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Interview publié sur le site internet http://francesudsoudan.blogspot.fr/ (2 avril 2013), après relecture par Hubert Barbier 1 Interview du Père Hubert BARBIER, fondateur du Catholic Health Training Institute de WAU (Soudan du Sud), fondateur du Comité Vigilance Soudan et avocat des droits de la population sud-soudanaise à l'ONU (United Nations) Par Sébastien Fath, CNRS, 11 février 2013 à Paris (France) SF : Monsieur Hubert Barbier, merci de nous faire l'honneur de répondre à quelques questions pour le blog internet France / Soudan du Sud. Pour les internautes qui consultent le site, vous êtes déjà connu comme un avocat inlassable, et au plus niveau, du Soudan du Sud. Pourquoi cet engagement ? PB : Dans l'histoire et la géographie du christianisme, on oublie trop souvent le Soudan. Il faut commencer par rappeler que la foi chrétienne marque l'identité soudanaise depuis 2000 ans. L'eunuque éthiopien dont il est question dans le livre des Actes des Apôtres, cet eunuque fonctionnaire de la reine Candace, baptisé par Philippe (Bible, livre des Actes, chapitre 8), c'était un Nubien, c'est-à-dire un Soudanais d'aujourd'hui ! La traduction "Ethiopien" induit en erreur. Il s'agit en réalité de la Nubie de la reine de Mero. En effet, les Candaces gouvernaient dans toute cette partie du pays, située au Nord du Soudan actuel. Je recommande la lecture de Joseph Cuoq, Islamisation de la Nubie chrétienne, VII-XVIe siècle (Paris,

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Interview du Père Hubert BARBIER, fondateur du Catholic Health Training Institute de WAU (Soudan du Sud), fondateur du Comité Vigilance Soudan et avocat des droits de la population sud-soudanaise à l'ONU (United Nations)

Par Sébastien Fath, CNRS, 11 février 2013 à Paris (France)

SF : Monsieur Hubert Barbier, merci de nous faire l'honneur de répondre à quelques questions pour le blog internet France / Soudan du Sud. Pour les internautes qui consultent le site, vous êtes déjà connu comme un avocat inlassable, et au plus niveau, du Soudan du Sud. Pourquoi cet engagement ? PB : Dans l'histoire et la géographie du christianisme, on oublie trop souvent le Soudan. Il faut commencer par rappeler que la foi chrétienne marque l'identité soudanaise depuis 2000 ans. L'eunuque éthiopien dont il est question dans le livre des Actes des Apôtres, cet eunuque fonctionnaire de la reine Candace, baptisé par Philippe (Bible, livre des Actes, chapitre 8), c'était un Nubien, c'est-à-dire un Soudanais d'aujourd'hui ! La traduction "Ethiopien" induit en erreur. Il s'agit en réalité de la Nubie de la reine de Mero. En effet, les Candaces gouvernaient dans toute cette partie du pays, située au Nord du Soudan actuel. Je recommande la lecture de Joseph Cuoq, Islamisation de la Nubie chrétienne, VII-XVIe siècle (Paris,

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Geuthner, 1986). Ce livre très érudit nous rappelle l'énorme impact du christianisme dans le Nord du Soudan, où l'on a découvert de nombreuses églises, des basiliques, remarquables, 135 fresques qui n'ont pas bougé, et la liste de 33 premiers évêques.... Il faut aller au Musée de Varsovie, où les archéologues polonais conduits par Michalowski ont ramené ces fresques de la cathédrale de Faras (Nubie) dans le cadre des sauvetages entrepris par l'UNESCO, elles valent le voyage ! Ce qui me frappe, c'est qu'on n'en parle pas... L'histoire chrétienne du Soudan n'est pas correctement rappelée, alors que c'est à partir de là qu'il faut essayer de comprendre tout ce qui a suivi, jusqu'aux guerres civiles entre le Soudan du Nord et celui du Sud. SF : Ces guerres civiles ont pour vous un caractère confessionnel ? Un choc entre l'islam et le christianisme ? PB : Il n'y a pas que cela, bien-sûr. Mais on ne parle pas assez du processus d'islamisation qui a marqué depuis longtemps l'ensemble du Soudan. Le troisième royaume chrétien du Nord du Soudan tomba au mains des Arabes au XVIème siècle et c’est à partir de ce moment-là qu’il y a l’arabisation et l’islamisation du Soudan. Au XXe siècle, ce phénomène était largement avancé dans le Nord, devenu peu à peu à grande majorité musulmane. En revanche, le Sud, après la Seconde Guerre Mondiale, est chrétien et animiste. Mais les Anglais n'ont pas suffisamment associé les Soudanais du Sud à la gestion de leurs affaires. En 1956, le Soudan qui formait avec l’Egypte un condominium acquit son indépendance vis-à-vis de l’Egypte. Alors, une première rebellion éclata dans le Sud, car le Nord voulait lui imposer le caractère islamique. Au cours de cette première guerre civile, des militaires intégristes ont tout détruit dans le Sud ! On ne le dit pas assez. On a chassé 450 missionnaires catholiques et protestants, détruit 17 paroisses, endommagé 15 autres... Les chances de développement du Sud ont été tuées dans l'oeuf durant cette guerre civile, qui a fait 800.000 morts. SF : Comment êtes vous entré personnellement en contact avec la réalité soudanaise ? PB : Cela s'est passé après la fin de cette première guerre civile. En tant que Père blanc, j'ai d'abord travaillé 22 ans ou Burkina Faso et au Mali, zone que l'on appelait alors le Soudan français (Soudan, c'est littéralement le "pays des noirs") où j'ai accompli des tâches d'administrateur, de comptabilité, d'expertise financière. Puis mes supérieurs m'ont demandé d'aller au Soudan anglophone, pour une mission délicate. C'était, pour moi, à l'âge de 49 ans, un virage à 180°: je devais passer d'un pays francophone à un pays anglophone, d'un pays d'Afrique de l'Ouest à un pays d'Afrique de l'Est. Mais j'ai accepté cette nomination. Après 17 ans de guerre civile (1955-1972), la Conférence des évêques du Soudan, avec l'aide du Père Blanc Arthur Dejemeppe, avait fondé l'organisation Sudanaid (Caritas Soudan) pour que l'Église soit présente à la reconstruction et au développement du Sud-Soudan après la guerre. Tout était à faire ! Dans ce cadre, l'Église soutenait, entre autres, une idée

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très ambitieuse: un Centre paramédical, à Wau, dans le sud du pays, dans la région du Bahr El Ghazal. Il s'agissait de mettre en place des infrastructures médicales tout en permettant la formation, sur place, de médecins et infirmières.

Mise en place de l'institut paramédical de WAU

SF : Mais comment financer un tel projet à Wau, dans une région démunie de tout ? PB : L'argent est venu principalement d'Allemagne, via Misereor, un organisme de l'Église catholique allemande, qui acceptait de financer 1/4 du projet et avait obtenu que le Gouvernement allemand prenne en charge les 3/4. Les Allemands ont répondu ! C'était, à l'époque, le projet le plus important de Misereor. Mais il restait à le mettre en œuvre et, pour cela, trouver la personne qui aurait les talents d'aministrateur permettant de diriger les constructions, trouver l'équipement et négocier, avec le gouvernement régional du Sud-Soudan et l'OMS, des programmes de formation. Après avoir cherché, en vain, près de différents instituts missionnaires, la Maison Généralice des Pères Blancs m'a demandé d'accepter de prendre en charge la réalisation du projet. Il m'a tout d'abord fallu commencer par me remettre sérieusement à l'anglais en suivant deux stages de 3 mois à Londres. Ensuite, je suis allé à Aix-la-Chapelle visiter Misereor, mon futur employeur, pour mieux comprendre ce qu'on attendait de moi. Et ce fut le départ au Soudan, en octobre 19761. SF : Comment s'est passé votre prise de contact avec la société soudanaise ? PB : J'ai retrouvé dans la capitale, à Khartoum, Arthur Dejemeppe, premier Père Blanc du Soudan. Il y était arrivé en mars 1973. Mais je n'ai pas pu rejoindre mon poste : à ce moment-là, le Sud était fermé à cause du fameux virus Ébola2. Fin 1976, j'ai enfin pu gagner la ville de Wau dans le Bahr el Ghazal, et rencontrer, pour la première fois, Mgr Gabriel Zubeir Wako, tout jeune évêque du diocèse. Il est actuellement cardinal archevêque de Khartoum. Au sein de la Conférence épiscopale du Soudan, c'est lui qui était en charge de cet important projet médical. J'ai tout de suite demandé que soit organisée avec Misereor une réunion pour bien définir nos tâches entre Misereor, la Conférence des évêques, le ministère de la santé du Sud Soudan et, bien sûr, moi-même. En janvier 1977, la délégation des différents                                                                                                                          

1  Les  éléments  d'interview  qui  suivent  restituent   les  propos  du  Père  Barbier  tout  en  s'appuyant  aussi  assez   largement  un  entretien   accordé   sur   le  même   thème  dans   un   périodique  des   Pères   Blancs,   Le   Lien     (n°252   –   novembre   2009,   page   17  suivantes).  2  Première  épidémie  recensée  par  l'OMS  :  284  cas  dont  150  morts;  la  maladie  s'est  répandue  ensuite  au  Zaïre,  actuelle  République  Démocratique  du  Congo(RDC).  

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responsables du projet se retrouvait en Allemagne à Aix-la-Chapelle. Au cours de ces 3 jours de discussions, petit à petit, le projet qui, à l'origine, était un Centre paramédical est devenu Institut polyvalent pour la formation du personnel paramédical du Sud-Soudan et Misereor, avec le ministère allemand de la coopération, s'engagaient s'engageaient pour son financement. De retour au Soudan, un cabinet d'architectes a travaillé aux plans du futur institut. L'architecte et moi-même avons lancé différents appels d'offres et pour les constructions et pour les achats de matériaux. Ce n'était pas une mince affaire ! On est tombés sur une entreprise anglaise qui a fait alliance avec une société du Soudan de façon à ce que coit leur premier projet. Les menuiseries d'aluminium et le ciment ont été importés et acheminés de Port Soudan, sur la Mer Rouge, jusqu'à Wau (2 300 km de voie ferrée). Il a fallu négocier avec la régie des chemins de fer du Soudan. Nous sommes arrivés à une entente: les chemins de fer mettraient à notre disposition les wagons dont nous avions besoin et nous les réglerions, après accord de la Banque Centrale du Soudan, en devises à Londres. Cet accord permettait à la régie des chemins de fer d'acheter ses pièces de maintenance à l'étranger. Nous avons eu besoin de 160 wagons, certains ont mis 15 jours pour faire le trajet, d'autres 3 mois; mais nous n'avons perdu qu'un seul wagon, un wagon de ciment qui avait été déchargé en cours de route; nous avons pu prouver ce vol à la régie des chemins de fer qui nous l'a remboursé ! SF : A quoi ressemblait cet institut paramédical de Wau ? PB : Nous avons pu réaliser en quelques années trois bâtiments à étage à Wau: administration, classes, salles de démonstration, bibliothèque, salle de réunion; puis trois autres bâtiments: cuisine, magasins, buanderie ; on a également construit 6 dortoirs et 7 villas pour loger le corps professoral; plus d'autres petits bâtiments annexes, clôture, ligne électrique haute tension avec transformation, adduction d’eau, puis creusement d’un puits et installation d’un château d’eau. L'Institut a été inauguré en 1983. Avec ces constructions, il a fallu aussi s'occuper de l'équipement et trouver le personnel spécialisé qui donnerait les cours. Quatre religieuses carmélites apostoliques du Kerala, venues du Sud de l'Inde, ont pris en charge la formation des sages femmes et infirmières et l'organisation des cuisines et magasin. L’institut a été officiellement inauguré par le Premier Ministre du Soudan en 1983. En 1985 les premières élèves sages femmes ont été diplômées. C'est à cette date que la Maison Généralice m'a rappelé, alors que les choses commençaient seulement à fonctionner. Sur le coup, cela n'a pas été facile pour moi, car j'avais le sentiment que ma mission n'était pas terminée... Au total, j'ai passé un peu plus de huit ans dans ce pays, essentiellement à Wau.

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Quel souvenir avez-vous gardé de la population ? Oh vous savez, mes tâches administratives ne me permettaient pas beaucoup de contacts avec les simples fidèles, car j'étais tout le temps mobilisé par les négociations avec les autorités, les lourds enjeux financiers et administratifs, les allers-retours avec Khartoum, l'Europe... J'avais tout le temps le pied dans un avion entre Juba, Khartoum et Wau ! Je n'ai pas beaucoup dormi durant ces années, mais je suis jamais tombé malade. J'ai quand même pu parcourir ces territoires du Sud, me rendre à Raja, par exemple, voir l'oeuvre catholique développée par la mission des Pères Comboniens et les prêtres locaux... Je n'oublie pas les protestants, qui sont également très présents au Soudan. La diversité tribale est impressionante. Rien que les Dinkas, par exemple, il y a beaucoup de différentes entre ceux de Bor et ceux du Bahr el Ghazal autour de Wau. Jétais logé dans le Moyen Séminaire, dans la banlieue de Wau, et je travaillais beaucoup. En tant que Français je n'ai pas eu de problèmes. Vous savez, il existait même encore à Wau le souvenir de la présence française de la mission Marchand, en 1897-98 ! C'est cette mission française qui a plus ou moins donné naissance à la ville de Wau, seconde ville aujourd'hui du Soudan du Sud... J'ai même une photo de l'inscription française de l'époque, indiquant "Fort Desaix". SF : C'est un document exceptionnel ! Pourriez-vous me le communiquer ? PB : Mais avec plaisir, je vais rechercher cela et vous l'envoyer. L'inscription est gravée sur une pierre, disposée dans un reste de ce qui fut le Fort Desaix construit par la mission Marchand au bord de la rivière. C'est un souvenir qui rappelle qu'entre la France et cette partie du Soudan, il y a toute une histoire. SF : Comment avez-vous conservé des liens avec le Soudan après votre retour en France ? PB : C'était difficile au début. Le centre paramédical de Wau avait tout juste été inauguré par Nimeiri (président de l'époque), et voilà qu'une nouvelle guerre civile commençait à cause de la volonté de Khartoum d'étendre la Charia (loi islamique) au Sud et d'acquérir le pétrole trouvé dans le Sud. Quitter à ce moment-là le terrain n'était pas évident. Les évêques soudanais, sur place, s'en sont étonnés. Ils ont dit : "mais qu'est ce qu'on va faire avec l'institut médical qui n'est pas fini ?" C'est écrit dans des minutes de procès verbal. À cause de la guerre qui avait repris, l'institut médical a dû être déplacé dans le Nord, à 200 kms au Sud de Khartoum, à Wadi Medani. De retour en France, on m'a d'abord demandé de m'occuper du « service relations » des Pères Blancs : il s'agissait de contacter les patrons d'entreprises pour essayer d'obtenir des subsides afin de nous aider dans nos activités en Afrique. En même temps, avec les organismes Survie

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pour le développement et Médecins du Monde, nous nous réunissions régulièrement pour parler du Soudan et essayer de voir ce que nous pourrions faire pour sensibiliser les pays européens aux différents problèmes de ce pays ravagé par la guerre.

Retour à Juba en 1988 à l'appel de Bernard Kouchner

SF : Vous n'y êtes pas retourné ensuite ? PB : Si, j'ai eu l'occasion de le faire en 1988. Cette année-là, le docteur Bernard Kouchner, à cette époque Secrétaire d'État à l'action humanitaire et aux droits de l’homme, m'appelle au téléphone et me dit: « Hubert! J'ai besoin de toi: Comme tu connais bien le Sud-Soudan, il faut que tu diriges là-bas une mission médicale avec Médecins du Monde » ; je réplique que j'étais très occupé, mais le Dr Kouchner de me répondre: « Je vais en discuter avec tes patrons». Nous sommes partis à 10 personnes: 6 infirmières de Médecin du Monde, 2 personnes d'Hôpital sans frontières, une journaliste du CCFD et moi-même. Connaissant déjà une grande partie du personnel du ministère de la santé de Juba et du Sud-Soudan, j'ai pu faciliter l'ouverture des portes pour toute la mission. A la fin de mon séjour, le Dr Kouchner lui-même nous a rejoints: il venait inaugurer le nouveau bloc opératoire de l'hôpital de Juba. À mon retour en France, j'ai contacté Madame Simone Veil, du Parlement européen, et je lui ai parlé des exactions commises par le gouvernement de Khartoum. Elle a pu ensuite faire adopter dans le cadre de l'assemblée paritaire Marché Commun-ACP (Afrique Caraïbe Pacifique) une résolution qui condamnait le Soudan pour des violations des Droits de l'homme. Mais il fallait franchir une étape supplémentaire, car sur le terrain, la situation devait absolument dramatique. SF : C'est ce qui vous a conduit à créer le Comité Vigilance Soudan ? PB : Exactement. Face à la sous-information, et devant l'ampleur du désastre humanitaire, il fallait pouvoir alerter à grande échelle. C'est pourquoi, en décembre 1991, François-Xavier Vershave de Survie pour le développement, Georges Mansour, médecin, Copte égyptien, et moi-même avons décidé de créer le Comité de Vigilance Soudan pour la défense des Droits de l'homme au Soudan. En février 1992, nous avons tenu une assemblée constituante où nous avons approuvé les statuts et élu le bureau: le but essentiel du Comité n'était pas de faire de l'humanitaire, mais d'informer et de sensibiliser l'opinion sur les violations des Droits de l'homme au Soudan par la publication d'un bulletin, Vigilance Soudan. Le premier bulletin a paru en avril 1992. Madame Simone Veil a tout de suite accepté d'en être membre d'honneur. En novembre de la même année, les évêques du

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Soudan ont tenu leur assemblée plénière à Rome et étaient hébergés à la Maison Généralice des Pères Blancs, ma congrégation religieuse... Je me suis rendu à Rome pour les rencontrer et les informer des projets de Vigilance Soudan. J'ai eu la très grande joie de les accompagner et de concélébrer la messe avec le pape Jean-Paul II, dans sa chapelle privée. Ensuite le Pape a parlé avec chacun de nous. SF : Voilà un moment fort ! Si vous deviez mettre en relief le point le plus marquant de votre effort de sensibilisation pour la cause soudanaise, quel serait-il ? PB : Incontestablement, ma prise de parole, à Genève, devant la commission des Nations Unies des droits de l'homme. Tout cela est parti d'un colloque à Paris. Le 12 décembre 1992, un colloque a été organisé dans une salle du Sénat. Il était intitulé : « Les droits des minorités chrétiennes en Proche et Moyen Orient ». Le Père Henri Boulad, vice provincial des pères jésuites du Caire, a déclaré: « Il y a un problème très grave dont on ne parle pas, ce sont les minorités chrétiennes du Soudan; or il y a avec nous le père Hubert Barbier, ancien missionnaire au Soudan, qui connaît très bien le problème ». Après cette intervention, le président du colloque m'a donné la parole. II paraît que j'ai parlé "avec flamme" du problème du Soudan, si bien qu'à la pose M. et Mme Littman du Mouvement International de la Réconciliation du bureau de Genève sont venus me dire: « II faut que l'on vous aide à intervenir à la prochaine réunion de la commission des Nations Unies des droits de l'homme à Genève! ». Mon intervention fut fixée pour le 16 février 1993. Pendant les mois qui ont précédé, avec cet ami de Genève, et Gilbert Brahamsha, ancien directeur d'usines au Soudan, nous avons mis au point cette intervention. Fin janvier 1993, de Genève, M. Littman nous a envoyé un document que faisait circuler la délégation soudanaise, attestant: « Qu'il n'y avait pas de détenus politiques au Soudan ». Alors, à la fin de mon intervention, avec mes amis nous avons ajouté: «Puisque le Soudan dit qu'il n'y a pas de détenus politiques chez lui, nous demandons à la commission des Nations Unies des droits de l'homme qu'elle nomme un rapporteur spécial et d'aller y enquêter ». Après l'intervention l'ambassadeur de France à Genève a traversé la salle pour venir me féliciter et me dire: « Vous avez eu beaucoup de courage pour dénoncer les exactions commises parle gouvernement du Soudan, je vous félicite ». Je dois avouer que c'était très impressionnant de me trouver dans la salle du Palais des Nations, devant 500 personnes, ambassadeurs, ministres ou chefs de délégation, impressionnant aussi que le président vous accorde la parole et que votre discours soit traduit simultanément en huit langues différentes.

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SF : Au-delà ce cette intervention marquante à l'ONU, quel fut l'impact diplomatique ? PB : Deux éléments à retenir : une résolution de l'ONU, et une commission d'enquête au Soudan avec un rapporteur spécial. Voilà comment les choses se sont enchaînées. Après mon discours, je me suis rendu directement sur le plateau de la télévision de la Suisse Romande pour parler du Soudan pendant plus de 15 minutes. Le soir, il y avait réception chez l'ambassadeur de Grande Bretagne ; mon ami Littman, qui est anglais, était invité. Il avait prévenu l'ambassadeur que je l'y accompagnerais. Au début de la réception, les ambassadeurs de Grande Bretagne, des États-Unis, de la France et de la Russie m'ont félicité et ils ont ajouté qu'il fallait, aussi, sensibiliser les délégations d'Afrique et d'Amérique du Sud aux problèmes du Soudan. La résolution finale a condamné le Soudan du président Al Bashir pour ses violations des droits de l'homme. Elle a été votée par 35 voix "pour", 9 "contre" et 8 abstentions ainsi qu'un absent. La commission a demandé que soit envoyé un rapporteur spécial pour enquêter au Soudan sur les violations des droits de l'homme. Il s'agissait du Dr Gaspar Biro. Ce fut le 1er grand succès du Comité Vigilance Soudan. Pendant dix ans, le rapporteur spécial a visité régulièrement le Soudan. Celui-ci fournissait à l'assemblée générale des Nations Unies, de novembre, un rapport préliminaire, qui ensuite était présenté, en février suivant, sous la forme d'un rapport définitif adressé à la commission des Droits de l'homme à Genève. Et le gouvernement soudanais était condamné. Mais, en 2003, par rotation, la Libye prit son tour de présidence de la commission des Droits de l'homme. Elle manigança pour que le mandat du rapporteur spécial ne soit plus renouvelé. Cependant, en 2005, un rapporteur spécial a été de nouveau nommé, au moment où, enfin, la guerre civile prenait fin.

Impact à long terme du Comité Vigilance Soudan et son site internet SF : Durant cette période, internet s'est beaucoup développé. Je puis témoigner, pour m'en être servi très utilement il y a deux ans à l'occasion d'un dossier de demande d'asile, de la grande richesse du site internet de Vigilance Soudan. Vous avez pu mettre en ligne une quantité phénoménale d'information ! PB : Je suis heureux que vous le rappeliez. Ce site internet est désormais en sommeil, mais il a bien fonctionné. Nous avons par ailleurs continué nos actions de sensibilisation, en consolidant le collectif et en travaillant avec le Secours Catholique, le DEFAP (protestant), Pax Christi, le CCFD... Nous avons pu organiser un événement à l'Assemblée nationale, et ensuite de nombreuses rencontres dans les départements de France, en invitant les ONG, la presse locale... J'ai fait 80 départements et diocèses ! Il ne m'en a pas manqué beaucoup... En avril 2009, j'ai

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finalement cessé mes fonctions à Vigilance Soudan et une nouvelle équipe a été nommée. Depuis, les choses ont changé, et tout cela s'est un peu étiolé. Le site internet ne fonctionne plus actuellement (http://www.vigilsd.org/). Mais je n'ai pas cessé pour autant de m'intéresser à la situation du Soudan. Les dernières années ont vu la fin de la guerre en 2005, puis l'indépendance du Soudan du Sud six ans plus tard. Entre ces deux dates, le Nord n'avait rien fait pour le Sud. Rien de rien. Aucun investissement, rien ! John Garang (leader historique du SPLA, mouvement séparatiste) était pour le maintien d'un Soudan unifié, avec autonomie du Sud. Mais après sa disparition, Salva Kirr (actuel président du nouveau Soudan du Sud indépendant) a vu ce qui se passait. Vous avez vu le soutien populaire pour l'indépendance du Sud ? Plus de 98% de la population a voté en faveur de la séparation avec le Nord ! Je me réjouis de voir le Soudan du Sud souverain. Cette indépendance apparaît normale et salutaire au vu de l'histoire et de l'identité chrétienne de ce territoire qui a tant souffert. Mais il reste beaucoup à faire pour aider ces populations qui repartent de zéro.

Cours pratique dispensé au Catholic Health Training Institute de Wau (photo sur le site internet de l'institut)

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SF : Savez-vous ce qu'est devenu l'institut que vous aviez mis en place à Wau ? PB : Oui, c'est le Catholic Health Training Institute (CHTI). Il a redémarré à Wau, et les premiers diplômes ont été délivrés. L'evêque de Wau, avec la solennité requise, à réinauguré les lieux. Le Soudan du Sud, c'est aussi grand que la France. Le but de l'institut est de couvrir le plus possible au niveau national, et de créer un intermédiaire entre le niveau infirmier et le niveau docteur en médecine. L'institut est reconnu à l'échelon national aujourd'hui.

La remise en état n'est pas finie. L'hôpital de Wau est à réhabiliter aussi : la maternité, le bloc opératoire, avec les salles d'hospitalisation avant et après le bloc opératoire... Le gouvernement n'a pas d'argent pour ça. L'OMS est dans le coup, ainsi que l'association Frères d'espérance. Pour l'institut, nous avions créé un fanion, un "flag" ! Avec la devise suivante : Sciencia et consciencia, "Science et conscience". J'ai conservé bien des attaches au Soudan du Sud... Je pense entre autres à Luka Monoja, qui aidait Caritas Soudan à l'époque.  Pendant la période des travaux de construction de l'institut à Wau, il avait eu son doctorat en médecine, et il fut ensuite le premier directeur de l'institut médical de Wau. Il est parti ensuite, il a travaillé à UNICEF, il est revenu, et a été à un moment

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ministre du Sud... Je n'ai pas de nouvelles de lui. En revanche, il est facile de suivre l'écolution de l'institut médical de Wau, grâce à internet3.

Le Soudan du Sud va de l'avant !  

Ci-dessous : photo, en 2011, de l'administratrice actuelle de l'institut fondé par Hubert Barbier à WSAU (Soudan du Sud), la soeur néo-zélandaise Dorothy Dixon.

                                                                                                                         

3  Lien  internet  :  http://www.solidarityssudan.org/