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Apprendre à dessiner Interview avec Jean-Baptiste Monge, illustrateur professionnel de haut vol Je ne sais pas pour vous, mais j'ai toujours aimé fouiller dans les étalages de mon libraire préféré, afin d'y dénicher des livres d'illustrations hors du commun. Cette manie a dû commencer vers l'âge de 17 ans, à une époque où le minitel était plus en vogue qu'internet, et où il était nécessaire de toujours se déplacer pour se tenir au courant du meilleur en la matière. En ces temps, je savais à peine dessiner un bonhomme en bâtons, mais par contre j'étais vraiment un passionné de belles images. Aucun artbook ne m'était inconnu pour tout dire. Je pouvais passer des heures entières à contempler les illustrations des beaux livres. J'investissais bien souvent la totalité de mon maigre argent de poche dans l'achat d'albums, et les accumulais précieusement dans ma bibliothèque. Je les conservais tel un trésor, et craignais parfois de trop les ouvrir de peur de les abîmer (gros bêta que j'étais :) ). Plus les dessins étaient soignés, et plus j'étais en admiration. Je me rappelle d'une fois où je traversais brièvement la Fnac, ce devait être en 2002; alors que je passais en revue machinalement les étagères du rayon bandes dessinées (je n'étais pas réellement venu pour ça à l'origine, hum! mais c'était plus fort que moi ^^'), une couverture aimanta instantanément mon regard dans la galerie, au même titre qu'un morceau de gruyère guiderait une souris dans un labyrinthe. L'ouvrage s'intitulait: "à la recherche de Féerie, Tome 1". Qui-que-quoi-dont- où-à-quelle-heure? la couverture était une tuerie visuelle! c'était trop beau pour être vrai... Ni une, ni deux, j'empoignais le livre et dans un élan vigoureux, je tournais la page de garde. Humpf! quoi?! COMMENT?! Je n'en croyais pas mes yeux. Les croquis me semblaient irréels. Je n'avais jamais rien vu de pareil auparavant. Je restais bouche bée devant un tel niveau de dessin. Une chose me paraissait évidente: Il me FALLAIT ce livre avant la rupture de stock (car un si beau recueil était destiné à disparaître). Ni une ni deux, je faisais la queue à la caisse, je n'avais qu'une envie: retourner

Interview avec Jean-Baptiste Monge...une époque où le minitel était plus en vogue qu'internet, et où il était nécessaire de toujours se déplacer pour se tenir au courant du

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Apprendre à dessiner

Interview avec Jean-Baptiste Monge,

illustrateur professionnel de haut vol

Je ne sais pas pour vous, mais j'ai toujours aimé fouiller dans les étalages

de mon libraire préféré, afin d'y dénicher des livres d'illustrations

hors du commun. Cette manie a dû commencer vers l'âge de 17 ans, à

une époque où le minitel était plus en vogue qu'internet, et où il était

nécessaire de toujours se déplacer pour se tenir au courant du meilleur en

la matière.

En ces temps, je savais à peine dessiner un bonhomme en bâtons,

mais par contre j'étais vraiment un passionné de belles images. Aucun

artbook ne m'était inconnu pour tout dire. Je pouvais passer des heures

entières à contempler les illustrations des beaux livres. J'investissais bien

souvent la totalité de mon maigre argent de poche dans l'achat d'albums,

et les accumulais précieusement dans ma bibliothèque. Je les conservais

tel un trésor, et craignais parfois de trop les ouvrir de peur de les abîmer

(gros bêta que j'étais :) ). Plus les dessins étaient soignés, et plus j'étais en

admiration.

Je me rappelle d'une fois où je traversais brièvement la Fnac, ce devait être

en 2002; alors que je passais en revue machinalement les étagères du

rayon bandes dessinées (je n'étais pas réellement venu pour ça à l'origine,

hum! mais c'était plus fort que moi ^^'), une couverture aimanta

instantanément mon regard dans la galerie, au même titre qu'un

morceau de gruyère guiderait une souris dans un labyrinthe. L'ouvrage

s'intitulait: "à la recherche de Féerie, Tome 1". Qui-que-quoi-dont-

où-à-quelle-heure? la couverture était une tuerie visuelle! c'était trop beau

pour être vrai...

Ni une, ni deux, j'empoignais le livre et dans un élan vigoureux, je tournais

la page de garde. Humpf! quoi?! COMMENT?! Je n'en croyais pas mes

yeux. Les croquis me semblaient irréels. Je n'avais jamais rien vu de pareil

auparavant. Je restais bouche bée devant un tel niveau de dessin.

Une chose me paraissait évidente: Il me FALLAIT ce livre avant la rupture

de stock (car un si beau recueil était destiné à disparaître). Ni une ni

deux, je faisais la queue à la caisse, je n'avais qu'une envie: retourner

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rapidement à la maison et y découvrir tranquillement toutes les

illustrations que mon trésor contenait.

La fameuse couverture qui a changé ma vie...

Sur le chemin du retour, j'étais excité comme un gosse, et en

attendant le bus, j'entrouvrais le sac plastique et admirais discrètement la

couverture, de peur que quelqu'un ne me surprenne avec un trésor pareil

à la main. Ce jour là, je suis resté enfermé dans ma chambre tout le samedi

après-midi à contempler cette merveille. Jamais je n'avais vu de telles

illustrations. Intérieurement, je m'efforçais de me convaincre que la

personne capable de dessiner à un tel niveau ne devait pas être

humaine (on se rassure comme on peut, voyez-vous ^^).

Ce jour-là, quelque chose changea en mon for intérieur: Plus

qu'une inspiration, une envie irrépressible de dessiner, bien que

j'étais persuadé de ne jamais parvenir à ce niveau. Ce n'est d'ailleurs que

trois ans après que j'ai commencé à ouvrir mon premier livre sur le dessin

en perspective (après avoir acheté le tome 2, héhé!). Bon, ce que je

produisais n'était pas jojo, mais l'envie et l'inspiration y étaient. Et cette

envie de toujours mieux dessiner, c'est en partie à Jean-Baptiste Monge

que je la dois. Jean-Baptiste est non seulement un grand illustrateur,

mais aussi un concept artist talentueux (il a par exemple travaillé

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sur des projets de jeux vidéo pour le studio Blizzard Entertainement, tel

que Diablo 3, et tellement d'autres projets fantastiques que ça en donne le

tournis...).

Il y a quelques semaines, il m'a fait l'honneur d'accepter mon interview.

J'étais un peu nerveux à l'idée de le contacter, mais à mon grand

étonnement, j'ai découvert un homme humble, ouvert et accessible.

Quel délice de lire et relire cette interview, et c'est avec grand plaisir que

je la partage avec vous!

Pit >>>> content! :)

Portrait de Jean Baptiste Monge, lors d'un Atelier organisé à Seattle.

Je sais que la plupart de mes lecteurs connaissent déjà ton travail sur les

mondes féériques, mais peux-tu résumer en quelques lignes ta carrière

professionnelle en tant qu’illustrateur et concept artist, du début jusqu’à

aujourd’hui ?

Réponse de JB Monge: Bonjour Pit ! Tout d'abord un grand Merci pour

ta patience, ton questionnaire est vraiment très intéressant et j'espère que

vous aurez du plaisir à suivre cet interview!! Pour répondre à ta première

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question, eh bien comme dans la plupart des contes, je pourrais dire que

c'est par un heureux hasard que tout a commencé il y a 20 ans. J'ai

rencontré mon ami Erlé Ferronnière dans le café" le Légende" à Nantes

et à partir de là, l'aventure a démarré!

Depuis 1994, je suis illustrateur de livres. J'ai travaillé essentiellement

pour la maison d'Édition "Au Bord des Continents", seul ou en

collaboration, travaillant à la fois sur les images, les textes, la maquette des

livres que je créais.

Mes lecteurs me connaissent surtout pour mon univers féérique, dans

lequel mes petits personnages, créatures, fées et monstres évoluent.

En 2009, Sony Pictures Animation m'a offert mon 1er contrat de

concept art pour un CG d'animation qui ne verra hélas jamais le jour.

Cette opportunité m'a ouvert une nouvelle porte et de nouvelles

perspectives. Après 15 ans d'éditions, cela a été comme une bouffée

d'air frais. J'ai déménagé ensuite à Montréal pour me rapprocher des

studios et de ce style d'opportunités. J'ai eu ainsi la chance de travailler

pour du jeu video (Spiders, Blizzard), d'autres studios animation/film

(Zanuck Company, Walt Disney Imagineering, Digital Domain).

Je travaille actuellement pour un studio montréalais Digital District sur

un projet franco-canadien intitulé" Ballerina".

Même si mes pas me dirigent vers le cinéma, je n'ai pas pour autant

abandonné le livre ni la peinture. J'ai l'intention de me remettre à la

peinture prochainement, car voilà bien longtemps que cela me pique les

doigts.

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Comment t'est venue la passion du dessin ?

Réponse de JB Monge: La passion du dessin m'est apparue bien jeune,

dans les 4-5 ans. Je me créais mes histoires en feuilletant mes

livres et en dessinant. J'ai toujours dessiné, mais comme nous n'avions

pas de place pour ça à la maison je barbouillais surtout la marge de mes

cahiers à l'école au grand dam de mes professeurs.

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Penses-tu qu’il existe des prédispositions innées pour le dessin chez

certains individus, ou penses-tu plutôt que le talent vient en dessinant ?

Réponse de JB Monge: Il y a peut-être des prédispositions, mais si la

personne ne les travaille jamais, cela devient très vite stérile.

Finalement, il vaut mieux ne pas être trop bon au départ et travailler dur

pour acquérir une bonne technique, son propre univers graphique,

et une volonté de fer pour y arriver, que de se reposer sur ses acquis et ne

pas savoir quoi en faire.

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Avais-tu une sensibilité particulière dès ton plus jeune âge? Étais-tu

stimulé par ton environnement et tes proches ?

Réponse de JB Monge: Je pense que ce qui a vraiment déclenché ma

créativité c'est l'année que j'ai passée chez ma tante à Brest, loin du reste

de ma famille. L'éloignement et le sentiment d'abandon ont ouvert une

petite porte laissant mon imagination remplir mes manques. Mes

parents par la suite ne m'ont jamais empêché de suivre ce chemin, mais ne

m'ont pas pour autant tout de suite poussé dans cette voie. Mon père aurait

sans doute souhaité que je fasse une jolie carrière dans l'armée, mais ce

n'était vraiment pas mon truc. J'avoue que je feuilletais surtout les

histoires de Mickey, mais ma mère, qui dessinait un petit peu, avait la belle

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habitude de nous lire le soir, lorsque nous étions petits, des contes

connus ou de son propre cru. C'est sans doute ainsi que la petite graine

d'imagination a pris racine et grandi.

As-tu suivi un cursus scolaire artistique ou es-tu autodidacte ?

Réponse de JB Monge: Je suis surtout autodidacte. Je n'étais pas un

bon élève et jusqu'au lycée, je préférais dessiner dans mes cahiers que de

faire les exercices. J'ai quitté l'école assez vite et j'ai réussi à rentrer dans

une école de pub dans ma ville natale (Nantes) grâce à mon portfolio.

Cependant, il n'y avait pas dans leur programme des cours d'illustration

comme ils en ont aujourd'hui et je me suis très vite aperçu que ma voie se

trouvait ailleurs. J'ai donc quitté l'école au bout d'un an et demi pour me

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consacrer entièrement à mon apprentissage, dans les livres, les musées,

en rencontrant des artistes. C'est comme cela que j'ai rencontré Erlé

Ferronnière. Nous avons passé plus de 8 ans à travailler dur ensemble,

partageant un même atelier pour y composer nos livres.

Avec le recul aujourd'hui, j'aurais aimé avoir quelques cours d'illustration

et de peinture avec de vrais professeurs, cela aurait rendu plus simple

certaines batailles que j'ai pu avoir autant en technique qu'en

composition.

Ton style présente des particularités graphiques et un sens de l’esthétisme

hors du commun. Quelles sont tes plus grandes sources d’inspiration ? Je

sais que la liste peut être exhaustive… y en a-t-il quatre ou cinq qui se

démarquent du lot ?

Réponse de JB Monge: Oh oui, la liste est longue et très éclectique !

Mais pour ne citer que les principaux, il y a en tête de liste Norman

Rockwell, Mon Maître de cœur. Sa technique et sa façon de composer ses

images sont extraordinaires. Mais ce qui me touche plus encore c'est sa

façon de raconter une histoire dans la toile et de nous laisser imaginer ce

qu'il s'est passé avant ou après avec tous les détails qu'il y ajoute.

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Arthur Rackham : Un grand illustrateur du 19ème siècle qui est

sûrement l'illustrateur référence de tous les auteurs de féérie.

Rien Poortvliet, l'illustrateur des Gnomes. Son gnome est d'ailleurs très

connu, même dans nos jardins, habillé de bleu et au chapeau pointu et

rouge. Ses peintures furent une belle révélation et j'ai réalisé que je pouvais

vivre de mes images et de mon univers peuplé d'animaux et de créatures

oniriques comme lui.

Legend (1985) de Ridley Scott et Willow (1988) de Ron Howard sont 2

films qui m'ont beaucoup marqué. Pour la première fois, je voyais de la

féerie et de la fantasy comme je me l'imaginais.

Jules Verne, RR Tolkien, Edgar Rice Burrough et bien sûr Charles

Dickens qui, lorsque j'ai commencé à apprécier la lecture ont si bien nourri

mon imagination.

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Peux-tu parler de tes techniques traditionnelles de prédilection (outils,

médias, support) ?

Réponse de JB Monge: Au tout début de ma carrière, je n'utilisais que

l'aquarelle et la gouache, mais par la suite, en voyant que mon ami et

artiste Pascal Moguérou peignait souvent à l'huile, je me suis mis à utiliser

un peu plus ce médium, y trouvant un plaisir différent et une possibilité de

pousser un peu plus loin mes images. Aujourd'hui, j'utilise l'un comme

l'autre, suivant mon état d'esprit, mon désir d'aller vite ou non. J'avoue

cependant avoir une tendance à utiliser plus souvent l'huile.

Pour le papier aquarelle, j'utilise du papier pressé à chaud le plus souvent,

mon souci du détail dans l'image fait que j'aime davantage travailler sur

des surfaces très lisses.

Lorsque j'utilise de l'huile, j'aime travailler sur du papier

canevas (vendu en bloc) et si je dois utiliser un support plus noble, je

préfère les surfaces dures pour peindre, alors une bonne planche de

bois sera mon choix à la place d'une toile sur châssis.

Pour toute la partie sketch* (note de Pit: sketch est un terme anglais qui

signifie "croquis" ), je n'ai pas de prédilection question papier. J'adore

faire des croquis et j'ai tendance à beaucoup appuyer. Alors, je

travaille surtout avec des crayons un peu gras (2B, 3B) pour ne pas

endommager le papier.

J'utilise pas mal de références, sinon, lorsque je peins. Il y a quelques

années, je commençais par travailler sur une table propre et bien rangée

et au bout d'une petite semaine je terminais en équilibre sur une

tonne de livres ou même sur mes genoux, car ma table ressemblait à

une grosse montagne d'un joyeux foutoir. Mais maintenant, avec le net, la

pile de livres a bien réduit. Je vais surtout chercher de l'inspiration et des

références de couleurs. Recopier une photo pour ce qu'elle est n'a

rien d'intéressant, mais certains angles de vue peuvent être une bonne

aide lorsqu'on n'a jamais vu un endroit ou que l'on cherche un arbre ou un

animal dans une pose précise. En général, je ne me contente pas de la pose,

j'essaye de trouver d'autres photos pour bien comprendre comment

s'articule tel ou tel animal. Pour les couleurs, j'aime être assez

précis et je vais avoir de nombreuses références photo pour la chair, les

lumières. Pour un visage, je m'aide de multiples portraits, par exemple, je

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peux prendre la lumière du nez sur celui d'un vieux monsieur, la couleur

des joues sur celui d'une femme, les rides sur un autre portrait. Je vais

chercher vraiment ma teinte et ma couleur et, comme ça ne s'invente

pas, le mieux est d'étudier les lumières sur les visages ou

directement sur ma face avec un petit miroir.

As-tu un rituel créatif particulier avant de réaliser une illustration?

Réponse de JB Monge: Je n'en ai pas vraiment! Si un sketch me plait,

je vais le transférer tout d'abord sur mon papier, j'utilise pour cela du

papier calque que je beurre de graphite au dos. Ça me permet de

reprendre juste les traits que je souhaite sur mon papier (enduction

de gesso si c'est pour l'huile).

Pour l'aquarelle comme pour l'huile, j'effectue un premier jet de couleur

en jus brun léger pour "bloquer"* l'image (note de Pit: cela signifie

mettre en place le jeu de contrastes global d'une image. Cela revient à

déterminer une hiérarchie de valeur. En résumé, "bloquer" peut être

synonyme de "dégrossir").

Pour la suite, il n'y a pas d'ordre. Je me laisse guider par mes sensations,

cela évolue beaucoup tout au long de la réalisation de l'image, j'ai rarement

une idée nette à 100% de ce que je vais faire au final.

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J’ai pu remarquer que tu recourais de plus en plus au digital painting.

Es-tu passé sur tablette par choix ? Pour toi, quels sont les principaux

avantages et inconvénients du digital painting par rapport aux

techniques traditionnelles ?

Réponse de JB Monge: Jusqu'en 2009, j'utilisais le digital juste pour

mes maquettes de livres, pour positionner mes textes, mes images dans la

page. Il m'est arrivé de recevoir des scans de mes images dont les teintes

étaient très différentes de l'original et j'ai dû m'aider de l'ordinateur pour

rééquilibrer les couleurs. Sinon je n'ai jamais fait de retouche à

l'ordinateur pour un détail et je ne le fais toujours pas.

En 2009, j'ai eu mon premier contrat de Concept Art (Sony Pictures

Animation) et je me suis vite rendu à l'évidence qu'il fallait aller vite et je

crois que je serais devenu fou s'il m'avait fallu recommencer une image

pour la grosseur d'un œil, la forme d'un nez, une teinte… J'ai donc investi

dans une tablette Cintiq 21ux pour me faciliter la vie. C'est un outil très

instinctif.

Pour ce genre de travail, le digital est extra. En général, mon sketch est

toujours sur papier. Je le scanne puis retravaille sur ordinateur.

Copier/coller pour avoir un même personnage où il suffit de changer un

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élément (cheveux, visage, vêtements...). Les clients peuvent ainsi choisir

leur personnage, c'est vraiment du sur mesure. La couleur est également

beaucoup plus facile à aborder, car en une seconde on peut

complètement changer sa palette et passer d'une dominante rouge à

une bleue par exemple et puis, on n'a pas la peur de gâcher une image, un

simple Control+z permet de rectifier les faux pas, on est donc plus libre et

plus à même de lancer sur la "toile" toute son énergie et tout son

enthousiasme, c'est un bon outil pour débrider sa créativité.

Cela dit je garde toujours le plaisir de travailler une illustration sur papier

ou sur toile, avec tous les désagréments que cela comporte comparé au

digital, mon premier choix restera toujours le traditionnel. Pouvoir

toucher, sentir, vivre son image au fur et à mesure, ça n'a pas de

prix. C'est une vraie bataille qui impose des choix difficiles, voire même

douloureux et qui parfois se termine dans un cul-de-sac. Cela dit, on

apprend toujours beaucoup de ses échecs si l'on reste ouvert et que l'on ne

se bloque pas dessus. Je suis aussi très attaché à l'image finie en tant

"qu'objet", son support, la richesse de ses couleurs, les différents médiums

employés, ses éventuels repentirs et même si, de nos jours, avec une belle

imprimante on peut sortir de très beaux tirages, l'image imprimée

n'est pas un original.

Les avantages du Digital :

J'avais dans mes cartons de vieilles images couleur que j'avais

abandonnées, faute de temps ou qui ne me plaisaient plus. J'ai pu

les retravailler en Digital et en faire de belles illustrations. Lorsque je

peins en digital, j'essaye d'utiliser les mêmes manières que celles que

j'utilise en traditionnel et de garder ma touche personnelle, j'utilise peu

d'effets et seulement lorsqu'ils semblent nécessaires, comme les filtres

qui peuvent s'avérer très intéressants pour simplifier certains effets de

lumière. J'aime conserver la même signature graphique que ce soit en

digital ou en traditionnel !

Le second avantage c'est pour la composition. Avant l'ordinateur, on

utilisait la photocopieuse, de la colle, des ciseaux, maintenant c'est bien

plus simple et plus rapide pour mettre en place nos éléments.

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Les inconvénients du Digital :

Malheureusement il est souvent impossible de déterminer l'auteur d'une

œuvre digitale sur le net car nombreuses sont les images qui portent une

signature trop similaire. Cela dit, avec le digital et la visibilité sur le web,

le nombre d'illustrateurs a carrément explosé, il est donc sans doute

normal d'avoir souvent cette impression de "déjà vu" .

Comme je disais plus haut, il ne faut pas se perdre dans la facilité...

Ensuite, il est aussi très facile de détruire une bonne image. Il est

tellement simple de corriger une erreur et de rajouter des effets, des

détails, que cela devient très difficile de dire quand l'image est terminée ou

non et l'on peut en quelques minutes passer d'une image puissante à une

image lourde et surchargée. Et puis si l'on ne fait pas souvent de

backup* (=sauvegarde) , attention à la perte complète et définitive de

nombreuses heures de travail...

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Penses-tu que l’outil numérique peut aider à devenir un meilleur

dessinateur?

Réponse de JB Monge: Ma foi non, si on ne sait pas dessiner à la

base au crayon (personnages, proportions, perspectives, couleurs...), le

numérique ne fera pas des miracles. Le numérique apporte un lot

d'outils qui aidera dans certains cas à cacher les carences, mais ne vous

aidera pas à mieux dessiner, c'est la pratique régulière du dessin qui

vous y aidera, qu'elle soit faite sur digital ou en traditionnel, cela ne

changera rien du tout. En revanche le digital est un outil vraiment puissant

et au final, un dessinateur médiocre, mais qui sait parfaitement se servir

des bons softs et bien sûr qui ne manque pas d'idées ou mieux de créativité

peut faire de très belles images numériques.

Le numérique ne m'a pas rendu meilleur dessinateur, mais il m'aide à

aller plus vite et débride aussi souvent ma créativité.

J’ai pu remarquer aussi que tu utilisais un logiciel de modélisation 3D (Zbrush), pour effectuer certaines maquettes de tes créatures. Penses-tu que la sculpture représente un bon exercice complémentaire pour inventer et dessiner ses propres créatures fantastiques?

Réponse de JB Monge: Je le recommande à tous. J'ai toujours

voulu sculpter, mais ayant une pratique très "vivante de mon art", une plus

jolie façon pour dire que je fiche très facilement le bazar dans mon atelier,

je me retrouvais avec de l'argile partout, du sol au plafond. J'ai donc été

l'homme le plus heureux du monde lorsque j'ai découvert ce software. Ça

paraît très geek sur le coup, mais c'est vrai que j'adore l'utiliser merci à

Paul Gaboury et à sa merveilleuse équipe pour avoir développé cet

incroyable soft qui compte aujourd'hui parmi mes indispensables.

Avoir une bonne vision 2D est déjà très bien, mais pouvoir l'envisager

en 3D n'est pas toujours aussi simple. L'inverse est également vrai.

J'ai souvent vu d'excellents sculpteurs faire de bien piètres dessinateurs.

Après avoir sculpté mon petit personnage, celui avec le tricorne rouge

portant une bouteille de whisky en 3D, j'ai réalisé que j'avais fait de

nombreuses erreurs en 2D (des raccourcis mal dégrossis, des formes un

peu lourdes) qui, si je les avais laissées telles quelles en 3D auraient été

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tout simplement disgracieuses, mais qui étrangement, en 2D participent

au charme de l'image. L'on pourrait donc en conclure que ce qui

fonctionne en 2D ne marche pas toujours tel quel en 3D et qu'il

faut bien souvent adapter son sujet. C'est d'ailleurs là que l'on voit si un

sculpteur est talentueux ou non, car il donne une version de l'image qui

doit être, si c'est le but recherché, le reflet de celle en papier.

C'est vraiment très intéressant d'évoluer dans le monde du volume, de

créer les petits détails, les textures... On peut choisir ensuite son angle, sa

lumière, composer vraiment son image avant de se lancer dans la peinture.

Personnellement je m'amuse comme un gamin, la prochaine étape, si je

trouve le temps, sera d'aborder sérieusement un soft comme maya ou

Mudbox pour avoir accès a Mental Ray ou Vray* (note de Pit: Vray est

un moteur de rendu qui se veut simplifier le moteur de rendu Mental Ray:

ce dernier permet de projeter des photons virtuels sur des surfaces afin

d'obtenir des rendus d'objets 3D réalistes.) , mais pour l'instant je bloque

un peu sur les importations de map...

Pour ZBrush j'ai commencé à l'utiliser en 2010. Bien que très instinctif

dans son utilisation, j'ai dû lire et écouter un bon nombre de tutoriels avant

de comprendre son interface parfois un peu trop chargée et un peu

hermétique au premier abord, mais en fait très simple lorsque l'on a

compris les grandes lignes.

Dans le concept art, CG animation,film ou jeu vidéo, la 3D est

aujourd'hui utilisée partout , il était donc primordial pour moi de

parler le même langage que les modeleurs professionnels avec qui je

travaille. S'ils rencontrent un problème pour passer de mon dessin 2D à la

3D, il m'est plus facile à présent de les guider et de les conseiller, c'est en

règle générale un échange très constructif.

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Maquette 3D d'un personnage réalisé dans le logiciel ZBrush.

Lorsque tu dessines d’imagination, parviens-tu à projeter mentalement

ce que tu désires voir sur le papier, ou n’as-tu qu’une vague idée que tu

ajustes au fil de la progression du dessin? En moyenne, combien de

vignettes réalises-tu pour chaque illustration?

Réponse de JB Monge: Mes projections sont hélas très floues, comme

toujours en mouvement. Il est malheureusement rare pour moi d'avoir

une image nette de ce qui me trotte dans la tête. Aussi, lorsque je peins, je

ne fais qu'évoluer en même temps que l'image, ajustant, effaçant,

réajustant celle-ci constamment, jusqu'à ce qu'elle semble trouver d'elle-

même son équilibre et son chemin. Parfois, il semble même que le final

d'une image m'échappe, sans doute les rares moments où

mon inconscient prend le dessus et brise enfin ses chaînes, à moins que

ce ne soient les muses qui viennent à ce moment fatidique me murmurer

à l'oreille. N'en ayant jamais pris l'habitude, et étant parfois trop

impatient, je ne travaille pas en vignettes pour des études de couleurs, je

ne le fais que pour le sketch pour trouver la meilleure combinaison

pour la composition. Je pars en général directement du sketch que je

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transfère, en noircissant au crayon le dos d'une copie pour éviter d'avoir à

re-décalquer. Bien entendu, il y a une bonne dose de repentir dans cette

façon de fonctionner, je recommanderais donc vivement de

prendre l'habitude de faire de petites études en couleur d'autant

qu'avec le numérique cela devient très simple.

Si tu devais choisir parmi une de tes illustrations préférées, laquelle

serait-ce? Peux-tu décrire brièvement ce qui te plaît en elle et les

difficultés éventuelles que tu as rencontrées ?

Réponse de JB Monge: C'est assez difficile, car mon image favorite

est sans aucun doute encore à venir, mais j'aime tout

particulièrement les images avec les animaux. Je dirais que l'image du

raton laveur et celle du cochon tirant l'alambic sont sans doute ce qui se

rapproche le plus pour moi d'une forme de satisfaction. L'image du raton

laveur s'est faite sans problème, elle est sortie toute seule en quelques jours

à peine, du croquis au final sans fausses notes.

Pour le cochon il m'a fallu trois essais successifs: la première version

mettait en scène un hérisson à la place du cochon, et cela m'a pris pas loin

de trois semaines pour me dire que je n'avais sans doute pas choisi la

bonne voie. La deuxième version était trop sombre, mais elle avait des

éléments vraiment intéressants, malheureusement j'ai trop traîné et j'ai

fini par me lasser de l'image, il me fallait encore laisser mûrir l'idée. Après

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Apprendre à dessiner

presque 1 an j'ai repris l'image de A à Z et cette fois elle est sortie

sans trop de douleur. Presque facilement en quelques jours, l'image

que j'avais en tête était enfin sur cette maudite toile. Je regrette juste de ne

pas avoir assez bien préparé mon support qui a un peu trop de grain à mon

goût, tant l'impatience de m'y attaquer était présente. Je me rappelle aussi

très clairement cette étrange sensation à la fin dans les derniers coups de

pinceau, alors que j'étais sans doute dans un état second, un état de

conscience modifié, avoir entendu le grincement des roues de la charrette,

un bruit de grelot et le chant de la pluie battante, dont les gouttes éclataient

joyeusement dans la boue.

Je n'ai pas souvent connu cela, mais pour mes images les plus marquantes,

j'ai toujours ressenti très vivement l'ambiance de mon image comme une

musique personnelle qui me lie à ce que je viens de raconter dans ma toile.

Le grand dragon de Ragnarok en est un autre exemple: il a été fini

en une seule nuit après que j'aie erré à sa recherche pendant de longs

mois, défaisant le jour ce que j'avais fait la nuit. J'avais invité ce jour-là

mon ami Pascal Moguérou pour m'aider à donner corps à l'idée et

comprendre ce qui me posait vraiment problème, mais que je n'arrivais

plus à voir. À la fin de cette journée, au grand dam de Pascal j'avais tout

effacé sur la toile sauf une partie de la tête et son œil. Pascal m'invita donc

à finir cette épuisante journée chez lui, j'y étais toujours reçu

merveilleusement. Je ressortis de là un peu guilleret et en tous cas très

combatif, car une bonne soirée chez les Moguérou vous remontait toujours

le moral. J'attaquais alors mon dragon de front, la musique déchirait l'air

de mon salon, mais au bout d'une heure je n'entendais plus que le chant

des brosses sur la toile. J'ai travaillé dans cet état second jusqu'au petit

matin et j'ai enfin entendu la lourde respiration de mon dragon. Lorsque

Pascal vint boire son café le lendemain, la peinture trônait, enfin finie, sur

le chevalet au milieu du salon. Il n'y a vraiment qu'avec Erlé Férronnière

et Pascal Moguérou que j'ai partagé ces moments-là, une réelle

fraternité qui a toujours eu une grande influence sur mon travail.

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Si tu avais un conseil particulier à donner aux apprentis dessinateurs qui

nous lisent, quel serait-il ?

Réponse de JB Monge: Quel que soit le médium que l'on choisit, il faut

travailler fort, être curieux de tout, ne pas tomber dans la facilité et ne pas

se décourager, garder ses rêves aussi vivants que lorsque l'on était enfant

et ne pas avoir peur de suivre son instinct.

Partager avec les autres ce que l'on a appris et être suffisamment ouvert

pour apprendre en retour. Cultiver sa personnalité et bien entretenir son

jardin secret, même si celui-ci, à force, n'a plus grand-chose de secret !

Merci Pit !

__________

J'espère que l'interview vous a plu. :)

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Si vous souhaitez en savoir plus sur le talentueux Jean-Baptiste Monge,

n'hésitez pas à visiter son site, sa Boutique en ligne, ainsi que sa page

Facebook, afin de découvrir son travail et son univers.

J’ai aussi le plaisir de vous annoncer que le tout premier tutoriel de

Jean Baptiste Monge est disponible en partenariat avec le blog

apprendre-a-dessiner.org!

Dans ce tutoriel, Jean Baptiste Monge dévoile ses secrets de

peinture digitale au cours de l’exécution d’une caricature d’inspiration.

Si vous avez soif de digital painting, ce tutoriel va forcément vous plaire!

>>C’est par ici<<

Encore mille mercis à lui, non seulement pour avoir éclairé ma journée,

mais aussi pour avoir pris le temps, car mon petit doigt me dit qu'il a un

emploi du temps de ministre. :)

N'hésitez pas à le remercier en commentaire, il le mérite!

-Pit