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  • CHAPITRE PREMIER

    L'INEFFABLE

    Quelles sont les limites du savoir et du langage ? Ce problme est celui du non-savoir et de l'ineffable. La Phnomnologie le rencontre d'abord sur le plan empirique comme ignorance fatale, quand dipe ne reconnat pas son pre dans son offenseur, et sa mre dans la reine qu'il pouse, quand la bonne conscience agit comme si elle connaissait intgralement toutes les circonstances de l'action. Mais ce non-savoir est relatif, il n'implique pas ncessairement un non-savoir absolu, chappant par essence au concept. C'est contre un tel ineffable que se dirige la conscience philosophique dans la Phnomnologie. L'effort tendu de la conception doit permettre d'exprimer conceptuellement ce vrai originel dont a parl Reinhold et propos duquel Hegel crivait dans son uvre sur Fichte et que, si un pareil vrai tait prsuppos, il faudrait commencer et finir la philosophie en forgeant des concepts inconcevables plutt qe de renoncer la pense. Renoncer au discours, la communaut institue des cons-ciences, ou se livrer au sentiment qui est au-dessous du langage c'est tout un : Puisque le sens commun fait appel au sentiment, son oracle intrieur, il rompt tout contact avec qui n'est pas de son avis, il est ainsi contraint d'expliquer qu'il n'a rien d'autre dire celui qui ne trouve pas et ne sent pas en soi-mme la mme vrit; en d'autres termes il foule aux pieds la racine de l'humanit car la nature

  • s LOGIQUE ET EXISTENCE

    de l'humanit, c'est de tendre l'accord mutuel; son existence est seulement dans la communaut institue des consciences. Ce qui est anti-humain, ce qui est seulement animal, c'est de s'enfermer dans le sentiment et de ne pouvoir se communiquer que par le senti-ment (r). Mais, s'il est vrai que la pense est un dialogue, avec un autre ou avec soi-mme, on peut bien se demander si l'tre se prte cette expression et s'il n'chappe pas radicalement au Logos qui prtend le signifier. Dans la philosophie antique le problme se pose au niveau mme du monde sensible. Ce qui est seulement senti est toujours fuyant, en fait inexprimable, et la science ne saurait rester science si elle est seulement sensation. Le platonicien a d dpasser la a6~o.: pour que le langage, humain ne soit pas sans objet. L'tre sensible, en tant que singularit pure, ou jouissance, est ineffable. Supposons qu'il existe en soi des choses ou des mes singulires, nous ne saurions ni les concevoir, ni les nommer, puisque conception et langage se meuvent dans l'universel. Toutes les dterminations par le moyen desquelles nous pensons les choses et qui corres-pondent des noms sont des dterminations gnrales; elles ta-blissent une communaut et une continuit entre les choses qui ne correspondent pas cette opinion, d'ailleurs commune, selon laquelle le singulier seul existe, est le vritable objet premier de la certi-tude sensible, cette certitude qui se croit immdiate et qui prtend apprhender, en de de tout langage et de tout sens, un ceci indi-viduel ou un celui-ci incomparable. Il y aurait donc un en-de du langage qui serait la saisie immdiate d'un tre, un tre par nature ineffable.

    Mais il y a aussi un au-del du langage et de la conception qui apparat comme l'objet d'une foi. Les philosophies que Hegel tudie dans son uvre d'Ina sur Foi et Savoir sont selon lui des philosophies de la rflexion qui nient toutes plus ou moins le savoir pour faire

    (t) Phnom8nologi~, I, p. 59

  • L'INEFFABLE 9

    place la foi. C'est ici que l'expression de non-savoir est tout fait sa place. Le savoir ne saurait dpasser l'enchanement de l'exprience tel que l'envisage l'entendement et qui est dj rflexion implicite, mais, grce la rflexion explicite, il dcouvre sa propre fini t, il est donc seulement capable de se nier lui-mme et de permettre la foi un dpassement de ce savoir. L'Absolu est alors objet d'une foi et non d'un savoir; il est au del de la rflexion et de tout savoir. Hegel montre comment ces philosophies de la rflexion se replient sur la subjectivit finale du savoir, et conduisent toutes au mystre d'un au-del du savoir, d'un Absolu ineffable. Arrtons-nous pourtant l'analyse que Hegel donne ce propos de la philosophie de Jacobi, qu'il tudie entre les philosophies de Kant et de Fichte.

    La philosophie de Jacobi a t souvent considre comme une philosophie du sentiment, mais cela signifie seulement qu'elle prtend substituer au savoir une apprhension immdiate de l'tre, laquelle Jacobi donne le nom gnral de foi. Le savoir est seulement formel, il ne saisit aucun contenu, il enchane des propositions, et la . seule philosophie consquente est pour Jacobi la philosophie de Spinoza, qu'il comprend d'ailleurs assez mal, nous dit Hegel. Mais la foi dpasse la philosophie par l'apprhension directe d'un contenu inconcevable, d'un inconditionn (l'immdiat) qu'elle trouve aussi bien dans le fini que dans l'infini. C'est ainsi que Jacobi peut crire :

  • IO LOGIQUE ET EXISTENCE

    l'tre singulier dans sa singularit pure, l'existant, c'est aussi l'au-del de ces tres finis, le transcendant, et le rapport mutuel de ces deux existants. Hegel a essay d'exprimer cette vision du monde de Jacobi: cc Cette relation d'une finit absolue l'absolu vrai est la foi, dans laquelle la finit se reconnat devant l'ternel comme finit et nant, mais dispose cette reconnaissance de telle sorte qu'elle se sauve et se conserve elle-mme comme un tre-en-soi en dehors de l'absolu. Certes, Hegel reconnat l'effort de Jacobi pour maintenir une vitalit singulire dans la vie morale en affirmant que cc la loi est faite pour l'homme et non l'homme pour la loi , mais cette vitalit s'enfonce dans la pure subjectivit, dans l'me singulire, indicible, et les hros des romans de Jacobi, les Alwile et les Woldemar, sont toujours tourments d'eux-mmes, ils ne s'abandonnent pas l'objectivit. Ce sont de belles mes, capables certes d'une beaut morale, mais inca-pables de s'oublier elles-mmes, de renoncer cette conscience de la subjectivit, ce retour perptuel de la rflexion sur le sujet qui agit :

  • L'INEFFABLE II

    conditionne et finie, qui s'nonce dans la mdiation du discours (1). Si le non-savoir, l'inconcevable, l'ineffable, est une limite absolue

    du savoir, il n'y a pas de savoir absolu. Or la thse essentielle de la Phnomnologie est d'tablir ce savoir absolu partir de toute l'exp-rience humaine. Mais le savoir n'est pas seulement savoir de l'tre, il est encore ce qui permet la communaut institue des consciences; il est comme le dit la Phnomnologie:

  • 12 LOGIQUE ET EXISTENCE

    gissent des matres et des esclaves, des travailleurs qui transforment le monde, jusqu' ce que la pense se manifeste comme pense univer-selle, pense conceptuelle; mais le discours reproduit dans sa propre dialectique vivante cet affrontement des consciences de soi. Il repro-duit le mouvement de la reconnaissance mutuelle gui est l'lment (1) mme du savoir absolu. Que signifie, originairement, le terme de dialectique, sinon l'art de la discussion et du dialogue? Socrate partait des opinions courantes et s'efforait d'obliger son interlocuteur sortir de lui-mme, confronter sa pense celle d'un autre, d'o naissaient des oppositions et des contradictions; souvent l'interlo-cuteur tait amen dcouvrir une contradiction dans sa propre pense; il pouvait alors fuir l'ironie socratique, refuser de prolonger le dbat ou tenter de raliser l'accord travers la divergence des opinions. Ainsi la dialectique est le moment du discours qui labore le dveloppement d'une conscience de soi universelle, dans laquelle la singularit est en mme temps universelle, et l'universalit singu-lire, c'est--dire sujet qui s'exprime et se constitue de dterminations en dterminations. Toute autre singularit, c'est--dire tout moi qui se rfugie dans le silence et se refuse la communication, prtendant par l mme atteindre un absolu en de ou au del de cette expres-sion, est dupe d'une illusion. C'est l'expression du sens qui est le travail de la pense et ce travail ne part pas d'un ineffable qui serait donn d'abord, ou ne conduit pas au del vers une transcendance ineffable; la singularit sensible, aussi bien que le mystre de la foi, sont pour Hegel des illusions, ou plutt, car il ne. saurait y avoir d'illusion inexplique, sont la prsentation de l'Absolu comme pur nant ou dissolution. La vie humaine est toujours langage, sens, sous peine de perdre son caractre, et de redevenir vie animale, et la singu-

    (I) Nous prenons le mot lment dans le sens hglien de milieu, co=e on dit l'lment marin En disant le soi nous voulons marquer co=e Hegel le caractre absolument rflexif de l'tre mme et du Moi.

  • L'INEFFABLE

    larit qu'elle croit rejoindre alors se perd immdiatement dans l'uni~ versalit, mais l'universalit abstraite; l'tre immdiat se renverse non moins immdiatement dans le nant. Seul le devenir qui, au niveau de l'immdiat, est dj mdiation, prfigure ce que sera ce discours, la rflexion de l'tre en soi-mme, l'Absolu comme cons-cience de soi universelle ou comme sujet, se posant soi-mme alors qu'il n'tait que prsuppos au point de dpart, un nom vide. En dehors du soi sensiblement intuitionn ou reprsent, il ne reste pour indiquer le pur sujet (c'est dire 1'\moxd[.Le:vov, la substance), l'un vide et priv du concept, que le nom comme nom (1). ll Mais encore une fois qu'est-ce que ce soi sensiblement intuitionn ou reprsent, qu'est-ce que ce sensible en dehors du sens que lui confre le langage? La Phnomnologie de l'esprit contient sur ce point des analyses qui seront reprises sur le plan de la logique ontologique et qui peuvent contribuer lucider dj le fameux renversement de l'tre dans le nant par lequel cette logique dbute.

    La rfutation de l'ineffable et le caractre propre du langage humain, comme Logos de l'tre et conscience de soi universelle, se retrouvent aux divers tages de la Phnomnologie de l'esprit depuis le premier chapitre sur la certitude sensible jusqu' un des derniers o la belle me qui refuse la reconnaissance universelle s'enfonce dans le nant, seule expression de son chec. Certes ce dveloppement de la conscience de soi semble pouvoir s'arrter chaque phase parti-culire; elle peut se perdre dans la violence (Socrate est mort victime d'une telle violence), ou s'engloutir dans l'ennui et la dissolution; le discours dialectique pourrait ainsi s'arrter, et le scepticisme est en effet toujours possible; mais ce qui caractrise ce scepticisme, c'est qu'il finit toujours par le nant, et qu'il a toujours besoin d'un contenu nouveau pour pouvoir le dissoudre son tour. Ce nant n'est pas autre chose que ce qui se prsente comme la mort dans la nature

    (z) Phnom~nologie, I, p. 57.

  • LOGIQUE ET EXISTENCE

    vivante, et la disparition pure et simple dans la nature en gnral. La conscience qui prtend vivre la singularit pure sans la penser ou la signifier ne peut en fait que se dissoudre, c'est en vain qu'elle refuse le langage et le discours, et prtend atteindre un absolu inef-fable. Ce qu'elle dit est le contraire de ce qu'elle vise, et c'est le langage qui a raison; ou si, par enttement elle renonce au langage, elle ne peut que se perdre, se dissoudre. Rptons-le, cette dissolution est toujours possible, et la seule transcendance virtuelle apparat alors comme celle du nant. Le scepticisme ne voit pas que le processus discursif se poursuit toujours, allant de formes en formes, de figures en figures, de dterminations en dterminations, et que tout nant est d'une faon dtermine

  • VINBFFABLB

    de toute communication (ce qui revient au mme) est seulement ce qui hante toutes les figures particulires de la conscience, et cette dissolution, ce non-sens est alors la vrit de ce refus de la mdiation.

    Dans la certitude sensible, la conscience prouve sa premire relation avec l'tre; elle est certitude immdiate, et prtend tre certitude de l'immdiat. Ce qu'elle vise c'est donc l'tre singulier unique et ineffable, soit l'tre en dehors d'elle, cette nuit-ci, ou cette lumire unique, soit elle-mme, cette conscience incomparable, mais ce qu'elle vise, ce dont elle a l'opinion (au sens de la M~ot grecque), elle est bien incapable de le dire : Quand on exige de la science, comme preuve cruciale, preuve qu'elle ne pourrait soutenir, de dduire, de construire, de trouver a priori un cette chose-ci, ou un cet homme-ci, il est juste alors que la requte dise quelle chose-ci ou quel moi-ci elle vise, mais le dire est bien impossible. Or Hegel, qui pourrait ici prendre parti contre le langage, adopte ce langage mme comme ce qui seul a validit. 11 La parole, dit-il, a la nature divine d'inverser immdiatement mon avis pour le transformer en quelque chose d'autre. En d'autres termes, nous ne;: parlons abso-lument pas de la mme faon que nous visons dans cette certitude sensible ... Mais, comme nous le voyons, c'est le langage qui est le plus vri (1). Nous croyons bien saisir l'tre singulier immdiat comme singulier, mais ce que nous disons c'est ce qu'il y a de plus universel, un ceci, un celui-ci, mais tout est un ceci, tout moi est un celui-ci. Nous croyons saisir la richesse mme, il ne nous reste de cette exprience que la conscience de notre pauvret. Nous voyons le singulier se transformer en universel, et l'tre unique passer dans le nant comme nant de toutes les dterminations; certes nous pou-vons reprendre ces dterminations dans leurs connexions et retrouver alors l'tre comme dtermin, mais nous entrons dans le discours qui s'amorce avec le geste par lequel nous dsignons les choses, et si

    (X) Phnom#nolo,ie, I, p. 84, 86, etc. ; 92.

  • x6 LOGIQUE ET EXISTENCE

    l'urversel se particularise, ou se dtermine de proche en proche, . nous restons cependant toujours dans.I'urversel sans jamais pouvoir dire autre chose que de l'urversel. Ainsi les catgories soutiennent dj tout ce que nous nommons perception sensible, en tant que cette perception est vcue par une conscience :

  • L'INEFFABLE 17

    avoir pour soi un privilge, il croit tenir au-dessous du langage une intuition indivisible de son tre, mais tous les autres moi prtendent la mme intuition, leur confrontation fait disparatre l'immdiatet prtendue de leur point de vue. Homme, tu l'es, disait Socrate, et moi aussi. Ce moi, originaire et original, n'est en son fondement qu'un universel, comme l'nonce le langage. Il n'est pas unique en tant qu'il dit moi, il croit seulement l'tre. Cette unicit est une opinion. Le moi qui se vise unique est bien plus prs d'un On, qui constitue le milieu abstrait de l'exprience, comme l'tre abstrait constituait le milieu du senti. Le vcu ne dpasse ici le langage qu'en vise et non en fait.

  • 18 LOGIQUE ET EXISTENCE

    de sa philosophie. Cet urversel, incluant la mdiation sous la forme de la ngation urverselle, ou du nant, c'est l'tre qui est devenir, mais qui, se prenant hors de ce mouvement de la mdiation, n'en retient que les deux ples identiques, l'tre qui, aussitt pos dans son immdiatet :fige, se nie (en effet il devient) et le nant qui aussitt pos dans cette mme immdiatet se nie aussi bien, c'est--dire est, car l'tre est toujours l, mme dans le deverr. Le Moi vritable, la singularit authentique, c'est--dire la conscience de soi, loin d'exclure la mdiation se confond plutt avec elle; elle est le vrai deverr, c'est--dire le devenir de soi : Le Moi, dit Hegel, ou le deverr en gnral, l'acte d'effectuer la mdiation est justement, en vertu de sa simplicit, l'immdiatet qui devient, aussi bien que l'immdiat mme. ll

    La singularit immdiate, qui serait intuition ineffable, le ce qu'on ne verra jamais deux fois ll, est donc la pire des banalits. Si on la pose, on la voit immdiatement se dissoudre ; en son fond, elle est dissolution. Si cette dissolution est comprise, si elle est sens et discours, elle est aussi bien gense qu'anantissement, elle est mdia-tion, et c'est pourquoi la mort est le commencement de la vie de l'esprit, car au rveau de la nature, l'Absolu (la substance) apparat aussi bien comme vie que comme mort, et ce cycle est sans fln; la singularit des choses sensibles, et des vivants prissables qui sont des modes de l'Absolu, marfeste cet Absolu dans son anantissement. Il n'y a dans la nature qu'une esquisse de cette singularit vraie qui est la mdiation rflchie, donc le Logos comme conscience de soi urverselle; la nature est seulement esprit pour l'esprit qui la connat; elle est en soi Logos, elle ne l'est pas pour soi; elle est immdiatement l'tre-l du Logos, mais elle n'est pose comme telle que par l'esprit. Mais la nature orgarque n'a pas d'histoire; de son Urversel, la vie, elle se prcipite immdiatement dans la singularit de l'tre-l, et les moments ur:6s dans cette ralit effective, la dtermination simple et la vitalit singulire, produisent le deverr seulement comme

  • L'INEFFABLE

    le mouvement contingent dans lequel chacun de ces moments est actif dans sa partie et dans lequel le tout est bien maintenu; mais ctte mobilit est pour soi-mme limite seulement son propre point, parce que le tout n'est pas prsent en ce point, et il n'y est pas prsent parce qu'il n'est pas id pour soi comme tout (r).

    La singularit comme tre immdiat, c'est--dire qui veut s'abs-traire de la mdiation, est donc immdiatement sa dissolution. Il en est ainsi dans la nature, il en est de mme pour la conscience qui prtendrait chapper au devenir du sens, au discours, et la mdia-tion. Refusant de se penser, s'abandonnant ce qu'elle croit tre le vcu pur, elle redescend jusqu' l'inco~sdence de la vie, et ce qu'elle trouve c'est ncessairement la mort, une mort de tous les instants, et une mort qu'elle ne comprend pas -par hypothse - qui est donc pour elle la fois ncessit et nigme, car la ncessit sentie comme telle et non pense est l'nigme pure. Car la ncessit, le destin, sont justement la chose dont on ne saurait dire ce qu'elle fait, quelles sont ses lois dtermines et quel est son contenu positif, parce que cette chose est le pur concept absolu intuitionn comme tre, est le rapport simple et vide, mais ininterrompu et inflexible, dont l'uvre est le nant de la singularit (z). >>

    Supposons donc que la conscience refuse le discours universel qui inverse immdiatement son avis, qu'elle tente de se rfugier dans ce qu'elle croit une exprience pure, pour y goter la jouissance unique de sa propre singularit. Elle voudra vivre au lieu de penser. Hegel nous dcrit cette exprience un tage plus haut de la Phno-mnologie (3); il ne s'agit plus en effet de l'preuve de la certitude immdiate, sous sa forme la plus nave, mais d'une sorte de dcision consciente, et si l'on peut dire dlibre, de retour. en arrire. Il

    (r) Phnomnologie, r; p. 247. (2) Ibid., I, p. goo. (3) l bid., I, p. 297-299.

  • zo LOGIQUE ET EXISTENCE

    prend comme exemple d'une telle exprience l'pisode de Faust et de Gretchen. Il s'agit d'une conscience, lasse de l'universalit. du savoir et du fardeau de la mdiation, qui prtend se tourner intgra-lement vers la jouissance ineffable. Elle sait que grise est toute thorie et vert l'arbre d'or de l.a vie , elle mprise (( l'entendement et la science, les dons suprmes des hommes , mais alors elle est livre au diable et doit retourner au fondement : (( zu Grunde gehen. '' L'expression doit tre prise au pied de la lettre. Ce fondement c'est prcisment son anantissement qu'elle a renonc mme pouvoir comprendre. Elle aspire l'immdiat, comme Faust auprs de Gretchen, cela revient presque dire qu'elle aspire disparatre mais sans mme le savoir. Comme conscience singulire voulant vivre l'ineffable et renons;ant penser, elle dsire seulement prendre la vie, (( comme on cueille un fruit mr qui vient au-devant de la main qui le prend ,,, mais au lieu de s'tre jete de la thorie morte dans la vie mme, elle s'est plutt prcipite dans la mort, dans la disso-lution de sa propre singularit. Cette dissolution ne peut tre com-prise par elle puisque, par hypothse, elle a refus de lier le vrai au discours, a prtendu descendre au-dessous de la mdiation qui seule constitue une conscience de soi comme telle. Elle est donc bien la proie de la ncessit~ et du destin; elle refait ce niveau suprieur l'exprience de la conscience balbutiante dont la Phnomnologie tait partie, qui croyait tenir le ceci singulier et ne possdait que i'tre abstrait, ne pouvant dire que : Il est, il est ,,, elle ne peut qu'assister sa ngation abstraite; elle voulait aller au fond de cette singularit pure et elle en trouve bien le fond : la dissolution qui se dit encore, mais qui ne dit rien d'autre que ncessit ou mort, l'nigme pure, car le sentiment ne contient pas en lui-mme le sens xplicite de l'vnement. (( Dans l'exprience qui devrait lui dvelopper sa vrit, la conscience est donc plutt devenue soi-mme une nigme, les consquences de ses oprations ne sont plus devant elle ses op-rations mmes ,,, elle se trouve aline soi, sans pouvoir se dire

  • L'INEFFABLE 21

    ou se comprendre. Dj le terme de destin, surtout si l'on se rfre aux travaux de jeunesse de Hegel, dit plus que celui de ncessit. Le destin est un commencement de comprhension accompagnant le mouvement abstrait de la vie. Avoir un destin, c'est dj pntrer le sens de la ncessit, ce n'est pas seulement vivre, mais vivre en s'levant la conscience de soi, en aceptant la mdiation :

  • 22 LOGIQUE ET EXISTENCE

    ngative; revenons donc l'exprience pure, mais cette exprience pure et ineffable se rvle une fois de plus comme l'abstraction suprme. On a dit que: Le scepticisme tait le fruit toujours renais-sant de l'empirisme.>> C'est au moins le rsultat de ce retour en arrire, en vue de retrouv~r un en-dea du discours, et de s'y tenir. La cons-cience de soi quand elle n'est pas Logos pour elle-mme est la proie d'une Logique dont elle n'est plus que la victime. La dialectique s'exerce en soi sur elle quand elle n'est pas pour elle-mme cette dialectique.

    Ce discours, pour tre valable, doit tre le discours d'une cons-cience de soi universelle, il l'est dj en tant tJUe langage, en tant qu'il prsuppose une communication tablie entre les consciences singulires qui, dans le langage, se reconnaissent mutuellement et aspirent cette reconnaissance. Cette reconnaissance est l'lment fondamental du savoir absolu, mais le langage est lui-mme cette reconnaissance, et ce lien du singulier et de l'universel qui est pour Hegel le concept ou le sens. Si pour Descartes le mathmaticien ne peut pas tre athe sous peine de perdre la garantie de ses dmons-trations, pour Hegel la vrit trouve son terrain t son fondement dans cette communication des consciences, et la belle me qui s'en-ferme dans le silence intrieur pour ne pas souiller la puret de son me, qui s'imagine trouver au fond d'elle-mme l'absolu divin dans son immdiatet, ne peut que se dissoudre dans le nant. Dans cette puret transparente de ses moments, elle devient une malheu-reuse belle me, comme on la nomme, sa lumire s'teint peu peu en elle-mme et elle s'vanouit comme une vapeur sans forme qui se dissout dans l'air (x). >>Elle doit accepter de transformer sa pense en tre, de se donner la substantialit, et de se confier la diffrence absolue, mais alors elle se manifeste dans sa particularit, dans le nud serr de ses dterminations. Son salut ne saurait tre pourtant

    (r) Phnomnologie, II, p. r8g sqq.

  • L'INEFFABLE

    dans cette fuite devant la dtermination, dans ce refuge intrieur o elle croit tablir un contact silencieux avec la divinit. Cette pure vie intrieure est illusion. Elle ne peut ni renoncer l'universalit, ni refuser la dtermination qui seule lui confre l'tre-l. Ce refus ne la conduirait qu' cette dissolution dont nous avons vu qu'elle guettait toujours la singularit abstraite, abstraite prcisment par ce refus des dterminations, se rvlant donc identique l'universalit abstraite. La belle me accomplit en soi, avec la navet en moins, le mouvement qu'accomplissait la conscience immdiate qui se croyait unique en de du discours. Elle finit par se disloquer jusqu' la folie et s'abmer dans l'immdiatet de l'tre pur ou du nant. La seule possibilit de rsoudre la dtermination opaque dans la transpa-rence de l'universel, de dfaire le nud, c'est de communiquer par le langage, d'accepter le dialogue. Ce que la philosophie classique d'un Descartes ou d'un Malebranche attendait d'un rapport silencieux entre la conscience humaine et Dieu, Hegel l'attend de la communi-cation exprime des consciences qui institue la conscience de soi universelle, elle-mme dcouverte de l'tre comme soi universel. De l l'importance de cette reconnaissance mutuelle des consciences de soi dans toute la Phnomnologie de l'esprit. Cette reconnaissance trouve son lment dans le langage mme qui nonce dialectiquement les oppositions et les dpassements effectifs. Le langage est l'tre-l de l'esprit. Le silence l'gard de l'autre, comme le silence intrieur, ne conduit qu' la dissolution. llfaut confesser son action, sa manire particulire d'tre au monde, pour conqurir son universalit, la faire reconnatre. Il faut aussi bien accueillir en soi la dtermination particulire de l'autre pour la hausser l'universalit, pour pro-mouvoir cette universalit concrte qui est l'unit vritable du sin-gulier et de l'universel, vritable c'est--dire acceptant la mdiation des dterminations particulires, et n'oscillant pas indfiniment du singulier abstrait l'universel abstrait qui s'avrent identiques par ce refus de la mdiation. C'est cette mdiation universelle qu'nonce

  • LOGIQUE ET EXISTENCE

    le langage. C'est moi qui parle, et je dis les vnements et les choses, et ce que je dis n'est dj plus moi. > Mais ce que je dis en tant que je le dis, en tant qu'il est une parole intelligible, transpose dans l'lment de l'universalit l'opacit des dterminations. Ainsi apparat l'Absolu comme sens et comme Logos travers l'homme mais non pas travers celui qui

  • L'INEFFABLE

    en avait le pressentiment quand selon une modalit encore sensible (mais tout n'est-il pas donn dans l'exprience humaine?), elle annonait que : La nature divine tait la mme que la nature humaine, et que c'tait cette unit qui, dans la religion rvle, tait donne l'intuition. Mais cette intuition est encore une alination, un tre tranger au sens, ou un sens qui n'est pas sens de soi. C'est pourquoi Hegel peut dire: 1< Dieu, ou l'Absolu, n'est accessible que dans le pur savoir spculatif, et est seulement dans ce savoir et est ce savoir mme. )) L'Absolu est donc ce savoir mme comme savoir absolu, dans lequel la substance se prsente comme sujet, l'tre intgralement comme sens et le sens comme tre. Mais cela ne signifie pas que l'Absolu disparat et qu'il ne reste qu'un Humanisme, comme on dit. Dans la Phnomnologie, Hegel ne dit pas l'homme, mais la conscience de soi, et les interprtes modernes qui ont traduit imm-diatement ce terme par l'homme ont fauss quelque peu la pense hglienne. Hegel est rest encore trop spinoziste pour qu'on puisse parler d'un humanisme pur, celui-ci ne s'achve que dans l'ironie sceptique et la platitude. C'est bien sans doute dans le savoir humain qui s'interprte et se dit, qu'apparat le Logos, mais l'homme ici n'est que le carrefour de ce savoir et de ce sens. L'homme est cons-cience et conscience de soi, en mme temps qu'tre-l naturel, mais la conscience et la conscience de soi ne sont pas l'homme, elles disent en l'homme l'tre comme sens, elles sont l'tre mme qui se sait et se dit. On peut seulement ainsi comprendre que la philosophie hg-lienne aboutisse au moins autant une logique spculative qu' une philosophie de l'histoire.

    Il n'y a donc pas pour Hegel d'ineffable qui serait en de ou au del du savoir, pas de singularit immdiate ou de transcendance; il n'y a pas de silence ontologique, mais le discours dialectique est une conqute progressive du sens. Cela ne signifie pas que ce sens serait en droit antrieur au discours qui le dcouvre et le cre (et l'obligation o nous sommes d'utiliser la fois ces deux verbes trahit

  • z6 LOGIQUE ET EXISTENCE

    la difficult du problme), mais le sens se dveloppe dans le discours mme. On ne va pas d'une intuition silencieuse une expression, d'un inexprimable un exprim, pas plus que du non-sens au sens. Le progrs de la pense, son dveloppement, est le progrs mme de l'expression. L'opposition de l'intuition et du langage n'a plus de sens si le langage ne forme pas la pense ou la pense le langage, mais si l'information est commune, l'un n'est pas une traduction extrieure de l'autre. Le sens se dploie et se dtermine sans qu'il soit donn antrieurement sous une forme ineffable. Sans doute ce progrs de l'expression est le rsultat d'une lutte incessante grce laquelle l'universel se fait conscience de soi au lieu de ret~mber au nant. Mais cette lutte est le progrs mme de l'expression, son dveloppement intgral. Alors le contenu universel est dit, et cette parole est aussi bien la parole qui dit cet universel que l'expression du soi qui l'met et qui, perdu dans cet universel, finit par revenir soi. L'individu s'lve l'universalit, tandis que l'universalit se prsente comme un soi. Telle est dj l'uvre du pote et sa cration :

  • CHAPITRE II

    SENS ET SENSIBLE

    Honneur des ho=es, saint langage ... "

    Dans la philosophie kantienne l'entendement et la sensibilit constituent deux sources diffrentes de la connaissance. La diversit sensible parat provenir d'un au-del du savoir ou d'une chose en soi tandis que l'entendement s'lve par ses concepts au-dessus du sensible pour le dterminer universellement et le rendre pensable. Hegel dcrit le passage du sensible l'entendement, dvoile l'imma-nence de l'universel la nature. Dans cette dialectique le sensible devient Logos, langage signifiant, et la pense du sensible ne reste pas intrieure et muette, elle est l dans le langage. Le langage n'est ps seulement un systme de signes tranger au signifi, il est l'univers existant du sens, et cet univers est aussi bien l'intriorisation du monde que l'extriorisation du moi, double mouvement qu'il faut comprendre dans son unit. La nature se rvle comme Logos dans le langage de l'homme, et l'esprit qui ne fait qu'apparatre d'une faon contingente dans le visage et la forme humaine trouve seu- lement son expression parfaite dans le langage (r). La mdiation reliant nature et Logos est le seul Absolu, puisque les termes ne sauraient exister indpendamment de cette mdiation mme.

    (r) Encyclopdie, 459

  • 28 LOGIQUE ET EXISTENCE

    Cette dialectique du sensible et du sens dtermine le statut propre du langage humain dans la philosophie de l'esprit de Hegel (t). Elle commande aussi le dveloppement de son esthtique et l'organi-sation de son systme des arts. Sens et sensible; l'esthtique hglienne insiste sur la parent rvlatrice de ces mots :

  • SENS ET SENSIBLE

    d'un ineffable qui serait sens sans parole, et par rapport auquel on pourrait dire, sous une forme paradoxale, que la parole est elle-mme muette (1). Ne pourrait-on prfrer comme porteuse de sens l'image la parole ? La posie cependant apparat comme le terme d'un mouvement qui reptrit le sensible pour le signifier. La posie est l'art suprme; ne conservant du sensible que le son qui disparat aussitt mis, dpassant l'laboration du monde des sons dans la musique, elle est la lumire originaire du monde parce qu'elle le dit et le raconte, elle dit aussi le moi qui raconte et qui, enfonc d'abord dans son rcit avec la posie pique, se replie sur soi dans la posie lyrique, se situe dans le cadre de son monde avec la posie drama-tique. Mais si la posie est le sommet de l'art, elle est aussi le signe de son dclin. Elle l'achve dans le double sens du terme. La ngation du sensible est presque trop complte pour qu'il y ait encore art, et dj la signification pure, le sens comme sens, c'est-~dire la philo-sophie, transparat. Qu'est-ce donc que l'art s'il n'y a pas de sens ineffable, de sens indpendant du langage ? On sait bien qu'un tableau ne se rduit aucun degr au discours qu'on peut faire sur lui. Mais la difficult est plus grande encore; le discours sur le tableau, ou le bavardage autour de la chose mme, tant carts (bien que l'on pense presque exclusivement ce

  • LOGIQUE ET EXISTENCE

    pouvons formuler; s'il ne parle pas effectivement il semble vouloir parler. C'est l sans doute une apparence, mais l'art est cette apparence mme, et reste apparence ou disparat comme art. Il prsuppose la rfrence absolue sans laquelle la notion mme de sens est inconce-vable, l'univers du Logos ou des significations, mais il ne rentre pas dans cet univers directement, il est signification en soi comme la nature, mais il diffre de la nature en ce qu'il a l'air d'tre sens pour soi. L'art est la fois nature et suggestion de signification, il mime un sens sans jamais le livrer. Finalit sans fin, il est une nature qui voque immdiatement la signification, une signification qui retombe la nature, une oscillation indfinie de l'une l'autre. Il suggre l'essence dans l'apparence, mais se rduit cette suggestion, il est tromperie (dans un sens non pjoratif). > Sa vrit est bien l'Ide comme le montre la gense dialectique de la posie, mais cette vrit n'est plus apparence, n'est plus l'art. L'uvre d'art fait apparatre la mdiation, elle la simule, et donne cette pure apparence un caractre d'achvement et de perfection (1).

    N:'en est-il pas de m~e de ce que Hegel nomme l'me prophtique, de ces gestes ou de ces ~pressions par le moyen desquels parat se dvoiler une manire d'tre au monde avant la parole et le sens expli-cite. La psychologie a recours un inconscient, comme si la signifi-cation existait on ne sait o, avant ces gestes mmes, mais il serait plus exact de parler d'une sorte de nature, une nature qui disparat comme telle au fur et mesure qu'on la signifie expressment, qu'on dfait Je nud des dterminations opaques, en les clairant la lumire du sens, un sens qu'il faut prsupposer, qui explique ensuite rtro-spectivement ce qui tait l comme tre, mais tout tre ne serait-il

    (r) Cette apparence de sens n'est d'ailleurs pas sens, parce qu'elle n'est pas sens pour elle-mme (pour sol, dit Hegel). Seul le langage est sens et sens de sens. Il n'y a de sens effect que par l'unit de l'en -soi et du pour-soi. Aucun art, sauf la posie, ne se signifie lui-mme par redoublement.

  • SENS ET SENSIBLE

    pas un sens perdu ? Le mouvement qui dlivre une nature est alors dans cette reconqute du sens et ce dplacement de l'origine. L'me prophtique -et toute manire d'tre au monde qui ne se rflchit pas elle-mme est me prophtique - ne l'est que pour autrui. Son expression devient sens par l'interprtation effective. La difficult propre de ces intermdiaires aussi bien dans les arts que dans l'me prophtique tient ce qu'on voudrait engendrer la signification partir de la nature par une suite de progrs insensibles, une histoire empirique, et qu'on ne voit pas que ce serait l renoncer la concep-tion mme de la mdiation, c'est--dire la position mutuelle d'un des termes par l'autre, chacun posant et prsupposant l'autre.

    C'est bien cette mdiation qui se manifeste dans le passage du sensible au sens, de l'intuition immdiate la signification pense, mais aussi dans le passage inverse de la pense son alination propre, son tre-l, le langage. Ces deux mouvements se confondent. Le sensible s'intriorise, se fait essence, l'tre devenant Logos, et l'int-riorit qui en soi est le nant de l'tre, sa disparition, existe pourtant immdiatement dans l'extriorit du langage et de la parole vivante. Ce dont on parle et celui qui parle se montrent insparables. L'objet et le sujet enfin se transcendent comme tels dans le langage authen-tique de l'tre, dans l'ontologie hglienne. Ce langage apparait comme l'existence de l'essence, et le discours dialectique comme le devenir du sens. Mais comment dans le langage naturel, ce langage, qui n'est plus celui de personne, qui est la conscience de soi univer-selle de l'tre, se distingue-t-il du langage humain, trop humain? Comment en d'autres termes s'opre le passage de la Phnomnologie au Savoir absolu ? Cette question est la question hglienne par excellence, et l'objet mme de cet ouvrage est de tenter de la poser en confrontant les diverses attitudes de Hegel son gard.

    La gense dialectique du langage, telle que nous l'examinerons ici d'aprs la philosophie de J'esprit, est dj une indication sur ce problme. C'est le sensible lui-mme qui s'intriorise dans la pense,

  • LOGIQUE ET EXISTENCE

    et la pense qui s'extriorise dans le langage. La pense de l'tre et la pen.se de la pense doivent s'unifier. Dans la Phnomnologie, Hegel dfinit la pense vraie, le concept, comme une pense qui donne au Moi la consistance de l'tre-en-soi, la valeur objective, et la chose pense la valeur subjective du pour-soi de la conscience. Ainsi la pense en se pensant elle-mme, pense toujours l'tre, et en pensant l'tre, c'est elle-mme qu'elle pense : ic Car ne pas tre objet soi-mme comme Moi abstrait, mais comme Moi qui a en mme temps la valeur de l'tre-en-soi, ou se comporter l'gard de l'essence objective, de telle sorte qu'elle ait la valeur de l'tre-pour-soi de la conscience pour laquelle elle est, c'est cela que veut dire penser ( 1 ). >> Hegel ajoute que l'objet de la pense n'est plus une reprsentation, mais un concept, et que le concept par sa dtermination est un tant, mais, par le mouvement de cette dtermination dans la pense, reste une pense. C'est l le discours dialectique, le devenir des catgories dans lesquelles l'tre et la pense sont identiques. Mais ces catgories ont pour milieu le langage et la parole, elles n'existent que dans ce langage qui tout la fois nie le sensible, et le conserve, le dpasse. C'est cette dialectique du langage qui manifeste au niveau de la philosophie de l'esprit l'identit originaire du sensible et de l'enten-dement; Kant avait bien tent dans une dduction subjective des catgories de prsenter l'intermdiaire synthtique entre le Moi universel de la recognition et la diversit sensible. Il avait vu peut-tre dans l'imagination cette source commune de l'entendement et de la sensibilit; et Hegel, aprs Fichte, n'hsite pas voir dans cette imagination kantienne le germe de la raison vritable comme mdia-tion, comme unit, dialectique de l'en-soi et du pour-soi. Cependant Kant cherchait seulement rendre accessible la connaissance un tre qui dans son fond y chappait; Hegel ignore cette limite absolue. La diversit sensible ne renvoie qu' cette universalit de l'intelligence

    (r) Phnomnolog, I, p. r68.

  • S'ENS ET SENSIBLE

    qui lui est immanente, et elle se fait elle-mme signification dans un tre-l, l'homme, qui ne contemple pas seulement les choses et est affect par elles, mais qui lui-mme les dtermine dans la ngativit de l'action. cc L'tre-l de l'homme est son opration. n Celui qui parle est engag dans ce dont il parle, il est dtermin et il dtermine, il est lui-mme ce passage et cette mdiation pure qui est effectivement l'unit du sens et de l'tre, le ccncept comme temps. Dans le passage de la posie pique la tragdie se manifeste cet engagement de celui qui parle dans ce dont il parle; de rcitant il devient acteur; la ngativit de l'tre est aussi sa ngativit, il la joue au sein de la ncessit ou du destin qui devient alors son destin en mme temps que le destin universel. Or, le savoir absolu est ce destin universel qui se dit comme soi identique l'tre, et enveloppe en lui celui qui parle et ce dont il parle, leur unit et leur opposition, l'unit de leur unit et de leur diffrence. Le savoir absolu suppose aussi l'homme agissant, comme le montre la Phnomnologie, car il n'est pas seulement signification donne, ncessit, mais signification engendre, signi-fication de soi:

  • 34 LOGIQUE ET EXISTENCE

    encore immdiate. L'espace et le temps sont les formes universelles de l'intuition, sont le Moi dehors. La mmoire est l'essentialisation de cette intuition immdiate qui n'existe elle-mme que par la reconnaissance. Le donn spatio-ten{porel passe et devient, il n'est plus l aussitt qu'il est l, comme la nuit dont parle la Phnomnologie. Le Moi se souvient; l'intrieur des choses est ce savoir pur du Moi qui inclut tout dans son universalit simple. Ce Moi est l'intelligence universelle, la nuit de la conservation. Le souvenir pur est l'intrio-risation (Erinnerung) du monde; il n'est pas une image spatiale divi-sible et localisable, et c'est en vain qu'on cherche des traces ou des fibres dans le cerveau pour la loger ( 1 ). Mais cette intriorisation est le germe indivis, cc l'existence libre de l'tre-en-soi se souvenant en soi de lui-mme en son dveloppement '' L'tre-l immdiat, le sensible trouv, est ni, et cette premire ngation permet l'imagi-nation de disposer du donn en son absence, de l'voquer comme absence : cc Ce n'est plus la chose-mme qui est l, mais moi qui me souviens de la chose, l'intriorise. Je ne vois plus, je n'entends plus la chose, mais je l'ai vue, je l'ai entendue. )) La mmoire est ainsi comme l'intrieur de l'tre, son retour dans le germe, sa recollection; elle lve l'universalit du pur savoir les dterminations concrtes de l'intuition. Le Moi en niant le sensible le conserve encore comme un cho, il se reprsente l'absence, il se rfre ce qui n'est pas l dans ce qui est l, ce qui est l dans ce qui n'est pas l. L'imagination est symbolique et annonce le sens. C'est pourquoi cette mmoire qui intriorise le monde n'existe que par l'autre mmoire qui ext-riorise le Moi. L' Erinnerung n'est que par la Gediichtnis, l'intriorisation de ce dont on parle, que par l'extriorit complte de celui qui parle. Cette extriorit, le systme ouvert du langage et de la parole, est la pense en soi (Gediichtnis = Denken), la pense qui s'est faite elle-mme une chose, un tant sensible, un son, tandis que la

    (r) Encyclopdie, 452.

  • SENS ET SENSIBLE 35

    chose elle-mme se niait, s'intriorisait en pense. Cette mmoire du langage avec toute son articulation complexe est l'identit de l'tre et de la pense. Comprendre la connexion intime de ces deux mmoires et leur insparabilit (ce que n'a pas fait Bergson dans Matire et Mmoire, et cela parce qu'il est parti de l'opposition du sens intuitif et du discours, et en faisant la critique d'un certain lan-gage a cru faire la critique de tout langage), c~st comprendre par l mme l'identit concrte de l'immdiat et de l'universel, entrevoir dj pourquoi la Logique pourra traiter de l'tre immdiat, de la structure du sensible, en restant dans l'univers des significations. Hegel insiste donc juste titre sur l'importance spculative de cette extriorit de la pense dans le langage, et pas seulement sur son importance pratique et pdagogique. Le langage est appris et vcu, il est l'tre de la pense. Par cette mmoire objective (Gedachtnis) l'existant, le langage sonore, et la signification ne font qu'un. La mmoire est ainsi le passage l'activit de la pense qui n'a plus de signification, c'est--dire de l'objectivit ae laquelle le subjectif n'est plus diffrent, de mme que cette intriorit est en soi existante ... c'est l en effet un des points des plus ngligs et des plus difficiles de la thorie de l'esprit, de saisir, dans la systmatisation de l'intel-ligence, la place et l'importance de la mmoire objective et le lien organique qui la relie la pense. La mmoire comme telle n'est que le mode extrieur de l'existence de la pense; pour nous, ou en soi, le passage est l'identit de la raison et du mode de l'existence; cette identit fait que la raison existe maintenant dans le sujet, qu'elle est son activit, ainsi elle est pense (1). >> La mmoire intrieure des choses n'est que dans et par cette extriorit du rcit, ou celui qui parle dit les choses mmes, et sans le savoir se dit encore lui-mme, puisqu'il dit les choses comme des penses. Il a transpos dans l'lment de son universalit tout le divers sensible. Il connat sans

    (r) Encyclopdie, 463.

  • LOGIQUE ET EXISTENCE

    savoir encore explicitement qu'il se reconnat dans cette connais-sance, L'intelligence est reconnaissance (1) ,,, bien qu'il soit entendu et qu'il s'entende. Le pote pique, conscience universelle devenue, raconte son monde qui est le monde : die, 465. (2) Phnomnolog1:e, t. II, p. 243.

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    on ne sait quel secret, mais il n'y a pas de secret particulier : Les nigmes des gyptiens taient des nigmes pour les gyptiens eux-mmes. >> Le sensible n'est pas ce qu'il parat tre; il se nie lui-mme en lui-mme, comme les sons de la voix qui ne sont plus l aussitt qu'ils sont l, et qui pourtant se prolongent les uns dans les autres. Mais dans le signe pur, dans les mots prononcs, ou dans les mots crits qui sont des signes de signes, le sensible est rduit au minimum. Il ne compte pas pour lui-mme. L'idal est de parler sans accent, et pour l'homme cultiv la lecture est sourde et l'criture muette. Le sensible est sans aucune ressemblance avec le contenu reprsent, ille signifie mais n'est pas lui-mme ce qu'il signifie, il le devient par la mmoire cratrice du langage qui, d'abord arbitraire pur, fixe ensuite cet Univers du langage, et lui donne la consistance solide de l'tre trouv et toujours repris. (( Dans le signe l'tat pur parat d'abord une intuition immdiate qui reprsente un tout autre contenu que ce qu'elle est elle-mme (1). n Cet arbitraire de principe est un moment essentiel. Il faut que le sensible se transcende compl-tement comme sensible, que l'intelligence se trouve elle-mme dans une extriorit qui soit intgralement la sienne, un tre qui tout en restant tre, soit pourtant sa cration, une alination d'elle-mme en elle-mme. C'est pourquoi l'origine anthropologique du langage, l'existence des onomatopes par exemple, n'est pas le problme essen-tiel pour Hegel. Il ne s'agit pas l exactement d'une histoire. Contrai-rement au symbole, et mme aux suggestions sensibles de l'nigme, dans le signe comme telle propre contenu de l'intuition, qui est un maintenant ici, et le contenu dont elle est le signe ne s'accordent en rien. Il faudra galement oublier k music~lit du signe pour voir ou entendre en lui seulement la signification. En tant que l'intelli-gence devient signifiante, elle s'lve au-dessus de l'imagination symbolique, elle domine le sensible, bien qu'elle se fasse elle-mme

    (r) Dncyclopdic, 458.

  • LOGIQUE ET EXISTENCE

    tre et extriorit. Elle pose absolument cette intuition du signe comme la sienne, et elle se pose elle-mme dans cette intuition, mais elle n'existe pas ailleurs; elle est cette position; le langag n'est pas une traduction. La mmoire opre donc sur le sign sensible comme tel une nouvelle ngation. Ce qu'il est lui-mme disparat, n'est plus entendu ou vu, et nous entendons et voyons sa place la signification, dans la phrase le devenir du sens. La signification est l dans l'ext-riorit du langage, les signes sont pour nous les significations elles-mmes; ainsi l'intelligence s'est rendue extrieure elle-mme, objec-tive; elle a mme dpass sa cration arbitraire, puisqu'elle se trouve elle-mme dans le langage et vit en lui. Elle trouve le sens, l'intriorit, le contraire de l'tre, comme un tant, et elle trouve l'tant, le contraire du sens, comme une signification. C'est comme si une nature tait devenue intgralement signification et vie du sens, sens visible et audible, sans aucun support tranger, en restant pourtant une nature, mais se rflchissant.

    Le Moi universel, l'intriorit, n'existent que dans le langage; il n'y a pas un sens intrieur qui s'exprimerait ensuite.

  • SENS ET SENSIBLE 39

    de celui qui est veill, mais celui qui veille peut se distinguer de celui qui rve. Si, dans la cration arbitraire du signe, le contenu repr-sent parat un autre que l'intuition qui le reprsente, cette diffrence disparat avec la mmoire objective. L'intelligence fait sienne cette liaison qui est le signe, elle lve par ce souvenir la liaison indi-viduelle au rang de liaison universelle, c'est--dire permanente, o mot et sens sont pour elle unis objectivement, elle fait de l'intuition qu'est tout d'abord le mot une reprsentation, en sorte que contenu, sens et signe identifis, ne sont qu'une seule et mme reprsen-tation (1). >> Cette lvation d'une cration arbitraire un systme permanent qui est le moi lui-mme dans son extriorit soi supprime donc bien la diffrence vise de la signification et du nom. Nous pensons les choses dans les mots sans avoir recours aux images sen-sibles. Le nom est la chose, comme elle est dans l'empire de l'enten-dement. La mmoire a et connat dans le nom la chose et avec la chose le nom sans intuition et sans image. Devant le nom - Lion -nous n'avons plus besoin ni de l'intuition d'un tel animal, ni mme de l'image, mais le nom, quand nous le comprenons, est la reprsen-tation simple et sans image; c'est dans le nom que nous pensons (z). Plus encore le nom ne renvoie pas au sensible, mais le sensible au nom, l'univers des significations exprimes et exprimables : Par le langage nous disons l'tre vrai de la chose. Qu'est ceci? Nous rpondons, c'est un lion, quelque chose de tout autre que ce qui est dans l'intuition, et c'est l son tre vrai, son essence. Par le nom, l'objet, comme tant, est donc n une seconde fois. Tell~ est la puis-sance cratrice que l'esprit exerce. Adam donna toutes choses un nom. L'homme parle aux choses comme ce qui est sien, et vit dans une nature spirituelle, dans son monde, et tel est l'tre de l'objet, l'tre comme sens (3). Cet tre comme sens, c'est le langage qui le

    '(x) E1~ryclopdie, 461. (z) Ibid., 462. (3) Real-philosophie d'Itla. xBos-6, p. x83. d. !,asson, Hofimeister.

  • LOGIQUE ET EXISTENCE

    rvle, condition d'entendre par l ce systme qui se dpasse lui-mme en lui-mme, le discours qui anticipe la pense logique (x), et qui largit sans cesse le concept-nom - dj une proposition origi-naire -par ses liaisons avec d'autres concepts dtermins. Il renvoie pour prciser une signification non un sens qui serait derrire le langage, mais d'autres significations, elles-mmes exprimes et exprimables. Le Moi est, comme universalit, immanent la totalit du discours, il le sous-tend, mais sans jamais se distinguer de lui, car les insuffisances du langage sont aussi bien des insuffisances de la pense, et inversement. Les mots ne sont plus alors, comme on l'a dit, extrieurs les uns aux autres, ils s'enchanent, d'une faon qui peut tre plus ou moins contingente ou ncessaire selon la nature de ce langage, mais qui, dans la dialectique philosophique, tend l'unit de l'entendement intuitif et de l'entendement discursif qui est l'me de la logique hglienne. Le langage comme vie est ainsi l'intuition intellectuelle qui n'existe que par son dveloppement discursif, l'enchanement dialectique de toutes les dterminations comme des moments de cette intuition unique. C'est pourquoi Hegel nomme cet univers du discours l'espace des noms : ''Le nom, comme existence du contenu dans l'intelligence est l'extriorit de l'intelligence mme en elle-mme. La mmoire du nom est en mme temps l'alination dans laquelle l'esprit thortique se pose l'ext-rieur de soi. Il est ainsi l'tre- un espace des noms. Il y a une multi-plicit de noms, des liens multiples entre eux. Le Moi est leur tre universel, leur puissance, leur lien ( z). >> Mais ce Moi, celui qui parle, ne se trouve lui-mme que dans et par ce langage. Il n'existe pas ailleurs comme singularit vraie ou universelle. Comprendre le nom c'est aller de significations en significations, c'est transcender le

    (r) Encyclopdie, 45B : Cet instinct logique donne naissance l'lment grammatical.

    (z) Real-philosophie d'Ina et Encycloprli, 463.

  • SENS ET SENSIBLE 41

    langage avec le langage. L'intelligence tout entire est dans ce systme qu'elle a enfant, mais en dehors duquel elle ne peut se trouver elle-mme.

    Nous avons vu que ce langage tait le moment suprme de la rejJr.rentation; le passage la pense. Les textes de 1' Enryclopdie nous montrent ensuite comment ce langage qui est pense en soi (Gedacht-nis), devient pense pour soi, comment la pense de l'tre qui constitue le langage devient pense de la pense, sans que cette rflexion sur le langage sorte elle-mme du langage. Le mouvement par lequel le sensible travers le symbole et le signe se hausse la pense est le mme que celui par lequel le Moi universel s'extriorise. Il est l, dans le langage, c'est pourquoi le contenu tranger, ce dont on parle, est devenu une pense, celle de celui qui parle. En pensant l'tre, la pense se pense donc elle-mme, son discours de l'tre devient discours de soi, discours sur son discours. L'intelligence connat dans le nom la chose, or pour elle son lment universel a la double signification de l'universel comme tel et de l'universel comme immdiat ou qui est, par suite c'est l'universel vritable qui est l'uriit de soi-mme, enveloppant son autre, l'tre. Ainsi en soi l'intel-ligence connat pour soi, en elle l'universel, sa production, la pense est la chose; simple identit du subjectif et de l'objectif. Elle sait que ce qui est pens est, et que ce qui est, ne l'est qu'en tant que pense ... pour soi le penser de l'intelligence c'est avoir des penses, elles sont son contenu et son objet>> (r). Cependant cette identit de la pense et de la rflexion n'est ce niveau encore qu'une identit formelle. La pense, comme rflexion de son identit, s'oppose ses penses en tant que dtermines, et leur attribue pour le contenu une source trangre; c'est dpasser une telle distinction que s'attachera la Logiqu_e hglienne comme ontologie.

    Mais il est trs remarquable de voir la rflexion, la pense de

    (l) Encyclopdie, 465.

  • LOGIQUE ET EXISTENCE

    la pense, apparatre dans cette dialectique de l'Encyclopdie sous une forme diffrente de celle dans laquelle elle apparaissait dans la Phno-mnologie de l'esprit. La rflexion en effet, ce passage de la pense en soi la pense pour soi, est envisage dans l'Encyclopdie comme un passage ncessaire; il conduira, aprs une opposition de la rflexion la pense du contenu, l'identit dialectique qui est le terrain de la Logique, et que cette philosophie du langage prpare, une identit qui montrera que la rflexion est la rflexion mme de l'tre dans la pense, et aussi bien que la pense est pense de l'tre. La Phnomno-logie au contraire tudie les conditions anthropologiques de cette rflexion; elle part de la rflexion humaine, proprement subjective, pour la dpasser, pour montrer que cette Phnomnologie, cet itinraire humain, conduisent au savoir absolu, une rflexion ontologique qu'ils prsupposent. Si l'on s'en tenait la Phnomnologie, en la cou-pant de sa conclusion comme de sa prface, on en resterait un huma-nisme, une anthropologie philosophique, et la Logique, le Logos de l':.tre, auquel Hegel attache tant d'importance, seraient incom-prhensibles. Dans l'Encyclopdie - o d'ailleurs la Phnomnologie est remplace comme introduction au savoir absolu par une tude sur ((les diverses positions de la pense l'gard de l'objectivit-, ce savoir absolu est introduit directement. Mais Hegel ne renie pas la Phnomnologie, qu'il mentionne dans cette tude (x). Les deux uvres se correspondent. L'une, la Phnomnologie de l'esprit, est une thorie de l'exprience qui prsente le contenu de l'exprience, comme si sa source tait trangre au savoir, mais qui montre que cette exprience prsuppose le savoir absolu. La Phnomnologie tablit le terrain de ce savoir absolu, la conscience universelle de l'tre partir de l'exprience humaine et de la finit de cette exprience. L'autre part de la conscience de soi universelle qui est en mme temps qu'elle pense, dont le langage est l'identit de cet tre et de

    (r) Remarque ajottte au 25.

  • SENS ET SENSIBLE 43

    cette rflexion. Elle ne fait plus la distinction caractristique de l'exprience, d'une vrit et d'une certitude. Le concept, tel qu'il apparat dans ce discours dialectique, est la fois vrit et certitude, tre et sens; il est immanent cet tre qui se dit et c'est pourquoi il apparat, au terme de la Logique, comme l'tre qui est sens par la mdiation de la rflexion, aussi bien que comme le sens qui est. Mais cette rflexion mdiatrice n'est plus une rflexion extrieure ou subjective, elle est la rflexion mme de l'tre. L'exprience dcouvre dans la Phnomnologie avec les figures de la conscience et sous une forme concrte les moments dtermins qui se retrouvent dans le discours dialectique de la Logique. Mais ce discours ne sera plus un discours sur l'exprience, entach de subjectivit, rflchissant tou-jours sa propre subjectivit, un discours encore humain; il sera le discours qui dit l'tre universel en soi et pour soi; il sera l'Absolu lui-mme qui se dit comme conscience de soi universelle. C'est dans la Prface de la Phnomnologie et dans le chapitre sur le Savoir absolu que Hegel prcise cette. correspondance entre la thorie de l'exp-rience et la Logique philosophique : Si dans la Phnomnologie de l'esprit chaque moment est la diffrence du savoir et de la vrit, et est le mouvement au cours duquel cette diffrence se supprime, la science (le savoir absolu) par contre, ne contient plus cette diffrence et sa suppression, mais du fait que le moment a la forme du concept, il runit dans une unit immdiate la forme objective de la vrit et celle du soi qui sait. Le moment ne surgit donc plus comme ce mouvement d'aller ici et l, de la conscience ou de la reprsentation dans la conscience de soi, et vice versa, mais la pure figure du moment libre de sa manifestation dans la conscience, c'est--dire le pur concept et sa progression, dpendent seulement de sa pure dter-mination. Rciproquement, chaque moment abstrait de la science correspond une figure de l'esprit phnomnal en gnral (1). Le

    (r) Phnomnologie, II, p. 310,

  • 44 LOGIQUE ET EXISTENCE

    savoir absolu est le savoir immdiat qui est rflexion en lui-mme, l'tre qui est conscience universelle de soi, la conscience universelle de soi comme tre. C'est pourquoi il peut s'apparatre lui-mme dans une Phnomnologie quand, de savoir immdiat il devient savoir de l'immdiat et brise le concept, le Logos, en ses moments internes, celui de la vrit, de l'en-soi, et celui de la certitude, du pour-soi.

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    diverses que dcrit Hegel et qui se prsentent diffrents tages de la Phnumnologie. Tantt la pense s'gare dans l'exprience sensible comme telle, et n'arrive pas se soulever hors de cette immdiatet, tantt elle se replie sur sa propre subjectivit et s'lve toujours au-dessus de ce dont elle parle : '' La pense formelle ratiocine ici et l avec des penses sans ralit effective ... c'est la libert dtache du contenu, la vanit errant sur ce contenu; ce qui est exig id de cette vanit c'est la tche d'abandonner cette libert; au lieu d'tre le principe moteur et arbitraire du contenu, elle doit enfoncer cette libert dans le contenu, laisser ce contenu se mouvoir suivant sa propre nature, c'est--dire suivant le soi, en tant que soi du contenu, et contempler ce mouvement. Renoncer aux incursions personnelles dans le rythme immanent du concept, ne pas y intervenir avec une sagesse arbitraire acquise ailleurs, cette abstention est elle-mme un moment essentiel de l'attention concentre sur le concept (1 ). Empirisme pur et formalisme bavard se compltent. Le discours dialectique de la Logique n'est ni le discours de l'exprience (avec sa rflexion qui suppose le rapport concret des consciences de soi humaines), ni le discours formel sur le discours, qui est vide, ou qui est le bavardage de la conversation. Il est l'unit authentique de ce dont on parle et de celui qui parle, de l'tre et du soi, le sens qui n'apparat que dans le milieu du langage intelligible. Nous avons essay de montrer avec Hegel l'troite solidarit de ce dont on parle et de celui qui parle ,,, la transposition dialectique du sensible dans le Moi, et l'extriorisation du Moi. Cependant cette solidarit s'ex-prime de faon diffrente dans la Phnomnologie et dans la Logique. Au niveau de la Phnomnologie, il y a comme un debat de celui qui parle avec le monde dont il parle, avec ceux auxquels il parle et qui l'entendent, comme il s'entend lui-mme. C'est ce dbat qui constitue la dialectique mme de l'exprience humaine. Mais il y a une ambi-

    (r) Ph-nomnologie, I, p. sr.

  • LOGIQUE ET EXISTENCE

    gut permanente sur la limite variable des deux termes. Celui qui parle rduit ce dont il parle sa propre subjectivit humaine, ou le projette en un en-soi qui s'avre ensuite n'tre en-soi que pour lui. Au niveau du formalisme et du bavardage celui qui parle se retire toujours de ce dont il parle; il tente de sauver sa subjectivit, en se retirant de tout contenu objectif. Ce bavardage est, par rapport la dialectique philosophique, l'inauthenticit mme; il n'est plus le dbat avec le monde ou avec les autres, et n'est pas le langage authen-tique de l'tre, tel que la Logique de Hegel essaye de le prsenter.

    Cette Logique dit l'tre -un peu comme le pote pique dit le monde dans son langage primordial - mais elle le dit en substituant la rigueur du.concept la pense seulement reprsentative. Comment ce langage du concept se prcise-t-il par rapport deux autres langages fondamentaux, celui du pote et celui du mathmaticien ?

  • CHAPITRE III

    LA DIALECTIQUE PHILOSOPHIQUE

    LA POSIE ET LE SYMBOLISME MATHMATIQUE

    Donner un sens plus pur aux mots de la tribu.

    A travers l'homme, dans le langage, l'tre se dit, mais tout langage n'est pas authentique. Au del du langage sur l'exprience ou du bavardage inconsistant et subjectif, la philosophie doit aussi se distinguer de la posie et du symbolisme mathmatique, elle est toujours tente, pour viter l'une, de se rapprocher de l'autre. Le pote parle le langage de la reprsentation qui semble un moyen terme entre le sensible et le concept. La posie est la naissance mme du langage, l'lvation la pense. La reprsentation mlange ce dont on parle et celui qui parle, l'objectif et le subjectif. Elle n'est pas mdiation vritable et c'est pourquoi elle occupe une position ambigu, elle se rfre comme le symbole ou l'nigme un en-soi tranger qui transparat sans apparatre compltement. Elle mlange l'tre particulier et le sens universel, elle ne conoit pas l'unit vritable qui sera pour Hegel l'unit spculative; elle est pourtant antrieure aux distinctions svres et tranches de l'entendement. Le monde potique est un monde dans lequel l'universel abstrait et le particulier distinct ne se sparent pas encore comme ce sera le

  • LOG~QUE ET EXISTENCE ------cas dans la prose du monde, cette prose que dpeint si bien l'uvre de Cervants, en opposant le monde froid et dpouill de l'entendement l'imagination sans objet. de Don Quichotte. L'unit primordiale de l'universel et du particulier, de l'objectif et du subjectif, est res-sentie et pressentie par le pote. Il en a la nostalgie. La posie, qui, pour Hegel, englobe la littrature en gnral (le rom~w eot pour lui la forme moderne de l'pope, et le romanesque est la survivance du potique dans la prose du monde) vit dans le milieu du langage, et pourtant comme les arts antrieurs, dont elle est la vrit, elle parat aussi une sorte de rve par rapport au sens qui existerait comme tel. L'existence de la posie renvoie ce sens, mais, quand ce sens existe son tour comme tel, la posie cesse d'exister. Le discours dialectique de la logique n'est plus la posie dont il est cependant plus proche que du discours abstrait de l'entendement. Avec l'enten-dement commence cette prose du monde qui prtend dlimiter trs exactement une vrit empirique et une illusion subjective. Les sciences empiriques sont uvre de l'entendement et l'histoire, qui fut d'abord la posie comme mmoire, devient une science exacte, ou du moins prtendant l'tre (r). Quant la posie, elle tend retrou-ver rflexivement la magie primitive du langage. L'entendement brise la reprsentation concrte en ses lments qui sont des lments fixes et dtermins, le mlange potique et le symbolisme littraire sont dissous. Le langage se veut alors expression d'une pense qui a pour garantie la fixit tenue du Moi dans chaque dtermination considre. Celui qui parle garantit la perm:tnence de ces dtermi-nations, il est lui-mme cette permanence formelle, cette tautologie abstraite d'un contenu qui vaut dans la particularit de sa dtermi-nation distincte. Empirisme et formalisme sont ici, comme toujours, complmentaires. L'entendement subsume des dterminations sous

    (1) Cf. sur ce point et sur les diffrentes formes de l'histoire l'introduction de Hegel la philosophie de l'histoire.

  • LA DIALECTIQUE PHILOSOPHIQUE 49

    des dterminations, ou les coordonne, il est le Moi formel qui relie entre elles toutes ces dterminations, l'ordre extrieur, mais leur

    reste par l mme tranger, comme l'unit abstraite le reste la diver-sit; l'entendement ainsi caractris distingue toujours ce dont il parle (le contenu), de celui qui parle (la forme). Il est fini parce qu'il se rfre un contenu dont l'origine est transcendante, et parce qu'il . survole ce contenu, soit pour constituer avec lui des sciences empi-riques, soit pour bavarder sur lui et prserver ainsi, en le maintenant toujours hors du contenu, le Moi dans son aridit.

    Dans ces deux cas, discours potique et discours de l'entendement, le philosophe est dans l'inauthenticit, mais la cause de cette inauthen-ticit doit tre cherche dans la condition mme de l'homme, la fois tre-l naturel et conscience. de soi universelle. C'est cette condition qui dfinit la reprsentation comme mlange quivoque de ce dont on parle et de celui qui parle, aussi bien que l'entendement comme distinction tranche d'un contenu diversifi et d'une forme. Celui qui parle dans la posie est aussi bien le destin universel dont il parle que l'homme qui raconte, la reprsentation dpasse l'homme et retombe l'homme; elle_ jaillit de son tre-l naturel, comme les paroles de la pythie, elle exprime l'unit premire ou tente de la retrouver; elle est plus proche du savoir immdiat que l'enten-dement. Hegel suit donc dans la Phnomnologie - avant de le reprendre dans ses leons d'esthtique - le dveloppement de la posie depuis l'pos jusqu' la comdie en passant par la tragdie (1). Dans la comdie, le masque est jet, et l'universel retombe l'humain. Mais cette disparition de toute transcendance n'aboutit qu' la plati-tude de la prose du monde, dans laquelle l'homme qui s'tait fait centre, mais centre comme tre-l naturel, se voit la proie d'une dialectique nouvelle, une dalectique qui fait !ire non celui qui en est victime, mais cet autre qui en est un instant le spectateur. Certes

    (I) Phnomnologie, II, p. 242 257.

    J, HYPPOLYTE 4

  • LOGIQUE ET EXISTENCE

    la comdie antique tait une conscience heureuse puisqu'elle repr-sentait : le retour de tout ce qui est universel dans la certitude de soi-mme (1). n Mais cette certitude se liant l'tre-l naturel et voulant lui confrer une fixit arbitraire est comique son tour pour le spectateur. La comdie moderne est cette dialectique mme, celle de l'homme qui donne le cachet de l'Absolu au fini comme tel, la femme aime, la proprit, aux contrats particuliers, la sant, et assiste impuissant la dissolution de tout ce qu'il prenait pour assur, dissolution tragique pour lui, comique pour les autres.

    La philosophie spculative aussi, telle qu'elle apparat dans le savoir absolu, sera bien la disparition de toute transcendance, le retour dans la certitude de soi-mme n, mais de soi comme soi universel, soi du contenu et non soi seulement humain. Elle ne sera pas pour autant un anthropomorphisme, ou un humanisme. Elle sera une philosophie de l'Absolu qui n'existe comme Logos que dans le langage. Elle pensera et dira l'unit vritable de l'tre dont on parle et de celui qui parle, de la vrit et de la certitude, mais aprs un dpassement de l'humain, semblable celui du signe sensible qui expire dans la signification. Elle sera une rduction de la condition humaine. Le discours dialectique de la Logique sera le discours mme de l'tre, la Phnomnologie ayant montr la possibilit de la mise entre parenthse de l'homme comme tre-l naturel. Le discours de l'enten-dement est de son ct un discours humain sur l'tre puisqu'il saisit le contenu comme tranger au Moi, et que ce Moi formel se confond en fait avec les dterminations particulires d'un Moi empirique. Personne abstraite et individu contingent ne s'opposent en apparence que parce qu'ils se confondent la base et que l'un est le revtement seulement formel de l'autre. L'entendement est cependant un moment essentiel, comme Hegel le montre bien dans la prface de la Phno-mnologie. La philosophie ne saurait en rester aux vaticinations primi-

    (1) Phnomnologie, II, p. 257.

  • LA DIALECTIQUE PHILOSOPHIQUE 5 I

    tives de la posie, cette unit primordiale qui se refuse la disso-ciation, elle doit passer par l'analyse de l'entendement. La prface de la Phnomnologie, aprs avoir montr les dfauts de cet entende-ment, exalte sa puissance, qui est la puissance mme de diviser et de distinguer. Mais cet entendement qui triomphe dans les mathma-tiques est une rflexion extrieure la chose mme dont il parle. C'est pourquoi son langage devient le symbolisme mathmatique. Le sens - qui est le concept mme - est effac au profit d'un calcul. La dmonstration philosophique, le discours dialectique, est d'un tout autre ordre. Elle est le mouvement de la chose dmontre, et ne s'effectue pas en vertu de rgles appliques du dehors au contenu. C'est alors que le Moi, celui qui parle, ne se fixe pas dans chaque dtermination, ou au del de toutes les dterminations comme Moi formel, mais qu'il s'abandonne la vie du contenu dont il devient le soi. Les dterminations cessent de lui tre trangres puisqu'il leur est immanent, et lui-mme cesse d'tre part de ces dtermi-nations. Comme dans le langage primordial de la posie, l'universel et le particulier sont rassembls, mais ce n'est plus un mlange ambigu, car chaque dtermination est pose pour elle-mme, avec toute la rigueur de l'entendement discursif, et pourtant en se rfl-chissant en elle-mme, elle devient. Le raisonnement nonce cette mdiation. C'est l son sens, c'est pourquoi Hegel considre la rduc-tion du raisonnement un calcul comme une mconnaissance de la nature du concept, de mme que tout retour la posie ou la littrature lui parat un abandon de la rigueur conceptuelle. Le discours dialectique du philosophe passe au-dessus de deux abmes, la posie et l'artifice mathmatique. L'essentiel est cette unit du Moi et de ses dterminations comme mdiation et comme sens. Les penses deviennent fluides quand la pure pense, cette imm-diatet intrieure, se connat comme moment, ou quand la pure certitude de soi-mme fait abstraction de soi; pour cela elle ne doit pas s'carter ou se mettre part, mais elle doit abandonner la fixit

  • LOGIQUE ET EXISTENCE

    de son auto-position, soit la fixit du pur concret qui est le mJi mme en opposition au contenu distinct, soit la fixit des diffrences qui, poses dans l'lment de la pure pense, participent alors cette inconditionnalit du Moi. Au moyen de ce mouvement, ces pures penses deviennent concepts et sont alors ce qu'elles sont en vrit, des mouvements autonomes, des cercles, elles sont ce que leur subs-tance est, des essentialits spirituelles ( 1 ).

    Comment le langage peut-il devenir le milieu de ce discours dialectique ? Il est antrieur la pense, au sens prcis que Hegel donne ce terme, il est le moment suprme de la reprsentation, et c'est pourquoi la posie prcde la prose, tant la prose du monde que celle de l'entendement, mais il exprime aussi la pense qui ne se connat ou ne se rflchit qu'en lui. Dans le langage, la pense en tant que signification est l immdiatement, elle existe comme une chose. Elle se trouve en dehors d'elle-mme. C'est pourquoi la dia-lectique logique sera une dialectique de l'tre. Elle dira l'tre imm~diat avant de dire l'essence, qui est rflexion comme la signification l'est par rapport au signe. Mais cette rflexion son tour est, elle est imm~diatement comme le sens dans la totalit du discours. Le langage, tel que nous l'avons dcrit, manifeste le passage du sensible au sens qui fait que l'tre se dit, qu'il est conscience de soi. Cependant ce passage autant que cette rflexion de la pense dans le langage permettent de comprendre aussi bien le discours potique que l'illu-sion de l'entendement qui croit pouvoir crer un systme adquat de signes pour rsoudre ou dissoudre les problmes. Le langage prcde et exprime la pense. C'est cette contradiction qui est la source de la posie, et des exagrations du calcul symbolique (dont Hegel ne pouvait que pressentir le dveloppement et qu'il condamne chez Leibniz en tant que prtention de se substituer au sens conceptuel). Dire que le langage est antrieur la pense, cela signifie que la

    (r) Phnomnologie, 1, p. 30.

  • LA DIALECTIQUE PHILOSOPHIQUE

    pense n'est pas un sens pur qui pourrait exister on ne sait o, en dehors de son expression comme l'essence au del de l'apparence; elle n'est qu'en tant dj l, qu'en se prcdant elle-mme, dans cette parole qui renvoie la nature et l'anthropologie par son matriel sonore, qui devance l'entendement par sa structure gram-maticale, esquissant d'une faon, proVfique parfois, insuffisante d'a,utres fois, les formes de cet entendement. Cette parole, dans laquelle le signe sensible disparat pour qu'on entende la signification, est encore dans sa forme immerge dans le sensible, tandis que dans son fond elle rassemble sans les distinguer nettement, ce dont on parle et celui qui parle. Un disciple de Hegel, B. Croce, a dit que le premier m1t tait un mot potique et a fait du langage l'expression-intuition, le premier moment esthtique de l'activit thortique. Il a ainsi dvelopp certains aspects de cette gense dialectique du langage que nous avons dcrite. La posie prcde la philosophie, comme la musique prcde en droit la posie dans le systme hglien des beaux-arts. Mais la musique comme tous les arts est pure appa-rence de signification; c'est la .posie qui la rvle en disant quelque chose. cc Dans les mirades d'Orphe les sons et leurs mouvements suffisaient bien dompter des animaux sauvages qui venaient se coucher autour de lui, mais non les hommes qui exigeaient le contenu d'une doctrine plus leve. )) La posie conserve encore comme une rminiscence cette musicalit dans la signification. Dans son contenu, cet e posie, langage primordial, epos, qu'il faut distinguer d'une posie rflexive s'opposant la prose, ne prtend pas la vrit-exactitude de l'entendement, confond navement ce dont on parle et celui qui parle, elle ne distingue pas le rel et l'imaginaire, l rcit potique et l'entendement; cette distinction commence avec la fable ou la comparaison qui a bien soin de mettre d'un ct la signification, le sens spirituel, de l'autre le contenu particulier qui lui sert d'exemple. La prose du monde est ne, et avec elle cette sparation institue par l'entendement entre un intrieur essentiel et un extrieur ines-

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    sentiel. C'est encore l'entendement qui prtend dlimiter le rcit fictif et le rcit vrai. La posie existe alors pour le philosophe comme une nostalgie, un langage immdiat qui voque un langage authen-tique de l'tre, mais un langage perdu. Il n'tait d'ailleurs pas imm-diat dans la signification de naturel, car il supposait dj le souci artisanal de l'expression comme telle, l'laboration d'un discours moul sur la mmoire humaine (r).

    Hegel ne considre pas le langage comme exclusivement potique; dans la reprsentation il annonce dj l'entendement. tant signifi-cation existante, il apparat comme la ngation du sensible dans le signe mme; c'est bien la signification elle-mme que j'entends dans la parole, et que je vois dans l'criture. Le progrs du langage au sein de la reprsentation, c'est cette disparition du sensible qui le manifeste. Les onomatopes disparaissent, la grammaire se simplifie et devient plus gnrale, une masse de distinctions triviales qui naissaient du symbolisme direct s'estompe quand le symbole devient uniquement un signe. Il en est de mme dans le langage crit, les hiroglyphes sont seulement primitifs. Le retour une criture symbolique, comme le rve d'une caractristique universelle chez Leibniz, est non seulement utopique, mais absurde selon Hegel, car les progrs de la pense changent continuellement la nature et la relation des objets de la pense. Il faudrait donc sans cesse de nou-veaux symboles correspondant aux nouvelles dcouvertes et aux nouvelles relations de la pense. Cette caractristique universelle, qui supposerait une analyse empirique des choses, serait toujours en retard sur ces progrs. L'illusion de l'entendement est pourtant tenace. Il pousse la limite la ngation du sensible, et ne prend en considration que l'expression de la pense dans le langage, comme si la signification pouvait tre une intriorit sans extriorit. Il imagine

    ( r) Hegel envisage la posie pr-rflexive, mais il y a une posie qui aprs la rflexion s'efforce de reconstruire le langage primordial.

  • LA DIALECTIQUE PHILOSOPHIQUE

    alors la cration pure d'un systme de signes ou plutt de symboles mieux adapts aux significations que le langage verbal. Il refait un langage partir d'une pense en droit isolable et prtend par l liminer toutes les quivoques et toutes les ambiguts du langage et de la parole; comme si la pense ne se prcdait ou ne se prsup-posait pas elle-mme dans l'tre. Cette prsupposition lui parait contradictoire; elle l'est bien en effet certains gards et c'est pour-quoi le, langage est spculatif, mais l'entendement mconna1t le spculatif. Sa critique du langage ne peut tre valable que jusqu' un certain point au del duquel, l'extrieur et l'intrieur tant spars, la pense sous prtexte de s'exprimer adquatement, finit par perdre tout sens et par se rduire un calcul qui est une manipulation extrieure de symboles, qui peuvent bien dsigner ou signifier quelque chose, mais ne sont traits que comme des lments sensibles ext-rieurs et indiffrents les uns aux autres. Ainsi selon Hegel, cette exigence de puret aboutit une manipulation extrieure, une pense aveugle, laquelle on pourrait substituer une machine. Mais cette illusion est soutenue par l'exemple des dmonstrations rigou-reuses et des calculs exacts des mathmatiques, dont le philosophe se montre jaloux. Il existe un algorithme mathmatique. Pourquoi la pense philosophique ne pourrait-elle imiter cette rigueur des dmonstrations mathmatiques, pourquoi la logique ne pourrait-elle se prsenter comme un calcul, avec des symboles semblables ceux de l'algbre? N'viterait-elle pas ainsi les quivoques du langage naturel. Hegel s'efforce de prciser la distinction des mathmatiques et de la philosophie. La dialectique n'a rien voir avec la dmons-tration mathmatique, et la logique authentique avec le calcul alg-brique. Il ne pouvait prvoir le dveloppement du formalisme et la logistique contemporaine, l'importance de ce formalisme qui tend envelopper le logique et les mathmatiques dans une seule discipline, mais sa critique anticipe demeure valable, du moins contre une pr-tention de ce formalisme se substituer au langage verbal pour

  • LOGIQUE ET EXISTENCE

    noncer les problmes philosophiques. La logique hglienne est le contraire de ce formalisme, elle cherche le sens de la forme mme. Pour elle, traiter le concept, le jugement et le raisonnement, en substituant des symboles aux mots du langage et en appliquant de l'extrieur des rgles opratoires ces symboles, c'est descendre du sens qui leur est immanent un domaine antrieur, revenir l'tre immdiat. Mme les mathmatiques ne sont pour lui que la catgorie de quantit qui s'exprime dans la nature par la diversit indiffrente. Mais les logo sont diffrents des mathmata. La dialectique philo-sophique est logos; elle est le discours auquel le sens est toujours immanent, un sens qui e~t l, extrieurement dans l'tre de la parole et qui s'exprime par le dveloprement des mots en un discours. "E.tre, rflexion, sens, sont trois moments du langage. S'en tenir l'tre immdiat c'est ne pas dpasser le sensible dans le langage mme et revenir la posie qui est pressentiment du sens dans l'immdiat, mais se fixer la rflexion c'est nier l'lment substantiel du langage qui lui permettra d'tre travers la rflexion un langage du sens.

    L'entendement rflexif prolonge donc la ngation du sensible dj effectue dans le signe verbal. Supposons en effet que la signi-fication puisse tre isole de son signe sensible, qu'elle cesse d'tre extrieure. Le langage apparatra alors comme un vtement qui recouvre un corps. Mais de mme que le vtement peut dissimuler le corps, la forme extrieure du langage pourra dguiser la pense. Le langage revt une pense qui pourrait recevoir un autre vtement plus appropri. On pourrait donc sparer un problme du langage dans lequel il est nonc, chercher pour le formuler des signes plus adquats, viter en particulier ces variations des significations avec le contexte, cette perptuelle quivoque et ambigut du sens des mots. L'entendement voudrait une fixit et une exactitude qu'il ne trouve pas dans le langage existant; de l l'ide de crer un langage pur, un systme de symboles qui restent absolument invariants au cours des diverses combinaisons qu'on leur fait subir. Peut-tre les

  • LA DIALECTIQUE PHILOSOPHIQUE 57

    problmes philosophiques se poseraient-ils alors autrement, ou se dissoudraient-ils comme naissant de certaines confusions verbales, de glissements de sens si frquents dans un discours. Un langage symbolique viterait ces transformations de la signification d'un mot. En se faisant pur crateur de son systme de signes, le Moi de l'enten-dement ne trouverait pas les significations dj l; il ne serait pas engag en elles, comme on est dj entran dans la vie quand on vit. Il pourrait reprendre les choses la base et substituer une convention explicite ce qui se prsente lui comme dj convenu, comme une alination de sa propre intriorit. Mais les mots du langage sont le Moi en dehors de lui-mme, se trouvant l avant d'y tre effecti-vement. Le Moi continue d'tre dans leur relation mutuelle, dans leur agencement pass comme dans leur transformation prsente. Il pouse le langage qui lui paraissait une alination de soi et lui fait dire maintenant ce qu'il n'avait jamais dit avec des mots qui existaient pourtant dans le pass: L'expression de soi progresse parce qu' travers le contenu exprim, celui qui tait l antrieurement, c'est le sens qui s'annonce et qui s'nonce d'une faon universelle; jamais le soi ne peut se retirer de ce langage, de cette rfrence universelle qui pourtant, dans cette extriorit, reste rflexion et sens. Nous lisons le philosophe et nous donnons d'abord ses mots leur sens habituel, peu peu le contexte nous contraint des changements insensibles et l'emploi qu'il en fait finit par les affecter d'une signification nouvelle propre lui, et qui pourtant est universelle puisque nous la com-prenons. Le langage, dit Hegel, c'est le soi existant comme soi, et il n'existe pas ailleurs en mme temps comme soi singulier et comme soi universel.

    Quand l'entendement prtend donc dvtir un problme de son langage, il est dj dupe d'une illusion, il nous conduit invitablement poser cette question : que serait le problme sans le revtement de son langage? mais il n'y a pas de problme nu, quand il s'agit de problmes philosophiques, pas de possibilits de poser autrement

  • LOGIQUE ET EXISTENCE

    les problmes de Platon, sous peine de les changer radicalement, de poser d'autres problmes; le progrs de la pense est parallle au progrs de son expression, il en est troitement solidaire. De l la difficult d'une traduction- et la traduction s'effectue comme une transposition dans le milieu mme du langage universel sans passer par un sens nu -la ncessit de suivre la gense du sens dans le langage mme dans lequel il a t nonc pour chercher des quivalences approximatives dans une autre langue. Qu'est donc le mot pour tre ainsi indispensable au discours dialectique, pour qu'on ne puisse pas lui substituer des symboles crs arbitrairement, mais conservant la fixit d'une signification invariante pendant tout le discours ? Le mot c'est l'universel concret, le concept hglien qui est totalit. C'est pourquoi le mot n'est pas sans la proposition dont il est le germe, et la proposition sans l'ensemble des propositions qui recons-titue cette totalit comme un rsultat. Dire que l'Absolu est sujet, c'est dire que le mot-concept est ce qu'il est seulement dans les pr-dicats qui lui confrent son contenu, seulement dans ses relations, mais c'est dire aussi bien que ces relations constituent une totalit, un sens qui est, et non pas un tre fixe et immobile, un support. Le langage, mme quand il n'est pas encore expressment la dialectique philosophique, annonce cette dialectique, ilia prfigure, et c'est en considrant les diffrentes faons d'entendre la proposition, et les relations des propositions entre elles, que Hegel dans la prface de la Phnomnologie peut caractriser le discours philosophique, par rapport au discours vulgaire ou celui de l'entendement. Le mot d'abord, le signe verbal, n'est pas arbitraire, en dpit de l'arbitraire de principe du signe. Le Moi le trouve et le possde comme une signification immanente, qui dpasse ce qu'il a l'air d'tre dans une conscience singulire. Le mot or, disait dj Leibniz, n'est pas seulement le support des dterminations que le vulgaire lui attribue, mais aussi de celles que le savant dcouvre. Il exprime un accord universel qui pourtant ne s'est jamais constitu comme tel, qui est

  • LA DIALECTIQUE PHILOSOPHIQUE 59

    dj l, le mot comme signe reste invariant, mais ses dterminations se prcisent par les relations diverses qui s'tablissent au sein mme du langage. Un nom est, comme tel, quelque chose d'identique dans diffrents contextes, mais cette identit n'est pas une identit morte, une identit de l'entendement. Le signe est le mme, la signification se modifie par le contexte, ce devenir est certes la so uree des qui-voques et l'on peut s'abandonner quand on est pote

  • 6o LOGIQUE ET EXISTENCE

    est cette totalit qui n'est telle que par le discours, dans lequel la pense intgralement immanente son dveloppement se pose comme sens, tendue travers la rflexion de ses dterminations.

    Ce devenir du sens dans la diversit des significations est une constatation banale .. Parcourez la liste des sens du m 1t Edos, dit Bergson, dans l'index aristotlicien, vous verrez combien ils diffrent. Si l'on en considre deux qui soient suffisamment loigns l'un de l'autre, ils paratront presque s'exclure. Ils ne s'excluent pas parce que la chane des sens intermdiaires les relie entre eux. En faisant l'effort qu'il faut pour embrasser l'ensemble, on s'aper1it qu'on est dans le rel et non pas devant une essence mathmltique qui pourrait tenir dans une formule simple. Mais Bergson voudrait saisir par intuition ce rel, ou l'exprimer par une image - chute dj de l'intuition - au lieu de l'apercevoir dans le discours mme, dans le dveloppement de la signification. Pour lui le langage verbal est dj le commencement du symbolisme mathmatique, il est moins pur, mais il est aussi artificiel, aussi extrieur la croissance d'une pense qui en droit pourrait s'en sparer. Il est de l'essence de la science, crit encore Bergson, de manipuler des signes qu'elle subs-titue aux objets eux-mmes. Ces signes diffrent sans doute de ceux du langage par leur prcision plus grande et leur efficacit plus haute, ils n'en sont pas m::>ins astreints la condition gnrale du signe qui est de noter, sous une forme arrte, un aspect fixe de la ralit ( r ). La cration par l'entendement de ces signes (ou plutt de.ces sym-boles, car ils furent d'abord tels dans le sens strict du terme), permet la permanence, la fixit absolue, l'exactitude, qui ne se trouvent pas dans le langage naturel, mais ce qui est ainsi gagn l'est aux dpens de la signification mouvante et du sens. Le signe du langage est signification, il disparat comme signe sensible, le symbole au contraire valait par l'intuition sensible qui reprsentait quelque chose, mlis

    (r) volution cratrice, p. 356.

  • LA DIALECTIQUE PHILOSOPHIQUE 61

    alors l'entendement oprait la fois sur la signification et le sensible. C'est pourquoi Hegel considre le symbolisme - en ce sens -comme un retour en arrire : (( tant donn que dans le langage l'homme a un moyen de signification propre la raison, c'est une bizarrerie que de s'imposer la peine de chercher un moyen de repr-sentation plus imparfait ... mais si l'on se propose srieusement d'exprimer par des symboles le concept dans l'espoir d'en obtenir une connaissance plus parfaite, on ne manquera pas de s'apercevoir que la nature extrieure de tous les _symboles runis pe sera por cela d'aucune aide - que la relation est inverse, que, ce qui dans les symboles, n'est qu'un cho d'une dtermination plus leve, ne peut tre connu qu' travers le concept et ne peut s'en approcher

    , qu'aprs avoir limin tous les accessoires sensibles par lesquels on croyait pouvoir l'exprimer (x). >> Revenir du langage au symbole, c'est manipuler le sensible comme te