochee de Brad But­terworth n'a guere d'estime pour les qualites d'Ed Baird dans la subtilephase de pre-depart d'une regate de Coupe de I' America. [00'] La scissionentre les Anglo-Saxons et les Latins s'est renforcee. Est-ce lie au depart deRussell Coutts, l'ancien skipper et barreur? Toujours est-it que la rumeur

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cl'un dcpurt, 1111:'11I1.' 1.'11 cas de victoirc, d(' BllId 111I1h'1\VllI'lh ct des autrcxNco-Zclunduis 1.'11111.' de jour 1.'11 jour. Des hnllis IlllSlllll t'lal de dilfcrcndsentre Erncsto Bcrtarclli elks Kiwis trunspircnr.

Est-ce que ces dissidences pourraient constitucr II.' talon d ' Achille d' Alin­ghi? II semble qu'elles n'entarnent pas la volontc ct la motivation de tousde I'emporter. Mais ne pourraient-elles pas commencer a porter prejudicesi les choses se passent moins bien que prevu sur I'eau? (Le Temps, 23- I

24.06.07)

Des bruits courent egalement sur un systeme de quille innovant, reste secretjusqu'alors et qui pourrait donner un avantage technique al'equipe suisse:

(8) Le SUI 100 cache-t-il UDe arme secrete?Alinghi utilise Ie dernier-ne de ses voiliers. Que dissimule-t-il?II se murmure que c'est une fusee. Suffisamment veloce pour ne laisseraucune chance a Emirates Team New Zealand aussi bons soient-ils? Unesource, neutre, fiable et ayant participe aux entrainements internes du De­fender, affirme que SUI 100 est rapide, plus rapide que SUI 91. [... ] Maisavant Ie coup de canon, aujourd'hui a 15h, avant que SUI 100 ne s'alignepour la premiere fois face a NZL 92, on ne saura pas si ces bruits de pontonsont raison d'etre. (Le Temps, 23-24.06.07)

Rumeurs, bruits de pontons ou murmures dans les coulisses, tout concourt aexacerber I' attente du lecteur et aattiser Ie suspense. Le lecteur, intrigue, est preta suivre le feuilleton. En outre, certaines questions forrnulees au conditionnel(voir dans l'extrait 7 «Est-ce que ces dissidences pourraient constituer Ie talond' Achille d' Alinghi ? », «ne pourraient-elles pas commencer aporter prejudicesi les choses se pas sent moins bien que prevu sur I' eau ?») laissent presagerd'eventuelles complications, ce qui ne peut qu'accroitre la curiosite du lecteur.

3.2 Suspense et rebondissements

Les deux premiers matchs se deroulent un week-end, Iepremier gagne parAlinghi,Ie second par Team New Zealand. Dans l' edition du lundi, les journaux rendentcompte des resultats en soulignant le suspense genere par I'egalisation des deuxequipes, «Deux defis, deux regates, et vogue Ie suspense» titre en Une Le Tempsdu 25 juin. D'entree de jeu, Ie deroulernent des evenements apparait inattendu, lesexperts ayant ete nombreux apredire Ie succes d'Alinghi par 5-0. Les journauxs 'unissent pour qualifier ce debut de competition comme «historique» :

(9) Cette journee du 24 juin est d'ores et deja entree dans I'histoire. Quelleque soit I'issue de cette 32e Coupe de I'America, ce premier week-end aurapermis de ciseler un nouveau visage a un evenement qui, depuis quelquesannees, souffrait d'un manque de suspense [... ]. Pour les premiers pas dela Coupe de I'America dans les eaux europeennes, Alinghi et Team New

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;,('alalld 0111 ulfcrt 1111 Npt'lllllh' dl' rrvr awl.' deux premiers 1IH1lchs disputesct cuptivuntx, HI 1'0111 III 1'11'1111('11' lOIS dcpuis 1l)l)2,la Coup« de l'AmcricaIll' sc soldcru pas pur 1111') 1111. il « Ii '111/1.1, 25.0().07)

Non sculcmcnt il s'uvcrc certain que la <. 'oupc nc va pas se terminer sur le score.... () des trois dernicrcs editions, mais lcs experts pronostiquent un duel serre :

(10) «Cette deuxiernc regale prouve que cela se joue a peu de choses et que lamoindre erreur peut tout faire basculer.» (Loick Peyron, marin, Le Temps,25.06.07)

(\ 1) «Nous voyons que cela s' annonce tres serre. II va falloir continuer a bienregater,On constate que la vitesse du bateau n'est pas suffisantepour gagnerdans des conditions legeres et changeantes. Les Kiwis ont preuve dans cettedeuxiememanchequ'ils n' etaientpas mauvaisnonplus. »(Emesto Bertarelli,marin et patron d' Alinghi, 24 Heures, 25.06.07)

l'cgalisation inattendue et son correlat, l'incertitude quant a I'issue des rega­les, permettent de preserver le ressort de la dramaturgie sportive evoque plushaut apropos des matchs de tennis. Comme le titre 24 Heures, le 25 juin: «[encgalisant] Les Kiwis sauvent la finale de l'ennui ». On constate ici que c'est lalournure meme des evenements qui permet aI'intrigue de progresser selon unecourbe dramatique dont la tension va grandissant.

On assiste aun nouveau rebondissement lors du troisieme match, qui voit lesNeo-Zelandais gagner anouveau (2-1) a l' issue d'un duel qualifie dans tous lestirres de «haletant», d'«hallucinant» ou d'«incroyable». En effet, dans desconditions de vent tres instables, chacun des deux bateaux a pris I'avantage surI'autre aplusieurs reprises, laissant chaque fois croire que la course etait jouee.l.cs joumaux parlent ace propos d'un «show truffe de suspense» (Le Matin,27.06.07), d'une «course a rebondissements» (Le Temps, 27.06.07) ou d'un«duel d'anthologie» (24 Heures, 27.06.07). Tous sont unanimes pour qualifiercctte troisieme manche de «regate la plus folle» :

(12) Quelle regate ! Les milliers de spectateurs qui se trouvaient sur I'eau, hier enfin d'apres-midi, ont vecu un scenario incroyable, presque surrealiste ' Aubout de ce suspense haletant un beau vainqueur: Team New Zealand, quidecrocheundeuxiernesuccesconsecutifapresceluidedimanche.Desormais,les Kiwis menent 2-1 dans la serie contre Alinghi. (24 Heures, 27.06.07)

« Scenario incroyable», « suspense haletant», l' intrigue progresse et la tensionaugmente. Le quatrieme match est gagne par Alinghi, ce qui amene une nou­velle egalisation (2-2) et Ie maintien du suspense. Le lendemain, les joumauxapplaudissent la performance, mais un rebondissement inattendu vient temir lavictoire. Une maneeuvre suspecte d' Alinghi a pousse les Neo-Zelandais adeposerun protet. En fonction de Ia decision du Jury de la Coupe, la course pourrait done

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ctrc rccouruc. '_I' Mali" fail ct.u de cct cvcncmcut duns SOli titre en lJlIC [« HI sicettc regale dcvait eire rccouruc ?», 2X.06.(7) uinxi que dans lc titre de la page«Sports» (<<Alinghi gagne un flacon d' incertitudes », 2X.06.(7). Le lendcmain,Ie 29 juin, alors que Ie bateau suisse vient de gagner 3-2, lcs journaux annonccntque Ies Kiwis ont ete deboutes, mettant fin ace mini-suspense. L'annonce de la .vietoire d'Alinghi Iors du SO match voit Ies journaux insister sur Ie fait que rienn'est encore joue, En effet, Alinghi a gagne grace aune avarie chez son adver­saire, l'explosion du spi. Ce que Ies journaux qualifient de «coup de pouce dudestin» ou de «coup du sort» ne Iaisse done rien prejuger de Ia suite. Les Kiwisqui menaient au debut de Ia cinquieme manche peuvent encore se rattraper Iorsde Ia suivante. Les journaux mettent ainsi I'accent sur I'incertitude de I'issue:

(13) Le bateau suisse mene desormais 3-2. Mais les Neo-Zelandais n'ont pasencore abdique. (24 Heures, 30 juin-ler juillet 2007)

(14) Decidement, les jours se suivent et ne se ressemblent pas dans cette 32"edition qui nourrit toutes les promesses d'un evenement a marquer d'unepierre blanche. L'issue du duel est toujours aussi incertaine a I'issue ducinquieme match. Meme si Alinghi rnene par 3 a 2. (Le Temps, 30 juin-l or

juillet 2007)

Du fait de Ia coupure du week-end, Ie sixieme match, gagne par Alinghi (4-2) Iesamedi, ne fait pas Ies gros titres des journaux. Ce qui est mis en avant dans Ieseditions du Iundi c'est I'annulation, Ie dimanche, de Ia T" regate, regate decisivequi pourrait voir Ia victoire definitive d'Alinghi. Le Temps rapporte cette annu­lation pour cause de vent instable dans ce titre: «Eole maintient Ie suspense »,

02.07.07). On arrive ainsi au sommet de Ia tension dramatique. Sachant qu'uneregate en Coupe de I' America se joue sur des details et que quelques secondespeuvent bouleverser Ie cours des choses, Ie suspense est ason comble. L'attentedu denouement, maintenant tout proche, est Iisible dans Ies titres de I' edition du3 juillet 2007, jour J de Ia septieme et, peut-etre, derniere regate :

• A une victoire du bain de champagne (Le Temps, 03.07.07)• lIs regateront aujourrl'hui ! (Le Malin, 03.07.07)• Alinghi peut esperer gagner Ie trophee aujourd'hui (24 Heures, 03.07.07)

3.3 Denouement

Le mardi 3 juillet, au terme d'une manche extremement disputee, Ie bateausuisse gagne avec une seconde d' ecart seulement. Le suspense aura done etemaintenu jusqu'au bout. Le 4 juillet, Ies trois quotidiens annoncent en Une Iedenouement du feuilleton:

• Une seconde pour l'eternite (Le Temps)• Bravo, Ernesto ! (Le Malin)• Alinghi, une seconde pour l'ctcrnitc (24 Heures).

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I )alls ks dilfcrcuts articles. 011 nll'l'0lll' I'Olllllll'nl, sur place, il Valence, Ics sup­

pIirtcrs 0111 vccu lc dcuoin-nu-nt l'lI dlll'l'l :

( 15) l.c temps uvnit cuuuuv SlIspl'lIdli SIIIl vol. Lcs cu.urs 0111 ccssc de baurc. Lcsdcrnicrs inxtnuts de n' qui s'apprctail;\ dcvcnir I'ultimc regale de cctte 32"Coupe de I' America rcstcrout graves dans les rnemoircs. Cornme un filmau ralenti pour cc qui a pris Ie visage d'un sprint de 100m. Epoustouftant.Qui l'eut cru ? Qui aurait pu ecrire que cette edition, qui a vu la victoired' Alinghi par 5 a 2 face a Emirates Team New Zealand, se jouerait a uneseconde? Dujamais vu. (Le Temps, 04.07.07)

(16) Cardiaques s' abstenir ! Les gorges sont nouees. Plus personne n' ose parler.16h 23. Devant I'ecran geant principal du port de la Coupe de l' America, lastupeur l'emporte le temps d'un final haletant. Et voila qu' Alinghi franchitla ligne d'arrivee ... une seconde seulement devant Team New Zealand! IIconserve ainsi I'aiguiere d'argent rapportee d' Auckland en 2003. La joieest a la mesure du suspense. Explosion. (Le Malin, 04.07.07)

I '~n Iisant Ies extraits ci-dessus, on comprend que Ie denouement du feuilleton acu lieu dans un climat de tension extreme, Ie public etant decrit comme littera­lcment «tetanise » (« les cceurs ont cesse de battre », «Ies gorges sont nouees »,

« plus personne n' ose parler»). Dans I' extrait 16, on peut relever que le choixde rapporter le denouement au present accentue I'impression pour le lecteur

d' assister en direct au «final haletant ».

Ce feuilleton qui a tenu le public en haleine quotidiennement pendant 12 joursi11ustre parfaitement le critere de «riarrabilite » cite au chapitre 3. En effet, silc narrable (ce qui vaut la peine d'etre raconte) est ce qui possede un caracterercmarquable et/ou imprevisible (on ne raconte pas ce qui releve du deroulernentnormal des evenements), avec la Coupe de I' America, Ia narrabilite a atteint sonplus haut degre, Dans I'extrait 15, on souligne d'ailleurs aquel poin~ I'e.vene­ment est memorable et hors du commun (<< resteront graves dans les memoi res»,

« epoustouflant », «du jamais vu »).

Ce qui frappe enfin, au terme de ce feuilleton, c'est de constater que les j~)ur­

nalistes, en tant que narrateurs d'une intrigue en train de se derouler en directsous leurs yeux, n'en ont jamais su beaucoup plus que leurs lecteurs. Ce sontles evenements qui ont faconne la courbe de I'intrigue et jusqu'au denouementI' incertitude a prevalu (voir dans I' extrait 15: «Qui l' eOt cru T», «Qui auraitpu ecrire [... ] ?»). On reviendra plus loin sur les implications narratologiquesd'une narration en temps reel, type de narration qui semble contradictoire avecI'exigence d'une distance temporelIe entre I'evenement et sa narration, toute

histoire etant censee etre «passee ».

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( 'cs premiers recits etablissent de maniere categorique un lie? de ca~sal~te ent~e

la rupture d'une corniche de neige et la chute des deux cordees. Mats d ~mblee

cct evenement qui pourrait rester au stade d'un fait divers ponctuel va feuilleton­ncr, car il suscite l'mcomprehension. Des Ie premier jour, en effet, les journauxrclevent deux questions majeures que souleve cet accident militaire:

• Six morts a la Jungfrau: pourquoi sont-ils partis dans d'aussi mauvaisesconditions? (titre du Temps, 13.07.07)

• Pourquoi les guides n'etaient-ils pas en tete? (titre du Matin, 13.07.07)

toncernant la premiere question, Ies avis sont partages. Certaines voix d'ex­ports s'elevent pour signaler que I'ascension s'est deroulee dans des conditionsmcteorologiques difficiles, voire dangereuses :

(20) Pour Hans Mohl, gardien de la cabane Rottal cite par I' ATS, il etait «in­comprehensible de tenter I'ascension de la Jungfrau dans ces conditions ».

[... ] Le guide de haute montagne bernois Germain Paratte considere queI'itineraire choisi par les militaires n' est pas dangereux. «C'est la voieclassique, empruntee par de nombreuses cordees qui rejoignent Ie sommetde la Jungfrau. Mais, avec autant de neige fraiche, il y a des risques ». [ ... ]

Le nivologue Robert Bolognesi, directeur de Meteorisk, reconnait lui aussique les conditions ri'etaient pas optimales: «Outre la neige,.~bondant~, il ya eu du vent de secteur ouest, modere a fort. Dans ces conditions, Ie risqued'avalanche est reel». (Le Temps, 13.07.07)

Du cote de l'autorite militaire, en revanche, on estime qu'il n'y avait aucuneraison de renoncer aI'ascension de la Jungfrau:

Alplnisnw Six IIIl11tnll'l·s. cinq ...-crues l.'t 1111 sl.·r~l.'nt. out etc l.'1II­portes pur uue uvnlanch«lis ctaicnt partis vcrs 'lit IlIl'IllIillill./\ IOIt, il3XOO metres, ccst lc drumc :unc corniche til' lIl'igc Imidll' Sl' dctuchc ct cmporte deux cordees de troismilitaircs, quatrc Valnisans, 1111 Vaudois ct un Fribourgeois dans une chutede plusicurs ccntuincs de metres, sous les yeux de leurs camarades. Lesvictirnes, qui cffcctuaicnt leur \7" semaine d'instruction sur 21, et~ient

toutes des montagnards aguerris. Elles faisaient partie d'une elite, l'Ecolespecialisee d' Andermatt. (Le Temps, 13.07.07)

Mort de 6 soldats apres une chute de 1000 metres ala JungfrauSixjeunes militaires, alpinistes experimentes, formant deux cordees de trois,ont perdu la vie hier a la Jungfrau dans l'accident dii a la neige Ie plus gravedepuis huit ans. [... ] Le detachement effectuait une instruction ala condu,itede groupe et etait encadre par des guides de montagne. Les deux cordeesse trouvaient sur la voie normale menant au sommet de la Jungfrau, a unealtitude de quelque 3800 metres, lorsqu'une plaque de neige s'est detacheeet les a emportees dans une chute de pres de 1000 metres vers le glacier duRottal, dans le versant ouest de I'arete. (24 Heures, 13.07.07)

(19)

( IX)

Revenir sur ce qui s' est passe en tissant Ie reseau des causes et des motifs,necessite parfois une longue enquete. C'est precisement la difficulte de faire lalumiere sur les faits qui empeche Ie «tranchant » de I' evenement de s' emoussertrop vite et qui permet au recit de durer. C'est pourquoi lorsqu'un fait inattendu etincomprehensible fait la Une des quotidiens, il declenche souvent un traitementmediatique sous forme de feuilleton. Son extension temporelle est alors lieeau processus meme de I'enquete, qui vise aapporter reponses et explications aI'enigrne que constitue I'irruption inopinee de I' evenement. Pour illustrer ce typede feuilleton, nous allons nous interesser aune affaire recente, designee par lesmedias suisses sous l'etiquette «drame de la Jungfrau ». Cela commence par unfait divers tragique: Ie 12 juillet 2007, deux cordees de soldats en exercice surun glacier des Alpes suisses font une chute dans Ie vide et sont retrouvees sansvie 1000 metres plus bas.

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4 Rupture dans I'ordre des choses: que s'est-il passe?

4.1 Ouverture du feui/leton

Le Iendemain du drame, Ie 13juillet, les quotidiens mettent I'evenement en Uneet fournissent un premier recit de ce qui s' est passe:

(17) La montagne tue six militaires romandsLa rupture d'une corniche de neige fraiche a declenche une avalanche meur­triere pour cinq militaires romands et un alemanique encordes sur une creteenneigee, hier matin a 10 heures. Un Haut-Valaisan, trois Bas-Valaisans, unVaudois et un Fribourgeois escaladaient Ie versant sud de laJungfrau lorsquela coulee les a emportes dans un couloir abrupt. Encadre par des guides,un detachement de 14 montagnards de l'Ecole de recrues de specialistesde montagne d' Andermatt (UR) effectuait une instruction a la conduite degroupes. (Le Matin, 13Jn.(7)

Pour qu'il y ait Icuillcton mcdiatiquc, on I'a vu plus haul, il Iaut, la plupart dutemps, une incornpletude. Incornpletude d'un evenernent posscdant une certaineextension ternporelle, comme on vient de Ie constater avec la Coupe de I'Ame­rica, ou incompletude de l'information lors du surgissement d'un evenernentinattendu ou mysterieux. C'est ace second cas de figure que nous allons nousinteresser maintenant. Lorsqu'un evenernent inopine advient, il vient troublerI'ordre des choses et semer Ie desordre. Arquembourg-Moreau (2003) decrit Ieprocessus qui s' enclenche apartir de la :

Ce desordre suscite une demande de sens. L'occurrence generatrice de troubleexige d' abord d' etre identifiee, categorisee, nornmee, puis decrite, enfin, racontee,Le recit est une maniere d'emousser le tranchant de l'evenernent, de Ie reinsererdans un textus, le tissu narratif qui relie des acteurs, des causes, des motifs et desbuts. (Arquembourg-Moreau, 2003: 28)

Page 93: Intro à la narratologie

(21) «La voic cmpruntcc ~st de dilficultc 1II0Yl'llIIl', II S'IIVIS,S;1I1 d'un cxcrcicclou I il fail adaptc aux compctcnccs des xoldulx, nllunu- lc porte-parole duDcpartcment federal de la defense. lis u'ctuicnt pas dl'S rouristcs ell balade,mais bien des alpinistes chevronnes, tous rncmbrcs de clubs alpins et ayanteffectue des cours dans Ie cadre de la formation jeunesse et sport. Quantaux instructeurs, I'un appartient aI' armee, I' autre est un guide professionnelcivil.» (24 Heures, 13.07.07)

Certains experts expriment un avis partage, comme ce porte-parole de I'As­sociation des guides de montagne de la Suisse qui commente comme suit lesconditions meteorologiques du jour du drame:

(22) «Le risque d' avalanche actuellement est incontestable, comme toujourslorsque Ie soleil revient apres une longue periode de perturbations et de vent.La surface etait tres dure et lisse. II a beaucoup neige la-dessus. La situationest done critique durant deux ou trois jours. » Par ailleurs, Ie rayonnementsolaire est tres fort Ie matin, en plein ete, sur les versants sud. Mais Ie guiderelativise: «Je suis sorti en montagne hier et je sortirai demain. Nous nesommes absolument pas dans des conditions de dangerextreme. »(24 Heures,13.07.07)

On constate que, dans les premieres heures qui suivent Ie drame, les voix des'specialistes s' elevent dans la cacophonie. L'hypothese circule cependant dansIe public et les medias que l'accident aurait pu etre evite si la hierarchic mili­taire avait pris Ia decision qui s'imposait: ne pas entreprendre I'ascension de,la Jungfrau. Outre Ia prise de risque, I' absence de guide en tete de cordee estconsideree par certains comme Ie signe de I'incompetence des instructeurs deI' armee. D' autres voix, au contraire, soutiennent que les guides etaient ala bonneplace, parce qu'une instruction ne se fait pas en tete de cordee, et que done lacompetence des instructeurs n' est pas aremettre en cause. De fait, une enquetemilitaire est irnrnediatement ouverte pour faire la lumiere sur les circonstancesexactes du drame. Le chef du Departement de Ia defense annonce qu' « une en.quete est en cours, qui va nous montrer si la nature est seule responsable de cedrame ou si une erreur humaine a pu etre aI'origine du deces des ces alpinistesexperimentes» (Le Temps, 13.07.07).

4.2 Questions et rebondissement

Aux deuxierne et troisieme jours du feuilleton, les journaux reviennent massive­ment sur les questions qui se posent apropos du drame de la Jungfrau. L'accidentest juge «absurde » et les circonstances peu claires. En outre, I'emotion que lamort dramatique des six jeunes gens a suscitee aupres du public demande quesoit explique precisement ce qui s' est passe Ie 12 juillet:

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(2,~) QlIl'stiuns sur une h'UN(\dl,'I" .l Pourquoi onl ils dl'vllll' dl' partir') l'ourquoi lex guides onl i1s auioriscl'cxpcditiou ? lcs soldllis vouluicut ils rcaliscr UII «400(!», unc course quiaurait couronnc leur l'l'oll' dl' rccrucs '! i l «: 'n'IIl!!S, 14-15.07.(7)

(24) A la Jungfrau, un accident absurde[... 1Quel milituirc a mis la course aI'agenda? Les deux guides accompa­gnateurs ont-ils pu librement donner leur feu vert a cette course devenuetres delicate? (Le Temps, 14-15.07.07)

(25) Une decision «incomprehensible»Comment un tel drame a-t-il pu se produire? Au lendemain de I'accidentqui a coute la vie a six soldats en train de gravir la Jungfrau, les questionsse bousculent. Les conditions meteorologiques avaient ete execrables avantIe depart.Pourquoi les deux guides de montagne ont-ils neanmoins decide de partir?Quel etait Ie niveau technique des alpinistes? Ont-ils commis une faute?(Le Temps, 14-15.07.07)

(26) Le deuil peut commencer mais les questions demeurentQuestions en suspensQue s'est-il passe ce jeudi matin a3800 metres au-dessous du Rottalsattel,pour que les deux cordees de trois soldats devissent ? Et surtout, qui en portela responsabilite ? (Le Matin, 14.07.07)

t " est sur ce fonds de questions ouvertes que I' affaire rebondit les 16 et 17juillet dans les differents quotidiens. Selon certains temoignages, les six soldatsn'auraient pas ete emportes par une avalanche:

(27) Pas de lien entre la coulee et la chuteUn membre de la cordee aurait perdu I'equilibre apres que la corniche sesoit ecroulee. II n'y aurait ainsi pas de rapport direct entre I'avalanche et Iepassage des soldats. (Le Matin, 16.07.07)

(28) L'avalanche aurait eu lieu avant l'accidentRebondissement dans la tragique affaire de la Jungfrau. Les six victimespourraient ne pas avoir ete emportees par une avalanche. Selon des temoins,la corniche neigeuse de la selle du Rottal aurait cede avant que les soldatsne chutent dans Ie vide. (Le Temps, 17.07.07)

(29) L'armee avance un nouveau scenario du drame de la JungfrauREBONDISSEMENT- La justice militaire remet en question Ie fait que la coulee deneige soit la cause directe de I' accident qui a fauche la vie de six recrues.[... ] En se bas ant notamment sur des temoignages, lajustice militaire a re­mis en question Ie fait que I'avalanche soit al'origine de I'accident. Selondes temoins, les six recrues auraient ainsi devisse, Mais seulement apres ladescente d'une coulee de neige. Selon cette these, un soldat aurait glisse etaurait entrainc scs compagnons dans sa chute. (24 Heures, 16.07.07)

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Page 94: Intro à la narratologie

Ccuc Iois. lc recit u'cst pills catl-glll'iqlll',colllllll' duns Il'S l'dllions du 13 juillct,au lcndcrnain du dramc, Lex faits sont rapportcs all condit iunncl [.« aurait perdul'equilibrc », «pourraicnt ne pas avoir ete emportcs », « uuruicnt dcvissc », etc.),

Les journalistes ne prennent plus en charge Ie recit avec certitude. lis proposentun scenario possible, mais non encore confirrne. En outre, durant ces premiers

jours, on peut observer deux perspectives temporelles distinctes: d'une part,un regard retrospectif qui tente de revenir sur ce qui s'est vraisemblablementpasse en proposant des scenarios possibles, d'autre part, une visee prospective

qui se projette dans 1'« a-venir» de l'affaire, asavoir l'enquete et les ceremoniesfuneraires :

(30) L'enqueteLa justice militaire mene l'enquete. Elle n 'a pas trouve d'indice concernantune erreur d'appreciation, L'instruction sera menee en etroite collaborationavec la police cantonale bernoise, la police militaire et l'ENA, promet MartinImmenhauser, porte-parole de la justice militaire. Le juge militaire aurarecours ades experts civils pour tenter de comprendre ce qui s' est passe. En I

principe, il n'y aura pas de reconstitution des faits, car« les conditions alpineschangent tres vite », note Martin Immenhauser. (Le Temps, 14.07.07)

(31) Ceremonie officielleSelon l' ATS, des messes auront lieu ce lundi pour trois des quatre victimesvalaisannes. Deux ceremonies seront celebrees, l'une au Chable le matin,et l'autre al'abbaye de Saint-Maurice, dans I'apres-rnidi. La famille de larecrue fribourgeoise prendra conge de celui-ci le merne jour en I'eglise deBellegarde.La ceremonie funeraire officielle en mernoire des six soldats qui ont peridans l' avalanche est prevue mardi a 14 heures, aAndermatt. Leurs prochesdevraient y participer, al'instar du conseiller federal Samuel Schmid, ainsique des representants des gouvernements valaisan, vaudois et fribourgeois. '(Le Temps, 16.07.07)

Dans les deux extraits ci-dessus, la visee prospective est tres clairement marqueepar les futurs (« sera menee », «auront lieu», etc.) ainsi que par Ie semantismede la forme verbale «est prevue». A la suite du rebondissement de l'affaire, lesjoumaux relaient encore pendant deux jours la polemique qui enfte autour descirconstances exactes de l'accident. Si, selon certaines sources, une avalanchea bel et bien eu lieu avant la chute fatale, l'un des rescapes ajoute ala confusionen donnant un temoignage tardif qui vient contredire cette version des faits:

(32) Jeune homme elance de 20 ans, Alain Perusset est un survivant. Jeudi der­nier, ce Neuchatelois etait l'un des douze soldats partis aI'ascension de laJungfrau.Hier, quelques minutes apres la ceremonie d'adieu ases six camarades dis­parus, il a decide de parler. [... 1Avec emotion, mais aussi determination, leNeuchatelois, qui vient d' obtenir sa maturite raconte: «1' etais Ie troisieme

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de la rroisienu- l'onl~I' 1'1 SllIldlllll h' (':11 1111 radl' IkVlI1I1 moi nr'vst hllllhl;

dcxxux, puixj'ui mull' .. II l'si l'lIllT,miqlll', il u'u pas vu davalauchc. Alms,qucllc scrait la CllllS!' dl' 1'1'111' IIlI/!.l'die'l Alain Pcrussct lignorc ct sc refuse~I cvoqucr toutc hypotlu-s«, lalll qllc la justice militairc u'aura pas tcrmineSOli cnquetc. (24 lit 'lin ',I , I X.07,(7)

lc 19 juillet, les quotidicns sont unanimes a reveler le desaccord des expertsconcernant les causes du drame :

(33) Drame de la Jungfrau: des avis divergentsBerne Les experts en desaccord sur la mort des six militairesUne semaine apres le drame de la Jungfrau, l'avis des experts diverge surles causes de I' accident. Le president de la Commission d' enquete sur lesaccidents de montagne privilegie la version d'une plaque de neige ayantemporte les victimes.«Envisager une autre cause de I' accident est inutile. Sans coulee de neige,celui-ci est pratiquement impossible aexpliquer », a indique Armin Oehrlimercredi. [... ]De son cote, Georg Flepp, president de l' Association suisse des guides demontagne, exprime son desaccord avec ce point de vue. « Selon les temoi­gnages, les soldats etaient encore debout lorsque la plaque de neige s'estdetachee.» (Le Temps, 19.07.07)

Apres une premiere semaine de suivi quotidien, le feuilleton s'interrompt pourrcprendre une semaine plus tard avec l'annonce d'un premier bilan de I'enquete.

Ace stade, une seule information est confirmee, le fait qu 'une coulee de neigea eu lieu Ie jour du drame. Cela ne suffit cependant pas aprouver qu 'elle est aI'origine de la chute des six soldats, ce que relevent les titres suivants:

• II manque encore la cause du drame (titre du Matin, 26.07.07)• Une avalanche, oui, mais pas d'autres infos (titre de 24 Heures, 26.07J17)

C' est surces revelations pour Ie moins deceptives que s 'interrompt une deuxicmclois le feuilleton. L' enquete suit son cours et le public n'en saura pas plus jusqu' au:) octobre 2007, date a laquelle Ie drame de la Jungfrau est remis en Une desquotidiens, Le deroulement de I' accident est annonce comme definitivementclarifie. Une avalanche est bien aI'origine de la chute des six soldats. La causectant connue, une enquete penale est aussit6t ouverte contre les deux guides demontagne qui accompagnaient les victimes le 12 juillet dans Ie but de determiner

leur degre de culpabilite :

(34) Jungfrau: guides sous enqueteL'expertise de l'Institut federal pour l'etude de la neige et des avalanches deDavos est claire: les six jeunes militaires, iiges de 20 a23 ans, morts le 12juillet sur les pentes de la Jungfrau ont ete emportes par une avalanche qu'ilsont eux-rnemes declenchee. Des lors, compte tenu de la pente, des risques

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Page 95: Intro à la narratologie

d ' avalanche ct de la situation, la jusl ice miliuun- 1I'lIll" l'lI question lc choixdes guides de fain: 1'1 course ct ouvre unc cuqucte PL'lIl1lL' pour « multipleshomicides par negl igence » contre les deux guides. (/ ./' /t'/IIIIS, 5.10.(7)

4.3 L'atlente d'un denouement

Al'heure ou nous mettons sous presse, Ie feuilleton n'a pas encore trouve sonepilogue. Le 6 octobre 2007, les medias signalent que l'armee attend Ies conclu­sions de l'instruction avant de prendre d'eventuelles mesures de securite lors dela prochaine ecole de recrues de specialistes de montagne:

• Pas de mesures avant la fin de I'instrnction (titre de 24 Heures, 6.10.07)• Drame de la Jungfrau: «no comment» militaire

Suisse Le commandant des Forces terrestres dit attendre les conclusions del'instruction (titre et chapeau du Temps, 6,10.07)

Une annee apres Ie drame, le 13 juillet 2008, les journaux rapportent qu'uneceremonie du souvenir a ete celebree. IIs rappellent brievement les circonstancesdu drame et surtout les questions qui se sont ensuivies, restees sans reponse acejour. Le 18 juillet 2008, les suites possibles de I'affaire sont evoquees:

(35) SUITE - Si aucune demande de complement de preuve n' est demandee par lesavocats des deux guides inculpes, Ie juge remettra son enquete al'auditeur(en droit militaire, c'est le procureur). Ensuite, trois scenarios possibles:non-lieu; ordonnance de condamnation; ou renvoi devant un tribunal mili­taire. Me Moreillon estime que le drame de la Jungfrau devrait etre juge ~

l'horizon 2009. (24 Heures, 18.07.08)

Le tableau qui suit met en evidence les principales etapes du feuilleton. Dans:ce tableau, il y a de nombreux points d'interrogation, ce qui montre que I'in­certitude domine. Mis a part le premier recit de l'accident donne comme vraiIe 13 juillet 2007, il faut attendre Ie 5 octobre 2007 pour obtenir une versionstabilisee des faits, presentee comme conforrne a la realite. Encore ne s'agit-ilque d'une reconstitution probable sur la base d'un faisceau d'indices, de temoi­gnages et d'expertises. A partir de ce bilan «definitif », Ie feuilleton se poursuitet Ies questions se centrent cette fois sur le degre de culpabilite des guides etsur I'eventuelle culpabilite de la hierarchic militaire. L'intrigue du feuilletonn' est pas encore denouee, mais le denouement est prefigure. II consistera en hIsentence prononcee par les juges en 2009 seulement.

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Tableau b,' : It'N ~,.Ilu·, du r.·ulllc·11I1I e1,' 1.1 IUIlJ;frau

1)<1IL'S !'h<1SL'S <lu fL'lIillL'lllll ( ,111',1' I'IiYSllJllt' ( ,IIISI' hum.iin« KL'sp()ns,lliiliI0

NIHil )Ruptured'une

11.07.07 (compte rcndu - Arrnee?categoriquo)

cornichede neige

14-15.07.07 Questions ? ? ?

1(,-17.07.07REBONDISSEMENT Chute d'un

Le soldat?(scenario possible)

-soldat?

18-19.07.07 Avis divergents Avalanche? Chute? ?

26-27.07.07Bilan provisoire

? ? ?(etablissernent des faits)

Bilan definititLes guides

(etablissernent des faits)05.10.07

DEBUT DE DENOUEMENTAvalanche - Hierarchic

(enquete penale)militaire?

Trois scenariospossibles:

• non-lieu18.07.08 DENOUEMENT PREFIGURE

ordonnance de condamnation•• renvoi devant un tribunal militaire

5 Une intrigue fragmentee et ouverte

On a vu, au chapitre 3, que le propre d'une intrigue est d'organiser une suited' evenements ou d' actions dans l' unite d' une histoire coherente et complete (une« configuration»). Le feuilleton mediatique remeten question cette conception deI'intrigue. En effet, soumis aux contraintes de I'actualite, Iefeuilleton se construitau jour Iejour, de facon episodique, Cette situation narrative particuliere aboutitil une forme de mise en intrigue progressant par bribes ou «fragments », ce quipcut sembIer menacer sa dimension configurationnelle: «La construction au fildu temps fragmente et disperse done la coherence qu' aurait eu un recit composed'une piece et fragilise la configuration» (Dubied, 2004: 207). Tctu (2000) estplus alarmiste encore. II considere que «dans le recit ~I episodes (une choseapres l'autre, comme les enquetes sur le financemenl des partis politiques), Ielien temporel et le lien causal sont souvent disjoints» et que, par consequent,« l'unite de l'ensemble n'est pas identifiable a chaquc episode, Elk nc I'cstqu'apres-coup.» (pp.93-94).

La structure narrative d'un feuilleton peut certes sembler fragiliscc par la frag­mentation, mais son unite napparait pas qu'apres-coup, Ellc sc construit pro­gressivement et, d' entree de jeu, il y a volonte du joumalistc-nurrutcur d 'uni tier

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Page 96: Intro à la narratologie

lex Irugmcnt« upparcmmcnt disjoints cu intcgrant lu nouvelh- du jourdaus lc rcciten construction. Par cxcmplc, dcx qu'un lcuillcton dCIlHlITl', Oil pcut obscrvcr Inpresence de marques contribuant ~I assurer la cohcrcnc« ct Ia continuitc du rccit(tournures anaphoriqucs, continuatives ou rccapitulativcs, idcntiliants, logos,etc."), Ces traces de liage entre les episodes permcttcnt de poser l'hypothese quele feuilleton constitue legitimement un «texte », c'est-a-dire «un dispositif a lafois dynamique et mobile (progression de sens) et relativement stable (continuite­repetition, rappel d' elements places dans la memoire)» (Adam, 2005: 27). Plusprecisement, le feuilleton peut eire considere comme un «macro-texte» dans lamesure ou il est compose d'une suite d'articles (textes) qui presentent a la foisune relative autonomie (I'article lu isolement parait se suffire a lui-merne) et desrapports de dependance avec les autres articles (l'article lu isolement apparaitcomme un episode d'une structure qui l'englobe).

Le liage entre les episodes d'un feuilleton peut s'observer deja au niveau de latitraille. On constate ainsi que les titres des articles successifs s' articulent entreeux, au-dela de la frontiere du numero quotidien, pour former la structure d'unrecit en devenir. Prenons un exemple: le feuilleton des mesaventures d'une ba­leine retrouvee echouee dans la Tamise, en plein cceur de Londres, le matin du20 janvier 2006 et morte le lendemain soir malgre les tentatives de sauvetage:

• Une baleine dans la Tamise (Le Matin, 21.01.06)• La baleine de la Tamise ne retrouvera jamais la mer (Le Matin Dimanche,

22.01.06)• La baleine de la Tamise autopsiee (Le Matin, 23.01.06)• «Wally» va finir au musee (Le Matin, 24.01.06)• «Wally» n'a pas supporte l'eau douce (Le Matin, 26.01.06)

Le feuilleton dernarre avec I' annonce d'une nouvelle edifiante : la presence d'unebaleine dans la Tamise. On notera a ce propos que le determinant indefini «une»permet de poser I'existence d 'un nouveau referent". Dans les deux ierne et troisiemeltitres, le lexeme «baleine» est repris, mais avec un determinant defini cette fois'(« la» baleine). Parler de « la baleine de la Tamise», c'est signaler resolument UD.

rapport de dependance avec un referent pose ailleurs, en I'occurrence, dans I'editionde la veille. Les quatrierne et cinquieme titres sont interessants dans la mesureou ils reprennent Ie merne referent avec un nom propre cette fois (« Wally»), cequi coneourt a particulariser encore plus l'animal, qui est devenu, le temps duweek-end, un animal «familier ». Notons que la brievete du feuilleton et l'en­gouement du public pour ce fait divers extraordinaire facilitent certainement la

5. Pour une analyse detaillee de ces differentes marques, lire Baroni, Pahud, Revaz 2006 etRevaz 2008.

6. On peut distinguer deux fa,<ons d'introduire un nouveau referent dans un texte, soit en«posant» son existence (introduction dans la memoire discursive), soit en la « presupposant,.(recuperation dans la memoire discursive). Lire a ce propos Gollut et Zufferey (2000).

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rccupcnuion de l'illfol'lllalilllll'lllIll'I'Olllllll~~lIl1n' d'U11 IIlCIIlI' Il;krl'lIl derrieren's trois desigllaliolls: «IIlK' bulcun- «, " III hnk-uu- ", " Wally» I.

I.a possibi litc de dccrirc lexd itTl-rcnls lypl'S lit' reprises unaphoriqucs qui viennentrisxcr un lien entre les titrcx rk- plusieur« vditionx cl'un journal ne garantit pasque cc lien ne ticnnc qu'uu xcul jouruul conccrnc. En cffct, lorsque I'on passeII' « une » baleine a « la » balcinc dans lex deux titrcs consecutifs du Matin, il nelaut pas oublier que I'animal s'cst cchouc dans la Tamise Ie vendredi 20 janvier,que la nouvelle a ete annonccc Ie samedi 21 et que durant toute eette journeelcvenement a ete suivi en direct par les Londoniens et relaye par de nombreuxmedias (journaux, TV, radios, blogs, etc.). Par consequent, quand Ie lendemain1.(' Matin Dimanche titre « La baleine de la Tamise ne retrouverajamais la mer»,l'anaphore definie ne renvoie certainement pas seulement au titre du 21 janvier.. Une baleine dans la Tamise », mais aussi a un referent mentionne ailleurs. Celasignifie que le lien apparent entre les episodes d'un feuilleton est, en partie dumoins, le resultat d'une intertextualite. Ce mecanisme intertextuel a pour conse­quence narratologique majeure que le feuilleton ernane le plus souvent, non pasd'un narrateur unique et omniscient, mais d'une pluralite de voix narratives(journalistes, temoins, lecteurs) qui se relaient pour contribuer a la progressionde I' intrigue.

Outre sa fragmentation, I' intrigue du feuilleton se deroule sans que I' on sachequelle va en etre Iissue. Des lors, le travail de mise en intrigue est en grandepartie un travail d' anticipation, On voit ainsi une intrigue proliferer en explorantplusieurs voies possibles, consecutivement, voire simultanernent. Cette propen­sian a rebondir, voire a ne pas se conclure, remet en question I'idee merne de« logique retrospective» reputee propre a toute configuration narrative, En effet,si Ie recit retrospectif traditionnel de I'Histoire ou de la fiction permet de selec­I ionner apres-coup, a partir du denouement connu ou prevu, un enchainementde faits permettant de composer un recit coherent et concordant, dans Ie cas duIeuilleton mediatique, I'intrigue obeit plutot a une logique prospective qui creusela ternporalite dans I'attente du denouement. Peut-on encore parler de mise enintrigue dans ce cas? Non, bien sur, si I'on s'en tient strictement a la definitionde I'intrigue, heritee des regles de la Poetique d' Aristote:

Sous la surveillance de ces regles, figees dans une didactique sourcilleuse, J'in­trigue ne pouvait etre concue que comme une forme aisement lisible, ferrnee surelle-merne, symetriquement disposee de part et dautre d'un point culminant,reposant sur une liaison causale facile aidentifierentre Ienceud et le denouement,bref comme une forme OU les episodes seraient clairement tenus en respect par laconfiguration. (Ricceur, 1984: 19)

7. Si Ie mecanisme anaphorique est generalernent defini dans l'cspacc restreint d'un texte (<< uneexpression est anaphorique si son interpretation referentiellc depend dune autre expressionqui figure dans Ie texte », Riegel et al. 1996, p. 610), dans Ie cadre d'L11l fcuilleton,les reprisesanaphoriques operent bien sur au-dela de la frontiere d'un article.

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Page 97: Intro à la narratologie

On notera que ccuc conception de I'intrigue semble 1I111111ksll'Illl'nt plus appro­price aux genres narrarifs pratiqucs par lex Anciens ulrnuu- ct cpopcc) qu'auxproductions narratives rnodcrncs (roman, contc, fail divers, de). Elk a copen­dant ete reprise en I' etat, dans les annees 1960, par la narr.uologic structuralepour qui la concordance, la completude (le «prendre cnscrnblc ») et la clotureI'emportent sur I'episodique, le discordant et I'ouverture. Le problerne est queIe feuilleton mediatique ne peut pas etre decrit avec ce type d'approche «classi­que», Ce nouveau genre narratif exige une conception plus souple qui accepteque I' intrigue « s'egare » jusqu' it son denouement.

Dans son ouvrage consacre it I'intrigue litteraire, Villeneuve (2003) montre defacon convaincante que Ia notion d 'intrigue ne saurait« se voir confiner it1'uniqueoperation de concordance; car ce qui fait le sel d'une intrigue repose tout autant

sur ce prendre ensemble dont fait etat Riceeur que sur ce sens de Ia pejorationqui souffle toujours, plus ou moins, sur Ies affaires de I'intrigue» (p,51), PourVilleneuve, I' interet romanesque" ne reside pas seulementdans le plaisirde trouverde la concordance, mais egalement «dans ce melange complexe ou I'on se perd

it departager ce qui tient de ce qui ne tient pas, ce qui possiblement adviendra dece qui n' adviendra sans doute jamais » (p. 51). Cette description du mecanisme deIa lecture d'un recit fictionnel convient parfaitement pour decrire Ie mecanismede la production d'un recit factuel serialise, Le narrateur-journaliste qui raconte

sous la forme d'un feuilleton des evenements dont il ne connait pas I'issue setrouve dans la merne situation epistemique que Ie lecteur de fiction en cours delecture dont Villeneuve affirme que I'activite consiste «it produire, it desirer et ~ ,craindre du possible» (p. 52). Selon cette conception de I'intrigue, Ies conditionsprealables pour la concordance sont « I' errance» et « l' exploration des desordreset des rapports discordants» (p.52). Le feuilleton mediatique factuel presentedes similitudes avec Ie recit litteraire tel qu'il est defini par Villeneuve, comme

un objet pas seulement fini, maitrise et concordant, mais egalement dynamique,imprevisible et discordant:

Pour aborder Ie paradigme des intrigues, ce n' est pas vers la metaphore de lachambre, mais vers celie de la foret qu'il faudrait se tourner-, telle qu' elle apparaitacelui qui s'y perd: labyrinthe aux sentiers entrelaces, prison ouverte sur un cielinfini, mais striee de branches et de sentiers multiples. Au milieu de cette foret, lerecit n' est plus un objet sur lequelle chercheur se penche adistance ni Ie triomphecelebre de la concordance aristotelicienne sur la discordance augustinienne. Aumilieu des intrigues, Ie recit laisse quelque chose courir: un souffle, Ie vent, larumeur. Le sens de I'intrigue determine ces circuits sur lesquels court I'imagina­tion narrative. Les intrigues font vriller, fuir et s'emporter l'imagination,laquelleappartient a ceux qui les inventent, en interpretent les signes, s'en amusent ous'en effraient. (Villeneuve, 2003: 53)

8. lohanne Villeneuve concentre son analyse exclusivement sur la narrativite litteraire et sur Ierole de l'intrigue dans ce contexte precis.

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AWl' l'cmcrgclIl'I', dans lex allll('l's I"HO, d'lIl1l' Illlnlllologll' "post-classiquc»1111"lIlivc uux aSpl'l'ts dyuaruiqucx ,II' III pruductiuu l'l de la reception du rccit,tI,'sl admix que l'intriguc puissl' l'lll' ahol'lkl' aussi dans son aspect processucl.Ivu.nniquc, done discordant. On nutcru i\ cc propos que la narratologie post­I lasxiquc n ' est pas un rcjct de la narr.uologic classiquc mais un elargissement.( )11 pcut memo allcr jusqu'a avanccr que lcs theories narratologiques actuelles

n-uoucnt avec certaines idees en germe dans la Poetique d'Aristote. En effet,lnlcc que I'intrigue n 'est pas que concordance n'est pas totalement absente de la«onccption aristotelicienne. Comme le souligne Ricceur dans Temps et recit I, leII uIde Ie de I' intrigue chez Aristote n'est pas purement un modele de concordance,ruais de «concordance discordante ». Aristote releve par exemple que Ia concor­dance peut etre menacee par la texture episodique", le surgissement d'incidentssurprenants (peripeties) ou Ies revers de fortune qui suscitent frayeur et pitie.( )11 peut deplorer it ce propos une lecture rapide et caricaturale, tant d'Aristote

que de Ricceur, qui a fait repeter it des generations de narratologues que Ie recitII'ctait que «mise en ordre» du chaos de Ia vie et, en ce sens, le triomphe de Ia

n mcordance sur Ia discordance,

I .omnipresence du feuilleton mediatique dans Ia presse quotidienne it I'heureactuelle met tout theoricien de Ia narrativite en demeure de repenser le concept.l' intrigue dans sa double dimension: intrigante (discordante), d 'une part, confi­

gurante (concordante), d' autre part. Ainsi revitalisee Ia notion de « recit» pourracnfin etre abordee it Ia fois comme activite ou operation de «mise en intrigue»(dynamique prospective) et comme son resultat, it savoir I'agencement des faits

sous la forme d'une structure close et complete (visee retrospective).

Lefeuilleton rnediatique appartient de plein droit au genre narratif et peut done etreconsiders comme un recit, Maisc'est un recit particulier, un recit dont I'intrigue s'ecritprogressivement dans I'ignorance provisoire du denouement.

Lescaracteristiques narratologiques du feuilleton mediatique sont les suivantes:

• C'est un recit morcele, qui avance par « bribes»;

• C'est un recit qui se construit au jour Ie jour, pratiquement en temps reel: c'est Iedeveloppernent effectif des evenernents qui dicte son rythme temporel:

• C'est un recit ouvert, dont Ie narrateur (le journaliste) ne rnaitrise ni I'ampleur,ni la duree, ni I'issue;

9, L'episodc est dcfini chez Aristote comme une suite d'cvcnements qui vient sinserer de faconplus ou moins Iache dans Ie deroulement de I'action, essentiellemcnt pour donner une certaineampleur al'histoire,

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• C'est un recit en grande partie prospectif, dont 1'lnlrlHuP PI'II! prolifereren ex-plorantplusieurs vail's possibles.

Ces caracteristiques d'un nouveau genre narratifdemandent J lanarratologie derevoirla notion d'intrigueetde sortirdu carcan des approches c1assiques habituelles. C'esta quoi s'attelle depuis quelques annees deja la narratologie dite «post-classlque »,

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CONCLUSION

I-ort du constat que la narration est d' abord «representation d' actions», cetouvrage a pour objectif d'aborder la question de la narrativite conjointement aline reflexion sur la nature des actions representees dans les textes. C'est ainsiqu'un double cadre theorique a ete propose. Dans la premiere partie, nous avonsexamine Ie probleme de la definition de l'action en empruntant aux travaux dela philosophie analytique anglo-saxonne. Nous avons pu distinguer de faconstricte ce qui releve de I'action (quelqu'un realise une intention) et ce qui relevede l'evenement (quelque chose advient sous l'effet d'une cause). Les differentstcxtes analyses dans cette partie ont permis de montrer que cette dichotomie«action vs evenement» doit etre relativisee et qu'il existe en fait un cont inuumentre Ie pole actionnel ou l'agent humain est responsable, conscient de cc qu'jlfait et dote d'une motivation et Ie pole evenementiel ou un evencmcnt physiquesimplement advient, sans Ie quelconque controle d'une volontc humainc. DUllsces textes empruntes aux discours tant litteraires que mcdiatiqucs s\'sl dOIll'

posee l'importante question du degre d'agentivite.

Dans la deuxieme partie, nous avons aborde la definition de la nurnuivltc ell ueu"temps. Tout d' abord, un brefetat des lieux des deft nit ions d1IC\mccptde 11111'1'1111 vIt~

a permis de dresser un inventaire des criteres narratifs mujcurs: repr~Nt'nI&Ulnll

II'actions au d' evenements, deroulement chronologiquc, tl'llllsformtlllnll. 1I0llfijde causalite, developpement inhabituel ou irnprcvisihle de 1'lIcllnll, CJu.l~u'fij

questions annexes ont egalement ete developpccs dans cctte ptlrll,: I. nnUnnde recit «minimal », Ie probleme de 1'« amplification» nurrstlv••In.I qUI I.debar apropos des eventuelles marques linguistiqucs de III tUlrr.tlvlt'. Dan. undeuxieme temps, la reflexion sur les textcs dits «d'actlon» (voir R.va. IV97) It

cte prolongee pour reaffirrner la necessitc d'cnvisugcr I" n.rratlvl" non pa••nterrnes de «tout au rien» (<<un texte est ou n'cst pus Ilurr.tl,.), mat••n ItrmoJlj

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de dcgrcs (un tcxtc est plus ou moins narnuit). Trois l'lIlcgnrics tcxtucllcs dela narrativite out ete miscs en evidence: la Chroniquc, la Rclution ct lc Rccit.Chacune a ete definie soigncuscmcnt ct illustrcc par de IHlII1Ill"l'UX cxcmplcs tiresde genres de discours varies.

Une troisieme partie s' imposait. lis' agissait de mesurer la pertinence du recoursadeux theories (theorie de l'action et theorie narratologique) pour aborder ladiversite des productions narratives. Deux problemes narratologiques actuelsparaissaient importants atraiter dans ce cadre: le presume «retour du recit » dansle roman postmodeme et la construction d 'une intrigue quasiment «en tempsreel» dans la serialisation de l'information mediatique.

Au terme du parcours, force est de cons tater qu 'il existe une mutation dans I' art deraconter, mutation dont la narratologie doit absolument tenir compte. Par exemple,le demier chapitre, consacre au feuilleton mediatique, montre que I' accelerationde l'information genere une nouvelle forme narrative qui vient dernentir I'ideerecue que le recit a forcement avoir avec la distance et la retrospection. Dansce contexte particulier d 'un recit « serialise », le fait que Ie joumaliste-narrateurignore jusqu'a la fin ce qui va advenir reellement pose un probleme narratolo­gique important, qui ne peut etre resolu avec les seuls outils de la narratologieclassique. Fort heureusement, les courants narratologiques actuels ouvrent desvoies nouvelles qui permettent d'aborder les intrigues narratives dans leur aspectresolument dynamique. On peut ainsi envisager une conception de la narrativitequi tienne compte non seulement des recits canoniques de la fiction et de I'His­toire, mais egalement des textes comme les feuilletons de la presse quotidienne,dans lesquels I'intrigue progresse par bribes et propose divers scenarios possiblesjusqu'ason denouement effectif.

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L'Humanite

L'lIlustre

Le Matin

Le Matin oimanche

LeMonde

LeNouveau Quotidien

LeTemps

Tribune de Geneve

24 Heures

203

Page 104: Intro à la narratologie

INDEX DES NOMS PROPRES

1,l:S noms en italiques signalent des auteurs (ecrivains, journalistes, peintres,ctc.) dont les oeuvres sont citees et/ou analysees.

AAdam: 79, 90,131,132,137,144,188Arnmouche-Kremers : 153, 166Andersen: 50, 52, 53, 65Anscombe : 12,20,28,46Aristote : 29,69,72,75,78,80, 103, 107,

108,112,113,115,123,124,125,126,127,137,189,191

Aron : 34, 35Arquembourg-Moreau : 180, 192Austin: 20

nBalzac : 142, 144Barilier : 55,58Baroni: 132, 157, 167, 168, 171, 173,

188,192Barthes : 69, 70, 80, 83, 84, 86, 93, 100,

129Batteux: 125, 126Beckett: 143Benveniste: 96Bergala : 90, 91Bertho: 145, 166

Bessard-Banquy : 142, 153, 166Bichonnier : 53Black: 40, 83Bloch: 49Borel: 61Bouchindhomme : 12, 78Bourget: 111, 112Bourneuf : Ill, 133, 137Bower: 40, 83Bremond: 12, 73, 75, 76, 77, 7R, R5, R6,

100, 129Bres:74, 75,93,94,95,96,100Bronckart : 94, 95, 96Butor: 142

CCamus: 22, 129Carr: 12, 14Cohen: 108Combe: 20, 70, 75, 85, 86, 93, 94, 95,

96, 100Courtes : 84, 119Crettaz.: 63

205

Page 105: Intro à la narratologie

11110: 12, 71) , ~.'i

II 'it! : 1)2

ividson : 12, 2~, 46: ( 'crtcau : 12: Meijer: 101

chruy Gcncttc : 106,109,111,156.mers : 102

/sarzcns : 105derot:91Ithey: 33mat: 127IS Passos : 110I Bos : 88,91t Camp : 109ihicd : 187ihy : 105

0: 42, 43, 75, 81,118,134.rstcin : 20

ulkner : 110,143yol :79,81neon: 22

tubert : 109, 111, 128idernik : 11,741 Angelico: 90mcois : 103edrieh : 28, 46

nette: 20,71,72,73,75,82,83,87,97,)8, 100, 102, 103rvais: 13,75,76,100,149Hut: 144,188ntcharov : 92osse : 19:ICq : 130, 131eimas : 73, 75, 78, 84, 86, 119, 129,137eisch : 14-visse : 19ce : 42illaume : 13,94

II111I!ll'IIIIIIS .'~

11i111101l. 1.'0

l lcnuult : IIl lcnriot : 142Herman : I I, 11)2

Homere : 122Horace: 89, 144Hume: 21

KKibedi Varga: 88,91,92,100,141,166

LLabov: 77, 81, 83Labrosse: 169, 192Labrousse: 34, 36, 37, 38Lagueux: 85Larivaille: 79, 130, 131, 132Le Guern : 79Lesot: 20Lessing: 88,91, 122Levi-Strauss: 86Linon: 70Lits: 168,192

MMandler: 82Marion: 168, 170, 192Marrou : 34, 35Marshak: 41Memling : 90Michaux: 43Molino: 100, 102Mouillaud: 79Musil: 145

NNizon : 112

oOllier: 142Ouellet: 111, 133, 137

p

Pahud: 167,168,171,173,188,192

l'crrot : )), (,)

PL'litat : ~2l'huro : 29,46Pier: 12, ~2, 100, 192I'il/gel: 142

l'laton : 72Prciswerk : 63l'rince : 11,77, 80, 81, 83, 97, 98, 99,

104,192I'ropp : 73, 78, 82, 129, 130Prost: 34, 35, 36, 77

QQuere : 29,46Quintilien : 43

RRaimbault : 110Raimond : IIIRastier : 82, 101Rembrandt: 91, 92Revaz : 7, 8, 41, 47, 71, 75, 79, 97, 102,

104,105,112,121,132,137,168,171,173,188,192,193

Ricardou : 142, 143Richardson: 79Ricceur: 12,13,14,19,20,21,22,29,30,

32,34,36,39,44,46,71,72,73,75,76,77,78,80,87,100,124,125,137,151,168,189,190,191

Riegel: 189Rigney: 70Robbe-Grillet: 111,142,143,144,166Rochlitz: 12,78Rosenthal: 41Roudaut: 123Rudrum : 70, 74, 100Ryan: 75,79,80,97, 100, 103, 104, 192

SSalanskis : 46Sangsue: 126Sarraute : 40, 142, 166Sartre : 79, 110, 129Schapp: 14Scharfe : 74, 77

Schdkl: 14SdK;rL'r: 12~

Schnicpcr : 64Schnitzer: 48,65Schoots : 153, 166Simiand: 36Simon: 142Souche : 19Spranzi-Zuber : 77, 123, 124Sterne: 127Suleiman : 79

TTaylor: 12Tesniere : 84Tetu: 79,169,171,172,187,192Therien: 85Thibaudet : 111, 112Todorov: 12,70,73,75,76,78,79,85,87,

106, 129, 137Tomachevski: 110, 129, 130, 137, 171Toussaint:8,142, 144, 145, 146,147,148,

149,150,151,152,153,154,155,156,157, 164, 165, 166

Tuetey: 106

VVan Dijk: 41, 81Van Rossurn-Guyon : 165Vernant : 48Vessiot : 115Vian : 26Viart: 143,166Villeneuve: 121,166,190,192Von Wright: 12

WWeber: 27, 35Weinrich: 93, 96White: 13, 14,79,80, 106, 123Wittgenstein: 20,74

ZZola: 122, 123, 142Zufferey : 144, 188

207

Page 106: Intro à la narratologie

INDEX DES NOTIONS

Cet index ne vise pas al' exhaustivite, mais pointe les lieux ou les notions prin­cipales sont definies, commentees ou simplement illustrees.

Aactant/actantialite: 84, 93, 94action une: 107, 108, 112agent/agentivite : 8,13,20,21,24,25,26,

27,28,29,30,31,39,43,44,45,47,49,53,62,75,77,78,120,193

amplification (narrative): 69,87,88,193anaphore/anaphorique: 95, 188, 189annales : 47, 79, 106anthropomorphe/anthropomorphiser: 26,

45,48,49,53,54,56,57,62,65,86anticipation: 29,91,98, 132, 167, 169,

170,189

Ccatastase: 127, 128causalite: 7, 8,19,20,21,22,23,24,25,

30,59,60,75,79,82,90,104,106,107,110,111,112,113,114,116,118,119,137,153,155,159,181,193

chronique: 7,47,79,82,101,102,104,105,106,107,108,109,110, Ill, 112,115,116,121,123,124,128,133,137,

153,156,168,194

comprehension; voir explication: 13, 19,33,34,35,39,45,47,55,75,76

concordance/concordant: 14, 189, 190,

191conditionnel (= temps verbal): 61, 93, 97,

98,176,184configuration: 13, 80, 94, 95, 96, 168,

187,189continuum: 7, 30, 48, 54, 137, 193

Ddegre (dagentivite, de causalite, de

narrativite): 8, 11, 22, 30, 31, 41, 44,45, 82, 101, 102, 103, 104, 105, 106,109,133,137,153,157,179,185,186,

193, 194denouement: 7,91,99, 103, 104, 113, 116,

124,125,126,127,128,129,130,131,132,133,134,135,136,137,141,153,157,159,160,161,162,164,167,168,169,171,172,173,175,178,179,186,187,189,190,191,194

discordance/discordant: 13,190,191

209

Page 107: Intro à la narratologie

Eendo-narratif: 13, 76epitase : 127, 128etiologique (recit): 49, 54

explication; voir comprehension: 19, 20,21,33,34,35,36,37,38,39,47,55,56,58,59,63,65,117,154

exposition; voir prologue: 82, 125, 126,127, 128

Ffable (vs sujet): 88, 124, 129feuilleton (rnediatique) ; voir serialise: 8,

70,97,167,168,169,170,171,172,173,174,175,176,178,179,180,182,185,186,187,188,189,190,191,194

futur (= temps verbal): 95,98,99,170,184

Iimparfait (= temps verbal): 93, 94, 95,

96,98incertitude: 97, 128, 132, 134, 157, 159,

167,170,171,172,173,175,177,178,

179,186incompletude: 91,132,167,170,171,172,

173, 180intention/intentionnalite: 19,20,22,25,26,

27,28,29,30,31,32,35,36,39,43,44,45,47,49,51,52,53,56,57,58,63,65,148,171,193

intertexte/intertextualite : 87, 89, 91, 126,

189

Jjeu de langage: 20,22, 74

Llinea serpentinata: 89

M

mimesis: 75mise en intrigue: 12, 13, 75, 78, 104, 105,

113,117,119,124,126,128,132,133,

210

13:" 11'/, IW, I(,X, 170, 171, 172, I187, lIN, IIJI

monde com mente tbesprochcnc Wi'll):

monde raconte terzdhlte Welt): 93

motif; voir raison d' agir: 7, 13, 20. 21,23,25,27,28,29,31,33,35,36,3~,

65,113,160,180

motivation: 19,20, 22, 23, 24, 25. 43,75,116,149,151,152,164,193

muthos: 72, 75, 124mythe/mythologie: 48, 49, 55, 63. 64,

89,91

Nnarrabilite : 7, 81, 179nceud/nouement: 7, 103, 104, 113. 1

124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 1133,134,135,137,157,158,160,1163,164,175,187,189

norme: 19,39,41,43,44,45,47,49nouveau roman: 142, 143, 165

oorganisateur (spatial ou temporel): 95,

109,115,116,118,175

p

passe compose: 93, 94, 95, 96, 98passe simple: 93, 94, 95, 96, 98peripetie : 92, 103, 111, 127, 129, 130, 1

153, 191post-classique (narratologie): 7, 8, 11.!

191, 192postmoderne (roman, Iitterature): 8,

141,142,143,153,165,166,194

present historique/present narratif/prede narration: 93, 94, 95, 96, 98, 17

procedure; voir recette: 118, 119prologue; voir exposition: 124, 125,

134prospectif: 8,98,170,184,189,191,

protase: 127punctum temporis: 91

1,11',,'11 d'agir: voir motif: 22. 25, 4'iIi'hllllliissement: 153, 167, 170, 173, 176,

In, 182. 183, 184, 187II'II-ttc; voir procedure: 70, 118, 119,

I'(), 121II" It minimal: 7, 69, 82, 83, 84, 85, 871.. 1:11 ion (= categoric narrative): 7, 70, 79,

X.', 101,102,104,105,106,108,112,113,114,115,116,117,118,119,121,1' 2, 123, 128, 129, 137, 152, 155, 156,

I Ill', 194u-n.nrativisation: 141,142,143,153,164n-uvcrsement ;voir transformation :78,100,

1.~4, 125, 129, 130II'~ponsabilite: 19, 25, 28, 30, 31, 32, 33,

.1'\,62,63,64,150,183, 187

1I'llcence: 132, 151, 1601I'llOspectif: 8, 98, 157, 170, 173, 184,

IX9,191

Sscript: 40,41.42,43, 80,91, 117scmiotique : 11, 69, 75, 76, 77, 78, 84, 88,

102, 119serialise(recit)/serialisation; voirfeuilleton:

8,15,167,168,169,171,190,194suspense:97,135,157,159,160,170,171,

173, 175, 176, 177, 178, 179

Ttableau (= categoric narrative): 7, 105,

112,121tension narrative/tension dramatique: 113,

118,126,127,129,130,132,133,134,135,136,157,159,161,163,175,177,

178,179transformation; voirrenversement: 78,79,

82,83,85,86,87,100,114,119,193

Uut pictura poesis : 89

211

Page 108: Intro à la narratologie

LlSTE DES TABLEAUX ET SCHEMAS

1 Tableaux

Tableau 3.1: la notion de recit chez Genette

Tableau 3.2 : la notion de recit chez Ricoeur

Tableau 3.3: les marques linguistiques de la narrativite

Tableau 4.1 : la dichotomie description / narration

Tableau 4.2: les categories de la narrativite

Tableau 4.3 : les formes de I' intrigue selon Aristote

Tableau 4.4: la forme de l'intrigue classique

Tableau 4.5 : les parties principales du drame

Tableau 6.1 : les etapes du feuilleton de la Jungfrau

2 SchemasSchema 4.1 : la sequence narrative selon Adam (1992)

Schema 4.2: la mise en intrigue

73

73

95

103

104

125

126

127

187

131

133

213

Page 109: Intro à la narratologie

TABLE DES MATIERES

Preface

Sommaire

Avant-propos

Premiere partieTHEORIES DE L'ACTION

Chapitre 1 L'evenement et l'action1 L'agir humain: entre causalite et motivation2 Intention et responsabilite3 Explication et comprehension4 Normes et valeurs de I'action

En resume

References essentielles

Chapitre 2 Les frontieres de I'evenement1 Quand I' evenement devient action: I' exemple du conte

Conte n° 1 : le diable transforme en deux etrangeresConte n° 2: la legende de Monsieur MarsConte n° 3: l'orage deplace les enseignesConte n° 4: la bataille des nuages

2 Les phenomenes naturels: de l'explication scientifiqueala comprehension mythiquc

En resume

References essentielles

7

9

11

17

1920283339

45

46

474748495053

55

65

65

215

Page 110: Intro à la narratologie

Dcuxicmc partieNARRATOLOGIE

Chapitre 3 La narrativite1 Diversite des approches2 Une definition ... quand merne ?3 Le recit minimal4 L'amplification narrative: Ie cas du recit pictural5 Narrativite et marques linguistiques

En resume

References essentielles

Chapitre 4 Les categories textuelles de la narratlvite1 Du «tout ou rien » narratif aux degres de narrativite2 La Chronique

Chronique et roman3 La Relation

3.1 Recettes et procedures3.2 La Description homerique

4 Le Recit

En resume

References essentielles

Troisieme partiePROBLEMES NARRATOLOGIQUES ACTUELS: ETUDES DE CAS

Chapitre 5 Le roman postmoderne: Ie retour du recit ?1 L'eclipse du recit2 Des personnages non determines

2.1 Differer le passage it I' acte2.2 Agir sans raison2.3 Subir2.4 Jouer: la seule facon d' agir?

3 Le hasard comme principe d'organisation4 Parodie d'intrigue et denouement suspendu

4.1 La Reticence (1991)4.2 Faire l'amour (2002)4.3 Fuir (2005)

En resume

References essentielles

216

I 'h.ipitrc (, Le feulllcton mediatique : un recit en devenirI lntrc cloture provisoirc ct anticipation d'un denouement

1" incomplctudc: un moteur narratif puissantIncertitude et attente : que va-t-il se passer?1.1 Ouverture du feuilleton1.2 Suspense et rebondissementsI.J Denouement

,I Rupture dans l'ordre des chases: que s'est-il passe?,1.1 Ouverture du feuilleton'~.2 Questions et rebondissement,U L'attente d'un denouementl lne intrigue fragmentee et ouverte

/I',.!,;,.('nces essentielles

C'ouclusion

IlIhliographie~IIIII'CCS scientifiques, rapports, ouvragcs critiques~l1l11'ces des textes analyseslit ,'anes de presse cites

IlIlll'X des noms propres

[mlex des notions

1.I.~le des tableaux et schemas

'IIIhie des matieres

167169170173174176178180180182186187

191

192

193

)(1'\

217