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JEAN BEAUFRET Holderlin et Sophocle Edition revue et corrigée GERARD MONFORT Editeur Saint-Pierre-de-Salerne 27800 BRIONNE

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JEAN BEAUFRET ~

Holderlin et

Sophocle Edition revue et corrigeacutee

GERARD MONFORT Editeur

Saint-Pierre-de-Salerne

27800 BRIONNE

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Geacuterard Monfort 1983

H der Vater aber liebt

Der uumlber allen waltet Am meisten dass gepfleget werde Der feste Buchstab

mais le Pegravere aime qui regravegne au-dessus do toua le plu que soit servio La Uttrl1 solide

Patmos (222-225)

HOLDERLIN ET SOPHOCLE

Qui donc est Hocirclderlin dont Heidegger nous dit agrave la fin du premier texte des Holzwege que laquo faire face agrave son œuvre ) cest ( la tacircche dont les Allemands ont encore agrave sacquitter raquo (1) Et en quoi sa penseacutee est-elle si profondeacutement pour lauteur de Sein und Zeit penseacutee de lhisshytoire comme illumination dun preacutesent En quoi enfin cette penseacutee culmine-t-elle poeacutetiqueshy

1 ment dans les traductions dŒdipe et dAntishygone et dans les Remarques qui les suivent 1 cest-agrave-dire dans ce dialogue poeacutetique (2)

~ ~

~ avec Sophocle auquel il se risque avant de disshy

~ paraicirctre aux yeux des hommes

Le dialogue avec Sophocle met en cause lesshysence mecircme de la Trageacutedie entendue ici comme un des sommets les plus inaccessibles de lart grec - celui pourtant dont il faut dire quil est vital pour lart moderne de tenter dacceacuteder

(1) M HEIDEGGER Holzwege p 65 (2) M HEIDEGGER Unterwegs zur Spriiche p 38

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jusquagrave lui Un projet longuement porteacute et maintes fois remis en chantier par Holderlin a eacuteteacute en effet deacutecrire une laquo vraie trageacutedie modershyne raquo Il sagit de cet Empeacutedocle dont nous avons au moins trois versions Mais quest-ce que lart tragique et dabord quest-ce que lart

Art (-rrxYti) est penseacute par Aristote en correacutelashytion avec nature ( fIUfJt ) Aristote eacutecrit T Tix~f oUprTltX t1 fIvm (3) lart imite la nature Mais un peu plus loin il preacutecise t2 I1h tftmAgravecT 2 Yi fI~(iIi~UltXTri x1ltpylil1ltxu6GtI -rltx n lfUiTCl (4) La nuance ici est essentielle cc Dun cocircteacute lart megravene agrave son terme ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir œuvreacute de lautre il imite raquo Comment comshyprendre Est-ce quil fait tantocirct ceci tantocirct cela Ou est-ce que son essence est de ne faire ceci quen faisant aussi cela Lart prendrait ainsi des distances par rapport agrave la nature neacutetant pourtant pleinement art que dans la mesure ougrave il retrouverait avec la nature cest-agraveshydire avec le ( natif raquo une affiniteacute plus essenshytielle Cest bien ainsi que Hocirclderlin entendait ou aurait entendu Aristote

Dougrave la distinction quil fait entre ce qui est natif natal naturel et ce qui est le terme dun effort de culture ou dit-il encore dimaginashytion Le propre de leffort de culture est de seacuteloigner au maximum de la nature cest-agraveshy

(3) Physique 194 a 21-22 (4) Ibid 199 a 16-18

dire de ( mener agrave terme ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir œuvreacute raquo Mais lart nest pleishynement art que par ce que Hocirclderlin nomme insolitement vaterliindische Umkehr le reshytournement la volte qui revient jasquagrave lesshyi sence mecircme du natif1middot

Ici notre rapport au monde grec ne peut ecirctre

preacuteciseacute que comme contraste fondamental Les Grecs sont essentiellement les laquo fils du feu raquo Le panique originel de cette filiation Nietzsche le repreacutesentera par leacutevocation de Dionysos Hocirclderlin disait au contraire Apollon laquo Apolshy

i lon nest pas pour Holderlin ce quil repreacutesenshytera pour une conscience plusmoderne agrave savoir le dieu qui preacuteside dans la clarteacute agrave la creacuteation des formes plastiques Il est pour lui tout au contraire leacuteleacutement dont la puissance provoque au tumulte de leacuteveil le laquo feu du ciel raquo Non pas un contraire absolu de Dionysos mais bien son plus haut accomplissement comme lextrecircshyme de la force virile Cest agrave partir de lagrave quil faut comprendre ce mot du poegravete laquo Je puis bien dire quApollon ma frappeacute raquo (5) raquo

Tout leffort laquo culturel raquo de lart grec va ecirctre de se deacuteprendre de cette nature orageusement panique qui est le fond mecircme de la nature grecque ce quelle a doriental dira Holdershylin (6) pour tenter laccegraves du domaine le

(5) Ludwig von PIGENOT HOiderlin (Munich 1923) (6) Lettre agrave Wilmans du 28 septembre 1803 (Grande Edition

de Stuttgart t 6 p 434)

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plus opposeacute celui de linstitution ou du statut (Satzung) ceurost~agrave-dire de la diffeacuterenciation et de leacutequilibre selon lesquels le tumulte aorgishyque (7) est finalement organiseacute Dougrave

Voici encore une affirmation leacuteleacutement purement natif perdra de sa preacutepondeacuterance agrave mesure que progressera la formation Cest pourquoi les Grecs ont eu de la peine agrave se resshysaisir bien que depuis Homegravere ils aient excelleacute (exceller cest ici le propre de lart) dans lexposhysition (la composition organique par contraste avec le tumulte aorgique dont ils eacutetaient plus originellement plus ( orientalement raquo signeacutes) Cet homme extraordinaire eacutetait dune acircme assez capable daccueil pour semparer comme dun butin de la sobrieacuteteacute junonique de lOccishydent au profit de son royaume dApollon sapshypropriant ainsi un eacuteleacutement eacutetranger (8)

Le propre de lart homeacuterique est donc lapshypropriation ( culturelleraquo de ce qui est le plus opposeacute agrave la nature orientale des Grecs

Hocirclderlin ajoute aussitocirct Chez nous cest linverse Nous ne sommes pas en effet ces fils du feu que furent nativement les Grecs Je crois que la clarteacute de lexposition nous est aussi naturelle et essentielle que la flamme ceacuteleste est naturelle aux Grecs La clarteacute de lexposishytion Les Allemands dira Heidegger ( la forshy

(7) Remarques sur Antigone (8) Lettre agrave Bohlendorf du 4 deacutecembre 1801 (G E St 6

p 426)

ce de la conceptioh lart du projet eacutechafauder et enegravelore mettre en place cadres et cases deacutemembrer et remembrer cest cela qui les entraicircne egraveomme une force naturelleraquo (9) Cest pourquoi affirme Hocirclderlin en parlant des Grecs il nous est plus facile de les surpasser dans lexpression de la beauteacute passionneacutee que dans leur homeacuterique preacutesence desprit et leur sens de lexposition Ce nest nullement un paradoxe Cest dans le contraire de ce que nativement nous sommes quil nous est plus facile dexceller Y a-t-il lagrave quelque eacutecho de

Diderot et de son Paradoxe du Comeacutedien 1

t~ Quand il dit par exemple de Mademoiselle Clairon ( Elle est lacircme dun grand manneshyquin qui lenveloppe ses essais lont fixeacute sur

~ elle raquo Toujours est-il que le mouvement de lart moderne visant le contraire de la nature moderne vise par lagrave mecircme le contraire de ce

~ que visait lart grec Il vise lexpression patheacuteshytique Il excelle agrave conqueacuterir la dimension de laorgique et du panique ou dit encore Hocirclshy

ir derlin le climat de lenthousiasme excentrique 1

Mais si lart selon la leccedilon dAristote ( megravene r ainsi agrave son terme ce que la nature a eacuteteacute incapashyble davoir œuvreacute il nest pleinement lui-mecircme que dans la mesure ougrave plpital -rY~ lV1I imitant

ir la nature il remonte jusquagrave une affiniteacute plus essentielle avec celle-ci Toutefois cette reshy

(9) HEIDEGGER Erliiuterungen zu HOiderlins Dichtung p 84

15 ~4

monteacutee ou plutocirct ce retournement sur soi jusshyquau natif est si ardu que cest geacuteneacuteralement leacutechec mecircme de lart - en particulier de lart grec Dougrave ces vers dun fragment tardif

Leur volonteacute fut certes dinstituer Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra (10)

Il en est de mecircme chez nous bien que ce soit agrave la lettre linverse Nous faire redevenir sciemment ce que nous sommes nativement pour ainsi devenir lui-mecircme en nous rendant

)I~O~Tex Ti 1IOtp 1I~ctb orolt c-h oltraex (11)

- en nous mettant en connaissance de ce qui nous est agrave porteacutee du pied cest-agrave-dire du partage dont nous sommes Ce vers de Pindare preacutecegravede immeacutediatement ceux que cite Valeacutery en eacutepishygraphe au Cimetiegravere marin Tout le poegraveme dit le contraste entre lextase paniquement apolshylinienne de Midi ougrave toute diffeacuterenciation se perd et lappel au mouvement qui est la diffeacuteshyrencia tion et la vie Ici la poeacutesie se deacuteprend preacuteciseacutement du laquo paniqueraquo pour revenir agrave la

(10) Œuvres complegravetes de HOlderlin (G E St 2 p 228) (11) Troisiegraveme Pythique

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sobrieacuteteacute deacutegriseacutee Le Cimetiegravere marin serait-il en ce sens un poegraveme du retournement qui rapashytrie Donc selon Hocirclderlin un vrai poegraveme moderne - Laissons la question provisoireshyment sans reacuteponse

Ayant ainsi eacuteclaireacute en suivant agrave l~ fois Arisshytote et Hocirclderlin la nature de lart en geacuteneacuteral demandons-nous maintenant ~ en quoi consiste lart tragique Quest-ce que la trageacutedie Mais ici Hocirclderlin nengage pas seulement un diashylogue avec les Grecs en geacuteneacuteral mais plus particuliegraverement un dialogue avec Sophocle Preacutecisons donc la question quest-ce que le tragique de Sophocle

Le tragique de Sophocle aux yeux de Hocirclshyderlin nest pas en effet un tragique comme celui dEschyle ou dEuripide mais un tragishyque tregraves singulier Disons dun mot quil est le tragique du retrait ou de leacuteloignement du divin Hocirclderlin dira Gottes Fehl le deacutefaut de Dieu (12) Tout le tragique de Sophocle preacuteshycisera Karl Reinhardt sans toutefois se reacutefeacuterer expresseacutement agrave Hocirclderlin laquo weist auf das Ratsel der Grenze zwischen Mensch und Gott raquo - fait signe vers leacutenigme quest la frontiegravere entre homme et Dieu (13) Cest en cela quil est si diffeacuterent du tragique dEschyle pour qui la limite nest nullement eacutenigme Les hommes

(12) Dichterberuf (G E st tome 2 p 48) (13) Karl REINHARDT Sophokles (Frankfurt am Main 1947)

p 11

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ici outrepassent la limite et bien souventmiddot malshygreacute les avertissements des dieux Ils loutrepasshysent dit Homegravere aUgraveTOI atpYim ampTlXaalX)I~la deux-mecircshymes par leurs attentats agrave eux et ceci ugraveIItPl-0POlli

en allant plus loin que ce qui leur est assigneacute en partage (14) Ainsi Eacutegisthe ou Xerxegraves - et sur un autre plan Promeacutetheacutee LactiQn tragishyque est lhistoire du retour agrave lordre que neacutecesshysite la violation de la limite Avec Sophocle au contraire cest la limite elle-mecircme qui se deacuteroshybe et le heacuteros saventure dangereusement dans la beacuteance dun entre-deux dougrave finalement lui vient sa perte A Creacuteon qui justifie sa deacutecision concernant Eteacuteocle et Polynice par la diffeacuterence entre xftiaT6 (Eacuteteacuteocle) et X1XX6 (Polynice) Teacute

)Ide reacuteplique Antigone - qui sait (15) Qui sait si en bas la sainteteacute est dagir ainsi Hocirclderlin souligne ce qua dllnique le langage tragique de Sophocle - Eigentliche Sprache des Sophokles proprieacuteteacute incomparable de la langue dans Sophocle - car ajoute-t-il Eschyshyle et Euripide sentendent mieux agrave objectiver la souffrance et la colegravere mais moins le sens de lhomme dans sa marche sous limpensable

Nous pouvons maintenant lire le deacutebut de la troisiegraveme partie des Remarques sur Œdipe La preacutesentation du tragique repose principaleshyment sur ceci que le formidable comment le

dieu-et-homme saccouple et comment dans

(14) Odysseacutee I vers 33-34 (15) Vers 520-521

leffacement de toutes limites deviennent un dans la fureur la puissance panique de la na- ture et le treacutefonds de lhomme se conccediloit par ceci que le devenir-un illimiteacute se purifie par une seacuteparation illimiteacutee

Quelle est donc cette seacuteparation illimiteacutee par laquelle se purifie le devenir-un illi1niteacute du dieu-et-homme Dans le se purifie il nest pas trop difficile de percevoir leacutecho de la Catharsis dAristote Le sujet de Hocirclderlin est donc bien le sujet mecircme dAristote quand il traite de la trageacutedie Mais en quoi ici la Catharsis se proshyduit-elle par la seacuteparation sans reacuteserves agrave linshyteacuterieur du devenir-un illimiteacute

Cest que pour Hocirclderlin interpregravete de Soshyphocle laffrontement du divin et de lhumain - laccouplement dit-il plus hardiment - qui est le sujet mecircme de la trageacutedie comporte la plus eacutenigmatique des mutations celle quil nomme par rapport au divin lui-mecircme le deacuteshytournement cateacutegorique

Cette locution pour le moins insolite peutshyecirctre nest-il pas excessif de linterpreacuteter comme une transposition intentionnelle de limpeacuteratif cateacutegorique de Kant pour qui les sentiments de Hocirclderlin sont dadoration pour linstant jai de nouveau chercheacute refuge aupregraves de Kant comme je le fais toujours quand je ne puis me souffrir (16) Mais surtout laquo Kant est le Moiumlse

(16) Lettre agrave Neuffer du deacutebut deacutecembre 1795 (G E St 6 p 187)

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de notre nation il la tireacutee de lengourdisseshyment eacutegyptien et la conduite dans le libre deacuteshysert de sa speacuteculation il a rameneacute de la monshytagne sainte la loi qui est vigueur Sans doute continuent-ils toujours agrave danser autour de leurs veaux dor et leur pot-au-feu leur manque beaucoup ils devraient bien eacutemigrer dans le plein sens du mot gagner une solitude quelshyconque pour se deacutecider agrave cesser decirctre les sershyviteurs de leur ventre et agrave abandonner les coutumes et opinions mortes priveacutees dacircte et de sens sous lesquelles geacutemit presque inaudishyble et comme profondeacutement incarceacutereacute ce que leur nature vivante a de meilleur raquo (17) Ici tous les mots portent La loi est bien celle de limpeacuteratif cateacutegorique Sa reacuteveacutelation est un appel agrave ce que notre nature vivante a de meilshyleur agrave savoir la sobrieacuteteacute native dont nous sommes les fils La morale kantienne deacutegrise lhomme daujourdhui de sa preacutetention agrave laquo enshytendre la langue de la raison intuitiveraquo qui est dit Kant la laquo langue des dieux raquo et non celle des laquo fils de la terre raquo que nous somshymes (18) Que limpeacuteratif cateacutegorique au sens kantien recegravele en lui quelque chose du deacutetourshynement cateacutegorique tel que le nommera Hocirclshyderlin cest assez clair La morale kantienne est exclusive de toute theacuteophanie Elimination de la morale theacuteologique au profit dune theacuteoshy

(17) Lettre agrave Karl Oock du l janvier 1799 (O E St 6 p 304) (18) Lettre agrave Johann Oeorg Hamann 6 avril 1774 (Œuvres Ed

Cassirer IX 122)

logie morale elle nest plus vISion de Dieu mais retrait deacutejagrave du divin La loi est le docushyment le plus propre dun tel retrait Si Dieu est preacutesence cest agrave lexclusion de toute laquo repreacuteshysentation intuitive ))

Leacuteveacutenement le plus essentiel de lbistoire du rapport du divin et de lhumain est dit Hocirclshyderlin dans lEacuteleacutegie Pain et Vin que

Le Pegravere a deacutetourneacute des hommes son visage

Sans doute il continue agrave vivre et œuvrer sans fin mais par-dessus nos tecircte$ lagrave-haut dans un monde tout autre La tacircche la plus propre de lhomme celle qui lui est confieacutee en service et en souci est degraves lors dapprendre agrave endurer ce deacutefaut de Dieu qui est la figure la plus essenshytielle de sa preacutesence Savoir faire sienne une telle tacircche cest entrer dans la dimension la plus propre du tragique et de la trageacutedie (Trauer-spiel) Cest en effet agrave partir de ce deacutetournement cateacutegorique du divin que le deuil (das Trauern) commenccedila de reacutegner sur la tershyre

AIs der Vater gewandt sein Angesicht von den [Menschen

Und das Trauern mit Recht uumlber der Erde [begann (19)

(19) Brot und Wein (O E St 2 p 94)

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Lassonance en allemand de Trauern Trauer (deuil) Trauerspiel (trageacutedie) nous ne troushyvons en franccedilais rien qui lui corresponde le franccedilais nayant aucun mot proprement franshyccedilais pour dire ce que dit le grec TpCl)~~iCl qui neacutevoque dailleurs directement que le sacrishyfice dun bouc Il se trouve au contraire quici la langue allemande pense par elle-mecircme du seul fait quelle parle

Pour Hocirclderlin le tragique de Sophocle est ainsi le document essentiel de ce deacutetournement cateacutegorique du divin qui est agrave ses yeux lesshysence mecircme de la trageacutedie et que ni Eschyle ni Euripide nont reacuteussi agrave laquo objectiverraquo aussi pleinement Et dans Sophocle ce sont plus particuliegraverement les deux trageacutedies contrasteacutees dŒdipe et dAntigone qui vont repreacutesenter ce que le poegravete tragiqqe tente de repreacutesenter agrave savoir le rapport de lhomme agrave cette Trauer quest le deacutetou~ement cateacutegorique Dougrave ainsi se dresse Heacutemon dans Antigone ainsi Œdipe lui-mecircme au cœur de la trageacutedie dŒdishype

Eacutetudions dans cette optique dabord la strucshyture de la trageacutedie dŒdipe puis celle dAntishygone

Que lŒdipe de Sophocle soit la trageacutedie du

deacutetournement cateacutegorique cest plus eacutevident que pour Antigone Œdipe est en effet amp6co

(vers 661) dans tout la force du terme Non pas atheacutee mais deacuteserteacute autant quil est possible par le dieu qui se seacutepare et se deacutetdUrne de lui Mecircme quand le laquo crime ancienraquo dont il suit la piste avec tant dacharnement est enfin deacuteshycouvert il semble que le ciel refuse dira Valeacuteshyry de laquo se deacuteclarer raquo Œdipe au lieu decirctre foudroyeacute par les dieux est au contraire voueacute agrave la solitude dune longue deacuteambulation tershyrestre qui aboutira agrave une seconde trageacutedie dont la premiegravere nest que le preacutelude Ce nest en effet que b xPOY lClXp6i quil lui sera donneacute de doubler enfin le cap de cette vie porteuse deacutepreuves - XClIfC1Y TOy TCI)eacute1fpQY ~ioY (Œdipe agrave Colonne v 88 agrave 91) Quel est dans lintervalle son destin Apprendre agrave assumer cest-agrave-dire agrave faire sien un tel abandon (v 7 a~lp)c)

Tp)CIY Voilagrave ce que les eacutepreuves avec laide du tempsdans sa grandeur mapprennent non moins que ma naissance en tiers

Cette seconde vie dŒdipe dont la passion la plus propre est le deacutetournement cateacutegorique du divin constitue la plus extrecircme excentriciteacute par rapport agrave ce qui pour les Grecs est nature agrave savoir ce tapport agrave lUn-Tout dont ils sont nashy

tivement transis Nul plus quŒdipe ne se difshyfeacuterencie davantage de lunification aorgique et panique dont il garde si longuement et si pashytiemment le retrait~ Aux antipodes de lemporshy

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tement empeacutedocleacuteen qui se preacutecipite dans la mort Œdipe eacutepargneacute par la mort et devant apprendre agrave mener une longue vie de mort en sursis correspond dans le monde grec au plus haut triomphe de lArt prenant du champ par rapport agrave la Nature La trageacutedie dŒdipe est

i dans le monde grec le chef-dœuvre laquo culturelraquo par excellence Cest pourquoi lart de Sophocle y est pour nous insurpassable Et cest pourquoi aussi pour nous qui sommes le contraire des Grecs Œdipe constitue un modegravele indispenshysable si nous voulons cesser de briller dans lenthousiasme excentrique pour eacutecrire enfin une vraie trageacutedie moderne cest-agrave-dire non pas une trageacutedie de la mort violente comme le reacuteclame la nature grecque mais une trageacutedie de la mort lente plus essentiellement conforme agrave notre nature Car cest lagrave le tragique chez nous que nous quittions tout doucement le monde des vivants empaqueteacutes dans une simple boicircte Un tel destin nest pas aussi imposant mais il est plus profond Et ici les Remarques sur Antigone font eacutecho agrave la lettre agrave Bocirchlendorf que nous venons de citer une forme dart vraishyment conforme agrave ce qui nous est natif il lui reviendrait decirctre une parole plutocirct effectiveshyment meurtrissante queffectivement meurtriegraveshyre elle ne devrait pas trouver son aboutisseshyment propre dans le meurtre ou la mort mais puisque cest lagrave cependant que le tragique doit ecirctre saisi se deacuteployer plutocirct dans le goucirct dŒdipe agrave Colonne de telle sorte que la parole

qui sort de la bouche inspireacutee de Tireacutesias soit terrible et quelle tue sans quil y ait lieu ceshypendant de la rendre sensible agrave la maniegravere des Grecs dans un esprit athleacutetique et plastique ougrave la parole sempare de lecirctre corporel dont elle effectue la mise agrave mort

Ainsi Œdipe est la trageacutedie du deacutetournement cateacutegorique auquel fait face de son cocircteacute le deacuteshytournement de lhomme assumant le partage dune vie dans laquelle il seacutetablit agrave demeure reacutepondant agrave linfideacuteliteacute divine par une autre infideacuteliteacute qui aux antipodes de latheacuteisme vulgaire est gardienne de linfideacuteliteacute du dieu dont le deacutefaut degraves lors ne cesse decirctre secours Tel est le laquo moment raquo essentiel de la trageacutedie A cette limite lhomme soublie lui parce quil est tout entier agrave linteacuterieur du moment le dieu parce quil nest plus rien que temps et de part et dautre on est infidegravele le temps parce quen un tel moment il se deacutetourne cateacutegoriquement et quen lui deacutebut et fin ne se laissent plus du tout accorder comme des rimes lhomme parshyce quagrave linteacuterieur de ce moment il lui faut suivre le deacutetournement cateacutegorique et quainsi par la suite il ne peut plus en rien seacutegaler agrave la situation initiale

Il serait difficile de trouvermiddot depuis que le monde est monde un texte qui dise tant en si peu de mots et avec une densiteacute si compacte On seacutetonne que cette phrase ait pu ecirctre imprishymeacutee telle quelle comme elle le fut pourtant

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dans le livre publieacute en 1804 agrave Francfort par Friedrich Wilmans et deacutedieacute agrave la princesse Aushygusta de Hombourg

A cette limite lhomme soublie lui parce quil est tout entier agrave linteacuterieur du moment Wolfgang Schadewaldt dans sa belle introducshytion agrave la reacuteeacutedition des Trageacutedies de Sophocle traduites par Holderlin eacutecrit agrave ce sujet laquo Cela signifie que dans une telle tribulation du temps lhomme ne pense plus en direction ni de larriegravere ni de lavantraquo (20) Ce commenshytaire de Schadewaldt consonne exactement avec les derniers vers dun poegraveme que Schashydewaldt ne cite pas mais qui date vraisemblashyblement de la mecircme eacutepoque que les Remarshyques

Et toujours Au chaos va une nostalgie Mais beaucoup est

~A contenir Et il Y faut la fideacuteliteacute

Ni en avant pourtant ni en arriegravere nous ne [voulons

Regarder Nous laisser bercer comme

Dans la barque oscillante de la mer (21)

Cest ainsi que lhomme soublie dans le moshyment qui met en fuite et sa meacutemoire et son attente en faveur de lapparition dun preacutesent qui le contient et qui le berce comme la barque

(20) Sophokles Tragedien deutsch von Friedrich Helderlin (Fischer 1957) p 39

(21) G E St 2 p 197

oscillante de la mer Il soublie cest-agrave-dire se libegravere certes des coutumes et opinions mortes priveacutees dacircme et de sens que nommait la lettre du 1er janvier 1799 Mais non moins de la nosshytalgie empeacutedoc1eacuteenne de brusquer ou de forcer le moment en preacutetendant sunir dun hond avec le foyer de lUn-Tout Un tel oubli est donc pour lhomme la naissance dune meacutemoire de luishymecircme plus profonde que tout ce quil se savait ecirctre jusquici Sil Y faut la fideacuteliteacute plus essenshytielle encore est linfideacuteliteacute ougrave il se deacutetourne comme un traicirctre assumant ainsi la diffeacuterenciashytion par laquelle en correspondance avec le deacuteshytournement cateacutegorique du divin il est plus aushythentiquement lui-mecircme que par la nostalgie de lUn-Tout En dautres termes si comme le dit le poegraveme beaucoup est agrave contenir (Vieles aber ist zu behalten) cest linfideacuteliteacute divine qui est comme le disent les Remarques am besten zu behalten cest elle quil faut apprendre agrave conteshynir en soi le mieux possible Alors seulement le cours du monde sera sans lacune et la meacuteshymoire du divin neacutechappera pas Lhomme dun tel retournement ou si lon veut dune telle volte ou mieux encore dune telle reacute-volte nest donc pas un reacutevolteacute au sens ordinaire du mot Car la reacutevolte au sens du retour au natif loin de preacutecipiter les hommes dans la freacuteneacutesie de limpreacutecation comme Promeacutetheacutee dans la trashygeacutedie dEschyle est lapparition dans le monde dune eugraveafi] (Antigone vers 924) dune pieacuteteacute cest-agrave-dire dune correspondance au divin sans

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preacuteceacutedent qui fut deacutejagrave le partage dŒdipe qui sera la barque de lhumaniteacute moderne et que porteront agrave la parole les derniers poegravemes de Hocirclderlin dans lesquels dit Beda Allemann sont laquo maintenus seacutepareacutes des mondes qui aushytrement ne pourraient que se corrompre en se meacutelangeant raquo (22)

On ne peut sempecirccher ici de penser agrave noushyveau agrave Kant et agrave la pieacuteteacute kantienne si attentive

en son laquo seacuteparatisme raquo (23) agrave maintenir la distinction entre ce que le philosophe appelle pheacutenomegravene et noumegravene et agrave eacuteliminer ce quil nomme degraves 1770 sensitivœ cognitionis cum inshytellectuali contagium en maintenant chez elle la connaissance humaine de sorte que ses prinshycipia domestica ne transgressent plus leurs limites (terminos suos) pour aller dans la conshyfusion porter atteinte agrave limmaculeacute que doit rester le monde intelligible Ce rapprochement peut surprendre La meacuteditation de Kant est pourtant si essentielle agrave la penseacutee de Hocirclderlin que comme nous lavons rappeleacute plus haut laquo cest aupregraves de lui que toujours il chercheacute un refuge quand il narrive plus agrave se souffrir raquo Retenons simplement que Hocirclderlin approfonshydit la penseacutee kantienne dans un tout autre sens non seulement que Fichte dont en 1794 il suishyvit les cours agrave Ieacutena mais que ses amis Hegel

(22) Beda ALLEMANN HOlderlin et Heidegger traduction Franshyccedilois Feacutedier (PUF 1959) p 171

(2l) Conflit des Faculteacutes eacutedition citeacutee VII p 386

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et Schelling dont lIdeacutealisme tentera au conshytraire deacuteliminer de la philosophie la distinction radicale que Kant y avait sinon eacutetablie du moins fondeacutee et maintenue un tel Ideacutealisme eacutetant peut-ecirctre dira Heidegger laquo loubli croisshysant de ce pour quoi Kant avait livreacute bashytaille )) (24)

Mais revenons aux Remarques sur Œdipe Pourquoi apregraves avoir dit que lhomme renvoyeacute agrave lui-mecircme par le deacutetournement cateacutegorique du divin soublie Hocirclderlin ajoute-t-il que le Dieu du deacutetournement cateacutegorique nest plus rien que temps Deux lignes plus haut il avait preacuteciseacute quagrave la limite extrecircme de la souffrance ne subsiste en effet plus rien que les conditions du temps ou de lespace Ici la reacutefeacuterence agrave Kant est encore plus transparente que tout agrave lheushyre le rapport du deacutetournement cateacutegorique avec limpeacuteratif cateacutegorique et que agrave linstant celui de linfideacuteliteacute divine avec le caractegravere inconnaissable du noumegravene Les conditions du temps ou de lespace signifient en langage kanshytien ce par quoi le temps ou lespace sont essenshytiellement eux-mecircmes abstraction faite des laquo affectionsraquo qui seules leur donnent un COllteshynu Kant nomme aussi ces laquo conditionsraquo les formes pures ou vides du temps ou de lespace Le dieu qui nest plus rien que temps le temps eacutetant lui-mecircme reacuteduit agrave ce qui en lui est pure laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave sa forme pure et

(24) Kant et le problegraveme de la Meacutetaphysique sect 45

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vide nest-il pas degraves lors le retrait mecircme ou le deacutetournement du dieu tel quil laisse lhomshyme face agrave limmensiteacute vide du ciel sans fond Le dieu nest plus degraves lors ni un pegravere ni un ami ni mecircme un adversaire agrave combattre Il nest plus que ce que Baudelaire nommera laquo lazur du ciel immense et rondraquo (25) et Valeacutery laquo cette immense horloge de lumiegravere qui mesure ce quelle manifeste et manifeste ce quelle mesure ) (26) mais sous laquelle se deacuteploie jusquen ses plus extrecircmes lointains la vie habishytante (27) des mortels Ce plein ciel de linfideacuteshyliteacute divine dougrave pourtant nous viennent les coups de lheure au timbre dor (Antigone v 950) est celui qui ne cesse de ceacuteleacutebrer la poeacutesie la plus tardive de Hocirclderlin

Dans la tendre clarteacute du bleu fleurit En un toit de meacutetal le clocher Autour Plane lappel des hirondelles Le bleu lentoure agrave remuer lacircme Le soleil Passe au-dessus altier et colore le zinc Mais dans le vent lagrave-haut paisible Crie la girouette (28)

Sous lassaut de lazur et de sa lumiegravere qui traverse de part en part le seacutejour des hommes dans leacutebranlement aussi de lorage et de ses

(25) La Chevelure (26) Mauvaises penseacutees et autres Corti 53 (27) G E St 2 p 312 (28) Ibid 2 p 372

eacuteclairs qui restent agrave leur guise la beacuteneacutediction du dieu inaccessible le cœur demeure pourtant ferme car il sait maintenant porter aussi le vide du ciel sans fond Nous lisons dans le poegraveme dont nous venons de traduire tant bien que malles premiers vers

Dieu est-il inconnu Est-il manifeste comme le ciel Voilagrave Ce que plutocirct je crois

laquo Un tel questionnement ne renvoie preCIse Beda Allemann agrave aucune alternative Etre manifeste comme le ciel libre et vide cest bien plutocirct la maniegravere propre agrave Dieu decirctre infidegravele aux hommesraquo (29) Faut-il donc seacutetonner que vers la fin du mecircme poegraveme reparaisse limage dŒdipe Celui dont le destin fut preacuteciseacutement davoir agrave correspondre au deacutetournement cateacuteshygorique eacutetant appeleacute dit Hocirclderlin dans un climat de peste de confusion desprit de proshypheacutetisme universellement exciteacute au milieu dun temps mort agrave vivre la communication reacuteshyciproque du divin et de lhumain dans la figure totalement oublieuse de linfideacuteliteacute telle quelle ouvre un deacutesert panique du temps et de lespace lagrave ougrave jusquici reacutegnait le temps homeacuteshyrique autrement dit le temps

ougrave le ciel sur la terre

(29) Op cil p 238

30 31

Marchait et respirait dans un pe u pie de [dieux (30)

Nous en arrivons maintenant agrave la troisiegraveme difficulteacute de notre texte Pourquoi Hocirclderlin dit-il enfin que le temps qui prend naissance avec le deacutetournement cateacutegorique ce temps reacuteduit agrave sa laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave la pureteacute de son vide ne laisse plus rimer en lui deacutebut et fin Si lon cherche agrave comprendre cette affirshymation singuliegravere en dehors du contexte et comme une proposition sur le temps en geacuteneacuteral le risque est grand quelle demeure impeacuteshyneacutetrable Il nen est plus de mecircme si lon entend deacutebut et fin non pas comme des cashyractegraveres dun processus temporel en geacuteneacuteral mais comme le deacutebut et la fin de la trageacutedie Dans les premiegraveres lignes des Remarques sur Antigone Hocirclderlin reprenant ce quil avait deacuteveloppeacute agrave propos dŒdipe preacutesente les trashygeacutedies dŒdipe et dAntigone comme larticushylation de deux parties seacutepareacutees et ajointeacutees par une ceacutesure de telle sorte dit-il que dans le deuxiegraveme cas leacutequilibre sincline davantage du deacutebut vers la fin que de la fin vers le deacutebut Dougrave entre les deux trageacutedies une diffeacuterence de rythme Dans les deux cas cest lintervenshytion divinatoire de Tireacutesias qui constitue la ceacutesure cest-agrave-dire le moment exact agrave partir duquel sembrase et se preacutecipite le mouvement

(30) A de MUSSET deacutebut de Rolla

excentrique quest pour lhomme laccoupleshyment du dieu-et-homme Mais ce qui preacutecegravede la ceacutesure seacutetend beaucoup plus longuement dans Antigone que dans Œdipe si bien que la fin doit y ecirctre pour ainsi dire proVeacutegeacutee contre cette extension du deacutebut alors que dans Œdipe leacutequilibre seacutetablit selon une proportion invershyse des deux parties Reste cep~ndant que dans les deux trageacutedies cest lapparition dune telle ceacutesure qui selon le mot de Hocirclderlin dans le Fragment dHyperion que Schiller avait publieacute degraves 1794 dans sa revue Neue Thalia fait eacuteclater le grand secret celui qui donnera la vie ou la mort

Lintervention du devin dans laction tragishyque nest pas propre aux trageacutedies de Sophocle Dans lAgamemnon dEschyle par exemple agrave peine Agamemnon entreacute dans son palais Casshysandre voit comme agrave travers les murs saccomshyplir le crime puis preacutevoit larriveacutee dOreste Mais ici la clameur de la voix propheacutetique na pas la signification dune laquo ceacutesure raquo Elle est bien plutocirct la confirmation de ce qui eacutetait deacutejagrave attendu A peine la lumiegravere de la flamme anshynonciatrice de la prise dIlion a-t-elle troueacute la nuit que deacutejagrave tout est dit

Cest par ougrave preacutesentement cest tout saccomshy[plit

Selon quil lui est deacuteparti ni chauffant dessous

32

Ni versant dessus les offrandes dont le feu ne [veut pas

Point napaiseras linvincible colegravere (31)

Et dans le roi vainqueur qui descend de son char pour fouler le tapis de pourpre queacutetend sous ses pas Clytemnestre nous avons deacutejagrave reconnu un condamneacute agrave mort Rien de plus proprement eschylien quune action tragique qui deacutebute par le mot TEAcircrITal laquocest fait raquo avant mecircme davoir commenceacute Tout senchaicircshynera ainsi dun bout agrave lautre jusquagrave lacquitshytement enfin dOreste par le tribunal des Eumeacuteshynides sans laquo lacune raquo certes mais aussi sans ( ceacutesure raquo Telle est la marche du destin qui ne cesse de se transformer en lui-mecircme jusquagrave sa figure la plus exacte agrave partir dune transshygression initiale Quoi de plus dissemblable au contraire de la figure royale dŒdipe au deacutebut de la trageacutedie que celle de lexileacute qui commence agrave travers le monde grec sa deacuteambulation aveushygle Ici dans louverture du temps tragique qui ne fait quun avec le deacutetournement du dieu deacutebut et fin ne riment plus ensemble La diffeacuteshyrence entre un laquo jusquiciraquo et un laquo doreacutenavantraquo devient essentielle (32) Quelque chose a fonshydamentalement changeacute Ainsi lexige lintershyvention de la laquo ceacutesure raquo

Lhomme laquo ceacutesureacute raquo jusquagrave lui-mecircme par la

CH) Agamemnon vers 68 agrave 71 (32) cr Œdipe vers 1525-1527 Antigone vers 1161-1165

33

menace de son accouplement avec le divin penshyseacute agrave son tour comme laquo cateacutegoriquement deacutetourshyneacute raquo voilagrave donc le tragique de la vraie trageacutedie moderne tel quil sannonce pour nous dans lŒdipe de Sophocle Que cette meacutetamorphose radicale de lhomme par la veacuteriteacute moderne du tragique puisse encore une fois eacuteonsonner dune certaine maniegravere avec une penseacutee de Kant cest ce quil nest peut-ecirctre pas imposshysible dentrevoir si lon se reacutefegravere agrave ce livre tardif et si violemment deacutecrieacute que fut en 1793 la Reshyligion dans les limites de la simple raison Laccegraves de lhomme agrave la moraliteacute y est interpreacuteshyteacute selon lesprit du Christianis~e non pas comshyme une simple laquo ameacutelioration raquo mais comme une veacuteritable laquo reacutevolutionraquo des profondeurs (33) par laquelle laquo on deacutepouille le vieil homme pour revecirctir un homme nouveau raquo Cette laquo meacutetamorshyphose du cœurraquo - Herzeniinderung dit Kantshyna eacutevidemment pas dans sa penseacutee la significashytion et la porteacutee quaura pour Hocirclderlin ce quil nomme ganzliche Umkehr aller Vorstellungsarshyten und Formen - le retournement total de tous les modes et de toutes les formes de repreacuteshysentation - elle nen est pas moins une transshymutation (Umwandlung) selon laquelle anteacuteshyrieur et ulteacuterieur deacutebut et fin ne peuvent plus rimer ensemble et qui met en cause lessence mecircme du temps dans son rapport aux heilige Geheimnisse agrave la nature laquo saintement secregraveteraquo

(33) Edition citeacutee VI 187

3

34 35

de la Liberteacute Un tel rapport de Hocirclderlin agrave Kant resteacute lui-mecircme secret agrave la philosophie est chronologiquement anteacuterieur au deacuteveloppement de lIdeacutealisme allemand que vont cependant porter si haut les deux compagnons de jeunesse que furent pour Hocirclderlin Hegel et Schelling Toutefois eacutecrira Heidegger on peuf dire des nouveaux philosophes quils laquo franchissent dun bond raquo (34) la penseacutee de Kant plus quils ne la laquo deacutepassent raquo Lœuvre de Kant dit-il encore laquo demeure comme une forteresse non conquise agrave larriegravere du nouveau front raquo Peut-ecirctre en est-il de mecircme pour la poeacutesie de Hocirclderlin si elle demeure la tacircche agrave laquelle nul encore na su satisfaire tant elle est deacutepassante au cœur de sa proximiteacute

Si maintenant nous passons dŒdipe agrave Anshytigone un premier paradoxe nous frappe Selon la chronologie probable agrave laquelle se reacutefegraverent les historiens la trageacutedie dAntigone serait denviron dix ans anteacuterieure agrave la premiegravere trashygeacutedie dŒdipe Hocirclderlin au contraire sans sexpliquer renverse la probabiliteacute chronoloshygique et le livre que publie au printemps 1804 leacutediteur Wilmans preacutesente Antigone agrave la suite dŒdipe Il semble par ailleurs que le poegravete ait plus longuement meacutediteacute la traduction dAntishy

(34) Die Frage nach dem Ding (Niemeyer 1962) p 45

gone que celle dŒdipe si bien que dit W Schadewaldt laquo Œdipe est dans lensemble plus preacutecis plus saisissable plus dramatiquement tendu Antigone au contraire est une œuvre plus profonde mais aussi plus obseure plus inaccessible plus incommunicative raquo (35) Comshyment faire face agrave une telle diffeacuterenceacute Peutshyecirctre un peu de lumiegravere sur ce point pourra-tshyelle nous venir de linterpreacutetation du laquo ceacutelegravebreraquo dialogue dAntigone et de Creacuteon

Comme il arrive pour tous les hauts lieux de la litteacuterature grecque quil sagisse par exemple du Fragment 3 du poegraveme de Parmeacuteshynide qui dit le rapport de la penseacutee et de

lt lecirctre ou dans Thucydide du sect 22 du livre rr de la Guerre du Peacuteloponnegravese ougrave lauteur deacutefinit son projet dhistorien linterpreacutetation de ce dialogue reste particuliegraverement probleacutematique Elle lest dautant plus que le texte nous en est transmis dune maniegravere incertaine Linterpreacuteshy

tation couramment reccedilue consiste agrave montrer Antigone en appelant agrave Zeus et agrave Dikegrave de linshyjustice du deacutecret de Creacuteon

CREacuteON Et tu as malgreacute tout eu le front de transgresser mes lois

ANTIGONE Oui car ce nest pas Zeus qui a proshymulgueacute pour moi cette deacutefense et Dikegrave celle qui habite avec les dieux

(35) Wolfgang SCHADEWALDT op cit p 11

36 37

den bas na pas eacutetabli parmi les hommes des lois comme les tienshynes (36)

Il est agrave lextrecircme rigueur theacuteoriquement posshysible de lire ainsi le texte de Sophocle Holshyderlin lui-mecircme lit ainsi agrave ceci pregraves que Zeus est nommeacute par Antigone Mon Zeus et ainsi opposeacute au Zeus de Creacuteon Cette lecture a paru cependant irrecevable aussi bien quant agrave la forme que quant au fond agrave Karl Reinhardt (37) Si nous lisons le texte de Sophocle en nous insshypirant de la lecture de Reinhardt sinon en la reproduisant textuellement nous entendrions plutocirct ainsi les paroles dAntigone

CREacuteON Tu as cependant oseacute passer outre agrave mes lois

ANTIGONE Ce nest certes pas Zeus qui ma claironneacute de faire ce que jai fait

Non plus que la Dikegrave qui siegravege avec les dieux den bas

Na fixeacute chez les hommes les lois que je fais miennes

Pas davantage nOn plus de ta part un eacutedit

(36) Antigone vers 449 sqq (37) Telle est aussi la lecture de W Schadewaldt dans sa reacutecente

traduction dAntigone in Griechisches Theater deutsch von W Schadewaldt Suhrkamp (1964)

~

1_

~

r ~

Na pu agrave un mortel donner licence de passer outre

A des lois qui non eacutecrites ineacutebranshylables sont des dieux

Ce nest en veacuteriteacute ni daujourdhui ni dhier mais de toujpurs

Que ces lois ont vigueur nul ne sashychant dougrave elles brillent

Ni claironneacutees den haut ni eacutetablies den bas mais issues du centre lui-mecircme telles sont donc pour Antigone les lois

Holderlin reacutepeacutetons-le neacute lit pas ainsi le texte de Sophocle Mais il se pourrait que la meacuteditation de cette lecture contribue agrave eacuteclairer le sens dans lequel son interpreacutetation deacutejagrave saventure Car si ce nest ni den haut Zeus ni la Dikegrave den bas qui ont inspireacute agrave Antigone sa conduite de qui donc a-t-elle reccedilu la consishygne De qui sinon delle-mecircme et de laudace avec laquelle elle preacutetend transgressant les lois seulement statutaires de Zeus et de Dikegrave entrer dans un savoir plus immeacutediat de lois en ellesshymecircmes plus divines et plus saintes celles qui laquo de toujours ont vigueur sans que nul ne sache dougrave rayonne leur lumiegravere raquo Comme Œdipe solshylicitant dune maniegravere laquo trop infinieraquo la parole de loracle lheacutereacutetique Antigone sarroge le partage des dieux Elle agit degraves lors dans le mecircme sens que Dieu mais en quelque sorte contre Dieu reacutealisant en elle autant quil est

38 39

possible agrave lhomme cette figure de lAntitheacuteos qui lui sera fatale Car le laquo Pegravere du Tempsraquo rabroue plus deacutecisivement jusquagrave la terre laushydace de lusurpateur quil laisse laquo sans allieacute raquo agrave raison de sa deacutemesure On voit ici combien linterpreacutetation de Hocirclderlin deacutepasse en _profonshydeur et en porteacutee linterpreacutetation future de Hegel qui ne verra dans Antigone que le conflit de la famille et de lEtat autrement dit du feacuteshyminin et du viril le feacuteminin eacutetant laquo leacuteternelle ironie de la communauteacute raquo Son laquo zegravele obstineacute raquo dit Hegel laquo altegravere par lintrigue le but universel du gouvernement en un but priveacute transforme son activiteacute universelle en une œuvre particushyliegravere de tel ou tel individu et pervertit la proshyprieacuteteacute universelle de lEtat en une possession dont la famille fait parade raquo (38) Ce conflit pour Hegel ( est le conflit moral suprecircme et par conseacutequent la culmination du conflit trashygique raquo (39)

Cest bien au-delagrave dun tel conflit que Hocirclshyderlin deacutecouvre le tragique dAntigone Plus essentielle que lopposition du feacuteminin et du viril est laffrontement du divin et de lhumain tel que le connaissait Pindare tel aussi quHeacuteshyraclite lavait fait naicirctre directement de 1foAgravecfoUJ

qui est un autre nom pour AgraveQyccedil ou vau laquo1focircAgravecpo

est pegravere de tout roi de tout montrant ici des

(38) HEGEL Phiinomenologie eacuted Hoffmeister (Leipzig 1937) p 340

(39) Principes de la Philosophie du Droit sect 166

dieux lagrave des hommes et faisant paraicirctre les uns comme libres les autres comme esclashyves raquo (40) Cest donc dune mecircme origine que les dieux et les hommes seacutecartent les uns des autres mais les uns pour les autres laquo Nous respirons dune mecircme megravere raquo disait Pindare mais aux deux bouts de la distance qui seacutepare du rien le ciel immuable (41) Quand lhomme perd le sens dune telle distance pour tenter de saccoupler au divin cest alors que souvre pour lui la dimension du tragique dans laquelle le devenir-un illimiteacute de lhomme et dieu ne peut se purifier que par une seacuteparation illimiteacutee comme dans le cas -de ( latheacuteismeraquo dŒdipe renvoyeacute agrave la terre ougrave lui est confieacutee en service et souci la garde de labsence du dieu agrave moins que comme dans Antigone le dieu ne devienne immeacutediatement preacutesent dans la figure de la mort Les deux deacutenouements sont la reacuteveacutelation dun Zeus plus proprement luishymecircme que le Zeus statutaire cest-agrave-dire de ceshylui dont le nom est Pegravere du Temps

Lapparition de Zeus comme Pegravere du Temps bien que ce soit seulement dans Antigone quil porte un tel nom cest peut-ecirctre encore plus au tragique dŒdipe quau tragique dAntigone quil reacutepond Mon Zeus dit Antigone Mais ce Zeus quelle sapproprie si lAntitheacuteos dont elle assume la freacuteneacutesie lui arrache la reacuteveacutelation des

(40) Fragment 53 (Diels-Kranz) (41) VI Neacutemlenne

40 41

lois cest dans la mort que tout aussitocirct il la preacutecipite Le Pegravere du Temps nest en reacutealiteacute pleinement tel que pour ceux dont la vie deshymeure le partage De cette preacutefiguration dAntishygone quest en un sens Danaeacute pour qui laccoushyplement avec le divin se purifie dans la seacutepashyration infinie au lieu de se perdre dans -la mort Hocirclderlin pourra donc dire

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Mais Danaeacute dans Antigone figure peut-ecirctre plutocirct quAntigone et agrave travers elle Œdipe dont le destin fut en effet de si longuement compter face au Pegravere du Temps les coups de Jheure au timbre dor Mais pourquoi Zeus en tant que laquo plus proprement lui-mecircme raquo est-il nommeacute Pegravere du Temps Peut-ecirctre le comprenshydrons-nous par la lecture dun poegraveme agrave peine anteacuterieur agrave la traduction des Trageacutedies de Soshyphocle Cest en effet dapregraves 1800 que nous poushyvons dater le poegraveme intituleacute Nature et Art ou Saturne et Jupiter (42) Nature et Art les deux mots font eacutecho agrave ce contraste du laquo natif raquo et du laquo culturelraquo dont le rapport chez nous contraste agrave son tour avec ce quil fut dans le monde des Grecs

Tu regravegnes au plus haut du jour et ta loi Resplendit tu tiens la balance fils de Saturne

(42) G E St 2 pp 37 sq

Et reacutepartis les lots toi qui serein as pour repos La gloire dune souveraineteacute immortelle

Cependant dans labicircme au dire des Poegravetes Le Pegravere antique ton propre pegravere tu las aushy

[trefois Releacutegueacute entendez geacutemir dans les projondeurs Lagrave ougrave les rebelles devant ta face justement ont

[leur lieu

Innocent le dieu de lacircge dor depuis deacutejagrave lonshy[temps

Libre de toute peine il fut plus grand que toi [bien quil

Nait formuleacute aucun commandement ni Quaucun des mortels lait nommeacute de son nom

Ecroule-toi Ou naie pas honte de le reconshy[naicirctre

Et si tu veux te maintenir sois au service du [plus antique

Et permets en gracircce de lui quavant tous les [autres

Hommes et dieux le poegravete le nomme

Car comme de la nueacutee ton eacuteclair vient De lui ce qui est tien Vois Teacutemoin de lui Est ce qui plie sous toi et de lantique Joie tout pouvoir a pris sa croissance

Et chaque fois quest sensible agrave mon cœur Une forme vivante et que seacuteclaire ce qui tient

[de toi sa figure Et quen son berceau sest endormi pour moi Deacutelice le temps toujours en marche

42 43

Cest toi quaLors jentends Cronide et que je [reconnais

Maicirctre sage qui comme nous fils Du temps donnes des lois et ce qui

( ~

Sabrite dans lombre sainte proclames

Le Zeus laquo plus proprement lui-mecircmeraquo et qui laquo donne des lois raquo comme le dieu quAntigone nomme laquo mon Zeus raquo est ainsi celui qui se remeacutemorant sa propre ligneacutee redevient le fils de Cronos et reconnaicirct que cest de lui que proshyvient tout ce qui est sien Lavegravenement de Zeus agrave leacutenigmatique figure du Pegravere du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-mecircme son virage jusquagrave ce qui lui est essentiellement natif son retour de lexcentrishyciteacute relaUve de lart au secret plus difficile agrave conqueacuterir de la nature dont le contraste tout puissant domine mecircme le divin

Enigme est tout ce qui source pure a jailli [Mecircme

Le poegraveme agrave peine sait-il le deacutevoiler Car Tel tu pris le deacutepart tel tu persisteras Si prenante nous soit la neacutecessiteacute Et lœuvre du dressage rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-neacute (43)

Mais quel est le temps de Zeus redevenu Pegravere

(43) Der Rhein strophe 4 (G E St 2 p 143)

du Temps autrement dit du Zeus laquo plus propreshyment lui-mecircme raquo Le temps mecircme de la trashygeacutedie celui quimiddot souvre agrave lhomme sil se risque jusquagrave laccouplement du dieu-et-homshyme et qui degraves lors se reacuteduit au vide de sa pure laquo condition raquo de telle sorte que Zeus comme Pegravere du Temps est bien moins apparition antishyphanique que deacutetournement cateacutegorique agrave quoi reacutepond de la part des hommes la volte purifishycatrice qui les ramegravene agrave leur terre ougrave jusquagrave la mort immeacutediate ou tardive cest tragiqueshyment quils font face au retrait du divin

Ainsi nous pressentons dans lAntigone de Hocirclderlin ougrave apparaicirct la figure du Pegravere du Temps un approfondissement de la penseacutee du tragique telle quelle portait deacutejagrave la trageacutedie dŒdipe Cet approfondissement renvoie agrave son tour agrave deux diffeacuterences qui relativement agrave Œdipe vont porter Antigone au comble dun presque insoutenable eacuteclat

La premiegravere de ces diffeacuterences a trait agrave la composition mecircme de la trageacutedie comme ajoinshytement lun agrave lautre des deux laquo principes raquo quelle met en scegravene ceux que Hocirclderlin nomshyme das UnfecircYrmliche et das Allzuformliche ce qui se deacuterobe au formel et lexcessivement formel Loin quils soient seulement opposeacutes comme dans Ajax ou mecircme dans Œdipe Antishygone nous les montre poseacutes lun par rapport agrave lautre agrave eacutegaliteacute si bien que les eacuteveacutenements sy deacuteploient dans loptique dune impartialiteacute que

44 45

Hocirclderlin va jusquagrave qualifier de reacutepublicaine Aucun des deux protagonistes na le moindre avantage sur lautre Ils ne diffegraverent dit le poegravete que selon le temps comme deux coureurs de mecircme force dont lun ne perd agrave bout de souffle que parce quil est parti le premier Si lautre gagne cest simplement pour- navoir pris quensuite le deacutepart Mais qui perd et qui gagne Hocirclderlin ne le dit pas explicitement Peut-ecirctre est-il permis de penser que Creacuteon gashygne car il nentre dans la compeacutetition quapregraves le deacutefi dAntigone Il lui reste donc plus de souffle Mais gagne-t-il vraiment Et la vie qui lui reste en partage nest-elle pas encore plus deacuteplorable que le destin dAntigone Cest pourquoi on peut comprendre aussi avec W Schadewaldt que cest Creacuteon qui perd pour avoir par son eacutedit pris les devants et quAnshytigone gagne parce quelle nagit que reacuteactishyvement agrave Creacuteonraquo (44) Mais sagit-il mecircme de Creacuteon et dAntigone Le grand moment de limpartialiteacute tragique dont parle Hocirclderlin est le chœur qui preacutecegravede immeacutediatement larriveacutee de Tireacutesias Ce chœur insolite dit Hocirclderlin sajointe on ne peut mieux agrave lensemble et sa froide impartialiteacute est chaleur preacuteciseacutement dans la mesure ougrave elle est si proprement de mise

Dans le chœur dont il est question (vers 944 agrave 987 de la trageacutedie de Sophocle) sont eacutevoqueacutes

(44) W SCHADEWALDT op dt p 59

successivement trois destins qui preacutefigurent le destin du heacuteros tragique celui de Danaeacute celui du fils de Dryas celui des deux fils de Phineacutee Mais Danaeacute qui navait eacuteteacute cacheacutee dans une prison souterraine que par la prudence de son pegravere change ici de nature Cest maintenant des dieux quelle devient la victime Degraves lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature Hocirclderlin eacutecrira donc au lieu de elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux dor

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Le lecteur reste ici perplexe non pas tant agrave caushyse de la transformation apporteacutee que parce que Sophocle semble bien plutocirct parler de la seshymence de Zeus que plus geacuteneacuteralement du devenir Faut-il penser ici comme le rappellent Helligrath Reinhardt et Schadewaldt que la connaissance que Hocirclderlin avait du grec eacutetait limiteacutee Dautres laquo eacutecarts de traductionraquo pourshyraient autoriser la mecircme conclusion Toutefois ajoute Karl Reinhardt (45) mecircme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans lembarras quant agrave la nature des modifications introduites par la traduction Sur ces modifications Hocirclderlin sest cependant exshypliqueacute lui-mecircme dans une lettre de septembre

(45) HOiderlin und Sophokles in HOiderlin (Mohr-Siebeck Tuumlshybingen 1961) pp 297 sqq

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1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

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de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

~ 49

1

rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

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laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

52 53

Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

bull

t i

Geacuterard Monfort 1983

H der Vater aber liebt

Der uumlber allen waltet Am meisten dass gepfleget werde Der feste Buchstab

mais le Pegravere aime qui regravegne au-dessus do toua le plu que soit servio La Uttrl1 solide

Patmos (222-225)

HOLDERLIN ET SOPHOCLE

Qui donc est Hocirclderlin dont Heidegger nous dit agrave la fin du premier texte des Holzwege que laquo faire face agrave son œuvre ) cest ( la tacircche dont les Allemands ont encore agrave sacquitter raquo (1) Et en quoi sa penseacutee est-elle si profondeacutement pour lauteur de Sein und Zeit penseacutee de lhisshytoire comme illumination dun preacutesent En quoi enfin cette penseacutee culmine-t-elle poeacutetiqueshy

1 ment dans les traductions dŒdipe et dAntishygone et dans les Remarques qui les suivent 1 cest-agrave-dire dans ce dialogue poeacutetique (2)

~ ~

~ avec Sophocle auquel il se risque avant de disshy

~ paraicirctre aux yeux des hommes

Le dialogue avec Sophocle met en cause lesshysence mecircme de la Trageacutedie entendue ici comme un des sommets les plus inaccessibles de lart grec - celui pourtant dont il faut dire quil est vital pour lart moderne de tenter dacceacuteder

(1) M HEIDEGGER Holzwege p 65 (2) M HEIDEGGER Unterwegs zur Spriiche p 38

10 11

jusquagrave lui Un projet longuement porteacute et maintes fois remis en chantier par Holderlin a eacuteteacute en effet deacutecrire une laquo vraie trageacutedie modershyne raquo Il sagit de cet Empeacutedocle dont nous avons au moins trois versions Mais quest-ce que lart tragique et dabord quest-ce que lart

Art (-rrxYti) est penseacute par Aristote en correacutelashytion avec nature ( fIUfJt ) Aristote eacutecrit T Tix~f oUprTltX t1 fIvm (3) lart imite la nature Mais un peu plus loin il preacutecise t2 I1h tftmAgravecT 2 Yi fI~(iIi~UltXTri x1ltpylil1ltxu6GtI -rltx n lfUiTCl (4) La nuance ici est essentielle cc Dun cocircteacute lart megravene agrave son terme ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir œuvreacute de lautre il imite raquo Comment comshyprendre Est-ce quil fait tantocirct ceci tantocirct cela Ou est-ce que son essence est de ne faire ceci quen faisant aussi cela Lart prendrait ainsi des distances par rapport agrave la nature neacutetant pourtant pleinement art que dans la mesure ougrave il retrouverait avec la nature cest-agraveshydire avec le ( natif raquo une affiniteacute plus essenshytielle Cest bien ainsi que Hocirclderlin entendait ou aurait entendu Aristote

Dougrave la distinction quil fait entre ce qui est natif natal naturel et ce qui est le terme dun effort de culture ou dit-il encore dimaginashytion Le propre de leffort de culture est de seacuteloigner au maximum de la nature cest-agraveshy

(3) Physique 194 a 21-22 (4) Ibid 199 a 16-18

dire de ( mener agrave terme ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir œuvreacute raquo Mais lart nest pleishynement art que par ce que Hocirclderlin nomme insolitement vaterliindische Umkehr le reshytournement la volte qui revient jasquagrave lesshyi sence mecircme du natif1middot

Ici notre rapport au monde grec ne peut ecirctre

preacuteciseacute que comme contraste fondamental Les Grecs sont essentiellement les laquo fils du feu raquo Le panique originel de cette filiation Nietzsche le repreacutesentera par leacutevocation de Dionysos Hocirclderlin disait au contraire Apollon laquo Apolshy

i lon nest pas pour Holderlin ce quil repreacutesenshytera pour une conscience plusmoderne agrave savoir le dieu qui preacuteside dans la clarteacute agrave la creacuteation des formes plastiques Il est pour lui tout au contraire leacuteleacutement dont la puissance provoque au tumulte de leacuteveil le laquo feu du ciel raquo Non pas un contraire absolu de Dionysos mais bien son plus haut accomplissement comme lextrecircshyme de la force virile Cest agrave partir de lagrave quil faut comprendre ce mot du poegravete laquo Je puis bien dire quApollon ma frappeacute raquo (5) raquo

Tout leffort laquo culturel raquo de lart grec va ecirctre de se deacuteprendre de cette nature orageusement panique qui est le fond mecircme de la nature grecque ce quelle a doriental dira Holdershylin (6) pour tenter laccegraves du domaine le

(5) Ludwig von PIGENOT HOiderlin (Munich 1923) (6) Lettre agrave Wilmans du 28 septembre 1803 (Grande Edition

de Stuttgart t 6 p 434)

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plus opposeacute celui de linstitution ou du statut (Satzung) ceurost~agrave-dire de la diffeacuterenciation et de leacutequilibre selon lesquels le tumulte aorgishyque (7) est finalement organiseacute Dougrave

Voici encore une affirmation leacuteleacutement purement natif perdra de sa preacutepondeacuterance agrave mesure que progressera la formation Cest pourquoi les Grecs ont eu de la peine agrave se resshysaisir bien que depuis Homegravere ils aient excelleacute (exceller cest ici le propre de lart) dans lexposhysition (la composition organique par contraste avec le tumulte aorgique dont ils eacutetaient plus originellement plus ( orientalement raquo signeacutes) Cet homme extraordinaire eacutetait dune acircme assez capable daccueil pour semparer comme dun butin de la sobrieacuteteacute junonique de lOccishydent au profit de son royaume dApollon sapshypropriant ainsi un eacuteleacutement eacutetranger (8)

Le propre de lart homeacuterique est donc lapshypropriation ( culturelleraquo de ce qui est le plus opposeacute agrave la nature orientale des Grecs

Hocirclderlin ajoute aussitocirct Chez nous cest linverse Nous ne sommes pas en effet ces fils du feu que furent nativement les Grecs Je crois que la clarteacute de lexposition nous est aussi naturelle et essentielle que la flamme ceacuteleste est naturelle aux Grecs La clarteacute de lexposishytion Les Allemands dira Heidegger ( la forshy

(7) Remarques sur Antigone (8) Lettre agrave Bohlendorf du 4 deacutecembre 1801 (G E St 6

p 426)

ce de la conceptioh lart du projet eacutechafauder et enegravelore mettre en place cadres et cases deacutemembrer et remembrer cest cela qui les entraicircne egraveomme une force naturelleraquo (9) Cest pourquoi affirme Hocirclderlin en parlant des Grecs il nous est plus facile de les surpasser dans lexpression de la beauteacute passionneacutee que dans leur homeacuterique preacutesence desprit et leur sens de lexposition Ce nest nullement un paradoxe Cest dans le contraire de ce que nativement nous sommes quil nous est plus facile dexceller Y a-t-il lagrave quelque eacutecho de

Diderot et de son Paradoxe du Comeacutedien 1

t~ Quand il dit par exemple de Mademoiselle Clairon ( Elle est lacircme dun grand manneshyquin qui lenveloppe ses essais lont fixeacute sur

~ elle raquo Toujours est-il que le mouvement de lart moderne visant le contraire de la nature moderne vise par lagrave mecircme le contraire de ce

~ que visait lart grec Il vise lexpression patheacuteshytique Il excelle agrave conqueacuterir la dimension de laorgique et du panique ou dit encore Hocirclshy

ir derlin le climat de lenthousiasme excentrique 1

Mais si lart selon la leccedilon dAristote ( megravene r ainsi agrave son terme ce que la nature a eacuteteacute incapashyble davoir œuvreacute il nest pleinement lui-mecircme que dans la mesure ougrave plpital -rY~ lV1I imitant

ir la nature il remonte jusquagrave une affiniteacute plus essentielle avec celle-ci Toutefois cette reshy

(9) HEIDEGGER Erliiuterungen zu HOiderlins Dichtung p 84

15 ~4

monteacutee ou plutocirct ce retournement sur soi jusshyquau natif est si ardu que cest geacuteneacuteralement leacutechec mecircme de lart - en particulier de lart grec Dougrave ces vers dun fragment tardif

Leur volonteacute fut certes dinstituer Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra (10)

Il en est de mecircme chez nous bien que ce soit agrave la lettre linverse Nous faire redevenir sciemment ce que nous sommes nativement pour ainsi devenir lui-mecircme en nous rendant

)I~O~Tex Ti 1IOtp 1I~ctb orolt c-h oltraex (11)

- en nous mettant en connaissance de ce qui nous est agrave porteacutee du pied cest-agrave-dire du partage dont nous sommes Ce vers de Pindare preacutecegravede immeacutediatement ceux que cite Valeacutery en eacutepishygraphe au Cimetiegravere marin Tout le poegraveme dit le contraste entre lextase paniquement apolshylinienne de Midi ougrave toute diffeacuterenciation se perd et lappel au mouvement qui est la diffeacuteshyrencia tion et la vie Ici la poeacutesie se deacuteprend preacuteciseacutement du laquo paniqueraquo pour revenir agrave la

(10) Œuvres complegravetes de HOlderlin (G E St 2 p 228) (11) Troisiegraveme Pythique

1

1

sobrieacuteteacute deacutegriseacutee Le Cimetiegravere marin serait-il en ce sens un poegraveme du retournement qui rapashytrie Donc selon Hocirclderlin un vrai poegraveme moderne - Laissons la question provisoireshyment sans reacuteponse

Ayant ainsi eacuteclaireacute en suivant agrave l~ fois Arisshytote et Hocirclderlin la nature de lart en geacuteneacuteral demandons-nous maintenant ~ en quoi consiste lart tragique Quest-ce que la trageacutedie Mais ici Hocirclderlin nengage pas seulement un diashylogue avec les Grecs en geacuteneacuteral mais plus particuliegraverement un dialogue avec Sophocle Preacutecisons donc la question quest-ce que le tragique de Sophocle

Le tragique de Sophocle aux yeux de Hocirclshyderlin nest pas en effet un tragique comme celui dEschyle ou dEuripide mais un tragishyque tregraves singulier Disons dun mot quil est le tragique du retrait ou de leacuteloignement du divin Hocirclderlin dira Gottes Fehl le deacutefaut de Dieu (12) Tout le tragique de Sophocle preacuteshycisera Karl Reinhardt sans toutefois se reacutefeacuterer expresseacutement agrave Hocirclderlin laquo weist auf das Ratsel der Grenze zwischen Mensch und Gott raquo - fait signe vers leacutenigme quest la frontiegravere entre homme et Dieu (13) Cest en cela quil est si diffeacuterent du tragique dEschyle pour qui la limite nest nullement eacutenigme Les hommes

(12) Dichterberuf (G E st tome 2 p 48) (13) Karl REINHARDT Sophokles (Frankfurt am Main 1947)

p 11

16

ici outrepassent la limite et bien souventmiddot malshygreacute les avertissements des dieux Ils loutrepasshysent dit Homegravere aUgraveTOI atpYim ampTlXaalX)I~la deux-mecircshymes par leurs attentats agrave eux et ceci ugraveIItPl-0POlli

en allant plus loin que ce qui leur est assigneacute en partage (14) Ainsi Eacutegisthe ou Xerxegraves - et sur un autre plan Promeacutetheacutee LactiQn tragishyque est lhistoire du retour agrave lordre que neacutecesshysite la violation de la limite Avec Sophocle au contraire cest la limite elle-mecircme qui se deacuteroshybe et le heacuteros saventure dangereusement dans la beacuteance dun entre-deux dougrave finalement lui vient sa perte A Creacuteon qui justifie sa deacutecision concernant Eteacuteocle et Polynice par la diffeacuterence entre xftiaT6 (Eacuteteacuteocle) et X1XX6 (Polynice) Teacute

)Ide reacuteplique Antigone - qui sait (15) Qui sait si en bas la sainteteacute est dagir ainsi Hocirclderlin souligne ce qua dllnique le langage tragique de Sophocle - Eigentliche Sprache des Sophokles proprieacuteteacute incomparable de la langue dans Sophocle - car ajoute-t-il Eschyshyle et Euripide sentendent mieux agrave objectiver la souffrance et la colegravere mais moins le sens de lhomme dans sa marche sous limpensable

Nous pouvons maintenant lire le deacutebut de la troisiegraveme partie des Remarques sur Œdipe La preacutesentation du tragique repose principaleshyment sur ceci que le formidable comment le

dieu-et-homme saccouple et comment dans

(14) Odysseacutee I vers 33-34 (15) Vers 520-521

leffacement de toutes limites deviennent un dans la fureur la puissance panique de la na- ture et le treacutefonds de lhomme se conccediloit par ceci que le devenir-un illimiteacute se purifie par une seacuteparation illimiteacutee

Quelle est donc cette seacuteparation illimiteacutee par laquelle se purifie le devenir-un illi1niteacute du dieu-et-homme Dans le se purifie il nest pas trop difficile de percevoir leacutecho de la Catharsis dAristote Le sujet de Hocirclderlin est donc bien le sujet mecircme dAristote quand il traite de la trageacutedie Mais en quoi ici la Catharsis se proshyduit-elle par la seacuteparation sans reacuteserves agrave linshyteacuterieur du devenir-un illimiteacute

Cest que pour Hocirclderlin interpregravete de Soshyphocle laffrontement du divin et de lhumain - laccouplement dit-il plus hardiment - qui est le sujet mecircme de la trageacutedie comporte la plus eacutenigmatique des mutations celle quil nomme par rapport au divin lui-mecircme le deacuteshytournement cateacutegorique

Cette locution pour le moins insolite peutshyecirctre nest-il pas excessif de linterpreacuteter comme une transposition intentionnelle de limpeacuteratif cateacutegorique de Kant pour qui les sentiments de Hocirclderlin sont dadoration pour linstant jai de nouveau chercheacute refuge aupregraves de Kant comme je le fais toujours quand je ne puis me souffrir (16) Mais surtout laquo Kant est le Moiumlse

(16) Lettre agrave Neuffer du deacutebut deacutecembre 1795 (G E St 6 p 187)

2

19 ~8

de notre nation il la tireacutee de lengourdisseshyment eacutegyptien et la conduite dans le libre deacuteshysert de sa speacuteculation il a rameneacute de la monshytagne sainte la loi qui est vigueur Sans doute continuent-ils toujours agrave danser autour de leurs veaux dor et leur pot-au-feu leur manque beaucoup ils devraient bien eacutemigrer dans le plein sens du mot gagner une solitude quelshyconque pour se deacutecider agrave cesser decirctre les sershyviteurs de leur ventre et agrave abandonner les coutumes et opinions mortes priveacutees dacircte et de sens sous lesquelles geacutemit presque inaudishyble et comme profondeacutement incarceacutereacute ce que leur nature vivante a de meilleur raquo (17) Ici tous les mots portent La loi est bien celle de limpeacuteratif cateacutegorique Sa reacuteveacutelation est un appel agrave ce que notre nature vivante a de meilshyleur agrave savoir la sobrieacuteteacute native dont nous sommes les fils La morale kantienne deacutegrise lhomme daujourdhui de sa preacutetention agrave laquo enshytendre la langue de la raison intuitiveraquo qui est dit Kant la laquo langue des dieux raquo et non celle des laquo fils de la terre raquo que nous somshymes (18) Que limpeacuteratif cateacutegorique au sens kantien recegravele en lui quelque chose du deacutetourshynement cateacutegorique tel que le nommera Hocirclshyderlin cest assez clair La morale kantienne est exclusive de toute theacuteophanie Elimination de la morale theacuteologique au profit dune theacuteoshy

(17) Lettre agrave Karl Oock du l janvier 1799 (O E St 6 p 304) (18) Lettre agrave Johann Oeorg Hamann 6 avril 1774 (Œuvres Ed

Cassirer IX 122)

logie morale elle nest plus vISion de Dieu mais retrait deacutejagrave du divin La loi est le docushyment le plus propre dun tel retrait Si Dieu est preacutesence cest agrave lexclusion de toute laquo repreacuteshysentation intuitive ))

Leacuteveacutenement le plus essentiel de lbistoire du rapport du divin et de lhumain est dit Hocirclshyderlin dans lEacuteleacutegie Pain et Vin que

Le Pegravere a deacutetourneacute des hommes son visage

Sans doute il continue agrave vivre et œuvrer sans fin mais par-dessus nos tecircte$ lagrave-haut dans un monde tout autre La tacircche la plus propre de lhomme celle qui lui est confieacutee en service et en souci est degraves lors dapprendre agrave endurer ce deacutefaut de Dieu qui est la figure la plus essenshytielle de sa preacutesence Savoir faire sienne une telle tacircche cest entrer dans la dimension la plus propre du tragique et de la trageacutedie (Trauer-spiel) Cest en effet agrave partir de ce deacutetournement cateacutegorique du divin que le deuil (das Trauern) commenccedila de reacutegner sur la tershyre

AIs der Vater gewandt sein Angesicht von den [Menschen

Und das Trauern mit Recht uumlber der Erde [begann (19)

(19) Brot und Wein (O E St 2 p 94)

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Lassonance en allemand de Trauern Trauer (deuil) Trauerspiel (trageacutedie) nous ne troushyvons en franccedilais rien qui lui corresponde le franccedilais nayant aucun mot proprement franshyccedilais pour dire ce que dit le grec TpCl)~~iCl qui neacutevoque dailleurs directement que le sacrishyfice dun bouc Il se trouve au contraire quici la langue allemande pense par elle-mecircme du seul fait quelle parle

Pour Hocirclderlin le tragique de Sophocle est ainsi le document essentiel de ce deacutetournement cateacutegorique du divin qui est agrave ses yeux lesshysence mecircme de la trageacutedie et que ni Eschyle ni Euripide nont reacuteussi agrave laquo objectiverraquo aussi pleinement Et dans Sophocle ce sont plus particuliegraverement les deux trageacutedies contrasteacutees dŒdipe et dAntigone qui vont repreacutesenter ce que le poegravete tragiqqe tente de repreacutesenter agrave savoir le rapport de lhomme agrave cette Trauer quest le deacutetou~ement cateacutegorique Dougrave ainsi se dresse Heacutemon dans Antigone ainsi Œdipe lui-mecircme au cœur de la trageacutedie dŒdishype

Eacutetudions dans cette optique dabord la strucshyture de la trageacutedie dŒdipe puis celle dAntishygone

Que lŒdipe de Sophocle soit la trageacutedie du

deacutetournement cateacutegorique cest plus eacutevident que pour Antigone Œdipe est en effet amp6co

(vers 661) dans tout la force du terme Non pas atheacutee mais deacuteserteacute autant quil est possible par le dieu qui se seacutepare et se deacutetdUrne de lui Mecircme quand le laquo crime ancienraquo dont il suit la piste avec tant dacharnement est enfin deacuteshycouvert il semble que le ciel refuse dira Valeacuteshyry de laquo se deacuteclarer raquo Œdipe au lieu decirctre foudroyeacute par les dieux est au contraire voueacute agrave la solitude dune longue deacuteambulation tershyrestre qui aboutira agrave une seconde trageacutedie dont la premiegravere nest que le preacutelude Ce nest en effet que b xPOY lClXp6i quil lui sera donneacute de doubler enfin le cap de cette vie porteuse deacutepreuves - XClIfC1Y TOy TCI)eacute1fpQY ~ioY (Œdipe agrave Colonne v 88 agrave 91) Quel est dans lintervalle son destin Apprendre agrave assumer cest-agrave-dire agrave faire sien un tel abandon (v 7 a~lp)c)

Tp)CIY Voilagrave ce que les eacutepreuves avec laide du tempsdans sa grandeur mapprennent non moins que ma naissance en tiers

Cette seconde vie dŒdipe dont la passion la plus propre est le deacutetournement cateacutegorique du divin constitue la plus extrecircme excentriciteacute par rapport agrave ce qui pour les Grecs est nature agrave savoir ce tapport agrave lUn-Tout dont ils sont nashy

tivement transis Nul plus quŒdipe ne se difshyfeacuterencie davantage de lunification aorgique et panique dont il garde si longuement et si pashytiemment le retrait~ Aux antipodes de lemporshy

22 23

tement empeacutedocleacuteen qui se preacutecipite dans la mort Œdipe eacutepargneacute par la mort et devant apprendre agrave mener une longue vie de mort en sursis correspond dans le monde grec au plus haut triomphe de lArt prenant du champ par rapport agrave la Nature La trageacutedie dŒdipe est

i dans le monde grec le chef-dœuvre laquo culturelraquo par excellence Cest pourquoi lart de Sophocle y est pour nous insurpassable Et cest pourquoi aussi pour nous qui sommes le contraire des Grecs Œdipe constitue un modegravele indispenshysable si nous voulons cesser de briller dans lenthousiasme excentrique pour eacutecrire enfin une vraie trageacutedie moderne cest-agrave-dire non pas une trageacutedie de la mort violente comme le reacuteclame la nature grecque mais une trageacutedie de la mort lente plus essentiellement conforme agrave notre nature Car cest lagrave le tragique chez nous que nous quittions tout doucement le monde des vivants empaqueteacutes dans une simple boicircte Un tel destin nest pas aussi imposant mais il est plus profond Et ici les Remarques sur Antigone font eacutecho agrave la lettre agrave Bocirchlendorf que nous venons de citer une forme dart vraishyment conforme agrave ce qui nous est natif il lui reviendrait decirctre une parole plutocirct effectiveshyment meurtrissante queffectivement meurtriegraveshyre elle ne devrait pas trouver son aboutisseshyment propre dans le meurtre ou la mort mais puisque cest lagrave cependant que le tragique doit ecirctre saisi se deacuteployer plutocirct dans le goucirct dŒdipe agrave Colonne de telle sorte que la parole

qui sort de la bouche inspireacutee de Tireacutesias soit terrible et quelle tue sans quil y ait lieu ceshypendant de la rendre sensible agrave la maniegravere des Grecs dans un esprit athleacutetique et plastique ougrave la parole sempare de lecirctre corporel dont elle effectue la mise agrave mort

Ainsi Œdipe est la trageacutedie du deacutetournement cateacutegorique auquel fait face de son cocircteacute le deacuteshytournement de lhomme assumant le partage dune vie dans laquelle il seacutetablit agrave demeure reacutepondant agrave linfideacuteliteacute divine par une autre infideacuteliteacute qui aux antipodes de latheacuteisme vulgaire est gardienne de linfideacuteliteacute du dieu dont le deacutefaut degraves lors ne cesse decirctre secours Tel est le laquo moment raquo essentiel de la trageacutedie A cette limite lhomme soublie lui parce quil est tout entier agrave linteacuterieur du moment le dieu parce quil nest plus rien que temps et de part et dautre on est infidegravele le temps parce quen un tel moment il se deacutetourne cateacutegoriquement et quen lui deacutebut et fin ne se laissent plus du tout accorder comme des rimes lhomme parshyce quagrave linteacuterieur de ce moment il lui faut suivre le deacutetournement cateacutegorique et quainsi par la suite il ne peut plus en rien seacutegaler agrave la situation initiale

Il serait difficile de trouvermiddot depuis que le monde est monde un texte qui dise tant en si peu de mots et avec une densiteacute si compacte On seacutetonne que cette phrase ait pu ecirctre imprishymeacutee telle quelle comme elle le fut pourtant

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dans le livre publieacute en 1804 agrave Francfort par Friedrich Wilmans et deacutedieacute agrave la princesse Aushygusta de Hombourg

A cette limite lhomme soublie lui parce quil est tout entier agrave linteacuterieur du moment Wolfgang Schadewaldt dans sa belle introducshytion agrave la reacuteeacutedition des Trageacutedies de Sophocle traduites par Holderlin eacutecrit agrave ce sujet laquo Cela signifie que dans une telle tribulation du temps lhomme ne pense plus en direction ni de larriegravere ni de lavantraquo (20) Ce commenshytaire de Schadewaldt consonne exactement avec les derniers vers dun poegraveme que Schashydewaldt ne cite pas mais qui date vraisemblashyblement de la mecircme eacutepoque que les Remarshyques

Et toujours Au chaos va une nostalgie Mais beaucoup est

~A contenir Et il Y faut la fideacuteliteacute

Ni en avant pourtant ni en arriegravere nous ne [voulons

Regarder Nous laisser bercer comme

Dans la barque oscillante de la mer (21)

Cest ainsi que lhomme soublie dans le moshyment qui met en fuite et sa meacutemoire et son attente en faveur de lapparition dun preacutesent qui le contient et qui le berce comme la barque

(20) Sophokles Tragedien deutsch von Friedrich Helderlin (Fischer 1957) p 39

(21) G E St 2 p 197

oscillante de la mer Il soublie cest-agrave-dire se libegravere certes des coutumes et opinions mortes priveacutees dacircme et de sens que nommait la lettre du 1er janvier 1799 Mais non moins de la nosshytalgie empeacutedoc1eacuteenne de brusquer ou de forcer le moment en preacutetendant sunir dun hond avec le foyer de lUn-Tout Un tel oubli est donc pour lhomme la naissance dune meacutemoire de luishymecircme plus profonde que tout ce quil se savait ecirctre jusquici Sil Y faut la fideacuteliteacute plus essenshytielle encore est linfideacuteliteacute ougrave il se deacutetourne comme un traicirctre assumant ainsi la diffeacuterenciashytion par laquelle en correspondance avec le deacuteshytournement cateacutegorique du divin il est plus aushythentiquement lui-mecircme que par la nostalgie de lUn-Tout En dautres termes si comme le dit le poegraveme beaucoup est agrave contenir (Vieles aber ist zu behalten) cest linfideacuteliteacute divine qui est comme le disent les Remarques am besten zu behalten cest elle quil faut apprendre agrave conteshynir en soi le mieux possible Alors seulement le cours du monde sera sans lacune et la meacuteshymoire du divin neacutechappera pas Lhomme dun tel retournement ou si lon veut dune telle volte ou mieux encore dune telle reacute-volte nest donc pas un reacutevolteacute au sens ordinaire du mot Car la reacutevolte au sens du retour au natif loin de preacutecipiter les hommes dans la freacuteneacutesie de limpreacutecation comme Promeacutetheacutee dans la trashygeacutedie dEschyle est lapparition dans le monde dune eugraveafi] (Antigone vers 924) dune pieacuteteacute cest-agrave-dire dune correspondance au divin sans

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preacuteceacutedent qui fut deacutejagrave le partage dŒdipe qui sera la barque de lhumaniteacute moderne et que porteront agrave la parole les derniers poegravemes de Hocirclderlin dans lesquels dit Beda Allemann sont laquo maintenus seacutepareacutes des mondes qui aushytrement ne pourraient que se corrompre en se meacutelangeant raquo (22)

On ne peut sempecirccher ici de penser agrave noushyveau agrave Kant et agrave la pieacuteteacute kantienne si attentive

en son laquo seacuteparatisme raquo (23) agrave maintenir la distinction entre ce que le philosophe appelle pheacutenomegravene et noumegravene et agrave eacuteliminer ce quil nomme degraves 1770 sensitivœ cognitionis cum inshytellectuali contagium en maintenant chez elle la connaissance humaine de sorte que ses prinshycipia domestica ne transgressent plus leurs limites (terminos suos) pour aller dans la conshyfusion porter atteinte agrave limmaculeacute que doit rester le monde intelligible Ce rapprochement peut surprendre La meacuteditation de Kant est pourtant si essentielle agrave la penseacutee de Hocirclderlin que comme nous lavons rappeleacute plus haut laquo cest aupregraves de lui que toujours il chercheacute un refuge quand il narrive plus agrave se souffrir raquo Retenons simplement que Hocirclderlin approfonshydit la penseacutee kantienne dans un tout autre sens non seulement que Fichte dont en 1794 il suishyvit les cours agrave Ieacutena mais que ses amis Hegel

(22) Beda ALLEMANN HOlderlin et Heidegger traduction Franshyccedilois Feacutedier (PUF 1959) p 171

(2l) Conflit des Faculteacutes eacutedition citeacutee VII p 386

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et Schelling dont lIdeacutealisme tentera au conshytraire deacuteliminer de la philosophie la distinction radicale que Kant y avait sinon eacutetablie du moins fondeacutee et maintenue un tel Ideacutealisme eacutetant peut-ecirctre dira Heidegger laquo loubli croisshysant de ce pour quoi Kant avait livreacute bashytaille )) (24)

Mais revenons aux Remarques sur Œdipe Pourquoi apregraves avoir dit que lhomme renvoyeacute agrave lui-mecircme par le deacutetournement cateacutegorique du divin soublie Hocirclderlin ajoute-t-il que le Dieu du deacutetournement cateacutegorique nest plus rien que temps Deux lignes plus haut il avait preacuteciseacute quagrave la limite extrecircme de la souffrance ne subsiste en effet plus rien que les conditions du temps ou de lespace Ici la reacutefeacuterence agrave Kant est encore plus transparente que tout agrave lheushyre le rapport du deacutetournement cateacutegorique avec limpeacuteratif cateacutegorique et que agrave linstant celui de linfideacuteliteacute divine avec le caractegravere inconnaissable du noumegravene Les conditions du temps ou de lespace signifient en langage kanshytien ce par quoi le temps ou lespace sont essenshytiellement eux-mecircmes abstraction faite des laquo affectionsraquo qui seules leur donnent un COllteshynu Kant nomme aussi ces laquo conditionsraquo les formes pures ou vides du temps ou de lespace Le dieu qui nest plus rien que temps le temps eacutetant lui-mecircme reacuteduit agrave ce qui en lui est pure laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave sa forme pure et

(24) Kant et le problegraveme de la Meacutetaphysique sect 45

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vide nest-il pas degraves lors le retrait mecircme ou le deacutetournement du dieu tel quil laisse lhomshyme face agrave limmensiteacute vide du ciel sans fond Le dieu nest plus degraves lors ni un pegravere ni un ami ni mecircme un adversaire agrave combattre Il nest plus que ce que Baudelaire nommera laquo lazur du ciel immense et rondraquo (25) et Valeacutery laquo cette immense horloge de lumiegravere qui mesure ce quelle manifeste et manifeste ce quelle mesure ) (26) mais sous laquelle se deacuteploie jusquen ses plus extrecircmes lointains la vie habishytante (27) des mortels Ce plein ciel de linfideacuteshyliteacute divine dougrave pourtant nous viennent les coups de lheure au timbre dor (Antigone v 950) est celui qui ne cesse de ceacuteleacutebrer la poeacutesie la plus tardive de Hocirclderlin

Dans la tendre clarteacute du bleu fleurit En un toit de meacutetal le clocher Autour Plane lappel des hirondelles Le bleu lentoure agrave remuer lacircme Le soleil Passe au-dessus altier et colore le zinc Mais dans le vent lagrave-haut paisible Crie la girouette (28)

Sous lassaut de lazur et de sa lumiegravere qui traverse de part en part le seacutejour des hommes dans leacutebranlement aussi de lorage et de ses

(25) La Chevelure (26) Mauvaises penseacutees et autres Corti 53 (27) G E St 2 p 312 (28) Ibid 2 p 372

eacuteclairs qui restent agrave leur guise la beacuteneacutediction du dieu inaccessible le cœur demeure pourtant ferme car il sait maintenant porter aussi le vide du ciel sans fond Nous lisons dans le poegraveme dont nous venons de traduire tant bien que malles premiers vers

Dieu est-il inconnu Est-il manifeste comme le ciel Voilagrave Ce que plutocirct je crois

laquo Un tel questionnement ne renvoie preCIse Beda Allemann agrave aucune alternative Etre manifeste comme le ciel libre et vide cest bien plutocirct la maniegravere propre agrave Dieu decirctre infidegravele aux hommesraquo (29) Faut-il donc seacutetonner que vers la fin du mecircme poegraveme reparaisse limage dŒdipe Celui dont le destin fut preacuteciseacutement davoir agrave correspondre au deacutetournement cateacuteshygorique eacutetant appeleacute dit Hocirclderlin dans un climat de peste de confusion desprit de proshypheacutetisme universellement exciteacute au milieu dun temps mort agrave vivre la communication reacuteshyciproque du divin et de lhumain dans la figure totalement oublieuse de linfideacuteliteacute telle quelle ouvre un deacutesert panique du temps et de lespace lagrave ougrave jusquici reacutegnait le temps homeacuteshyrique autrement dit le temps

ougrave le ciel sur la terre

(29) Op cil p 238

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Marchait et respirait dans un pe u pie de [dieux (30)

Nous en arrivons maintenant agrave la troisiegraveme difficulteacute de notre texte Pourquoi Hocirclderlin dit-il enfin que le temps qui prend naissance avec le deacutetournement cateacutegorique ce temps reacuteduit agrave sa laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave la pureteacute de son vide ne laisse plus rimer en lui deacutebut et fin Si lon cherche agrave comprendre cette affirshymation singuliegravere en dehors du contexte et comme une proposition sur le temps en geacuteneacuteral le risque est grand quelle demeure impeacuteshyneacutetrable Il nen est plus de mecircme si lon entend deacutebut et fin non pas comme des cashyractegraveres dun processus temporel en geacuteneacuteral mais comme le deacutebut et la fin de la trageacutedie Dans les premiegraveres lignes des Remarques sur Antigone Hocirclderlin reprenant ce quil avait deacuteveloppeacute agrave propos dŒdipe preacutesente les trashygeacutedies dŒdipe et dAntigone comme larticushylation de deux parties seacutepareacutees et ajointeacutees par une ceacutesure de telle sorte dit-il que dans le deuxiegraveme cas leacutequilibre sincline davantage du deacutebut vers la fin que de la fin vers le deacutebut Dougrave entre les deux trageacutedies une diffeacuterence de rythme Dans les deux cas cest lintervenshytion divinatoire de Tireacutesias qui constitue la ceacutesure cest-agrave-dire le moment exact agrave partir duquel sembrase et se preacutecipite le mouvement

(30) A de MUSSET deacutebut de Rolla

excentrique quest pour lhomme laccoupleshyment du dieu-et-homme Mais ce qui preacutecegravede la ceacutesure seacutetend beaucoup plus longuement dans Antigone que dans Œdipe si bien que la fin doit y ecirctre pour ainsi dire proVeacutegeacutee contre cette extension du deacutebut alors que dans Œdipe leacutequilibre seacutetablit selon une proportion invershyse des deux parties Reste cep~ndant que dans les deux trageacutedies cest lapparition dune telle ceacutesure qui selon le mot de Hocirclderlin dans le Fragment dHyperion que Schiller avait publieacute degraves 1794 dans sa revue Neue Thalia fait eacuteclater le grand secret celui qui donnera la vie ou la mort

Lintervention du devin dans laction tragishyque nest pas propre aux trageacutedies de Sophocle Dans lAgamemnon dEschyle par exemple agrave peine Agamemnon entreacute dans son palais Casshysandre voit comme agrave travers les murs saccomshyplir le crime puis preacutevoit larriveacutee dOreste Mais ici la clameur de la voix propheacutetique na pas la signification dune laquo ceacutesure raquo Elle est bien plutocirct la confirmation de ce qui eacutetait deacutejagrave attendu A peine la lumiegravere de la flamme anshynonciatrice de la prise dIlion a-t-elle troueacute la nuit que deacutejagrave tout est dit

Cest par ougrave preacutesentement cest tout saccomshy[plit

Selon quil lui est deacuteparti ni chauffant dessous

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Ni versant dessus les offrandes dont le feu ne [veut pas

Point napaiseras linvincible colegravere (31)

Et dans le roi vainqueur qui descend de son char pour fouler le tapis de pourpre queacutetend sous ses pas Clytemnestre nous avons deacutejagrave reconnu un condamneacute agrave mort Rien de plus proprement eschylien quune action tragique qui deacutebute par le mot TEAcircrITal laquocest fait raquo avant mecircme davoir commenceacute Tout senchaicircshynera ainsi dun bout agrave lautre jusquagrave lacquitshytement enfin dOreste par le tribunal des Eumeacuteshynides sans laquo lacune raquo certes mais aussi sans ( ceacutesure raquo Telle est la marche du destin qui ne cesse de se transformer en lui-mecircme jusquagrave sa figure la plus exacte agrave partir dune transshygression initiale Quoi de plus dissemblable au contraire de la figure royale dŒdipe au deacutebut de la trageacutedie que celle de lexileacute qui commence agrave travers le monde grec sa deacuteambulation aveushygle Ici dans louverture du temps tragique qui ne fait quun avec le deacutetournement du dieu deacutebut et fin ne riment plus ensemble La diffeacuteshyrence entre un laquo jusquiciraquo et un laquo doreacutenavantraquo devient essentielle (32) Quelque chose a fonshydamentalement changeacute Ainsi lexige lintershyvention de la laquo ceacutesure raquo

Lhomme laquo ceacutesureacute raquo jusquagrave lui-mecircme par la

CH) Agamemnon vers 68 agrave 71 (32) cr Œdipe vers 1525-1527 Antigone vers 1161-1165

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menace de son accouplement avec le divin penshyseacute agrave son tour comme laquo cateacutegoriquement deacutetourshyneacute raquo voilagrave donc le tragique de la vraie trageacutedie moderne tel quil sannonce pour nous dans lŒdipe de Sophocle Que cette meacutetamorphose radicale de lhomme par la veacuteriteacute moderne du tragique puisse encore une fois eacuteonsonner dune certaine maniegravere avec une penseacutee de Kant cest ce quil nest peut-ecirctre pas imposshysible dentrevoir si lon se reacutefegravere agrave ce livre tardif et si violemment deacutecrieacute que fut en 1793 la Reshyligion dans les limites de la simple raison Laccegraves de lhomme agrave la moraliteacute y est interpreacuteshyteacute selon lesprit du Christianis~e non pas comshyme une simple laquo ameacutelioration raquo mais comme une veacuteritable laquo reacutevolutionraquo des profondeurs (33) par laquelle laquo on deacutepouille le vieil homme pour revecirctir un homme nouveau raquo Cette laquo meacutetamorshyphose du cœurraquo - Herzeniinderung dit Kantshyna eacutevidemment pas dans sa penseacutee la significashytion et la porteacutee quaura pour Hocirclderlin ce quil nomme ganzliche Umkehr aller Vorstellungsarshyten und Formen - le retournement total de tous les modes et de toutes les formes de repreacuteshysentation - elle nen est pas moins une transshymutation (Umwandlung) selon laquelle anteacuteshyrieur et ulteacuterieur deacutebut et fin ne peuvent plus rimer ensemble et qui met en cause lessence mecircme du temps dans son rapport aux heilige Geheimnisse agrave la nature laquo saintement secregraveteraquo

(33) Edition citeacutee VI 187

3

34 35

de la Liberteacute Un tel rapport de Hocirclderlin agrave Kant resteacute lui-mecircme secret agrave la philosophie est chronologiquement anteacuterieur au deacuteveloppement de lIdeacutealisme allemand que vont cependant porter si haut les deux compagnons de jeunesse que furent pour Hocirclderlin Hegel et Schelling Toutefois eacutecrira Heidegger on peuf dire des nouveaux philosophes quils laquo franchissent dun bond raquo (34) la penseacutee de Kant plus quils ne la laquo deacutepassent raquo Lœuvre de Kant dit-il encore laquo demeure comme une forteresse non conquise agrave larriegravere du nouveau front raquo Peut-ecirctre en est-il de mecircme pour la poeacutesie de Hocirclderlin si elle demeure la tacircche agrave laquelle nul encore na su satisfaire tant elle est deacutepassante au cœur de sa proximiteacute

Si maintenant nous passons dŒdipe agrave Anshytigone un premier paradoxe nous frappe Selon la chronologie probable agrave laquelle se reacutefegraverent les historiens la trageacutedie dAntigone serait denviron dix ans anteacuterieure agrave la premiegravere trashygeacutedie dŒdipe Hocirclderlin au contraire sans sexpliquer renverse la probabiliteacute chronoloshygique et le livre que publie au printemps 1804 leacutediteur Wilmans preacutesente Antigone agrave la suite dŒdipe Il semble par ailleurs que le poegravete ait plus longuement meacutediteacute la traduction dAntishy

(34) Die Frage nach dem Ding (Niemeyer 1962) p 45

gone que celle dŒdipe si bien que dit W Schadewaldt laquo Œdipe est dans lensemble plus preacutecis plus saisissable plus dramatiquement tendu Antigone au contraire est une œuvre plus profonde mais aussi plus obseure plus inaccessible plus incommunicative raquo (35) Comshyment faire face agrave une telle diffeacuterenceacute Peutshyecirctre un peu de lumiegravere sur ce point pourra-tshyelle nous venir de linterpreacutetation du laquo ceacutelegravebreraquo dialogue dAntigone et de Creacuteon

Comme il arrive pour tous les hauts lieux de la litteacuterature grecque quil sagisse par exemple du Fragment 3 du poegraveme de Parmeacuteshynide qui dit le rapport de la penseacutee et de

lt lecirctre ou dans Thucydide du sect 22 du livre rr de la Guerre du Peacuteloponnegravese ougrave lauteur deacutefinit son projet dhistorien linterpreacutetation de ce dialogue reste particuliegraverement probleacutematique Elle lest dautant plus que le texte nous en est transmis dune maniegravere incertaine Linterpreacuteshy

tation couramment reccedilue consiste agrave montrer Antigone en appelant agrave Zeus et agrave Dikegrave de linshyjustice du deacutecret de Creacuteon

CREacuteON Et tu as malgreacute tout eu le front de transgresser mes lois

ANTIGONE Oui car ce nest pas Zeus qui a proshymulgueacute pour moi cette deacutefense et Dikegrave celle qui habite avec les dieux

(35) Wolfgang SCHADEWALDT op cit p 11

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den bas na pas eacutetabli parmi les hommes des lois comme les tienshynes (36)

Il est agrave lextrecircme rigueur theacuteoriquement posshysible de lire ainsi le texte de Sophocle Holshyderlin lui-mecircme lit ainsi agrave ceci pregraves que Zeus est nommeacute par Antigone Mon Zeus et ainsi opposeacute au Zeus de Creacuteon Cette lecture a paru cependant irrecevable aussi bien quant agrave la forme que quant au fond agrave Karl Reinhardt (37) Si nous lisons le texte de Sophocle en nous insshypirant de la lecture de Reinhardt sinon en la reproduisant textuellement nous entendrions plutocirct ainsi les paroles dAntigone

CREacuteON Tu as cependant oseacute passer outre agrave mes lois

ANTIGONE Ce nest certes pas Zeus qui ma claironneacute de faire ce que jai fait

Non plus que la Dikegrave qui siegravege avec les dieux den bas

Na fixeacute chez les hommes les lois que je fais miennes

Pas davantage nOn plus de ta part un eacutedit

(36) Antigone vers 449 sqq (37) Telle est aussi la lecture de W Schadewaldt dans sa reacutecente

traduction dAntigone in Griechisches Theater deutsch von W Schadewaldt Suhrkamp (1964)

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1_

~

r ~

Na pu agrave un mortel donner licence de passer outre

A des lois qui non eacutecrites ineacutebranshylables sont des dieux

Ce nest en veacuteriteacute ni daujourdhui ni dhier mais de toujpurs

Que ces lois ont vigueur nul ne sashychant dougrave elles brillent

Ni claironneacutees den haut ni eacutetablies den bas mais issues du centre lui-mecircme telles sont donc pour Antigone les lois

Holderlin reacutepeacutetons-le neacute lit pas ainsi le texte de Sophocle Mais il se pourrait que la meacuteditation de cette lecture contribue agrave eacuteclairer le sens dans lequel son interpreacutetation deacutejagrave saventure Car si ce nest ni den haut Zeus ni la Dikegrave den bas qui ont inspireacute agrave Antigone sa conduite de qui donc a-t-elle reccedilu la consishygne De qui sinon delle-mecircme et de laudace avec laquelle elle preacutetend transgressant les lois seulement statutaires de Zeus et de Dikegrave entrer dans un savoir plus immeacutediat de lois en ellesshymecircmes plus divines et plus saintes celles qui laquo de toujours ont vigueur sans que nul ne sache dougrave rayonne leur lumiegravere raquo Comme Œdipe solshylicitant dune maniegravere laquo trop infinieraquo la parole de loracle lheacutereacutetique Antigone sarroge le partage des dieux Elle agit degraves lors dans le mecircme sens que Dieu mais en quelque sorte contre Dieu reacutealisant en elle autant quil est

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possible agrave lhomme cette figure de lAntitheacuteos qui lui sera fatale Car le laquo Pegravere du Tempsraquo rabroue plus deacutecisivement jusquagrave la terre laushydace de lusurpateur quil laisse laquo sans allieacute raquo agrave raison de sa deacutemesure On voit ici combien linterpreacutetation de Hocirclderlin deacutepasse en _profonshydeur et en porteacutee linterpreacutetation future de Hegel qui ne verra dans Antigone que le conflit de la famille et de lEtat autrement dit du feacuteshyminin et du viril le feacuteminin eacutetant laquo leacuteternelle ironie de la communauteacute raquo Son laquo zegravele obstineacute raquo dit Hegel laquo altegravere par lintrigue le but universel du gouvernement en un but priveacute transforme son activiteacute universelle en une œuvre particushyliegravere de tel ou tel individu et pervertit la proshyprieacuteteacute universelle de lEtat en une possession dont la famille fait parade raquo (38) Ce conflit pour Hegel ( est le conflit moral suprecircme et par conseacutequent la culmination du conflit trashygique raquo (39)

Cest bien au-delagrave dun tel conflit que Hocirclshyderlin deacutecouvre le tragique dAntigone Plus essentielle que lopposition du feacuteminin et du viril est laffrontement du divin et de lhumain tel que le connaissait Pindare tel aussi quHeacuteshyraclite lavait fait naicirctre directement de 1foAgravecfoUJ

qui est un autre nom pour AgraveQyccedil ou vau laquo1focircAgravecpo

est pegravere de tout roi de tout montrant ici des

(38) HEGEL Phiinomenologie eacuted Hoffmeister (Leipzig 1937) p 340

(39) Principes de la Philosophie du Droit sect 166

dieux lagrave des hommes et faisant paraicirctre les uns comme libres les autres comme esclashyves raquo (40) Cest donc dune mecircme origine que les dieux et les hommes seacutecartent les uns des autres mais les uns pour les autres laquo Nous respirons dune mecircme megravere raquo disait Pindare mais aux deux bouts de la distance qui seacutepare du rien le ciel immuable (41) Quand lhomme perd le sens dune telle distance pour tenter de saccoupler au divin cest alors que souvre pour lui la dimension du tragique dans laquelle le devenir-un illimiteacute de lhomme et dieu ne peut se purifier que par une seacuteparation illimiteacutee comme dans le cas -de ( latheacuteismeraquo dŒdipe renvoyeacute agrave la terre ougrave lui est confieacutee en service et souci la garde de labsence du dieu agrave moins que comme dans Antigone le dieu ne devienne immeacutediatement preacutesent dans la figure de la mort Les deux deacutenouements sont la reacuteveacutelation dun Zeus plus proprement luishymecircme que le Zeus statutaire cest-agrave-dire de ceshylui dont le nom est Pegravere du Temps

Lapparition de Zeus comme Pegravere du Temps bien que ce soit seulement dans Antigone quil porte un tel nom cest peut-ecirctre encore plus au tragique dŒdipe quau tragique dAntigone quil reacutepond Mon Zeus dit Antigone Mais ce Zeus quelle sapproprie si lAntitheacuteos dont elle assume la freacuteneacutesie lui arrache la reacuteveacutelation des

(40) Fragment 53 (Diels-Kranz) (41) VI Neacutemlenne

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lois cest dans la mort que tout aussitocirct il la preacutecipite Le Pegravere du Temps nest en reacutealiteacute pleinement tel que pour ceux dont la vie deshymeure le partage De cette preacutefiguration dAntishygone quest en un sens Danaeacute pour qui laccoushyplement avec le divin se purifie dans la seacutepashyration infinie au lieu de se perdre dans -la mort Hocirclderlin pourra donc dire

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Mais Danaeacute dans Antigone figure peut-ecirctre plutocirct quAntigone et agrave travers elle Œdipe dont le destin fut en effet de si longuement compter face au Pegravere du Temps les coups de Jheure au timbre dor Mais pourquoi Zeus en tant que laquo plus proprement lui-mecircme raquo est-il nommeacute Pegravere du Temps Peut-ecirctre le comprenshydrons-nous par la lecture dun poegraveme agrave peine anteacuterieur agrave la traduction des Trageacutedies de Soshyphocle Cest en effet dapregraves 1800 que nous poushyvons dater le poegraveme intituleacute Nature et Art ou Saturne et Jupiter (42) Nature et Art les deux mots font eacutecho agrave ce contraste du laquo natif raquo et du laquo culturelraquo dont le rapport chez nous contraste agrave son tour avec ce quil fut dans le monde des Grecs

Tu regravegnes au plus haut du jour et ta loi Resplendit tu tiens la balance fils de Saturne

(42) G E St 2 pp 37 sq

Et reacutepartis les lots toi qui serein as pour repos La gloire dune souveraineteacute immortelle

Cependant dans labicircme au dire des Poegravetes Le Pegravere antique ton propre pegravere tu las aushy

[trefois Releacutegueacute entendez geacutemir dans les projondeurs Lagrave ougrave les rebelles devant ta face justement ont

[leur lieu

Innocent le dieu de lacircge dor depuis deacutejagrave lonshy[temps

Libre de toute peine il fut plus grand que toi [bien quil

Nait formuleacute aucun commandement ni Quaucun des mortels lait nommeacute de son nom

Ecroule-toi Ou naie pas honte de le reconshy[naicirctre

Et si tu veux te maintenir sois au service du [plus antique

Et permets en gracircce de lui quavant tous les [autres

Hommes et dieux le poegravete le nomme

Car comme de la nueacutee ton eacuteclair vient De lui ce qui est tien Vois Teacutemoin de lui Est ce qui plie sous toi et de lantique Joie tout pouvoir a pris sa croissance

Et chaque fois quest sensible agrave mon cœur Une forme vivante et que seacuteclaire ce qui tient

[de toi sa figure Et quen son berceau sest endormi pour moi Deacutelice le temps toujours en marche

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Cest toi quaLors jentends Cronide et que je [reconnais

Maicirctre sage qui comme nous fils Du temps donnes des lois et ce qui

( ~

Sabrite dans lombre sainte proclames

Le Zeus laquo plus proprement lui-mecircmeraquo et qui laquo donne des lois raquo comme le dieu quAntigone nomme laquo mon Zeus raquo est ainsi celui qui se remeacutemorant sa propre ligneacutee redevient le fils de Cronos et reconnaicirct que cest de lui que proshyvient tout ce qui est sien Lavegravenement de Zeus agrave leacutenigmatique figure du Pegravere du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-mecircme son virage jusquagrave ce qui lui est essentiellement natif son retour de lexcentrishyciteacute relaUve de lart au secret plus difficile agrave conqueacuterir de la nature dont le contraste tout puissant domine mecircme le divin

Enigme est tout ce qui source pure a jailli [Mecircme

Le poegraveme agrave peine sait-il le deacutevoiler Car Tel tu pris le deacutepart tel tu persisteras Si prenante nous soit la neacutecessiteacute Et lœuvre du dressage rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-neacute (43)

Mais quel est le temps de Zeus redevenu Pegravere

(43) Der Rhein strophe 4 (G E St 2 p 143)

du Temps autrement dit du Zeus laquo plus propreshyment lui-mecircme raquo Le temps mecircme de la trashygeacutedie celui quimiddot souvre agrave lhomme sil se risque jusquagrave laccouplement du dieu-et-homshyme et qui degraves lors se reacuteduit au vide de sa pure laquo condition raquo de telle sorte que Zeus comme Pegravere du Temps est bien moins apparition antishyphanique que deacutetournement cateacutegorique agrave quoi reacutepond de la part des hommes la volte purifishycatrice qui les ramegravene agrave leur terre ougrave jusquagrave la mort immeacutediate ou tardive cest tragiqueshyment quils font face au retrait du divin

Ainsi nous pressentons dans lAntigone de Hocirclderlin ougrave apparaicirct la figure du Pegravere du Temps un approfondissement de la penseacutee du tragique telle quelle portait deacutejagrave la trageacutedie dŒdipe Cet approfondissement renvoie agrave son tour agrave deux diffeacuterences qui relativement agrave Œdipe vont porter Antigone au comble dun presque insoutenable eacuteclat

La premiegravere de ces diffeacuterences a trait agrave la composition mecircme de la trageacutedie comme ajoinshytement lun agrave lautre des deux laquo principes raquo quelle met en scegravene ceux que Hocirclderlin nomshyme das UnfecircYrmliche et das Allzuformliche ce qui se deacuterobe au formel et lexcessivement formel Loin quils soient seulement opposeacutes comme dans Ajax ou mecircme dans Œdipe Antishygone nous les montre poseacutes lun par rapport agrave lautre agrave eacutegaliteacute si bien que les eacuteveacutenements sy deacuteploient dans loptique dune impartialiteacute que

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Hocirclderlin va jusquagrave qualifier de reacutepublicaine Aucun des deux protagonistes na le moindre avantage sur lautre Ils ne diffegraverent dit le poegravete que selon le temps comme deux coureurs de mecircme force dont lun ne perd agrave bout de souffle que parce quil est parti le premier Si lautre gagne cest simplement pour- navoir pris quensuite le deacutepart Mais qui perd et qui gagne Hocirclderlin ne le dit pas explicitement Peut-ecirctre est-il permis de penser que Creacuteon gashygne car il nentre dans la compeacutetition quapregraves le deacutefi dAntigone Il lui reste donc plus de souffle Mais gagne-t-il vraiment Et la vie qui lui reste en partage nest-elle pas encore plus deacuteplorable que le destin dAntigone Cest pourquoi on peut comprendre aussi avec W Schadewaldt que cest Creacuteon qui perd pour avoir par son eacutedit pris les devants et quAnshytigone gagne parce quelle nagit que reacuteactishyvement agrave Creacuteonraquo (44) Mais sagit-il mecircme de Creacuteon et dAntigone Le grand moment de limpartialiteacute tragique dont parle Hocirclderlin est le chœur qui preacutecegravede immeacutediatement larriveacutee de Tireacutesias Ce chœur insolite dit Hocirclderlin sajointe on ne peut mieux agrave lensemble et sa froide impartialiteacute est chaleur preacuteciseacutement dans la mesure ougrave elle est si proprement de mise

Dans le chœur dont il est question (vers 944 agrave 987 de la trageacutedie de Sophocle) sont eacutevoqueacutes

(44) W SCHADEWALDT op dt p 59

successivement trois destins qui preacutefigurent le destin du heacuteros tragique celui de Danaeacute celui du fils de Dryas celui des deux fils de Phineacutee Mais Danaeacute qui navait eacuteteacute cacheacutee dans une prison souterraine que par la prudence de son pegravere change ici de nature Cest maintenant des dieux quelle devient la victime Degraves lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature Hocirclderlin eacutecrira donc au lieu de elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux dor

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Le lecteur reste ici perplexe non pas tant agrave caushyse de la transformation apporteacutee que parce que Sophocle semble bien plutocirct parler de la seshymence de Zeus que plus geacuteneacuteralement du devenir Faut-il penser ici comme le rappellent Helligrath Reinhardt et Schadewaldt que la connaissance que Hocirclderlin avait du grec eacutetait limiteacutee Dautres laquo eacutecarts de traductionraquo pourshyraient autoriser la mecircme conclusion Toutefois ajoute Karl Reinhardt (45) mecircme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans lembarras quant agrave la nature des modifications introduites par la traduction Sur ces modifications Hocirclderlin sest cependant exshypliqueacute lui-mecircme dans une lettre de septembre

(45) HOiderlin und Sophokles in HOiderlin (Mohr-Siebeck Tuumlshybingen 1961) pp 297 sqq

46 47

1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

48

de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

~ 49

1

rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

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laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

52 53

Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

HOLDERLIN ET SOPHOCLE

Qui donc est Hocirclderlin dont Heidegger nous dit agrave la fin du premier texte des Holzwege que laquo faire face agrave son œuvre ) cest ( la tacircche dont les Allemands ont encore agrave sacquitter raquo (1) Et en quoi sa penseacutee est-elle si profondeacutement pour lauteur de Sein und Zeit penseacutee de lhisshytoire comme illumination dun preacutesent En quoi enfin cette penseacutee culmine-t-elle poeacutetiqueshy

1 ment dans les traductions dŒdipe et dAntishygone et dans les Remarques qui les suivent 1 cest-agrave-dire dans ce dialogue poeacutetique (2)

~ ~

~ avec Sophocle auquel il se risque avant de disshy

~ paraicirctre aux yeux des hommes

Le dialogue avec Sophocle met en cause lesshysence mecircme de la Trageacutedie entendue ici comme un des sommets les plus inaccessibles de lart grec - celui pourtant dont il faut dire quil est vital pour lart moderne de tenter dacceacuteder

(1) M HEIDEGGER Holzwege p 65 (2) M HEIDEGGER Unterwegs zur Spriiche p 38

10 11

jusquagrave lui Un projet longuement porteacute et maintes fois remis en chantier par Holderlin a eacuteteacute en effet deacutecrire une laquo vraie trageacutedie modershyne raquo Il sagit de cet Empeacutedocle dont nous avons au moins trois versions Mais quest-ce que lart tragique et dabord quest-ce que lart

Art (-rrxYti) est penseacute par Aristote en correacutelashytion avec nature ( fIUfJt ) Aristote eacutecrit T Tix~f oUprTltX t1 fIvm (3) lart imite la nature Mais un peu plus loin il preacutecise t2 I1h tftmAgravecT 2 Yi fI~(iIi~UltXTri x1ltpylil1ltxu6GtI -rltx n lfUiTCl (4) La nuance ici est essentielle cc Dun cocircteacute lart megravene agrave son terme ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir œuvreacute de lautre il imite raquo Comment comshyprendre Est-ce quil fait tantocirct ceci tantocirct cela Ou est-ce que son essence est de ne faire ceci quen faisant aussi cela Lart prendrait ainsi des distances par rapport agrave la nature neacutetant pourtant pleinement art que dans la mesure ougrave il retrouverait avec la nature cest-agraveshydire avec le ( natif raquo une affiniteacute plus essenshytielle Cest bien ainsi que Hocirclderlin entendait ou aurait entendu Aristote

Dougrave la distinction quil fait entre ce qui est natif natal naturel et ce qui est le terme dun effort de culture ou dit-il encore dimaginashytion Le propre de leffort de culture est de seacuteloigner au maximum de la nature cest-agraveshy

(3) Physique 194 a 21-22 (4) Ibid 199 a 16-18

dire de ( mener agrave terme ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir œuvreacute raquo Mais lart nest pleishynement art que par ce que Hocirclderlin nomme insolitement vaterliindische Umkehr le reshytournement la volte qui revient jasquagrave lesshyi sence mecircme du natif1middot

Ici notre rapport au monde grec ne peut ecirctre

preacuteciseacute que comme contraste fondamental Les Grecs sont essentiellement les laquo fils du feu raquo Le panique originel de cette filiation Nietzsche le repreacutesentera par leacutevocation de Dionysos Hocirclderlin disait au contraire Apollon laquo Apolshy

i lon nest pas pour Holderlin ce quil repreacutesenshytera pour une conscience plusmoderne agrave savoir le dieu qui preacuteside dans la clarteacute agrave la creacuteation des formes plastiques Il est pour lui tout au contraire leacuteleacutement dont la puissance provoque au tumulte de leacuteveil le laquo feu du ciel raquo Non pas un contraire absolu de Dionysos mais bien son plus haut accomplissement comme lextrecircshyme de la force virile Cest agrave partir de lagrave quil faut comprendre ce mot du poegravete laquo Je puis bien dire quApollon ma frappeacute raquo (5) raquo

Tout leffort laquo culturel raquo de lart grec va ecirctre de se deacuteprendre de cette nature orageusement panique qui est le fond mecircme de la nature grecque ce quelle a doriental dira Holdershylin (6) pour tenter laccegraves du domaine le

(5) Ludwig von PIGENOT HOiderlin (Munich 1923) (6) Lettre agrave Wilmans du 28 septembre 1803 (Grande Edition

de Stuttgart t 6 p 434)

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plus opposeacute celui de linstitution ou du statut (Satzung) ceurost~agrave-dire de la diffeacuterenciation et de leacutequilibre selon lesquels le tumulte aorgishyque (7) est finalement organiseacute Dougrave

Voici encore une affirmation leacuteleacutement purement natif perdra de sa preacutepondeacuterance agrave mesure que progressera la formation Cest pourquoi les Grecs ont eu de la peine agrave se resshysaisir bien que depuis Homegravere ils aient excelleacute (exceller cest ici le propre de lart) dans lexposhysition (la composition organique par contraste avec le tumulte aorgique dont ils eacutetaient plus originellement plus ( orientalement raquo signeacutes) Cet homme extraordinaire eacutetait dune acircme assez capable daccueil pour semparer comme dun butin de la sobrieacuteteacute junonique de lOccishydent au profit de son royaume dApollon sapshypropriant ainsi un eacuteleacutement eacutetranger (8)

Le propre de lart homeacuterique est donc lapshypropriation ( culturelleraquo de ce qui est le plus opposeacute agrave la nature orientale des Grecs

Hocirclderlin ajoute aussitocirct Chez nous cest linverse Nous ne sommes pas en effet ces fils du feu que furent nativement les Grecs Je crois que la clarteacute de lexposition nous est aussi naturelle et essentielle que la flamme ceacuteleste est naturelle aux Grecs La clarteacute de lexposishytion Les Allemands dira Heidegger ( la forshy

(7) Remarques sur Antigone (8) Lettre agrave Bohlendorf du 4 deacutecembre 1801 (G E St 6

p 426)

ce de la conceptioh lart du projet eacutechafauder et enegravelore mettre en place cadres et cases deacutemembrer et remembrer cest cela qui les entraicircne egraveomme une force naturelleraquo (9) Cest pourquoi affirme Hocirclderlin en parlant des Grecs il nous est plus facile de les surpasser dans lexpression de la beauteacute passionneacutee que dans leur homeacuterique preacutesence desprit et leur sens de lexposition Ce nest nullement un paradoxe Cest dans le contraire de ce que nativement nous sommes quil nous est plus facile dexceller Y a-t-il lagrave quelque eacutecho de

Diderot et de son Paradoxe du Comeacutedien 1

t~ Quand il dit par exemple de Mademoiselle Clairon ( Elle est lacircme dun grand manneshyquin qui lenveloppe ses essais lont fixeacute sur

~ elle raquo Toujours est-il que le mouvement de lart moderne visant le contraire de la nature moderne vise par lagrave mecircme le contraire de ce

~ que visait lart grec Il vise lexpression patheacuteshytique Il excelle agrave conqueacuterir la dimension de laorgique et du panique ou dit encore Hocirclshy

ir derlin le climat de lenthousiasme excentrique 1

Mais si lart selon la leccedilon dAristote ( megravene r ainsi agrave son terme ce que la nature a eacuteteacute incapashyble davoir œuvreacute il nest pleinement lui-mecircme que dans la mesure ougrave plpital -rY~ lV1I imitant

ir la nature il remonte jusquagrave une affiniteacute plus essentielle avec celle-ci Toutefois cette reshy

(9) HEIDEGGER Erliiuterungen zu HOiderlins Dichtung p 84

15 ~4

monteacutee ou plutocirct ce retournement sur soi jusshyquau natif est si ardu que cest geacuteneacuteralement leacutechec mecircme de lart - en particulier de lart grec Dougrave ces vers dun fragment tardif

Leur volonteacute fut certes dinstituer Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra (10)

Il en est de mecircme chez nous bien que ce soit agrave la lettre linverse Nous faire redevenir sciemment ce que nous sommes nativement pour ainsi devenir lui-mecircme en nous rendant

)I~O~Tex Ti 1IOtp 1I~ctb orolt c-h oltraex (11)

- en nous mettant en connaissance de ce qui nous est agrave porteacutee du pied cest-agrave-dire du partage dont nous sommes Ce vers de Pindare preacutecegravede immeacutediatement ceux que cite Valeacutery en eacutepishygraphe au Cimetiegravere marin Tout le poegraveme dit le contraste entre lextase paniquement apolshylinienne de Midi ougrave toute diffeacuterenciation se perd et lappel au mouvement qui est la diffeacuteshyrencia tion et la vie Ici la poeacutesie se deacuteprend preacuteciseacutement du laquo paniqueraquo pour revenir agrave la

(10) Œuvres complegravetes de HOlderlin (G E St 2 p 228) (11) Troisiegraveme Pythique

1

1

sobrieacuteteacute deacutegriseacutee Le Cimetiegravere marin serait-il en ce sens un poegraveme du retournement qui rapashytrie Donc selon Hocirclderlin un vrai poegraveme moderne - Laissons la question provisoireshyment sans reacuteponse

Ayant ainsi eacuteclaireacute en suivant agrave l~ fois Arisshytote et Hocirclderlin la nature de lart en geacuteneacuteral demandons-nous maintenant ~ en quoi consiste lart tragique Quest-ce que la trageacutedie Mais ici Hocirclderlin nengage pas seulement un diashylogue avec les Grecs en geacuteneacuteral mais plus particuliegraverement un dialogue avec Sophocle Preacutecisons donc la question quest-ce que le tragique de Sophocle

Le tragique de Sophocle aux yeux de Hocirclshyderlin nest pas en effet un tragique comme celui dEschyle ou dEuripide mais un tragishyque tregraves singulier Disons dun mot quil est le tragique du retrait ou de leacuteloignement du divin Hocirclderlin dira Gottes Fehl le deacutefaut de Dieu (12) Tout le tragique de Sophocle preacuteshycisera Karl Reinhardt sans toutefois se reacutefeacuterer expresseacutement agrave Hocirclderlin laquo weist auf das Ratsel der Grenze zwischen Mensch und Gott raquo - fait signe vers leacutenigme quest la frontiegravere entre homme et Dieu (13) Cest en cela quil est si diffeacuterent du tragique dEschyle pour qui la limite nest nullement eacutenigme Les hommes

(12) Dichterberuf (G E st tome 2 p 48) (13) Karl REINHARDT Sophokles (Frankfurt am Main 1947)

p 11

16

ici outrepassent la limite et bien souventmiddot malshygreacute les avertissements des dieux Ils loutrepasshysent dit Homegravere aUgraveTOI atpYim ampTlXaalX)I~la deux-mecircshymes par leurs attentats agrave eux et ceci ugraveIItPl-0POlli

en allant plus loin que ce qui leur est assigneacute en partage (14) Ainsi Eacutegisthe ou Xerxegraves - et sur un autre plan Promeacutetheacutee LactiQn tragishyque est lhistoire du retour agrave lordre que neacutecesshysite la violation de la limite Avec Sophocle au contraire cest la limite elle-mecircme qui se deacuteroshybe et le heacuteros saventure dangereusement dans la beacuteance dun entre-deux dougrave finalement lui vient sa perte A Creacuteon qui justifie sa deacutecision concernant Eteacuteocle et Polynice par la diffeacuterence entre xftiaT6 (Eacuteteacuteocle) et X1XX6 (Polynice) Teacute

)Ide reacuteplique Antigone - qui sait (15) Qui sait si en bas la sainteteacute est dagir ainsi Hocirclderlin souligne ce qua dllnique le langage tragique de Sophocle - Eigentliche Sprache des Sophokles proprieacuteteacute incomparable de la langue dans Sophocle - car ajoute-t-il Eschyshyle et Euripide sentendent mieux agrave objectiver la souffrance et la colegravere mais moins le sens de lhomme dans sa marche sous limpensable

Nous pouvons maintenant lire le deacutebut de la troisiegraveme partie des Remarques sur Œdipe La preacutesentation du tragique repose principaleshyment sur ceci que le formidable comment le

dieu-et-homme saccouple et comment dans

(14) Odysseacutee I vers 33-34 (15) Vers 520-521

leffacement de toutes limites deviennent un dans la fureur la puissance panique de la na- ture et le treacutefonds de lhomme se conccediloit par ceci que le devenir-un illimiteacute se purifie par une seacuteparation illimiteacutee

Quelle est donc cette seacuteparation illimiteacutee par laquelle se purifie le devenir-un illi1niteacute du dieu-et-homme Dans le se purifie il nest pas trop difficile de percevoir leacutecho de la Catharsis dAristote Le sujet de Hocirclderlin est donc bien le sujet mecircme dAristote quand il traite de la trageacutedie Mais en quoi ici la Catharsis se proshyduit-elle par la seacuteparation sans reacuteserves agrave linshyteacuterieur du devenir-un illimiteacute

Cest que pour Hocirclderlin interpregravete de Soshyphocle laffrontement du divin et de lhumain - laccouplement dit-il plus hardiment - qui est le sujet mecircme de la trageacutedie comporte la plus eacutenigmatique des mutations celle quil nomme par rapport au divin lui-mecircme le deacuteshytournement cateacutegorique

Cette locution pour le moins insolite peutshyecirctre nest-il pas excessif de linterpreacuteter comme une transposition intentionnelle de limpeacuteratif cateacutegorique de Kant pour qui les sentiments de Hocirclderlin sont dadoration pour linstant jai de nouveau chercheacute refuge aupregraves de Kant comme je le fais toujours quand je ne puis me souffrir (16) Mais surtout laquo Kant est le Moiumlse

(16) Lettre agrave Neuffer du deacutebut deacutecembre 1795 (G E St 6 p 187)

2

19 ~8

de notre nation il la tireacutee de lengourdisseshyment eacutegyptien et la conduite dans le libre deacuteshysert de sa speacuteculation il a rameneacute de la monshytagne sainte la loi qui est vigueur Sans doute continuent-ils toujours agrave danser autour de leurs veaux dor et leur pot-au-feu leur manque beaucoup ils devraient bien eacutemigrer dans le plein sens du mot gagner une solitude quelshyconque pour se deacutecider agrave cesser decirctre les sershyviteurs de leur ventre et agrave abandonner les coutumes et opinions mortes priveacutees dacircte et de sens sous lesquelles geacutemit presque inaudishyble et comme profondeacutement incarceacutereacute ce que leur nature vivante a de meilleur raquo (17) Ici tous les mots portent La loi est bien celle de limpeacuteratif cateacutegorique Sa reacuteveacutelation est un appel agrave ce que notre nature vivante a de meilshyleur agrave savoir la sobrieacuteteacute native dont nous sommes les fils La morale kantienne deacutegrise lhomme daujourdhui de sa preacutetention agrave laquo enshytendre la langue de la raison intuitiveraquo qui est dit Kant la laquo langue des dieux raquo et non celle des laquo fils de la terre raquo que nous somshymes (18) Que limpeacuteratif cateacutegorique au sens kantien recegravele en lui quelque chose du deacutetourshynement cateacutegorique tel que le nommera Hocirclshyderlin cest assez clair La morale kantienne est exclusive de toute theacuteophanie Elimination de la morale theacuteologique au profit dune theacuteoshy

(17) Lettre agrave Karl Oock du l janvier 1799 (O E St 6 p 304) (18) Lettre agrave Johann Oeorg Hamann 6 avril 1774 (Œuvres Ed

Cassirer IX 122)

logie morale elle nest plus vISion de Dieu mais retrait deacutejagrave du divin La loi est le docushyment le plus propre dun tel retrait Si Dieu est preacutesence cest agrave lexclusion de toute laquo repreacuteshysentation intuitive ))

Leacuteveacutenement le plus essentiel de lbistoire du rapport du divin et de lhumain est dit Hocirclshyderlin dans lEacuteleacutegie Pain et Vin que

Le Pegravere a deacutetourneacute des hommes son visage

Sans doute il continue agrave vivre et œuvrer sans fin mais par-dessus nos tecircte$ lagrave-haut dans un monde tout autre La tacircche la plus propre de lhomme celle qui lui est confieacutee en service et en souci est degraves lors dapprendre agrave endurer ce deacutefaut de Dieu qui est la figure la plus essenshytielle de sa preacutesence Savoir faire sienne une telle tacircche cest entrer dans la dimension la plus propre du tragique et de la trageacutedie (Trauer-spiel) Cest en effet agrave partir de ce deacutetournement cateacutegorique du divin que le deuil (das Trauern) commenccedila de reacutegner sur la tershyre

AIs der Vater gewandt sein Angesicht von den [Menschen

Und das Trauern mit Recht uumlber der Erde [begann (19)

(19) Brot und Wein (O E St 2 p 94)

20 21

Lassonance en allemand de Trauern Trauer (deuil) Trauerspiel (trageacutedie) nous ne troushyvons en franccedilais rien qui lui corresponde le franccedilais nayant aucun mot proprement franshyccedilais pour dire ce que dit le grec TpCl)~~iCl qui neacutevoque dailleurs directement que le sacrishyfice dun bouc Il se trouve au contraire quici la langue allemande pense par elle-mecircme du seul fait quelle parle

Pour Hocirclderlin le tragique de Sophocle est ainsi le document essentiel de ce deacutetournement cateacutegorique du divin qui est agrave ses yeux lesshysence mecircme de la trageacutedie et que ni Eschyle ni Euripide nont reacuteussi agrave laquo objectiverraquo aussi pleinement Et dans Sophocle ce sont plus particuliegraverement les deux trageacutedies contrasteacutees dŒdipe et dAntigone qui vont repreacutesenter ce que le poegravete tragiqqe tente de repreacutesenter agrave savoir le rapport de lhomme agrave cette Trauer quest le deacutetou~ement cateacutegorique Dougrave ainsi se dresse Heacutemon dans Antigone ainsi Œdipe lui-mecircme au cœur de la trageacutedie dŒdishype

Eacutetudions dans cette optique dabord la strucshyture de la trageacutedie dŒdipe puis celle dAntishygone

Que lŒdipe de Sophocle soit la trageacutedie du

deacutetournement cateacutegorique cest plus eacutevident que pour Antigone Œdipe est en effet amp6co

(vers 661) dans tout la force du terme Non pas atheacutee mais deacuteserteacute autant quil est possible par le dieu qui se seacutepare et se deacutetdUrne de lui Mecircme quand le laquo crime ancienraquo dont il suit la piste avec tant dacharnement est enfin deacuteshycouvert il semble que le ciel refuse dira Valeacuteshyry de laquo se deacuteclarer raquo Œdipe au lieu decirctre foudroyeacute par les dieux est au contraire voueacute agrave la solitude dune longue deacuteambulation tershyrestre qui aboutira agrave une seconde trageacutedie dont la premiegravere nest que le preacutelude Ce nest en effet que b xPOY lClXp6i quil lui sera donneacute de doubler enfin le cap de cette vie porteuse deacutepreuves - XClIfC1Y TOy TCI)eacute1fpQY ~ioY (Œdipe agrave Colonne v 88 agrave 91) Quel est dans lintervalle son destin Apprendre agrave assumer cest-agrave-dire agrave faire sien un tel abandon (v 7 a~lp)c)

Tp)CIY Voilagrave ce que les eacutepreuves avec laide du tempsdans sa grandeur mapprennent non moins que ma naissance en tiers

Cette seconde vie dŒdipe dont la passion la plus propre est le deacutetournement cateacutegorique du divin constitue la plus extrecircme excentriciteacute par rapport agrave ce qui pour les Grecs est nature agrave savoir ce tapport agrave lUn-Tout dont ils sont nashy

tivement transis Nul plus quŒdipe ne se difshyfeacuterencie davantage de lunification aorgique et panique dont il garde si longuement et si pashytiemment le retrait~ Aux antipodes de lemporshy

22 23

tement empeacutedocleacuteen qui se preacutecipite dans la mort Œdipe eacutepargneacute par la mort et devant apprendre agrave mener une longue vie de mort en sursis correspond dans le monde grec au plus haut triomphe de lArt prenant du champ par rapport agrave la Nature La trageacutedie dŒdipe est

i dans le monde grec le chef-dœuvre laquo culturelraquo par excellence Cest pourquoi lart de Sophocle y est pour nous insurpassable Et cest pourquoi aussi pour nous qui sommes le contraire des Grecs Œdipe constitue un modegravele indispenshysable si nous voulons cesser de briller dans lenthousiasme excentrique pour eacutecrire enfin une vraie trageacutedie moderne cest-agrave-dire non pas une trageacutedie de la mort violente comme le reacuteclame la nature grecque mais une trageacutedie de la mort lente plus essentiellement conforme agrave notre nature Car cest lagrave le tragique chez nous que nous quittions tout doucement le monde des vivants empaqueteacutes dans une simple boicircte Un tel destin nest pas aussi imposant mais il est plus profond Et ici les Remarques sur Antigone font eacutecho agrave la lettre agrave Bocirchlendorf que nous venons de citer une forme dart vraishyment conforme agrave ce qui nous est natif il lui reviendrait decirctre une parole plutocirct effectiveshyment meurtrissante queffectivement meurtriegraveshyre elle ne devrait pas trouver son aboutisseshyment propre dans le meurtre ou la mort mais puisque cest lagrave cependant que le tragique doit ecirctre saisi se deacuteployer plutocirct dans le goucirct dŒdipe agrave Colonne de telle sorte que la parole

qui sort de la bouche inspireacutee de Tireacutesias soit terrible et quelle tue sans quil y ait lieu ceshypendant de la rendre sensible agrave la maniegravere des Grecs dans un esprit athleacutetique et plastique ougrave la parole sempare de lecirctre corporel dont elle effectue la mise agrave mort

Ainsi Œdipe est la trageacutedie du deacutetournement cateacutegorique auquel fait face de son cocircteacute le deacuteshytournement de lhomme assumant le partage dune vie dans laquelle il seacutetablit agrave demeure reacutepondant agrave linfideacuteliteacute divine par une autre infideacuteliteacute qui aux antipodes de latheacuteisme vulgaire est gardienne de linfideacuteliteacute du dieu dont le deacutefaut degraves lors ne cesse decirctre secours Tel est le laquo moment raquo essentiel de la trageacutedie A cette limite lhomme soublie lui parce quil est tout entier agrave linteacuterieur du moment le dieu parce quil nest plus rien que temps et de part et dautre on est infidegravele le temps parce quen un tel moment il se deacutetourne cateacutegoriquement et quen lui deacutebut et fin ne se laissent plus du tout accorder comme des rimes lhomme parshyce quagrave linteacuterieur de ce moment il lui faut suivre le deacutetournement cateacutegorique et quainsi par la suite il ne peut plus en rien seacutegaler agrave la situation initiale

Il serait difficile de trouvermiddot depuis que le monde est monde un texte qui dise tant en si peu de mots et avec une densiteacute si compacte On seacutetonne que cette phrase ait pu ecirctre imprishymeacutee telle quelle comme elle le fut pourtant

24 25

dans le livre publieacute en 1804 agrave Francfort par Friedrich Wilmans et deacutedieacute agrave la princesse Aushygusta de Hombourg

A cette limite lhomme soublie lui parce quil est tout entier agrave linteacuterieur du moment Wolfgang Schadewaldt dans sa belle introducshytion agrave la reacuteeacutedition des Trageacutedies de Sophocle traduites par Holderlin eacutecrit agrave ce sujet laquo Cela signifie que dans une telle tribulation du temps lhomme ne pense plus en direction ni de larriegravere ni de lavantraquo (20) Ce commenshytaire de Schadewaldt consonne exactement avec les derniers vers dun poegraveme que Schashydewaldt ne cite pas mais qui date vraisemblashyblement de la mecircme eacutepoque que les Remarshyques

Et toujours Au chaos va une nostalgie Mais beaucoup est

~A contenir Et il Y faut la fideacuteliteacute

Ni en avant pourtant ni en arriegravere nous ne [voulons

Regarder Nous laisser bercer comme

Dans la barque oscillante de la mer (21)

Cest ainsi que lhomme soublie dans le moshyment qui met en fuite et sa meacutemoire et son attente en faveur de lapparition dun preacutesent qui le contient et qui le berce comme la barque

(20) Sophokles Tragedien deutsch von Friedrich Helderlin (Fischer 1957) p 39

(21) G E St 2 p 197

oscillante de la mer Il soublie cest-agrave-dire se libegravere certes des coutumes et opinions mortes priveacutees dacircme et de sens que nommait la lettre du 1er janvier 1799 Mais non moins de la nosshytalgie empeacutedoc1eacuteenne de brusquer ou de forcer le moment en preacutetendant sunir dun hond avec le foyer de lUn-Tout Un tel oubli est donc pour lhomme la naissance dune meacutemoire de luishymecircme plus profonde que tout ce quil se savait ecirctre jusquici Sil Y faut la fideacuteliteacute plus essenshytielle encore est linfideacuteliteacute ougrave il se deacutetourne comme un traicirctre assumant ainsi la diffeacuterenciashytion par laquelle en correspondance avec le deacuteshytournement cateacutegorique du divin il est plus aushythentiquement lui-mecircme que par la nostalgie de lUn-Tout En dautres termes si comme le dit le poegraveme beaucoup est agrave contenir (Vieles aber ist zu behalten) cest linfideacuteliteacute divine qui est comme le disent les Remarques am besten zu behalten cest elle quil faut apprendre agrave conteshynir en soi le mieux possible Alors seulement le cours du monde sera sans lacune et la meacuteshymoire du divin neacutechappera pas Lhomme dun tel retournement ou si lon veut dune telle volte ou mieux encore dune telle reacute-volte nest donc pas un reacutevolteacute au sens ordinaire du mot Car la reacutevolte au sens du retour au natif loin de preacutecipiter les hommes dans la freacuteneacutesie de limpreacutecation comme Promeacutetheacutee dans la trashygeacutedie dEschyle est lapparition dans le monde dune eugraveafi] (Antigone vers 924) dune pieacuteteacute cest-agrave-dire dune correspondance au divin sans

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preacuteceacutedent qui fut deacutejagrave le partage dŒdipe qui sera la barque de lhumaniteacute moderne et que porteront agrave la parole les derniers poegravemes de Hocirclderlin dans lesquels dit Beda Allemann sont laquo maintenus seacutepareacutes des mondes qui aushytrement ne pourraient que se corrompre en se meacutelangeant raquo (22)

On ne peut sempecirccher ici de penser agrave noushyveau agrave Kant et agrave la pieacuteteacute kantienne si attentive

en son laquo seacuteparatisme raquo (23) agrave maintenir la distinction entre ce que le philosophe appelle pheacutenomegravene et noumegravene et agrave eacuteliminer ce quil nomme degraves 1770 sensitivœ cognitionis cum inshytellectuali contagium en maintenant chez elle la connaissance humaine de sorte que ses prinshycipia domestica ne transgressent plus leurs limites (terminos suos) pour aller dans la conshyfusion porter atteinte agrave limmaculeacute que doit rester le monde intelligible Ce rapprochement peut surprendre La meacuteditation de Kant est pourtant si essentielle agrave la penseacutee de Hocirclderlin que comme nous lavons rappeleacute plus haut laquo cest aupregraves de lui que toujours il chercheacute un refuge quand il narrive plus agrave se souffrir raquo Retenons simplement que Hocirclderlin approfonshydit la penseacutee kantienne dans un tout autre sens non seulement que Fichte dont en 1794 il suishyvit les cours agrave Ieacutena mais que ses amis Hegel

(22) Beda ALLEMANN HOlderlin et Heidegger traduction Franshyccedilois Feacutedier (PUF 1959) p 171

(2l) Conflit des Faculteacutes eacutedition citeacutee VII p 386

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et Schelling dont lIdeacutealisme tentera au conshytraire deacuteliminer de la philosophie la distinction radicale que Kant y avait sinon eacutetablie du moins fondeacutee et maintenue un tel Ideacutealisme eacutetant peut-ecirctre dira Heidegger laquo loubli croisshysant de ce pour quoi Kant avait livreacute bashytaille )) (24)

Mais revenons aux Remarques sur Œdipe Pourquoi apregraves avoir dit que lhomme renvoyeacute agrave lui-mecircme par le deacutetournement cateacutegorique du divin soublie Hocirclderlin ajoute-t-il que le Dieu du deacutetournement cateacutegorique nest plus rien que temps Deux lignes plus haut il avait preacuteciseacute quagrave la limite extrecircme de la souffrance ne subsiste en effet plus rien que les conditions du temps ou de lespace Ici la reacutefeacuterence agrave Kant est encore plus transparente que tout agrave lheushyre le rapport du deacutetournement cateacutegorique avec limpeacuteratif cateacutegorique et que agrave linstant celui de linfideacuteliteacute divine avec le caractegravere inconnaissable du noumegravene Les conditions du temps ou de lespace signifient en langage kanshytien ce par quoi le temps ou lespace sont essenshytiellement eux-mecircmes abstraction faite des laquo affectionsraquo qui seules leur donnent un COllteshynu Kant nomme aussi ces laquo conditionsraquo les formes pures ou vides du temps ou de lespace Le dieu qui nest plus rien que temps le temps eacutetant lui-mecircme reacuteduit agrave ce qui en lui est pure laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave sa forme pure et

(24) Kant et le problegraveme de la Meacutetaphysique sect 45

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vide nest-il pas degraves lors le retrait mecircme ou le deacutetournement du dieu tel quil laisse lhomshyme face agrave limmensiteacute vide du ciel sans fond Le dieu nest plus degraves lors ni un pegravere ni un ami ni mecircme un adversaire agrave combattre Il nest plus que ce que Baudelaire nommera laquo lazur du ciel immense et rondraquo (25) et Valeacutery laquo cette immense horloge de lumiegravere qui mesure ce quelle manifeste et manifeste ce quelle mesure ) (26) mais sous laquelle se deacuteploie jusquen ses plus extrecircmes lointains la vie habishytante (27) des mortels Ce plein ciel de linfideacuteshyliteacute divine dougrave pourtant nous viennent les coups de lheure au timbre dor (Antigone v 950) est celui qui ne cesse de ceacuteleacutebrer la poeacutesie la plus tardive de Hocirclderlin

Dans la tendre clarteacute du bleu fleurit En un toit de meacutetal le clocher Autour Plane lappel des hirondelles Le bleu lentoure agrave remuer lacircme Le soleil Passe au-dessus altier et colore le zinc Mais dans le vent lagrave-haut paisible Crie la girouette (28)

Sous lassaut de lazur et de sa lumiegravere qui traverse de part en part le seacutejour des hommes dans leacutebranlement aussi de lorage et de ses

(25) La Chevelure (26) Mauvaises penseacutees et autres Corti 53 (27) G E St 2 p 312 (28) Ibid 2 p 372

eacuteclairs qui restent agrave leur guise la beacuteneacutediction du dieu inaccessible le cœur demeure pourtant ferme car il sait maintenant porter aussi le vide du ciel sans fond Nous lisons dans le poegraveme dont nous venons de traduire tant bien que malles premiers vers

Dieu est-il inconnu Est-il manifeste comme le ciel Voilagrave Ce que plutocirct je crois

laquo Un tel questionnement ne renvoie preCIse Beda Allemann agrave aucune alternative Etre manifeste comme le ciel libre et vide cest bien plutocirct la maniegravere propre agrave Dieu decirctre infidegravele aux hommesraquo (29) Faut-il donc seacutetonner que vers la fin du mecircme poegraveme reparaisse limage dŒdipe Celui dont le destin fut preacuteciseacutement davoir agrave correspondre au deacutetournement cateacuteshygorique eacutetant appeleacute dit Hocirclderlin dans un climat de peste de confusion desprit de proshypheacutetisme universellement exciteacute au milieu dun temps mort agrave vivre la communication reacuteshyciproque du divin et de lhumain dans la figure totalement oublieuse de linfideacuteliteacute telle quelle ouvre un deacutesert panique du temps et de lespace lagrave ougrave jusquici reacutegnait le temps homeacuteshyrique autrement dit le temps

ougrave le ciel sur la terre

(29) Op cil p 238

30 31

Marchait et respirait dans un pe u pie de [dieux (30)

Nous en arrivons maintenant agrave la troisiegraveme difficulteacute de notre texte Pourquoi Hocirclderlin dit-il enfin que le temps qui prend naissance avec le deacutetournement cateacutegorique ce temps reacuteduit agrave sa laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave la pureteacute de son vide ne laisse plus rimer en lui deacutebut et fin Si lon cherche agrave comprendre cette affirshymation singuliegravere en dehors du contexte et comme une proposition sur le temps en geacuteneacuteral le risque est grand quelle demeure impeacuteshyneacutetrable Il nen est plus de mecircme si lon entend deacutebut et fin non pas comme des cashyractegraveres dun processus temporel en geacuteneacuteral mais comme le deacutebut et la fin de la trageacutedie Dans les premiegraveres lignes des Remarques sur Antigone Hocirclderlin reprenant ce quil avait deacuteveloppeacute agrave propos dŒdipe preacutesente les trashygeacutedies dŒdipe et dAntigone comme larticushylation de deux parties seacutepareacutees et ajointeacutees par une ceacutesure de telle sorte dit-il que dans le deuxiegraveme cas leacutequilibre sincline davantage du deacutebut vers la fin que de la fin vers le deacutebut Dougrave entre les deux trageacutedies une diffeacuterence de rythme Dans les deux cas cest lintervenshytion divinatoire de Tireacutesias qui constitue la ceacutesure cest-agrave-dire le moment exact agrave partir duquel sembrase et se preacutecipite le mouvement

(30) A de MUSSET deacutebut de Rolla

excentrique quest pour lhomme laccoupleshyment du dieu-et-homme Mais ce qui preacutecegravede la ceacutesure seacutetend beaucoup plus longuement dans Antigone que dans Œdipe si bien que la fin doit y ecirctre pour ainsi dire proVeacutegeacutee contre cette extension du deacutebut alors que dans Œdipe leacutequilibre seacutetablit selon une proportion invershyse des deux parties Reste cep~ndant que dans les deux trageacutedies cest lapparition dune telle ceacutesure qui selon le mot de Hocirclderlin dans le Fragment dHyperion que Schiller avait publieacute degraves 1794 dans sa revue Neue Thalia fait eacuteclater le grand secret celui qui donnera la vie ou la mort

Lintervention du devin dans laction tragishyque nest pas propre aux trageacutedies de Sophocle Dans lAgamemnon dEschyle par exemple agrave peine Agamemnon entreacute dans son palais Casshysandre voit comme agrave travers les murs saccomshyplir le crime puis preacutevoit larriveacutee dOreste Mais ici la clameur de la voix propheacutetique na pas la signification dune laquo ceacutesure raquo Elle est bien plutocirct la confirmation de ce qui eacutetait deacutejagrave attendu A peine la lumiegravere de la flamme anshynonciatrice de la prise dIlion a-t-elle troueacute la nuit que deacutejagrave tout est dit

Cest par ougrave preacutesentement cest tout saccomshy[plit

Selon quil lui est deacuteparti ni chauffant dessous

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Ni versant dessus les offrandes dont le feu ne [veut pas

Point napaiseras linvincible colegravere (31)

Et dans le roi vainqueur qui descend de son char pour fouler le tapis de pourpre queacutetend sous ses pas Clytemnestre nous avons deacutejagrave reconnu un condamneacute agrave mort Rien de plus proprement eschylien quune action tragique qui deacutebute par le mot TEAcircrITal laquocest fait raquo avant mecircme davoir commenceacute Tout senchaicircshynera ainsi dun bout agrave lautre jusquagrave lacquitshytement enfin dOreste par le tribunal des Eumeacuteshynides sans laquo lacune raquo certes mais aussi sans ( ceacutesure raquo Telle est la marche du destin qui ne cesse de se transformer en lui-mecircme jusquagrave sa figure la plus exacte agrave partir dune transshygression initiale Quoi de plus dissemblable au contraire de la figure royale dŒdipe au deacutebut de la trageacutedie que celle de lexileacute qui commence agrave travers le monde grec sa deacuteambulation aveushygle Ici dans louverture du temps tragique qui ne fait quun avec le deacutetournement du dieu deacutebut et fin ne riment plus ensemble La diffeacuteshyrence entre un laquo jusquiciraquo et un laquo doreacutenavantraquo devient essentielle (32) Quelque chose a fonshydamentalement changeacute Ainsi lexige lintershyvention de la laquo ceacutesure raquo

Lhomme laquo ceacutesureacute raquo jusquagrave lui-mecircme par la

CH) Agamemnon vers 68 agrave 71 (32) cr Œdipe vers 1525-1527 Antigone vers 1161-1165

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menace de son accouplement avec le divin penshyseacute agrave son tour comme laquo cateacutegoriquement deacutetourshyneacute raquo voilagrave donc le tragique de la vraie trageacutedie moderne tel quil sannonce pour nous dans lŒdipe de Sophocle Que cette meacutetamorphose radicale de lhomme par la veacuteriteacute moderne du tragique puisse encore une fois eacuteonsonner dune certaine maniegravere avec une penseacutee de Kant cest ce quil nest peut-ecirctre pas imposshysible dentrevoir si lon se reacutefegravere agrave ce livre tardif et si violemment deacutecrieacute que fut en 1793 la Reshyligion dans les limites de la simple raison Laccegraves de lhomme agrave la moraliteacute y est interpreacuteshyteacute selon lesprit du Christianis~e non pas comshyme une simple laquo ameacutelioration raquo mais comme une veacuteritable laquo reacutevolutionraquo des profondeurs (33) par laquelle laquo on deacutepouille le vieil homme pour revecirctir un homme nouveau raquo Cette laquo meacutetamorshyphose du cœurraquo - Herzeniinderung dit Kantshyna eacutevidemment pas dans sa penseacutee la significashytion et la porteacutee quaura pour Hocirclderlin ce quil nomme ganzliche Umkehr aller Vorstellungsarshyten und Formen - le retournement total de tous les modes et de toutes les formes de repreacuteshysentation - elle nen est pas moins une transshymutation (Umwandlung) selon laquelle anteacuteshyrieur et ulteacuterieur deacutebut et fin ne peuvent plus rimer ensemble et qui met en cause lessence mecircme du temps dans son rapport aux heilige Geheimnisse agrave la nature laquo saintement secregraveteraquo

(33) Edition citeacutee VI 187

3

34 35

de la Liberteacute Un tel rapport de Hocirclderlin agrave Kant resteacute lui-mecircme secret agrave la philosophie est chronologiquement anteacuterieur au deacuteveloppement de lIdeacutealisme allemand que vont cependant porter si haut les deux compagnons de jeunesse que furent pour Hocirclderlin Hegel et Schelling Toutefois eacutecrira Heidegger on peuf dire des nouveaux philosophes quils laquo franchissent dun bond raquo (34) la penseacutee de Kant plus quils ne la laquo deacutepassent raquo Lœuvre de Kant dit-il encore laquo demeure comme une forteresse non conquise agrave larriegravere du nouveau front raquo Peut-ecirctre en est-il de mecircme pour la poeacutesie de Hocirclderlin si elle demeure la tacircche agrave laquelle nul encore na su satisfaire tant elle est deacutepassante au cœur de sa proximiteacute

Si maintenant nous passons dŒdipe agrave Anshytigone un premier paradoxe nous frappe Selon la chronologie probable agrave laquelle se reacutefegraverent les historiens la trageacutedie dAntigone serait denviron dix ans anteacuterieure agrave la premiegravere trashygeacutedie dŒdipe Hocirclderlin au contraire sans sexpliquer renverse la probabiliteacute chronoloshygique et le livre que publie au printemps 1804 leacutediteur Wilmans preacutesente Antigone agrave la suite dŒdipe Il semble par ailleurs que le poegravete ait plus longuement meacutediteacute la traduction dAntishy

(34) Die Frage nach dem Ding (Niemeyer 1962) p 45

gone que celle dŒdipe si bien que dit W Schadewaldt laquo Œdipe est dans lensemble plus preacutecis plus saisissable plus dramatiquement tendu Antigone au contraire est une œuvre plus profonde mais aussi plus obseure plus inaccessible plus incommunicative raquo (35) Comshyment faire face agrave une telle diffeacuterenceacute Peutshyecirctre un peu de lumiegravere sur ce point pourra-tshyelle nous venir de linterpreacutetation du laquo ceacutelegravebreraquo dialogue dAntigone et de Creacuteon

Comme il arrive pour tous les hauts lieux de la litteacuterature grecque quil sagisse par exemple du Fragment 3 du poegraveme de Parmeacuteshynide qui dit le rapport de la penseacutee et de

lt lecirctre ou dans Thucydide du sect 22 du livre rr de la Guerre du Peacuteloponnegravese ougrave lauteur deacutefinit son projet dhistorien linterpreacutetation de ce dialogue reste particuliegraverement probleacutematique Elle lest dautant plus que le texte nous en est transmis dune maniegravere incertaine Linterpreacuteshy

tation couramment reccedilue consiste agrave montrer Antigone en appelant agrave Zeus et agrave Dikegrave de linshyjustice du deacutecret de Creacuteon

CREacuteON Et tu as malgreacute tout eu le front de transgresser mes lois

ANTIGONE Oui car ce nest pas Zeus qui a proshymulgueacute pour moi cette deacutefense et Dikegrave celle qui habite avec les dieux

(35) Wolfgang SCHADEWALDT op cit p 11

36 37

den bas na pas eacutetabli parmi les hommes des lois comme les tienshynes (36)

Il est agrave lextrecircme rigueur theacuteoriquement posshysible de lire ainsi le texte de Sophocle Holshyderlin lui-mecircme lit ainsi agrave ceci pregraves que Zeus est nommeacute par Antigone Mon Zeus et ainsi opposeacute au Zeus de Creacuteon Cette lecture a paru cependant irrecevable aussi bien quant agrave la forme que quant au fond agrave Karl Reinhardt (37) Si nous lisons le texte de Sophocle en nous insshypirant de la lecture de Reinhardt sinon en la reproduisant textuellement nous entendrions plutocirct ainsi les paroles dAntigone

CREacuteON Tu as cependant oseacute passer outre agrave mes lois

ANTIGONE Ce nest certes pas Zeus qui ma claironneacute de faire ce que jai fait

Non plus que la Dikegrave qui siegravege avec les dieux den bas

Na fixeacute chez les hommes les lois que je fais miennes

Pas davantage nOn plus de ta part un eacutedit

(36) Antigone vers 449 sqq (37) Telle est aussi la lecture de W Schadewaldt dans sa reacutecente

traduction dAntigone in Griechisches Theater deutsch von W Schadewaldt Suhrkamp (1964)

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Na pu agrave un mortel donner licence de passer outre

A des lois qui non eacutecrites ineacutebranshylables sont des dieux

Ce nest en veacuteriteacute ni daujourdhui ni dhier mais de toujpurs

Que ces lois ont vigueur nul ne sashychant dougrave elles brillent

Ni claironneacutees den haut ni eacutetablies den bas mais issues du centre lui-mecircme telles sont donc pour Antigone les lois

Holderlin reacutepeacutetons-le neacute lit pas ainsi le texte de Sophocle Mais il se pourrait que la meacuteditation de cette lecture contribue agrave eacuteclairer le sens dans lequel son interpreacutetation deacutejagrave saventure Car si ce nest ni den haut Zeus ni la Dikegrave den bas qui ont inspireacute agrave Antigone sa conduite de qui donc a-t-elle reccedilu la consishygne De qui sinon delle-mecircme et de laudace avec laquelle elle preacutetend transgressant les lois seulement statutaires de Zeus et de Dikegrave entrer dans un savoir plus immeacutediat de lois en ellesshymecircmes plus divines et plus saintes celles qui laquo de toujours ont vigueur sans que nul ne sache dougrave rayonne leur lumiegravere raquo Comme Œdipe solshylicitant dune maniegravere laquo trop infinieraquo la parole de loracle lheacutereacutetique Antigone sarroge le partage des dieux Elle agit degraves lors dans le mecircme sens que Dieu mais en quelque sorte contre Dieu reacutealisant en elle autant quil est

38 39

possible agrave lhomme cette figure de lAntitheacuteos qui lui sera fatale Car le laquo Pegravere du Tempsraquo rabroue plus deacutecisivement jusquagrave la terre laushydace de lusurpateur quil laisse laquo sans allieacute raquo agrave raison de sa deacutemesure On voit ici combien linterpreacutetation de Hocirclderlin deacutepasse en _profonshydeur et en porteacutee linterpreacutetation future de Hegel qui ne verra dans Antigone que le conflit de la famille et de lEtat autrement dit du feacuteshyminin et du viril le feacuteminin eacutetant laquo leacuteternelle ironie de la communauteacute raquo Son laquo zegravele obstineacute raquo dit Hegel laquo altegravere par lintrigue le but universel du gouvernement en un but priveacute transforme son activiteacute universelle en une œuvre particushyliegravere de tel ou tel individu et pervertit la proshyprieacuteteacute universelle de lEtat en une possession dont la famille fait parade raquo (38) Ce conflit pour Hegel ( est le conflit moral suprecircme et par conseacutequent la culmination du conflit trashygique raquo (39)

Cest bien au-delagrave dun tel conflit que Hocirclshyderlin deacutecouvre le tragique dAntigone Plus essentielle que lopposition du feacuteminin et du viril est laffrontement du divin et de lhumain tel que le connaissait Pindare tel aussi quHeacuteshyraclite lavait fait naicirctre directement de 1foAgravecfoUJ

qui est un autre nom pour AgraveQyccedil ou vau laquo1focircAgravecpo

est pegravere de tout roi de tout montrant ici des

(38) HEGEL Phiinomenologie eacuted Hoffmeister (Leipzig 1937) p 340

(39) Principes de la Philosophie du Droit sect 166

dieux lagrave des hommes et faisant paraicirctre les uns comme libres les autres comme esclashyves raquo (40) Cest donc dune mecircme origine que les dieux et les hommes seacutecartent les uns des autres mais les uns pour les autres laquo Nous respirons dune mecircme megravere raquo disait Pindare mais aux deux bouts de la distance qui seacutepare du rien le ciel immuable (41) Quand lhomme perd le sens dune telle distance pour tenter de saccoupler au divin cest alors que souvre pour lui la dimension du tragique dans laquelle le devenir-un illimiteacute de lhomme et dieu ne peut se purifier que par une seacuteparation illimiteacutee comme dans le cas -de ( latheacuteismeraquo dŒdipe renvoyeacute agrave la terre ougrave lui est confieacutee en service et souci la garde de labsence du dieu agrave moins que comme dans Antigone le dieu ne devienne immeacutediatement preacutesent dans la figure de la mort Les deux deacutenouements sont la reacuteveacutelation dun Zeus plus proprement luishymecircme que le Zeus statutaire cest-agrave-dire de ceshylui dont le nom est Pegravere du Temps

Lapparition de Zeus comme Pegravere du Temps bien que ce soit seulement dans Antigone quil porte un tel nom cest peut-ecirctre encore plus au tragique dŒdipe quau tragique dAntigone quil reacutepond Mon Zeus dit Antigone Mais ce Zeus quelle sapproprie si lAntitheacuteos dont elle assume la freacuteneacutesie lui arrache la reacuteveacutelation des

(40) Fragment 53 (Diels-Kranz) (41) VI Neacutemlenne

40 41

lois cest dans la mort que tout aussitocirct il la preacutecipite Le Pegravere du Temps nest en reacutealiteacute pleinement tel que pour ceux dont la vie deshymeure le partage De cette preacutefiguration dAntishygone quest en un sens Danaeacute pour qui laccoushyplement avec le divin se purifie dans la seacutepashyration infinie au lieu de se perdre dans -la mort Hocirclderlin pourra donc dire

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Mais Danaeacute dans Antigone figure peut-ecirctre plutocirct quAntigone et agrave travers elle Œdipe dont le destin fut en effet de si longuement compter face au Pegravere du Temps les coups de Jheure au timbre dor Mais pourquoi Zeus en tant que laquo plus proprement lui-mecircme raquo est-il nommeacute Pegravere du Temps Peut-ecirctre le comprenshydrons-nous par la lecture dun poegraveme agrave peine anteacuterieur agrave la traduction des Trageacutedies de Soshyphocle Cest en effet dapregraves 1800 que nous poushyvons dater le poegraveme intituleacute Nature et Art ou Saturne et Jupiter (42) Nature et Art les deux mots font eacutecho agrave ce contraste du laquo natif raquo et du laquo culturelraquo dont le rapport chez nous contraste agrave son tour avec ce quil fut dans le monde des Grecs

Tu regravegnes au plus haut du jour et ta loi Resplendit tu tiens la balance fils de Saturne

(42) G E St 2 pp 37 sq

Et reacutepartis les lots toi qui serein as pour repos La gloire dune souveraineteacute immortelle

Cependant dans labicircme au dire des Poegravetes Le Pegravere antique ton propre pegravere tu las aushy

[trefois Releacutegueacute entendez geacutemir dans les projondeurs Lagrave ougrave les rebelles devant ta face justement ont

[leur lieu

Innocent le dieu de lacircge dor depuis deacutejagrave lonshy[temps

Libre de toute peine il fut plus grand que toi [bien quil

Nait formuleacute aucun commandement ni Quaucun des mortels lait nommeacute de son nom

Ecroule-toi Ou naie pas honte de le reconshy[naicirctre

Et si tu veux te maintenir sois au service du [plus antique

Et permets en gracircce de lui quavant tous les [autres

Hommes et dieux le poegravete le nomme

Car comme de la nueacutee ton eacuteclair vient De lui ce qui est tien Vois Teacutemoin de lui Est ce qui plie sous toi et de lantique Joie tout pouvoir a pris sa croissance

Et chaque fois quest sensible agrave mon cœur Une forme vivante et que seacuteclaire ce qui tient

[de toi sa figure Et quen son berceau sest endormi pour moi Deacutelice le temps toujours en marche

42 43

Cest toi quaLors jentends Cronide et que je [reconnais

Maicirctre sage qui comme nous fils Du temps donnes des lois et ce qui

( ~

Sabrite dans lombre sainte proclames

Le Zeus laquo plus proprement lui-mecircmeraquo et qui laquo donne des lois raquo comme le dieu quAntigone nomme laquo mon Zeus raquo est ainsi celui qui se remeacutemorant sa propre ligneacutee redevient le fils de Cronos et reconnaicirct que cest de lui que proshyvient tout ce qui est sien Lavegravenement de Zeus agrave leacutenigmatique figure du Pegravere du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-mecircme son virage jusquagrave ce qui lui est essentiellement natif son retour de lexcentrishyciteacute relaUve de lart au secret plus difficile agrave conqueacuterir de la nature dont le contraste tout puissant domine mecircme le divin

Enigme est tout ce qui source pure a jailli [Mecircme

Le poegraveme agrave peine sait-il le deacutevoiler Car Tel tu pris le deacutepart tel tu persisteras Si prenante nous soit la neacutecessiteacute Et lœuvre du dressage rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-neacute (43)

Mais quel est le temps de Zeus redevenu Pegravere

(43) Der Rhein strophe 4 (G E St 2 p 143)

du Temps autrement dit du Zeus laquo plus propreshyment lui-mecircme raquo Le temps mecircme de la trashygeacutedie celui quimiddot souvre agrave lhomme sil se risque jusquagrave laccouplement du dieu-et-homshyme et qui degraves lors se reacuteduit au vide de sa pure laquo condition raquo de telle sorte que Zeus comme Pegravere du Temps est bien moins apparition antishyphanique que deacutetournement cateacutegorique agrave quoi reacutepond de la part des hommes la volte purifishycatrice qui les ramegravene agrave leur terre ougrave jusquagrave la mort immeacutediate ou tardive cest tragiqueshyment quils font face au retrait du divin

Ainsi nous pressentons dans lAntigone de Hocirclderlin ougrave apparaicirct la figure du Pegravere du Temps un approfondissement de la penseacutee du tragique telle quelle portait deacutejagrave la trageacutedie dŒdipe Cet approfondissement renvoie agrave son tour agrave deux diffeacuterences qui relativement agrave Œdipe vont porter Antigone au comble dun presque insoutenable eacuteclat

La premiegravere de ces diffeacuterences a trait agrave la composition mecircme de la trageacutedie comme ajoinshytement lun agrave lautre des deux laquo principes raquo quelle met en scegravene ceux que Hocirclderlin nomshyme das UnfecircYrmliche et das Allzuformliche ce qui se deacuterobe au formel et lexcessivement formel Loin quils soient seulement opposeacutes comme dans Ajax ou mecircme dans Œdipe Antishygone nous les montre poseacutes lun par rapport agrave lautre agrave eacutegaliteacute si bien que les eacuteveacutenements sy deacuteploient dans loptique dune impartialiteacute que

44 45

Hocirclderlin va jusquagrave qualifier de reacutepublicaine Aucun des deux protagonistes na le moindre avantage sur lautre Ils ne diffegraverent dit le poegravete que selon le temps comme deux coureurs de mecircme force dont lun ne perd agrave bout de souffle que parce quil est parti le premier Si lautre gagne cest simplement pour- navoir pris quensuite le deacutepart Mais qui perd et qui gagne Hocirclderlin ne le dit pas explicitement Peut-ecirctre est-il permis de penser que Creacuteon gashygne car il nentre dans la compeacutetition quapregraves le deacutefi dAntigone Il lui reste donc plus de souffle Mais gagne-t-il vraiment Et la vie qui lui reste en partage nest-elle pas encore plus deacuteplorable que le destin dAntigone Cest pourquoi on peut comprendre aussi avec W Schadewaldt que cest Creacuteon qui perd pour avoir par son eacutedit pris les devants et quAnshytigone gagne parce quelle nagit que reacuteactishyvement agrave Creacuteonraquo (44) Mais sagit-il mecircme de Creacuteon et dAntigone Le grand moment de limpartialiteacute tragique dont parle Hocirclderlin est le chœur qui preacutecegravede immeacutediatement larriveacutee de Tireacutesias Ce chœur insolite dit Hocirclderlin sajointe on ne peut mieux agrave lensemble et sa froide impartialiteacute est chaleur preacuteciseacutement dans la mesure ougrave elle est si proprement de mise

Dans le chœur dont il est question (vers 944 agrave 987 de la trageacutedie de Sophocle) sont eacutevoqueacutes

(44) W SCHADEWALDT op dt p 59

successivement trois destins qui preacutefigurent le destin du heacuteros tragique celui de Danaeacute celui du fils de Dryas celui des deux fils de Phineacutee Mais Danaeacute qui navait eacuteteacute cacheacutee dans une prison souterraine que par la prudence de son pegravere change ici de nature Cest maintenant des dieux quelle devient la victime Degraves lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature Hocirclderlin eacutecrira donc au lieu de elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux dor

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Le lecteur reste ici perplexe non pas tant agrave caushyse de la transformation apporteacutee que parce que Sophocle semble bien plutocirct parler de la seshymence de Zeus que plus geacuteneacuteralement du devenir Faut-il penser ici comme le rappellent Helligrath Reinhardt et Schadewaldt que la connaissance que Hocirclderlin avait du grec eacutetait limiteacutee Dautres laquo eacutecarts de traductionraquo pourshyraient autoriser la mecircme conclusion Toutefois ajoute Karl Reinhardt (45) mecircme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans lembarras quant agrave la nature des modifications introduites par la traduction Sur ces modifications Hocirclderlin sest cependant exshypliqueacute lui-mecircme dans une lettre de septembre

(45) HOiderlin und Sophokles in HOiderlin (Mohr-Siebeck Tuumlshybingen 1961) pp 297 sqq

46 47

1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

48

de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

~ 49

1

rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

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laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

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Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

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jusquagrave lui Un projet longuement porteacute et maintes fois remis en chantier par Holderlin a eacuteteacute en effet deacutecrire une laquo vraie trageacutedie modershyne raquo Il sagit de cet Empeacutedocle dont nous avons au moins trois versions Mais quest-ce que lart tragique et dabord quest-ce que lart

Art (-rrxYti) est penseacute par Aristote en correacutelashytion avec nature ( fIUfJt ) Aristote eacutecrit T Tix~f oUprTltX t1 fIvm (3) lart imite la nature Mais un peu plus loin il preacutecise t2 I1h tftmAgravecT 2 Yi fI~(iIi~UltXTri x1ltpylil1ltxu6GtI -rltx n lfUiTCl (4) La nuance ici est essentielle cc Dun cocircteacute lart megravene agrave son terme ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir œuvreacute de lautre il imite raquo Comment comshyprendre Est-ce quil fait tantocirct ceci tantocirct cela Ou est-ce que son essence est de ne faire ceci quen faisant aussi cela Lart prendrait ainsi des distances par rapport agrave la nature neacutetant pourtant pleinement art que dans la mesure ougrave il retrouverait avec la nature cest-agraveshydire avec le ( natif raquo une affiniteacute plus essenshytielle Cest bien ainsi que Hocirclderlin entendait ou aurait entendu Aristote

Dougrave la distinction quil fait entre ce qui est natif natal naturel et ce qui est le terme dun effort de culture ou dit-il encore dimaginashytion Le propre de leffort de culture est de seacuteloigner au maximum de la nature cest-agraveshy

(3) Physique 194 a 21-22 (4) Ibid 199 a 16-18

dire de ( mener agrave terme ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir œuvreacute raquo Mais lart nest pleishynement art que par ce que Hocirclderlin nomme insolitement vaterliindische Umkehr le reshytournement la volte qui revient jasquagrave lesshyi sence mecircme du natif1middot

Ici notre rapport au monde grec ne peut ecirctre

preacuteciseacute que comme contraste fondamental Les Grecs sont essentiellement les laquo fils du feu raquo Le panique originel de cette filiation Nietzsche le repreacutesentera par leacutevocation de Dionysos Hocirclderlin disait au contraire Apollon laquo Apolshy

i lon nest pas pour Holderlin ce quil repreacutesenshytera pour une conscience plusmoderne agrave savoir le dieu qui preacuteside dans la clarteacute agrave la creacuteation des formes plastiques Il est pour lui tout au contraire leacuteleacutement dont la puissance provoque au tumulte de leacuteveil le laquo feu du ciel raquo Non pas un contraire absolu de Dionysos mais bien son plus haut accomplissement comme lextrecircshyme de la force virile Cest agrave partir de lagrave quil faut comprendre ce mot du poegravete laquo Je puis bien dire quApollon ma frappeacute raquo (5) raquo

Tout leffort laquo culturel raquo de lart grec va ecirctre de se deacuteprendre de cette nature orageusement panique qui est le fond mecircme de la nature grecque ce quelle a doriental dira Holdershylin (6) pour tenter laccegraves du domaine le

(5) Ludwig von PIGENOT HOiderlin (Munich 1923) (6) Lettre agrave Wilmans du 28 septembre 1803 (Grande Edition

de Stuttgart t 6 p 434)

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plus opposeacute celui de linstitution ou du statut (Satzung) ceurost~agrave-dire de la diffeacuterenciation et de leacutequilibre selon lesquels le tumulte aorgishyque (7) est finalement organiseacute Dougrave

Voici encore une affirmation leacuteleacutement purement natif perdra de sa preacutepondeacuterance agrave mesure que progressera la formation Cest pourquoi les Grecs ont eu de la peine agrave se resshysaisir bien que depuis Homegravere ils aient excelleacute (exceller cest ici le propre de lart) dans lexposhysition (la composition organique par contraste avec le tumulte aorgique dont ils eacutetaient plus originellement plus ( orientalement raquo signeacutes) Cet homme extraordinaire eacutetait dune acircme assez capable daccueil pour semparer comme dun butin de la sobrieacuteteacute junonique de lOccishydent au profit de son royaume dApollon sapshypropriant ainsi un eacuteleacutement eacutetranger (8)

Le propre de lart homeacuterique est donc lapshypropriation ( culturelleraquo de ce qui est le plus opposeacute agrave la nature orientale des Grecs

Hocirclderlin ajoute aussitocirct Chez nous cest linverse Nous ne sommes pas en effet ces fils du feu que furent nativement les Grecs Je crois que la clarteacute de lexposition nous est aussi naturelle et essentielle que la flamme ceacuteleste est naturelle aux Grecs La clarteacute de lexposishytion Les Allemands dira Heidegger ( la forshy

(7) Remarques sur Antigone (8) Lettre agrave Bohlendorf du 4 deacutecembre 1801 (G E St 6

p 426)

ce de la conceptioh lart du projet eacutechafauder et enegravelore mettre en place cadres et cases deacutemembrer et remembrer cest cela qui les entraicircne egraveomme une force naturelleraquo (9) Cest pourquoi affirme Hocirclderlin en parlant des Grecs il nous est plus facile de les surpasser dans lexpression de la beauteacute passionneacutee que dans leur homeacuterique preacutesence desprit et leur sens de lexposition Ce nest nullement un paradoxe Cest dans le contraire de ce que nativement nous sommes quil nous est plus facile dexceller Y a-t-il lagrave quelque eacutecho de

Diderot et de son Paradoxe du Comeacutedien 1

t~ Quand il dit par exemple de Mademoiselle Clairon ( Elle est lacircme dun grand manneshyquin qui lenveloppe ses essais lont fixeacute sur

~ elle raquo Toujours est-il que le mouvement de lart moderne visant le contraire de la nature moderne vise par lagrave mecircme le contraire de ce

~ que visait lart grec Il vise lexpression patheacuteshytique Il excelle agrave conqueacuterir la dimension de laorgique et du panique ou dit encore Hocirclshy

ir derlin le climat de lenthousiasme excentrique 1

Mais si lart selon la leccedilon dAristote ( megravene r ainsi agrave son terme ce que la nature a eacuteteacute incapashyble davoir œuvreacute il nest pleinement lui-mecircme que dans la mesure ougrave plpital -rY~ lV1I imitant

ir la nature il remonte jusquagrave une affiniteacute plus essentielle avec celle-ci Toutefois cette reshy

(9) HEIDEGGER Erliiuterungen zu HOiderlins Dichtung p 84

15 ~4

monteacutee ou plutocirct ce retournement sur soi jusshyquau natif est si ardu que cest geacuteneacuteralement leacutechec mecircme de lart - en particulier de lart grec Dougrave ces vers dun fragment tardif

Leur volonteacute fut certes dinstituer Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra (10)

Il en est de mecircme chez nous bien que ce soit agrave la lettre linverse Nous faire redevenir sciemment ce que nous sommes nativement pour ainsi devenir lui-mecircme en nous rendant

)I~O~Tex Ti 1IOtp 1I~ctb orolt c-h oltraex (11)

- en nous mettant en connaissance de ce qui nous est agrave porteacutee du pied cest-agrave-dire du partage dont nous sommes Ce vers de Pindare preacutecegravede immeacutediatement ceux que cite Valeacutery en eacutepishygraphe au Cimetiegravere marin Tout le poegraveme dit le contraste entre lextase paniquement apolshylinienne de Midi ougrave toute diffeacuterenciation se perd et lappel au mouvement qui est la diffeacuteshyrencia tion et la vie Ici la poeacutesie se deacuteprend preacuteciseacutement du laquo paniqueraquo pour revenir agrave la

(10) Œuvres complegravetes de HOlderlin (G E St 2 p 228) (11) Troisiegraveme Pythique

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sobrieacuteteacute deacutegriseacutee Le Cimetiegravere marin serait-il en ce sens un poegraveme du retournement qui rapashytrie Donc selon Hocirclderlin un vrai poegraveme moderne - Laissons la question provisoireshyment sans reacuteponse

Ayant ainsi eacuteclaireacute en suivant agrave l~ fois Arisshytote et Hocirclderlin la nature de lart en geacuteneacuteral demandons-nous maintenant ~ en quoi consiste lart tragique Quest-ce que la trageacutedie Mais ici Hocirclderlin nengage pas seulement un diashylogue avec les Grecs en geacuteneacuteral mais plus particuliegraverement un dialogue avec Sophocle Preacutecisons donc la question quest-ce que le tragique de Sophocle

Le tragique de Sophocle aux yeux de Hocirclshyderlin nest pas en effet un tragique comme celui dEschyle ou dEuripide mais un tragishyque tregraves singulier Disons dun mot quil est le tragique du retrait ou de leacuteloignement du divin Hocirclderlin dira Gottes Fehl le deacutefaut de Dieu (12) Tout le tragique de Sophocle preacuteshycisera Karl Reinhardt sans toutefois se reacutefeacuterer expresseacutement agrave Hocirclderlin laquo weist auf das Ratsel der Grenze zwischen Mensch und Gott raquo - fait signe vers leacutenigme quest la frontiegravere entre homme et Dieu (13) Cest en cela quil est si diffeacuterent du tragique dEschyle pour qui la limite nest nullement eacutenigme Les hommes

(12) Dichterberuf (G E st tome 2 p 48) (13) Karl REINHARDT Sophokles (Frankfurt am Main 1947)

p 11

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ici outrepassent la limite et bien souventmiddot malshygreacute les avertissements des dieux Ils loutrepasshysent dit Homegravere aUgraveTOI atpYim ampTlXaalX)I~la deux-mecircshymes par leurs attentats agrave eux et ceci ugraveIItPl-0POlli

en allant plus loin que ce qui leur est assigneacute en partage (14) Ainsi Eacutegisthe ou Xerxegraves - et sur un autre plan Promeacutetheacutee LactiQn tragishyque est lhistoire du retour agrave lordre que neacutecesshysite la violation de la limite Avec Sophocle au contraire cest la limite elle-mecircme qui se deacuteroshybe et le heacuteros saventure dangereusement dans la beacuteance dun entre-deux dougrave finalement lui vient sa perte A Creacuteon qui justifie sa deacutecision concernant Eteacuteocle et Polynice par la diffeacuterence entre xftiaT6 (Eacuteteacuteocle) et X1XX6 (Polynice) Teacute

)Ide reacuteplique Antigone - qui sait (15) Qui sait si en bas la sainteteacute est dagir ainsi Hocirclderlin souligne ce qua dllnique le langage tragique de Sophocle - Eigentliche Sprache des Sophokles proprieacuteteacute incomparable de la langue dans Sophocle - car ajoute-t-il Eschyshyle et Euripide sentendent mieux agrave objectiver la souffrance et la colegravere mais moins le sens de lhomme dans sa marche sous limpensable

Nous pouvons maintenant lire le deacutebut de la troisiegraveme partie des Remarques sur Œdipe La preacutesentation du tragique repose principaleshyment sur ceci que le formidable comment le

dieu-et-homme saccouple et comment dans

(14) Odysseacutee I vers 33-34 (15) Vers 520-521

leffacement de toutes limites deviennent un dans la fureur la puissance panique de la na- ture et le treacutefonds de lhomme se conccediloit par ceci que le devenir-un illimiteacute se purifie par une seacuteparation illimiteacutee

Quelle est donc cette seacuteparation illimiteacutee par laquelle se purifie le devenir-un illi1niteacute du dieu-et-homme Dans le se purifie il nest pas trop difficile de percevoir leacutecho de la Catharsis dAristote Le sujet de Hocirclderlin est donc bien le sujet mecircme dAristote quand il traite de la trageacutedie Mais en quoi ici la Catharsis se proshyduit-elle par la seacuteparation sans reacuteserves agrave linshyteacuterieur du devenir-un illimiteacute

Cest que pour Hocirclderlin interpregravete de Soshyphocle laffrontement du divin et de lhumain - laccouplement dit-il plus hardiment - qui est le sujet mecircme de la trageacutedie comporte la plus eacutenigmatique des mutations celle quil nomme par rapport au divin lui-mecircme le deacuteshytournement cateacutegorique

Cette locution pour le moins insolite peutshyecirctre nest-il pas excessif de linterpreacuteter comme une transposition intentionnelle de limpeacuteratif cateacutegorique de Kant pour qui les sentiments de Hocirclderlin sont dadoration pour linstant jai de nouveau chercheacute refuge aupregraves de Kant comme je le fais toujours quand je ne puis me souffrir (16) Mais surtout laquo Kant est le Moiumlse

(16) Lettre agrave Neuffer du deacutebut deacutecembre 1795 (G E St 6 p 187)

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de notre nation il la tireacutee de lengourdisseshyment eacutegyptien et la conduite dans le libre deacuteshysert de sa speacuteculation il a rameneacute de la monshytagne sainte la loi qui est vigueur Sans doute continuent-ils toujours agrave danser autour de leurs veaux dor et leur pot-au-feu leur manque beaucoup ils devraient bien eacutemigrer dans le plein sens du mot gagner une solitude quelshyconque pour se deacutecider agrave cesser decirctre les sershyviteurs de leur ventre et agrave abandonner les coutumes et opinions mortes priveacutees dacircte et de sens sous lesquelles geacutemit presque inaudishyble et comme profondeacutement incarceacutereacute ce que leur nature vivante a de meilleur raquo (17) Ici tous les mots portent La loi est bien celle de limpeacuteratif cateacutegorique Sa reacuteveacutelation est un appel agrave ce que notre nature vivante a de meilshyleur agrave savoir la sobrieacuteteacute native dont nous sommes les fils La morale kantienne deacutegrise lhomme daujourdhui de sa preacutetention agrave laquo enshytendre la langue de la raison intuitiveraquo qui est dit Kant la laquo langue des dieux raquo et non celle des laquo fils de la terre raquo que nous somshymes (18) Que limpeacuteratif cateacutegorique au sens kantien recegravele en lui quelque chose du deacutetourshynement cateacutegorique tel que le nommera Hocirclshyderlin cest assez clair La morale kantienne est exclusive de toute theacuteophanie Elimination de la morale theacuteologique au profit dune theacuteoshy

(17) Lettre agrave Karl Oock du l janvier 1799 (O E St 6 p 304) (18) Lettre agrave Johann Oeorg Hamann 6 avril 1774 (Œuvres Ed

Cassirer IX 122)

logie morale elle nest plus vISion de Dieu mais retrait deacutejagrave du divin La loi est le docushyment le plus propre dun tel retrait Si Dieu est preacutesence cest agrave lexclusion de toute laquo repreacuteshysentation intuitive ))

Leacuteveacutenement le plus essentiel de lbistoire du rapport du divin et de lhumain est dit Hocirclshyderlin dans lEacuteleacutegie Pain et Vin que

Le Pegravere a deacutetourneacute des hommes son visage

Sans doute il continue agrave vivre et œuvrer sans fin mais par-dessus nos tecircte$ lagrave-haut dans un monde tout autre La tacircche la plus propre de lhomme celle qui lui est confieacutee en service et en souci est degraves lors dapprendre agrave endurer ce deacutefaut de Dieu qui est la figure la plus essenshytielle de sa preacutesence Savoir faire sienne une telle tacircche cest entrer dans la dimension la plus propre du tragique et de la trageacutedie (Trauer-spiel) Cest en effet agrave partir de ce deacutetournement cateacutegorique du divin que le deuil (das Trauern) commenccedila de reacutegner sur la tershyre

AIs der Vater gewandt sein Angesicht von den [Menschen

Und das Trauern mit Recht uumlber der Erde [begann (19)

(19) Brot und Wein (O E St 2 p 94)

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Lassonance en allemand de Trauern Trauer (deuil) Trauerspiel (trageacutedie) nous ne troushyvons en franccedilais rien qui lui corresponde le franccedilais nayant aucun mot proprement franshyccedilais pour dire ce que dit le grec TpCl)~~iCl qui neacutevoque dailleurs directement que le sacrishyfice dun bouc Il se trouve au contraire quici la langue allemande pense par elle-mecircme du seul fait quelle parle

Pour Hocirclderlin le tragique de Sophocle est ainsi le document essentiel de ce deacutetournement cateacutegorique du divin qui est agrave ses yeux lesshysence mecircme de la trageacutedie et que ni Eschyle ni Euripide nont reacuteussi agrave laquo objectiverraquo aussi pleinement Et dans Sophocle ce sont plus particuliegraverement les deux trageacutedies contrasteacutees dŒdipe et dAntigone qui vont repreacutesenter ce que le poegravete tragiqqe tente de repreacutesenter agrave savoir le rapport de lhomme agrave cette Trauer quest le deacutetou~ement cateacutegorique Dougrave ainsi se dresse Heacutemon dans Antigone ainsi Œdipe lui-mecircme au cœur de la trageacutedie dŒdishype

Eacutetudions dans cette optique dabord la strucshyture de la trageacutedie dŒdipe puis celle dAntishygone

Que lŒdipe de Sophocle soit la trageacutedie du

deacutetournement cateacutegorique cest plus eacutevident que pour Antigone Œdipe est en effet amp6co

(vers 661) dans tout la force du terme Non pas atheacutee mais deacuteserteacute autant quil est possible par le dieu qui se seacutepare et se deacutetdUrne de lui Mecircme quand le laquo crime ancienraquo dont il suit la piste avec tant dacharnement est enfin deacuteshycouvert il semble que le ciel refuse dira Valeacuteshyry de laquo se deacuteclarer raquo Œdipe au lieu decirctre foudroyeacute par les dieux est au contraire voueacute agrave la solitude dune longue deacuteambulation tershyrestre qui aboutira agrave une seconde trageacutedie dont la premiegravere nest que le preacutelude Ce nest en effet que b xPOY lClXp6i quil lui sera donneacute de doubler enfin le cap de cette vie porteuse deacutepreuves - XClIfC1Y TOy TCI)eacute1fpQY ~ioY (Œdipe agrave Colonne v 88 agrave 91) Quel est dans lintervalle son destin Apprendre agrave assumer cest-agrave-dire agrave faire sien un tel abandon (v 7 a~lp)c)

Tp)CIY Voilagrave ce que les eacutepreuves avec laide du tempsdans sa grandeur mapprennent non moins que ma naissance en tiers

Cette seconde vie dŒdipe dont la passion la plus propre est le deacutetournement cateacutegorique du divin constitue la plus extrecircme excentriciteacute par rapport agrave ce qui pour les Grecs est nature agrave savoir ce tapport agrave lUn-Tout dont ils sont nashy

tivement transis Nul plus quŒdipe ne se difshyfeacuterencie davantage de lunification aorgique et panique dont il garde si longuement et si pashytiemment le retrait~ Aux antipodes de lemporshy

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tement empeacutedocleacuteen qui se preacutecipite dans la mort Œdipe eacutepargneacute par la mort et devant apprendre agrave mener une longue vie de mort en sursis correspond dans le monde grec au plus haut triomphe de lArt prenant du champ par rapport agrave la Nature La trageacutedie dŒdipe est

i dans le monde grec le chef-dœuvre laquo culturelraquo par excellence Cest pourquoi lart de Sophocle y est pour nous insurpassable Et cest pourquoi aussi pour nous qui sommes le contraire des Grecs Œdipe constitue un modegravele indispenshysable si nous voulons cesser de briller dans lenthousiasme excentrique pour eacutecrire enfin une vraie trageacutedie moderne cest-agrave-dire non pas une trageacutedie de la mort violente comme le reacuteclame la nature grecque mais une trageacutedie de la mort lente plus essentiellement conforme agrave notre nature Car cest lagrave le tragique chez nous que nous quittions tout doucement le monde des vivants empaqueteacutes dans une simple boicircte Un tel destin nest pas aussi imposant mais il est plus profond Et ici les Remarques sur Antigone font eacutecho agrave la lettre agrave Bocirchlendorf que nous venons de citer une forme dart vraishyment conforme agrave ce qui nous est natif il lui reviendrait decirctre une parole plutocirct effectiveshyment meurtrissante queffectivement meurtriegraveshyre elle ne devrait pas trouver son aboutisseshyment propre dans le meurtre ou la mort mais puisque cest lagrave cependant que le tragique doit ecirctre saisi se deacuteployer plutocirct dans le goucirct dŒdipe agrave Colonne de telle sorte que la parole

qui sort de la bouche inspireacutee de Tireacutesias soit terrible et quelle tue sans quil y ait lieu ceshypendant de la rendre sensible agrave la maniegravere des Grecs dans un esprit athleacutetique et plastique ougrave la parole sempare de lecirctre corporel dont elle effectue la mise agrave mort

Ainsi Œdipe est la trageacutedie du deacutetournement cateacutegorique auquel fait face de son cocircteacute le deacuteshytournement de lhomme assumant le partage dune vie dans laquelle il seacutetablit agrave demeure reacutepondant agrave linfideacuteliteacute divine par une autre infideacuteliteacute qui aux antipodes de latheacuteisme vulgaire est gardienne de linfideacuteliteacute du dieu dont le deacutefaut degraves lors ne cesse decirctre secours Tel est le laquo moment raquo essentiel de la trageacutedie A cette limite lhomme soublie lui parce quil est tout entier agrave linteacuterieur du moment le dieu parce quil nest plus rien que temps et de part et dautre on est infidegravele le temps parce quen un tel moment il se deacutetourne cateacutegoriquement et quen lui deacutebut et fin ne se laissent plus du tout accorder comme des rimes lhomme parshyce quagrave linteacuterieur de ce moment il lui faut suivre le deacutetournement cateacutegorique et quainsi par la suite il ne peut plus en rien seacutegaler agrave la situation initiale

Il serait difficile de trouvermiddot depuis que le monde est monde un texte qui dise tant en si peu de mots et avec une densiteacute si compacte On seacutetonne que cette phrase ait pu ecirctre imprishymeacutee telle quelle comme elle le fut pourtant

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dans le livre publieacute en 1804 agrave Francfort par Friedrich Wilmans et deacutedieacute agrave la princesse Aushygusta de Hombourg

A cette limite lhomme soublie lui parce quil est tout entier agrave linteacuterieur du moment Wolfgang Schadewaldt dans sa belle introducshytion agrave la reacuteeacutedition des Trageacutedies de Sophocle traduites par Holderlin eacutecrit agrave ce sujet laquo Cela signifie que dans une telle tribulation du temps lhomme ne pense plus en direction ni de larriegravere ni de lavantraquo (20) Ce commenshytaire de Schadewaldt consonne exactement avec les derniers vers dun poegraveme que Schashydewaldt ne cite pas mais qui date vraisemblashyblement de la mecircme eacutepoque que les Remarshyques

Et toujours Au chaos va une nostalgie Mais beaucoup est

~A contenir Et il Y faut la fideacuteliteacute

Ni en avant pourtant ni en arriegravere nous ne [voulons

Regarder Nous laisser bercer comme

Dans la barque oscillante de la mer (21)

Cest ainsi que lhomme soublie dans le moshyment qui met en fuite et sa meacutemoire et son attente en faveur de lapparition dun preacutesent qui le contient et qui le berce comme la barque

(20) Sophokles Tragedien deutsch von Friedrich Helderlin (Fischer 1957) p 39

(21) G E St 2 p 197

oscillante de la mer Il soublie cest-agrave-dire se libegravere certes des coutumes et opinions mortes priveacutees dacircme et de sens que nommait la lettre du 1er janvier 1799 Mais non moins de la nosshytalgie empeacutedoc1eacuteenne de brusquer ou de forcer le moment en preacutetendant sunir dun hond avec le foyer de lUn-Tout Un tel oubli est donc pour lhomme la naissance dune meacutemoire de luishymecircme plus profonde que tout ce quil se savait ecirctre jusquici Sil Y faut la fideacuteliteacute plus essenshytielle encore est linfideacuteliteacute ougrave il se deacutetourne comme un traicirctre assumant ainsi la diffeacuterenciashytion par laquelle en correspondance avec le deacuteshytournement cateacutegorique du divin il est plus aushythentiquement lui-mecircme que par la nostalgie de lUn-Tout En dautres termes si comme le dit le poegraveme beaucoup est agrave contenir (Vieles aber ist zu behalten) cest linfideacuteliteacute divine qui est comme le disent les Remarques am besten zu behalten cest elle quil faut apprendre agrave conteshynir en soi le mieux possible Alors seulement le cours du monde sera sans lacune et la meacuteshymoire du divin neacutechappera pas Lhomme dun tel retournement ou si lon veut dune telle volte ou mieux encore dune telle reacute-volte nest donc pas un reacutevolteacute au sens ordinaire du mot Car la reacutevolte au sens du retour au natif loin de preacutecipiter les hommes dans la freacuteneacutesie de limpreacutecation comme Promeacutetheacutee dans la trashygeacutedie dEschyle est lapparition dans le monde dune eugraveafi] (Antigone vers 924) dune pieacuteteacute cest-agrave-dire dune correspondance au divin sans

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preacuteceacutedent qui fut deacutejagrave le partage dŒdipe qui sera la barque de lhumaniteacute moderne et que porteront agrave la parole les derniers poegravemes de Hocirclderlin dans lesquels dit Beda Allemann sont laquo maintenus seacutepareacutes des mondes qui aushytrement ne pourraient que se corrompre en se meacutelangeant raquo (22)

On ne peut sempecirccher ici de penser agrave noushyveau agrave Kant et agrave la pieacuteteacute kantienne si attentive

en son laquo seacuteparatisme raquo (23) agrave maintenir la distinction entre ce que le philosophe appelle pheacutenomegravene et noumegravene et agrave eacuteliminer ce quil nomme degraves 1770 sensitivœ cognitionis cum inshytellectuali contagium en maintenant chez elle la connaissance humaine de sorte que ses prinshycipia domestica ne transgressent plus leurs limites (terminos suos) pour aller dans la conshyfusion porter atteinte agrave limmaculeacute que doit rester le monde intelligible Ce rapprochement peut surprendre La meacuteditation de Kant est pourtant si essentielle agrave la penseacutee de Hocirclderlin que comme nous lavons rappeleacute plus haut laquo cest aupregraves de lui que toujours il chercheacute un refuge quand il narrive plus agrave se souffrir raquo Retenons simplement que Hocirclderlin approfonshydit la penseacutee kantienne dans un tout autre sens non seulement que Fichte dont en 1794 il suishyvit les cours agrave Ieacutena mais que ses amis Hegel

(22) Beda ALLEMANN HOlderlin et Heidegger traduction Franshyccedilois Feacutedier (PUF 1959) p 171

(2l) Conflit des Faculteacutes eacutedition citeacutee VII p 386

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et Schelling dont lIdeacutealisme tentera au conshytraire deacuteliminer de la philosophie la distinction radicale que Kant y avait sinon eacutetablie du moins fondeacutee et maintenue un tel Ideacutealisme eacutetant peut-ecirctre dira Heidegger laquo loubli croisshysant de ce pour quoi Kant avait livreacute bashytaille )) (24)

Mais revenons aux Remarques sur Œdipe Pourquoi apregraves avoir dit que lhomme renvoyeacute agrave lui-mecircme par le deacutetournement cateacutegorique du divin soublie Hocirclderlin ajoute-t-il que le Dieu du deacutetournement cateacutegorique nest plus rien que temps Deux lignes plus haut il avait preacuteciseacute quagrave la limite extrecircme de la souffrance ne subsiste en effet plus rien que les conditions du temps ou de lespace Ici la reacutefeacuterence agrave Kant est encore plus transparente que tout agrave lheushyre le rapport du deacutetournement cateacutegorique avec limpeacuteratif cateacutegorique et que agrave linstant celui de linfideacuteliteacute divine avec le caractegravere inconnaissable du noumegravene Les conditions du temps ou de lespace signifient en langage kanshytien ce par quoi le temps ou lespace sont essenshytiellement eux-mecircmes abstraction faite des laquo affectionsraquo qui seules leur donnent un COllteshynu Kant nomme aussi ces laquo conditionsraquo les formes pures ou vides du temps ou de lespace Le dieu qui nest plus rien que temps le temps eacutetant lui-mecircme reacuteduit agrave ce qui en lui est pure laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave sa forme pure et

(24) Kant et le problegraveme de la Meacutetaphysique sect 45

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vide nest-il pas degraves lors le retrait mecircme ou le deacutetournement du dieu tel quil laisse lhomshyme face agrave limmensiteacute vide du ciel sans fond Le dieu nest plus degraves lors ni un pegravere ni un ami ni mecircme un adversaire agrave combattre Il nest plus que ce que Baudelaire nommera laquo lazur du ciel immense et rondraquo (25) et Valeacutery laquo cette immense horloge de lumiegravere qui mesure ce quelle manifeste et manifeste ce quelle mesure ) (26) mais sous laquelle se deacuteploie jusquen ses plus extrecircmes lointains la vie habishytante (27) des mortels Ce plein ciel de linfideacuteshyliteacute divine dougrave pourtant nous viennent les coups de lheure au timbre dor (Antigone v 950) est celui qui ne cesse de ceacuteleacutebrer la poeacutesie la plus tardive de Hocirclderlin

Dans la tendre clarteacute du bleu fleurit En un toit de meacutetal le clocher Autour Plane lappel des hirondelles Le bleu lentoure agrave remuer lacircme Le soleil Passe au-dessus altier et colore le zinc Mais dans le vent lagrave-haut paisible Crie la girouette (28)

Sous lassaut de lazur et de sa lumiegravere qui traverse de part en part le seacutejour des hommes dans leacutebranlement aussi de lorage et de ses

(25) La Chevelure (26) Mauvaises penseacutees et autres Corti 53 (27) G E St 2 p 312 (28) Ibid 2 p 372

eacuteclairs qui restent agrave leur guise la beacuteneacutediction du dieu inaccessible le cœur demeure pourtant ferme car il sait maintenant porter aussi le vide du ciel sans fond Nous lisons dans le poegraveme dont nous venons de traduire tant bien que malles premiers vers

Dieu est-il inconnu Est-il manifeste comme le ciel Voilagrave Ce que plutocirct je crois

laquo Un tel questionnement ne renvoie preCIse Beda Allemann agrave aucune alternative Etre manifeste comme le ciel libre et vide cest bien plutocirct la maniegravere propre agrave Dieu decirctre infidegravele aux hommesraquo (29) Faut-il donc seacutetonner que vers la fin du mecircme poegraveme reparaisse limage dŒdipe Celui dont le destin fut preacuteciseacutement davoir agrave correspondre au deacutetournement cateacuteshygorique eacutetant appeleacute dit Hocirclderlin dans un climat de peste de confusion desprit de proshypheacutetisme universellement exciteacute au milieu dun temps mort agrave vivre la communication reacuteshyciproque du divin et de lhumain dans la figure totalement oublieuse de linfideacuteliteacute telle quelle ouvre un deacutesert panique du temps et de lespace lagrave ougrave jusquici reacutegnait le temps homeacuteshyrique autrement dit le temps

ougrave le ciel sur la terre

(29) Op cil p 238

30 31

Marchait et respirait dans un pe u pie de [dieux (30)

Nous en arrivons maintenant agrave la troisiegraveme difficulteacute de notre texte Pourquoi Hocirclderlin dit-il enfin que le temps qui prend naissance avec le deacutetournement cateacutegorique ce temps reacuteduit agrave sa laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave la pureteacute de son vide ne laisse plus rimer en lui deacutebut et fin Si lon cherche agrave comprendre cette affirshymation singuliegravere en dehors du contexte et comme une proposition sur le temps en geacuteneacuteral le risque est grand quelle demeure impeacuteshyneacutetrable Il nen est plus de mecircme si lon entend deacutebut et fin non pas comme des cashyractegraveres dun processus temporel en geacuteneacuteral mais comme le deacutebut et la fin de la trageacutedie Dans les premiegraveres lignes des Remarques sur Antigone Hocirclderlin reprenant ce quil avait deacuteveloppeacute agrave propos dŒdipe preacutesente les trashygeacutedies dŒdipe et dAntigone comme larticushylation de deux parties seacutepareacutees et ajointeacutees par une ceacutesure de telle sorte dit-il que dans le deuxiegraveme cas leacutequilibre sincline davantage du deacutebut vers la fin que de la fin vers le deacutebut Dougrave entre les deux trageacutedies une diffeacuterence de rythme Dans les deux cas cest lintervenshytion divinatoire de Tireacutesias qui constitue la ceacutesure cest-agrave-dire le moment exact agrave partir duquel sembrase et se preacutecipite le mouvement

(30) A de MUSSET deacutebut de Rolla

excentrique quest pour lhomme laccoupleshyment du dieu-et-homme Mais ce qui preacutecegravede la ceacutesure seacutetend beaucoup plus longuement dans Antigone que dans Œdipe si bien que la fin doit y ecirctre pour ainsi dire proVeacutegeacutee contre cette extension du deacutebut alors que dans Œdipe leacutequilibre seacutetablit selon une proportion invershyse des deux parties Reste cep~ndant que dans les deux trageacutedies cest lapparition dune telle ceacutesure qui selon le mot de Hocirclderlin dans le Fragment dHyperion que Schiller avait publieacute degraves 1794 dans sa revue Neue Thalia fait eacuteclater le grand secret celui qui donnera la vie ou la mort

Lintervention du devin dans laction tragishyque nest pas propre aux trageacutedies de Sophocle Dans lAgamemnon dEschyle par exemple agrave peine Agamemnon entreacute dans son palais Casshysandre voit comme agrave travers les murs saccomshyplir le crime puis preacutevoit larriveacutee dOreste Mais ici la clameur de la voix propheacutetique na pas la signification dune laquo ceacutesure raquo Elle est bien plutocirct la confirmation de ce qui eacutetait deacutejagrave attendu A peine la lumiegravere de la flamme anshynonciatrice de la prise dIlion a-t-elle troueacute la nuit que deacutejagrave tout est dit

Cest par ougrave preacutesentement cest tout saccomshy[plit

Selon quil lui est deacuteparti ni chauffant dessous

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Ni versant dessus les offrandes dont le feu ne [veut pas

Point napaiseras linvincible colegravere (31)

Et dans le roi vainqueur qui descend de son char pour fouler le tapis de pourpre queacutetend sous ses pas Clytemnestre nous avons deacutejagrave reconnu un condamneacute agrave mort Rien de plus proprement eschylien quune action tragique qui deacutebute par le mot TEAcircrITal laquocest fait raquo avant mecircme davoir commenceacute Tout senchaicircshynera ainsi dun bout agrave lautre jusquagrave lacquitshytement enfin dOreste par le tribunal des Eumeacuteshynides sans laquo lacune raquo certes mais aussi sans ( ceacutesure raquo Telle est la marche du destin qui ne cesse de se transformer en lui-mecircme jusquagrave sa figure la plus exacte agrave partir dune transshygression initiale Quoi de plus dissemblable au contraire de la figure royale dŒdipe au deacutebut de la trageacutedie que celle de lexileacute qui commence agrave travers le monde grec sa deacuteambulation aveushygle Ici dans louverture du temps tragique qui ne fait quun avec le deacutetournement du dieu deacutebut et fin ne riment plus ensemble La diffeacuteshyrence entre un laquo jusquiciraquo et un laquo doreacutenavantraquo devient essentielle (32) Quelque chose a fonshydamentalement changeacute Ainsi lexige lintershyvention de la laquo ceacutesure raquo

Lhomme laquo ceacutesureacute raquo jusquagrave lui-mecircme par la

CH) Agamemnon vers 68 agrave 71 (32) cr Œdipe vers 1525-1527 Antigone vers 1161-1165

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menace de son accouplement avec le divin penshyseacute agrave son tour comme laquo cateacutegoriquement deacutetourshyneacute raquo voilagrave donc le tragique de la vraie trageacutedie moderne tel quil sannonce pour nous dans lŒdipe de Sophocle Que cette meacutetamorphose radicale de lhomme par la veacuteriteacute moderne du tragique puisse encore une fois eacuteonsonner dune certaine maniegravere avec une penseacutee de Kant cest ce quil nest peut-ecirctre pas imposshysible dentrevoir si lon se reacutefegravere agrave ce livre tardif et si violemment deacutecrieacute que fut en 1793 la Reshyligion dans les limites de la simple raison Laccegraves de lhomme agrave la moraliteacute y est interpreacuteshyteacute selon lesprit du Christianis~e non pas comshyme une simple laquo ameacutelioration raquo mais comme une veacuteritable laquo reacutevolutionraquo des profondeurs (33) par laquelle laquo on deacutepouille le vieil homme pour revecirctir un homme nouveau raquo Cette laquo meacutetamorshyphose du cœurraquo - Herzeniinderung dit Kantshyna eacutevidemment pas dans sa penseacutee la significashytion et la porteacutee quaura pour Hocirclderlin ce quil nomme ganzliche Umkehr aller Vorstellungsarshyten und Formen - le retournement total de tous les modes et de toutes les formes de repreacuteshysentation - elle nen est pas moins une transshymutation (Umwandlung) selon laquelle anteacuteshyrieur et ulteacuterieur deacutebut et fin ne peuvent plus rimer ensemble et qui met en cause lessence mecircme du temps dans son rapport aux heilige Geheimnisse agrave la nature laquo saintement secregraveteraquo

(33) Edition citeacutee VI 187

3

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de la Liberteacute Un tel rapport de Hocirclderlin agrave Kant resteacute lui-mecircme secret agrave la philosophie est chronologiquement anteacuterieur au deacuteveloppement de lIdeacutealisme allemand que vont cependant porter si haut les deux compagnons de jeunesse que furent pour Hocirclderlin Hegel et Schelling Toutefois eacutecrira Heidegger on peuf dire des nouveaux philosophes quils laquo franchissent dun bond raquo (34) la penseacutee de Kant plus quils ne la laquo deacutepassent raquo Lœuvre de Kant dit-il encore laquo demeure comme une forteresse non conquise agrave larriegravere du nouveau front raquo Peut-ecirctre en est-il de mecircme pour la poeacutesie de Hocirclderlin si elle demeure la tacircche agrave laquelle nul encore na su satisfaire tant elle est deacutepassante au cœur de sa proximiteacute

Si maintenant nous passons dŒdipe agrave Anshytigone un premier paradoxe nous frappe Selon la chronologie probable agrave laquelle se reacutefegraverent les historiens la trageacutedie dAntigone serait denviron dix ans anteacuterieure agrave la premiegravere trashygeacutedie dŒdipe Hocirclderlin au contraire sans sexpliquer renverse la probabiliteacute chronoloshygique et le livre que publie au printemps 1804 leacutediteur Wilmans preacutesente Antigone agrave la suite dŒdipe Il semble par ailleurs que le poegravete ait plus longuement meacutediteacute la traduction dAntishy

(34) Die Frage nach dem Ding (Niemeyer 1962) p 45

gone que celle dŒdipe si bien que dit W Schadewaldt laquo Œdipe est dans lensemble plus preacutecis plus saisissable plus dramatiquement tendu Antigone au contraire est une œuvre plus profonde mais aussi plus obseure plus inaccessible plus incommunicative raquo (35) Comshyment faire face agrave une telle diffeacuterenceacute Peutshyecirctre un peu de lumiegravere sur ce point pourra-tshyelle nous venir de linterpreacutetation du laquo ceacutelegravebreraquo dialogue dAntigone et de Creacuteon

Comme il arrive pour tous les hauts lieux de la litteacuterature grecque quil sagisse par exemple du Fragment 3 du poegraveme de Parmeacuteshynide qui dit le rapport de la penseacutee et de

lt lecirctre ou dans Thucydide du sect 22 du livre rr de la Guerre du Peacuteloponnegravese ougrave lauteur deacutefinit son projet dhistorien linterpreacutetation de ce dialogue reste particuliegraverement probleacutematique Elle lest dautant plus que le texte nous en est transmis dune maniegravere incertaine Linterpreacuteshy

tation couramment reccedilue consiste agrave montrer Antigone en appelant agrave Zeus et agrave Dikegrave de linshyjustice du deacutecret de Creacuteon

CREacuteON Et tu as malgreacute tout eu le front de transgresser mes lois

ANTIGONE Oui car ce nest pas Zeus qui a proshymulgueacute pour moi cette deacutefense et Dikegrave celle qui habite avec les dieux

(35) Wolfgang SCHADEWALDT op cit p 11

36 37

den bas na pas eacutetabli parmi les hommes des lois comme les tienshynes (36)

Il est agrave lextrecircme rigueur theacuteoriquement posshysible de lire ainsi le texte de Sophocle Holshyderlin lui-mecircme lit ainsi agrave ceci pregraves que Zeus est nommeacute par Antigone Mon Zeus et ainsi opposeacute au Zeus de Creacuteon Cette lecture a paru cependant irrecevable aussi bien quant agrave la forme que quant au fond agrave Karl Reinhardt (37) Si nous lisons le texte de Sophocle en nous insshypirant de la lecture de Reinhardt sinon en la reproduisant textuellement nous entendrions plutocirct ainsi les paroles dAntigone

CREacuteON Tu as cependant oseacute passer outre agrave mes lois

ANTIGONE Ce nest certes pas Zeus qui ma claironneacute de faire ce que jai fait

Non plus que la Dikegrave qui siegravege avec les dieux den bas

Na fixeacute chez les hommes les lois que je fais miennes

Pas davantage nOn plus de ta part un eacutedit

(36) Antigone vers 449 sqq (37) Telle est aussi la lecture de W Schadewaldt dans sa reacutecente

traduction dAntigone in Griechisches Theater deutsch von W Schadewaldt Suhrkamp (1964)

~

1_

~

r ~

Na pu agrave un mortel donner licence de passer outre

A des lois qui non eacutecrites ineacutebranshylables sont des dieux

Ce nest en veacuteriteacute ni daujourdhui ni dhier mais de toujpurs

Que ces lois ont vigueur nul ne sashychant dougrave elles brillent

Ni claironneacutees den haut ni eacutetablies den bas mais issues du centre lui-mecircme telles sont donc pour Antigone les lois

Holderlin reacutepeacutetons-le neacute lit pas ainsi le texte de Sophocle Mais il se pourrait que la meacuteditation de cette lecture contribue agrave eacuteclairer le sens dans lequel son interpreacutetation deacutejagrave saventure Car si ce nest ni den haut Zeus ni la Dikegrave den bas qui ont inspireacute agrave Antigone sa conduite de qui donc a-t-elle reccedilu la consishygne De qui sinon delle-mecircme et de laudace avec laquelle elle preacutetend transgressant les lois seulement statutaires de Zeus et de Dikegrave entrer dans un savoir plus immeacutediat de lois en ellesshymecircmes plus divines et plus saintes celles qui laquo de toujours ont vigueur sans que nul ne sache dougrave rayonne leur lumiegravere raquo Comme Œdipe solshylicitant dune maniegravere laquo trop infinieraquo la parole de loracle lheacutereacutetique Antigone sarroge le partage des dieux Elle agit degraves lors dans le mecircme sens que Dieu mais en quelque sorte contre Dieu reacutealisant en elle autant quil est

38 39

possible agrave lhomme cette figure de lAntitheacuteos qui lui sera fatale Car le laquo Pegravere du Tempsraquo rabroue plus deacutecisivement jusquagrave la terre laushydace de lusurpateur quil laisse laquo sans allieacute raquo agrave raison de sa deacutemesure On voit ici combien linterpreacutetation de Hocirclderlin deacutepasse en _profonshydeur et en porteacutee linterpreacutetation future de Hegel qui ne verra dans Antigone que le conflit de la famille et de lEtat autrement dit du feacuteshyminin et du viril le feacuteminin eacutetant laquo leacuteternelle ironie de la communauteacute raquo Son laquo zegravele obstineacute raquo dit Hegel laquo altegravere par lintrigue le but universel du gouvernement en un but priveacute transforme son activiteacute universelle en une œuvre particushyliegravere de tel ou tel individu et pervertit la proshyprieacuteteacute universelle de lEtat en une possession dont la famille fait parade raquo (38) Ce conflit pour Hegel ( est le conflit moral suprecircme et par conseacutequent la culmination du conflit trashygique raquo (39)

Cest bien au-delagrave dun tel conflit que Hocirclshyderlin deacutecouvre le tragique dAntigone Plus essentielle que lopposition du feacuteminin et du viril est laffrontement du divin et de lhumain tel que le connaissait Pindare tel aussi quHeacuteshyraclite lavait fait naicirctre directement de 1foAgravecfoUJ

qui est un autre nom pour AgraveQyccedil ou vau laquo1focircAgravecpo

est pegravere de tout roi de tout montrant ici des

(38) HEGEL Phiinomenologie eacuted Hoffmeister (Leipzig 1937) p 340

(39) Principes de la Philosophie du Droit sect 166

dieux lagrave des hommes et faisant paraicirctre les uns comme libres les autres comme esclashyves raquo (40) Cest donc dune mecircme origine que les dieux et les hommes seacutecartent les uns des autres mais les uns pour les autres laquo Nous respirons dune mecircme megravere raquo disait Pindare mais aux deux bouts de la distance qui seacutepare du rien le ciel immuable (41) Quand lhomme perd le sens dune telle distance pour tenter de saccoupler au divin cest alors que souvre pour lui la dimension du tragique dans laquelle le devenir-un illimiteacute de lhomme et dieu ne peut se purifier que par une seacuteparation illimiteacutee comme dans le cas -de ( latheacuteismeraquo dŒdipe renvoyeacute agrave la terre ougrave lui est confieacutee en service et souci la garde de labsence du dieu agrave moins que comme dans Antigone le dieu ne devienne immeacutediatement preacutesent dans la figure de la mort Les deux deacutenouements sont la reacuteveacutelation dun Zeus plus proprement luishymecircme que le Zeus statutaire cest-agrave-dire de ceshylui dont le nom est Pegravere du Temps

Lapparition de Zeus comme Pegravere du Temps bien que ce soit seulement dans Antigone quil porte un tel nom cest peut-ecirctre encore plus au tragique dŒdipe quau tragique dAntigone quil reacutepond Mon Zeus dit Antigone Mais ce Zeus quelle sapproprie si lAntitheacuteos dont elle assume la freacuteneacutesie lui arrache la reacuteveacutelation des

(40) Fragment 53 (Diels-Kranz) (41) VI Neacutemlenne

40 41

lois cest dans la mort que tout aussitocirct il la preacutecipite Le Pegravere du Temps nest en reacutealiteacute pleinement tel que pour ceux dont la vie deshymeure le partage De cette preacutefiguration dAntishygone quest en un sens Danaeacute pour qui laccoushyplement avec le divin se purifie dans la seacutepashyration infinie au lieu de se perdre dans -la mort Hocirclderlin pourra donc dire

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Mais Danaeacute dans Antigone figure peut-ecirctre plutocirct quAntigone et agrave travers elle Œdipe dont le destin fut en effet de si longuement compter face au Pegravere du Temps les coups de Jheure au timbre dor Mais pourquoi Zeus en tant que laquo plus proprement lui-mecircme raquo est-il nommeacute Pegravere du Temps Peut-ecirctre le comprenshydrons-nous par la lecture dun poegraveme agrave peine anteacuterieur agrave la traduction des Trageacutedies de Soshyphocle Cest en effet dapregraves 1800 que nous poushyvons dater le poegraveme intituleacute Nature et Art ou Saturne et Jupiter (42) Nature et Art les deux mots font eacutecho agrave ce contraste du laquo natif raquo et du laquo culturelraquo dont le rapport chez nous contraste agrave son tour avec ce quil fut dans le monde des Grecs

Tu regravegnes au plus haut du jour et ta loi Resplendit tu tiens la balance fils de Saturne

(42) G E St 2 pp 37 sq

Et reacutepartis les lots toi qui serein as pour repos La gloire dune souveraineteacute immortelle

Cependant dans labicircme au dire des Poegravetes Le Pegravere antique ton propre pegravere tu las aushy

[trefois Releacutegueacute entendez geacutemir dans les projondeurs Lagrave ougrave les rebelles devant ta face justement ont

[leur lieu

Innocent le dieu de lacircge dor depuis deacutejagrave lonshy[temps

Libre de toute peine il fut plus grand que toi [bien quil

Nait formuleacute aucun commandement ni Quaucun des mortels lait nommeacute de son nom

Ecroule-toi Ou naie pas honte de le reconshy[naicirctre

Et si tu veux te maintenir sois au service du [plus antique

Et permets en gracircce de lui quavant tous les [autres

Hommes et dieux le poegravete le nomme

Car comme de la nueacutee ton eacuteclair vient De lui ce qui est tien Vois Teacutemoin de lui Est ce qui plie sous toi et de lantique Joie tout pouvoir a pris sa croissance

Et chaque fois quest sensible agrave mon cœur Une forme vivante et que seacuteclaire ce qui tient

[de toi sa figure Et quen son berceau sest endormi pour moi Deacutelice le temps toujours en marche

42 43

Cest toi quaLors jentends Cronide et que je [reconnais

Maicirctre sage qui comme nous fils Du temps donnes des lois et ce qui

( ~

Sabrite dans lombre sainte proclames

Le Zeus laquo plus proprement lui-mecircmeraquo et qui laquo donne des lois raquo comme le dieu quAntigone nomme laquo mon Zeus raquo est ainsi celui qui se remeacutemorant sa propre ligneacutee redevient le fils de Cronos et reconnaicirct que cest de lui que proshyvient tout ce qui est sien Lavegravenement de Zeus agrave leacutenigmatique figure du Pegravere du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-mecircme son virage jusquagrave ce qui lui est essentiellement natif son retour de lexcentrishyciteacute relaUve de lart au secret plus difficile agrave conqueacuterir de la nature dont le contraste tout puissant domine mecircme le divin

Enigme est tout ce qui source pure a jailli [Mecircme

Le poegraveme agrave peine sait-il le deacutevoiler Car Tel tu pris le deacutepart tel tu persisteras Si prenante nous soit la neacutecessiteacute Et lœuvre du dressage rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-neacute (43)

Mais quel est le temps de Zeus redevenu Pegravere

(43) Der Rhein strophe 4 (G E St 2 p 143)

du Temps autrement dit du Zeus laquo plus propreshyment lui-mecircme raquo Le temps mecircme de la trashygeacutedie celui quimiddot souvre agrave lhomme sil se risque jusquagrave laccouplement du dieu-et-homshyme et qui degraves lors se reacuteduit au vide de sa pure laquo condition raquo de telle sorte que Zeus comme Pegravere du Temps est bien moins apparition antishyphanique que deacutetournement cateacutegorique agrave quoi reacutepond de la part des hommes la volte purifishycatrice qui les ramegravene agrave leur terre ougrave jusquagrave la mort immeacutediate ou tardive cest tragiqueshyment quils font face au retrait du divin

Ainsi nous pressentons dans lAntigone de Hocirclderlin ougrave apparaicirct la figure du Pegravere du Temps un approfondissement de la penseacutee du tragique telle quelle portait deacutejagrave la trageacutedie dŒdipe Cet approfondissement renvoie agrave son tour agrave deux diffeacuterences qui relativement agrave Œdipe vont porter Antigone au comble dun presque insoutenable eacuteclat

La premiegravere de ces diffeacuterences a trait agrave la composition mecircme de la trageacutedie comme ajoinshytement lun agrave lautre des deux laquo principes raquo quelle met en scegravene ceux que Hocirclderlin nomshyme das UnfecircYrmliche et das Allzuformliche ce qui se deacuterobe au formel et lexcessivement formel Loin quils soient seulement opposeacutes comme dans Ajax ou mecircme dans Œdipe Antishygone nous les montre poseacutes lun par rapport agrave lautre agrave eacutegaliteacute si bien que les eacuteveacutenements sy deacuteploient dans loptique dune impartialiteacute que

44 45

Hocirclderlin va jusquagrave qualifier de reacutepublicaine Aucun des deux protagonistes na le moindre avantage sur lautre Ils ne diffegraverent dit le poegravete que selon le temps comme deux coureurs de mecircme force dont lun ne perd agrave bout de souffle que parce quil est parti le premier Si lautre gagne cest simplement pour- navoir pris quensuite le deacutepart Mais qui perd et qui gagne Hocirclderlin ne le dit pas explicitement Peut-ecirctre est-il permis de penser que Creacuteon gashygne car il nentre dans la compeacutetition quapregraves le deacutefi dAntigone Il lui reste donc plus de souffle Mais gagne-t-il vraiment Et la vie qui lui reste en partage nest-elle pas encore plus deacuteplorable que le destin dAntigone Cest pourquoi on peut comprendre aussi avec W Schadewaldt que cest Creacuteon qui perd pour avoir par son eacutedit pris les devants et quAnshytigone gagne parce quelle nagit que reacuteactishyvement agrave Creacuteonraquo (44) Mais sagit-il mecircme de Creacuteon et dAntigone Le grand moment de limpartialiteacute tragique dont parle Hocirclderlin est le chœur qui preacutecegravede immeacutediatement larriveacutee de Tireacutesias Ce chœur insolite dit Hocirclderlin sajointe on ne peut mieux agrave lensemble et sa froide impartialiteacute est chaleur preacuteciseacutement dans la mesure ougrave elle est si proprement de mise

Dans le chœur dont il est question (vers 944 agrave 987 de la trageacutedie de Sophocle) sont eacutevoqueacutes

(44) W SCHADEWALDT op dt p 59

successivement trois destins qui preacutefigurent le destin du heacuteros tragique celui de Danaeacute celui du fils de Dryas celui des deux fils de Phineacutee Mais Danaeacute qui navait eacuteteacute cacheacutee dans une prison souterraine que par la prudence de son pegravere change ici de nature Cest maintenant des dieux quelle devient la victime Degraves lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature Hocirclderlin eacutecrira donc au lieu de elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux dor

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Le lecteur reste ici perplexe non pas tant agrave caushyse de la transformation apporteacutee que parce que Sophocle semble bien plutocirct parler de la seshymence de Zeus que plus geacuteneacuteralement du devenir Faut-il penser ici comme le rappellent Helligrath Reinhardt et Schadewaldt que la connaissance que Hocirclderlin avait du grec eacutetait limiteacutee Dautres laquo eacutecarts de traductionraquo pourshyraient autoriser la mecircme conclusion Toutefois ajoute Karl Reinhardt (45) mecircme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans lembarras quant agrave la nature des modifications introduites par la traduction Sur ces modifications Hocirclderlin sest cependant exshypliqueacute lui-mecircme dans une lettre de septembre

(45) HOiderlin und Sophokles in HOiderlin (Mohr-Siebeck Tuumlshybingen 1961) pp 297 sqq

46 47

1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

48

de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

~ 49

1

rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

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laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

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Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

12 13

plus opposeacute celui de linstitution ou du statut (Satzung) ceurost~agrave-dire de la diffeacuterenciation et de leacutequilibre selon lesquels le tumulte aorgishyque (7) est finalement organiseacute Dougrave

Voici encore une affirmation leacuteleacutement purement natif perdra de sa preacutepondeacuterance agrave mesure que progressera la formation Cest pourquoi les Grecs ont eu de la peine agrave se resshysaisir bien que depuis Homegravere ils aient excelleacute (exceller cest ici le propre de lart) dans lexposhysition (la composition organique par contraste avec le tumulte aorgique dont ils eacutetaient plus originellement plus ( orientalement raquo signeacutes) Cet homme extraordinaire eacutetait dune acircme assez capable daccueil pour semparer comme dun butin de la sobrieacuteteacute junonique de lOccishydent au profit de son royaume dApollon sapshypropriant ainsi un eacuteleacutement eacutetranger (8)

Le propre de lart homeacuterique est donc lapshypropriation ( culturelleraquo de ce qui est le plus opposeacute agrave la nature orientale des Grecs

Hocirclderlin ajoute aussitocirct Chez nous cest linverse Nous ne sommes pas en effet ces fils du feu que furent nativement les Grecs Je crois que la clarteacute de lexposition nous est aussi naturelle et essentielle que la flamme ceacuteleste est naturelle aux Grecs La clarteacute de lexposishytion Les Allemands dira Heidegger ( la forshy

(7) Remarques sur Antigone (8) Lettre agrave Bohlendorf du 4 deacutecembre 1801 (G E St 6

p 426)

ce de la conceptioh lart du projet eacutechafauder et enegravelore mettre en place cadres et cases deacutemembrer et remembrer cest cela qui les entraicircne egraveomme une force naturelleraquo (9) Cest pourquoi affirme Hocirclderlin en parlant des Grecs il nous est plus facile de les surpasser dans lexpression de la beauteacute passionneacutee que dans leur homeacuterique preacutesence desprit et leur sens de lexposition Ce nest nullement un paradoxe Cest dans le contraire de ce que nativement nous sommes quil nous est plus facile dexceller Y a-t-il lagrave quelque eacutecho de

Diderot et de son Paradoxe du Comeacutedien 1

t~ Quand il dit par exemple de Mademoiselle Clairon ( Elle est lacircme dun grand manneshyquin qui lenveloppe ses essais lont fixeacute sur

~ elle raquo Toujours est-il que le mouvement de lart moderne visant le contraire de la nature moderne vise par lagrave mecircme le contraire de ce

~ que visait lart grec Il vise lexpression patheacuteshytique Il excelle agrave conqueacuterir la dimension de laorgique et du panique ou dit encore Hocirclshy

ir derlin le climat de lenthousiasme excentrique 1

Mais si lart selon la leccedilon dAristote ( megravene r ainsi agrave son terme ce que la nature a eacuteteacute incapashyble davoir œuvreacute il nest pleinement lui-mecircme que dans la mesure ougrave plpital -rY~ lV1I imitant

ir la nature il remonte jusquagrave une affiniteacute plus essentielle avec celle-ci Toutefois cette reshy

(9) HEIDEGGER Erliiuterungen zu HOiderlins Dichtung p 84

15 ~4

monteacutee ou plutocirct ce retournement sur soi jusshyquau natif est si ardu que cest geacuteneacuteralement leacutechec mecircme de lart - en particulier de lart grec Dougrave ces vers dun fragment tardif

Leur volonteacute fut certes dinstituer Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra (10)

Il en est de mecircme chez nous bien que ce soit agrave la lettre linverse Nous faire redevenir sciemment ce que nous sommes nativement pour ainsi devenir lui-mecircme en nous rendant

)I~O~Tex Ti 1IOtp 1I~ctb orolt c-h oltraex (11)

- en nous mettant en connaissance de ce qui nous est agrave porteacutee du pied cest-agrave-dire du partage dont nous sommes Ce vers de Pindare preacutecegravede immeacutediatement ceux que cite Valeacutery en eacutepishygraphe au Cimetiegravere marin Tout le poegraveme dit le contraste entre lextase paniquement apolshylinienne de Midi ougrave toute diffeacuterenciation se perd et lappel au mouvement qui est la diffeacuteshyrencia tion et la vie Ici la poeacutesie se deacuteprend preacuteciseacutement du laquo paniqueraquo pour revenir agrave la

(10) Œuvres complegravetes de HOlderlin (G E St 2 p 228) (11) Troisiegraveme Pythique

1

1

sobrieacuteteacute deacutegriseacutee Le Cimetiegravere marin serait-il en ce sens un poegraveme du retournement qui rapashytrie Donc selon Hocirclderlin un vrai poegraveme moderne - Laissons la question provisoireshyment sans reacuteponse

Ayant ainsi eacuteclaireacute en suivant agrave l~ fois Arisshytote et Hocirclderlin la nature de lart en geacuteneacuteral demandons-nous maintenant ~ en quoi consiste lart tragique Quest-ce que la trageacutedie Mais ici Hocirclderlin nengage pas seulement un diashylogue avec les Grecs en geacuteneacuteral mais plus particuliegraverement un dialogue avec Sophocle Preacutecisons donc la question quest-ce que le tragique de Sophocle

Le tragique de Sophocle aux yeux de Hocirclshyderlin nest pas en effet un tragique comme celui dEschyle ou dEuripide mais un tragishyque tregraves singulier Disons dun mot quil est le tragique du retrait ou de leacuteloignement du divin Hocirclderlin dira Gottes Fehl le deacutefaut de Dieu (12) Tout le tragique de Sophocle preacuteshycisera Karl Reinhardt sans toutefois se reacutefeacuterer expresseacutement agrave Hocirclderlin laquo weist auf das Ratsel der Grenze zwischen Mensch und Gott raquo - fait signe vers leacutenigme quest la frontiegravere entre homme et Dieu (13) Cest en cela quil est si diffeacuterent du tragique dEschyle pour qui la limite nest nullement eacutenigme Les hommes

(12) Dichterberuf (G E st tome 2 p 48) (13) Karl REINHARDT Sophokles (Frankfurt am Main 1947)

p 11

16

ici outrepassent la limite et bien souventmiddot malshygreacute les avertissements des dieux Ils loutrepasshysent dit Homegravere aUgraveTOI atpYim ampTlXaalX)I~la deux-mecircshymes par leurs attentats agrave eux et ceci ugraveIItPl-0POlli

en allant plus loin que ce qui leur est assigneacute en partage (14) Ainsi Eacutegisthe ou Xerxegraves - et sur un autre plan Promeacutetheacutee LactiQn tragishyque est lhistoire du retour agrave lordre que neacutecesshysite la violation de la limite Avec Sophocle au contraire cest la limite elle-mecircme qui se deacuteroshybe et le heacuteros saventure dangereusement dans la beacuteance dun entre-deux dougrave finalement lui vient sa perte A Creacuteon qui justifie sa deacutecision concernant Eteacuteocle et Polynice par la diffeacuterence entre xftiaT6 (Eacuteteacuteocle) et X1XX6 (Polynice) Teacute

)Ide reacuteplique Antigone - qui sait (15) Qui sait si en bas la sainteteacute est dagir ainsi Hocirclderlin souligne ce qua dllnique le langage tragique de Sophocle - Eigentliche Sprache des Sophokles proprieacuteteacute incomparable de la langue dans Sophocle - car ajoute-t-il Eschyshyle et Euripide sentendent mieux agrave objectiver la souffrance et la colegravere mais moins le sens de lhomme dans sa marche sous limpensable

Nous pouvons maintenant lire le deacutebut de la troisiegraveme partie des Remarques sur Œdipe La preacutesentation du tragique repose principaleshyment sur ceci que le formidable comment le

dieu-et-homme saccouple et comment dans

(14) Odysseacutee I vers 33-34 (15) Vers 520-521

leffacement de toutes limites deviennent un dans la fureur la puissance panique de la na- ture et le treacutefonds de lhomme se conccediloit par ceci que le devenir-un illimiteacute se purifie par une seacuteparation illimiteacutee

Quelle est donc cette seacuteparation illimiteacutee par laquelle se purifie le devenir-un illi1niteacute du dieu-et-homme Dans le se purifie il nest pas trop difficile de percevoir leacutecho de la Catharsis dAristote Le sujet de Hocirclderlin est donc bien le sujet mecircme dAristote quand il traite de la trageacutedie Mais en quoi ici la Catharsis se proshyduit-elle par la seacuteparation sans reacuteserves agrave linshyteacuterieur du devenir-un illimiteacute

Cest que pour Hocirclderlin interpregravete de Soshyphocle laffrontement du divin et de lhumain - laccouplement dit-il plus hardiment - qui est le sujet mecircme de la trageacutedie comporte la plus eacutenigmatique des mutations celle quil nomme par rapport au divin lui-mecircme le deacuteshytournement cateacutegorique

Cette locution pour le moins insolite peutshyecirctre nest-il pas excessif de linterpreacuteter comme une transposition intentionnelle de limpeacuteratif cateacutegorique de Kant pour qui les sentiments de Hocirclderlin sont dadoration pour linstant jai de nouveau chercheacute refuge aupregraves de Kant comme je le fais toujours quand je ne puis me souffrir (16) Mais surtout laquo Kant est le Moiumlse

(16) Lettre agrave Neuffer du deacutebut deacutecembre 1795 (G E St 6 p 187)

2

19 ~8

de notre nation il la tireacutee de lengourdisseshyment eacutegyptien et la conduite dans le libre deacuteshysert de sa speacuteculation il a rameneacute de la monshytagne sainte la loi qui est vigueur Sans doute continuent-ils toujours agrave danser autour de leurs veaux dor et leur pot-au-feu leur manque beaucoup ils devraient bien eacutemigrer dans le plein sens du mot gagner une solitude quelshyconque pour se deacutecider agrave cesser decirctre les sershyviteurs de leur ventre et agrave abandonner les coutumes et opinions mortes priveacutees dacircte et de sens sous lesquelles geacutemit presque inaudishyble et comme profondeacutement incarceacutereacute ce que leur nature vivante a de meilleur raquo (17) Ici tous les mots portent La loi est bien celle de limpeacuteratif cateacutegorique Sa reacuteveacutelation est un appel agrave ce que notre nature vivante a de meilshyleur agrave savoir la sobrieacuteteacute native dont nous sommes les fils La morale kantienne deacutegrise lhomme daujourdhui de sa preacutetention agrave laquo enshytendre la langue de la raison intuitiveraquo qui est dit Kant la laquo langue des dieux raquo et non celle des laquo fils de la terre raquo que nous somshymes (18) Que limpeacuteratif cateacutegorique au sens kantien recegravele en lui quelque chose du deacutetourshynement cateacutegorique tel que le nommera Hocirclshyderlin cest assez clair La morale kantienne est exclusive de toute theacuteophanie Elimination de la morale theacuteologique au profit dune theacuteoshy

(17) Lettre agrave Karl Oock du l janvier 1799 (O E St 6 p 304) (18) Lettre agrave Johann Oeorg Hamann 6 avril 1774 (Œuvres Ed

Cassirer IX 122)

logie morale elle nest plus vISion de Dieu mais retrait deacutejagrave du divin La loi est le docushyment le plus propre dun tel retrait Si Dieu est preacutesence cest agrave lexclusion de toute laquo repreacuteshysentation intuitive ))

Leacuteveacutenement le plus essentiel de lbistoire du rapport du divin et de lhumain est dit Hocirclshyderlin dans lEacuteleacutegie Pain et Vin que

Le Pegravere a deacutetourneacute des hommes son visage

Sans doute il continue agrave vivre et œuvrer sans fin mais par-dessus nos tecircte$ lagrave-haut dans un monde tout autre La tacircche la plus propre de lhomme celle qui lui est confieacutee en service et en souci est degraves lors dapprendre agrave endurer ce deacutefaut de Dieu qui est la figure la plus essenshytielle de sa preacutesence Savoir faire sienne une telle tacircche cest entrer dans la dimension la plus propre du tragique et de la trageacutedie (Trauer-spiel) Cest en effet agrave partir de ce deacutetournement cateacutegorique du divin que le deuil (das Trauern) commenccedila de reacutegner sur la tershyre

AIs der Vater gewandt sein Angesicht von den [Menschen

Und das Trauern mit Recht uumlber der Erde [begann (19)

(19) Brot und Wein (O E St 2 p 94)

20 21

Lassonance en allemand de Trauern Trauer (deuil) Trauerspiel (trageacutedie) nous ne troushyvons en franccedilais rien qui lui corresponde le franccedilais nayant aucun mot proprement franshyccedilais pour dire ce que dit le grec TpCl)~~iCl qui neacutevoque dailleurs directement que le sacrishyfice dun bouc Il se trouve au contraire quici la langue allemande pense par elle-mecircme du seul fait quelle parle

Pour Hocirclderlin le tragique de Sophocle est ainsi le document essentiel de ce deacutetournement cateacutegorique du divin qui est agrave ses yeux lesshysence mecircme de la trageacutedie et que ni Eschyle ni Euripide nont reacuteussi agrave laquo objectiverraquo aussi pleinement Et dans Sophocle ce sont plus particuliegraverement les deux trageacutedies contrasteacutees dŒdipe et dAntigone qui vont repreacutesenter ce que le poegravete tragiqqe tente de repreacutesenter agrave savoir le rapport de lhomme agrave cette Trauer quest le deacutetou~ement cateacutegorique Dougrave ainsi se dresse Heacutemon dans Antigone ainsi Œdipe lui-mecircme au cœur de la trageacutedie dŒdishype

Eacutetudions dans cette optique dabord la strucshyture de la trageacutedie dŒdipe puis celle dAntishygone

Que lŒdipe de Sophocle soit la trageacutedie du

deacutetournement cateacutegorique cest plus eacutevident que pour Antigone Œdipe est en effet amp6co

(vers 661) dans tout la force du terme Non pas atheacutee mais deacuteserteacute autant quil est possible par le dieu qui se seacutepare et se deacutetdUrne de lui Mecircme quand le laquo crime ancienraquo dont il suit la piste avec tant dacharnement est enfin deacuteshycouvert il semble que le ciel refuse dira Valeacuteshyry de laquo se deacuteclarer raquo Œdipe au lieu decirctre foudroyeacute par les dieux est au contraire voueacute agrave la solitude dune longue deacuteambulation tershyrestre qui aboutira agrave une seconde trageacutedie dont la premiegravere nest que le preacutelude Ce nest en effet que b xPOY lClXp6i quil lui sera donneacute de doubler enfin le cap de cette vie porteuse deacutepreuves - XClIfC1Y TOy TCI)eacute1fpQY ~ioY (Œdipe agrave Colonne v 88 agrave 91) Quel est dans lintervalle son destin Apprendre agrave assumer cest-agrave-dire agrave faire sien un tel abandon (v 7 a~lp)c)

Tp)CIY Voilagrave ce que les eacutepreuves avec laide du tempsdans sa grandeur mapprennent non moins que ma naissance en tiers

Cette seconde vie dŒdipe dont la passion la plus propre est le deacutetournement cateacutegorique du divin constitue la plus extrecircme excentriciteacute par rapport agrave ce qui pour les Grecs est nature agrave savoir ce tapport agrave lUn-Tout dont ils sont nashy

tivement transis Nul plus quŒdipe ne se difshyfeacuterencie davantage de lunification aorgique et panique dont il garde si longuement et si pashytiemment le retrait~ Aux antipodes de lemporshy

22 23

tement empeacutedocleacuteen qui se preacutecipite dans la mort Œdipe eacutepargneacute par la mort et devant apprendre agrave mener une longue vie de mort en sursis correspond dans le monde grec au plus haut triomphe de lArt prenant du champ par rapport agrave la Nature La trageacutedie dŒdipe est

i dans le monde grec le chef-dœuvre laquo culturelraquo par excellence Cest pourquoi lart de Sophocle y est pour nous insurpassable Et cest pourquoi aussi pour nous qui sommes le contraire des Grecs Œdipe constitue un modegravele indispenshysable si nous voulons cesser de briller dans lenthousiasme excentrique pour eacutecrire enfin une vraie trageacutedie moderne cest-agrave-dire non pas une trageacutedie de la mort violente comme le reacuteclame la nature grecque mais une trageacutedie de la mort lente plus essentiellement conforme agrave notre nature Car cest lagrave le tragique chez nous que nous quittions tout doucement le monde des vivants empaqueteacutes dans une simple boicircte Un tel destin nest pas aussi imposant mais il est plus profond Et ici les Remarques sur Antigone font eacutecho agrave la lettre agrave Bocirchlendorf que nous venons de citer une forme dart vraishyment conforme agrave ce qui nous est natif il lui reviendrait decirctre une parole plutocirct effectiveshyment meurtrissante queffectivement meurtriegraveshyre elle ne devrait pas trouver son aboutisseshyment propre dans le meurtre ou la mort mais puisque cest lagrave cependant que le tragique doit ecirctre saisi se deacuteployer plutocirct dans le goucirct dŒdipe agrave Colonne de telle sorte que la parole

qui sort de la bouche inspireacutee de Tireacutesias soit terrible et quelle tue sans quil y ait lieu ceshypendant de la rendre sensible agrave la maniegravere des Grecs dans un esprit athleacutetique et plastique ougrave la parole sempare de lecirctre corporel dont elle effectue la mise agrave mort

Ainsi Œdipe est la trageacutedie du deacutetournement cateacutegorique auquel fait face de son cocircteacute le deacuteshytournement de lhomme assumant le partage dune vie dans laquelle il seacutetablit agrave demeure reacutepondant agrave linfideacuteliteacute divine par une autre infideacuteliteacute qui aux antipodes de latheacuteisme vulgaire est gardienne de linfideacuteliteacute du dieu dont le deacutefaut degraves lors ne cesse decirctre secours Tel est le laquo moment raquo essentiel de la trageacutedie A cette limite lhomme soublie lui parce quil est tout entier agrave linteacuterieur du moment le dieu parce quil nest plus rien que temps et de part et dautre on est infidegravele le temps parce quen un tel moment il se deacutetourne cateacutegoriquement et quen lui deacutebut et fin ne se laissent plus du tout accorder comme des rimes lhomme parshyce quagrave linteacuterieur de ce moment il lui faut suivre le deacutetournement cateacutegorique et quainsi par la suite il ne peut plus en rien seacutegaler agrave la situation initiale

Il serait difficile de trouvermiddot depuis que le monde est monde un texte qui dise tant en si peu de mots et avec une densiteacute si compacte On seacutetonne que cette phrase ait pu ecirctre imprishymeacutee telle quelle comme elle le fut pourtant

24 25

dans le livre publieacute en 1804 agrave Francfort par Friedrich Wilmans et deacutedieacute agrave la princesse Aushygusta de Hombourg

A cette limite lhomme soublie lui parce quil est tout entier agrave linteacuterieur du moment Wolfgang Schadewaldt dans sa belle introducshytion agrave la reacuteeacutedition des Trageacutedies de Sophocle traduites par Holderlin eacutecrit agrave ce sujet laquo Cela signifie que dans une telle tribulation du temps lhomme ne pense plus en direction ni de larriegravere ni de lavantraquo (20) Ce commenshytaire de Schadewaldt consonne exactement avec les derniers vers dun poegraveme que Schashydewaldt ne cite pas mais qui date vraisemblashyblement de la mecircme eacutepoque que les Remarshyques

Et toujours Au chaos va une nostalgie Mais beaucoup est

~A contenir Et il Y faut la fideacuteliteacute

Ni en avant pourtant ni en arriegravere nous ne [voulons

Regarder Nous laisser bercer comme

Dans la barque oscillante de la mer (21)

Cest ainsi que lhomme soublie dans le moshyment qui met en fuite et sa meacutemoire et son attente en faveur de lapparition dun preacutesent qui le contient et qui le berce comme la barque

(20) Sophokles Tragedien deutsch von Friedrich Helderlin (Fischer 1957) p 39

(21) G E St 2 p 197

oscillante de la mer Il soublie cest-agrave-dire se libegravere certes des coutumes et opinions mortes priveacutees dacircme et de sens que nommait la lettre du 1er janvier 1799 Mais non moins de la nosshytalgie empeacutedoc1eacuteenne de brusquer ou de forcer le moment en preacutetendant sunir dun hond avec le foyer de lUn-Tout Un tel oubli est donc pour lhomme la naissance dune meacutemoire de luishymecircme plus profonde que tout ce quil se savait ecirctre jusquici Sil Y faut la fideacuteliteacute plus essenshytielle encore est linfideacuteliteacute ougrave il se deacutetourne comme un traicirctre assumant ainsi la diffeacuterenciashytion par laquelle en correspondance avec le deacuteshytournement cateacutegorique du divin il est plus aushythentiquement lui-mecircme que par la nostalgie de lUn-Tout En dautres termes si comme le dit le poegraveme beaucoup est agrave contenir (Vieles aber ist zu behalten) cest linfideacuteliteacute divine qui est comme le disent les Remarques am besten zu behalten cest elle quil faut apprendre agrave conteshynir en soi le mieux possible Alors seulement le cours du monde sera sans lacune et la meacuteshymoire du divin neacutechappera pas Lhomme dun tel retournement ou si lon veut dune telle volte ou mieux encore dune telle reacute-volte nest donc pas un reacutevolteacute au sens ordinaire du mot Car la reacutevolte au sens du retour au natif loin de preacutecipiter les hommes dans la freacuteneacutesie de limpreacutecation comme Promeacutetheacutee dans la trashygeacutedie dEschyle est lapparition dans le monde dune eugraveafi] (Antigone vers 924) dune pieacuteteacute cest-agrave-dire dune correspondance au divin sans

28

preacuteceacutedent qui fut deacutejagrave le partage dŒdipe qui sera la barque de lhumaniteacute moderne et que porteront agrave la parole les derniers poegravemes de Hocirclderlin dans lesquels dit Beda Allemann sont laquo maintenus seacutepareacutes des mondes qui aushytrement ne pourraient que se corrompre en se meacutelangeant raquo (22)

On ne peut sempecirccher ici de penser agrave noushyveau agrave Kant et agrave la pieacuteteacute kantienne si attentive

en son laquo seacuteparatisme raquo (23) agrave maintenir la distinction entre ce que le philosophe appelle pheacutenomegravene et noumegravene et agrave eacuteliminer ce quil nomme degraves 1770 sensitivœ cognitionis cum inshytellectuali contagium en maintenant chez elle la connaissance humaine de sorte que ses prinshycipia domestica ne transgressent plus leurs limites (terminos suos) pour aller dans la conshyfusion porter atteinte agrave limmaculeacute que doit rester le monde intelligible Ce rapprochement peut surprendre La meacuteditation de Kant est pourtant si essentielle agrave la penseacutee de Hocirclderlin que comme nous lavons rappeleacute plus haut laquo cest aupregraves de lui que toujours il chercheacute un refuge quand il narrive plus agrave se souffrir raquo Retenons simplement que Hocirclderlin approfonshydit la penseacutee kantienne dans un tout autre sens non seulement que Fichte dont en 1794 il suishyvit les cours agrave Ieacutena mais que ses amis Hegel

(22) Beda ALLEMANN HOlderlin et Heidegger traduction Franshyccedilois Feacutedier (PUF 1959) p 171

(2l) Conflit des Faculteacutes eacutedition citeacutee VII p 386

21

et Schelling dont lIdeacutealisme tentera au conshytraire deacuteliminer de la philosophie la distinction radicale que Kant y avait sinon eacutetablie du moins fondeacutee et maintenue un tel Ideacutealisme eacutetant peut-ecirctre dira Heidegger laquo loubli croisshysant de ce pour quoi Kant avait livreacute bashytaille )) (24)

Mais revenons aux Remarques sur Œdipe Pourquoi apregraves avoir dit que lhomme renvoyeacute agrave lui-mecircme par le deacutetournement cateacutegorique du divin soublie Hocirclderlin ajoute-t-il que le Dieu du deacutetournement cateacutegorique nest plus rien que temps Deux lignes plus haut il avait preacuteciseacute quagrave la limite extrecircme de la souffrance ne subsiste en effet plus rien que les conditions du temps ou de lespace Ici la reacutefeacuterence agrave Kant est encore plus transparente que tout agrave lheushyre le rapport du deacutetournement cateacutegorique avec limpeacuteratif cateacutegorique et que agrave linstant celui de linfideacuteliteacute divine avec le caractegravere inconnaissable du noumegravene Les conditions du temps ou de lespace signifient en langage kanshytien ce par quoi le temps ou lespace sont essenshytiellement eux-mecircmes abstraction faite des laquo affectionsraquo qui seules leur donnent un COllteshynu Kant nomme aussi ces laquo conditionsraquo les formes pures ou vides du temps ou de lespace Le dieu qui nest plus rien que temps le temps eacutetant lui-mecircme reacuteduit agrave ce qui en lui est pure laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave sa forme pure et

(24) Kant et le problegraveme de la Meacutetaphysique sect 45

28 29

vide nest-il pas degraves lors le retrait mecircme ou le deacutetournement du dieu tel quil laisse lhomshyme face agrave limmensiteacute vide du ciel sans fond Le dieu nest plus degraves lors ni un pegravere ni un ami ni mecircme un adversaire agrave combattre Il nest plus que ce que Baudelaire nommera laquo lazur du ciel immense et rondraquo (25) et Valeacutery laquo cette immense horloge de lumiegravere qui mesure ce quelle manifeste et manifeste ce quelle mesure ) (26) mais sous laquelle se deacuteploie jusquen ses plus extrecircmes lointains la vie habishytante (27) des mortels Ce plein ciel de linfideacuteshyliteacute divine dougrave pourtant nous viennent les coups de lheure au timbre dor (Antigone v 950) est celui qui ne cesse de ceacuteleacutebrer la poeacutesie la plus tardive de Hocirclderlin

Dans la tendre clarteacute du bleu fleurit En un toit de meacutetal le clocher Autour Plane lappel des hirondelles Le bleu lentoure agrave remuer lacircme Le soleil Passe au-dessus altier et colore le zinc Mais dans le vent lagrave-haut paisible Crie la girouette (28)

Sous lassaut de lazur et de sa lumiegravere qui traverse de part en part le seacutejour des hommes dans leacutebranlement aussi de lorage et de ses

(25) La Chevelure (26) Mauvaises penseacutees et autres Corti 53 (27) G E St 2 p 312 (28) Ibid 2 p 372

eacuteclairs qui restent agrave leur guise la beacuteneacutediction du dieu inaccessible le cœur demeure pourtant ferme car il sait maintenant porter aussi le vide du ciel sans fond Nous lisons dans le poegraveme dont nous venons de traduire tant bien que malles premiers vers

Dieu est-il inconnu Est-il manifeste comme le ciel Voilagrave Ce que plutocirct je crois

laquo Un tel questionnement ne renvoie preCIse Beda Allemann agrave aucune alternative Etre manifeste comme le ciel libre et vide cest bien plutocirct la maniegravere propre agrave Dieu decirctre infidegravele aux hommesraquo (29) Faut-il donc seacutetonner que vers la fin du mecircme poegraveme reparaisse limage dŒdipe Celui dont le destin fut preacuteciseacutement davoir agrave correspondre au deacutetournement cateacuteshygorique eacutetant appeleacute dit Hocirclderlin dans un climat de peste de confusion desprit de proshypheacutetisme universellement exciteacute au milieu dun temps mort agrave vivre la communication reacuteshyciproque du divin et de lhumain dans la figure totalement oublieuse de linfideacuteliteacute telle quelle ouvre un deacutesert panique du temps et de lespace lagrave ougrave jusquici reacutegnait le temps homeacuteshyrique autrement dit le temps

ougrave le ciel sur la terre

(29) Op cil p 238

30 31

Marchait et respirait dans un pe u pie de [dieux (30)

Nous en arrivons maintenant agrave la troisiegraveme difficulteacute de notre texte Pourquoi Hocirclderlin dit-il enfin que le temps qui prend naissance avec le deacutetournement cateacutegorique ce temps reacuteduit agrave sa laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave la pureteacute de son vide ne laisse plus rimer en lui deacutebut et fin Si lon cherche agrave comprendre cette affirshymation singuliegravere en dehors du contexte et comme une proposition sur le temps en geacuteneacuteral le risque est grand quelle demeure impeacuteshyneacutetrable Il nen est plus de mecircme si lon entend deacutebut et fin non pas comme des cashyractegraveres dun processus temporel en geacuteneacuteral mais comme le deacutebut et la fin de la trageacutedie Dans les premiegraveres lignes des Remarques sur Antigone Hocirclderlin reprenant ce quil avait deacuteveloppeacute agrave propos dŒdipe preacutesente les trashygeacutedies dŒdipe et dAntigone comme larticushylation de deux parties seacutepareacutees et ajointeacutees par une ceacutesure de telle sorte dit-il que dans le deuxiegraveme cas leacutequilibre sincline davantage du deacutebut vers la fin que de la fin vers le deacutebut Dougrave entre les deux trageacutedies une diffeacuterence de rythme Dans les deux cas cest lintervenshytion divinatoire de Tireacutesias qui constitue la ceacutesure cest-agrave-dire le moment exact agrave partir duquel sembrase et se preacutecipite le mouvement

(30) A de MUSSET deacutebut de Rolla

excentrique quest pour lhomme laccoupleshyment du dieu-et-homme Mais ce qui preacutecegravede la ceacutesure seacutetend beaucoup plus longuement dans Antigone que dans Œdipe si bien que la fin doit y ecirctre pour ainsi dire proVeacutegeacutee contre cette extension du deacutebut alors que dans Œdipe leacutequilibre seacutetablit selon une proportion invershyse des deux parties Reste cep~ndant que dans les deux trageacutedies cest lapparition dune telle ceacutesure qui selon le mot de Hocirclderlin dans le Fragment dHyperion que Schiller avait publieacute degraves 1794 dans sa revue Neue Thalia fait eacuteclater le grand secret celui qui donnera la vie ou la mort

Lintervention du devin dans laction tragishyque nest pas propre aux trageacutedies de Sophocle Dans lAgamemnon dEschyle par exemple agrave peine Agamemnon entreacute dans son palais Casshysandre voit comme agrave travers les murs saccomshyplir le crime puis preacutevoit larriveacutee dOreste Mais ici la clameur de la voix propheacutetique na pas la signification dune laquo ceacutesure raquo Elle est bien plutocirct la confirmation de ce qui eacutetait deacutejagrave attendu A peine la lumiegravere de la flamme anshynonciatrice de la prise dIlion a-t-elle troueacute la nuit que deacutejagrave tout est dit

Cest par ougrave preacutesentement cest tout saccomshy[plit

Selon quil lui est deacuteparti ni chauffant dessous

32

Ni versant dessus les offrandes dont le feu ne [veut pas

Point napaiseras linvincible colegravere (31)

Et dans le roi vainqueur qui descend de son char pour fouler le tapis de pourpre queacutetend sous ses pas Clytemnestre nous avons deacutejagrave reconnu un condamneacute agrave mort Rien de plus proprement eschylien quune action tragique qui deacutebute par le mot TEAcircrITal laquocest fait raquo avant mecircme davoir commenceacute Tout senchaicircshynera ainsi dun bout agrave lautre jusquagrave lacquitshytement enfin dOreste par le tribunal des Eumeacuteshynides sans laquo lacune raquo certes mais aussi sans ( ceacutesure raquo Telle est la marche du destin qui ne cesse de se transformer en lui-mecircme jusquagrave sa figure la plus exacte agrave partir dune transshygression initiale Quoi de plus dissemblable au contraire de la figure royale dŒdipe au deacutebut de la trageacutedie que celle de lexileacute qui commence agrave travers le monde grec sa deacuteambulation aveushygle Ici dans louverture du temps tragique qui ne fait quun avec le deacutetournement du dieu deacutebut et fin ne riment plus ensemble La diffeacuteshyrence entre un laquo jusquiciraquo et un laquo doreacutenavantraquo devient essentielle (32) Quelque chose a fonshydamentalement changeacute Ainsi lexige lintershyvention de la laquo ceacutesure raquo

Lhomme laquo ceacutesureacute raquo jusquagrave lui-mecircme par la

CH) Agamemnon vers 68 agrave 71 (32) cr Œdipe vers 1525-1527 Antigone vers 1161-1165

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menace de son accouplement avec le divin penshyseacute agrave son tour comme laquo cateacutegoriquement deacutetourshyneacute raquo voilagrave donc le tragique de la vraie trageacutedie moderne tel quil sannonce pour nous dans lŒdipe de Sophocle Que cette meacutetamorphose radicale de lhomme par la veacuteriteacute moderne du tragique puisse encore une fois eacuteonsonner dune certaine maniegravere avec une penseacutee de Kant cest ce quil nest peut-ecirctre pas imposshysible dentrevoir si lon se reacutefegravere agrave ce livre tardif et si violemment deacutecrieacute que fut en 1793 la Reshyligion dans les limites de la simple raison Laccegraves de lhomme agrave la moraliteacute y est interpreacuteshyteacute selon lesprit du Christianis~e non pas comshyme une simple laquo ameacutelioration raquo mais comme une veacuteritable laquo reacutevolutionraquo des profondeurs (33) par laquelle laquo on deacutepouille le vieil homme pour revecirctir un homme nouveau raquo Cette laquo meacutetamorshyphose du cœurraquo - Herzeniinderung dit Kantshyna eacutevidemment pas dans sa penseacutee la significashytion et la porteacutee quaura pour Hocirclderlin ce quil nomme ganzliche Umkehr aller Vorstellungsarshyten und Formen - le retournement total de tous les modes et de toutes les formes de repreacuteshysentation - elle nen est pas moins une transshymutation (Umwandlung) selon laquelle anteacuteshyrieur et ulteacuterieur deacutebut et fin ne peuvent plus rimer ensemble et qui met en cause lessence mecircme du temps dans son rapport aux heilige Geheimnisse agrave la nature laquo saintement secregraveteraquo

(33) Edition citeacutee VI 187

3

34 35

de la Liberteacute Un tel rapport de Hocirclderlin agrave Kant resteacute lui-mecircme secret agrave la philosophie est chronologiquement anteacuterieur au deacuteveloppement de lIdeacutealisme allemand que vont cependant porter si haut les deux compagnons de jeunesse que furent pour Hocirclderlin Hegel et Schelling Toutefois eacutecrira Heidegger on peuf dire des nouveaux philosophes quils laquo franchissent dun bond raquo (34) la penseacutee de Kant plus quils ne la laquo deacutepassent raquo Lœuvre de Kant dit-il encore laquo demeure comme une forteresse non conquise agrave larriegravere du nouveau front raquo Peut-ecirctre en est-il de mecircme pour la poeacutesie de Hocirclderlin si elle demeure la tacircche agrave laquelle nul encore na su satisfaire tant elle est deacutepassante au cœur de sa proximiteacute

Si maintenant nous passons dŒdipe agrave Anshytigone un premier paradoxe nous frappe Selon la chronologie probable agrave laquelle se reacutefegraverent les historiens la trageacutedie dAntigone serait denviron dix ans anteacuterieure agrave la premiegravere trashygeacutedie dŒdipe Hocirclderlin au contraire sans sexpliquer renverse la probabiliteacute chronoloshygique et le livre que publie au printemps 1804 leacutediteur Wilmans preacutesente Antigone agrave la suite dŒdipe Il semble par ailleurs que le poegravete ait plus longuement meacutediteacute la traduction dAntishy

(34) Die Frage nach dem Ding (Niemeyer 1962) p 45

gone que celle dŒdipe si bien que dit W Schadewaldt laquo Œdipe est dans lensemble plus preacutecis plus saisissable plus dramatiquement tendu Antigone au contraire est une œuvre plus profonde mais aussi plus obseure plus inaccessible plus incommunicative raquo (35) Comshyment faire face agrave une telle diffeacuterenceacute Peutshyecirctre un peu de lumiegravere sur ce point pourra-tshyelle nous venir de linterpreacutetation du laquo ceacutelegravebreraquo dialogue dAntigone et de Creacuteon

Comme il arrive pour tous les hauts lieux de la litteacuterature grecque quil sagisse par exemple du Fragment 3 du poegraveme de Parmeacuteshynide qui dit le rapport de la penseacutee et de

lt lecirctre ou dans Thucydide du sect 22 du livre rr de la Guerre du Peacuteloponnegravese ougrave lauteur deacutefinit son projet dhistorien linterpreacutetation de ce dialogue reste particuliegraverement probleacutematique Elle lest dautant plus que le texte nous en est transmis dune maniegravere incertaine Linterpreacuteshy

tation couramment reccedilue consiste agrave montrer Antigone en appelant agrave Zeus et agrave Dikegrave de linshyjustice du deacutecret de Creacuteon

CREacuteON Et tu as malgreacute tout eu le front de transgresser mes lois

ANTIGONE Oui car ce nest pas Zeus qui a proshymulgueacute pour moi cette deacutefense et Dikegrave celle qui habite avec les dieux

(35) Wolfgang SCHADEWALDT op cit p 11

36 37

den bas na pas eacutetabli parmi les hommes des lois comme les tienshynes (36)

Il est agrave lextrecircme rigueur theacuteoriquement posshysible de lire ainsi le texte de Sophocle Holshyderlin lui-mecircme lit ainsi agrave ceci pregraves que Zeus est nommeacute par Antigone Mon Zeus et ainsi opposeacute au Zeus de Creacuteon Cette lecture a paru cependant irrecevable aussi bien quant agrave la forme que quant au fond agrave Karl Reinhardt (37) Si nous lisons le texte de Sophocle en nous insshypirant de la lecture de Reinhardt sinon en la reproduisant textuellement nous entendrions plutocirct ainsi les paroles dAntigone

CREacuteON Tu as cependant oseacute passer outre agrave mes lois

ANTIGONE Ce nest certes pas Zeus qui ma claironneacute de faire ce que jai fait

Non plus que la Dikegrave qui siegravege avec les dieux den bas

Na fixeacute chez les hommes les lois que je fais miennes

Pas davantage nOn plus de ta part un eacutedit

(36) Antigone vers 449 sqq (37) Telle est aussi la lecture de W Schadewaldt dans sa reacutecente

traduction dAntigone in Griechisches Theater deutsch von W Schadewaldt Suhrkamp (1964)

~

1_

~

r ~

Na pu agrave un mortel donner licence de passer outre

A des lois qui non eacutecrites ineacutebranshylables sont des dieux

Ce nest en veacuteriteacute ni daujourdhui ni dhier mais de toujpurs

Que ces lois ont vigueur nul ne sashychant dougrave elles brillent

Ni claironneacutees den haut ni eacutetablies den bas mais issues du centre lui-mecircme telles sont donc pour Antigone les lois

Holderlin reacutepeacutetons-le neacute lit pas ainsi le texte de Sophocle Mais il se pourrait que la meacuteditation de cette lecture contribue agrave eacuteclairer le sens dans lequel son interpreacutetation deacutejagrave saventure Car si ce nest ni den haut Zeus ni la Dikegrave den bas qui ont inspireacute agrave Antigone sa conduite de qui donc a-t-elle reccedilu la consishygne De qui sinon delle-mecircme et de laudace avec laquelle elle preacutetend transgressant les lois seulement statutaires de Zeus et de Dikegrave entrer dans un savoir plus immeacutediat de lois en ellesshymecircmes plus divines et plus saintes celles qui laquo de toujours ont vigueur sans que nul ne sache dougrave rayonne leur lumiegravere raquo Comme Œdipe solshylicitant dune maniegravere laquo trop infinieraquo la parole de loracle lheacutereacutetique Antigone sarroge le partage des dieux Elle agit degraves lors dans le mecircme sens que Dieu mais en quelque sorte contre Dieu reacutealisant en elle autant quil est

38 39

possible agrave lhomme cette figure de lAntitheacuteos qui lui sera fatale Car le laquo Pegravere du Tempsraquo rabroue plus deacutecisivement jusquagrave la terre laushydace de lusurpateur quil laisse laquo sans allieacute raquo agrave raison de sa deacutemesure On voit ici combien linterpreacutetation de Hocirclderlin deacutepasse en _profonshydeur et en porteacutee linterpreacutetation future de Hegel qui ne verra dans Antigone que le conflit de la famille et de lEtat autrement dit du feacuteshyminin et du viril le feacuteminin eacutetant laquo leacuteternelle ironie de la communauteacute raquo Son laquo zegravele obstineacute raquo dit Hegel laquo altegravere par lintrigue le but universel du gouvernement en un but priveacute transforme son activiteacute universelle en une œuvre particushyliegravere de tel ou tel individu et pervertit la proshyprieacuteteacute universelle de lEtat en une possession dont la famille fait parade raquo (38) Ce conflit pour Hegel ( est le conflit moral suprecircme et par conseacutequent la culmination du conflit trashygique raquo (39)

Cest bien au-delagrave dun tel conflit que Hocirclshyderlin deacutecouvre le tragique dAntigone Plus essentielle que lopposition du feacuteminin et du viril est laffrontement du divin et de lhumain tel que le connaissait Pindare tel aussi quHeacuteshyraclite lavait fait naicirctre directement de 1foAgravecfoUJ

qui est un autre nom pour AgraveQyccedil ou vau laquo1focircAgravecpo

est pegravere de tout roi de tout montrant ici des

(38) HEGEL Phiinomenologie eacuted Hoffmeister (Leipzig 1937) p 340

(39) Principes de la Philosophie du Droit sect 166

dieux lagrave des hommes et faisant paraicirctre les uns comme libres les autres comme esclashyves raquo (40) Cest donc dune mecircme origine que les dieux et les hommes seacutecartent les uns des autres mais les uns pour les autres laquo Nous respirons dune mecircme megravere raquo disait Pindare mais aux deux bouts de la distance qui seacutepare du rien le ciel immuable (41) Quand lhomme perd le sens dune telle distance pour tenter de saccoupler au divin cest alors que souvre pour lui la dimension du tragique dans laquelle le devenir-un illimiteacute de lhomme et dieu ne peut se purifier que par une seacuteparation illimiteacutee comme dans le cas -de ( latheacuteismeraquo dŒdipe renvoyeacute agrave la terre ougrave lui est confieacutee en service et souci la garde de labsence du dieu agrave moins que comme dans Antigone le dieu ne devienne immeacutediatement preacutesent dans la figure de la mort Les deux deacutenouements sont la reacuteveacutelation dun Zeus plus proprement luishymecircme que le Zeus statutaire cest-agrave-dire de ceshylui dont le nom est Pegravere du Temps

Lapparition de Zeus comme Pegravere du Temps bien que ce soit seulement dans Antigone quil porte un tel nom cest peut-ecirctre encore plus au tragique dŒdipe quau tragique dAntigone quil reacutepond Mon Zeus dit Antigone Mais ce Zeus quelle sapproprie si lAntitheacuteos dont elle assume la freacuteneacutesie lui arrache la reacuteveacutelation des

(40) Fragment 53 (Diels-Kranz) (41) VI Neacutemlenne

40 41

lois cest dans la mort que tout aussitocirct il la preacutecipite Le Pegravere du Temps nest en reacutealiteacute pleinement tel que pour ceux dont la vie deshymeure le partage De cette preacutefiguration dAntishygone quest en un sens Danaeacute pour qui laccoushyplement avec le divin se purifie dans la seacutepashyration infinie au lieu de se perdre dans -la mort Hocirclderlin pourra donc dire

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Mais Danaeacute dans Antigone figure peut-ecirctre plutocirct quAntigone et agrave travers elle Œdipe dont le destin fut en effet de si longuement compter face au Pegravere du Temps les coups de Jheure au timbre dor Mais pourquoi Zeus en tant que laquo plus proprement lui-mecircme raquo est-il nommeacute Pegravere du Temps Peut-ecirctre le comprenshydrons-nous par la lecture dun poegraveme agrave peine anteacuterieur agrave la traduction des Trageacutedies de Soshyphocle Cest en effet dapregraves 1800 que nous poushyvons dater le poegraveme intituleacute Nature et Art ou Saturne et Jupiter (42) Nature et Art les deux mots font eacutecho agrave ce contraste du laquo natif raquo et du laquo culturelraquo dont le rapport chez nous contraste agrave son tour avec ce quil fut dans le monde des Grecs

Tu regravegnes au plus haut du jour et ta loi Resplendit tu tiens la balance fils de Saturne

(42) G E St 2 pp 37 sq

Et reacutepartis les lots toi qui serein as pour repos La gloire dune souveraineteacute immortelle

Cependant dans labicircme au dire des Poegravetes Le Pegravere antique ton propre pegravere tu las aushy

[trefois Releacutegueacute entendez geacutemir dans les projondeurs Lagrave ougrave les rebelles devant ta face justement ont

[leur lieu

Innocent le dieu de lacircge dor depuis deacutejagrave lonshy[temps

Libre de toute peine il fut plus grand que toi [bien quil

Nait formuleacute aucun commandement ni Quaucun des mortels lait nommeacute de son nom

Ecroule-toi Ou naie pas honte de le reconshy[naicirctre

Et si tu veux te maintenir sois au service du [plus antique

Et permets en gracircce de lui quavant tous les [autres

Hommes et dieux le poegravete le nomme

Car comme de la nueacutee ton eacuteclair vient De lui ce qui est tien Vois Teacutemoin de lui Est ce qui plie sous toi et de lantique Joie tout pouvoir a pris sa croissance

Et chaque fois quest sensible agrave mon cœur Une forme vivante et que seacuteclaire ce qui tient

[de toi sa figure Et quen son berceau sest endormi pour moi Deacutelice le temps toujours en marche

42 43

Cest toi quaLors jentends Cronide et que je [reconnais

Maicirctre sage qui comme nous fils Du temps donnes des lois et ce qui

( ~

Sabrite dans lombre sainte proclames

Le Zeus laquo plus proprement lui-mecircmeraquo et qui laquo donne des lois raquo comme le dieu quAntigone nomme laquo mon Zeus raquo est ainsi celui qui se remeacutemorant sa propre ligneacutee redevient le fils de Cronos et reconnaicirct que cest de lui que proshyvient tout ce qui est sien Lavegravenement de Zeus agrave leacutenigmatique figure du Pegravere du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-mecircme son virage jusquagrave ce qui lui est essentiellement natif son retour de lexcentrishyciteacute relaUve de lart au secret plus difficile agrave conqueacuterir de la nature dont le contraste tout puissant domine mecircme le divin

Enigme est tout ce qui source pure a jailli [Mecircme

Le poegraveme agrave peine sait-il le deacutevoiler Car Tel tu pris le deacutepart tel tu persisteras Si prenante nous soit la neacutecessiteacute Et lœuvre du dressage rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-neacute (43)

Mais quel est le temps de Zeus redevenu Pegravere

(43) Der Rhein strophe 4 (G E St 2 p 143)

du Temps autrement dit du Zeus laquo plus propreshyment lui-mecircme raquo Le temps mecircme de la trashygeacutedie celui quimiddot souvre agrave lhomme sil se risque jusquagrave laccouplement du dieu-et-homshyme et qui degraves lors se reacuteduit au vide de sa pure laquo condition raquo de telle sorte que Zeus comme Pegravere du Temps est bien moins apparition antishyphanique que deacutetournement cateacutegorique agrave quoi reacutepond de la part des hommes la volte purifishycatrice qui les ramegravene agrave leur terre ougrave jusquagrave la mort immeacutediate ou tardive cest tragiqueshyment quils font face au retrait du divin

Ainsi nous pressentons dans lAntigone de Hocirclderlin ougrave apparaicirct la figure du Pegravere du Temps un approfondissement de la penseacutee du tragique telle quelle portait deacutejagrave la trageacutedie dŒdipe Cet approfondissement renvoie agrave son tour agrave deux diffeacuterences qui relativement agrave Œdipe vont porter Antigone au comble dun presque insoutenable eacuteclat

La premiegravere de ces diffeacuterences a trait agrave la composition mecircme de la trageacutedie comme ajoinshytement lun agrave lautre des deux laquo principes raquo quelle met en scegravene ceux que Hocirclderlin nomshyme das UnfecircYrmliche et das Allzuformliche ce qui se deacuterobe au formel et lexcessivement formel Loin quils soient seulement opposeacutes comme dans Ajax ou mecircme dans Œdipe Antishygone nous les montre poseacutes lun par rapport agrave lautre agrave eacutegaliteacute si bien que les eacuteveacutenements sy deacuteploient dans loptique dune impartialiteacute que

44 45

Hocirclderlin va jusquagrave qualifier de reacutepublicaine Aucun des deux protagonistes na le moindre avantage sur lautre Ils ne diffegraverent dit le poegravete que selon le temps comme deux coureurs de mecircme force dont lun ne perd agrave bout de souffle que parce quil est parti le premier Si lautre gagne cest simplement pour- navoir pris quensuite le deacutepart Mais qui perd et qui gagne Hocirclderlin ne le dit pas explicitement Peut-ecirctre est-il permis de penser que Creacuteon gashygne car il nentre dans la compeacutetition quapregraves le deacutefi dAntigone Il lui reste donc plus de souffle Mais gagne-t-il vraiment Et la vie qui lui reste en partage nest-elle pas encore plus deacuteplorable que le destin dAntigone Cest pourquoi on peut comprendre aussi avec W Schadewaldt que cest Creacuteon qui perd pour avoir par son eacutedit pris les devants et quAnshytigone gagne parce quelle nagit que reacuteactishyvement agrave Creacuteonraquo (44) Mais sagit-il mecircme de Creacuteon et dAntigone Le grand moment de limpartialiteacute tragique dont parle Hocirclderlin est le chœur qui preacutecegravede immeacutediatement larriveacutee de Tireacutesias Ce chœur insolite dit Hocirclderlin sajointe on ne peut mieux agrave lensemble et sa froide impartialiteacute est chaleur preacuteciseacutement dans la mesure ougrave elle est si proprement de mise

Dans le chœur dont il est question (vers 944 agrave 987 de la trageacutedie de Sophocle) sont eacutevoqueacutes

(44) W SCHADEWALDT op dt p 59

successivement trois destins qui preacutefigurent le destin du heacuteros tragique celui de Danaeacute celui du fils de Dryas celui des deux fils de Phineacutee Mais Danaeacute qui navait eacuteteacute cacheacutee dans une prison souterraine que par la prudence de son pegravere change ici de nature Cest maintenant des dieux quelle devient la victime Degraves lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature Hocirclderlin eacutecrira donc au lieu de elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux dor

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Le lecteur reste ici perplexe non pas tant agrave caushyse de la transformation apporteacutee que parce que Sophocle semble bien plutocirct parler de la seshymence de Zeus que plus geacuteneacuteralement du devenir Faut-il penser ici comme le rappellent Helligrath Reinhardt et Schadewaldt que la connaissance que Hocirclderlin avait du grec eacutetait limiteacutee Dautres laquo eacutecarts de traductionraquo pourshyraient autoriser la mecircme conclusion Toutefois ajoute Karl Reinhardt (45) mecircme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans lembarras quant agrave la nature des modifications introduites par la traduction Sur ces modifications Hocirclderlin sest cependant exshypliqueacute lui-mecircme dans une lettre de septembre

(45) HOiderlin und Sophokles in HOiderlin (Mohr-Siebeck Tuumlshybingen 1961) pp 297 sqq

46 47

1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

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de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

~ 49

1

rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

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laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

52 53

Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

54 55

accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

15 ~4

monteacutee ou plutocirct ce retournement sur soi jusshyquau natif est si ardu que cest geacuteneacuteralement leacutechec mecircme de lart - en particulier de lart grec Dougrave ces vers dun fragment tardif

Leur volonteacute fut certes dinstituer Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra (10)

Il en est de mecircme chez nous bien que ce soit agrave la lettre linverse Nous faire redevenir sciemment ce que nous sommes nativement pour ainsi devenir lui-mecircme en nous rendant

)I~O~Tex Ti 1IOtp 1I~ctb orolt c-h oltraex (11)

- en nous mettant en connaissance de ce qui nous est agrave porteacutee du pied cest-agrave-dire du partage dont nous sommes Ce vers de Pindare preacutecegravede immeacutediatement ceux que cite Valeacutery en eacutepishygraphe au Cimetiegravere marin Tout le poegraveme dit le contraste entre lextase paniquement apolshylinienne de Midi ougrave toute diffeacuterenciation se perd et lappel au mouvement qui est la diffeacuteshyrencia tion et la vie Ici la poeacutesie se deacuteprend preacuteciseacutement du laquo paniqueraquo pour revenir agrave la

(10) Œuvres complegravetes de HOlderlin (G E St 2 p 228) (11) Troisiegraveme Pythique

1

1

sobrieacuteteacute deacutegriseacutee Le Cimetiegravere marin serait-il en ce sens un poegraveme du retournement qui rapashytrie Donc selon Hocirclderlin un vrai poegraveme moderne - Laissons la question provisoireshyment sans reacuteponse

Ayant ainsi eacuteclaireacute en suivant agrave l~ fois Arisshytote et Hocirclderlin la nature de lart en geacuteneacuteral demandons-nous maintenant ~ en quoi consiste lart tragique Quest-ce que la trageacutedie Mais ici Hocirclderlin nengage pas seulement un diashylogue avec les Grecs en geacuteneacuteral mais plus particuliegraverement un dialogue avec Sophocle Preacutecisons donc la question quest-ce que le tragique de Sophocle

Le tragique de Sophocle aux yeux de Hocirclshyderlin nest pas en effet un tragique comme celui dEschyle ou dEuripide mais un tragishyque tregraves singulier Disons dun mot quil est le tragique du retrait ou de leacuteloignement du divin Hocirclderlin dira Gottes Fehl le deacutefaut de Dieu (12) Tout le tragique de Sophocle preacuteshycisera Karl Reinhardt sans toutefois se reacutefeacuterer expresseacutement agrave Hocirclderlin laquo weist auf das Ratsel der Grenze zwischen Mensch und Gott raquo - fait signe vers leacutenigme quest la frontiegravere entre homme et Dieu (13) Cest en cela quil est si diffeacuterent du tragique dEschyle pour qui la limite nest nullement eacutenigme Les hommes

(12) Dichterberuf (G E st tome 2 p 48) (13) Karl REINHARDT Sophokles (Frankfurt am Main 1947)

p 11

16

ici outrepassent la limite et bien souventmiddot malshygreacute les avertissements des dieux Ils loutrepasshysent dit Homegravere aUgraveTOI atpYim ampTlXaalX)I~la deux-mecircshymes par leurs attentats agrave eux et ceci ugraveIItPl-0POlli

en allant plus loin que ce qui leur est assigneacute en partage (14) Ainsi Eacutegisthe ou Xerxegraves - et sur un autre plan Promeacutetheacutee LactiQn tragishyque est lhistoire du retour agrave lordre que neacutecesshysite la violation de la limite Avec Sophocle au contraire cest la limite elle-mecircme qui se deacuteroshybe et le heacuteros saventure dangereusement dans la beacuteance dun entre-deux dougrave finalement lui vient sa perte A Creacuteon qui justifie sa deacutecision concernant Eteacuteocle et Polynice par la diffeacuterence entre xftiaT6 (Eacuteteacuteocle) et X1XX6 (Polynice) Teacute

)Ide reacuteplique Antigone - qui sait (15) Qui sait si en bas la sainteteacute est dagir ainsi Hocirclderlin souligne ce qua dllnique le langage tragique de Sophocle - Eigentliche Sprache des Sophokles proprieacuteteacute incomparable de la langue dans Sophocle - car ajoute-t-il Eschyshyle et Euripide sentendent mieux agrave objectiver la souffrance et la colegravere mais moins le sens de lhomme dans sa marche sous limpensable

Nous pouvons maintenant lire le deacutebut de la troisiegraveme partie des Remarques sur Œdipe La preacutesentation du tragique repose principaleshyment sur ceci que le formidable comment le

dieu-et-homme saccouple et comment dans

(14) Odysseacutee I vers 33-34 (15) Vers 520-521

leffacement de toutes limites deviennent un dans la fureur la puissance panique de la na- ture et le treacutefonds de lhomme se conccediloit par ceci que le devenir-un illimiteacute se purifie par une seacuteparation illimiteacutee

Quelle est donc cette seacuteparation illimiteacutee par laquelle se purifie le devenir-un illi1niteacute du dieu-et-homme Dans le se purifie il nest pas trop difficile de percevoir leacutecho de la Catharsis dAristote Le sujet de Hocirclderlin est donc bien le sujet mecircme dAristote quand il traite de la trageacutedie Mais en quoi ici la Catharsis se proshyduit-elle par la seacuteparation sans reacuteserves agrave linshyteacuterieur du devenir-un illimiteacute

Cest que pour Hocirclderlin interpregravete de Soshyphocle laffrontement du divin et de lhumain - laccouplement dit-il plus hardiment - qui est le sujet mecircme de la trageacutedie comporte la plus eacutenigmatique des mutations celle quil nomme par rapport au divin lui-mecircme le deacuteshytournement cateacutegorique

Cette locution pour le moins insolite peutshyecirctre nest-il pas excessif de linterpreacuteter comme une transposition intentionnelle de limpeacuteratif cateacutegorique de Kant pour qui les sentiments de Hocirclderlin sont dadoration pour linstant jai de nouveau chercheacute refuge aupregraves de Kant comme je le fais toujours quand je ne puis me souffrir (16) Mais surtout laquo Kant est le Moiumlse

(16) Lettre agrave Neuffer du deacutebut deacutecembre 1795 (G E St 6 p 187)

2

19 ~8

de notre nation il la tireacutee de lengourdisseshyment eacutegyptien et la conduite dans le libre deacuteshysert de sa speacuteculation il a rameneacute de la monshytagne sainte la loi qui est vigueur Sans doute continuent-ils toujours agrave danser autour de leurs veaux dor et leur pot-au-feu leur manque beaucoup ils devraient bien eacutemigrer dans le plein sens du mot gagner une solitude quelshyconque pour se deacutecider agrave cesser decirctre les sershyviteurs de leur ventre et agrave abandonner les coutumes et opinions mortes priveacutees dacircte et de sens sous lesquelles geacutemit presque inaudishyble et comme profondeacutement incarceacutereacute ce que leur nature vivante a de meilleur raquo (17) Ici tous les mots portent La loi est bien celle de limpeacuteratif cateacutegorique Sa reacuteveacutelation est un appel agrave ce que notre nature vivante a de meilshyleur agrave savoir la sobrieacuteteacute native dont nous sommes les fils La morale kantienne deacutegrise lhomme daujourdhui de sa preacutetention agrave laquo enshytendre la langue de la raison intuitiveraquo qui est dit Kant la laquo langue des dieux raquo et non celle des laquo fils de la terre raquo que nous somshymes (18) Que limpeacuteratif cateacutegorique au sens kantien recegravele en lui quelque chose du deacutetourshynement cateacutegorique tel que le nommera Hocirclshyderlin cest assez clair La morale kantienne est exclusive de toute theacuteophanie Elimination de la morale theacuteologique au profit dune theacuteoshy

(17) Lettre agrave Karl Oock du l janvier 1799 (O E St 6 p 304) (18) Lettre agrave Johann Oeorg Hamann 6 avril 1774 (Œuvres Ed

Cassirer IX 122)

logie morale elle nest plus vISion de Dieu mais retrait deacutejagrave du divin La loi est le docushyment le plus propre dun tel retrait Si Dieu est preacutesence cest agrave lexclusion de toute laquo repreacuteshysentation intuitive ))

Leacuteveacutenement le plus essentiel de lbistoire du rapport du divin et de lhumain est dit Hocirclshyderlin dans lEacuteleacutegie Pain et Vin que

Le Pegravere a deacutetourneacute des hommes son visage

Sans doute il continue agrave vivre et œuvrer sans fin mais par-dessus nos tecircte$ lagrave-haut dans un monde tout autre La tacircche la plus propre de lhomme celle qui lui est confieacutee en service et en souci est degraves lors dapprendre agrave endurer ce deacutefaut de Dieu qui est la figure la plus essenshytielle de sa preacutesence Savoir faire sienne une telle tacircche cest entrer dans la dimension la plus propre du tragique et de la trageacutedie (Trauer-spiel) Cest en effet agrave partir de ce deacutetournement cateacutegorique du divin que le deuil (das Trauern) commenccedila de reacutegner sur la tershyre

AIs der Vater gewandt sein Angesicht von den [Menschen

Und das Trauern mit Recht uumlber der Erde [begann (19)

(19) Brot und Wein (O E St 2 p 94)

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Lassonance en allemand de Trauern Trauer (deuil) Trauerspiel (trageacutedie) nous ne troushyvons en franccedilais rien qui lui corresponde le franccedilais nayant aucun mot proprement franshyccedilais pour dire ce que dit le grec TpCl)~~iCl qui neacutevoque dailleurs directement que le sacrishyfice dun bouc Il se trouve au contraire quici la langue allemande pense par elle-mecircme du seul fait quelle parle

Pour Hocirclderlin le tragique de Sophocle est ainsi le document essentiel de ce deacutetournement cateacutegorique du divin qui est agrave ses yeux lesshysence mecircme de la trageacutedie et que ni Eschyle ni Euripide nont reacuteussi agrave laquo objectiverraquo aussi pleinement Et dans Sophocle ce sont plus particuliegraverement les deux trageacutedies contrasteacutees dŒdipe et dAntigone qui vont repreacutesenter ce que le poegravete tragiqqe tente de repreacutesenter agrave savoir le rapport de lhomme agrave cette Trauer quest le deacutetou~ement cateacutegorique Dougrave ainsi se dresse Heacutemon dans Antigone ainsi Œdipe lui-mecircme au cœur de la trageacutedie dŒdishype

Eacutetudions dans cette optique dabord la strucshyture de la trageacutedie dŒdipe puis celle dAntishygone

Que lŒdipe de Sophocle soit la trageacutedie du

deacutetournement cateacutegorique cest plus eacutevident que pour Antigone Œdipe est en effet amp6co

(vers 661) dans tout la force du terme Non pas atheacutee mais deacuteserteacute autant quil est possible par le dieu qui se seacutepare et se deacutetdUrne de lui Mecircme quand le laquo crime ancienraquo dont il suit la piste avec tant dacharnement est enfin deacuteshycouvert il semble que le ciel refuse dira Valeacuteshyry de laquo se deacuteclarer raquo Œdipe au lieu decirctre foudroyeacute par les dieux est au contraire voueacute agrave la solitude dune longue deacuteambulation tershyrestre qui aboutira agrave une seconde trageacutedie dont la premiegravere nest que le preacutelude Ce nest en effet que b xPOY lClXp6i quil lui sera donneacute de doubler enfin le cap de cette vie porteuse deacutepreuves - XClIfC1Y TOy TCI)eacute1fpQY ~ioY (Œdipe agrave Colonne v 88 agrave 91) Quel est dans lintervalle son destin Apprendre agrave assumer cest-agrave-dire agrave faire sien un tel abandon (v 7 a~lp)c)

Tp)CIY Voilagrave ce que les eacutepreuves avec laide du tempsdans sa grandeur mapprennent non moins que ma naissance en tiers

Cette seconde vie dŒdipe dont la passion la plus propre est le deacutetournement cateacutegorique du divin constitue la plus extrecircme excentriciteacute par rapport agrave ce qui pour les Grecs est nature agrave savoir ce tapport agrave lUn-Tout dont ils sont nashy

tivement transis Nul plus quŒdipe ne se difshyfeacuterencie davantage de lunification aorgique et panique dont il garde si longuement et si pashytiemment le retrait~ Aux antipodes de lemporshy

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tement empeacutedocleacuteen qui se preacutecipite dans la mort Œdipe eacutepargneacute par la mort et devant apprendre agrave mener une longue vie de mort en sursis correspond dans le monde grec au plus haut triomphe de lArt prenant du champ par rapport agrave la Nature La trageacutedie dŒdipe est

i dans le monde grec le chef-dœuvre laquo culturelraquo par excellence Cest pourquoi lart de Sophocle y est pour nous insurpassable Et cest pourquoi aussi pour nous qui sommes le contraire des Grecs Œdipe constitue un modegravele indispenshysable si nous voulons cesser de briller dans lenthousiasme excentrique pour eacutecrire enfin une vraie trageacutedie moderne cest-agrave-dire non pas une trageacutedie de la mort violente comme le reacuteclame la nature grecque mais une trageacutedie de la mort lente plus essentiellement conforme agrave notre nature Car cest lagrave le tragique chez nous que nous quittions tout doucement le monde des vivants empaqueteacutes dans une simple boicircte Un tel destin nest pas aussi imposant mais il est plus profond Et ici les Remarques sur Antigone font eacutecho agrave la lettre agrave Bocirchlendorf que nous venons de citer une forme dart vraishyment conforme agrave ce qui nous est natif il lui reviendrait decirctre une parole plutocirct effectiveshyment meurtrissante queffectivement meurtriegraveshyre elle ne devrait pas trouver son aboutisseshyment propre dans le meurtre ou la mort mais puisque cest lagrave cependant que le tragique doit ecirctre saisi se deacuteployer plutocirct dans le goucirct dŒdipe agrave Colonne de telle sorte que la parole

qui sort de la bouche inspireacutee de Tireacutesias soit terrible et quelle tue sans quil y ait lieu ceshypendant de la rendre sensible agrave la maniegravere des Grecs dans un esprit athleacutetique et plastique ougrave la parole sempare de lecirctre corporel dont elle effectue la mise agrave mort

Ainsi Œdipe est la trageacutedie du deacutetournement cateacutegorique auquel fait face de son cocircteacute le deacuteshytournement de lhomme assumant le partage dune vie dans laquelle il seacutetablit agrave demeure reacutepondant agrave linfideacuteliteacute divine par une autre infideacuteliteacute qui aux antipodes de latheacuteisme vulgaire est gardienne de linfideacuteliteacute du dieu dont le deacutefaut degraves lors ne cesse decirctre secours Tel est le laquo moment raquo essentiel de la trageacutedie A cette limite lhomme soublie lui parce quil est tout entier agrave linteacuterieur du moment le dieu parce quil nest plus rien que temps et de part et dautre on est infidegravele le temps parce quen un tel moment il se deacutetourne cateacutegoriquement et quen lui deacutebut et fin ne se laissent plus du tout accorder comme des rimes lhomme parshyce quagrave linteacuterieur de ce moment il lui faut suivre le deacutetournement cateacutegorique et quainsi par la suite il ne peut plus en rien seacutegaler agrave la situation initiale

Il serait difficile de trouvermiddot depuis que le monde est monde un texte qui dise tant en si peu de mots et avec une densiteacute si compacte On seacutetonne que cette phrase ait pu ecirctre imprishymeacutee telle quelle comme elle le fut pourtant

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dans le livre publieacute en 1804 agrave Francfort par Friedrich Wilmans et deacutedieacute agrave la princesse Aushygusta de Hombourg

A cette limite lhomme soublie lui parce quil est tout entier agrave linteacuterieur du moment Wolfgang Schadewaldt dans sa belle introducshytion agrave la reacuteeacutedition des Trageacutedies de Sophocle traduites par Holderlin eacutecrit agrave ce sujet laquo Cela signifie que dans une telle tribulation du temps lhomme ne pense plus en direction ni de larriegravere ni de lavantraquo (20) Ce commenshytaire de Schadewaldt consonne exactement avec les derniers vers dun poegraveme que Schashydewaldt ne cite pas mais qui date vraisemblashyblement de la mecircme eacutepoque que les Remarshyques

Et toujours Au chaos va une nostalgie Mais beaucoup est

~A contenir Et il Y faut la fideacuteliteacute

Ni en avant pourtant ni en arriegravere nous ne [voulons

Regarder Nous laisser bercer comme

Dans la barque oscillante de la mer (21)

Cest ainsi que lhomme soublie dans le moshyment qui met en fuite et sa meacutemoire et son attente en faveur de lapparition dun preacutesent qui le contient et qui le berce comme la barque

(20) Sophokles Tragedien deutsch von Friedrich Helderlin (Fischer 1957) p 39

(21) G E St 2 p 197

oscillante de la mer Il soublie cest-agrave-dire se libegravere certes des coutumes et opinions mortes priveacutees dacircme et de sens que nommait la lettre du 1er janvier 1799 Mais non moins de la nosshytalgie empeacutedoc1eacuteenne de brusquer ou de forcer le moment en preacutetendant sunir dun hond avec le foyer de lUn-Tout Un tel oubli est donc pour lhomme la naissance dune meacutemoire de luishymecircme plus profonde que tout ce quil se savait ecirctre jusquici Sil Y faut la fideacuteliteacute plus essenshytielle encore est linfideacuteliteacute ougrave il se deacutetourne comme un traicirctre assumant ainsi la diffeacuterenciashytion par laquelle en correspondance avec le deacuteshytournement cateacutegorique du divin il est plus aushythentiquement lui-mecircme que par la nostalgie de lUn-Tout En dautres termes si comme le dit le poegraveme beaucoup est agrave contenir (Vieles aber ist zu behalten) cest linfideacuteliteacute divine qui est comme le disent les Remarques am besten zu behalten cest elle quil faut apprendre agrave conteshynir en soi le mieux possible Alors seulement le cours du monde sera sans lacune et la meacuteshymoire du divin neacutechappera pas Lhomme dun tel retournement ou si lon veut dune telle volte ou mieux encore dune telle reacute-volte nest donc pas un reacutevolteacute au sens ordinaire du mot Car la reacutevolte au sens du retour au natif loin de preacutecipiter les hommes dans la freacuteneacutesie de limpreacutecation comme Promeacutetheacutee dans la trashygeacutedie dEschyle est lapparition dans le monde dune eugraveafi] (Antigone vers 924) dune pieacuteteacute cest-agrave-dire dune correspondance au divin sans

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preacuteceacutedent qui fut deacutejagrave le partage dŒdipe qui sera la barque de lhumaniteacute moderne et que porteront agrave la parole les derniers poegravemes de Hocirclderlin dans lesquels dit Beda Allemann sont laquo maintenus seacutepareacutes des mondes qui aushytrement ne pourraient que se corrompre en se meacutelangeant raquo (22)

On ne peut sempecirccher ici de penser agrave noushyveau agrave Kant et agrave la pieacuteteacute kantienne si attentive

en son laquo seacuteparatisme raquo (23) agrave maintenir la distinction entre ce que le philosophe appelle pheacutenomegravene et noumegravene et agrave eacuteliminer ce quil nomme degraves 1770 sensitivœ cognitionis cum inshytellectuali contagium en maintenant chez elle la connaissance humaine de sorte que ses prinshycipia domestica ne transgressent plus leurs limites (terminos suos) pour aller dans la conshyfusion porter atteinte agrave limmaculeacute que doit rester le monde intelligible Ce rapprochement peut surprendre La meacuteditation de Kant est pourtant si essentielle agrave la penseacutee de Hocirclderlin que comme nous lavons rappeleacute plus haut laquo cest aupregraves de lui que toujours il chercheacute un refuge quand il narrive plus agrave se souffrir raquo Retenons simplement que Hocirclderlin approfonshydit la penseacutee kantienne dans un tout autre sens non seulement que Fichte dont en 1794 il suishyvit les cours agrave Ieacutena mais que ses amis Hegel

(22) Beda ALLEMANN HOlderlin et Heidegger traduction Franshyccedilois Feacutedier (PUF 1959) p 171

(2l) Conflit des Faculteacutes eacutedition citeacutee VII p 386

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et Schelling dont lIdeacutealisme tentera au conshytraire deacuteliminer de la philosophie la distinction radicale que Kant y avait sinon eacutetablie du moins fondeacutee et maintenue un tel Ideacutealisme eacutetant peut-ecirctre dira Heidegger laquo loubli croisshysant de ce pour quoi Kant avait livreacute bashytaille )) (24)

Mais revenons aux Remarques sur Œdipe Pourquoi apregraves avoir dit que lhomme renvoyeacute agrave lui-mecircme par le deacutetournement cateacutegorique du divin soublie Hocirclderlin ajoute-t-il que le Dieu du deacutetournement cateacutegorique nest plus rien que temps Deux lignes plus haut il avait preacuteciseacute quagrave la limite extrecircme de la souffrance ne subsiste en effet plus rien que les conditions du temps ou de lespace Ici la reacutefeacuterence agrave Kant est encore plus transparente que tout agrave lheushyre le rapport du deacutetournement cateacutegorique avec limpeacuteratif cateacutegorique et que agrave linstant celui de linfideacuteliteacute divine avec le caractegravere inconnaissable du noumegravene Les conditions du temps ou de lespace signifient en langage kanshytien ce par quoi le temps ou lespace sont essenshytiellement eux-mecircmes abstraction faite des laquo affectionsraquo qui seules leur donnent un COllteshynu Kant nomme aussi ces laquo conditionsraquo les formes pures ou vides du temps ou de lespace Le dieu qui nest plus rien que temps le temps eacutetant lui-mecircme reacuteduit agrave ce qui en lui est pure laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave sa forme pure et

(24) Kant et le problegraveme de la Meacutetaphysique sect 45

28 29

vide nest-il pas degraves lors le retrait mecircme ou le deacutetournement du dieu tel quil laisse lhomshyme face agrave limmensiteacute vide du ciel sans fond Le dieu nest plus degraves lors ni un pegravere ni un ami ni mecircme un adversaire agrave combattre Il nest plus que ce que Baudelaire nommera laquo lazur du ciel immense et rondraquo (25) et Valeacutery laquo cette immense horloge de lumiegravere qui mesure ce quelle manifeste et manifeste ce quelle mesure ) (26) mais sous laquelle se deacuteploie jusquen ses plus extrecircmes lointains la vie habishytante (27) des mortels Ce plein ciel de linfideacuteshyliteacute divine dougrave pourtant nous viennent les coups de lheure au timbre dor (Antigone v 950) est celui qui ne cesse de ceacuteleacutebrer la poeacutesie la plus tardive de Hocirclderlin

Dans la tendre clarteacute du bleu fleurit En un toit de meacutetal le clocher Autour Plane lappel des hirondelles Le bleu lentoure agrave remuer lacircme Le soleil Passe au-dessus altier et colore le zinc Mais dans le vent lagrave-haut paisible Crie la girouette (28)

Sous lassaut de lazur et de sa lumiegravere qui traverse de part en part le seacutejour des hommes dans leacutebranlement aussi de lorage et de ses

(25) La Chevelure (26) Mauvaises penseacutees et autres Corti 53 (27) G E St 2 p 312 (28) Ibid 2 p 372

eacuteclairs qui restent agrave leur guise la beacuteneacutediction du dieu inaccessible le cœur demeure pourtant ferme car il sait maintenant porter aussi le vide du ciel sans fond Nous lisons dans le poegraveme dont nous venons de traduire tant bien que malles premiers vers

Dieu est-il inconnu Est-il manifeste comme le ciel Voilagrave Ce que plutocirct je crois

laquo Un tel questionnement ne renvoie preCIse Beda Allemann agrave aucune alternative Etre manifeste comme le ciel libre et vide cest bien plutocirct la maniegravere propre agrave Dieu decirctre infidegravele aux hommesraquo (29) Faut-il donc seacutetonner que vers la fin du mecircme poegraveme reparaisse limage dŒdipe Celui dont le destin fut preacuteciseacutement davoir agrave correspondre au deacutetournement cateacuteshygorique eacutetant appeleacute dit Hocirclderlin dans un climat de peste de confusion desprit de proshypheacutetisme universellement exciteacute au milieu dun temps mort agrave vivre la communication reacuteshyciproque du divin et de lhumain dans la figure totalement oublieuse de linfideacuteliteacute telle quelle ouvre un deacutesert panique du temps et de lespace lagrave ougrave jusquici reacutegnait le temps homeacuteshyrique autrement dit le temps

ougrave le ciel sur la terre

(29) Op cil p 238

30 31

Marchait et respirait dans un pe u pie de [dieux (30)

Nous en arrivons maintenant agrave la troisiegraveme difficulteacute de notre texte Pourquoi Hocirclderlin dit-il enfin que le temps qui prend naissance avec le deacutetournement cateacutegorique ce temps reacuteduit agrave sa laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave la pureteacute de son vide ne laisse plus rimer en lui deacutebut et fin Si lon cherche agrave comprendre cette affirshymation singuliegravere en dehors du contexte et comme une proposition sur le temps en geacuteneacuteral le risque est grand quelle demeure impeacuteshyneacutetrable Il nen est plus de mecircme si lon entend deacutebut et fin non pas comme des cashyractegraveres dun processus temporel en geacuteneacuteral mais comme le deacutebut et la fin de la trageacutedie Dans les premiegraveres lignes des Remarques sur Antigone Hocirclderlin reprenant ce quil avait deacuteveloppeacute agrave propos dŒdipe preacutesente les trashygeacutedies dŒdipe et dAntigone comme larticushylation de deux parties seacutepareacutees et ajointeacutees par une ceacutesure de telle sorte dit-il que dans le deuxiegraveme cas leacutequilibre sincline davantage du deacutebut vers la fin que de la fin vers le deacutebut Dougrave entre les deux trageacutedies une diffeacuterence de rythme Dans les deux cas cest lintervenshytion divinatoire de Tireacutesias qui constitue la ceacutesure cest-agrave-dire le moment exact agrave partir duquel sembrase et se preacutecipite le mouvement

(30) A de MUSSET deacutebut de Rolla

excentrique quest pour lhomme laccoupleshyment du dieu-et-homme Mais ce qui preacutecegravede la ceacutesure seacutetend beaucoup plus longuement dans Antigone que dans Œdipe si bien que la fin doit y ecirctre pour ainsi dire proVeacutegeacutee contre cette extension du deacutebut alors que dans Œdipe leacutequilibre seacutetablit selon une proportion invershyse des deux parties Reste cep~ndant que dans les deux trageacutedies cest lapparition dune telle ceacutesure qui selon le mot de Hocirclderlin dans le Fragment dHyperion que Schiller avait publieacute degraves 1794 dans sa revue Neue Thalia fait eacuteclater le grand secret celui qui donnera la vie ou la mort

Lintervention du devin dans laction tragishyque nest pas propre aux trageacutedies de Sophocle Dans lAgamemnon dEschyle par exemple agrave peine Agamemnon entreacute dans son palais Casshysandre voit comme agrave travers les murs saccomshyplir le crime puis preacutevoit larriveacutee dOreste Mais ici la clameur de la voix propheacutetique na pas la signification dune laquo ceacutesure raquo Elle est bien plutocirct la confirmation de ce qui eacutetait deacutejagrave attendu A peine la lumiegravere de la flamme anshynonciatrice de la prise dIlion a-t-elle troueacute la nuit que deacutejagrave tout est dit

Cest par ougrave preacutesentement cest tout saccomshy[plit

Selon quil lui est deacuteparti ni chauffant dessous

32

Ni versant dessus les offrandes dont le feu ne [veut pas

Point napaiseras linvincible colegravere (31)

Et dans le roi vainqueur qui descend de son char pour fouler le tapis de pourpre queacutetend sous ses pas Clytemnestre nous avons deacutejagrave reconnu un condamneacute agrave mort Rien de plus proprement eschylien quune action tragique qui deacutebute par le mot TEAcircrITal laquocest fait raquo avant mecircme davoir commenceacute Tout senchaicircshynera ainsi dun bout agrave lautre jusquagrave lacquitshytement enfin dOreste par le tribunal des Eumeacuteshynides sans laquo lacune raquo certes mais aussi sans ( ceacutesure raquo Telle est la marche du destin qui ne cesse de se transformer en lui-mecircme jusquagrave sa figure la plus exacte agrave partir dune transshygression initiale Quoi de plus dissemblable au contraire de la figure royale dŒdipe au deacutebut de la trageacutedie que celle de lexileacute qui commence agrave travers le monde grec sa deacuteambulation aveushygle Ici dans louverture du temps tragique qui ne fait quun avec le deacutetournement du dieu deacutebut et fin ne riment plus ensemble La diffeacuteshyrence entre un laquo jusquiciraquo et un laquo doreacutenavantraquo devient essentielle (32) Quelque chose a fonshydamentalement changeacute Ainsi lexige lintershyvention de la laquo ceacutesure raquo

Lhomme laquo ceacutesureacute raquo jusquagrave lui-mecircme par la

CH) Agamemnon vers 68 agrave 71 (32) cr Œdipe vers 1525-1527 Antigone vers 1161-1165

33

menace de son accouplement avec le divin penshyseacute agrave son tour comme laquo cateacutegoriquement deacutetourshyneacute raquo voilagrave donc le tragique de la vraie trageacutedie moderne tel quil sannonce pour nous dans lŒdipe de Sophocle Que cette meacutetamorphose radicale de lhomme par la veacuteriteacute moderne du tragique puisse encore une fois eacuteonsonner dune certaine maniegravere avec une penseacutee de Kant cest ce quil nest peut-ecirctre pas imposshysible dentrevoir si lon se reacutefegravere agrave ce livre tardif et si violemment deacutecrieacute que fut en 1793 la Reshyligion dans les limites de la simple raison Laccegraves de lhomme agrave la moraliteacute y est interpreacuteshyteacute selon lesprit du Christianis~e non pas comshyme une simple laquo ameacutelioration raquo mais comme une veacuteritable laquo reacutevolutionraquo des profondeurs (33) par laquelle laquo on deacutepouille le vieil homme pour revecirctir un homme nouveau raquo Cette laquo meacutetamorshyphose du cœurraquo - Herzeniinderung dit Kantshyna eacutevidemment pas dans sa penseacutee la significashytion et la porteacutee quaura pour Hocirclderlin ce quil nomme ganzliche Umkehr aller Vorstellungsarshyten und Formen - le retournement total de tous les modes et de toutes les formes de repreacuteshysentation - elle nen est pas moins une transshymutation (Umwandlung) selon laquelle anteacuteshyrieur et ulteacuterieur deacutebut et fin ne peuvent plus rimer ensemble et qui met en cause lessence mecircme du temps dans son rapport aux heilige Geheimnisse agrave la nature laquo saintement secregraveteraquo

(33) Edition citeacutee VI 187

3

34 35

de la Liberteacute Un tel rapport de Hocirclderlin agrave Kant resteacute lui-mecircme secret agrave la philosophie est chronologiquement anteacuterieur au deacuteveloppement de lIdeacutealisme allemand que vont cependant porter si haut les deux compagnons de jeunesse que furent pour Hocirclderlin Hegel et Schelling Toutefois eacutecrira Heidegger on peuf dire des nouveaux philosophes quils laquo franchissent dun bond raquo (34) la penseacutee de Kant plus quils ne la laquo deacutepassent raquo Lœuvre de Kant dit-il encore laquo demeure comme une forteresse non conquise agrave larriegravere du nouveau front raquo Peut-ecirctre en est-il de mecircme pour la poeacutesie de Hocirclderlin si elle demeure la tacircche agrave laquelle nul encore na su satisfaire tant elle est deacutepassante au cœur de sa proximiteacute

Si maintenant nous passons dŒdipe agrave Anshytigone un premier paradoxe nous frappe Selon la chronologie probable agrave laquelle se reacutefegraverent les historiens la trageacutedie dAntigone serait denviron dix ans anteacuterieure agrave la premiegravere trashygeacutedie dŒdipe Hocirclderlin au contraire sans sexpliquer renverse la probabiliteacute chronoloshygique et le livre que publie au printemps 1804 leacutediteur Wilmans preacutesente Antigone agrave la suite dŒdipe Il semble par ailleurs que le poegravete ait plus longuement meacutediteacute la traduction dAntishy

(34) Die Frage nach dem Ding (Niemeyer 1962) p 45

gone que celle dŒdipe si bien que dit W Schadewaldt laquo Œdipe est dans lensemble plus preacutecis plus saisissable plus dramatiquement tendu Antigone au contraire est une œuvre plus profonde mais aussi plus obseure plus inaccessible plus incommunicative raquo (35) Comshyment faire face agrave une telle diffeacuterenceacute Peutshyecirctre un peu de lumiegravere sur ce point pourra-tshyelle nous venir de linterpreacutetation du laquo ceacutelegravebreraquo dialogue dAntigone et de Creacuteon

Comme il arrive pour tous les hauts lieux de la litteacuterature grecque quil sagisse par exemple du Fragment 3 du poegraveme de Parmeacuteshynide qui dit le rapport de la penseacutee et de

lt lecirctre ou dans Thucydide du sect 22 du livre rr de la Guerre du Peacuteloponnegravese ougrave lauteur deacutefinit son projet dhistorien linterpreacutetation de ce dialogue reste particuliegraverement probleacutematique Elle lest dautant plus que le texte nous en est transmis dune maniegravere incertaine Linterpreacuteshy

tation couramment reccedilue consiste agrave montrer Antigone en appelant agrave Zeus et agrave Dikegrave de linshyjustice du deacutecret de Creacuteon

CREacuteON Et tu as malgreacute tout eu le front de transgresser mes lois

ANTIGONE Oui car ce nest pas Zeus qui a proshymulgueacute pour moi cette deacutefense et Dikegrave celle qui habite avec les dieux

(35) Wolfgang SCHADEWALDT op cit p 11

36 37

den bas na pas eacutetabli parmi les hommes des lois comme les tienshynes (36)

Il est agrave lextrecircme rigueur theacuteoriquement posshysible de lire ainsi le texte de Sophocle Holshyderlin lui-mecircme lit ainsi agrave ceci pregraves que Zeus est nommeacute par Antigone Mon Zeus et ainsi opposeacute au Zeus de Creacuteon Cette lecture a paru cependant irrecevable aussi bien quant agrave la forme que quant au fond agrave Karl Reinhardt (37) Si nous lisons le texte de Sophocle en nous insshypirant de la lecture de Reinhardt sinon en la reproduisant textuellement nous entendrions plutocirct ainsi les paroles dAntigone

CREacuteON Tu as cependant oseacute passer outre agrave mes lois

ANTIGONE Ce nest certes pas Zeus qui ma claironneacute de faire ce que jai fait

Non plus que la Dikegrave qui siegravege avec les dieux den bas

Na fixeacute chez les hommes les lois que je fais miennes

Pas davantage nOn plus de ta part un eacutedit

(36) Antigone vers 449 sqq (37) Telle est aussi la lecture de W Schadewaldt dans sa reacutecente

traduction dAntigone in Griechisches Theater deutsch von W Schadewaldt Suhrkamp (1964)

~

1_

~

r ~

Na pu agrave un mortel donner licence de passer outre

A des lois qui non eacutecrites ineacutebranshylables sont des dieux

Ce nest en veacuteriteacute ni daujourdhui ni dhier mais de toujpurs

Que ces lois ont vigueur nul ne sashychant dougrave elles brillent

Ni claironneacutees den haut ni eacutetablies den bas mais issues du centre lui-mecircme telles sont donc pour Antigone les lois

Holderlin reacutepeacutetons-le neacute lit pas ainsi le texte de Sophocle Mais il se pourrait que la meacuteditation de cette lecture contribue agrave eacuteclairer le sens dans lequel son interpreacutetation deacutejagrave saventure Car si ce nest ni den haut Zeus ni la Dikegrave den bas qui ont inspireacute agrave Antigone sa conduite de qui donc a-t-elle reccedilu la consishygne De qui sinon delle-mecircme et de laudace avec laquelle elle preacutetend transgressant les lois seulement statutaires de Zeus et de Dikegrave entrer dans un savoir plus immeacutediat de lois en ellesshymecircmes plus divines et plus saintes celles qui laquo de toujours ont vigueur sans que nul ne sache dougrave rayonne leur lumiegravere raquo Comme Œdipe solshylicitant dune maniegravere laquo trop infinieraquo la parole de loracle lheacutereacutetique Antigone sarroge le partage des dieux Elle agit degraves lors dans le mecircme sens que Dieu mais en quelque sorte contre Dieu reacutealisant en elle autant quil est

38 39

possible agrave lhomme cette figure de lAntitheacuteos qui lui sera fatale Car le laquo Pegravere du Tempsraquo rabroue plus deacutecisivement jusquagrave la terre laushydace de lusurpateur quil laisse laquo sans allieacute raquo agrave raison de sa deacutemesure On voit ici combien linterpreacutetation de Hocirclderlin deacutepasse en _profonshydeur et en porteacutee linterpreacutetation future de Hegel qui ne verra dans Antigone que le conflit de la famille et de lEtat autrement dit du feacuteshyminin et du viril le feacuteminin eacutetant laquo leacuteternelle ironie de la communauteacute raquo Son laquo zegravele obstineacute raquo dit Hegel laquo altegravere par lintrigue le but universel du gouvernement en un but priveacute transforme son activiteacute universelle en une œuvre particushyliegravere de tel ou tel individu et pervertit la proshyprieacuteteacute universelle de lEtat en une possession dont la famille fait parade raquo (38) Ce conflit pour Hegel ( est le conflit moral suprecircme et par conseacutequent la culmination du conflit trashygique raquo (39)

Cest bien au-delagrave dun tel conflit que Hocirclshyderlin deacutecouvre le tragique dAntigone Plus essentielle que lopposition du feacuteminin et du viril est laffrontement du divin et de lhumain tel que le connaissait Pindare tel aussi quHeacuteshyraclite lavait fait naicirctre directement de 1foAgravecfoUJ

qui est un autre nom pour AgraveQyccedil ou vau laquo1focircAgravecpo

est pegravere de tout roi de tout montrant ici des

(38) HEGEL Phiinomenologie eacuted Hoffmeister (Leipzig 1937) p 340

(39) Principes de la Philosophie du Droit sect 166

dieux lagrave des hommes et faisant paraicirctre les uns comme libres les autres comme esclashyves raquo (40) Cest donc dune mecircme origine que les dieux et les hommes seacutecartent les uns des autres mais les uns pour les autres laquo Nous respirons dune mecircme megravere raquo disait Pindare mais aux deux bouts de la distance qui seacutepare du rien le ciel immuable (41) Quand lhomme perd le sens dune telle distance pour tenter de saccoupler au divin cest alors que souvre pour lui la dimension du tragique dans laquelle le devenir-un illimiteacute de lhomme et dieu ne peut se purifier que par une seacuteparation illimiteacutee comme dans le cas -de ( latheacuteismeraquo dŒdipe renvoyeacute agrave la terre ougrave lui est confieacutee en service et souci la garde de labsence du dieu agrave moins que comme dans Antigone le dieu ne devienne immeacutediatement preacutesent dans la figure de la mort Les deux deacutenouements sont la reacuteveacutelation dun Zeus plus proprement luishymecircme que le Zeus statutaire cest-agrave-dire de ceshylui dont le nom est Pegravere du Temps

Lapparition de Zeus comme Pegravere du Temps bien que ce soit seulement dans Antigone quil porte un tel nom cest peut-ecirctre encore plus au tragique dŒdipe quau tragique dAntigone quil reacutepond Mon Zeus dit Antigone Mais ce Zeus quelle sapproprie si lAntitheacuteos dont elle assume la freacuteneacutesie lui arrache la reacuteveacutelation des

(40) Fragment 53 (Diels-Kranz) (41) VI Neacutemlenne

40 41

lois cest dans la mort que tout aussitocirct il la preacutecipite Le Pegravere du Temps nest en reacutealiteacute pleinement tel que pour ceux dont la vie deshymeure le partage De cette preacutefiguration dAntishygone quest en un sens Danaeacute pour qui laccoushyplement avec le divin se purifie dans la seacutepashyration infinie au lieu de se perdre dans -la mort Hocirclderlin pourra donc dire

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Mais Danaeacute dans Antigone figure peut-ecirctre plutocirct quAntigone et agrave travers elle Œdipe dont le destin fut en effet de si longuement compter face au Pegravere du Temps les coups de Jheure au timbre dor Mais pourquoi Zeus en tant que laquo plus proprement lui-mecircme raquo est-il nommeacute Pegravere du Temps Peut-ecirctre le comprenshydrons-nous par la lecture dun poegraveme agrave peine anteacuterieur agrave la traduction des Trageacutedies de Soshyphocle Cest en effet dapregraves 1800 que nous poushyvons dater le poegraveme intituleacute Nature et Art ou Saturne et Jupiter (42) Nature et Art les deux mots font eacutecho agrave ce contraste du laquo natif raquo et du laquo culturelraquo dont le rapport chez nous contraste agrave son tour avec ce quil fut dans le monde des Grecs

Tu regravegnes au plus haut du jour et ta loi Resplendit tu tiens la balance fils de Saturne

(42) G E St 2 pp 37 sq

Et reacutepartis les lots toi qui serein as pour repos La gloire dune souveraineteacute immortelle

Cependant dans labicircme au dire des Poegravetes Le Pegravere antique ton propre pegravere tu las aushy

[trefois Releacutegueacute entendez geacutemir dans les projondeurs Lagrave ougrave les rebelles devant ta face justement ont

[leur lieu

Innocent le dieu de lacircge dor depuis deacutejagrave lonshy[temps

Libre de toute peine il fut plus grand que toi [bien quil

Nait formuleacute aucun commandement ni Quaucun des mortels lait nommeacute de son nom

Ecroule-toi Ou naie pas honte de le reconshy[naicirctre

Et si tu veux te maintenir sois au service du [plus antique

Et permets en gracircce de lui quavant tous les [autres

Hommes et dieux le poegravete le nomme

Car comme de la nueacutee ton eacuteclair vient De lui ce qui est tien Vois Teacutemoin de lui Est ce qui plie sous toi et de lantique Joie tout pouvoir a pris sa croissance

Et chaque fois quest sensible agrave mon cœur Une forme vivante et que seacuteclaire ce qui tient

[de toi sa figure Et quen son berceau sest endormi pour moi Deacutelice le temps toujours en marche

42 43

Cest toi quaLors jentends Cronide et que je [reconnais

Maicirctre sage qui comme nous fils Du temps donnes des lois et ce qui

( ~

Sabrite dans lombre sainte proclames

Le Zeus laquo plus proprement lui-mecircmeraquo et qui laquo donne des lois raquo comme le dieu quAntigone nomme laquo mon Zeus raquo est ainsi celui qui se remeacutemorant sa propre ligneacutee redevient le fils de Cronos et reconnaicirct que cest de lui que proshyvient tout ce qui est sien Lavegravenement de Zeus agrave leacutenigmatique figure du Pegravere du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-mecircme son virage jusquagrave ce qui lui est essentiellement natif son retour de lexcentrishyciteacute relaUve de lart au secret plus difficile agrave conqueacuterir de la nature dont le contraste tout puissant domine mecircme le divin

Enigme est tout ce qui source pure a jailli [Mecircme

Le poegraveme agrave peine sait-il le deacutevoiler Car Tel tu pris le deacutepart tel tu persisteras Si prenante nous soit la neacutecessiteacute Et lœuvre du dressage rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-neacute (43)

Mais quel est le temps de Zeus redevenu Pegravere

(43) Der Rhein strophe 4 (G E St 2 p 143)

du Temps autrement dit du Zeus laquo plus propreshyment lui-mecircme raquo Le temps mecircme de la trashygeacutedie celui quimiddot souvre agrave lhomme sil se risque jusquagrave laccouplement du dieu-et-homshyme et qui degraves lors se reacuteduit au vide de sa pure laquo condition raquo de telle sorte que Zeus comme Pegravere du Temps est bien moins apparition antishyphanique que deacutetournement cateacutegorique agrave quoi reacutepond de la part des hommes la volte purifishycatrice qui les ramegravene agrave leur terre ougrave jusquagrave la mort immeacutediate ou tardive cest tragiqueshyment quils font face au retrait du divin

Ainsi nous pressentons dans lAntigone de Hocirclderlin ougrave apparaicirct la figure du Pegravere du Temps un approfondissement de la penseacutee du tragique telle quelle portait deacutejagrave la trageacutedie dŒdipe Cet approfondissement renvoie agrave son tour agrave deux diffeacuterences qui relativement agrave Œdipe vont porter Antigone au comble dun presque insoutenable eacuteclat

La premiegravere de ces diffeacuterences a trait agrave la composition mecircme de la trageacutedie comme ajoinshytement lun agrave lautre des deux laquo principes raquo quelle met en scegravene ceux que Hocirclderlin nomshyme das UnfecircYrmliche et das Allzuformliche ce qui se deacuterobe au formel et lexcessivement formel Loin quils soient seulement opposeacutes comme dans Ajax ou mecircme dans Œdipe Antishygone nous les montre poseacutes lun par rapport agrave lautre agrave eacutegaliteacute si bien que les eacuteveacutenements sy deacuteploient dans loptique dune impartialiteacute que

44 45

Hocirclderlin va jusquagrave qualifier de reacutepublicaine Aucun des deux protagonistes na le moindre avantage sur lautre Ils ne diffegraverent dit le poegravete que selon le temps comme deux coureurs de mecircme force dont lun ne perd agrave bout de souffle que parce quil est parti le premier Si lautre gagne cest simplement pour- navoir pris quensuite le deacutepart Mais qui perd et qui gagne Hocirclderlin ne le dit pas explicitement Peut-ecirctre est-il permis de penser que Creacuteon gashygne car il nentre dans la compeacutetition quapregraves le deacutefi dAntigone Il lui reste donc plus de souffle Mais gagne-t-il vraiment Et la vie qui lui reste en partage nest-elle pas encore plus deacuteplorable que le destin dAntigone Cest pourquoi on peut comprendre aussi avec W Schadewaldt que cest Creacuteon qui perd pour avoir par son eacutedit pris les devants et quAnshytigone gagne parce quelle nagit que reacuteactishyvement agrave Creacuteonraquo (44) Mais sagit-il mecircme de Creacuteon et dAntigone Le grand moment de limpartialiteacute tragique dont parle Hocirclderlin est le chœur qui preacutecegravede immeacutediatement larriveacutee de Tireacutesias Ce chœur insolite dit Hocirclderlin sajointe on ne peut mieux agrave lensemble et sa froide impartialiteacute est chaleur preacuteciseacutement dans la mesure ougrave elle est si proprement de mise

Dans le chœur dont il est question (vers 944 agrave 987 de la trageacutedie de Sophocle) sont eacutevoqueacutes

(44) W SCHADEWALDT op dt p 59

successivement trois destins qui preacutefigurent le destin du heacuteros tragique celui de Danaeacute celui du fils de Dryas celui des deux fils de Phineacutee Mais Danaeacute qui navait eacuteteacute cacheacutee dans une prison souterraine que par la prudence de son pegravere change ici de nature Cest maintenant des dieux quelle devient la victime Degraves lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature Hocirclderlin eacutecrira donc au lieu de elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux dor

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Le lecteur reste ici perplexe non pas tant agrave caushyse de la transformation apporteacutee que parce que Sophocle semble bien plutocirct parler de la seshymence de Zeus que plus geacuteneacuteralement du devenir Faut-il penser ici comme le rappellent Helligrath Reinhardt et Schadewaldt que la connaissance que Hocirclderlin avait du grec eacutetait limiteacutee Dautres laquo eacutecarts de traductionraquo pourshyraient autoriser la mecircme conclusion Toutefois ajoute Karl Reinhardt (45) mecircme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans lembarras quant agrave la nature des modifications introduites par la traduction Sur ces modifications Hocirclderlin sest cependant exshypliqueacute lui-mecircme dans une lettre de septembre

(45) HOiderlin und Sophokles in HOiderlin (Mohr-Siebeck Tuumlshybingen 1961) pp 297 sqq

46 47

1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

48

de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

~ 49

1

rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

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laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

52 53

Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

16

ici outrepassent la limite et bien souventmiddot malshygreacute les avertissements des dieux Ils loutrepasshysent dit Homegravere aUgraveTOI atpYim ampTlXaalX)I~la deux-mecircshymes par leurs attentats agrave eux et ceci ugraveIItPl-0POlli

en allant plus loin que ce qui leur est assigneacute en partage (14) Ainsi Eacutegisthe ou Xerxegraves - et sur un autre plan Promeacutetheacutee LactiQn tragishyque est lhistoire du retour agrave lordre que neacutecesshysite la violation de la limite Avec Sophocle au contraire cest la limite elle-mecircme qui se deacuteroshybe et le heacuteros saventure dangereusement dans la beacuteance dun entre-deux dougrave finalement lui vient sa perte A Creacuteon qui justifie sa deacutecision concernant Eteacuteocle et Polynice par la diffeacuterence entre xftiaT6 (Eacuteteacuteocle) et X1XX6 (Polynice) Teacute

)Ide reacuteplique Antigone - qui sait (15) Qui sait si en bas la sainteteacute est dagir ainsi Hocirclderlin souligne ce qua dllnique le langage tragique de Sophocle - Eigentliche Sprache des Sophokles proprieacuteteacute incomparable de la langue dans Sophocle - car ajoute-t-il Eschyshyle et Euripide sentendent mieux agrave objectiver la souffrance et la colegravere mais moins le sens de lhomme dans sa marche sous limpensable

Nous pouvons maintenant lire le deacutebut de la troisiegraveme partie des Remarques sur Œdipe La preacutesentation du tragique repose principaleshyment sur ceci que le formidable comment le

dieu-et-homme saccouple et comment dans

(14) Odysseacutee I vers 33-34 (15) Vers 520-521

leffacement de toutes limites deviennent un dans la fureur la puissance panique de la na- ture et le treacutefonds de lhomme se conccediloit par ceci que le devenir-un illimiteacute se purifie par une seacuteparation illimiteacutee

Quelle est donc cette seacuteparation illimiteacutee par laquelle se purifie le devenir-un illi1niteacute du dieu-et-homme Dans le se purifie il nest pas trop difficile de percevoir leacutecho de la Catharsis dAristote Le sujet de Hocirclderlin est donc bien le sujet mecircme dAristote quand il traite de la trageacutedie Mais en quoi ici la Catharsis se proshyduit-elle par la seacuteparation sans reacuteserves agrave linshyteacuterieur du devenir-un illimiteacute

Cest que pour Hocirclderlin interpregravete de Soshyphocle laffrontement du divin et de lhumain - laccouplement dit-il plus hardiment - qui est le sujet mecircme de la trageacutedie comporte la plus eacutenigmatique des mutations celle quil nomme par rapport au divin lui-mecircme le deacuteshytournement cateacutegorique

Cette locution pour le moins insolite peutshyecirctre nest-il pas excessif de linterpreacuteter comme une transposition intentionnelle de limpeacuteratif cateacutegorique de Kant pour qui les sentiments de Hocirclderlin sont dadoration pour linstant jai de nouveau chercheacute refuge aupregraves de Kant comme je le fais toujours quand je ne puis me souffrir (16) Mais surtout laquo Kant est le Moiumlse

(16) Lettre agrave Neuffer du deacutebut deacutecembre 1795 (G E St 6 p 187)

2

19 ~8

de notre nation il la tireacutee de lengourdisseshyment eacutegyptien et la conduite dans le libre deacuteshysert de sa speacuteculation il a rameneacute de la monshytagne sainte la loi qui est vigueur Sans doute continuent-ils toujours agrave danser autour de leurs veaux dor et leur pot-au-feu leur manque beaucoup ils devraient bien eacutemigrer dans le plein sens du mot gagner une solitude quelshyconque pour se deacutecider agrave cesser decirctre les sershyviteurs de leur ventre et agrave abandonner les coutumes et opinions mortes priveacutees dacircte et de sens sous lesquelles geacutemit presque inaudishyble et comme profondeacutement incarceacutereacute ce que leur nature vivante a de meilleur raquo (17) Ici tous les mots portent La loi est bien celle de limpeacuteratif cateacutegorique Sa reacuteveacutelation est un appel agrave ce que notre nature vivante a de meilshyleur agrave savoir la sobrieacuteteacute native dont nous sommes les fils La morale kantienne deacutegrise lhomme daujourdhui de sa preacutetention agrave laquo enshytendre la langue de la raison intuitiveraquo qui est dit Kant la laquo langue des dieux raquo et non celle des laquo fils de la terre raquo que nous somshymes (18) Que limpeacuteratif cateacutegorique au sens kantien recegravele en lui quelque chose du deacutetourshynement cateacutegorique tel que le nommera Hocirclshyderlin cest assez clair La morale kantienne est exclusive de toute theacuteophanie Elimination de la morale theacuteologique au profit dune theacuteoshy

(17) Lettre agrave Karl Oock du l janvier 1799 (O E St 6 p 304) (18) Lettre agrave Johann Oeorg Hamann 6 avril 1774 (Œuvres Ed

Cassirer IX 122)

logie morale elle nest plus vISion de Dieu mais retrait deacutejagrave du divin La loi est le docushyment le plus propre dun tel retrait Si Dieu est preacutesence cest agrave lexclusion de toute laquo repreacuteshysentation intuitive ))

Leacuteveacutenement le plus essentiel de lbistoire du rapport du divin et de lhumain est dit Hocirclshyderlin dans lEacuteleacutegie Pain et Vin que

Le Pegravere a deacutetourneacute des hommes son visage

Sans doute il continue agrave vivre et œuvrer sans fin mais par-dessus nos tecircte$ lagrave-haut dans un monde tout autre La tacircche la plus propre de lhomme celle qui lui est confieacutee en service et en souci est degraves lors dapprendre agrave endurer ce deacutefaut de Dieu qui est la figure la plus essenshytielle de sa preacutesence Savoir faire sienne une telle tacircche cest entrer dans la dimension la plus propre du tragique et de la trageacutedie (Trauer-spiel) Cest en effet agrave partir de ce deacutetournement cateacutegorique du divin que le deuil (das Trauern) commenccedila de reacutegner sur la tershyre

AIs der Vater gewandt sein Angesicht von den [Menschen

Und das Trauern mit Recht uumlber der Erde [begann (19)

(19) Brot und Wein (O E St 2 p 94)

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Lassonance en allemand de Trauern Trauer (deuil) Trauerspiel (trageacutedie) nous ne troushyvons en franccedilais rien qui lui corresponde le franccedilais nayant aucun mot proprement franshyccedilais pour dire ce que dit le grec TpCl)~~iCl qui neacutevoque dailleurs directement que le sacrishyfice dun bouc Il se trouve au contraire quici la langue allemande pense par elle-mecircme du seul fait quelle parle

Pour Hocirclderlin le tragique de Sophocle est ainsi le document essentiel de ce deacutetournement cateacutegorique du divin qui est agrave ses yeux lesshysence mecircme de la trageacutedie et que ni Eschyle ni Euripide nont reacuteussi agrave laquo objectiverraquo aussi pleinement Et dans Sophocle ce sont plus particuliegraverement les deux trageacutedies contrasteacutees dŒdipe et dAntigone qui vont repreacutesenter ce que le poegravete tragiqqe tente de repreacutesenter agrave savoir le rapport de lhomme agrave cette Trauer quest le deacutetou~ement cateacutegorique Dougrave ainsi se dresse Heacutemon dans Antigone ainsi Œdipe lui-mecircme au cœur de la trageacutedie dŒdishype

Eacutetudions dans cette optique dabord la strucshyture de la trageacutedie dŒdipe puis celle dAntishygone

Que lŒdipe de Sophocle soit la trageacutedie du

deacutetournement cateacutegorique cest plus eacutevident que pour Antigone Œdipe est en effet amp6co

(vers 661) dans tout la force du terme Non pas atheacutee mais deacuteserteacute autant quil est possible par le dieu qui se seacutepare et se deacutetdUrne de lui Mecircme quand le laquo crime ancienraquo dont il suit la piste avec tant dacharnement est enfin deacuteshycouvert il semble que le ciel refuse dira Valeacuteshyry de laquo se deacuteclarer raquo Œdipe au lieu decirctre foudroyeacute par les dieux est au contraire voueacute agrave la solitude dune longue deacuteambulation tershyrestre qui aboutira agrave une seconde trageacutedie dont la premiegravere nest que le preacutelude Ce nest en effet que b xPOY lClXp6i quil lui sera donneacute de doubler enfin le cap de cette vie porteuse deacutepreuves - XClIfC1Y TOy TCI)eacute1fpQY ~ioY (Œdipe agrave Colonne v 88 agrave 91) Quel est dans lintervalle son destin Apprendre agrave assumer cest-agrave-dire agrave faire sien un tel abandon (v 7 a~lp)c)

Tp)CIY Voilagrave ce que les eacutepreuves avec laide du tempsdans sa grandeur mapprennent non moins que ma naissance en tiers

Cette seconde vie dŒdipe dont la passion la plus propre est le deacutetournement cateacutegorique du divin constitue la plus extrecircme excentriciteacute par rapport agrave ce qui pour les Grecs est nature agrave savoir ce tapport agrave lUn-Tout dont ils sont nashy

tivement transis Nul plus quŒdipe ne se difshyfeacuterencie davantage de lunification aorgique et panique dont il garde si longuement et si pashytiemment le retrait~ Aux antipodes de lemporshy

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tement empeacutedocleacuteen qui se preacutecipite dans la mort Œdipe eacutepargneacute par la mort et devant apprendre agrave mener une longue vie de mort en sursis correspond dans le monde grec au plus haut triomphe de lArt prenant du champ par rapport agrave la Nature La trageacutedie dŒdipe est

i dans le monde grec le chef-dœuvre laquo culturelraquo par excellence Cest pourquoi lart de Sophocle y est pour nous insurpassable Et cest pourquoi aussi pour nous qui sommes le contraire des Grecs Œdipe constitue un modegravele indispenshysable si nous voulons cesser de briller dans lenthousiasme excentrique pour eacutecrire enfin une vraie trageacutedie moderne cest-agrave-dire non pas une trageacutedie de la mort violente comme le reacuteclame la nature grecque mais une trageacutedie de la mort lente plus essentiellement conforme agrave notre nature Car cest lagrave le tragique chez nous que nous quittions tout doucement le monde des vivants empaqueteacutes dans une simple boicircte Un tel destin nest pas aussi imposant mais il est plus profond Et ici les Remarques sur Antigone font eacutecho agrave la lettre agrave Bocirchlendorf que nous venons de citer une forme dart vraishyment conforme agrave ce qui nous est natif il lui reviendrait decirctre une parole plutocirct effectiveshyment meurtrissante queffectivement meurtriegraveshyre elle ne devrait pas trouver son aboutisseshyment propre dans le meurtre ou la mort mais puisque cest lagrave cependant que le tragique doit ecirctre saisi se deacuteployer plutocirct dans le goucirct dŒdipe agrave Colonne de telle sorte que la parole

qui sort de la bouche inspireacutee de Tireacutesias soit terrible et quelle tue sans quil y ait lieu ceshypendant de la rendre sensible agrave la maniegravere des Grecs dans un esprit athleacutetique et plastique ougrave la parole sempare de lecirctre corporel dont elle effectue la mise agrave mort

Ainsi Œdipe est la trageacutedie du deacutetournement cateacutegorique auquel fait face de son cocircteacute le deacuteshytournement de lhomme assumant le partage dune vie dans laquelle il seacutetablit agrave demeure reacutepondant agrave linfideacuteliteacute divine par une autre infideacuteliteacute qui aux antipodes de latheacuteisme vulgaire est gardienne de linfideacuteliteacute du dieu dont le deacutefaut degraves lors ne cesse decirctre secours Tel est le laquo moment raquo essentiel de la trageacutedie A cette limite lhomme soublie lui parce quil est tout entier agrave linteacuterieur du moment le dieu parce quil nest plus rien que temps et de part et dautre on est infidegravele le temps parce quen un tel moment il se deacutetourne cateacutegoriquement et quen lui deacutebut et fin ne se laissent plus du tout accorder comme des rimes lhomme parshyce quagrave linteacuterieur de ce moment il lui faut suivre le deacutetournement cateacutegorique et quainsi par la suite il ne peut plus en rien seacutegaler agrave la situation initiale

Il serait difficile de trouvermiddot depuis que le monde est monde un texte qui dise tant en si peu de mots et avec une densiteacute si compacte On seacutetonne que cette phrase ait pu ecirctre imprishymeacutee telle quelle comme elle le fut pourtant

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dans le livre publieacute en 1804 agrave Francfort par Friedrich Wilmans et deacutedieacute agrave la princesse Aushygusta de Hombourg

A cette limite lhomme soublie lui parce quil est tout entier agrave linteacuterieur du moment Wolfgang Schadewaldt dans sa belle introducshytion agrave la reacuteeacutedition des Trageacutedies de Sophocle traduites par Holderlin eacutecrit agrave ce sujet laquo Cela signifie que dans une telle tribulation du temps lhomme ne pense plus en direction ni de larriegravere ni de lavantraquo (20) Ce commenshytaire de Schadewaldt consonne exactement avec les derniers vers dun poegraveme que Schashydewaldt ne cite pas mais qui date vraisemblashyblement de la mecircme eacutepoque que les Remarshyques

Et toujours Au chaos va une nostalgie Mais beaucoup est

~A contenir Et il Y faut la fideacuteliteacute

Ni en avant pourtant ni en arriegravere nous ne [voulons

Regarder Nous laisser bercer comme

Dans la barque oscillante de la mer (21)

Cest ainsi que lhomme soublie dans le moshyment qui met en fuite et sa meacutemoire et son attente en faveur de lapparition dun preacutesent qui le contient et qui le berce comme la barque

(20) Sophokles Tragedien deutsch von Friedrich Helderlin (Fischer 1957) p 39

(21) G E St 2 p 197

oscillante de la mer Il soublie cest-agrave-dire se libegravere certes des coutumes et opinions mortes priveacutees dacircme et de sens que nommait la lettre du 1er janvier 1799 Mais non moins de la nosshytalgie empeacutedoc1eacuteenne de brusquer ou de forcer le moment en preacutetendant sunir dun hond avec le foyer de lUn-Tout Un tel oubli est donc pour lhomme la naissance dune meacutemoire de luishymecircme plus profonde que tout ce quil se savait ecirctre jusquici Sil Y faut la fideacuteliteacute plus essenshytielle encore est linfideacuteliteacute ougrave il se deacutetourne comme un traicirctre assumant ainsi la diffeacuterenciashytion par laquelle en correspondance avec le deacuteshytournement cateacutegorique du divin il est plus aushythentiquement lui-mecircme que par la nostalgie de lUn-Tout En dautres termes si comme le dit le poegraveme beaucoup est agrave contenir (Vieles aber ist zu behalten) cest linfideacuteliteacute divine qui est comme le disent les Remarques am besten zu behalten cest elle quil faut apprendre agrave conteshynir en soi le mieux possible Alors seulement le cours du monde sera sans lacune et la meacuteshymoire du divin neacutechappera pas Lhomme dun tel retournement ou si lon veut dune telle volte ou mieux encore dune telle reacute-volte nest donc pas un reacutevolteacute au sens ordinaire du mot Car la reacutevolte au sens du retour au natif loin de preacutecipiter les hommes dans la freacuteneacutesie de limpreacutecation comme Promeacutetheacutee dans la trashygeacutedie dEschyle est lapparition dans le monde dune eugraveafi] (Antigone vers 924) dune pieacuteteacute cest-agrave-dire dune correspondance au divin sans

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preacuteceacutedent qui fut deacutejagrave le partage dŒdipe qui sera la barque de lhumaniteacute moderne et que porteront agrave la parole les derniers poegravemes de Hocirclderlin dans lesquels dit Beda Allemann sont laquo maintenus seacutepareacutes des mondes qui aushytrement ne pourraient que se corrompre en se meacutelangeant raquo (22)

On ne peut sempecirccher ici de penser agrave noushyveau agrave Kant et agrave la pieacuteteacute kantienne si attentive

en son laquo seacuteparatisme raquo (23) agrave maintenir la distinction entre ce que le philosophe appelle pheacutenomegravene et noumegravene et agrave eacuteliminer ce quil nomme degraves 1770 sensitivœ cognitionis cum inshytellectuali contagium en maintenant chez elle la connaissance humaine de sorte que ses prinshycipia domestica ne transgressent plus leurs limites (terminos suos) pour aller dans la conshyfusion porter atteinte agrave limmaculeacute que doit rester le monde intelligible Ce rapprochement peut surprendre La meacuteditation de Kant est pourtant si essentielle agrave la penseacutee de Hocirclderlin que comme nous lavons rappeleacute plus haut laquo cest aupregraves de lui que toujours il chercheacute un refuge quand il narrive plus agrave se souffrir raquo Retenons simplement que Hocirclderlin approfonshydit la penseacutee kantienne dans un tout autre sens non seulement que Fichte dont en 1794 il suishyvit les cours agrave Ieacutena mais que ses amis Hegel

(22) Beda ALLEMANN HOlderlin et Heidegger traduction Franshyccedilois Feacutedier (PUF 1959) p 171

(2l) Conflit des Faculteacutes eacutedition citeacutee VII p 386

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et Schelling dont lIdeacutealisme tentera au conshytraire deacuteliminer de la philosophie la distinction radicale que Kant y avait sinon eacutetablie du moins fondeacutee et maintenue un tel Ideacutealisme eacutetant peut-ecirctre dira Heidegger laquo loubli croisshysant de ce pour quoi Kant avait livreacute bashytaille )) (24)

Mais revenons aux Remarques sur Œdipe Pourquoi apregraves avoir dit que lhomme renvoyeacute agrave lui-mecircme par le deacutetournement cateacutegorique du divin soublie Hocirclderlin ajoute-t-il que le Dieu du deacutetournement cateacutegorique nest plus rien que temps Deux lignes plus haut il avait preacuteciseacute quagrave la limite extrecircme de la souffrance ne subsiste en effet plus rien que les conditions du temps ou de lespace Ici la reacutefeacuterence agrave Kant est encore plus transparente que tout agrave lheushyre le rapport du deacutetournement cateacutegorique avec limpeacuteratif cateacutegorique et que agrave linstant celui de linfideacuteliteacute divine avec le caractegravere inconnaissable du noumegravene Les conditions du temps ou de lespace signifient en langage kanshytien ce par quoi le temps ou lespace sont essenshytiellement eux-mecircmes abstraction faite des laquo affectionsraquo qui seules leur donnent un COllteshynu Kant nomme aussi ces laquo conditionsraquo les formes pures ou vides du temps ou de lespace Le dieu qui nest plus rien que temps le temps eacutetant lui-mecircme reacuteduit agrave ce qui en lui est pure laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave sa forme pure et

(24) Kant et le problegraveme de la Meacutetaphysique sect 45

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vide nest-il pas degraves lors le retrait mecircme ou le deacutetournement du dieu tel quil laisse lhomshyme face agrave limmensiteacute vide du ciel sans fond Le dieu nest plus degraves lors ni un pegravere ni un ami ni mecircme un adversaire agrave combattre Il nest plus que ce que Baudelaire nommera laquo lazur du ciel immense et rondraquo (25) et Valeacutery laquo cette immense horloge de lumiegravere qui mesure ce quelle manifeste et manifeste ce quelle mesure ) (26) mais sous laquelle se deacuteploie jusquen ses plus extrecircmes lointains la vie habishytante (27) des mortels Ce plein ciel de linfideacuteshyliteacute divine dougrave pourtant nous viennent les coups de lheure au timbre dor (Antigone v 950) est celui qui ne cesse de ceacuteleacutebrer la poeacutesie la plus tardive de Hocirclderlin

Dans la tendre clarteacute du bleu fleurit En un toit de meacutetal le clocher Autour Plane lappel des hirondelles Le bleu lentoure agrave remuer lacircme Le soleil Passe au-dessus altier et colore le zinc Mais dans le vent lagrave-haut paisible Crie la girouette (28)

Sous lassaut de lazur et de sa lumiegravere qui traverse de part en part le seacutejour des hommes dans leacutebranlement aussi de lorage et de ses

(25) La Chevelure (26) Mauvaises penseacutees et autres Corti 53 (27) G E St 2 p 312 (28) Ibid 2 p 372

eacuteclairs qui restent agrave leur guise la beacuteneacutediction du dieu inaccessible le cœur demeure pourtant ferme car il sait maintenant porter aussi le vide du ciel sans fond Nous lisons dans le poegraveme dont nous venons de traduire tant bien que malles premiers vers

Dieu est-il inconnu Est-il manifeste comme le ciel Voilagrave Ce que plutocirct je crois

laquo Un tel questionnement ne renvoie preCIse Beda Allemann agrave aucune alternative Etre manifeste comme le ciel libre et vide cest bien plutocirct la maniegravere propre agrave Dieu decirctre infidegravele aux hommesraquo (29) Faut-il donc seacutetonner que vers la fin du mecircme poegraveme reparaisse limage dŒdipe Celui dont le destin fut preacuteciseacutement davoir agrave correspondre au deacutetournement cateacuteshygorique eacutetant appeleacute dit Hocirclderlin dans un climat de peste de confusion desprit de proshypheacutetisme universellement exciteacute au milieu dun temps mort agrave vivre la communication reacuteshyciproque du divin et de lhumain dans la figure totalement oublieuse de linfideacuteliteacute telle quelle ouvre un deacutesert panique du temps et de lespace lagrave ougrave jusquici reacutegnait le temps homeacuteshyrique autrement dit le temps

ougrave le ciel sur la terre

(29) Op cil p 238

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Marchait et respirait dans un pe u pie de [dieux (30)

Nous en arrivons maintenant agrave la troisiegraveme difficulteacute de notre texte Pourquoi Hocirclderlin dit-il enfin que le temps qui prend naissance avec le deacutetournement cateacutegorique ce temps reacuteduit agrave sa laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave la pureteacute de son vide ne laisse plus rimer en lui deacutebut et fin Si lon cherche agrave comprendre cette affirshymation singuliegravere en dehors du contexte et comme une proposition sur le temps en geacuteneacuteral le risque est grand quelle demeure impeacuteshyneacutetrable Il nen est plus de mecircme si lon entend deacutebut et fin non pas comme des cashyractegraveres dun processus temporel en geacuteneacuteral mais comme le deacutebut et la fin de la trageacutedie Dans les premiegraveres lignes des Remarques sur Antigone Hocirclderlin reprenant ce quil avait deacuteveloppeacute agrave propos dŒdipe preacutesente les trashygeacutedies dŒdipe et dAntigone comme larticushylation de deux parties seacutepareacutees et ajointeacutees par une ceacutesure de telle sorte dit-il que dans le deuxiegraveme cas leacutequilibre sincline davantage du deacutebut vers la fin que de la fin vers le deacutebut Dougrave entre les deux trageacutedies une diffeacuterence de rythme Dans les deux cas cest lintervenshytion divinatoire de Tireacutesias qui constitue la ceacutesure cest-agrave-dire le moment exact agrave partir duquel sembrase et se preacutecipite le mouvement

(30) A de MUSSET deacutebut de Rolla

excentrique quest pour lhomme laccoupleshyment du dieu-et-homme Mais ce qui preacutecegravede la ceacutesure seacutetend beaucoup plus longuement dans Antigone que dans Œdipe si bien que la fin doit y ecirctre pour ainsi dire proVeacutegeacutee contre cette extension du deacutebut alors que dans Œdipe leacutequilibre seacutetablit selon une proportion invershyse des deux parties Reste cep~ndant que dans les deux trageacutedies cest lapparition dune telle ceacutesure qui selon le mot de Hocirclderlin dans le Fragment dHyperion que Schiller avait publieacute degraves 1794 dans sa revue Neue Thalia fait eacuteclater le grand secret celui qui donnera la vie ou la mort

Lintervention du devin dans laction tragishyque nest pas propre aux trageacutedies de Sophocle Dans lAgamemnon dEschyle par exemple agrave peine Agamemnon entreacute dans son palais Casshysandre voit comme agrave travers les murs saccomshyplir le crime puis preacutevoit larriveacutee dOreste Mais ici la clameur de la voix propheacutetique na pas la signification dune laquo ceacutesure raquo Elle est bien plutocirct la confirmation de ce qui eacutetait deacutejagrave attendu A peine la lumiegravere de la flamme anshynonciatrice de la prise dIlion a-t-elle troueacute la nuit que deacutejagrave tout est dit

Cest par ougrave preacutesentement cest tout saccomshy[plit

Selon quil lui est deacuteparti ni chauffant dessous

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Ni versant dessus les offrandes dont le feu ne [veut pas

Point napaiseras linvincible colegravere (31)

Et dans le roi vainqueur qui descend de son char pour fouler le tapis de pourpre queacutetend sous ses pas Clytemnestre nous avons deacutejagrave reconnu un condamneacute agrave mort Rien de plus proprement eschylien quune action tragique qui deacutebute par le mot TEAcircrITal laquocest fait raquo avant mecircme davoir commenceacute Tout senchaicircshynera ainsi dun bout agrave lautre jusquagrave lacquitshytement enfin dOreste par le tribunal des Eumeacuteshynides sans laquo lacune raquo certes mais aussi sans ( ceacutesure raquo Telle est la marche du destin qui ne cesse de se transformer en lui-mecircme jusquagrave sa figure la plus exacte agrave partir dune transshygression initiale Quoi de plus dissemblable au contraire de la figure royale dŒdipe au deacutebut de la trageacutedie que celle de lexileacute qui commence agrave travers le monde grec sa deacuteambulation aveushygle Ici dans louverture du temps tragique qui ne fait quun avec le deacutetournement du dieu deacutebut et fin ne riment plus ensemble La diffeacuteshyrence entre un laquo jusquiciraquo et un laquo doreacutenavantraquo devient essentielle (32) Quelque chose a fonshydamentalement changeacute Ainsi lexige lintershyvention de la laquo ceacutesure raquo

Lhomme laquo ceacutesureacute raquo jusquagrave lui-mecircme par la

CH) Agamemnon vers 68 agrave 71 (32) cr Œdipe vers 1525-1527 Antigone vers 1161-1165

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menace de son accouplement avec le divin penshyseacute agrave son tour comme laquo cateacutegoriquement deacutetourshyneacute raquo voilagrave donc le tragique de la vraie trageacutedie moderne tel quil sannonce pour nous dans lŒdipe de Sophocle Que cette meacutetamorphose radicale de lhomme par la veacuteriteacute moderne du tragique puisse encore une fois eacuteonsonner dune certaine maniegravere avec une penseacutee de Kant cest ce quil nest peut-ecirctre pas imposshysible dentrevoir si lon se reacutefegravere agrave ce livre tardif et si violemment deacutecrieacute que fut en 1793 la Reshyligion dans les limites de la simple raison Laccegraves de lhomme agrave la moraliteacute y est interpreacuteshyteacute selon lesprit du Christianis~e non pas comshyme une simple laquo ameacutelioration raquo mais comme une veacuteritable laquo reacutevolutionraquo des profondeurs (33) par laquelle laquo on deacutepouille le vieil homme pour revecirctir un homme nouveau raquo Cette laquo meacutetamorshyphose du cœurraquo - Herzeniinderung dit Kantshyna eacutevidemment pas dans sa penseacutee la significashytion et la porteacutee quaura pour Hocirclderlin ce quil nomme ganzliche Umkehr aller Vorstellungsarshyten und Formen - le retournement total de tous les modes et de toutes les formes de repreacuteshysentation - elle nen est pas moins une transshymutation (Umwandlung) selon laquelle anteacuteshyrieur et ulteacuterieur deacutebut et fin ne peuvent plus rimer ensemble et qui met en cause lessence mecircme du temps dans son rapport aux heilige Geheimnisse agrave la nature laquo saintement secregraveteraquo

(33) Edition citeacutee VI 187

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de la Liberteacute Un tel rapport de Hocirclderlin agrave Kant resteacute lui-mecircme secret agrave la philosophie est chronologiquement anteacuterieur au deacuteveloppement de lIdeacutealisme allemand que vont cependant porter si haut les deux compagnons de jeunesse que furent pour Hocirclderlin Hegel et Schelling Toutefois eacutecrira Heidegger on peuf dire des nouveaux philosophes quils laquo franchissent dun bond raquo (34) la penseacutee de Kant plus quils ne la laquo deacutepassent raquo Lœuvre de Kant dit-il encore laquo demeure comme une forteresse non conquise agrave larriegravere du nouveau front raquo Peut-ecirctre en est-il de mecircme pour la poeacutesie de Hocirclderlin si elle demeure la tacircche agrave laquelle nul encore na su satisfaire tant elle est deacutepassante au cœur de sa proximiteacute

Si maintenant nous passons dŒdipe agrave Anshytigone un premier paradoxe nous frappe Selon la chronologie probable agrave laquelle se reacutefegraverent les historiens la trageacutedie dAntigone serait denviron dix ans anteacuterieure agrave la premiegravere trashygeacutedie dŒdipe Hocirclderlin au contraire sans sexpliquer renverse la probabiliteacute chronoloshygique et le livre que publie au printemps 1804 leacutediteur Wilmans preacutesente Antigone agrave la suite dŒdipe Il semble par ailleurs que le poegravete ait plus longuement meacutediteacute la traduction dAntishy

(34) Die Frage nach dem Ding (Niemeyer 1962) p 45

gone que celle dŒdipe si bien que dit W Schadewaldt laquo Œdipe est dans lensemble plus preacutecis plus saisissable plus dramatiquement tendu Antigone au contraire est une œuvre plus profonde mais aussi plus obseure plus inaccessible plus incommunicative raquo (35) Comshyment faire face agrave une telle diffeacuterenceacute Peutshyecirctre un peu de lumiegravere sur ce point pourra-tshyelle nous venir de linterpreacutetation du laquo ceacutelegravebreraquo dialogue dAntigone et de Creacuteon

Comme il arrive pour tous les hauts lieux de la litteacuterature grecque quil sagisse par exemple du Fragment 3 du poegraveme de Parmeacuteshynide qui dit le rapport de la penseacutee et de

lt lecirctre ou dans Thucydide du sect 22 du livre rr de la Guerre du Peacuteloponnegravese ougrave lauteur deacutefinit son projet dhistorien linterpreacutetation de ce dialogue reste particuliegraverement probleacutematique Elle lest dautant plus que le texte nous en est transmis dune maniegravere incertaine Linterpreacuteshy

tation couramment reccedilue consiste agrave montrer Antigone en appelant agrave Zeus et agrave Dikegrave de linshyjustice du deacutecret de Creacuteon

CREacuteON Et tu as malgreacute tout eu le front de transgresser mes lois

ANTIGONE Oui car ce nest pas Zeus qui a proshymulgueacute pour moi cette deacutefense et Dikegrave celle qui habite avec les dieux

(35) Wolfgang SCHADEWALDT op cit p 11

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den bas na pas eacutetabli parmi les hommes des lois comme les tienshynes (36)

Il est agrave lextrecircme rigueur theacuteoriquement posshysible de lire ainsi le texte de Sophocle Holshyderlin lui-mecircme lit ainsi agrave ceci pregraves que Zeus est nommeacute par Antigone Mon Zeus et ainsi opposeacute au Zeus de Creacuteon Cette lecture a paru cependant irrecevable aussi bien quant agrave la forme que quant au fond agrave Karl Reinhardt (37) Si nous lisons le texte de Sophocle en nous insshypirant de la lecture de Reinhardt sinon en la reproduisant textuellement nous entendrions plutocirct ainsi les paroles dAntigone

CREacuteON Tu as cependant oseacute passer outre agrave mes lois

ANTIGONE Ce nest certes pas Zeus qui ma claironneacute de faire ce que jai fait

Non plus que la Dikegrave qui siegravege avec les dieux den bas

Na fixeacute chez les hommes les lois que je fais miennes

Pas davantage nOn plus de ta part un eacutedit

(36) Antigone vers 449 sqq (37) Telle est aussi la lecture de W Schadewaldt dans sa reacutecente

traduction dAntigone in Griechisches Theater deutsch von W Schadewaldt Suhrkamp (1964)

~

1_

~

r ~

Na pu agrave un mortel donner licence de passer outre

A des lois qui non eacutecrites ineacutebranshylables sont des dieux

Ce nest en veacuteriteacute ni daujourdhui ni dhier mais de toujpurs

Que ces lois ont vigueur nul ne sashychant dougrave elles brillent

Ni claironneacutees den haut ni eacutetablies den bas mais issues du centre lui-mecircme telles sont donc pour Antigone les lois

Holderlin reacutepeacutetons-le neacute lit pas ainsi le texte de Sophocle Mais il se pourrait que la meacuteditation de cette lecture contribue agrave eacuteclairer le sens dans lequel son interpreacutetation deacutejagrave saventure Car si ce nest ni den haut Zeus ni la Dikegrave den bas qui ont inspireacute agrave Antigone sa conduite de qui donc a-t-elle reccedilu la consishygne De qui sinon delle-mecircme et de laudace avec laquelle elle preacutetend transgressant les lois seulement statutaires de Zeus et de Dikegrave entrer dans un savoir plus immeacutediat de lois en ellesshymecircmes plus divines et plus saintes celles qui laquo de toujours ont vigueur sans que nul ne sache dougrave rayonne leur lumiegravere raquo Comme Œdipe solshylicitant dune maniegravere laquo trop infinieraquo la parole de loracle lheacutereacutetique Antigone sarroge le partage des dieux Elle agit degraves lors dans le mecircme sens que Dieu mais en quelque sorte contre Dieu reacutealisant en elle autant quil est

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possible agrave lhomme cette figure de lAntitheacuteos qui lui sera fatale Car le laquo Pegravere du Tempsraquo rabroue plus deacutecisivement jusquagrave la terre laushydace de lusurpateur quil laisse laquo sans allieacute raquo agrave raison de sa deacutemesure On voit ici combien linterpreacutetation de Hocirclderlin deacutepasse en _profonshydeur et en porteacutee linterpreacutetation future de Hegel qui ne verra dans Antigone que le conflit de la famille et de lEtat autrement dit du feacuteshyminin et du viril le feacuteminin eacutetant laquo leacuteternelle ironie de la communauteacute raquo Son laquo zegravele obstineacute raquo dit Hegel laquo altegravere par lintrigue le but universel du gouvernement en un but priveacute transforme son activiteacute universelle en une œuvre particushyliegravere de tel ou tel individu et pervertit la proshyprieacuteteacute universelle de lEtat en une possession dont la famille fait parade raquo (38) Ce conflit pour Hegel ( est le conflit moral suprecircme et par conseacutequent la culmination du conflit trashygique raquo (39)

Cest bien au-delagrave dun tel conflit que Hocirclshyderlin deacutecouvre le tragique dAntigone Plus essentielle que lopposition du feacuteminin et du viril est laffrontement du divin et de lhumain tel que le connaissait Pindare tel aussi quHeacuteshyraclite lavait fait naicirctre directement de 1foAgravecfoUJ

qui est un autre nom pour AgraveQyccedil ou vau laquo1focircAgravecpo

est pegravere de tout roi de tout montrant ici des

(38) HEGEL Phiinomenologie eacuted Hoffmeister (Leipzig 1937) p 340

(39) Principes de la Philosophie du Droit sect 166

dieux lagrave des hommes et faisant paraicirctre les uns comme libres les autres comme esclashyves raquo (40) Cest donc dune mecircme origine que les dieux et les hommes seacutecartent les uns des autres mais les uns pour les autres laquo Nous respirons dune mecircme megravere raquo disait Pindare mais aux deux bouts de la distance qui seacutepare du rien le ciel immuable (41) Quand lhomme perd le sens dune telle distance pour tenter de saccoupler au divin cest alors que souvre pour lui la dimension du tragique dans laquelle le devenir-un illimiteacute de lhomme et dieu ne peut se purifier que par une seacuteparation illimiteacutee comme dans le cas -de ( latheacuteismeraquo dŒdipe renvoyeacute agrave la terre ougrave lui est confieacutee en service et souci la garde de labsence du dieu agrave moins que comme dans Antigone le dieu ne devienne immeacutediatement preacutesent dans la figure de la mort Les deux deacutenouements sont la reacuteveacutelation dun Zeus plus proprement luishymecircme que le Zeus statutaire cest-agrave-dire de ceshylui dont le nom est Pegravere du Temps

Lapparition de Zeus comme Pegravere du Temps bien que ce soit seulement dans Antigone quil porte un tel nom cest peut-ecirctre encore plus au tragique dŒdipe quau tragique dAntigone quil reacutepond Mon Zeus dit Antigone Mais ce Zeus quelle sapproprie si lAntitheacuteos dont elle assume la freacuteneacutesie lui arrache la reacuteveacutelation des

(40) Fragment 53 (Diels-Kranz) (41) VI Neacutemlenne

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lois cest dans la mort que tout aussitocirct il la preacutecipite Le Pegravere du Temps nest en reacutealiteacute pleinement tel que pour ceux dont la vie deshymeure le partage De cette preacutefiguration dAntishygone quest en un sens Danaeacute pour qui laccoushyplement avec le divin se purifie dans la seacutepashyration infinie au lieu de se perdre dans -la mort Hocirclderlin pourra donc dire

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Mais Danaeacute dans Antigone figure peut-ecirctre plutocirct quAntigone et agrave travers elle Œdipe dont le destin fut en effet de si longuement compter face au Pegravere du Temps les coups de Jheure au timbre dor Mais pourquoi Zeus en tant que laquo plus proprement lui-mecircme raquo est-il nommeacute Pegravere du Temps Peut-ecirctre le comprenshydrons-nous par la lecture dun poegraveme agrave peine anteacuterieur agrave la traduction des Trageacutedies de Soshyphocle Cest en effet dapregraves 1800 que nous poushyvons dater le poegraveme intituleacute Nature et Art ou Saturne et Jupiter (42) Nature et Art les deux mots font eacutecho agrave ce contraste du laquo natif raquo et du laquo culturelraquo dont le rapport chez nous contraste agrave son tour avec ce quil fut dans le monde des Grecs

Tu regravegnes au plus haut du jour et ta loi Resplendit tu tiens la balance fils de Saturne

(42) G E St 2 pp 37 sq

Et reacutepartis les lots toi qui serein as pour repos La gloire dune souveraineteacute immortelle

Cependant dans labicircme au dire des Poegravetes Le Pegravere antique ton propre pegravere tu las aushy

[trefois Releacutegueacute entendez geacutemir dans les projondeurs Lagrave ougrave les rebelles devant ta face justement ont

[leur lieu

Innocent le dieu de lacircge dor depuis deacutejagrave lonshy[temps

Libre de toute peine il fut plus grand que toi [bien quil

Nait formuleacute aucun commandement ni Quaucun des mortels lait nommeacute de son nom

Ecroule-toi Ou naie pas honte de le reconshy[naicirctre

Et si tu veux te maintenir sois au service du [plus antique

Et permets en gracircce de lui quavant tous les [autres

Hommes et dieux le poegravete le nomme

Car comme de la nueacutee ton eacuteclair vient De lui ce qui est tien Vois Teacutemoin de lui Est ce qui plie sous toi et de lantique Joie tout pouvoir a pris sa croissance

Et chaque fois quest sensible agrave mon cœur Une forme vivante et que seacuteclaire ce qui tient

[de toi sa figure Et quen son berceau sest endormi pour moi Deacutelice le temps toujours en marche

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Cest toi quaLors jentends Cronide et que je [reconnais

Maicirctre sage qui comme nous fils Du temps donnes des lois et ce qui

( ~

Sabrite dans lombre sainte proclames

Le Zeus laquo plus proprement lui-mecircmeraquo et qui laquo donne des lois raquo comme le dieu quAntigone nomme laquo mon Zeus raquo est ainsi celui qui se remeacutemorant sa propre ligneacutee redevient le fils de Cronos et reconnaicirct que cest de lui que proshyvient tout ce qui est sien Lavegravenement de Zeus agrave leacutenigmatique figure du Pegravere du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-mecircme son virage jusquagrave ce qui lui est essentiellement natif son retour de lexcentrishyciteacute relaUve de lart au secret plus difficile agrave conqueacuterir de la nature dont le contraste tout puissant domine mecircme le divin

Enigme est tout ce qui source pure a jailli [Mecircme

Le poegraveme agrave peine sait-il le deacutevoiler Car Tel tu pris le deacutepart tel tu persisteras Si prenante nous soit la neacutecessiteacute Et lœuvre du dressage rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-neacute (43)

Mais quel est le temps de Zeus redevenu Pegravere

(43) Der Rhein strophe 4 (G E St 2 p 143)

du Temps autrement dit du Zeus laquo plus propreshyment lui-mecircme raquo Le temps mecircme de la trashygeacutedie celui quimiddot souvre agrave lhomme sil se risque jusquagrave laccouplement du dieu-et-homshyme et qui degraves lors se reacuteduit au vide de sa pure laquo condition raquo de telle sorte que Zeus comme Pegravere du Temps est bien moins apparition antishyphanique que deacutetournement cateacutegorique agrave quoi reacutepond de la part des hommes la volte purifishycatrice qui les ramegravene agrave leur terre ougrave jusquagrave la mort immeacutediate ou tardive cest tragiqueshyment quils font face au retrait du divin

Ainsi nous pressentons dans lAntigone de Hocirclderlin ougrave apparaicirct la figure du Pegravere du Temps un approfondissement de la penseacutee du tragique telle quelle portait deacutejagrave la trageacutedie dŒdipe Cet approfondissement renvoie agrave son tour agrave deux diffeacuterences qui relativement agrave Œdipe vont porter Antigone au comble dun presque insoutenable eacuteclat

La premiegravere de ces diffeacuterences a trait agrave la composition mecircme de la trageacutedie comme ajoinshytement lun agrave lautre des deux laquo principes raquo quelle met en scegravene ceux que Hocirclderlin nomshyme das UnfecircYrmliche et das Allzuformliche ce qui se deacuterobe au formel et lexcessivement formel Loin quils soient seulement opposeacutes comme dans Ajax ou mecircme dans Œdipe Antishygone nous les montre poseacutes lun par rapport agrave lautre agrave eacutegaliteacute si bien que les eacuteveacutenements sy deacuteploient dans loptique dune impartialiteacute que

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Hocirclderlin va jusquagrave qualifier de reacutepublicaine Aucun des deux protagonistes na le moindre avantage sur lautre Ils ne diffegraverent dit le poegravete que selon le temps comme deux coureurs de mecircme force dont lun ne perd agrave bout de souffle que parce quil est parti le premier Si lautre gagne cest simplement pour- navoir pris quensuite le deacutepart Mais qui perd et qui gagne Hocirclderlin ne le dit pas explicitement Peut-ecirctre est-il permis de penser que Creacuteon gashygne car il nentre dans la compeacutetition quapregraves le deacutefi dAntigone Il lui reste donc plus de souffle Mais gagne-t-il vraiment Et la vie qui lui reste en partage nest-elle pas encore plus deacuteplorable que le destin dAntigone Cest pourquoi on peut comprendre aussi avec W Schadewaldt que cest Creacuteon qui perd pour avoir par son eacutedit pris les devants et quAnshytigone gagne parce quelle nagit que reacuteactishyvement agrave Creacuteonraquo (44) Mais sagit-il mecircme de Creacuteon et dAntigone Le grand moment de limpartialiteacute tragique dont parle Hocirclderlin est le chœur qui preacutecegravede immeacutediatement larriveacutee de Tireacutesias Ce chœur insolite dit Hocirclderlin sajointe on ne peut mieux agrave lensemble et sa froide impartialiteacute est chaleur preacuteciseacutement dans la mesure ougrave elle est si proprement de mise

Dans le chœur dont il est question (vers 944 agrave 987 de la trageacutedie de Sophocle) sont eacutevoqueacutes

(44) W SCHADEWALDT op dt p 59

successivement trois destins qui preacutefigurent le destin du heacuteros tragique celui de Danaeacute celui du fils de Dryas celui des deux fils de Phineacutee Mais Danaeacute qui navait eacuteteacute cacheacutee dans une prison souterraine que par la prudence de son pegravere change ici de nature Cest maintenant des dieux quelle devient la victime Degraves lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature Hocirclderlin eacutecrira donc au lieu de elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux dor

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Le lecteur reste ici perplexe non pas tant agrave caushyse de la transformation apporteacutee que parce que Sophocle semble bien plutocirct parler de la seshymence de Zeus que plus geacuteneacuteralement du devenir Faut-il penser ici comme le rappellent Helligrath Reinhardt et Schadewaldt que la connaissance que Hocirclderlin avait du grec eacutetait limiteacutee Dautres laquo eacutecarts de traductionraquo pourshyraient autoriser la mecircme conclusion Toutefois ajoute Karl Reinhardt (45) mecircme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans lembarras quant agrave la nature des modifications introduites par la traduction Sur ces modifications Hocirclderlin sest cependant exshypliqueacute lui-mecircme dans une lettre de septembre

(45) HOiderlin und Sophokles in HOiderlin (Mohr-Siebeck Tuumlshybingen 1961) pp 297 sqq

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1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

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de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

~ 49

1

rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

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laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

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Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

19 ~8

de notre nation il la tireacutee de lengourdisseshyment eacutegyptien et la conduite dans le libre deacuteshysert de sa speacuteculation il a rameneacute de la monshytagne sainte la loi qui est vigueur Sans doute continuent-ils toujours agrave danser autour de leurs veaux dor et leur pot-au-feu leur manque beaucoup ils devraient bien eacutemigrer dans le plein sens du mot gagner une solitude quelshyconque pour se deacutecider agrave cesser decirctre les sershyviteurs de leur ventre et agrave abandonner les coutumes et opinions mortes priveacutees dacircte et de sens sous lesquelles geacutemit presque inaudishyble et comme profondeacutement incarceacutereacute ce que leur nature vivante a de meilleur raquo (17) Ici tous les mots portent La loi est bien celle de limpeacuteratif cateacutegorique Sa reacuteveacutelation est un appel agrave ce que notre nature vivante a de meilshyleur agrave savoir la sobrieacuteteacute native dont nous sommes les fils La morale kantienne deacutegrise lhomme daujourdhui de sa preacutetention agrave laquo enshytendre la langue de la raison intuitiveraquo qui est dit Kant la laquo langue des dieux raquo et non celle des laquo fils de la terre raquo que nous somshymes (18) Que limpeacuteratif cateacutegorique au sens kantien recegravele en lui quelque chose du deacutetourshynement cateacutegorique tel que le nommera Hocirclshyderlin cest assez clair La morale kantienne est exclusive de toute theacuteophanie Elimination de la morale theacuteologique au profit dune theacuteoshy

(17) Lettre agrave Karl Oock du l janvier 1799 (O E St 6 p 304) (18) Lettre agrave Johann Oeorg Hamann 6 avril 1774 (Œuvres Ed

Cassirer IX 122)

logie morale elle nest plus vISion de Dieu mais retrait deacutejagrave du divin La loi est le docushyment le plus propre dun tel retrait Si Dieu est preacutesence cest agrave lexclusion de toute laquo repreacuteshysentation intuitive ))

Leacuteveacutenement le plus essentiel de lbistoire du rapport du divin et de lhumain est dit Hocirclshyderlin dans lEacuteleacutegie Pain et Vin que

Le Pegravere a deacutetourneacute des hommes son visage

Sans doute il continue agrave vivre et œuvrer sans fin mais par-dessus nos tecircte$ lagrave-haut dans un monde tout autre La tacircche la plus propre de lhomme celle qui lui est confieacutee en service et en souci est degraves lors dapprendre agrave endurer ce deacutefaut de Dieu qui est la figure la plus essenshytielle de sa preacutesence Savoir faire sienne une telle tacircche cest entrer dans la dimension la plus propre du tragique et de la trageacutedie (Trauer-spiel) Cest en effet agrave partir de ce deacutetournement cateacutegorique du divin que le deuil (das Trauern) commenccedila de reacutegner sur la tershyre

AIs der Vater gewandt sein Angesicht von den [Menschen

Und das Trauern mit Recht uumlber der Erde [begann (19)

(19) Brot und Wein (O E St 2 p 94)

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Lassonance en allemand de Trauern Trauer (deuil) Trauerspiel (trageacutedie) nous ne troushyvons en franccedilais rien qui lui corresponde le franccedilais nayant aucun mot proprement franshyccedilais pour dire ce que dit le grec TpCl)~~iCl qui neacutevoque dailleurs directement que le sacrishyfice dun bouc Il se trouve au contraire quici la langue allemande pense par elle-mecircme du seul fait quelle parle

Pour Hocirclderlin le tragique de Sophocle est ainsi le document essentiel de ce deacutetournement cateacutegorique du divin qui est agrave ses yeux lesshysence mecircme de la trageacutedie et que ni Eschyle ni Euripide nont reacuteussi agrave laquo objectiverraquo aussi pleinement Et dans Sophocle ce sont plus particuliegraverement les deux trageacutedies contrasteacutees dŒdipe et dAntigone qui vont repreacutesenter ce que le poegravete tragiqqe tente de repreacutesenter agrave savoir le rapport de lhomme agrave cette Trauer quest le deacutetou~ement cateacutegorique Dougrave ainsi se dresse Heacutemon dans Antigone ainsi Œdipe lui-mecircme au cœur de la trageacutedie dŒdishype

Eacutetudions dans cette optique dabord la strucshyture de la trageacutedie dŒdipe puis celle dAntishygone

Que lŒdipe de Sophocle soit la trageacutedie du

deacutetournement cateacutegorique cest plus eacutevident que pour Antigone Œdipe est en effet amp6co

(vers 661) dans tout la force du terme Non pas atheacutee mais deacuteserteacute autant quil est possible par le dieu qui se seacutepare et se deacutetdUrne de lui Mecircme quand le laquo crime ancienraquo dont il suit la piste avec tant dacharnement est enfin deacuteshycouvert il semble que le ciel refuse dira Valeacuteshyry de laquo se deacuteclarer raquo Œdipe au lieu decirctre foudroyeacute par les dieux est au contraire voueacute agrave la solitude dune longue deacuteambulation tershyrestre qui aboutira agrave une seconde trageacutedie dont la premiegravere nest que le preacutelude Ce nest en effet que b xPOY lClXp6i quil lui sera donneacute de doubler enfin le cap de cette vie porteuse deacutepreuves - XClIfC1Y TOy TCI)eacute1fpQY ~ioY (Œdipe agrave Colonne v 88 agrave 91) Quel est dans lintervalle son destin Apprendre agrave assumer cest-agrave-dire agrave faire sien un tel abandon (v 7 a~lp)c)

Tp)CIY Voilagrave ce que les eacutepreuves avec laide du tempsdans sa grandeur mapprennent non moins que ma naissance en tiers

Cette seconde vie dŒdipe dont la passion la plus propre est le deacutetournement cateacutegorique du divin constitue la plus extrecircme excentriciteacute par rapport agrave ce qui pour les Grecs est nature agrave savoir ce tapport agrave lUn-Tout dont ils sont nashy

tivement transis Nul plus quŒdipe ne se difshyfeacuterencie davantage de lunification aorgique et panique dont il garde si longuement et si pashytiemment le retrait~ Aux antipodes de lemporshy

22 23

tement empeacutedocleacuteen qui se preacutecipite dans la mort Œdipe eacutepargneacute par la mort et devant apprendre agrave mener une longue vie de mort en sursis correspond dans le monde grec au plus haut triomphe de lArt prenant du champ par rapport agrave la Nature La trageacutedie dŒdipe est

i dans le monde grec le chef-dœuvre laquo culturelraquo par excellence Cest pourquoi lart de Sophocle y est pour nous insurpassable Et cest pourquoi aussi pour nous qui sommes le contraire des Grecs Œdipe constitue un modegravele indispenshysable si nous voulons cesser de briller dans lenthousiasme excentrique pour eacutecrire enfin une vraie trageacutedie moderne cest-agrave-dire non pas une trageacutedie de la mort violente comme le reacuteclame la nature grecque mais une trageacutedie de la mort lente plus essentiellement conforme agrave notre nature Car cest lagrave le tragique chez nous que nous quittions tout doucement le monde des vivants empaqueteacutes dans une simple boicircte Un tel destin nest pas aussi imposant mais il est plus profond Et ici les Remarques sur Antigone font eacutecho agrave la lettre agrave Bocirchlendorf que nous venons de citer une forme dart vraishyment conforme agrave ce qui nous est natif il lui reviendrait decirctre une parole plutocirct effectiveshyment meurtrissante queffectivement meurtriegraveshyre elle ne devrait pas trouver son aboutisseshyment propre dans le meurtre ou la mort mais puisque cest lagrave cependant que le tragique doit ecirctre saisi se deacuteployer plutocirct dans le goucirct dŒdipe agrave Colonne de telle sorte que la parole

qui sort de la bouche inspireacutee de Tireacutesias soit terrible et quelle tue sans quil y ait lieu ceshypendant de la rendre sensible agrave la maniegravere des Grecs dans un esprit athleacutetique et plastique ougrave la parole sempare de lecirctre corporel dont elle effectue la mise agrave mort

Ainsi Œdipe est la trageacutedie du deacutetournement cateacutegorique auquel fait face de son cocircteacute le deacuteshytournement de lhomme assumant le partage dune vie dans laquelle il seacutetablit agrave demeure reacutepondant agrave linfideacuteliteacute divine par une autre infideacuteliteacute qui aux antipodes de latheacuteisme vulgaire est gardienne de linfideacuteliteacute du dieu dont le deacutefaut degraves lors ne cesse decirctre secours Tel est le laquo moment raquo essentiel de la trageacutedie A cette limite lhomme soublie lui parce quil est tout entier agrave linteacuterieur du moment le dieu parce quil nest plus rien que temps et de part et dautre on est infidegravele le temps parce quen un tel moment il se deacutetourne cateacutegoriquement et quen lui deacutebut et fin ne se laissent plus du tout accorder comme des rimes lhomme parshyce quagrave linteacuterieur de ce moment il lui faut suivre le deacutetournement cateacutegorique et quainsi par la suite il ne peut plus en rien seacutegaler agrave la situation initiale

Il serait difficile de trouvermiddot depuis que le monde est monde un texte qui dise tant en si peu de mots et avec une densiteacute si compacte On seacutetonne que cette phrase ait pu ecirctre imprishymeacutee telle quelle comme elle le fut pourtant

24 25

dans le livre publieacute en 1804 agrave Francfort par Friedrich Wilmans et deacutedieacute agrave la princesse Aushygusta de Hombourg

A cette limite lhomme soublie lui parce quil est tout entier agrave linteacuterieur du moment Wolfgang Schadewaldt dans sa belle introducshytion agrave la reacuteeacutedition des Trageacutedies de Sophocle traduites par Holderlin eacutecrit agrave ce sujet laquo Cela signifie que dans une telle tribulation du temps lhomme ne pense plus en direction ni de larriegravere ni de lavantraquo (20) Ce commenshytaire de Schadewaldt consonne exactement avec les derniers vers dun poegraveme que Schashydewaldt ne cite pas mais qui date vraisemblashyblement de la mecircme eacutepoque que les Remarshyques

Et toujours Au chaos va une nostalgie Mais beaucoup est

~A contenir Et il Y faut la fideacuteliteacute

Ni en avant pourtant ni en arriegravere nous ne [voulons

Regarder Nous laisser bercer comme

Dans la barque oscillante de la mer (21)

Cest ainsi que lhomme soublie dans le moshyment qui met en fuite et sa meacutemoire et son attente en faveur de lapparition dun preacutesent qui le contient et qui le berce comme la barque

(20) Sophokles Tragedien deutsch von Friedrich Helderlin (Fischer 1957) p 39

(21) G E St 2 p 197

oscillante de la mer Il soublie cest-agrave-dire se libegravere certes des coutumes et opinions mortes priveacutees dacircme et de sens que nommait la lettre du 1er janvier 1799 Mais non moins de la nosshytalgie empeacutedoc1eacuteenne de brusquer ou de forcer le moment en preacutetendant sunir dun hond avec le foyer de lUn-Tout Un tel oubli est donc pour lhomme la naissance dune meacutemoire de luishymecircme plus profonde que tout ce quil se savait ecirctre jusquici Sil Y faut la fideacuteliteacute plus essenshytielle encore est linfideacuteliteacute ougrave il se deacutetourne comme un traicirctre assumant ainsi la diffeacuterenciashytion par laquelle en correspondance avec le deacuteshytournement cateacutegorique du divin il est plus aushythentiquement lui-mecircme que par la nostalgie de lUn-Tout En dautres termes si comme le dit le poegraveme beaucoup est agrave contenir (Vieles aber ist zu behalten) cest linfideacuteliteacute divine qui est comme le disent les Remarques am besten zu behalten cest elle quil faut apprendre agrave conteshynir en soi le mieux possible Alors seulement le cours du monde sera sans lacune et la meacuteshymoire du divin neacutechappera pas Lhomme dun tel retournement ou si lon veut dune telle volte ou mieux encore dune telle reacute-volte nest donc pas un reacutevolteacute au sens ordinaire du mot Car la reacutevolte au sens du retour au natif loin de preacutecipiter les hommes dans la freacuteneacutesie de limpreacutecation comme Promeacutetheacutee dans la trashygeacutedie dEschyle est lapparition dans le monde dune eugraveafi] (Antigone vers 924) dune pieacuteteacute cest-agrave-dire dune correspondance au divin sans

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preacuteceacutedent qui fut deacutejagrave le partage dŒdipe qui sera la barque de lhumaniteacute moderne et que porteront agrave la parole les derniers poegravemes de Hocirclderlin dans lesquels dit Beda Allemann sont laquo maintenus seacutepareacutes des mondes qui aushytrement ne pourraient que se corrompre en se meacutelangeant raquo (22)

On ne peut sempecirccher ici de penser agrave noushyveau agrave Kant et agrave la pieacuteteacute kantienne si attentive

en son laquo seacuteparatisme raquo (23) agrave maintenir la distinction entre ce que le philosophe appelle pheacutenomegravene et noumegravene et agrave eacuteliminer ce quil nomme degraves 1770 sensitivœ cognitionis cum inshytellectuali contagium en maintenant chez elle la connaissance humaine de sorte que ses prinshycipia domestica ne transgressent plus leurs limites (terminos suos) pour aller dans la conshyfusion porter atteinte agrave limmaculeacute que doit rester le monde intelligible Ce rapprochement peut surprendre La meacuteditation de Kant est pourtant si essentielle agrave la penseacutee de Hocirclderlin que comme nous lavons rappeleacute plus haut laquo cest aupregraves de lui que toujours il chercheacute un refuge quand il narrive plus agrave se souffrir raquo Retenons simplement que Hocirclderlin approfonshydit la penseacutee kantienne dans un tout autre sens non seulement que Fichte dont en 1794 il suishyvit les cours agrave Ieacutena mais que ses amis Hegel

(22) Beda ALLEMANN HOlderlin et Heidegger traduction Franshyccedilois Feacutedier (PUF 1959) p 171

(2l) Conflit des Faculteacutes eacutedition citeacutee VII p 386

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et Schelling dont lIdeacutealisme tentera au conshytraire deacuteliminer de la philosophie la distinction radicale que Kant y avait sinon eacutetablie du moins fondeacutee et maintenue un tel Ideacutealisme eacutetant peut-ecirctre dira Heidegger laquo loubli croisshysant de ce pour quoi Kant avait livreacute bashytaille )) (24)

Mais revenons aux Remarques sur Œdipe Pourquoi apregraves avoir dit que lhomme renvoyeacute agrave lui-mecircme par le deacutetournement cateacutegorique du divin soublie Hocirclderlin ajoute-t-il que le Dieu du deacutetournement cateacutegorique nest plus rien que temps Deux lignes plus haut il avait preacuteciseacute quagrave la limite extrecircme de la souffrance ne subsiste en effet plus rien que les conditions du temps ou de lespace Ici la reacutefeacuterence agrave Kant est encore plus transparente que tout agrave lheushyre le rapport du deacutetournement cateacutegorique avec limpeacuteratif cateacutegorique et que agrave linstant celui de linfideacuteliteacute divine avec le caractegravere inconnaissable du noumegravene Les conditions du temps ou de lespace signifient en langage kanshytien ce par quoi le temps ou lespace sont essenshytiellement eux-mecircmes abstraction faite des laquo affectionsraquo qui seules leur donnent un COllteshynu Kant nomme aussi ces laquo conditionsraquo les formes pures ou vides du temps ou de lespace Le dieu qui nest plus rien que temps le temps eacutetant lui-mecircme reacuteduit agrave ce qui en lui est pure laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave sa forme pure et

(24) Kant et le problegraveme de la Meacutetaphysique sect 45

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vide nest-il pas degraves lors le retrait mecircme ou le deacutetournement du dieu tel quil laisse lhomshyme face agrave limmensiteacute vide du ciel sans fond Le dieu nest plus degraves lors ni un pegravere ni un ami ni mecircme un adversaire agrave combattre Il nest plus que ce que Baudelaire nommera laquo lazur du ciel immense et rondraquo (25) et Valeacutery laquo cette immense horloge de lumiegravere qui mesure ce quelle manifeste et manifeste ce quelle mesure ) (26) mais sous laquelle se deacuteploie jusquen ses plus extrecircmes lointains la vie habishytante (27) des mortels Ce plein ciel de linfideacuteshyliteacute divine dougrave pourtant nous viennent les coups de lheure au timbre dor (Antigone v 950) est celui qui ne cesse de ceacuteleacutebrer la poeacutesie la plus tardive de Hocirclderlin

Dans la tendre clarteacute du bleu fleurit En un toit de meacutetal le clocher Autour Plane lappel des hirondelles Le bleu lentoure agrave remuer lacircme Le soleil Passe au-dessus altier et colore le zinc Mais dans le vent lagrave-haut paisible Crie la girouette (28)

Sous lassaut de lazur et de sa lumiegravere qui traverse de part en part le seacutejour des hommes dans leacutebranlement aussi de lorage et de ses

(25) La Chevelure (26) Mauvaises penseacutees et autres Corti 53 (27) G E St 2 p 312 (28) Ibid 2 p 372

eacuteclairs qui restent agrave leur guise la beacuteneacutediction du dieu inaccessible le cœur demeure pourtant ferme car il sait maintenant porter aussi le vide du ciel sans fond Nous lisons dans le poegraveme dont nous venons de traduire tant bien que malles premiers vers

Dieu est-il inconnu Est-il manifeste comme le ciel Voilagrave Ce que plutocirct je crois

laquo Un tel questionnement ne renvoie preCIse Beda Allemann agrave aucune alternative Etre manifeste comme le ciel libre et vide cest bien plutocirct la maniegravere propre agrave Dieu decirctre infidegravele aux hommesraquo (29) Faut-il donc seacutetonner que vers la fin du mecircme poegraveme reparaisse limage dŒdipe Celui dont le destin fut preacuteciseacutement davoir agrave correspondre au deacutetournement cateacuteshygorique eacutetant appeleacute dit Hocirclderlin dans un climat de peste de confusion desprit de proshypheacutetisme universellement exciteacute au milieu dun temps mort agrave vivre la communication reacuteshyciproque du divin et de lhumain dans la figure totalement oublieuse de linfideacuteliteacute telle quelle ouvre un deacutesert panique du temps et de lespace lagrave ougrave jusquici reacutegnait le temps homeacuteshyrique autrement dit le temps

ougrave le ciel sur la terre

(29) Op cil p 238

30 31

Marchait et respirait dans un pe u pie de [dieux (30)

Nous en arrivons maintenant agrave la troisiegraveme difficulteacute de notre texte Pourquoi Hocirclderlin dit-il enfin que le temps qui prend naissance avec le deacutetournement cateacutegorique ce temps reacuteduit agrave sa laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave la pureteacute de son vide ne laisse plus rimer en lui deacutebut et fin Si lon cherche agrave comprendre cette affirshymation singuliegravere en dehors du contexte et comme une proposition sur le temps en geacuteneacuteral le risque est grand quelle demeure impeacuteshyneacutetrable Il nen est plus de mecircme si lon entend deacutebut et fin non pas comme des cashyractegraveres dun processus temporel en geacuteneacuteral mais comme le deacutebut et la fin de la trageacutedie Dans les premiegraveres lignes des Remarques sur Antigone Hocirclderlin reprenant ce quil avait deacuteveloppeacute agrave propos dŒdipe preacutesente les trashygeacutedies dŒdipe et dAntigone comme larticushylation de deux parties seacutepareacutees et ajointeacutees par une ceacutesure de telle sorte dit-il que dans le deuxiegraveme cas leacutequilibre sincline davantage du deacutebut vers la fin que de la fin vers le deacutebut Dougrave entre les deux trageacutedies une diffeacuterence de rythme Dans les deux cas cest lintervenshytion divinatoire de Tireacutesias qui constitue la ceacutesure cest-agrave-dire le moment exact agrave partir duquel sembrase et se preacutecipite le mouvement

(30) A de MUSSET deacutebut de Rolla

excentrique quest pour lhomme laccoupleshyment du dieu-et-homme Mais ce qui preacutecegravede la ceacutesure seacutetend beaucoup plus longuement dans Antigone que dans Œdipe si bien que la fin doit y ecirctre pour ainsi dire proVeacutegeacutee contre cette extension du deacutebut alors que dans Œdipe leacutequilibre seacutetablit selon une proportion invershyse des deux parties Reste cep~ndant que dans les deux trageacutedies cest lapparition dune telle ceacutesure qui selon le mot de Hocirclderlin dans le Fragment dHyperion que Schiller avait publieacute degraves 1794 dans sa revue Neue Thalia fait eacuteclater le grand secret celui qui donnera la vie ou la mort

Lintervention du devin dans laction tragishyque nest pas propre aux trageacutedies de Sophocle Dans lAgamemnon dEschyle par exemple agrave peine Agamemnon entreacute dans son palais Casshysandre voit comme agrave travers les murs saccomshyplir le crime puis preacutevoit larriveacutee dOreste Mais ici la clameur de la voix propheacutetique na pas la signification dune laquo ceacutesure raquo Elle est bien plutocirct la confirmation de ce qui eacutetait deacutejagrave attendu A peine la lumiegravere de la flamme anshynonciatrice de la prise dIlion a-t-elle troueacute la nuit que deacutejagrave tout est dit

Cest par ougrave preacutesentement cest tout saccomshy[plit

Selon quil lui est deacuteparti ni chauffant dessous

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Ni versant dessus les offrandes dont le feu ne [veut pas

Point napaiseras linvincible colegravere (31)

Et dans le roi vainqueur qui descend de son char pour fouler le tapis de pourpre queacutetend sous ses pas Clytemnestre nous avons deacutejagrave reconnu un condamneacute agrave mort Rien de plus proprement eschylien quune action tragique qui deacutebute par le mot TEAcircrITal laquocest fait raquo avant mecircme davoir commenceacute Tout senchaicircshynera ainsi dun bout agrave lautre jusquagrave lacquitshytement enfin dOreste par le tribunal des Eumeacuteshynides sans laquo lacune raquo certes mais aussi sans ( ceacutesure raquo Telle est la marche du destin qui ne cesse de se transformer en lui-mecircme jusquagrave sa figure la plus exacte agrave partir dune transshygression initiale Quoi de plus dissemblable au contraire de la figure royale dŒdipe au deacutebut de la trageacutedie que celle de lexileacute qui commence agrave travers le monde grec sa deacuteambulation aveushygle Ici dans louverture du temps tragique qui ne fait quun avec le deacutetournement du dieu deacutebut et fin ne riment plus ensemble La diffeacuteshyrence entre un laquo jusquiciraquo et un laquo doreacutenavantraquo devient essentielle (32) Quelque chose a fonshydamentalement changeacute Ainsi lexige lintershyvention de la laquo ceacutesure raquo

Lhomme laquo ceacutesureacute raquo jusquagrave lui-mecircme par la

CH) Agamemnon vers 68 agrave 71 (32) cr Œdipe vers 1525-1527 Antigone vers 1161-1165

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menace de son accouplement avec le divin penshyseacute agrave son tour comme laquo cateacutegoriquement deacutetourshyneacute raquo voilagrave donc le tragique de la vraie trageacutedie moderne tel quil sannonce pour nous dans lŒdipe de Sophocle Que cette meacutetamorphose radicale de lhomme par la veacuteriteacute moderne du tragique puisse encore une fois eacuteonsonner dune certaine maniegravere avec une penseacutee de Kant cest ce quil nest peut-ecirctre pas imposshysible dentrevoir si lon se reacutefegravere agrave ce livre tardif et si violemment deacutecrieacute que fut en 1793 la Reshyligion dans les limites de la simple raison Laccegraves de lhomme agrave la moraliteacute y est interpreacuteshyteacute selon lesprit du Christianis~e non pas comshyme une simple laquo ameacutelioration raquo mais comme une veacuteritable laquo reacutevolutionraquo des profondeurs (33) par laquelle laquo on deacutepouille le vieil homme pour revecirctir un homme nouveau raquo Cette laquo meacutetamorshyphose du cœurraquo - Herzeniinderung dit Kantshyna eacutevidemment pas dans sa penseacutee la significashytion et la porteacutee quaura pour Hocirclderlin ce quil nomme ganzliche Umkehr aller Vorstellungsarshyten und Formen - le retournement total de tous les modes et de toutes les formes de repreacuteshysentation - elle nen est pas moins une transshymutation (Umwandlung) selon laquelle anteacuteshyrieur et ulteacuterieur deacutebut et fin ne peuvent plus rimer ensemble et qui met en cause lessence mecircme du temps dans son rapport aux heilige Geheimnisse agrave la nature laquo saintement secregraveteraquo

(33) Edition citeacutee VI 187

3

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de la Liberteacute Un tel rapport de Hocirclderlin agrave Kant resteacute lui-mecircme secret agrave la philosophie est chronologiquement anteacuterieur au deacuteveloppement de lIdeacutealisme allemand que vont cependant porter si haut les deux compagnons de jeunesse que furent pour Hocirclderlin Hegel et Schelling Toutefois eacutecrira Heidegger on peuf dire des nouveaux philosophes quils laquo franchissent dun bond raquo (34) la penseacutee de Kant plus quils ne la laquo deacutepassent raquo Lœuvre de Kant dit-il encore laquo demeure comme une forteresse non conquise agrave larriegravere du nouveau front raquo Peut-ecirctre en est-il de mecircme pour la poeacutesie de Hocirclderlin si elle demeure la tacircche agrave laquelle nul encore na su satisfaire tant elle est deacutepassante au cœur de sa proximiteacute

Si maintenant nous passons dŒdipe agrave Anshytigone un premier paradoxe nous frappe Selon la chronologie probable agrave laquelle se reacutefegraverent les historiens la trageacutedie dAntigone serait denviron dix ans anteacuterieure agrave la premiegravere trashygeacutedie dŒdipe Hocirclderlin au contraire sans sexpliquer renverse la probabiliteacute chronoloshygique et le livre que publie au printemps 1804 leacutediteur Wilmans preacutesente Antigone agrave la suite dŒdipe Il semble par ailleurs que le poegravete ait plus longuement meacutediteacute la traduction dAntishy

(34) Die Frage nach dem Ding (Niemeyer 1962) p 45

gone que celle dŒdipe si bien que dit W Schadewaldt laquo Œdipe est dans lensemble plus preacutecis plus saisissable plus dramatiquement tendu Antigone au contraire est une œuvre plus profonde mais aussi plus obseure plus inaccessible plus incommunicative raquo (35) Comshyment faire face agrave une telle diffeacuterenceacute Peutshyecirctre un peu de lumiegravere sur ce point pourra-tshyelle nous venir de linterpreacutetation du laquo ceacutelegravebreraquo dialogue dAntigone et de Creacuteon

Comme il arrive pour tous les hauts lieux de la litteacuterature grecque quil sagisse par exemple du Fragment 3 du poegraveme de Parmeacuteshynide qui dit le rapport de la penseacutee et de

lt lecirctre ou dans Thucydide du sect 22 du livre rr de la Guerre du Peacuteloponnegravese ougrave lauteur deacutefinit son projet dhistorien linterpreacutetation de ce dialogue reste particuliegraverement probleacutematique Elle lest dautant plus que le texte nous en est transmis dune maniegravere incertaine Linterpreacuteshy

tation couramment reccedilue consiste agrave montrer Antigone en appelant agrave Zeus et agrave Dikegrave de linshyjustice du deacutecret de Creacuteon

CREacuteON Et tu as malgreacute tout eu le front de transgresser mes lois

ANTIGONE Oui car ce nest pas Zeus qui a proshymulgueacute pour moi cette deacutefense et Dikegrave celle qui habite avec les dieux

(35) Wolfgang SCHADEWALDT op cit p 11

36 37

den bas na pas eacutetabli parmi les hommes des lois comme les tienshynes (36)

Il est agrave lextrecircme rigueur theacuteoriquement posshysible de lire ainsi le texte de Sophocle Holshyderlin lui-mecircme lit ainsi agrave ceci pregraves que Zeus est nommeacute par Antigone Mon Zeus et ainsi opposeacute au Zeus de Creacuteon Cette lecture a paru cependant irrecevable aussi bien quant agrave la forme que quant au fond agrave Karl Reinhardt (37) Si nous lisons le texte de Sophocle en nous insshypirant de la lecture de Reinhardt sinon en la reproduisant textuellement nous entendrions plutocirct ainsi les paroles dAntigone

CREacuteON Tu as cependant oseacute passer outre agrave mes lois

ANTIGONE Ce nest certes pas Zeus qui ma claironneacute de faire ce que jai fait

Non plus que la Dikegrave qui siegravege avec les dieux den bas

Na fixeacute chez les hommes les lois que je fais miennes

Pas davantage nOn plus de ta part un eacutedit

(36) Antigone vers 449 sqq (37) Telle est aussi la lecture de W Schadewaldt dans sa reacutecente

traduction dAntigone in Griechisches Theater deutsch von W Schadewaldt Suhrkamp (1964)

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Na pu agrave un mortel donner licence de passer outre

A des lois qui non eacutecrites ineacutebranshylables sont des dieux

Ce nest en veacuteriteacute ni daujourdhui ni dhier mais de toujpurs

Que ces lois ont vigueur nul ne sashychant dougrave elles brillent

Ni claironneacutees den haut ni eacutetablies den bas mais issues du centre lui-mecircme telles sont donc pour Antigone les lois

Holderlin reacutepeacutetons-le neacute lit pas ainsi le texte de Sophocle Mais il se pourrait que la meacuteditation de cette lecture contribue agrave eacuteclairer le sens dans lequel son interpreacutetation deacutejagrave saventure Car si ce nest ni den haut Zeus ni la Dikegrave den bas qui ont inspireacute agrave Antigone sa conduite de qui donc a-t-elle reccedilu la consishygne De qui sinon delle-mecircme et de laudace avec laquelle elle preacutetend transgressant les lois seulement statutaires de Zeus et de Dikegrave entrer dans un savoir plus immeacutediat de lois en ellesshymecircmes plus divines et plus saintes celles qui laquo de toujours ont vigueur sans que nul ne sache dougrave rayonne leur lumiegravere raquo Comme Œdipe solshylicitant dune maniegravere laquo trop infinieraquo la parole de loracle lheacutereacutetique Antigone sarroge le partage des dieux Elle agit degraves lors dans le mecircme sens que Dieu mais en quelque sorte contre Dieu reacutealisant en elle autant quil est

38 39

possible agrave lhomme cette figure de lAntitheacuteos qui lui sera fatale Car le laquo Pegravere du Tempsraquo rabroue plus deacutecisivement jusquagrave la terre laushydace de lusurpateur quil laisse laquo sans allieacute raquo agrave raison de sa deacutemesure On voit ici combien linterpreacutetation de Hocirclderlin deacutepasse en _profonshydeur et en porteacutee linterpreacutetation future de Hegel qui ne verra dans Antigone que le conflit de la famille et de lEtat autrement dit du feacuteshyminin et du viril le feacuteminin eacutetant laquo leacuteternelle ironie de la communauteacute raquo Son laquo zegravele obstineacute raquo dit Hegel laquo altegravere par lintrigue le but universel du gouvernement en un but priveacute transforme son activiteacute universelle en une œuvre particushyliegravere de tel ou tel individu et pervertit la proshyprieacuteteacute universelle de lEtat en une possession dont la famille fait parade raquo (38) Ce conflit pour Hegel ( est le conflit moral suprecircme et par conseacutequent la culmination du conflit trashygique raquo (39)

Cest bien au-delagrave dun tel conflit que Hocirclshyderlin deacutecouvre le tragique dAntigone Plus essentielle que lopposition du feacuteminin et du viril est laffrontement du divin et de lhumain tel que le connaissait Pindare tel aussi quHeacuteshyraclite lavait fait naicirctre directement de 1foAgravecfoUJ

qui est un autre nom pour AgraveQyccedil ou vau laquo1focircAgravecpo

est pegravere de tout roi de tout montrant ici des

(38) HEGEL Phiinomenologie eacuted Hoffmeister (Leipzig 1937) p 340

(39) Principes de la Philosophie du Droit sect 166

dieux lagrave des hommes et faisant paraicirctre les uns comme libres les autres comme esclashyves raquo (40) Cest donc dune mecircme origine que les dieux et les hommes seacutecartent les uns des autres mais les uns pour les autres laquo Nous respirons dune mecircme megravere raquo disait Pindare mais aux deux bouts de la distance qui seacutepare du rien le ciel immuable (41) Quand lhomme perd le sens dune telle distance pour tenter de saccoupler au divin cest alors que souvre pour lui la dimension du tragique dans laquelle le devenir-un illimiteacute de lhomme et dieu ne peut se purifier que par une seacuteparation illimiteacutee comme dans le cas -de ( latheacuteismeraquo dŒdipe renvoyeacute agrave la terre ougrave lui est confieacutee en service et souci la garde de labsence du dieu agrave moins que comme dans Antigone le dieu ne devienne immeacutediatement preacutesent dans la figure de la mort Les deux deacutenouements sont la reacuteveacutelation dun Zeus plus proprement luishymecircme que le Zeus statutaire cest-agrave-dire de ceshylui dont le nom est Pegravere du Temps

Lapparition de Zeus comme Pegravere du Temps bien que ce soit seulement dans Antigone quil porte un tel nom cest peut-ecirctre encore plus au tragique dŒdipe quau tragique dAntigone quil reacutepond Mon Zeus dit Antigone Mais ce Zeus quelle sapproprie si lAntitheacuteos dont elle assume la freacuteneacutesie lui arrache la reacuteveacutelation des

(40) Fragment 53 (Diels-Kranz) (41) VI Neacutemlenne

40 41

lois cest dans la mort que tout aussitocirct il la preacutecipite Le Pegravere du Temps nest en reacutealiteacute pleinement tel que pour ceux dont la vie deshymeure le partage De cette preacutefiguration dAntishygone quest en un sens Danaeacute pour qui laccoushyplement avec le divin se purifie dans la seacutepashyration infinie au lieu de se perdre dans -la mort Hocirclderlin pourra donc dire

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Mais Danaeacute dans Antigone figure peut-ecirctre plutocirct quAntigone et agrave travers elle Œdipe dont le destin fut en effet de si longuement compter face au Pegravere du Temps les coups de Jheure au timbre dor Mais pourquoi Zeus en tant que laquo plus proprement lui-mecircme raquo est-il nommeacute Pegravere du Temps Peut-ecirctre le comprenshydrons-nous par la lecture dun poegraveme agrave peine anteacuterieur agrave la traduction des Trageacutedies de Soshyphocle Cest en effet dapregraves 1800 que nous poushyvons dater le poegraveme intituleacute Nature et Art ou Saturne et Jupiter (42) Nature et Art les deux mots font eacutecho agrave ce contraste du laquo natif raquo et du laquo culturelraquo dont le rapport chez nous contraste agrave son tour avec ce quil fut dans le monde des Grecs

Tu regravegnes au plus haut du jour et ta loi Resplendit tu tiens la balance fils de Saturne

(42) G E St 2 pp 37 sq

Et reacutepartis les lots toi qui serein as pour repos La gloire dune souveraineteacute immortelle

Cependant dans labicircme au dire des Poegravetes Le Pegravere antique ton propre pegravere tu las aushy

[trefois Releacutegueacute entendez geacutemir dans les projondeurs Lagrave ougrave les rebelles devant ta face justement ont

[leur lieu

Innocent le dieu de lacircge dor depuis deacutejagrave lonshy[temps

Libre de toute peine il fut plus grand que toi [bien quil

Nait formuleacute aucun commandement ni Quaucun des mortels lait nommeacute de son nom

Ecroule-toi Ou naie pas honte de le reconshy[naicirctre

Et si tu veux te maintenir sois au service du [plus antique

Et permets en gracircce de lui quavant tous les [autres

Hommes et dieux le poegravete le nomme

Car comme de la nueacutee ton eacuteclair vient De lui ce qui est tien Vois Teacutemoin de lui Est ce qui plie sous toi et de lantique Joie tout pouvoir a pris sa croissance

Et chaque fois quest sensible agrave mon cœur Une forme vivante et que seacuteclaire ce qui tient

[de toi sa figure Et quen son berceau sest endormi pour moi Deacutelice le temps toujours en marche

42 43

Cest toi quaLors jentends Cronide et que je [reconnais

Maicirctre sage qui comme nous fils Du temps donnes des lois et ce qui

( ~

Sabrite dans lombre sainte proclames

Le Zeus laquo plus proprement lui-mecircmeraquo et qui laquo donne des lois raquo comme le dieu quAntigone nomme laquo mon Zeus raquo est ainsi celui qui se remeacutemorant sa propre ligneacutee redevient le fils de Cronos et reconnaicirct que cest de lui que proshyvient tout ce qui est sien Lavegravenement de Zeus agrave leacutenigmatique figure du Pegravere du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-mecircme son virage jusquagrave ce qui lui est essentiellement natif son retour de lexcentrishyciteacute relaUve de lart au secret plus difficile agrave conqueacuterir de la nature dont le contraste tout puissant domine mecircme le divin

Enigme est tout ce qui source pure a jailli [Mecircme

Le poegraveme agrave peine sait-il le deacutevoiler Car Tel tu pris le deacutepart tel tu persisteras Si prenante nous soit la neacutecessiteacute Et lœuvre du dressage rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-neacute (43)

Mais quel est le temps de Zeus redevenu Pegravere

(43) Der Rhein strophe 4 (G E St 2 p 143)

du Temps autrement dit du Zeus laquo plus propreshyment lui-mecircme raquo Le temps mecircme de la trashygeacutedie celui quimiddot souvre agrave lhomme sil se risque jusquagrave laccouplement du dieu-et-homshyme et qui degraves lors se reacuteduit au vide de sa pure laquo condition raquo de telle sorte que Zeus comme Pegravere du Temps est bien moins apparition antishyphanique que deacutetournement cateacutegorique agrave quoi reacutepond de la part des hommes la volte purifishycatrice qui les ramegravene agrave leur terre ougrave jusquagrave la mort immeacutediate ou tardive cest tragiqueshyment quils font face au retrait du divin

Ainsi nous pressentons dans lAntigone de Hocirclderlin ougrave apparaicirct la figure du Pegravere du Temps un approfondissement de la penseacutee du tragique telle quelle portait deacutejagrave la trageacutedie dŒdipe Cet approfondissement renvoie agrave son tour agrave deux diffeacuterences qui relativement agrave Œdipe vont porter Antigone au comble dun presque insoutenable eacuteclat

La premiegravere de ces diffeacuterences a trait agrave la composition mecircme de la trageacutedie comme ajoinshytement lun agrave lautre des deux laquo principes raquo quelle met en scegravene ceux que Hocirclderlin nomshyme das UnfecircYrmliche et das Allzuformliche ce qui se deacuterobe au formel et lexcessivement formel Loin quils soient seulement opposeacutes comme dans Ajax ou mecircme dans Œdipe Antishygone nous les montre poseacutes lun par rapport agrave lautre agrave eacutegaliteacute si bien que les eacuteveacutenements sy deacuteploient dans loptique dune impartialiteacute que

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Hocirclderlin va jusquagrave qualifier de reacutepublicaine Aucun des deux protagonistes na le moindre avantage sur lautre Ils ne diffegraverent dit le poegravete que selon le temps comme deux coureurs de mecircme force dont lun ne perd agrave bout de souffle que parce quil est parti le premier Si lautre gagne cest simplement pour- navoir pris quensuite le deacutepart Mais qui perd et qui gagne Hocirclderlin ne le dit pas explicitement Peut-ecirctre est-il permis de penser que Creacuteon gashygne car il nentre dans la compeacutetition quapregraves le deacutefi dAntigone Il lui reste donc plus de souffle Mais gagne-t-il vraiment Et la vie qui lui reste en partage nest-elle pas encore plus deacuteplorable que le destin dAntigone Cest pourquoi on peut comprendre aussi avec W Schadewaldt que cest Creacuteon qui perd pour avoir par son eacutedit pris les devants et quAnshytigone gagne parce quelle nagit que reacuteactishyvement agrave Creacuteonraquo (44) Mais sagit-il mecircme de Creacuteon et dAntigone Le grand moment de limpartialiteacute tragique dont parle Hocirclderlin est le chœur qui preacutecegravede immeacutediatement larriveacutee de Tireacutesias Ce chœur insolite dit Hocirclderlin sajointe on ne peut mieux agrave lensemble et sa froide impartialiteacute est chaleur preacuteciseacutement dans la mesure ougrave elle est si proprement de mise

Dans le chœur dont il est question (vers 944 agrave 987 de la trageacutedie de Sophocle) sont eacutevoqueacutes

(44) W SCHADEWALDT op dt p 59

successivement trois destins qui preacutefigurent le destin du heacuteros tragique celui de Danaeacute celui du fils de Dryas celui des deux fils de Phineacutee Mais Danaeacute qui navait eacuteteacute cacheacutee dans une prison souterraine que par la prudence de son pegravere change ici de nature Cest maintenant des dieux quelle devient la victime Degraves lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature Hocirclderlin eacutecrira donc au lieu de elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux dor

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Le lecteur reste ici perplexe non pas tant agrave caushyse de la transformation apporteacutee que parce que Sophocle semble bien plutocirct parler de la seshymence de Zeus que plus geacuteneacuteralement du devenir Faut-il penser ici comme le rappellent Helligrath Reinhardt et Schadewaldt que la connaissance que Hocirclderlin avait du grec eacutetait limiteacutee Dautres laquo eacutecarts de traductionraquo pourshyraient autoriser la mecircme conclusion Toutefois ajoute Karl Reinhardt (45) mecircme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans lembarras quant agrave la nature des modifications introduites par la traduction Sur ces modifications Hocirclderlin sest cependant exshypliqueacute lui-mecircme dans une lettre de septembre

(45) HOiderlin und Sophokles in HOiderlin (Mohr-Siebeck Tuumlshybingen 1961) pp 297 sqq

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1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

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de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

~ 49

1

rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

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laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

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Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

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Lassonance en allemand de Trauern Trauer (deuil) Trauerspiel (trageacutedie) nous ne troushyvons en franccedilais rien qui lui corresponde le franccedilais nayant aucun mot proprement franshyccedilais pour dire ce que dit le grec TpCl)~~iCl qui neacutevoque dailleurs directement que le sacrishyfice dun bouc Il se trouve au contraire quici la langue allemande pense par elle-mecircme du seul fait quelle parle

Pour Hocirclderlin le tragique de Sophocle est ainsi le document essentiel de ce deacutetournement cateacutegorique du divin qui est agrave ses yeux lesshysence mecircme de la trageacutedie et que ni Eschyle ni Euripide nont reacuteussi agrave laquo objectiverraquo aussi pleinement Et dans Sophocle ce sont plus particuliegraverement les deux trageacutedies contrasteacutees dŒdipe et dAntigone qui vont repreacutesenter ce que le poegravete tragiqqe tente de repreacutesenter agrave savoir le rapport de lhomme agrave cette Trauer quest le deacutetou~ement cateacutegorique Dougrave ainsi se dresse Heacutemon dans Antigone ainsi Œdipe lui-mecircme au cœur de la trageacutedie dŒdishype

Eacutetudions dans cette optique dabord la strucshyture de la trageacutedie dŒdipe puis celle dAntishygone

Que lŒdipe de Sophocle soit la trageacutedie du

deacutetournement cateacutegorique cest plus eacutevident que pour Antigone Œdipe est en effet amp6co

(vers 661) dans tout la force du terme Non pas atheacutee mais deacuteserteacute autant quil est possible par le dieu qui se seacutepare et se deacutetdUrne de lui Mecircme quand le laquo crime ancienraquo dont il suit la piste avec tant dacharnement est enfin deacuteshycouvert il semble que le ciel refuse dira Valeacuteshyry de laquo se deacuteclarer raquo Œdipe au lieu decirctre foudroyeacute par les dieux est au contraire voueacute agrave la solitude dune longue deacuteambulation tershyrestre qui aboutira agrave une seconde trageacutedie dont la premiegravere nest que le preacutelude Ce nest en effet que b xPOY lClXp6i quil lui sera donneacute de doubler enfin le cap de cette vie porteuse deacutepreuves - XClIfC1Y TOy TCI)eacute1fpQY ~ioY (Œdipe agrave Colonne v 88 agrave 91) Quel est dans lintervalle son destin Apprendre agrave assumer cest-agrave-dire agrave faire sien un tel abandon (v 7 a~lp)c)

Tp)CIY Voilagrave ce que les eacutepreuves avec laide du tempsdans sa grandeur mapprennent non moins que ma naissance en tiers

Cette seconde vie dŒdipe dont la passion la plus propre est le deacutetournement cateacutegorique du divin constitue la plus extrecircme excentriciteacute par rapport agrave ce qui pour les Grecs est nature agrave savoir ce tapport agrave lUn-Tout dont ils sont nashy

tivement transis Nul plus quŒdipe ne se difshyfeacuterencie davantage de lunification aorgique et panique dont il garde si longuement et si pashytiemment le retrait~ Aux antipodes de lemporshy

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tement empeacutedocleacuteen qui se preacutecipite dans la mort Œdipe eacutepargneacute par la mort et devant apprendre agrave mener une longue vie de mort en sursis correspond dans le monde grec au plus haut triomphe de lArt prenant du champ par rapport agrave la Nature La trageacutedie dŒdipe est

i dans le monde grec le chef-dœuvre laquo culturelraquo par excellence Cest pourquoi lart de Sophocle y est pour nous insurpassable Et cest pourquoi aussi pour nous qui sommes le contraire des Grecs Œdipe constitue un modegravele indispenshysable si nous voulons cesser de briller dans lenthousiasme excentrique pour eacutecrire enfin une vraie trageacutedie moderne cest-agrave-dire non pas une trageacutedie de la mort violente comme le reacuteclame la nature grecque mais une trageacutedie de la mort lente plus essentiellement conforme agrave notre nature Car cest lagrave le tragique chez nous que nous quittions tout doucement le monde des vivants empaqueteacutes dans une simple boicircte Un tel destin nest pas aussi imposant mais il est plus profond Et ici les Remarques sur Antigone font eacutecho agrave la lettre agrave Bocirchlendorf que nous venons de citer une forme dart vraishyment conforme agrave ce qui nous est natif il lui reviendrait decirctre une parole plutocirct effectiveshyment meurtrissante queffectivement meurtriegraveshyre elle ne devrait pas trouver son aboutisseshyment propre dans le meurtre ou la mort mais puisque cest lagrave cependant que le tragique doit ecirctre saisi se deacuteployer plutocirct dans le goucirct dŒdipe agrave Colonne de telle sorte que la parole

qui sort de la bouche inspireacutee de Tireacutesias soit terrible et quelle tue sans quil y ait lieu ceshypendant de la rendre sensible agrave la maniegravere des Grecs dans un esprit athleacutetique et plastique ougrave la parole sempare de lecirctre corporel dont elle effectue la mise agrave mort

Ainsi Œdipe est la trageacutedie du deacutetournement cateacutegorique auquel fait face de son cocircteacute le deacuteshytournement de lhomme assumant le partage dune vie dans laquelle il seacutetablit agrave demeure reacutepondant agrave linfideacuteliteacute divine par une autre infideacuteliteacute qui aux antipodes de latheacuteisme vulgaire est gardienne de linfideacuteliteacute du dieu dont le deacutefaut degraves lors ne cesse decirctre secours Tel est le laquo moment raquo essentiel de la trageacutedie A cette limite lhomme soublie lui parce quil est tout entier agrave linteacuterieur du moment le dieu parce quil nest plus rien que temps et de part et dautre on est infidegravele le temps parce quen un tel moment il se deacutetourne cateacutegoriquement et quen lui deacutebut et fin ne se laissent plus du tout accorder comme des rimes lhomme parshyce quagrave linteacuterieur de ce moment il lui faut suivre le deacutetournement cateacutegorique et quainsi par la suite il ne peut plus en rien seacutegaler agrave la situation initiale

Il serait difficile de trouvermiddot depuis que le monde est monde un texte qui dise tant en si peu de mots et avec une densiteacute si compacte On seacutetonne que cette phrase ait pu ecirctre imprishymeacutee telle quelle comme elle le fut pourtant

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dans le livre publieacute en 1804 agrave Francfort par Friedrich Wilmans et deacutedieacute agrave la princesse Aushygusta de Hombourg

A cette limite lhomme soublie lui parce quil est tout entier agrave linteacuterieur du moment Wolfgang Schadewaldt dans sa belle introducshytion agrave la reacuteeacutedition des Trageacutedies de Sophocle traduites par Holderlin eacutecrit agrave ce sujet laquo Cela signifie que dans une telle tribulation du temps lhomme ne pense plus en direction ni de larriegravere ni de lavantraquo (20) Ce commenshytaire de Schadewaldt consonne exactement avec les derniers vers dun poegraveme que Schashydewaldt ne cite pas mais qui date vraisemblashyblement de la mecircme eacutepoque que les Remarshyques

Et toujours Au chaos va une nostalgie Mais beaucoup est

~A contenir Et il Y faut la fideacuteliteacute

Ni en avant pourtant ni en arriegravere nous ne [voulons

Regarder Nous laisser bercer comme

Dans la barque oscillante de la mer (21)

Cest ainsi que lhomme soublie dans le moshyment qui met en fuite et sa meacutemoire et son attente en faveur de lapparition dun preacutesent qui le contient et qui le berce comme la barque

(20) Sophokles Tragedien deutsch von Friedrich Helderlin (Fischer 1957) p 39

(21) G E St 2 p 197

oscillante de la mer Il soublie cest-agrave-dire se libegravere certes des coutumes et opinions mortes priveacutees dacircme et de sens que nommait la lettre du 1er janvier 1799 Mais non moins de la nosshytalgie empeacutedoc1eacuteenne de brusquer ou de forcer le moment en preacutetendant sunir dun hond avec le foyer de lUn-Tout Un tel oubli est donc pour lhomme la naissance dune meacutemoire de luishymecircme plus profonde que tout ce quil se savait ecirctre jusquici Sil Y faut la fideacuteliteacute plus essenshytielle encore est linfideacuteliteacute ougrave il se deacutetourne comme un traicirctre assumant ainsi la diffeacuterenciashytion par laquelle en correspondance avec le deacuteshytournement cateacutegorique du divin il est plus aushythentiquement lui-mecircme que par la nostalgie de lUn-Tout En dautres termes si comme le dit le poegraveme beaucoup est agrave contenir (Vieles aber ist zu behalten) cest linfideacuteliteacute divine qui est comme le disent les Remarques am besten zu behalten cest elle quil faut apprendre agrave conteshynir en soi le mieux possible Alors seulement le cours du monde sera sans lacune et la meacuteshymoire du divin neacutechappera pas Lhomme dun tel retournement ou si lon veut dune telle volte ou mieux encore dune telle reacute-volte nest donc pas un reacutevolteacute au sens ordinaire du mot Car la reacutevolte au sens du retour au natif loin de preacutecipiter les hommes dans la freacuteneacutesie de limpreacutecation comme Promeacutetheacutee dans la trashygeacutedie dEschyle est lapparition dans le monde dune eugraveafi] (Antigone vers 924) dune pieacuteteacute cest-agrave-dire dune correspondance au divin sans

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preacuteceacutedent qui fut deacutejagrave le partage dŒdipe qui sera la barque de lhumaniteacute moderne et que porteront agrave la parole les derniers poegravemes de Hocirclderlin dans lesquels dit Beda Allemann sont laquo maintenus seacutepareacutes des mondes qui aushytrement ne pourraient que se corrompre en se meacutelangeant raquo (22)

On ne peut sempecirccher ici de penser agrave noushyveau agrave Kant et agrave la pieacuteteacute kantienne si attentive

en son laquo seacuteparatisme raquo (23) agrave maintenir la distinction entre ce que le philosophe appelle pheacutenomegravene et noumegravene et agrave eacuteliminer ce quil nomme degraves 1770 sensitivœ cognitionis cum inshytellectuali contagium en maintenant chez elle la connaissance humaine de sorte que ses prinshycipia domestica ne transgressent plus leurs limites (terminos suos) pour aller dans la conshyfusion porter atteinte agrave limmaculeacute que doit rester le monde intelligible Ce rapprochement peut surprendre La meacuteditation de Kant est pourtant si essentielle agrave la penseacutee de Hocirclderlin que comme nous lavons rappeleacute plus haut laquo cest aupregraves de lui que toujours il chercheacute un refuge quand il narrive plus agrave se souffrir raquo Retenons simplement que Hocirclderlin approfonshydit la penseacutee kantienne dans un tout autre sens non seulement que Fichte dont en 1794 il suishyvit les cours agrave Ieacutena mais que ses amis Hegel

(22) Beda ALLEMANN HOlderlin et Heidegger traduction Franshyccedilois Feacutedier (PUF 1959) p 171

(2l) Conflit des Faculteacutes eacutedition citeacutee VII p 386

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et Schelling dont lIdeacutealisme tentera au conshytraire deacuteliminer de la philosophie la distinction radicale que Kant y avait sinon eacutetablie du moins fondeacutee et maintenue un tel Ideacutealisme eacutetant peut-ecirctre dira Heidegger laquo loubli croisshysant de ce pour quoi Kant avait livreacute bashytaille )) (24)

Mais revenons aux Remarques sur Œdipe Pourquoi apregraves avoir dit que lhomme renvoyeacute agrave lui-mecircme par le deacutetournement cateacutegorique du divin soublie Hocirclderlin ajoute-t-il que le Dieu du deacutetournement cateacutegorique nest plus rien que temps Deux lignes plus haut il avait preacuteciseacute quagrave la limite extrecircme de la souffrance ne subsiste en effet plus rien que les conditions du temps ou de lespace Ici la reacutefeacuterence agrave Kant est encore plus transparente que tout agrave lheushyre le rapport du deacutetournement cateacutegorique avec limpeacuteratif cateacutegorique et que agrave linstant celui de linfideacuteliteacute divine avec le caractegravere inconnaissable du noumegravene Les conditions du temps ou de lespace signifient en langage kanshytien ce par quoi le temps ou lespace sont essenshytiellement eux-mecircmes abstraction faite des laquo affectionsraquo qui seules leur donnent un COllteshynu Kant nomme aussi ces laquo conditionsraquo les formes pures ou vides du temps ou de lespace Le dieu qui nest plus rien que temps le temps eacutetant lui-mecircme reacuteduit agrave ce qui en lui est pure laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave sa forme pure et

(24) Kant et le problegraveme de la Meacutetaphysique sect 45

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vide nest-il pas degraves lors le retrait mecircme ou le deacutetournement du dieu tel quil laisse lhomshyme face agrave limmensiteacute vide du ciel sans fond Le dieu nest plus degraves lors ni un pegravere ni un ami ni mecircme un adversaire agrave combattre Il nest plus que ce que Baudelaire nommera laquo lazur du ciel immense et rondraquo (25) et Valeacutery laquo cette immense horloge de lumiegravere qui mesure ce quelle manifeste et manifeste ce quelle mesure ) (26) mais sous laquelle se deacuteploie jusquen ses plus extrecircmes lointains la vie habishytante (27) des mortels Ce plein ciel de linfideacuteshyliteacute divine dougrave pourtant nous viennent les coups de lheure au timbre dor (Antigone v 950) est celui qui ne cesse de ceacuteleacutebrer la poeacutesie la plus tardive de Hocirclderlin

Dans la tendre clarteacute du bleu fleurit En un toit de meacutetal le clocher Autour Plane lappel des hirondelles Le bleu lentoure agrave remuer lacircme Le soleil Passe au-dessus altier et colore le zinc Mais dans le vent lagrave-haut paisible Crie la girouette (28)

Sous lassaut de lazur et de sa lumiegravere qui traverse de part en part le seacutejour des hommes dans leacutebranlement aussi de lorage et de ses

(25) La Chevelure (26) Mauvaises penseacutees et autres Corti 53 (27) G E St 2 p 312 (28) Ibid 2 p 372

eacuteclairs qui restent agrave leur guise la beacuteneacutediction du dieu inaccessible le cœur demeure pourtant ferme car il sait maintenant porter aussi le vide du ciel sans fond Nous lisons dans le poegraveme dont nous venons de traduire tant bien que malles premiers vers

Dieu est-il inconnu Est-il manifeste comme le ciel Voilagrave Ce que plutocirct je crois

laquo Un tel questionnement ne renvoie preCIse Beda Allemann agrave aucune alternative Etre manifeste comme le ciel libre et vide cest bien plutocirct la maniegravere propre agrave Dieu decirctre infidegravele aux hommesraquo (29) Faut-il donc seacutetonner que vers la fin du mecircme poegraveme reparaisse limage dŒdipe Celui dont le destin fut preacuteciseacutement davoir agrave correspondre au deacutetournement cateacuteshygorique eacutetant appeleacute dit Hocirclderlin dans un climat de peste de confusion desprit de proshypheacutetisme universellement exciteacute au milieu dun temps mort agrave vivre la communication reacuteshyciproque du divin et de lhumain dans la figure totalement oublieuse de linfideacuteliteacute telle quelle ouvre un deacutesert panique du temps et de lespace lagrave ougrave jusquici reacutegnait le temps homeacuteshyrique autrement dit le temps

ougrave le ciel sur la terre

(29) Op cil p 238

30 31

Marchait et respirait dans un pe u pie de [dieux (30)

Nous en arrivons maintenant agrave la troisiegraveme difficulteacute de notre texte Pourquoi Hocirclderlin dit-il enfin que le temps qui prend naissance avec le deacutetournement cateacutegorique ce temps reacuteduit agrave sa laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave la pureteacute de son vide ne laisse plus rimer en lui deacutebut et fin Si lon cherche agrave comprendre cette affirshymation singuliegravere en dehors du contexte et comme une proposition sur le temps en geacuteneacuteral le risque est grand quelle demeure impeacuteshyneacutetrable Il nen est plus de mecircme si lon entend deacutebut et fin non pas comme des cashyractegraveres dun processus temporel en geacuteneacuteral mais comme le deacutebut et la fin de la trageacutedie Dans les premiegraveres lignes des Remarques sur Antigone Hocirclderlin reprenant ce quil avait deacuteveloppeacute agrave propos dŒdipe preacutesente les trashygeacutedies dŒdipe et dAntigone comme larticushylation de deux parties seacutepareacutees et ajointeacutees par une ceacutesure de telle sorte dit-il que dans le deuxiegraveme cas leacutequilibre sincline davantage du deacutebut vers la fin que de la fin vers le deacutebut Dougrave entre les deux trageacutedies une diffeacuterence de rythme Dans les deux cas cest lintervenshytion divinatoire de Tireacutesias qui constitue la ceacutesure cest-agrave-dire le moment exact agrave partir duquel sembrase et se preacutecipite le mouvement

(30) A de MUSSET deacutebut de Rolla

excentrique quest pour lhomme laccoupleshyment du dieu-et-homme Mais ce qui preacutecegravede la ceacutesure seacutetend beaucoup plus longuement dans Antigone que dans Œdipe si bien que la fin doit y ecirctre pour ainsi dire proVeacutegeacutee contre cette extension du deacutebut alors que dans Œdipe leacutequilibre seacutetablit selon une proportion invershyse des deux parties Reste cep~ndant que dans les deux trageacutedies cest lapparition dune telle ceacutesure qui selon le mot de Hocirclderlin dans le Fragment dHyperion que Schiller avait publieacute degraves 1794 dans sa revue Neue Thalia fait eacuteclater le grand secret celui qui donnera la vie ou la mort

Lintervention du devin dans laction tragishyque nest pas propre aux trageacutedies de Sophocle Dans lAgamemnon dEschyle par exemple agrave peine Agamemnon entreacute dans son palais Casshysandre voit comme agrave travers les murs saccomshyplir le crime puis preacutevoit larriveacutee dOreste Mais ici la clameur de la voix propheacutetique na pas la signification dune laquo ceacutesure raquo Elle est bien plutocirct la confirmation de ce qui eacutetait deacutejagrave attendu A peine la lumiegravere de la flamme anshynonciatrice de la prise dIlion a-t-elle troueacute la nuit que deacutejagrave tout est dit

Cest par ougrave preacutesentement cest tout saccomshy[plit

Selon quil lui est deacuteparti ni chauffant dessous

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Ni versant dessus les offrandes dont le feu ne [veut pas

Point napaiseras linvincible colegravere (31)

Et dans le roi vainqueur qui descend de son char pour fouler le tapis de pourpre queacutetend sous ses pas Clytemnestre nous avons deacutejagrave reconnu un condamneacute agrave mort Rien de plus proprement eschylien quune action tragique qui deacutebute par le mot TEAcircrITal laquocest fait raquo avant mecircme davoir commenceacute Tout senchaicircshynera ainsi dun bout agrave lautre jusquagrave lacquitshytement enfin dOreste par le tribunal des Eumeacuteshynides sans laquo lacune raquo certes mais aussi sans ( ceacutesure raquo Telle est la marche du destin qui ne cesse de se transformer en lui-mecircme jusquagrave sa figure la plus exacte agrave partir dune transshygression initiale Quoi de plus dissemblable au contraire de la figure royale dŒdipe au deacutebut de la trageacutedie que celle de lexileacute qui commence agrave travers le monde grec sa deacuteambulation aveushygle Ici dans louverture du temps tragique qui ne fait quun avec le deacutetournement du dieu deacutebut et fin ne riment plus ensemble La diffeacuteshyrence entre un laquo jusquiciraquo et un laquo doreacutenavantraquo devient essentielle (32) Quelque chose a fonshydamentalement changeacute Ainsi lexige lintershyvention de la laquo ceacutesure raquo

Lhomme laquo ceacutesureacute raquo jusquagrave lui-mecircme par la

CH) Agamemnon vers 68 agrave 71 (32) cr Œdipe vers 1525-1527 Antigone vers 1161-1165

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menace de son accouplement avec le divin penshyseacute agrave son tour comme laquo cateacutegoriquement deacutetourshyneacute raquo voilagrave donc le tragique de la vraie trageacutedie moderne tel quil sannonce pour nous dans lŒdipe de Sophocle Que cette meacutetamorphose radicale de lhomme par la veacuteriteacute moderne du tragique puisse encore une fois eacuteonsonner dune certaine maniegravere avec une penseacutee de Kant cest ce quil nest peut-ecirctre pas imposshysible dentrevoir si lon se reacutefegravere agrave ce livre tardif et si violemment deacutecrieacute que fut en 1793 la Reshyligion dans les limites de la simple raison Laccegraves de lhomme agrave la moraliteacute y est interpreacuteshyteacute selon lesprit du Christianis~e non pas comshyme une simple laquo ameacutelioration raquo mais comme une veacuteritable laquo reacutevolutionraquo des profondeurs (33) par laquelle laquo on deacutepouille le vieil homme pour revecirctir un homme nouveau raquo Cette laquo meacutetamorshyphose du cœurraquo - Herzeniinderung dit Kantshyna eacutevidemment pas dans sa penseacutee la significashytion et la porteacutee quaura pour Hocirclderlin ce quil nomme ganzliche Umkehr aller Vorstellungsarshyten und Formen - le retournement total de tous les modes et de toutes les formes de repreacuteshysentation - elle nen est pas moins une transshymutation (Umwandlung) selon laquelle anteacuteshyrieur et ulteacuterieur deacutebut et fin ne peuvent plus rimer ensemble et qui met en cause lessence mecircme du temps dans son rapport aux heilige Geheimnisse agrave la nature laquo saintement secregraveteraquo

(33) Edition citeacutee VI 187

3

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de la Liberteacute Un tel rapport de Hocirclderlin agrave Kant resteacute lui-mecircme secret agrave la philosophie est chronologiquement anteacuterieur au deacuteveloppement de lIdeacutealisme allemand que vont cependant porter si haut les deux compagnons de jeunesse que furent pour Hocirclderlin Hegel et Schelling Toutefois eacutecrira Heidegger on peuf dire des nouveaux philosophes quils laquo franchissent dun bond raquo (34) la penseacutee de Kant plus quils ne la laquo deacutepassent raquo Lœuvre de Kant dit-il encore laquo demeure comme une forteresse non conquise agrave larriegravere du nouveau front raquo Peut-ecirctre en est-il de mecircme pour la poeacutesie de Hocirclderlin si elle demeure la tacircche agrave laquelle nul encore na su satisfaire tant elle est deacutepassante au cœur de sa proximiteacute

Si maintenant nous passons dŒdipe agrave Anshytigone un premier paradoxe nous frappe Selon la chronologie probable agrave laquelle se reacutefegraverent les historiens la trageacutedie dAntigone serait denviron dix ans anteacuterieure agrave la premiegravere trashygeacutedie dŒdipe Hocirclderlin au contraire sans sexpliquer renverse la probabiliteacute chronoloshygique et le livre que publie au printemps 1804 leacutediteur Wilmans preacutesente Antigone agrave la suite dŒdipe Il semble par ailleurs que le poegravete ait plus longuement meacutediteacute la traduction dAntishy

(34) Die Frage nach dem Ding (Niemeyer 1962) p 45

gone que celle dŒdipe si bien que dit W Schadewaldt laquo Œdipe est dans lensemble plus preacutecis plus saisissable plus dramatiquement tendu Antigone au contraire est une œuvre plus profonde mais aussi plus obseure plus inaccessible plus incommunicative raquo (35) Comshyment faire face agrave une telle diffeacuterenceacute Peutshyecirctre un peu de lumiegravere sur ce point pourra-tshyelle nous venir de linterpreacutetation du laquo ceacutelegravebreraquo dialogue dAntigone et de Creacuteon

Comme il arrive pour tous les hauts lieux de la litteacuterature grecque quil sagisse par exemple du Fragment 3 du poegraveme de Parmeacuteshynide qui dit le rapport de la penseacutee et de

lt lecirctre ou dans Thucydide du sect 22 du livre rr de la Guerre du Peacuteloponnegravese ougrave lauteur deacutefinit son projet dhistorien linterpreacutetation de ce dialogue reste particuliegraverement probleacutematique Elle lest dautant plus que le texte nous en est transmis dune maniegravere incertaine Linterpreacuteshy

tation couramment reccedilue consiste agrave montrer Antigone en appelant agrave Zeus et agrave Dikegrave de linshyjustice du deacutecret de Creacuteon

CREacuteON Et tu as malgreacute tout eu le front de transgresser mes lois

ANTIGONE Oui car ce nest pas Zeus qui a proshymulgueacute pour moi cette deacutefense et Dikegrave celle qui habite avec les dieux

(35) Wolfgang SCHADEWALDT op cit p 11

36 37

den bas na pas eacutetabli parmi les hommes des lois comme les tienshynes (36)

Il est agrave lextrecircme rigueur theacuteoriquement posshysible de lire ainsi le texte de Sophocle Holshyderlin lui-mecircme lit ainsi agrave ceci pregraves que Zeus est nommeacute par Antigone Mon Zeus et ainsi opposeacute au Zeus de Creacuteon Cette lecture a paru cependant irrecevable aussi bien quant agrave la forme que quant au fond agrave Karl Reinhardt (37) Si nous lisons le texte de Sophocle en nous insshypirant de la lecture de Reinhardt sinon en la reproduisant textuellement nous entendrions plutocirct ainsi les paroles dAntigone

CREacuteON Tu as cependant oseacute passer outre agrave mes lois

ANTIGONE Ce nest certes pas Zeus qui ma claironneacute de faire ce que jai fait

Non plus que la Dikegrave qui siegravege avec les dieux den bas

Na fixeacute chez les hommes les lois que je fais miennes

Pas davantage nOn plus de ta part un eacutedit

(36) Antigone vers 449 sqq (37) Telle est aussi la lecture de W Schadewaldt dans sa reacutecente

traduction dAntigone in Griechisches Theater deutsch von W Schadewaldt Suhrkamp (1964)

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~

r ~

Na pu agrave un mortel donner licence de passer outre

A des lois qui non eacutecrites ineacutebranshylables sont des dieux

Ce nest en veacuteriteacute ni daujourdhui ni dhier mais de toujpurs

Que ces lois ont vigueur nul ne sashychant dougrave elles brillent

Ni claironneacutees den haut ni eacutetablies den bas mais issues du centre lui-mecircme telles sont donc pour Antigone les lois

Holderlin reacutepeacutetons-le neacute lit pas ainsi le texte de Sophocle Mais il se pourrait que la meacuteditation de cette lecture contribue agrave eacuteclairer le sens dans lequel son interpreacutetation deacutejagrave saventure Car si ce nest ni den haut Zeus ni la Dikegrave den bas qui ont inspireacute agrave Antigone sa conduite de qui donc a-t-elle reccedilu la consishygne De qui sinon delle-mecircme et de laudace avec laquelle elle preacutetend transgressant les lois seulement statutaires de Zeus et de Dikegrave entrer dans un savoir plus immeacutediat de lois en ellesshymecircmes plus divines et plus saintes celles qui laquo de toujours ont vigueur sans que nul ne sache dougrave rayonne leur lumiegravere raquo Comme Œdipe solshylicitant dune maniegravere laquo trop infinieraquo la parole de loracle lheacutereacutetique Antigone sarroge le partage des dieux Elle agit degraves lors dans le mecircme sens que Dieu mais en quelque sorte contre Dieu reacutealisant en elle autant quil est

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possible agrave lhomme cette figure de lAntitheacuteos qui lui sera fatale Car le laquo Pegravere du Tempsraquo rabroue plus deacutecisivement jusquagrave la terre laushydace de lusurpateur quil laisse laquo sans allieacute raquo agrave raison de sa deacutemesure On voit ici combien linterpreacutetation de Hocirclderlin deacutepasse en _profonshydeur et en porteacutee linterpreacutetation future de Hegel qui ne verra dans Antigone que le conflit de la famille et de lEtat autrement dit du feacuteshyminin et du viril le feacuteminin eacutetant laquo leacuteternelle ironie de la communauteacute raquo Son laquo zegravele obstineacute raquo dit Hegel laquo altegravere par lintrigue le but universel du gouvernement en un but priveacute transforme son activiteacute universelle en une œuvre particushyliegravere de tel ou tel individu et pervertit la proshyprieacuteteacute universelle de lEtat en une possession dont la famille fait parade raquo (38) Ce conflit pour Hegel ( est le conflit moral suprecircme et par conseacutequent la culmination du conflit trashygique raquo (39)

Cest bien au-delagrave dun tel conflit que Hocirclshyderlin deacutecouvre le tragique dAntigone Plus essentielle que lopposition du feacuteminin et du viril est laffrontement du divin et de lhumain tel que le connaissait Pindare tel aussi quHeacuteshyraclite lavait fait naicirctre directement de 1foAgravecfoUJ

qui est un autre nom pour AgraveQyccedil ou vau laquo1focircAgravecpo

est pegravere de tout roi de tout montrant ici des

(38) HEGEL Phiinomenologie eacuted Hoffmeister (Leipzig 1937) p 340

(39) Principes de la Philosophie du Droit sect 166

dieux lagrave des hommes et faisant paraicirctre les uns comme libres les autres comme esclashyves raquo (40) Cest donc dune mecircme origine que les dieux et les hommes seacutecartent les uns des autres mais les uns pour les autres laquo Nous respirons dune mecircme megravere raquo disait Pindare mais aux deux bouts de la distance qui seacutepare du rien le ciel immuable (41) Quand lhomme perd le sens dune telle distance pour tenter de saccoupler au divin cest alors que souvre pour lui la dimension du tragique dans laquelle le devenir-un illimiteacute de lhomme et dieu ne peut se purifier que par une seacuteparation illimiteacutee comme dans le cas -de ( latheacuteismeraquo dŒdipe renvoyeacute agrave la terre ougrave lui est confieacutee en service et souci la garde de labsence du dieu agrave moins que comme dans Antigone le dieu ne devienne immeacutediatement preacutesent dans la figure de la mort Les deux deacutenouements sont la reacuteveacutelation dun Zeus plus proprement luishymecircme que le Zeus statutaire cest-agrave-dire de ceshylui dont le nom est Pegravere du Temps

Lapparition de Zeus comme Pegravere du Temps bien que ce soit seulement dans Antigone quil porte un tel nom cest peut-ecirctre encore plus au tragique dŒdipe quau tragique dAntigone quil reacutepond Mon Zeus dit Antigone Mais ce Zeus quelle sapproprie si lAntitheacuteos dont elle assume la freacuteneacutesie lui arrache la reacuteveacutelation des

(40) Fragment 53 (Diels-Kranz) (41) VI Neacutemlenne

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lois cest dans la mort que tout aussitocirct il la preacutecipite Le Pegravere du Temps nest en reacutealiteacute pleinement tel que pour ceux dont la vie deshymeure le partage De cette preacutefiguration dAntishygone quest en un sens Danaeacute pour qui laccoushyplement avec le divin se purifie dans la seacutepashyration infinie au lieu de se perdre dans -la mort Hocirclderlin pourra donc dire

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Mais Danaeacute dans Antigone figure peut-ecirctre plutocirct quAntigone et agrave travers elle Œdipe dont le destin fut en effet de si longuement compter face au Pegravere du Temps les coups de Jheure au timbre dor Mais pourquoi Zeus en tant que laquo plus proprement lui-mecircme raquo est-il nommeacute Pegravere du Temps Peut-ecirctre le comprenshydrons-nous par la lecture dun poegraveme agrave peine anteacuterieur agrave la traduction des Trageacutedies de Soshyphocle Cest en effet dapregraves 1800 que nous poushyvons dater le poegraveme intituleacute Nature et Art ou Saturne et Jupiter (42) Nature et Art les deux mots font eacutecho agrave ce contraste du laquo natif raquo et du laquo culturelraquo dont le rapport chez nous contraste agrave son tour avec ce quil fut dans le monde des Grecs

Tu regravegnes au plus haut du jour et ta loi Resplendit tu tiens la balance fils de Saturne

(42) G E St 2 pp 37 sq

Et reacutepartis les lots toi qui serein as pour repos La gloire dune souveraineteacute immortelle

Cependant dans labicircme au dire des Poegravetes Le Pegravere antique ton propre pegravere tu las aushy

[trefois Releacutegueacute entendez geacutemir dans les projondeurs Lagrave ougrave les rebelles devant ta face justement ont

[leur lieu

Innocent le dieu de lacircge dor depuis deacutejagrave lonshy[temps

Libre de toute peine il fut plus grand que toi [bien quil

Nait formuleacute aucun commandement ni Quaucun des mortels lait nommeacute de son nom

Ecroule-toi Ou naie pas honte de le reconshy[naicirctre

Et si tu veux te maintenir sois au service du [plus antique

Et permets en gracircce de lui quavant tous les [autres

Hommes et dieux le poegravete le nomme

Car comme de la nueacutee ton eacuteclair vient De lui ce qui est tien Vois Teacutemoin de lui Est ce qui plie sous toi et de lantique Joie tout pouvoir a pris sa croissance

Et chaque fois quest sensible agrave mon cœur Une forme vivante et que seacuteclaire ce qui tient

[de toi sa figure Et quen son berceau sest endormi pour moi Deacutelice le temps toujours en marche

42 43

Cest toi quaLors jentends Cronide et que je [reconnais

Maicirctre sage qui comme nous fils Du temps donnes des lois et ce qui

( ~

Sabrite dans lombre sainte proclames

Le Zeus laquo plus proprement lui-mecircmeraquo et qui laquo donne des lois raquo comme le dieu quAntigone nomme laquo mon Zeus raquo est ainsi celui qui se remeacutemorant sa propre ligneacutee redevient le fils de Cronos et reconnaicirct que cest de lui que proshyvient tout ce qui est sien Lavegravenement de Zeus agrave leacutenigmatique figure du Pegravere du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-mecircme son virage jusquagrave ce qui lui est essentiellement natif son retour de lexcentrishyciteacute relaUve de lart au secret plus difficile agrave conqueacuterir de la nature dont le contraste tout puissant domine mecircme le divin

Enigme est tout ce qui source pure a jailli [Mecircme

Le poegraveme agrave peine sait-il le deacutevoiler Car Tel tu pris le deacutepart tel tu persisteras Si prenante nous soit la neacutecessiteacute Et lœuvre du dressage rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-neacute (43)

Mais quel est le temps de Zeus redevenu Pegravere

(43) Der Rhein strophe 4 (G E St 2 p 143)

du Temps autrement dit du Zeus laquo plus propreshyment lui-mecircme raquo Le temps mecircme de la trashygeacutedie celui quimiddot souvre agrave lhomme sil se risque jusquagrave laccouplement du dieu-et-homshyme et qui degraves lors se reacuteduit au vide de sa pure laquo condition raquo de telle sorte que Zeus comme Pegravere du Temps est bien moins apparition antishyphanique que deacutetournement cateacutegorique agrave quoi reacutepond de la part des hommes la volte purifishycatrice qui les ramegravene agrave leur terre ougrave jusquagrave la mort immeacutediate ou tardive cest tragiqueshyment quils font face au retrait du divin

Ainsi nous pressentons dans lAntigone de Hocirclderlin ougrave apparaicirct la figure du Pegravere du Temps un approfondissement de la penseacutee du tragique telle quelle portait deacutejagrave la trageacutedie dŒdipe Cet approfondissement renvoie agrave son tour agrave deux diffeacuterences qui relativement agrave Œdipe vont porter Antigone au comble dun presque insoutenable eacuteclat

La premiegravere de ces diffeacuterences a trait agrave la composition mecircme de la trageacutedie comme ajoinshytement lun agrave lautre des deux laquo principes raquo quelle met en scegravene ceux que Hocirclderlin nomshyme das UnfecircYrmliche et das Allzuformliche ce qui se deacuterobe au formel et lexcessivement formel Loin quils soient seulement opposeacutes comme dans Ajax ou mecircme dans Œdipe Antishygone nous les montre poseacutes lun par rapport agrave lautre agrave eacutegaliteacute si bien que les eacuteveacutenements sy deacuteploient dans loptique dune impartialiteacute que

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Hocirclderlin va jusquagrave qualifier de reacutepublicaine Aucun des deux protagonistes na le moindre avantage sur lautre Ils ne diffegraverent dit le poegravete que selon le temps comme deux coureurs de mecircme force dont lun ne perd agrave bout de souffle que parce quil est parti le premier Si lautre gagne cest simplement pour- navoir pris quensuite le deacutepart Mais qui perd et qui gagne Hocirclderlin ne le dit pas explicitement Peut-ecirctre est-il permis de penser que Creacuteon gashygne car il nentre dans la compeacutetition quapregraves le deacutefi dAntigone Il lui reste donc plus de souffle Mais gagne-t-il vraiment Et la vie qui lui reste en partage nest-elle pas encore plus deacuteplorable que le destin dAntigone Cest pourquoi on peut comprendre aussi avec W Schadewaldt que cest Creacuteon qui perd pour avoir par son eacutedit pris les devants et quAnshytigone gagne parce quelle nagit que reacuteactishyvement agrave Creacuteonraquo (44) Mais sagit-il mecircme de Creacuteon et dAntigone Le grand moment de limpartialiteacute tragique dont parle Hocirclderlin est le chœur qui preacutecegravede immeacutediatement larriveacutee de Tireacutesias Ce chœur insolite dit Hocirclderlin sajointe on ne peut mieux agrave lensemble et sa froide impartialiteacute est chaleur preacuteciseacutement dans la mesure ougrave elle est si proprement de mise

Dans le chœur dont il est question (vers 944 agrave 987 de la trageacutedie de Sophocle) sont eacutevoqueacutes

(44) W SCHADEWALDT op dt p 59

successivement trois destins qui preacutefigurent le destin du heacuteros tragique celui de Danaeacute celui du fils de Dryas celui des deux fils de Phineacutee Mais Danaeacute qui navait eacuteteacute cacheacutee dans une prison souterraine que par la prudence de son pegravere change ici de nature Cest maintenant des dieux quelle devient la victime Degraves lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature Hocirclderlin eacutecrira donc au lieu de elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux dor

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Le lecteur reste ici perplexe non pas tant agrave caushyse de la transformation apporteacutee que parce que Sophocle semble bien plutocirct parler de la seshymence de Zeus que plus geacuteneacuteralement du devenir Faut-il penser ici comme le rappellent Helligrath Reinhardt et Schadewaldt que la connaissance que Hocirclderlin avait du grec eacutetait limiteacutee Dautres laquo eacutecarts de traductionraquo pourshyraient autoriser la mecircme conclusion Toutefois ajoute Karl Reinhardt (45) mecircme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans lembarras quant agrave la nature des modifications introduites par la traduction Sur ces modifications Hocirclderlin sest cependant exshypliqueacute lui-mecircme dans une lettre de septembre

(45) HOiderlin und Sophokles in HOiderlin (Mohr-Siebeck Tuumlshybingen 1961) pp 297 sqq

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1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

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de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

~ 49

1

rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

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laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

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Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

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tement empeacutedocleacuteen qui se preacutecipite dans la mort Œdipe eacutepargneacute par la mort et devant apprendre agrave mener une longue vie de mort en sursis correspond dans le monde grec au plus haut triomphe de lArt prenant du champ par rapport agrave la Nature La trageacutedie dŒdipe est

i dans le monde grec le chef-dœuvre laquo culturelraquo par excellence Cest pourquoi lart de Sophocle y est pour nous insurpassable Et cest pourquoi aussi pour nous qui sommes le contraire des Grecs Œdipe constitue un modegravele indispenshysable si nous voulons cesser de briller dans lenthousiasme excentrique pour eacutecrire enfin une vraie trageacutedie moderne cest-agrave-dire non pas une trageacutedie de la mort violente comme le reacuteclame la nature grecque mais une trageacutedie de la mort lente plus essentiellement conforme agrave notre nature Car cest lagrave le tragique chez nous que nous quittions tout doucement le monde des vivants empaqueteacutes dans une simple boicircte Un tel destin nest pas aussi imposant mais il est plus profond Et ici les Remarques sur Antigone font eacutecho agrave la lettre agrave Bocirchlendorf que nous venons de citer une forme dart vraishyment conforme agrave ce qui nous est natif il lui reviendrait decirctre une parole plutocirct effectiveshyment meurtrissante queffectivement meurtriegraveshyre elle ne devrait pas trouver son aboutisseshyment propre dans le meurtre ou la mort mais puisque cest lagrave cependant que le tragique doit ecirctre saisi se deacuteployer plutocirct dans le goucirct dŒdipe agrave Colonne de telle sorte que la parole

qui sort de la bouche inspireacutee de Tireacutesias soit terrible et quelle tue sans quil y ait lieu ceshypendant de la rendre sensible agrave la maniegravere des Grecs dans un esprit athleacutetique et plastique ougrave la parole sempare de lecirctre corporel dont elle effectue la mise agrave mort

Ainsi Œdipe est la trageacutedie du deacutetournement cateacutegorique auquel fait face de son cocircteacute le deacuteshytournement de lhomme assumant le partage dune vie dans laquelle il seacutetablit agrave demeure reacutepondant agrave linfideacuteliteacute divine par une autre infideacuteliteacute qui aux antipodes de latheacuteisme vulgaire est gardienne de linfideacuteliteacute du dieu dont le deacutefaut degraves lors ne cesse decirctre secours Tel est le laquo moment raquo essentiel de la trageacutedie A cette limite lhomme soublie lui parce quil est tout entier agrave linteacuterieur du moment le dieu parce quil nest plus rien que temps et de part et dautre on est infidegravele le temps parce quen un tel moment il se deacutetourne cateacutegoriquement et quen lui deacutebut et fin ne se laissent plus du tout accorder comme des rimes lhomme parshyce quagrave linteacuterieur de ce moment il lui faut suivre le deacutetournement cateacutegorique et quainsi par la suite il ne peut plus en rien seacutegaler agrave la situation initiale

Il serait difficile de trouvermiddot depuis que le monde est monde un texte qui dise tant en si peu de mots et avec une densiteacute si compacte On seacutetonne que cette phrase ait pu ecirctre imprishymeacutee telle quelle comme elle le fut pourtant

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dans le livre publieacute en 1804 agrave Francfort par Friedrich Wilmans et deacutedieacute agrave la princesse Aushygusta de Hombourg

A cette limite lhomme soublie lui parce quil est tout entier agrave linteacuterieur du moment Wolfgang Schadewaldt dans sa belle introducshytion agrave la reacuteeacutedition des Trageacutedies de Sophocle traduites par Holderlin eacutecrit agrave ce sujet laquo Cela signifie que dans une telle tribulation du temps lhomme ne pense plus en direction ni de larriegravere ni de lavantraquo (20) Ce commenshytaire de Schadewaldt consonne exactement avec les derniers vers dun poegraveme que Schashydewaldt ne cite pas mais qui date vraisemblashyblement de la mecircme eacutepoque que les Remarshyques

Et toujours Au chaos va une nostalgie Mais beaucoup est

~A contenir Et il Y faut la fideacuteliteacute

Ni en avant pourtant ni en arriegravere nous ne [voulons

Regarder Nous laisser bercer comme

Dans la barque oscillante de la mer (21)

Cest ainsi que lhomme soublie dans le moshyment qui met en fuite et sa meacutemoire et son attente en faveur de lapparition dun preacutesent qui le contient et qui le berce comme la barque

(20) Sophokles Tragedien deutsch von Friedrich Helderlin (Fischer 1957) p 39

(21) G E St 2 p 197

oscillante de la mer Il soublie cest-agrave-dire se libegravere certes des coutumes et opinions mortes priveacutees dacircme et de sens que nommait la lettre du 1er janvier 1799 Mais non moins de la nosshytalgie empeacutedoc1eacuteenne de brusquer ou de forcer le moment en preacutetendant sunir dun hond avec le foyer de lUn-Tout Un tel oubli est donc pour lhomme la naissance dune meacutemoire de luishymecircme plus profonde que tout ce quil se savait ecirctre jusquici Sil Y faut la fideacuteliteacute plus essenshytielle encore est linfideacuteliteacute ougrave il se deacutetourne comme un traicirctre assumant ainsi la diffeacuterenciashytion par laquelle en correspondance avec le deacuteshytournement cateacutegorique du divin il est plus aushythentiquement lui-mecircme que par la nostalgie de lUn-Tout En dautres termes si comme le dit le poegraveme beaucoup est agrave contenir (Vieles aber ist zu behalten) cest linfideacuteliteacute divine qui est comme le disent les Remarques am besten zu behalten cest elle quil faut apprendre agrave conteshynir en soi le mieux possible Alors seulement le cours du monde sera sans lacune et la meacuteshymoire du divin neacutechappera pas Lhomme dun tel retournement ou si lon veut dune telle volte ou mieux encore dune telle reacute-volte nest donc pas un reacutevolteacute au sens ordinaire du mot Car la reacutevolte au sens du retour au natif loin de preacutecipiter les hommes dans la freacuteneacutesie de limpreacutecation comme Promeacutetheacutee dans la trashygeacutedie dEschyle est lapparition dans le monde dune eugraveafi] (Antigone vers 924) dune pieacuteteacute cest-agrave-dire dune correspondance au divin sans

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preacuteceacutedent qui fut deacutejagrave le partage dŒdipe qui sera la barque de lhumaniteacute moderne et que porteront agrave la parole les derniers poegravemes de Hocirclderlin dans lesquels dit Beda Allemann sont laquo maintenus seacutepareacutes des mondes qui aushytrement ne pourraient que se corrompre en se meacutelangeant raquo (22)

On ne peut sempecirccher ici de penser agrave noushyveau agrave Kant et agrave la pieacuteteacute kantienne si attentive

en son laquo seacuteparatisme raquo (23) agrave maintenir la distinction entre ce que le philosophe appelle pheacutenomegravene et noumegravene et agrave eacuteliminer ce quil nomme degraves 1770 sensitivœ cognitionis cum inshytellectuali contagium en maintenant chez elle la connaissance humaine de sorte que ses prinshycipia domestica ne transgressent plus leurs limites (terminos suos) pour aller dans la conshyfusion porter atteinte agrave limmaculeacute que doit rester le monde intelligible Ce rapprochement peut surprendre La meacuteditation de Kant est pourtant si essentielle agrave la penseacutee de Hocirclderlin que comme nous lavons rappeleacute plus haut laquo cest aupregraves de lui que toujours il chercheacute un refuge quand il narrive plus agrave se souffrir raquo Retenons simplement que Hocirclderlin approfonshydit la penseacutee kantienne dans un tout autre sens non seulement que Fichte dont en 1794 il suishyvit les cours agrave Ieacutena mais que ses amis Hegel

(22) Beda ALLEMANN HOlderlin et Heidegger traduction Franshyccedilois Feacutedier (PUF 1959) p 171

(2l) Conflit des Faculteacutes eacutedition citeacutee VII p 386

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et Schelling dont lIdeacutealisme tentera au conshytraire deacuteliminer de la philosophie la distinction radicale que Kant y avait sinon eacutetablie du moins fondeacutee et maintenue un tel Ideacutealisme eacutetant peut-ecirctre dira Heidegger laquo loubli croisshysant de ce pour quoi Kant avait livreacute bashytaille )) (24)

Mais revenons aux Remarques sur Œdipe Pourquoi apregraves avoir dit que lhomme renvoyeacute agrave lui-mecircme par le deacutetournement cateacutegorique du divin soublie Hocirclderlin ajoute-t-il que le Dieu du deacutetournement cateacutegorique nest plus rien que temps Deux lignes plus haut il avait preacuteciseacute quagrave la limite extrecircme de la souffrance ne subsiste en effet plus rien que les conditions du temps ou de lespace Ici la reacutefeacuterence agrave Kant est encore plus transparente que tout agrave lheushyre le rapport du deacutetournement cateacutegorique avec limpeacuteratif cateacutegorique et que agrave linstant celui de linfideacuteliteacute divine avec le caractegravere inconnaissable du noumegravene Les conditions du temps ou de lespace signifient en langage kanshytien ce par quoi le temps ou lespace sont essenshytiellement eux-mecircmes abstraction faite des laquo affectionsraquo qui seules leur donnent un COllteshynu Kant nomme aussi ces laquo conditionsraquo les formes pures ou vides du temps ou de lespace Le dieu qui nest plus rien que temps le temps eacutetant lui-mecircme reacuteduit agrave ce qui en lui est pure laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave sa forme pure et

(24) Kant et le problegraveme de la Meacutetaphysique sect 45

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vide nest-il pas degraves lors le retrait mecircme ou le deacutetournement du dieu tel quil laisse lhomshyme face agrave limmensiteacute vide du ciel sans fond Le dieu nest plus degraves lors ni un pegravere ni un ami ni mecircme un adversaire agrave combattre Il nest plus que ce que Baudelaire nommera laquo lazur du ciel immense et rondraquo (25) et Valeacutery laquo cette immense horloge de lumiegravere qui mesure ce quelle manifeste et manifeste ce quelle mesure ) (26) mais sous laquelle se deacuteploie jusquen ses plus extrecircmes lointains la vie habishytante (27) des mortels Ce plein ciel de linfideacuteshyliteacute divine dougrave pourtant nous viennent les coups de lheure au timbre dor (Antigone v 950) est celui qui ne cesse de ceacuteleacutebrer la poeacutesie la plus tardive de Hocirclderlin

Dans la tendre clarteacute du bleu fleurit En un toit de meacutetal le clocher Autour Plane lappel des hirondelles Le bleu lentoure agrave remuer lacircme Le soleil Passe au-dessus altier et colore le zinc Mais dans le vent lagrave-haut paisible Crie la girouette (28)

Sous lassaut de lazur et de sa lumiegravere qui traverse de part en part le seacutejour des hommes dans leacutebranlement aussi de lorage et de ses

(25) La Chevelure (26) Mauvaises penseacutees et autres Corti 53 (27) G E St 2 p 312 (28) Ibid 2 p 372

eacuteclairs qui restent agrave leur guise la beacuteneacutediction du dieu inaccessible le cœur demeure pourtant ferme car il sait maintenant porter aussi le vide du ciel sans fond Nous lisons dans le poegraveme dont nous venons de traduire tant bien que malles premiers vers

Dieu est-il inconnu Est-il manifeste comme le ciel Voilagrave Ce que plutocirct je crois

laquo Un tel questionnement ne renvoie preCIse Beda Allemann agrave aucune alternative Etre manifeste comme le ciel libre et vide cest bien plutocirct la maniegravere propre agrave Dieu decirctre infidegravele aux hommesraquo (29) Faut-il donc seacutetonner que vers la fin du mecircme poegraveme reparaisse limage dŒdipe Celui dont le destin fut preacuteciseacutement davoir agrave correspondre au deacutetournement cateacuteshygorique eacutetant appeleacute dit Hocirclderlin dans un climat de peste de confusion desprit de proshypheacutetisme universellement exciteacute au milieu dun temps mort agrave vivre la communication reacuteshyciproque du divin et de lhumain dans la figure totalement oublieuse de linfideacuteliteacute telle quelle ouvre un deacutesert panique du temps et de lespace lagrave ougrave jusquici reacutegnait le temps homeacuteshyrique autrement dit le temps

ougrave le ciel sur la terre

(29) Op cil p 238

30 31

Marchait et respirait dans un pe u pie de [dieux (30)

Nous en arrivons maintenant agrave la troisiegraveme difficulteacute de notre texte Pourquoi Hocirclderlin dit-il enfin que le temps qui prend naissance avec le deacutetournement cateacutegorique ce temps reacuteduit agrave sa laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave la pureteacute de son vide ne laisse plus rimer en lui deacutebut et fin Si lon cherche agrave comprendre cette affirshymation singuliegravere en dehors du contexte et comme une proposition sur le temps en geacuteneacuteral le risque est grand quelle demeure impeacuteshyneacutetrable Il nen est plus de mecircme si lon entend deacutebut et fin non pas comme des cashyractegraveres dun processus temporel en geacuteneacuteral mais comme le deacutebut et la fin de la trageacutedie Dans les premiegraveres lignes des Remarques sur Antigone Hocirclderlin reprenant ce quil avait deacuteveloppeacute agrave propos dŒdipe preacutesente les trashygeacutedies dŒdipe et dAntigone comme larticushylation de deux parties seacutepareacutees et ajointeacutees par une ceacutesure de telle sorte dit-il que dans le deuxiegraveme cas leacutequilibre sincline davantage du deacutebut vers la fin que de la fin vers le deacutebut Dougrave entre les deux trageacutedies une diffeacuterence de rythme Dans les deux cas cest lintervenshytion divinatoire de Tireacutesias qui constitue la ceacutesure cest-agrave-dire le moment exact agrave partir duquel sembrase et se preacutecipite le mouvement

(30) A de MUSSET deacutebut de Rolla

excentrique quest pour lhomme laccoupleshyment du dieu-et-homme Mais ce qui preacutecegravede la ceacutesure seacutetend beaucoup plus longuement dans Antigone que dans Œdipe si bien que la fin doit y ecirctre pour ainsi dire proVeacutegeacutee contre cette extension du deacutebut alors que dans Œdipe leacutequilibre seacutetablit selon une proportion invershyse des deux parties Reste cep~ndant que dans les deux trageacutedies cest lapparition dune telle ceacutesure qui selon le mot de Hocirclderlin dans le Fragment dHyperion que Schiller avait publieacute degraves 1794 dans sa revue Neue Thalia fait eacuteclater le grand secret celui qui donnera la vie ou la mort

Lintervention du devin dans laction tragishyque nest pas propre aux trageacutedies de Sophocle Dans lAgamemnon dEschyle par exemple agrave peine Agamemnon entreacute dans son palais Casshysandre voit comme agrave travers les murs saccomshyplir le crime puis preacutevoit larriveacutee dOreste Mais ici la clameur de la voix propheacutetique na pas la signification dune laquo ceacutesure raquo Elle est bien plutocirct la confirmation de ce qui eacutetait deacutejagrave attendu A peine la lumiegravere de la flamme anshynonciatrice de la prise dIlion a-t-elle troueacute la nuit que deacutejagrave tout est dit

Cest par ougrave preacutesentement cest tout saccomshy[plit

Selon quil lui est deacuteparti ni chauffant dessous

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Ni versant dessus les offrandes dont le feu ne [veut pas

Point napaiseras linvincible colegravere (31)

Et dans le roi vainqueur qui descend de son char pour fouler le tapis de pourpre queacutetend sous ses pas Clytemnestre nous avons deacutejagrave reconnu un condamneacute agrave mort Rien de plus proprement eschylien quune action tragique qui deacutebute par le mot TEAcircrITal laquocest fait raquo avant mecircme davoir commenceacute Tout senchaicircshynera ainsi dun bout agrave lautre jusquagrave lacquitshytement enfin dOreste par le tribunal des Eumeacuteshynides sans laquo lacune raquo certes mais aussi sans ( ceacutesure raquo Telle est la marche du destin qui ne cesse de se transformer en lui-mecircme jusquagrave sa figure la plus exacte agrave partir dune transshygression initiale Quoi de plus dissemblable au contraire de la figure royale dŒdipe au deacutebut de la trageacutedie que celle de lexileacute qui commence agrave travers le monde grec sa deacuteambulation aveushygle Ici dans louverture du temps tragique qui ne fait quun avec le deacutetournement du dieu deacutebut et fin ne riment plus ensemble La diffeacuteshyrence entre un laquo jusquiciraquo et un laquo doreacutenavantraquo devient essentielle (32) Quelque chose a fonshydamentalement changeacute Ainsi lexige lintershyvention de la laquo ceacutesure raquo

Lhomme laquo ceacutesureacute raquo jusquagrave lui-mecircme par la

CH) Agamemnon vers 68 agrave 71 (32) cr Œdipe vers 1525-1527 Antigone vers 1161-1165

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menace de son accouplement avec le divin penshyseacute agrave son tour comme laquo cateacutegoriquement deacutetourshyneacute raquo voilagrave donc le tragique de la vraie trageacutedie moderne tel quil sannonce pour nous dans lŒdipe de Sophocle Que cette meacutetamorphose radicale de lhomme par la veacuteriteacute moderne du tragique puisse encore une fois eacuteonsonner dune certaine maniegravere avec une penseacutee de Kant cest ce quil nest peut-ecirctre pas imposshysible dentrevoir si lon se reacutefegravere agrave ce livre tardif et si violemment deacutecrieacute que fut en 1793 la Reshyligion dans les limites de la simple raison Laccegraves de lhomme agrave la moraliteacute y est interpreacuteshyteacute selon lesprit du Christianis~e non pas comshyme une simple laquo ameacutelioration raquo mais comme une veacuteritable laquo reacutevolutionraquo des profondeurs (33) par laquelle laquo on deacutepouille le vieil homme pour revecirctir un homme nouveau raquo Cette laquo meacutetamorshyphose du cœurraquo - Herzeniinderung dit Kantshyna eacutevidemment pas dans sa penseacutee la significashytion et la porteacutee quaura pour Hocirclderlin ce quil nomme ganzliche Umkehr aller Vorstellungsarshyten und Formen - le retournement total de tous les modes et de toutes les formes de repreacuteshysentation - elle nen est pas moins une transshymutation (Umwandlung) selon laquelle anteacuteshyrieur et ulteacuterieur deacutebut et fin ne peuvent plus rimer ensemble et qui met en cause lessence mecircme du temps dans son rapport aux heilige Geheimnisse agrave la nature laquo saintement secregraveteraquo

(33) Edition citeacutee VI 187

3

34 35

de la Liberteacute Un tel rapport de Hocirclderlin agrave Kant resteacute lui-mecircme secret agrave la philosophie est chronologiquement anteacuterieur au deacuteveloppement de lIdeacutealisme allemand que vont cependant porter si haut les deux compagnons de jeunesse que furent pour Hocirclderlin Hegel et Schelling Toutefois eacutecrira Heidegger on peuf dire des nouveaux philosophes quils laquo franchissent dun bond raquo (34) la penseacutee de Kant plus quils ne la laquo deacutepassent raquo Lœuvre de Kant dit-il encore laquo demeure comme une forteresse non conquise agrave larriegravere du nouveau front raquo Peut-ecirctre en est-il de mecircme pour la poeacutesie de Hocirclderlin si elle demeure la tacircche agrave laquelle nul encore na su satisfaire tant elle est deacutepassante au cœur de sa proximiteacute

Si maintenant nous passons dŒdipe agrave Anshytigone un premier paradoxe nous frappe Selon la chronologie probable agrave laquelle se reacutefegraverent les historiens la trageacutedie dAntigone serait denviron dix ans anteacuterieure agrave la premiegravere trashygeacutedie dŒdipe Hocirclderlin au contraire sans sexpliquer renverse la probabiliteacute chronoloshygique et le livre que publie au printemps 1804 leacutediteur Wilmans preacutesente Antigone agrave la suite dŒdipe Il semble par ailleurs que le poegravete ait plus longuement meacutediteacute la traduction dAntishy

(34) Die Frage nach dem Ding (Niemeyer 1962) p 45

gone que celle dŒdipe si bien que dit W Schadewaldt laquo Œdipe est dans lensemble plus preacutecis plus saisissable plus dramatiquement tendu Antigone au contraire est une œuvre plus profonde mais aussi plus obseure plus inaccessible plus incommunicative raquo (35) Comshyment faire face agrave une telle diffeacuterenceacute Peutshyecirctre un peu de lumiegravere sur ce point pourra-tshyelle nous venir de linterpreacutetation du laquo ceacutelegravebreraquo dialogue dAntigone et de Creacuteon

Comme il arrive pour tous les hauts lieux de la litteacuterature grecque quil sagisse par exemple du Fragment 3 du poegraveme de Parmeacuteshynide qui dit le rapport de la penseacutee et de

lt lecirctre ou dans Thucydide du sect 22 du livre rr de la Guerre du Peacuteloponnegravese ougrave lauteur deacutefinit son projet dhistorien linterpreacutetation de ce dialogue reste particuliegraverement probleacutematique Elle lest dautant plus que le texte nous en est transmis dune maniegravere incertaine Linterpreacuteshy

tation couramment reccedilue consiste agrave montrer Antigone en appelant agrave Zeus et agrave Dikegrave de linshyjustice du deacutecret de Creacuteon

CREacuteON Et tu as malgreacute tout eu le front de transgresser mes lois

ANTIGONE Oui car ce nest pas Zeus qui a proshymulgueacute pour moi cette deacutefense et Dikegrave celle qui habite avec les dieux

(35) Wolfgang SCHADEWALDT op cit p 11

36 37

den bas na pas eacutetabli parmi les hommes des lois comme les tienshynes (36)

Il est agrave lextrecircme rigueur theacuteoriquement posshysible de lire ainsi le texte de Sophocle Holshyderlin lui-mecircme lit ainsi agrave ceci pregraves que Zeus est nommeacute par Antigone Mon Zeus et ainsi opposeacute au Zeus de Creacuteon Cette lecture a paru cependant irrecevable aussi bien quant agrave la forme que quant au fond agrave Karl Reinhardt (37) Si nous lisons le texte de Sophocle en nous insshypirant de la lecture de Reinhardt sinon en la reproduisant textuellement nous entendrions plutocirct ainsi les paroles dAntigone

CREacuteON Tu as cependant oseacute passer outre agrave mes lois

ANTIGONE Ce nest certes pas Zeus qui ma claironneacute de faire ce que jai fait

Non plus que la Dikegrave qui siegravege avec les dieux den bas

Na fixeacute chez les hommes les lois que je fais miennes

Pas davantage nOn plus de ta part un eacutedit

(36) Antigone vers 449 sqq (37) Telle est aussi la lecture de W Schadewaldt dans sa reacutecente

traduction dAntigone in Griechisches Theater deutsch von W Schadewaldt Suhrkamp (1964)

~

1_

~

r ~

Na pu agrave un mortel donner licence de passer outre

A des lois qui non eacutecrites ineacutebranshylables sont des dieux

Ce nest en veacuteriteacute ni daujourdhui ni dhier mais de toujpurs

Que ces lois ont vigueur nul ne sashychant dougrave elles brillent

Ni claironneacutees den haut ni eacutetablies den bas mais issues du centre lui-mecircme telles sont donc pour Antigone les lois

Holderlin reacutepeacutetons-le neacute lit pas ainsi le texte de Sophocle Mais il se pourrait que la meacuteditation de cette lecture contribue agrave eacuteclairer le sens dans lequel son interpreacutetation deacutejagrave saventure Car si ce nest ni den haut Zeus ni la Dikegrave den bas qui ont inspireacute agrave Antigone sa conduite de qui donc a-t-elle reccedilu la consishygne De qui sinon delle-mecircme et de laudace avec laquelle elle preacutetend transgressant les lois seulement statutaires de Zeus et de Dikegrave entrer dans un savoir plus immeacutediat de lois en ellesshymecircmes plus divines et plus saintes celles qui laquo de toujours ont vigueur sans que nul ne sache dougrave rayonne leur lumiegravere raquo Comme Œdipe solshylicitant dune maniegravere laquo trop infinieraquo la parole de loracle lheacutereacutetique Antigone sarroge le partage des dieux Elle agit degraves lors dans le mecircme sens que Dieu mais en quelque sorte contre Dieu reacutealisant en elle autant quil est

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possible agrave lhomme cette figure de lAntitheacuteos qui lui sera fatale Car le laquo Pegravere du Tempsraquo rabroue plus deacutecisivement jusquagrave la terre laushydace de lusurpateur quil laisse laquo sans allieacute raquo agrave raison de sa deacutemesure On voit ici combien linterpreacutetation de Hocirclderlin deacutepasse en _profonshydeur et en porteacutee linterpreacutetation future de Hegel qui ne verra dans Antigone que le conflit de la famille et de lEtat autrement dit du feacuteshyminin et du viril le feacuteminin eacutetant laquo leacuteternelle ironie de la communauteacute raquo Son laquo zegravele obstineacute raquo dit Hegel laquo altegravere par lintrigue le but universel du gouvernement en un but priveacute transforme son activiteacute universelle en une œuvre particushyliegravere de tel ou tel individu et pervertit la proshyprieacuteteacute universelle de lEtat en une possession dont la famille fait parade raquo (38) Ce conflit pour Hegel ( est le conflit moral suprecircme et par conseacutequent la culmination du conflit trashygique raquo (39)

Cest bien au-delagrave dun tel conflit que Hocirclshyderlin deacutecouvre le tragique dAntigone Plus essentielle que lopposition du feacuteminin et du viril est laffrontement du divin et de lhumain tel que le connaissait Pindare tel aussi quHeacuteshyraclite lavait fait naicirctre directement de 1foAgravecfoUJ

qui est un autre nom pour AgraveQyccedil ou vau laquo1focircAgravecpo

est pegravere de tout roi de tout montrant ici des

(38) HEGEL Phiinomenologie eacuted Hoffmeister (Leipzig 1937) p 340

(39) Principes de la Philosophie du Droit sect 166

dieux lagrave des hommes et faisant paraicirctre les uns comme libres les autres comme esclashyves raquo (40) Cest donc dune mecircme origine que les dieux et les hommes seacutecartent les uns des autres mais les uns pour les autres laquo Nous respirons dune mecircme megravere raquo disait Pindare mais aux deux bouts de la distance qui seacutepare du rien le ciel immuable (41) Quand lhomme perd le sens dune telle distance pour tenter de saccoupler au divin cest alors que souvre pour lui la dimension du tragique dans laquelle le devenir-un illimiteacute de lhomme et dieu ne peut se purifier que par une seacuteparation illimiteacutee comme dans le cas -de ( latheacuteismeraquo dŒdipe renvoyeacute agrave la terre ougrave lui est confieacutee en service et souci la garde de labsence du dieu agrave moins que comme dans Antigone le dieu ne devienne immeacutediatement preacutesent dans la figure de la mort Les deux deacutenouements sont la reacuteveacutelation dun Zeus plus proprement luishymecircme que le Zeus statutaire cest-agrave-dire de ceshylui dont le nom est Pegravere du Temps

Lapparition de Zeus comme Pegravere du Temps bien que ce soit seulement dans Antigone quil porte un tel nom cest peut-ecirctre encore plus au tragique dŒdipe quau tragique dAntigone quil reacutepond Mon Zeus dit Antigone Mais ce Zeus quelle sapproprie si lAntitheacuteos dont elle assume la freacuteneacutesie lui arrache la reacuteveacutelation des

(40) Fragment 53 (Diels-Kranz) (41) VI Neacutemlenne

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lois cest dans la mort que tout aussitocirct il la preacutecipite Le Pegravere du Temps nest en reacutealiteacute pleinement tel que pour ceux dont la vie deshymeure le partage De cette preacutefiguration dAntishygone quest en un sens Danaeacute pour qui laccoushyplement avec le divin se purifie dans la seacutepashyration infinie au lieu de se perdre dans -la mort Hocirclderlin pourra donc dire

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Mais Danaeacute dans Antigone figure peut-ecirctre plutocirct quAntigone et agrave travers elle Œdipe dont le destin fut en effet de si longuement compter face au Pegravere du Temps les coups de Jheure au timbre dor Mais pourquoi Zeus en tant que laquo plus proprement lui-mecircme raquo est-il nommeacute Pegravere du Temps Peut-ecirctre le comprenshydrons-nous par la lecture dun poegraveme agrave peine anteacuterieur agrave la traduction des Trageacutedies de Soshyphocle Cest en effet dapregraves 1800 que nous poushyvons dater le poegraveme intituleacute Nature et Art ou Saturne et Jupiter (42) Nature et Art les deux mots font eacutecho agrave ce contraste du laquo natif raquo et du laquo culturelraquo dont le rapport chez nous contraste agrave son tour avec ce quil fut dans le monde des Grecs

Tu regravegnes au plus haut du jour et ta loi Resplendit tu tiens la balance fils de Saturne

(42) G E St 2 pp 37 sq

Et reacutepartis les lots toi qui serein as pour repos La gloire dune souveraineteacute immortelle

Cependant dans labicircme au dire des Poegravetes Le Pegravere antique ton propre pegravere tu las aushy

[trefois Releacutegueacute entendez geacutemir dans les projondeurs Lagrave ougrave les rebelles devant ta face justement ont

[leur lieu

Innocent le dieu de lacircge dor depuis deacutejagrave lonshy[temps

Libre de toute peine il fut plus grand que toi [bien quil

Nait formuleacute aucun commandement ni Quaucun des mortels lait nommeacute de son nom

Ecroule-toi Ou naie pas honte de le reconshy[naicirctre

Et si tu veux te maintenir sois au service du [plus antique

Et permets en gracircce de lui quavant tous les [autres

Hommes et dieux le poegravete le nomme

Car comme de la nueacutee ton eacuteclair vient De lui ce qui est tien Vois Teacutemoin de lui Est ce qui plie sous toi et de lantique Joie tout pouvoir a pris sa croissance

Et chaque fois quest sensible agrave mon cœur Une forme vivante et que seacuteclaire ce qui tient

[de toi sa figure Et quen son berceau sest endormi pour moi Deacutelice le temps toujours en marche

42 43

Cest toi quaLors jentends Cronide et que je [reconnais

Maicirctre sage qui comme nous fils Du temps donnes des lois et ce qui

( ~

Sabrite dans lombre sainte proclames

Le Zeus laquo plus proprement lui-mecircmeraquo et qui laquo donne des lois raquo comme le dieu quAntigone nomme laquo mon Zeus raquo est ainsi celui qui se remeacutemorant sa propre ligneacutee redevient le fils de Cronos et reconnaicirct que cest de lui que proshyvient tout ce qui est sien Lavegravenement de Zeus agrave leacutenigmatique figure du Pegravere du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-mecircme son virage jusquagrave ce qui lui est essentiellement natif son retour de lexcentrishyciteacute relaUve de lart au secret plus difficile agrave conqueacuterir de la nature dont le contraste tout puissant domine mecircme le divin

Enigme est tout ce qui source pure a jailli [Mecircme

Le poegraveme agrave peine sait-il le deacutevoiler Car Tel tu pris le deacutepart tel tu persisteras Si prenante nous soit la neacutecessiteacute Et lœuvre du dressage rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-neacute (43)

Mais quel est le temps de Zeus redevenu Pegravere

(43) Der Rhein strophe 4 (G E St 2 p 143)

du Temps autrement dit du Zeus laquo plus propreshyment lui-mecircme raquo Le temps mecircme de la trashygeacutedie celui quimiddot souvre agrave lhomme sil se risque jusquagrave laccouplement du dieu-et-homshyme et qui degraves lors se reacuteduit au vide de sa pure laquo condition raquo de telle sorte que Zeus comme Pegravere du Temps est bien moins apparition antishyphanique que deacutetournement cateacutegorique agrave quoi reacutepond de la part des hommes la volte purifishycatrice qui les ramegravene agrave leur terre ougrave jusquagrave la mort immeacutediate ou tardive cest tragiqueshyment quils font face au retrait du divin

Ainsi nous pressentons dans lAntigone de Hocirclderlin ougrave apparaicirct la figure du Pegravere du Temps un approfondissement de la penseacutee du tragique telle quelle portait deacutejagrave la trageacutedie dŒdipe Cet approfondissement renvoie agrave son tour agrave deux diffeacuterences qui relativement agrave Œdipe vont porter Antigone au comble dun presque insoutenable eacuteclat

La premiegravere de ces diffeacuterences a trait agrave la composition mecircme de la trageacutedie comme ajoinshytement lun agrave lautre des deux laquo principes raquo quelle met en scegravene ceux que Hocirclderlin nomshyme das UnfecircYrmliche et das Allzuformliche ce qui se deacuterobe au formel et lexcessivement formel Loin quils soient seulement opposeacutes comme dans Ajax ou mecircme dans Œdipe Antishygone nous les montre poseacutes lun par rapport agrave lautre agrave eacutegaliteacute si bien que les eacuteveacutenements sy deacuteploient dans loptique dune impartialiteacute que

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Hocirclderlin va jusquagrave qualifier de reacutepublicaine Aucun des deux protagonistes na le moindre avantage sur lautre Ils ne diffegraverent dit le poegravete que selon le temps comme deux coureurs de mecircme force dont lun ne perd agrave bout de souffle que parce quil est parti le premier Si lautre gagne cest simplement pour- navoir pris quensuite le deacutepart Mais qui perd et qui gagne Hocirclderlin ne le dit pas explicitement Peut-ecirctre est-il permis de penser que Creacuteon gashygne car il nentre dans la compeacutetition quapregraves le deacutefi dAntigone Il lui reste donc plus de souffle Mais gagne-t-il vraiment Et la vie qui lui reste en partage nest-elle pas encore plus deacuteplorable que le destin dAntigone Cest pourquoi on peut comprendre aussi avec W Schadewaldt que cest Creacuteon qui perd pour avoir par son eacutedit pris les devants et quAnshytigone gagne parce quelle nagit que reacuteactishyvement agrave Creacuteonraquo (44) Mais sagit-il mecircme de Creacuteon et dAntigone Le grand moment de limpartialiteacute tragique dont parle Hocirclderlin est le chœur qui preacutecegravede immeacutediatement larriveacutee de Tireacutesias Ce chœur insolite dit Hocirclderlin sajointe on ne peut mieux agrave lensemble et sa froide impartialiteacute est chaleur preacuteciseacutement dans la mesure ougrave elle est si proprement de mise

Dans le chœur dont il est question (vers 944 agrave 987 de la trageacutedie de Sophocle) sont eacutevoqueacutes

(44) W SCHADEWALDT op dt p 59

successivement trois destins qui preacutefigurent le destin du heacuteros tragique celui de Danaeacute celui du fils de Dryas celui des deux fils de Phineacutee Mais Danaeacute qui navait eacuteteacute cacheacutee dans une prison souterraine que par la prudence de son pegravere change ici de nature Cest maintenant des dieux quelle devient la victime Degraves lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature Hocirclderlin eacutecrira donc au lieu de elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux dor

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Le lecteur reste ici perplexe non pas tant agrave caushyse de la transformation apporteacutee que parce que Sophocle semble bien plutocirct parler de la seshymence de Zeus que plus geacuteneacuteralement du devenir Faut-il penser ici comme le rappellent Helligrath Reinhardt et Schadewaldt que la connaissance que Hocirclderlin avait du grec eacutetait limiteacutee Dautres laquo eacutecarts de traductionraquo pourshyraient autoriser la mecircme conclusion Toutefois ajoute Karl Reinhardt (45) mecircme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans lembarras quant agrave la nature des modifications introduites par la traduction Sur ces modifications Hocirclderlin sest cependant exshypliqueacute lui-mecircme dans une lettre de septembre

(45) HOiderlin und Sophokles in HOiderlin (Mohr-Siebeck Tuumlshybingen 1961) pp 297 sqq

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1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

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de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

~ 49

1

rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

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laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

52 53

Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

24 25

dans le livre publieacute en 1804 agrave Francfort par Friedrich Wilmans et deacutedieacute agrave la princesse Aushygusta de Hombourg

A cette limite lhomme soublie lui parce quil est tout entier agrave linteacuterieur du moment Wolfgang Schadewaldt dans sa belle introducshytion agrave la reacuteeacutedition des Trageacutedies de Sophocle traduites par Holderlin eacutecrit agrave ce sujet laquo Cela signifie que dans une telle tribulation du temps lhomme ne pense plus en direction ni de larriegravere ni de lavantraquo (20) Ce commenshytaire de Schadewaldt consonne exactement avec les derniers vers dun poegraveme que Schashydewaldt ne cite pas mais qui date vraisemblashyblement de la mecircme eacutepoque que les Remarshyques

Et toujours Au chaos va une nostalgie Mais beaucoup est

~A contenir Et il Y faut la fideacuteliteacute

Ni en avant pourtant ni en arriegravere nous ne [voulons

Regarder Nous laisser bercer comme

Dans la barque oscillante de la mer (21)

Cest ainsi que lhomme soublie dans le moshyment qui met en fuite et sa meacutemoire et son attente en faveur de lapparition dun preacutesent qui le contient et qui le berce comme la barque

(20) Sophokles Tragedien deutsch von Friedrich Helderlin (Fischer 1957) p 39

(21) G E St 2 p 197

oscillante de la mer Il soublie cest-agrave-dire se libegravere certes des coutumes et opinions mortes priveacutees dacircme et de sens que nommait la lettre du 1er janvier 1799 Mais non moins de la nosshytalgie empeacutedoc1eacuteenne de brusquer ou de forcer le moment en preacutetendant sunir dun hond avec le foyer de lUn-Tout Un tel oubli est donc pour lhomme la naissance dune meacutemoire de luishymecircme plus profonde que tout ce quil se savait ecirctre jusquici Sil Y faut la fideacuteliteacute plus essenshytielle encore est linfideacuteliteacute ougrave il se deacutetourne comme un traicirctre assumant ainsi la diffeacuterenciashytion par laquelle en correspondance avec le deacuteshytournement cateacutegorique du divin il est plus aushythentiquement lui-mecircme que par la nostalgie de lUn-Tout En dautres termes si comme le dit le poegraveme beaucoup est agrave contenir (Vieles aber ist zu behalten) cest linfideacuteliteacute divine qui est comme le disent les Remarques am besten zu behalten cest elle quil faut apprendre agrave conteshynir en soi le mieux possible Alors seulement le cours du monde sera sans lacune et la meacuteshymoire du divin neacutechappera pas Lhomme dun tel retournement ou si lon veut dune telle volte ou mieux encore dune telle reacute-volte nest donc pas un reacutevolteacute au sens ordinaire du mot Car la reacutevolte au sens du retour au natif loin de preacutecipiter les hommes dans la freacuteneacutesie de limpreacutecation comme Promeacutetheacutee dans la trashygeacutedie dEschyle est lapparition dans le monde dune eugraveafi] (Antigone vers 924) dune pieacuteteacute cest-agrave-dire dune correspondance au divin sans

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preacuteceacutedent qui fut deacutejagrave le partage dŒdipe qui sera la barque de lhumaniteacute moderne et que porteront agrave la parole les derniers poegravemes de Hocirclderlin dans lesquels dit Beda Allemann sont laquo maintenus seacutepareacutes des mondes qui aushytrement ne pourraient que se corrompre en se meacutelangeant raquo (22)

On ne peut sempecirccher ici de penser agrave noushyveau agrave Kant et agrave la pieacuteteacute kantienne si attentive

en son laquo seacuteparatisme raquo (23) agrave maintenir la distinction entre ce que le philosophe appelle pheacutenomegravene et noumegravene et agrave eacuteliminer ce quil nomme degraves 1770 sensitivœ cognitionis cum inshytellectuali contagium en maintenant chez elle la connaissance humaine de sorte que ses prinshycipia domestica ne transgressent plus leurs limites (terminos suos) pour aller dans la conshyfusion porter atteinte agrave limmaculeacute que doit rester le monde intelligible Ce rapprochement peut surprendre La meacuteditation de Kant est pourtant si essentielle agrave la penseacutee de Hocirclderlin que comme nous lavons rappeleacute plus haut laquo cest aupregraves de lui que toujours il chercheacute un refuge quand il narrive plus agrave se souffrir raquo Retenons simplement que Hocirclderlin approfonshydit la penseacutee kantienne dans un tout autre sens non seulement que Fichte dont en 1794 il suishyvit les cours agrave Ieacutena mais que ses amis Hegel

(22) Beda ALLEMANN HOlderlin et Heidegger traduction Franshyccedilois Feacutedier (PUF 1959) p 171

(2l) Conflit des Faculteacutes eacutedition citeacutee VII p 386

21

et Schelling dont lIdeacutealisme tentera au conshytraire deacuteliminer de la philosophie la distinction radicale que Kant y avait sinon eacutetablie du moins fondeacutee et maintenue un tel Ideacutealisme eacutetant peut-ecirctre dira Heidegger laquo loubli croisshysant de ce pour quoi Kant avait livreacute bashytaille )) (24)

Mais revenons aux Remarques sur Œdipe Pourquoi apregraves avoir dit que lhomme renvoyeacute agrave lui-mecircme par le deacutetournement cateacutegorique du divin soublie Hocirclderlin ajoute-t-il que le Dieu du deacutetournement cateacutegorique nest plus rien que temps Deux lignes plus haut il avait preacuteciseacute quagrave la limite extrecircme de la souffrance ne subsiste en effet plus rien que les conditions du temps ou de lespace Ici la reacutefeacuterence agrave Kant est encore plus transparente que tout agrave lheushyre le rapport du deacutetournement cateacutegorique avec limpeacuteratif cateacutegorique et que agrave linstant celui de linfideacuteliteacute divine avec le caractegravere inconnaissable du noumegravene Les conditions du temps ou de lespace signifient en langage kanshytien ce par quoi le temps ou lespace sont essenshytiellement eux-mecircmes abstraction faite des laquo affectionsraquo qui seules leur donnent un COllteshynu Kant nomme aussi ces laquo conditionsraquo les formes pures ou vides du temps ou de lespace Le dieu qui nest plus rien que temps le temps eacutetant lui-mecircme reacuteduit agrave ce qui en lui est pure laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave sa forme pure et

(24) Kant et le problegraveme de la Meacutetaphysique sect 45

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vide nest-il pas degraves lors le retrait mecircme ou le deacutetournement du dieu tel quil laisse lhomshyme face agrave limmensiteacute vide du ciel sans fond Le dieu nest plus degraves lors ni un pegravere ni un ami ni mecircme un adversaire agrave combattre Il nest plus que ce que Baudelaire nommera laquo lazur du ciel immense et rondraquo (25) et Valeacutery laquo cette immense horloge de lumiegravere qui mesure ce quelle manifeste et manifeste ce quelle mesure ) (26) mais sous laquelle se deacuteploie jusquen ses plus extrecircmes lointains la vie habishytante (27) des mortels Ce plein ciel de linfideacuteshyliteacute divine dougrave pourtant nous viennent les coups de lheure au timbre dor (Antigone v 950) est celui qui ne cesse de ceacuteleacutebrer la poeacutesie la plus tardive de Hocirclderlin

Dans la tendre clarteacute du bleu fleurit En un toit de meacutetal le clocher Autour Plane lappel des hirondelles Le bleu lentoure agrave remuer lacircme Le soleil Passe au-dessus altier et colore le zinc Mais dans le vent lagrave-haut paisible Crie la girouette (28)

Sous lassaut de lazur et de sa lumiegravere qui traverse de part en part le seacutejour des hommes dans leacutebranlement aussi de lorage et de ses

(25) La Chevelure (26) Mauvaises penseacutees et autres Corti 53 (27) G E St 2 p 312 (28) Ibid 2 p 372

eacuteclairs qui restent agrave leur guise la beacuteneacutediction du dieu inaccessible le cœur demeure pourtant ferme car il sait maintenant porter aussi le vide du ciel sans fond Nous lisons dans le poegraveme dont nous venons de traduire tant bien que malles premiers vers

Dieu est-il inconnu Est-il manifeste comme le ciel Voilagrave Ce que plutocirct je crois

laquo Un tel questionnement ne renvoie preCIse Beda Allemann agrave aucune alternative Etre manifeste comme le ciel libre et vide cest bien plutocirct la maniegravere propre agrave Dieu decirctre infidegravele aux hommesraquo (29) Faut-il donc seacutetonner que vers la fin du mecircme poegraveme reparaisse limage dŒdipe Celui dont le destin fut preacuteciseacutement davoir agrave correspondre au deacutetournement cateacuteshygorique eacutetant appeleacute dit Hocirclderlin dans un climat de peste de confusion desprit de proshypheacutetisme universellement exciteacute au milieu dun temps mort agrave vivre la communication reacuteshyciproque du divin et de lhumain dans la figure totalement oublieuse de linfideacuteliteacute telle quelle ouvre un deacutesert panique du temps et de lespace lagrave ougrave jusquici reacutegnait le temps homeacuteshyrique autrement dit le temps

ougrave le ciel sur la terre

(29) Op cil p 238

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Marchait et respirait dans un pe u pie de [dieux (30)

Nous en arrivons maintenant agrave la troisiegraveme difficulteacute de notre texte Pourquoi Hocirclderlin dit-il enfin que le temps qui prend naissance avec le deacutetournement cateacutegorique ce temps reacuteduit agrave sa laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave la pureteacute de son vide ne laisse plus rimer en lui deacutebut et fin Si lon cherche agrave comprendre cette affirshymation singuliegravere en dehors du contexte et comme une proposition sur le temps en geacuteneacuteral le risque est grand quelle demeure impeacuteshyneacutetrable Il nen est plus de mecircme si lon entend deacutebut et fin non pas comme des cashyractegraveres dun processus temporel en geacuteneacuteral mais comme le deacutebut et la fin de la trageacutedie Dans les premiegraveres lignes des Remarques sur Antigone Hocirclderlin reprenant ce quil avait deacuteveloppeacute agrave propos dŒdipe preacutesente les trashygeacutedies dŒdipe et dAntigone comme larticushylation de deux parties seacutepareacutees et ajointeacutees par une ceacutesure de telle sorte dit-il que dans le deuxiegraveme cas leacutequilibre sincline davantage du deacutebut vers la fin que de la fin vers le deacutebut Dougrave entre les deux trageacutedies une diffeacuterence de rythme Dans les deux cas cest lintervenshytion divinatoire de Tireacutesias qui constitue la ceacutesure cest-agrave-dire le moment exact agrave partir duquel sembrase et se preacutecipite le mouvement

(30) A de MUSSET deacutebut de Rolla

excentrique quest pour lhomme laccoupleshyment du dieu-et-homme Mais ce qui preacutecegravede la ceacutesure seacutetend beaucoup plus longuement dans Antigone que dans Œdipe si bien que la fin doit y ecirctre pour ainsi dire proVeacutegeacutee contre cette extension du deacutebut alors que dans Œdipe leacutequilibre seacutetablit selon une proportion invershyse des deux parties Reste cep~ndant que dans les deux trageacutedies cest lapparition dune telle ceacutesure qui selon le mot de Hocirclderlin dans le Fragment dHyperion que Schiller avait publieacute degraves 1794 dans sa revue Neue Thalia fait eacuteclater le grand secret celui qui donnera la vie ou la mort

Lintervention du devin dans laction tragishyque nest pas propre aux trageacutedies de Sophocle Dans lAgamemnon dEschyle par exemple agrave peine Agamemnon entreacute dans son palais Casshysandre voit comme agrave travers les murs saccomshyplir le crime puis preacutevoit larriveacutee dOreste Mais ici la clameur de la voix propheacutetique na pas la signification dune laquo ceacutesure raquo Elle est bien plutocirct la confirmation de ce qui eacutetait deacutejagrave attendu A peine la lumiegravere de la flamme anshynonciatrice de la prise dIlion a-t-elle troueacute la nuit que deacutejagrave tout est dit

Cest par ougrave preacutesentement cest tout saccomshy[plit

Selon quil lui est deacuteparti ni chauffant dessous

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Ni versant dessus les offrandes dont le feu ne [veut pas

Point napaiseras linvincible colegravere (31)

Et dans le roi vainqueur qui descend de son char pour fouler le tapis de pourpre queacutetend sous ses pas Clytemnestre nous avons deacutejagrave reconnu un condamneacute agrave mort Rien de plus proprement eschylien quune action tragique qui deacutebute par le mot TEAcircrITal laquocest fait raquo avant mecircme davoir commenceacute Tout senchaicircshynera ainsi dun bout agrave lautre jusquagrave lacquitshytement enfin dOreste par le tribunal des Eumeacuteshynides sans laquo lacune raquo certes mais aussi sans ( ceacutesure raquo Telle est la marche du destin qui ne cesse de se transformer en lui-mecircme jusquagrave sa figure la plus exacte agrave partir dune transshygression initiale Quoi de plus dissemblable au contraire de la figure royale dŒdipe au deacutebut de la trageacutedie que celle de lexileacute qui commence agrave travers le monde grec sa deacuteambulation aveushygle Ici dans louverture du temps tragique qui ne fait quun avec le deacutetournement du dieu deacutebut et fin ne riment plus ensemble La diffeacuteshyrence entre un laquo jusquiciraquo et un laquo doreacutenavantraquo devient essentielle (32) Quelque chose a fonshydamentalement changeacute Ainsi lexige lintershyvention de la laquo ceacutesure raquo

Lhomme laquo ceacutesureacute raquo jusquagrave lui-mecircme par la

CH) Agamemnon vers 68 agrave 71 (32) cr Œdipe vers 1525-1527 Antigone vers 1161-1165

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menace de son accouplement avec le divin penshyseacute agrave son tour comme laquo cateacutegoriquement deacutetourshyneacute raquo voilagrave donc le tragique de la vraie trageacutedie moderne tel quil sannonce pour nous dans lŒdipe de Sophocle Que cette meacutetamorphose radicale de lhomme par la veacuteriteacute moderne du tragique puisse encore une fois eacuteonsonner dune certaine maniegravere avec une penseacutee de Kant cest ce quil nest peut-ecirctre pas imposshysible dentrevoir si lon se reacutefegravere agrave ce livre tardif et si violemment deacutecrieacute que fut en 1793 la Reshyligion dans les limites de la simple raison Laccegraves de lhomme agrave la moraliteacute y est interpreacuteshyteacute selon lesprit du Christianis~e non pas comshyme une simple laquo ameacutelioration raquo mais comme une veacuteritable laquo reacutevolutionraquo des profondeurs (33) par laquelle laquo on deacutepouille le vieil homme pour revecirctir un homme nouveau raquo Cette laquo meacutetamorshyphose du cœurraquo - Herzeniinderung dit Kantshyna eacutevidemment pas dans sa penseacutee la significashytion et la porteacutee quaura pour Hocirclderlin ce quil nomme ganzliche Umkehr aller Vorstellungsarshyten und Formen - le retournement total de tous les modes et de toutes les formes de repreacuteshysentation - elle nen est pas moins une transshymutation (Umwandlung) selon laquelle anteacuteshyrieur et ulteacuterieur deacutebut et fin ne peuvent plus rimer ensemble et qui met en cause lessence mecircme du temps dans son rapport aux heilige Geheimnisse agrave la nature laquo saintement secregraveteraquo

(33) Edition citeacutee VI 187

3

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de la Liberteacute Un tel rapport de Hocirclderlin agrave Kant resteacute lui-mecircme secret agrave la philosophie est chronologiquement anteacuterieur au deacuteveloppement de lIdeacutealisme allemand que vont cependant porter si haut les deux compagnons de jeunesse que furent pour Hocirclderlin Hegel et Schelling Toutefois eacutecrira Heidegger on peuf dire des nouveaux philosophes quils laquo franchissent dun bond raquo (34) la penseacutee de Kant plus quils ne la laquo deacutepassent raquo Lœuvre de Kant dit-il encore laquo demeure comme une forteresse non conquise agrave larriegravere du nouveau front raquo Peut-ecirctre en est-il de mecircme pour la poeacutesie de Hocirclderlin si elle demeure la tacircche agrave laquelle nul encore na su satisfaire tant elle est deacutepassante au cœur de sa proximiteacute

Si maintenant nous passons dŒdipe agrave Anshytigone un premier paradoxe nous frappe Selon la chronologie probable agrave laquelle se reacutefegraverent les historiens la trageacutedie dAntigone serait denviron dix ans anteacuterieure agrave la premiegravere trashygeacutedie dŒdipe Hocirclderlin au contraire sans sexpliquer renverse la probabiliteacute chronoloshygique et le livre que publie au printemps 1804 leacutediteur Wilmans preacutesente Antigone agrave la suite dŒdipe Il semble par ailleurs que le poegravete ait plus longuement meacutediteacute la traduction dAntishy

(34) Die Frage nach dem Ding (Niemeyer 1962) p 45

gone que celle dŒdipe si bien que dit W Schadewaldt laquo Œdipe est dans lensemble plus preacutecis plus saisissable plus dramatiquement tendu Antigone au contraire est une œuvre plus profonde mais aussi plus obseure plus inaccessible plus incommunicative raquo (35) Comshyment faire face agrave une telle diffeacuterenceacute Peutshyecirctre un peu de lumiegravere sur ce point pourra-tshyelle nous venir de linterpreacutetation du laquo ceacutelegravebreraquo dialogue dAntigone et de Creacuteon

Comme il arrive pour tous les hauts lieux de la litteacuterature grecque quil sagisse par exemple du Fragment 3 du poegraveme de Parmeacuteshynide qui dit le rapport de la penseacutee et de

lt lecirctre ou dans Thucydide du sect 22 du livre rr de la Guerre du Peacuteloponnegravese ougrave lauteur deacutefinit son projet dhistorien linterpreacutetation de ce dialogue reste particuliegraverement probleacutematique Elle lest dautant plus que le texte nous en est transmis dune maniegravere incertaine Linterpreacuteshy

tation couramment reccedilue consiste agrave montrer Antigone en appelant agrave Zeus et agrave Dikegrave de linshyjustice du deacutecret de Creacuteon

CREacuteON Et tu as malgreacute tout eu le front de transgresser mes lois

ANTIGONE Oui car ce nest pas Zeus qui a proshymulgueacute pour moi cette deacutefense et Dikegrave celle qui habite avec les dieux

(35) Wolfgang SCHADEWALDT op cit p 11

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den bas na pas eacutetabli parmi les hommes des lois comme les tienshynes (36)

Il est agrave lextrecircme rigueur theacuteoriquement posshysible de lire ainsi le texte de Sophocle Holshyderlin lui-mecircme lit ainsi agrave ceci pregraves que Zeus est nommeacute par Antigone Mon Zeus et ainsi opposeacute au Zeus de Creacuteon Cette lecture a paru cependant irrecevable aussi bien quant agrave la forme que quant au fond agrave Karl Reinhardt (37) Si nous lisons le texte de Sophocle en nous insshypirant de la lecture de Reinhardt sinon en la reproduisant textuellement nous entendrions plutocirct ainsi les paroles dAntigone

CREacuteON Tu as cependant oseacute passer outre agrave mes lois

ANTIGONE Ce nest certes pas Zeus qui ma claironneacute de faire ce que jai fait

Non plus que la Dikegrave qui siegravege avec les dieux den bas

Na fixeacute chez les hommes les lois que je fais miennes

Pas davantage nOn plus de ta part un eacutedit

(36) Antigone vers 449 sqq (37) Telle est aussi la lecture de W Schadewaldt dans sa reacutecente

traduction dAntigone in Griechisches Theater deutsch von W Schadewaldt Suhrkamp (1964)

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Na pu agrave un mortel donner licence de passer outre

A des lois qui non eacutecrites ineacutebranshylables sont des dieux

Ce nest en veacuteriteacute ni daujourdhui ni dhier mais de toujpurs

Que ces lois ont vigueur nul ne sashychant dougrave elles brillent

Ni claironneacutees den haut ni eacutetablies den bas mais issues du centre lui-mecircme telles sont donc pour Antigone les lois

Holderlin reacutepeacutetons-le neacute lit pas ainsi le texte de Sophocle Mais il se pourrait que la meacuteditation de cette lecture contribue agrave eacuteclairer le sens dans lequel son interpreacutetation deacutejagrave saventure Car si ce nest ni den haut Zeus ni la Dikegrave den bas qui ont inspireacute agrave Antigone sa conduite de qui donc a-t-elle reccedilu la consishygne De qui sinon delle-mecircme et de laudace avec laquelle elle preacutetend transgressant les lois seulement statutaires de Zeus et de Dikegrave entrer dans un savoir plus immeacutediat de lois en ellesshymecircmes plus divines et plus saintes celles qui laquo de toujours ont vigueur sans que nul ne sache dougrave rayonne leur lumiegravere raquo Comme Œdipe solshylicitant dune maniegravere laquo trop infinieraquo la parole de loracle lheacutereacutetique Antigone sarroge le partage des dieux Elle agit degraves lors dans le mecircme sens que Dieu mais en quelque sorte contre Dieu reacutealisant en elle autant quil est

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possible agrave lhomme cette figure de lAntitheacuteos qui lui sera fatale Car le laquo Pegravere du Tempsraquo rabroue plus deacutecisivement jusquagrave la terre laushydace de lusurpateur quil laisse laquo sans allieacute raquo agrave raison de sa deacutemesure On voit ici combien linterpreacutetation de Hocirclderlin deacutepasse en _profonshydeur et en porteacutee linterpreacutetation future de Hegel qui ne verra dans Antigone que le conflit de la famille et de lEtat autrement dit du feacuteshyminin et du viril le feacuteminin eacutetant laquo leacuteternelle ironie de la communauteacute raquo Son laquo zegravele obstineacute raquo dit Hegel laquo altegravere par lintrigue le but universel du gouvernement en un but priveacute transforme son activiteacute universelle en une œuvre particushyliegravere de tel ou tel individu et pervertit la proshyprieacuteteacute universelle de lEtat en une possession dont la famille fait parade raquo (38) Ce conflit pour Hegel ( est le conflit moral suprecircme et par conseacutequent la culmination du conflit trashygique raquo (39)

Cest bien au-delagrave dun tel conflit que Hocirclshyderlin deacutecouvre le tragique dAntigone Plus essentielle que lopposition du feacuteminin et du viril est laffrontement du divin et de lhumain tel que le connaissait Pindare tel aussi quHeacuteshyraclite lavait fait naicirctre directement de 1foAgravecfoUJ

qui est un autre nom pour AgraveQyccedil ou vau laquo1focircAgravecpo

est pegravere de tout roi de tout montrant ici des

(38) HEGEL Phiinomenologie eacuted Hoffmeister (Leipzig 1937) p 340

(39) Principes de la Philosophie du Droit sect 166

dieux lagrave des hommes et faisant paraicirctre les uns comme libres les autres comme esclashyves raquo (40) Cest donc dune mecircme origine que les dieux et les hommes seacutecartent les uns des autres mais les uns pour les autres laquo Nous respirons dune mecircme megravere raquo disait Pindare mais aux deux bouts de la distance qui seacutepare du rien le ciel immuable (41) Quand lhomme perd le sens dune telle distance pour tenter de saccoupler au divin cest alors que souvre pour lui la dimension du tragique dans laquelle le devenir-un illimiteacute de lhomme et dieu ne peut se purifier que par une seacuteparation illimiteacutee comme dans le cas -de ( latheacuteismeraquo dŒdipe renvoyeacute agrave la terre ougrave lui est confieacutee en service et souci la garde de labsence du dieu agrave moins que comme dans Antigone le dieu ne devienne immeacutediatement preacutesent dans la figure de la mort Les deux deacutenouements sont la reacuteveacutelation dun Zeus plus proprement luishymecircme que le Zeus statutaire cest-agrave-dire de ceshylui dont le nom est Pegravere du Temps

Lapparition de Zeus comme Pegravere du Temps bien que ce soit seulement dans Antigone quil porte un tel nom cest peut-ecirctre encore plus au tragique dŒdipe quau tragique dAntigone quil reacutepond Mon Zeus dit Antigone Mais ce Zeus quelle sapproprie si lAntitheacuteos dont elle assume la freacuteneacutesie lui arrache la reacuteveacutelation des

(40) Fragment 53 (Diels-Kranz) (41) VI Neacutemlenne

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lois cest dans la mort que tout aussitocirct il la preacutecipite Le Pegravere du Temps nest en reacutealiteacute pleinement tel que pour ceux dont la vie deshymeure le partage De cette preacutefiguration dAntishygone quest en un sens Danaeacute pour qui laccoushyplement avec le divin se purifie dans la seacutepashyration infinie au lieu de se perdre dans -la mort Hocirclderlin pourra donc dire

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Mais Danaeacute dans Antigone figure peut-ecirctre plutocirct quAntigone et agrave travers elle Œdipe dont le destin fut en effet de si longuement compter face au Pegravere du Temps les coups de Jheure au timbre dor Mais pourquoi Zeus en tant que laquo plus proprement lui-mecircme raquo est-il nommeacute Pegravere du Temps Peut-ecirctre le comprenshydrons-nous par la lecture dun poegraveme agrave peine anteacuterieur agrave la traduction des Trageacutedies de Soshyphocle Cest en effet dapregraves 1800 que nous poushyvons dater le poegraveme intituleacute Nature et Art ou Saturne et Jupiter (42) Nature et Art les deux mots font eacutecho agrave ce contraste du laquo natif raquo et du laquo culturelraquo dont le rapport chez nous contraste agrave son tour avec ce quil fut dans le monde des Grecs

Tu regravegnes au plus haut du jour et ta loi Resplendit tu tiens la balance fils de Saturne

(42) G E St 2 pp 37 sq

Et reacutepartis les lots toi qui serein as pour repos La gloire dune souveraineteacute immortelle

Cependant dans labicircme au dire des Poegravetes Le Pegravere antique ton propre pegravere tu las aushy

[trefois Releacutegueacute entendez geacutemir dans les projondeurs Lagrave ougrave les rebelles devant ta face justement ont

[leur lieu

Innocent le dieu de lacircge dor depuis deacutejagrave lonshy[temps

Libre de toute peine il fut plus grand que toi [bien quil

Nait formuleacute aucun commandement ni Quaucun des mortels lait nommeacute de son nom

Ecroule-toi Ou naie pas honte de le reconshy[naicirctre

Et si tu veux te maintenir sois au service du [plus antique

Et permets en gracircce de lui quavant tous les [autres

Hommes et dieux le poegravete le nomme

Car comme de la nueacutee ton eacuteclair vient De lui ce qui est tien Vois Teacutemoin de lui Est ce qui plie sous toi et de lantique Joie tout pouvoir a pris sa croissance

Et chaque fois quest sensible agrave mon cœur Une forme vivante et que seacuteclaire ce qui tient

[de toi sa figure Et quen son berceau sest endormi pour moi Deacutelice le temps toujours en marche

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Cest toi quaLors jentends Cronide et que je [reconnais

Maicirctre sage qui comme nous fils Du temps donnes des lois et ce qui

( ~

Sabrite dans lombre sainte proclames

Le Zeus laquo plus proprement lui-mecircmeraquo et qui laquo donne des lois raquo comme le dieu quAntigone nomme laquo mon Zeus raquo est ainsi celui qui se remeacutemorant sa propre ligneacutee redevient le fils de Cronos et reconnaicirct que cest de lui que proshyvient tout ce qui est sien Lavegravenement de Zeus agrave leacutenigmatique figure du Pegravere du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-mecircme son virage jusquagrave ce qui lui est essentiellement natif son retour de lexcentrishyciteacute relaUve de lart au secret plus difficile agrave conqueacuterir de la nature dont le contraste tout puissant domine mecircme le divin

Enigme est tout ce qui source pure a jailli [Mecircme

Le poegraveme agrave peine sait-il le deacutevoiler Car Tel tu pris le deacutepart tel tu persisteras Si prenante nous soit la neacutecessiteacute Et lœuvre du dressage rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-neacute (43)

Mais quel est le temps de Zeus redevenu Pegravere

(43) Der Rhein strophe 4 (G E St 2 p 143)

du Temps autrement dit du Zeus laquo plus propreshyment lui-mecircme raquo Le temps mecircme de la trashygeacutedie celui quimiddot souvre agrave lhomme sil se risque jusquagrave laccouplement du dieu-et-homshyme et qui degraves lors se reacuteduit au vide de sa pure laquo condition raquo de telle sorte que Zeus comme Pegravere du Temps est bien moins apparition antishyphanique que deacutetournement cateacutegorique agrave quoi reacutepond de la part des hommes la volte purifishycatrice qui les ramegravene agrave leur terre ougrave jusquagrave la mort immeacutediate ou tardive cest tragiqueshyment quils font face au retrait du divin

Ainsi nous pressentons dans lAntigone de Hocirclderlin ougrave apparaicirct la figure du Pegravere du Temps un approfondissement de la penseacutee du tragique telle quelle portait deacutejagrave la trageacutedie dŒdipe Cet approfondissement renvoie agrave son tour agrave deux diffeacuterences qui relativement agrave Œdipe vont porter Antigone au comble dun presque insoutenable eacuteclat

La premiegravere de ces diffeacuterences a trait agrave la composition mecircme de la trageacutedie comme ajoinshytement lun agrave lautre des deux laquo principes raquo quelle met en scegravene ceux que Hocirclderlin nomshyme das UnfecircYrmliche et das Allzuformliche ce qui se deacuterobe au formel et lexcessivement formel Loin quils soient seulement opposeacutes comme dans Ajax ou mecircme dans Œdipe Antishygone nous les montre poseacutes lun par rapport agrave lautre agrave eacutegaliteacute si bien que les eacuteveacutenements sy deacuteploient dans loptique dune impartialiteacute que

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Hocirclderlin va jusquagrave qualifier de reacutepublicaine Aucun des deux protagonistes na le moindre avantage sur lautre Ils ne diffegraverent dit le poegravete que selon le temps comme deux coureurs de mecircme force dont lun ne perd agrave bout de souffle que parce quil est parti le premier Si lautre gagne cest simplement pour- navoir pris quensuite le deacutepart Mais qui perd et qui gagne Hocirclderlin ne le dit pas explicitement Peut-ecirctre est-il permis de penser que Creacuteon gashygne car il nentre dans la compeacutetition quapregraves le deacutefi dAntigone Il lui reste donc plus de souffle Mais gagne-t-il vraiment Et la vie qui lui reste en partage nest-elle pas encore plus deacuteplorable que le destin dAntigone Cest pourquoi on peut comprendre aussi avec W Schadewaldt que cest Creacuteon qui perd pour avoir par son eacutedit pris les devants et quAnshytigone gagne parce quelle nagit que reacuteactishyvement agrave Creacuteonraquo (44) Mais sagit-il mecircme de Creacuteon et dAntigone Le grand moment de limpartialiteacute tragique dont parle Hocirclderlin est le chœur qui preacutecegravede immeacutediatement larriveacutee de Tireacutesias Ce chœur insolite dit Hocirclderlin sajointe on ne peut mieux agrave lensemble et sa froide impartialiteacute est chaleur preacuteciseacutement dans la mesure ougrave elle est si proprement de mise

Dans le chœur dont il est question (vers 944 agrave 987 de la trageacutedie de Sophocle) sont eacutevoqueacutes

(44) W SCHADEWALDT op dt p 59

successivement trois destins qui preacutefigurent le destin du heacuteros tragique celui de Danaeacute celui du fils de Dryas celui des deux fils de Phineacutee Mais Danaeacute qui navait eacuteteacute cacheacutee dans une prison souterraine que par la prudence de son pegravere change ici de nature Cest maintenant des dieux quelle devient la victime Degraves lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature Hocirclderlin eacutecrira donc au lieu de elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux dor

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Le lecteur reste ici perplexe non pas tant agrave caushyse de la transformation apporteacutee que parce que Sophocle semble bien plutocirct parler de la seshymence de Zeus que plus geacuteneacuteralement du devenir Faut-il penser ici comme le rappellent Helligrath Reinhardt et Schadewaldt que la connaissance que Hocirclderlin avait du grec eacutetait limiteacutee Dautres laquo eacutecarts de traductionraquo pourshyraient autoriser la mecircme conclusion Toutefois ajoute Karl Reinhardt (45) mecircme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans lembarras quant agrave la nature des modifications introduites par la traduction Sur ces modifications Hocirclderlin sest cependant exshypliqueacute lui-mecircme dans une lettre de septembre

(45) HOiderlin und Sophokles in HOiderlin (Mohr-Siebeck Tuumlshybingen 1961) pp 297 sqq

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1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

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de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

~ 49

1

rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

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laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

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Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

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preacuteceacutedent qui fut deacutejagrave le partage dŒdipe qui sera la barque de lhumaniteacute moderne et que porteront agrave la parole les derniers poegravemes de Hocirclderlin dans lesquels dit Beda Allemann sont laquo maintenus seacutepareacutes des mondes qui aushytrement ne pourraient que se corrompre en se meacutelangeant raquo (22)

On ne peut sempecirccher ici de penser agrave noushyveau agrave Kant et agrave la pieacuteteacute kantienne si attentive

en son laquo seacuteparatisme raquo (23) agrave maintenir la distinction entre ce que le philosophe appelle pheacutenomegravene et noumegravene et agrave eacuteliminer ce quil nomme degraves 1770 sensitivœ cognitionis cum inshytellectuali contagium en maintenant chez elle la connaissance humaine de sorte que ses prinshycipia domestica ne transgressent plus leurs limites (terminos suos) pour aller dans la conshyfusion porter atteinte agrave limmaculeacute que doit rester le monde intelligible Ce rapprochement peut surprendre La meacuteditation de Kant est pourtant si essentielle agrave la penseacutee de Hocirclderlin que comme nous lavons rappeleacute plus haut laquo cest aupregraves de lui que toujours il chercheacute un refuge quand il narrive plus agrave se souffrir raquo Retenons simplement que Hocirclderlin approfonshydit la penseacutee kantienne dans un tout autre sens non seulement que Fichte dont en 1794 il suishyvit les cours agrave Ieacutena mais que ses amis Hegel

(22) Beda ALLEMANN HOlderlin et Heidegger traduction Franshyccedilois Feacutedier (PUF 1959) p 171

(2l) Conflit des Faculteacutes eacutedition citeacutee VII p 386

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et Schelling dont lIdeacutealisme tentera au conshytraire deacuteliminer de la philosophie la distinction radicale que Kant y avait sinon eacutetablie du moins fondeacutee et maintenue un tel Ideacutealisme eacutetant peut-ecirctre dira Heidegger laquo loubli croisshysant de ce pour quoi Kant avait livreacute bashytaille )) (24)

Mais revenons aux Remarques sur Œdipe Pourquoi apregraves avoir dit que lhomme renvoyeacute agrave lui-mecircme par le deacutetournement cateacutegorique du divin soublie Hocirclderlin ajoute-t-il que le Dieu du deacutetournement cateacutegorique nest plus rien que temps Deux lignes plus haut il avait preacuteciseacute quagrave la limite extrecircme de la souffrance ne subsiste en effet plus rien que les conditions du temps ou de lespace Ici la reacutefeacuterence agrave Kant est encore plus transparente que tout agrave lheushyre le rapport du deacutetournement cateacutegorique avec limpeacuteratif cateacutegorique et que agrave linstant celui de linfideacuteliteacute divine avec le caractegravere inconnaissable du noumegravene Les conditions du temps ou de lespace signifient en langage kanshytien ce par quoi le temps ou lespace sont essenshytiellement eux-mecircmes abstraction faite des laquo affectionsraquo qui seules leur donnent un COllteshynu Kant nomme aussi ces laquo conditionsraquo les formes pures ou vides du temps ou de lespace Le dieu qui nest plus rien que temps le temps eacutetant lui-mecircme reacuteduit agrave ce qui en lui est pure laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave sa forme pure et

(24) Kant et le problegraveme de la Meacutetaphysique sect 45

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vide nest-il pas degraves lors le retrait mecircme ou le deacutetournement du dieu tel quil laisse lhomshyme face agrave limmensiteacute vide du ciel sans fond Le dieu nest plus degraves lors ni un pegravere ni un ami ni mecircme un adversaire agrave combattre Il nest plus que ce que Baudelaire nommera laquo lazur du ciel immense et rondraquo (25) et Valeacutery laquo cette immense horloge de lumiegravere qui mesure ce quelle manifeste et manifeste ce quelle mesure ) (26) mais sous laquelle se deacuteploie jusquen ses plus extrecircmes lointains la vie habishytante (27) des mortels Ce plein ciel de linfideacuteshyliteacute divine dougrave pourtant nous viennent les coups de lheure au timbre dor (Antigone v 950) est celui qui ne cesse de ceacuteleacutebrer la poeacutesie la plus tardive de Hocirclderlin

Dans la tendre clarteacute du bleu fleurit En un toit de meacutetal le clocher Autour Plane lappel des hirondelles Le bleu lentoure agrave remuer lacircme Le soleil Passe au-dessus altier et colore le zinc Mais dans le vent lagrave-haut paisible Crie la girouette (28)

Sous lassaut de lazur et de sa lumiegravere qui traverse de part en part le seacutejour des hommes dans leacutebranlement aussi de lorage et de ses

(25) La Chevelure (26) Mauvaises penseacutees et autres Corti 53 (27) G E St 2 p 312 (28) Ibid 2 p 372

eacuteclairs qui restent agrave leur guise la beacuteneacutediction du dieu inaccessible le cœur demeure pourtant ferme car il sait maintenant porter aussi le vide du ciel sans fond Nous lisons dans le poegraveme dont nous venons de traduire tant bien que malles premiers vers

Dieu est-il inconnu Est-il manifeste comme le ciel Voilagrave Ce que plutocirct je crois

laquo Un tel questionnement ne renvoie preCIse Beda Allemann agrave aucune alternative Etre manifeste comme le ciel libre et vide cest bien plutocirct la maniegravere propre agrave Dieu decirctre infidegravele aux hommesraquo (29) Faut-il donc seacutetonner que vers la fin du mecircme poegraveme reparaisse limage dŒdipe Celui dont le destin fut preacuteciseacutement davoir agrave correspondre au deacutetournement cateacuteshygorique eacutetant appeleacute dit Hocirclderlin dans un climat de peste de confusion desprit de proshypheacutetisme universellement exciteacute au milieu dun temps mort agrave vivre la communication reacuteshyciproque du divin et de lhumain dans la figure totalement oublieuse de linfideacuteliteacute telle quelle ouvre un deacutesert panique du temps et de lespace lagrave ougrave jusquici reacutegnait le temps homeacuteshyrique autrement dit le temps

ougrave le ciel sur la terre

(29) Op cil p 238

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Marchait et respirait dans un pe u pie de [dieux (30)

Nous en arrivons maintenant agrave la troisiegraveme difficulteacute de notre texte Pourquoi Hocirclderlin dit-il enfin que le temps qui prend naissance avec le deacutetournement cateacutegorique ce temps reacuteduit agrave sa laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave la pureteacute de son vide ne laisse plus rimer en lui deacutebut et fin Si lon cherche agrave comprendre cette affirshymation singuliegravere en dehors du contexte et comme une proposition sur le temps en geacuteneacuteral le risque est grand quelle demeure impeacuteshyneacutetrable Il nen est plus de mecircme si lon entend deacutebut et fin non pas comme des cashyractegraveres dun processus temporel en geacuteneacuteral mais comme le deacutebut et la fin de la trageacutedie Dans les premiegraveres lignes des Remarques sur Antigone Hocirclderlin reprenant ce quil avait deacuteveloppeacute agrave propos dŒdipe preacutesente les trashygeacutedies dŒdipe et dAntigone comme larticushylation de deux parties seacutepareacutees et ajointeacutees par une ceacutesure de telle sorte dit-il que dans le deuxiegraveme cas leacutequilibre sincline davantage du deacutebut vers la fin que de la fin vers le deacutebut Dougrave entre les deux trageacutedies une diffeacuterence de rythme Dans les deux cas cest lintervenshytion divinatoire de Tireacutesias qui constitue la ceacutesure cest-agrave-dire le moment exact agrave partir duquel sembrase et se preacutecipite le mouvement

(30) A de MUSSET deacutebut de Rolla

excentrique quest pour lhomme laccoupleshyment du dieu-et-homme Mais ce qui preacutecegravede la ceacutesure seacutetend beaucoup plus longuement dans Antigone que dans Œdipe si bien que la fin doit y ecirctre pour ainsi dire proVeacutegeacutee contre cette extension du deacutebut alors que dans Œdipe leacutequilibre seacutetablit selon une proportion invershyse des deux parties Reste cep~ndant que dans les deux trageacutedies cest lapparition dune telle ceacutesure qui selon le mot de Hocirclderlin dans le Fragment dHyperion que Schiller avait publieacute degraves 1794 dans sa revue Neue Thalia fait eacuteclater le grand secret celui qui donnera la vie ou la mort

Lintervention du devin dans laction tragishyque nest pas propre aux trageacutedies de Sophocle Dans lAgamemnon dEschyle par exemple agrave peine Agamemnon entreacute dans son palais Casshysandre voit comme agrave travers les murs saccomshyplir le crime puis preacutevoit larriveacutee dOreste Mais ici la clameur de la voix propheacutetique na pas la signification dune laquo ceacutesure raquo Elle est bien plutocirct la confirmation de ce qui eacutetait deacutejagrave attendu A peine la lumiegravere de la flamme anshynonciatrice de la prise dIlion a-t-elle troueacute la nuit que deacutejagrave tout est dit

Cest par ougrave preacutesentement cest tout saccomshy[plit

Selon quil lui est deacuteparti ni chauffant dessous

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Ni versant dessus les offrandes dont le feu ne [veut pas

Point napaiseras linvincible colegravere (31)

Et dans le roi vainqueur qui descend de son char pour fouler le tapis de pourpre queacutetend sous ses pas Clytemnestre nous avons deacutejagrave reconnu un condamneacute agrave mort Rien de plus proprement eschylien quune action tragique qui deacutebute par le mot TEAcircrITal laquocest fait raquo avant mecircme davoir commenceacute Tout senchaicircshynera ainsi dun bout agrave lautre jusquagrave lacquitshytement enfin dOreste par le tribunal des Eumeacuteshynides sans laquo lacune raquo certes mais aussi sans ( ceacutesure raquo Telle est la marche du destin qui ne cesse de se transformer en lui-mecircme jusquagrave sa figure la plus exacte agrave partir dune transshygression initiale Quoi de plus dissemblable au contraire de la figure royale dŒdipe au deacutebut de la trageacutedie que celle de lexileacute qui commence agrave travers le monde grec sa deacuteambulation aveushygle Ici dans louverture du temps tragique qui ne fait quun avec le deacutetournement du dieu deacutebut et fin ne riment plus ensemble La diffeacuteshyrence entre un laquo jusquiciraquo et un laquo doreacutenavantraquo devient essentielle (32) Quelque chose a fonshydamentalement changeacute Ainsi lexige lintershyvention de la laquo ceacutesure raquo

Lhomme laquo ceacutesureacute raquo jusquagrave lui-mecircme par la

CH) Agamemnon vers 68 agrave 71 (32) cr Œdipe vers 1525-1527 Antigone vers 1161-1165

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menace de son accouplement avec le divin penshyseacute agrave son tour comme laquo cateacutegoriquement deacutetourshyneacute raquo voilagrave donc le tragique de la vraie trageacutedie moderne tel quil sannonce pour nous dans lŒdipe de Sophocle Que cette meacutetamorphose radicale de lhomme par la veacuteriteacute moderne du tragique puisse encore une fois eacuteonsonner dune certaine maniegravere avec une penseacutee de Kant cest ce quil nest peut-ecirctre pas imposshysible dentrevoir si lon se reacutefegravere agrave ce livre tardif et si violemment deacutecrieacute que fut en 1793 la Reshyligion dans les limites de la simple raison Laccegraves de lhomme agrave la moraliteacute y est interpreacuteshyteacute selon lesprit du Christianis~e non pas comshyme une simple laquo ameacutelioration raquo mais comme une veacuteritable laquo reacutevolutionraquo des profondeurs (33) par laquelle laquo on deacutepouille le vieil homme pour revecirctir un homme nouveau raquo Cette laquo meacutetamorshyphose du cœurraquo - Herzeniinderung dit Kantshyna eacutevidemment pas dans sa penseacutee la significashytion et la porteacutee quaura pour Hocirclderlin ce quil nomme ganzliche Umkehr aller Vorstellungsarshyten und Formen - le retournement total de tous les modes et de toutes les formes de repreacuteshysentation - elle nen est pas moins une transshymutation (Umwandlung) selon laquelle anteacuteshyrieur et ulteacuterieur deacutebut et fin ne peuvent plus rimer ensemble et qui met en cause lessence mecircme du temps dans son rapport aux heilige Geheimnisse agrave la nature laquo saintement secregraveteraquo

(33) Edition citeacutee VI 187

3

34 35

de la Liberteacute Un tel rapport de Hocirclderlin agrave Kant resteacute lui-mecircme secret agrave la philosophie est chronologiquement anteacuterieur au deacuteveloppement de lIdeacutealisme allemand que vont cependant porter si haut les deux compagnons de jeunesse que furent pour Hocirclderlin Hegel et Schelling Toutefois eacutecrira Heidegger on peuf dire des nouveaux philosophes quils laquo franchissent dun bond raquo (34) la penseacutee de Kant plus quils ne la laquo deacutepassent raquo Lœuvre de Kant dit-il encore laquo demeure comme une forteresse non conquise agrave larriegravere du nouveau front raquo Peut-ecirctre en est-il de mecircme pour la poeacutesie de Hocirclderlin si elle demeure la tacircche agrave laquelle nul encore na su satisfaire tant elle est deacutepassante au cœur de sa proximiteacute

Si maintenant nous passons dŒdipe agrave Anshytigone un premier paradoxe nous frappe Selon la chronologie probable agrave laquelle se reacutefegraverent les historiens la trageacutedie dAntigone serait denviron dix ans anteacuterieure agrave la premiegravere trashygeacutedie dŒdipe Hocirclderlin au contraire sans sexpliquer renverse la probabiliteacute chronoloshygique et le livre que publie au printemps 1804 leacutediteur Wilmans preacutesente Antigone agrave la suite dŒdipe Il semble par ailleurs que le poegravete ait plus longuement meacutediteacute la traduction dAntishy

(34) Die Frage nach dem Ding (Niemeyer 1962) p 45

gone que celle dŒdipe si bien que dit W Schadewaldt laquo Œdipe est dans lensemble plus preacutecis plus saisissable plus dramatiquement tendu Antigone au contraire est une œuvre plus profonde mais aussi plus obseure plus inaccessible plus incommunicative raquo (35) Comshyment faire face agrave une telle diffeacuterenceacute Peutshyecirctre un peu de lumiegravere sur ce point pourra-tshyelle nous venir de linterpreacutetation du laquo ceacutelegravebreraquo dialogue dAntigone et de Creacuteon

Comme il arrive pour tous les hauts lieux de la litteacuterature grecque quil sagisse par exemple du Fragment 3 du poegraveme de Parmeacuteshynide qui dit le rapport de la penseacutee et de

lt lecirctre ou dans Thucydide du sect 22 du livre rr de la Guerre du Peacuteloponnegravese ougrave lauteur deacutefinit son projet dhistorien linterpreacutetation de ce dialogue reste particuliegraverement probleacutematique Elle lest dautant plus que le texte nous en est transmis dune maniegravere incertaine Linterpreacuteshy

tation couramment reccedilue consiste agrave montrer Antigone en appelant agrave Zeus et agrave Dikegrave de linshyjustice du deacutecret de Creacuteon

CREacuteON Et tu as malgreacute tout eu le front de transgresser mes lois

ANTIGONE Oui car ce nest pas Zeus qui a proshymulgueacute pour moi cette deacutefense et Dikegrave celle qui habite avec les dieux

(35) Wolfgang SCHADEWALDT op cit p 11

36 37

den bas na pas eacutetabli parmi les hommes des lois comme les tienshynes (36)

Il est agrave lextrecircme rigueur theacuteoriquement posshysible de lire ainsi le texte de Sophocle Holshyderlin lui-mecircme lit ainsi agrave ceci pregraves que Zeus est nommeacute par Antigone Mon Zeus et ainsi opposeacute au Zeus de Creacuteon Cette lecture a paru cependant irrecevable aussi bien quant agrave la forme que quant au fond agrave Karl Reinhardt (37) Si nous lisons le texte de Sophocle en nous insshypirant de la lecture de Reinhardt sinon en la reproduisant textuellement nous entendrions plutocirct ainsi les paroles dAntigone

CREacuteON Tu as cependant oseacute passer outre agrave mes lois

ANTIGONE Ce nest certes pas Zeus qui ma claironneacute de faire ce que jai fait

Non plus que la Dikegrave qui siegravege avec les dieux den bas

Na fixeacute chez les hommes les lois que je fais miennes

Pas davantage nOn plus de ta part un eacutedit

(36) Antigone vers 449 sqq (37) Telle est aussi la lecture de W Schadewaldt dans sa reacutecente

traduction dAntigone in Griechisches Theater deutsch von W Schadewaldt Suhrkamp (1964)

~

1_

~

r ~

Na pu agrave un mortel donner licence de passer outre

A des lois qui non eacutecrites ineacutebranshylables sont des dieux

Ce nest en veacuteriteacute ni daujourdhui ni dhier mais de toujpurs

Que ces lois ont vigueur nul ne sashychant dougrave elles brillent

Ni claironneacutees den haut ni eacutetablies den bas mais issues du centre lui-mecircme telles sont donc pour Antigone les lois

Holderlin reacutepeacutetons-le neacute lit pas ainsi le texte de Sophocle Mais il se pourrait que la meacuteditation de cette lecture contribue agrave eacuteclairer le sens dans lequel son interpreacutetation deacutejagrave saventure Car si ce nest ni den haut Zeus ni la Dikegrave den bas qui ont inspireacute agrave Antigone sa conduite de qui donc a-t-elle reccedilu la consishygne De qui sinon delle-mecircme et de laudace avec laquelle elle preacutetend transgressant les lois seulement statutaires de Zeus et de Dikegrave entrer dans un savoir plus immeacutediat de lois en ellesshymecircmes plus divines et plus saintes celles qui laquo de toujours ont vigueur sans que nul ne sache dougrave rayonne leur lumiegravere raquo Comme Œdipe solshylicitant dune maniegravere laquo trop infinieraquo la parole de loracle lheacutereacutetique Antigone sarroge le partage des dieux Elle agit degraves lors dans le mecircme sens que Dieu mais en quelque sorte contre Dieu reacutealisant en elle autant quil est

38 39

possible agrave lhomme cette figure de lAntitheacuteos qui lui sera fatale Car le laquo Pegravere du Tempsraquo rabroue plus deacutecisivement jusquagrave la terre laushydace de lusurpateur quil laisse laquo sans allieacute raquo agrave raison de sa deacutemesure On voit ici combien linterpreacutetation de Hocirclderlin deacutepasse en _profonshydeur et en porteacutee linterpreacutetation future de Hegel qui ne verra dans Antigone que le conflit de la famille et de lEtat autrement dit du feacuteshyminin et du viril le feacuteminin eacutetant laquo leacuteternelle ironie de la communauteacute raquo Son laquo zegravele obstineacute raquo dit Hegel laquo altegravere par lintrigue le but universel du gouvernement en un but priveacute transforme son activiteacute universelle en une œuvre particushyliegravere de tel ou tel individu et pervertit la proshyprieacuteteacute universelle de lEtat en une possession dont la famille fait parade raquo (38) Ce conflit pour Hegel ( est le conflit moral suprecircme et par conseacutequent la culmination du conflit trashygique raquo (39)

Cest bien au-delagrave dun tel conflit que Hocirclshyderlin deacutecouvre le tragique dAntigone Plus essentielle que lopposition du feacuteminin et du viril est laffrontement du divin et de lhumain tel que le connaissait Pindare tel aussi quHeacuteshyraclite lavait fait naicirctre directement de 1foAgravecfoUJ

qui est un autre nom pour AgraveQyccedil ou vau laquo1focircAgravecpo

est pegravere de tout roi de tout montrant ici des

(38) HEGEL Phiinomenologie eacuted Hoffmeister (Leipzig 1937) p 340

(39) Principes de la Philosophie du Droit sect 166

dieux lagrave des hommes et faisant paraicirctre les uns comme libres les autres comme esclashyves raquo (40) Cest donc dune mecircme origine que les dieux et les hommes seacutecartent les uns des autres mais les uns pour les autres laquo Nous respirons dune mecircme megravere raquo disait Pindare mais aux deux bouts de la distance qui seacutepare du rien le ciel immuable (41) Quand lhomme perd le sens dune telle distance pour tenter de saccoupler au divin cest alors que souvre pour lui la dimension du tragique dans laquelle le devenir-un illimiteacute de lhomme et dieu ne peut se purifier que par une seacuteparation illimiteacutee comme dans le cas -de ( latheacuteismeraquo dŒdipe renvoyeacute agrave la terre ougrave lui est confieacutee en service et souci la garde de labsence du dieu agrave moins que comme dans Antigone le dieu ne devienne immeacutediatement preacutesent dans la figure de la mort Les deux deacutenouements sont la reacuteveacutelation dun Zeus plus proprement luishymecircme que le Zeus statutaire cest-agrave-dire de ceshylui dont le nom est Pegravere du Temps

Lapparition de Zeus comme Pegravere du Temps bien que ce soit seulement dans Antigone quil porte un tel nom cest peut-ecirctre encore plus au tragique dŒdipe quau tragique dAntigone quil reacutepond Mon Zeus dit Antigone Mais ce Zeus quelle sapproprie si lAntitheacuteos dont elle assume la freacuteneacutesie lui arrache la reacuteveacutelation des

(40) Fragment 53 (Diels-Kranz) (41) VI Neacutemlenne

40 41

lois cest dans la mort que tout aussitocirct il la preacutecipite Le Pegravere du Temps nest en reacutealiteacute pleinement tel que pour ceux dont la vie deshymeure le partage De cette preacutefiguration dAntishygone quest en un sens Danaeacute pour qui laccoushyplement avec le divin se purifie dans la seacutepashyration infinie au lieu de se perdre dans -la mort Hocirclderlin pourra donc dire

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Mais Danaeacute dans Antigone figure peut-ecirctre plutocirct quAntigone et agrave travers elle Œdipe dont le destin fut en effet de si longuement compter face au Pegravere du Temps les coups de Jheure au timbre dor Mais pourquoi Zeus en tant que laquo plus proprement lui-mecircme raquo est-il nommeacute Pegravere du Temps Peut-ecirctre le comprenshydrons-nous par la lecture dun poegraveme agrave peine anteacuterieur agrave la traduction des Trageacutedies de Soshyphocle Cest en effet dapregraves 1800 que nous poushyvons dater le poegraveme intituleacute Nature et Art ou Saturne et Jupiter (42) Nature et Art les deux mots font eacutecho agrave ce contraste du laquo natif raquo et du laquo culturelraquo dont le rapport chez nous contraste agrave son tour avec ce quil fut dans le monde des Grecs

Tu regravegnes au plus haut du jour et ta loi Resplendit tu tiens la balance fils de Saturne

(42) G E St 2 pp 37 sq

Et reacutepartis les lots toi qui serein as pour repos La gloire dune souveraineteacute immortelle

Cependant dans labicircme au dire des Poegravetes Le Pegravere antique ton propre pegravere tu las aushy

[trefois Releacutegueacute entendez geacutemir dans les projondeurs Lagrave ougrave les rebelles devant ta face justement ont

[leur lieu

Innocent le dieu de lacircge dor depuis deacutejagrave lonshy[temps

Libre de toute peine il fut plus grand que toi [bien quil

Nait formuleacute aucun commandement ni Quaucun des mortels lait nommeacute de son nom

Ecroule-toi Ou naie pas honte de le reconshy[naicirctre

Et si tu veux te maintenir sois au service du [plus antique

Et permets en gracircce de lui quavant tous les [autres

Hommes et dieux le poegravete le nomme

Car comme de la nueacutee ton eacuteclair vient De lui ce qui est tien Vois Teacutemoin de lui Est ce qui plie sous toi et de lantique Joie tout pouvoir a pris sa croissance

Et chaque fois quest sensible agrave mon cœur Une forme vivante et que seacuteclaire ce qui tient

[de toi sa figure Et quen son berceau sest endormi pour moi Deacutelice le temps toujours en marche

42 43

Cest toi quaLors jentends Cronide et que je [reconnais

Maicirctre sage qui comme nous fils Du temps donnes des lois et ce qui

( ~

Sabrite dans lombre sainte proclames

Le Zeus laquo plus proprement lui-mecircmeraquo et qui laquo donne des lois raquo comme le dieu quAntigone nomme laquo mon Zeus raquo est ainsi celui qui se remeacutemorant sa propre ligneacutee redevient le fils de Cronos et reconnaicirct que cest de lui que proshyvient tout ce qui est sien Lavegravenement de Zeus agrave leacutenigmatique figure du Pegravere du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-mecircme son virage jusquagrave ce qui lui est essentiellement natif son retour de lexcentrishyciteacute relaUve de lart au secret plus difficile agrave conqueacuterir de la nature dont le contraste tout puissant domine mecircme le divin

Enigme est tout ce qui source pure a jailli [Mecircme

Le poegraveme agrave peine sait-il le deacutevoiler Car Tel tu pris le deacutepart tel tu persisteras Si prenante nous soit la neacutecessiteacute Et lœuvre du dressage rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-neacute (43)

Mais quel est le temps de Zeus redevenu Pegravere

(43) Der Rhein strophe 4 (G E St 2 p 143)

du Temps autrement dit du Zeus laquo plus propreshyment lui-mecircme raquo Le temps mecircme de la trashygeacutedie celui quimiddot souvre agrave lhomme sil se risque jusquagrave laccouplement du dieu-et-homshyme et qui degraves lors se reacuteduit au vide de sa pure laquo condition raquo de telle sorte que Zeus comme Pegravere du Temps est bien moins apparition antishyphanique que deacutetournement cateacutegorique agrave quoi reacutepond de la part des hommes la volte purifishycatrice qui les ramegravene agrave leur terre ougrave jusquagrave la mort immeacutediate ou tardive cest tragiqueshyment quils font face au retrait du divin

Ainsi nous pressentons dans lAntigone de Hocirclderlin ougrave apparaicirct la figure du Pegravere du Temps un approfondissement de la penseacutee du tragique telle quelle portait deacutejagrave la trageacutedie dŒdipe Cet approfondissement renvoie agrave son tour agrave deux diffeacuterences qui relativement agrave Œdipe vont porter Antigone au comble dun presque insoutenable eacuteclat

La premiegravere de ces diffeacuterences a trait agrave la composition mecircme de la trageacutedie comme ajoinshytement lun agrave lautre des deux laquo principes raquo quelle met en scegravene ceux que Hocirclderlin nomshyme das UnfecircYrmliche et das Allzuformliche ce qui se deacuterobe au formel et lexcessivement formel Loin quils soient seulement opposeacutes comme dans Ajax ou mecircme dans Œdipe Antishygone nous les montre poseacutes lun par rapport agrave lautre agrave eacutegaliteacute si bien que les eacuteveacutenements sy deacuteploient dans loptique dune impartialiteacute que

44 45

Hocirclderlin va jusquagrave qualifier de reacutepublicaine Aucun des deux protagonistes na le moindre avantage sur lautre Ils ne diffegraverent dit le poegravete que selon le temps comme deux coureurs de mecircme force dont lun ne perd agrave bout de souffle que parce quil est parti le premier Si lautre gagne cest simplement pour- navoir pris quensuite le deacutepart Mais qui perd et qui gagne Hocirclderlin ne le dit pas explicitement Peut-ecirctre est-il permis de penser que Creacuteon gashygne car il nentre dans la compeacutetition quapregraves le deacutefi dAntigone Il lui reste donc plus de souffle Mais gagne-t-il vraiment Et la vie qui lui reste en partage nest-elle pas encore plus deacuteplorable que le destin dAntigone Cest pourquoi on peut comprendre aussi avec W Schadewaldt que cest Creacuteon qui perd pour avoir par son eacutedit pris les devants et quAnshytigone gagne parce quelle nagit que reacuteactishyvement agrave Creacuteonraquo (44) Mais sagit-il mecircme de Creacuteon et dAntigone Le grand moment de limpartialiteacute tragique dont parle Hocirclderlin est le chœur qui preacutecegravede immeacutediatement larriveacutee de Tireacutesias Ce chœur insolite dit Hocirclderlin sajointe on ne peut mieux agrave lensemble et sa froide impartialiteacute est chaleur preacuteciseacutement dans la mesure ougrave elle est si proprement de mise

Dans le chœur dont il est question (vers 944 agrave 987 de la trageacutedie de Sophocle) sont eacutevoqueacutes

(44) W SCHADEWALDT op dt p 59

successivement trois destins qui preacutefigurent le destin du heacuteros tragique celui de Danaeacute celui du fils de Dryas celui des deux fils de Phineacutee Mais Danaeacute qui navait eacuteteacute cacheacutee dans une prison souterraine que par la prudence de son pegravere change ici de nature Cest maintenant des dieux quelle devient la victime Degraves lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature Hocirclderlin eacutecrira donc au lieu de elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux dor

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Le lecteur reste ici perplexe non pas tant agrave caushyse de la transformation apporteacutee que parce que Sophocle semble bien plutocirct parler de la seshymence de Zeus que plus geacuteneacuteralement du devenir Faut-il penser ici comme le rappellent Helligrath Reinhardt et Schadewaldt que la connaissance que Hocirclderlin avait du grec eacutetait limiteacutee Dautres laquo eacutecarts de traductionraquo pourshyraient autoriser la mecircme conclusion Toutefois ajoute Karl Reinhardt (45) mecircme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans lembarras quant agrave la nature des modifications introduites par la traduction Sur ces modifications Hocirclderlin sest cependant exshypliqueacute lui-mecircme dans une lettre de septembre

(45) HOiderlin und Sophokles in HOiderlin (Mohr-Siebeck Tuumlshybingen 1961) pp 297 sqq

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1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

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de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

~ 49

1

rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

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laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

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Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

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vide nest-il pas degraves lors le retrait mecircme ou le deacutetournement du dieu tel quil laisse lhomshyme face agrave limmensiteacute vide du ciel sans fond Le dieu nest plus degraves lors ni un pegravere ni un ami ni mecircme un adversaire agrave combattre Il nest plus que ce que Baudelaire nommera laquo lazur du ciel immense et rondraquo (25) et Valeacutery laquo cette immense horloge de lumiegravere qui mesure ce quelle manifeste et manifeste ce quelle mesure ) (26) mais sous laquelle se deacuteploie jusquen ses plus extrecircmes lointains la vie habishytante (27) des mortels Ce plein ciel de linfideacuteshyliteacute divine dougrave pourtant nous viennent les coups de lheure au timbre dor (Antigone v 950) est celui qui ne cesse de ceacuteleacutebrer la poeacutesie la plus tardive de Hocirclderlin

Dans la tendre clarteacute du bleu fleurit En un toit de meacutetal le clocher Autour Plane lappel des hirondelles Le bleu lentoure agrave remuer lacircme Le soleil Passe au-dessus altier et colore le zinc Mais dans le vent lagrave-haut paisible Crie la girouette (28)

Sous lassaut de lazur et de sa lumiegravere qui traverse de part en part le seacutejour des hommes dans leacutebranlement aussi de lorage et de ses

(25) La Chevelure (26) Mauvaises penseacutees et autres Corti 53 (27) G E St 2 p 312 (28) Ibid 2 p 372

eacuteclairs qui restent agrave leur guise la beacuteneacutediction du dieu inaccessible le cœur demeure pourtant ferme car il sait maintenant porter aussi le vide du ciel sans fond Nous lisons dans le poegraveme dont nous venons de traduire tant bien que malles premiers vers

Dieu est-il inconnu Est-il manifeste comme le ciel Voilagrave Ce que plutocirct je crois

laquo Un tel questionnement ne renvoie preCIse Beda Allemann agrave aucune alternative Etre manifeste comme le ciel libre et vide cest bien plutocirct la maniegravere propre agrave Dieu decirctre infidegravele aux hommesraquo (29) Faut-il donc seacutetonner que vers la fin du mecircme poegraveme reparaisse limage dŒdipe Celui dont le destin fut preacuteciseacutement davoir agrave correspondre au deacutetournement cateacuteshygorique eacutetant appeleacute dit Hocirclderlin dans un climat de peste de confusion desprit de proshypheacutetisme universellement exciteacute au milieu dun temps mort agrave vivre la communication reacuteshyciproque du divin et de lhumain dans la figure totalement oublieuse de linfideacuteliteacute telle quelle ouvre un deacutesert panique du temps et de lespace lagrave ougrave jusquici reacutegnait le temps homeacuteshyrique autrement dit le temps

ougrave le ciel sur la terre

(29) Op cil p 238

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Marchait et respirait dans un pe u pie de [dieux (30)

Nous en arrivons maintenant agrave la troisiegraveme difficulteacute de notre texte Pourquoi Hocirclderlin dit-il enfin que le temps qui prend naissance avec le deacutetournement cateacutegorique ce temps reacuteduit agrave sa laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave la pureteacute de son vide ne laisse plus rimer en lui deacutebut et fin Si lon cherche agrave comprendre cette affirshymation singuliegravere en dehors du contexte et comme une proposition sur le temps en geacuteneacuteral le risque est grand quelle demeure impeacuteshyneacutetrable Il nen est plus de mecircme si lon entend deacutebut et fin non pas comme des cashyractegraveres dun processus temporel en geacuteneacuteral mais comme le deacutebut et la fin de la trageacutedie Dans les premiegraveres lignes des Remarques sur Antigone Hocirclderlin reprenant ce quil avait deacuteveloppeacute agrave propos dŒdipe preacutesente les trashygeacutedies dŒdipe et dAntigone comme larticushylation de deux parties seacutepareacutees et ajointeacutees par une ceacutesure de telle sorte dit-il que dans le deuxiegraveme cas leacutequilibre sincline davantage du deacutebut vers la fin que de la fin vers le deacutebut Dougrave entre les deux trageacutedies une diffeacuterence de rythme Dans les deux cas cest lintervenshytion divinatoire de Tireacutesias qui constitue la ceacutesure cest-agrave-dire le moment exact agrave partir duquel sembrase et se preacutecipite le mouvement

(30) A de MUSSET deacutebut de Rolla

excentrique quest pour lhomme laccoupleshyment du dieu-et-homme Mais ce qui preacutecegravede la ceacutesure seacutetend beaucoup plus longuement dans Antigone que dans Œdipe si bien que la fin doit y ecirctre pour ainsi dire proVeacutegeacutee contre cette extension du deacutebut alors que dans Œdipe leacutequilibre seacutetablit selon une proportion invershyse des deux parties Reste cep~ndant que dans les deux trageacutedies cest lapparition dune telle ceacutesure qui selon le mot de Hocirclderlin dans le Fragment dHyperion que Schiller avait publieacute degraves 1794 dans sa revue Neue Thalia fait eacuteclater le grand secret celui qui donnera la vie ou la mort

Lintervention du devin dans laction tragishyque nest pas propre aux trageacutedies de Sophocle Dans lAgamemnon dEschyle par exemple agrave peine Agamemnon entreacute dans son palais Casshysandre voit comme agrave travers les murs saccomshyplir le crime puis preacutevoit larriveacutee dOreste Mais ici la clameur de la voix propheacutetique na pas la signification dune laquo ceacutesure raquo Elle est bien plutocirct la confirmation de ce qui eacutetait deacutejagrave attendu A peine la lumiegravere de la flamme anshynonciatrice de la prise dIlion a-t-elle troueacute la nuit que deacutejagrave tout est dit

Cest par ougrave preacutesentement cest tout saccomshy[plit

Selon quil lui est deacuteparti ni chauffant dessous

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Ni versant dessus les offrandes dont le feu ne [veut pas

Point napaiseras linvincible colegravere (31)

Et dans le roi vainqueur qui descend de son char pour fouler le tapis de pourpre queacutetend sous ses pas Clytemnestre nous avons deacutejagrave reconnu un condamneacute agrave mort Rien de plus proprement eschylien quune action tragique qui deacutebute par le mot TEAcircrITal laquocest fait raquo avant mecircme davoir commenceacute Tout senchaicircshynera ainsi dun bout agrave lautre jusquagrave lacquitshytement enfin dOreste par le tribunal des Eumeacuteshynides sans laquo lacune raquo certes mais aussi sans ( ceacutesure raquo Telle est la marche du destin qui ne cesse de se transformer en lui-mecircme jusquagrave sa figure la plus exacte agrave partir dune transshygression initiale Quoi de plus dissemblable au contraire de la figure royale dŒdipe au deacutebut de la trageacutedie que celle de lexileacute qui commence agrave travers le monde grec sa deacuteambulation aveushygle Ici dans louverture du temps tragique qui ne fait quun avec le deacutetournement du dieu deacutebut et fin ne riment plus ensemble La diffeacuteshyrence entre un laquo jusquiciraquo et un laquo doreacutenavantraquo devient essentielle (32) Quelque chose a fonshydamentalement changeacute Ainsi lexige lintershyvention de la laquo ceacutesure raquo

Lhomme laquo ceacutesureacute raquo jusquagrave lui-mecircme par la

CH) Agamemnon vers 68 agrave 71 (32) cr Œdipe vers 1525-1527 Antigone vers 1161-1165

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menace de son accouplement avec le divin penshyseacute agrave son tour comme laquo cateacutegoriquement deacutetourshyneacute raquo voilagrave donc le tragique de la vraie trageacutedie moderne tel quil sannonce pour nous dans lŒdipe de Sophocle Que cette meacutetamorphose radicale de lhomme par la veacuteriteacute moderne du tragique puisse encore une fois eacuteonsonner dune certaine maniegravere avec une penseacutee de Kant cest ce quil nest peut-ecirctre pas imposshysible dentrevoir si lon se reacutefegravere agrave ce livre tardif et si violemment deacutecrieacute que fut en 1793 la Reshyligion dans les limites de la simple raison Laccegraves de lhomme agrave la moraliteacute y est interpreacuteshyteacute selon lesprit du Christianis~e non pas comshyme une simple laquo ameacutelioration raquo mais comme une veacuteritable laquo reacutevolutionraquo des profondeurs (33) par laquelle laquo on deacutepouille le vieil homme pour revecirctir un homme nouveau raquo Cette laquo meacutetamorshyphose du cœurraquo - Herzeniinderung dit Kantshyna eacutevidemment pas dans sa penseacutee la significashytion et la porteacutee quaura pour Hocirclderlin ce quil nomme ganzliche Umkehr aller Vorstellungsarshyten und Formen - le retournement total de tous les modes et de toutes les formes de repreacuteshysentation - elle nen est pas moins une transshymutation (Umwandlung) selon laquelle anteacuteshyrieur et ulteacuterieur deacutebut et fin ne peuvent plus rimer ensemble et qui met en cause lessence mecircme du temps dans son rapport aux heilige Geheimnisse agrave la nature laquo saintement secregraveteraquo

(33) Edition citeacutee VI 187

3

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de la Liberteacute Un tel rapport de Hocirclderlin agrave Kant resteacute lui-mecircme secret agrave la philosophie est chronologiquement anteacuterieur au deacuteveloppement de lIdeacutealisme allemand que vont cependant porter si haut les deux compagnons de jeunesse que furent pour Hocirclderlin Hegel et Schelling Toutefois eacutecrira Heidegger on peuf dire des nouveaux philosophes quils laquo franchissent dun bond raquo (34) la penseacutee de Kant plus quils ne la laquo deacutepassent raquo Lœuvre de Kant dit-il encore laquo demeure comme une forteresse non conquise agrave larriegravere du nouveau front raquo Peut-ecirctre en est-il de mecircme pour la poeacutesie de Hocirclderlin si elle demeure la tacircche agrave laquelle nul encore na su satisfaire tant elle est deacutepassante au cœur de sa proximiteacute

Si maintenant nous passons dŒdipe agrave Anshytigone un premier paradoxe nous frappe Selon la chronologie probable agrave laquelle se reacutefegraverent les historiens la trageacutedie dAntigone serait denviron dix ans anteacuterieure agrave la premiegravere trashygeacutedie dŒdipe Hocirclderlin au contraire sans sexpliquer renverse la probabiliteacute chronoloshygique et le livre que publie au printemps 1804 leacutediteur Wilmans preacutesente Antigone agrave la suite dŒdipe Il semble par ailleurs que le poegravete ait plus longuement meacutediteacute la traduction dAntishy

(34) Die Frage nach dem Ding (Niemeyer 1962) p 45

gone que celle dŒdipe si bien que dit W Schadewaldt laquo Œdipe est dans lensemble plus preacutecis plus saisissable plus dramatiquement tendu Antigone au contraire est une œuvre plus profonde mais aussi plus obseure plus inaccessible plus incommunicative raquo (35) Comshyment faire face agrave une telle diffeacuterenceacute Peutshyecirctre un peu de lumiegravere sur ce point pourra-tshyelle nous venir de linterpreacutetation du laquo ceacutelegravebreraquo dialogue dAntigone et de Creacuteon

Comme il arrive pour tous les hauts lieux de la litteacuterature grecque quil sagisse par exemple du Fragment 3 du poegraveme de Parmeacuteshynide qui dit le rapport de la penseacutee et de

lt lecirctre ou dans Thucydide du sect 22 du livre rr de la Guerre du Peacuteloponnegravese ougrave lauteur deacutefinit son projet dhistorien linterpreacutetation de ce dialogue reste particuliegraverement probleacutematique Elle lest dautant plus que le texte nous en est transmis dune maniegravere incertaine Linterpreacuteshy

tation couramment reccedilue consiste agrave montrer Antigone en appelant agrave Zeus et agrave Dikegrave de linshyjustice du deacutecret de Creacuteon

CREacuteON Et tu as malgreacute tout eu le front de transgresser mes lois

ANTIGONE Oui car ce nest pas Zeus qui a proshymulgueacute pour moi cette deacutefense et Dikegrave celle qui habite avec les dieux

(35) Wolfgang SCHADEWALDT op cit p 11

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den bas na pas eacutetabli parmi les hommes des lois comme les tienshynes (36)

Il est agrave lextrecircme rigueur theacuteoriquement posshysible de lire ainsi le texte de Sophocle Holshyderlin lui-mecircme lit ainsi agrave ceci pregraves que Zeus est nommeacute par Antigone Mon Zeus et ainsi opposeacute au Zeus de Creacuteon Cette lecture a paru cependant irrecevable aussi bien quant agrave la forme que quant au fond agrave Karl Reinhardt (37) Si nous lisons le texte de Sophocle en nous insshypirant de la lecture de Reinhardt sinon en la reproduisant textuellement nous entendrions plutocirct ainsi les paroles dAntigone

CREacuteON Tu as cependant oseacute passer outre agrave mes lois

ANTIGONE Ce nest certes pas Zeus qui ma claironneacute de faire ce que jai fait

Non plus que la Dikegrave qui siegravege avec les dieux den bas

Na fixeacute chez les hommes les lois que je fais miennes

Pas davantage nOn plus de ta part un eacutedit

(36) Antigone vers 449 sqq (37) Telle est aussi la lecture de W Schadewaldt dans sa reacutecente

traduction dAntigone in Griechisches Theater deutsch von W Schadewaldt Suhrkamp (1964)

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Na pu agrave un mortel donner licence de passer outre

A des lois qui non eacutecrites ineacutebranshylables sont des dieux

Ce nest en veacuteriteacute ni daujourdhui ni dhier mais de toujpurs

Que ces lois ont vigueur nul ne sashychant dougrave elles brillent

Ni claironneacutees den haut ni eacutetablies den bas mais issues du centre lui-mecircme telles sont donc pour Antigone les lois

Holderlin reacutepeacutetons-le neacute lit pas ainsi le texte de Sophocle Mais il se pourrait que la meacuteditation de cette lecture contribue agrave eacuteclairer le sens dans lequel son interpreacutetation deacutejagrave saventure Car si ce nest ni den haut Zeus ni la Dikegrave den bas qui ont inspireacute agrave Antigone sa conduite de qui donc a-t-elle reccedilu la consishygne De qui sinon delle-mecircme et de laudace avec laquelle elle preacutetend transgressant les lois seulement statutaires de Zeus et de Dikegrave entrer dans un savoir plus immeacutediat de lois en ellesshymecircmes plus divines et plus saintes celles qui laquo de toujours ont vigueur sans que nul ne sache dougrave rayonne leur lumiegravere raquo Comme Œdipe solshylicitant dune maniegravere laquo trop infinieraquo la parole de loracle lheacutereacutetique Antigone sarroge le partage des dieux Elle agit degraves lors dans le mecircme sens que Dieu mais en quelque sorte contre Dieu reacutealisant en elle autant quil est

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possible agrave lhomme cette figure de lAntitheacuteos qui lui sera fatale Car le laquo Pegravere du Tempsraquo rabroue plus deacutecisivement jusquagrave la terre laushydace de lusurpateur quil laisse laquo sans allieacute raquo agrave raison de sa deacutemesure On voit ici combien linterpreacutetation de Hocirclderlin deacutepasse en _profonshydeur et en porteacutee linterpreacutetation future de Hegel qui ne verra dans Antigone que le conflit de la famille et de lEtat autrement dit du feacuteshyminin et du viril le feacuteminin eacutetant laquo leacuteternelle ironie de la communauteacute raquo Son laquo zegravele obstineacute raquo dit Hegel laquo altegravere par lintrigue le but universel du gouvernement en un but priveacute transforme son activiteacute universelle en une œuvre particushyliegravere de tel ou tel individu et pervertit la proshyprieacuteteacute universelle de lEtat en une possession dont la famille fait parade raquo (38) Ce conflit pour Hegel ( est le conflit moral suprecircme et par conseacutequent la culmination du conflit trashygique raquo (39)

Cest bien au-delagrave dun tel conflit que Hocirclshyderlin deacutecouvre le tragique dAntigone Plus essentielle que lopposition du feacuteminin et du viril est laffrontement du divin et de lhumain tel que le connaissait Pindare tel aussi quHeacuteshyraclite lavait fait naicirctre directement de 1foAgravecfoUJ

qui est un autre nom pour AgraveQyccedil ou vau laquo1focircAgravecpo

est pegravere de tout roi de tout montrant ici des

(38) HEGEL Phiinomenologie eacuted Hoffmeister (Leipzig 1937) p 340

(39) Principes de la Philosophie du Droit sect 166

dieux lagrave des hommes et faisant paraicirctre les uns comme libres les autres comme esclashyves raquo (40) Cest donc dune mecircme origine que les dieux et les hommes seacutecartent les uns des autres mais les uns pour les autres laquo Nous respirons dune mecircme megravere raquo disait Pindare mais aux deux bouts de la distance qui seacutepare du rien le ciel immuable (41) Quand lhomme perd le sens dune telle distance pour tenter de saccoupler au divin cest alors que souvre pour lui la dimension du tragique dans laquelle le devenir-un illimiteacute de lhomme et dieu ne peut se purifier que par une seacuteparation illimiteacutee comme dans le cas -de ( latheacuteismeraquo dŒdipe renvoyeacute agrave la terre ougrave lui est confieacutee en service et souci la garde de labsence du dieu agrave moins que comme dans Antigone le dieu ne devienne immeacutediatement preacutesent dans la figure de la mort Les deux deacutenouements sont la reacuteveacutelation dun Zeus plus proprement luishymecircme que le Zeus statutaire cest-agrave-dire de ceshylui dont le nom est Pegravere du Temps

Lapparition de Zeus comme Pegravere du Temps bien que ce soit seulement dans Antigone quil porte un tel nom cest peut-ecirctre encore plus au tragique dŒdipe quau tragique dAntigone quil reacutepond Mon Zeus dit Antigone Mais ce Zeus quelle sapproprie si lAntitheacuteos dont elle assume la freacuteneacutesie lui arrache la reacuteveacutelation des

(40) Fragment 53 (Diels-Kranz) (41) VI Neacutemlenne

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lois cest dans la mort que tout aussitocirct il la preacutecipite Le Pegravere du Temps nest en reacutealiteacute pleinement tel que pour ceux dont la vie deshymeure le partage De cette preacutefiguration dAntishygone quest en un sens Danaeacute pour qui laccoushyplement avec le divin se purifie dans la seacutepashyration infinie au lieu de se perdre dans -la mort Hocirclderlin pourra donc dire

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Mais Danaeacute dans Antigone figure peut-ecirctre plutocirct quAntigone et agrave travers elle Œdipe dont le destin fut en effet de si longuement compter face au Pegravere du Temps les coups de Jheure au timbre dor Mais pourquoi Zeus en tant que laquo plus proprement lui-mecircme raquo est-il nommeacute Pegravere du Temps Peut-ecirctre le comprenshydrons-nous par la lecture dun poegraveme agrave peine anteacuterieur agrave la traduction des Trageacutedies de Soshyphocle Cest en effet dapregraves 1800 que nous poushyvons dater le poegraveme intituleacute Nature et Art ou Saturne et Jupiter (42) Nature et Art les deux mots font eacutecho agrave ce contraste du laquo natif raquo et du laquo culturelraquo dont le rapport chez nous contraste agrave son tour avec ce quil fut dans le monde des Grecs

Tu regravegnes au plus haut du jour et ta loi Resplendit tu tiens la balance fils de Saturne

(42) G E St 2 pp 37 sq

Et reacutepartis les lots toi qui serein as pour repos La gloire dune souveraineteacute immortelle

Cependant dans labicircme au dire des Poegravetes Le Pegravere antique ton propre pegravere tu las aushy

[trefois Releacutegueacute entendez geacutemir dans les projondeurs Lagrave ougrave les rebelles devant ta face justement ont

[leur lieu

Innocent le dieu de lacircge dor depuis deacutejagrave lonshy[temps

Libre de toute peine il fut plus grand que toi [bien quil

Nait formuleacute aucun commandement ni Quaucun des mortels lait nommeacute de son nom

Ecroule-toi Ou naie pas honte de le reconshy[naicirctre

Et si tu veux te maintenir sois au service du [plus antique

Et permets en gracircce de lui quavant tous les [autres

Hommes et dieux le poegravete le nomme

Car comme de la nueacutee ton eacuteclair vient De lui ce qui est tien Vois Teacutemoin de lui Est ce qui plie sous toi et de lantique Joie tout pouvoir a pris sa croissance

Et chaque fois quest sensible agrave mon cœur Une forme vivante et que seacuteclaire ce qui tient

[de toi sa figure Et quen son berceau sest endormi pour moi Deacutelice le temps toujours en marche

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Cest toi quaLors jentends Cronide et que je [reconnais

Maicirctre sage qui comme nous fils Du temps donnes des lois et ce qui

( ~

Sabrite dans lombre sainte proclames

Le Zeus laquo plus proprement lui-mecircmeraquo et qui laquo donne des lois raquo comme le dieu quAntigone nomme laquo mon Zeus raquo est ainsi celui qui se remeacutemorant sa propre ligneacutee redevient le fils de Cronos et reconnaicirct que cest de lui que proshyvient tout ce qui est sien Lavegravenement de Zeus agrave leacutenigmatique figure du Pegravere du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-mecircme son virage jusquagrave ce qui lui est essentiellement natif son retour de lexcentrishyciteacute relaUve de lart au secret plus difficile agrave conqueacuterir de la nature dont le contraste tout puissant domine mecircme le divin

Enigme est tout ce qui source pure a jailli [Mecircme

Le poegraveme agrave peine sait-il le deacutevoiler Car Tel tu pris le deacutepart tel tu persisteras Si prenante nous soit la neacutecessiteacute Et lœuvre du dressage rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-neacute (43)

Mais quel est le temps de Zeus redevenu Pegravere

(43) Der Rhein strophe 4 (G E St 2 p 143)

du Temps autrement dit du Zeus laquo plus propreshyment lui-mecircme raquo Le temps mecircme de la trashygeacutedie celui quimiddot souvre agrave lhomme sil se risque jusquagrave laccouplement du dieu-et-homshyme et qui degraves lors se reacuteduit au vide de sa pure laquo condition raquo de telle sorte que Zeus comme Pegravere du Temps est bien moins apparition antishyphanique que deacutetournement cateacutegorique agrave quoi reacutepond de la part des hommes la volte purifishycatrice qui les ramegravene agrave leur terre ougrave jusquagrave la mort immeacutediate ou tardive cest tragiqueshyment quils font face au retrait du divin

Ainsi nous pressentons dans lAntigone de Hocirclderlin ougrave apparaicirct la figure du Pegravere du Temps un approfondissement de la penseacutee du tragique telle quelle portait deacutejagrave la trageacutedie dŒdipe Cet approfondissement renvoie agrave son tour agrave deux diffeacuterences qui relativement agrave Œdipe vont porter Antigone au comble dun presque insoutenable eacuteclat

La premiegravere de ces diffeacuterences a trait agrave la composition mecircme de la trageacutedie comme ajoinshytement lun agrave lautre des deux laquo principes raquo quelle met en scegravene ceux que Hocirclderlin nomshyme das UnfecircYrmliche et das Allzuformliche ce qui se deacuterobe au formel et lexcessivement formel Loin quils soient seulement opposeacutes comme dans Ajax ou mecircme dans Œdipe Antishygone nous les montre poseacutes lun par rapport agrave lautre agrave eacutegaliteacute si bien que les eacuteveacutenements sy deacuteploient dans loptique dune impartialiteacute que

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Hocirclderlin va jusquagrave qualifier de reacutepublicaine Aucun des deux protagonistes na le moindre avantage sur lautre Ils ne diffegraverent dit le poegravete que selon le temps comme deux coureurs de mecircme force dont lun ne perd agrave bout de souffle que parce quil est parti le premier Si lautre gagne cest simplement pour- navoir pris quensuite le deacutepart Mais qui perd et qui gagne Hocirclderlin ne le dit pas explicitement Peut-ecirctre est-il permis de penser que Creacuteon gashygne car il nentre dans la compeacutetition quapregraves le deacutefi dAntigone Il lui reste donc plus de souffle Mais gagne-t-il vraiment Et la vie qui lui reste en partage nest-elle pas encore plus deacuteplorable que le destin dAntigone Cest pourquoi on peut comprendre aussi avec W Schadewaldt que cest Creacuteon qui perd pour avoir par son eacutedit pris les devants et quAnshytigone gagne parce quelle nagit que reacuteactishyvement agrave Creacuteonraquo (44) Mais sagit-il mecircme de Creacuteon et dAntigone Le grand moment de limpartialiteacute tragique dont parle Hocirclderlin est le chœur qui preacutecegravede immeacutediatement larriveacutee de Tireacutesias Ce chœur insolite dit Hocirclderlin sajointe on ne peut mieux agrave lensemble et sa froide impartialiteacute est chaleur preacuteciseacutement dans la mesure ougrave elle est si proprement de mise

Dans le chœur dont il est question (vers 944 agrave 987 de la trageacutedie de Sophocle) sont eacutevoqueacutes

(44) W SCHADEWALDT op dt p 59

successivement trois destins qui preacutefigurent le destin du heacuteros tragique celui de Danaeacute celui du fils de Dryas celui des deux fils de Phineacutee Mais Danaeacute qui navait eacuteteacute cacheacutee dans une prison souterraine que par la prudence de son pegravere change ici de nature Cest maintenant des dieux quelle devient la victime Degraves lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature Hocirclderlin eacutecrira donc au lieu de elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux dor

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Le lecteur reste ici perplexe non pas tant agrave caushyse de la transformation apporteacutee que parce que Sophocle semble bien plutocirct parler de la seshymence de Zeus que plus geacuteneacuteralement du devenir Faut-il penser ici comme le rappellent Helligrath Reinhardt et Schadewaldt que la connaissance que Hocirclderlin avait du grec eacutetait limiteacutee Dautres laquo eacutecarts de traductionraquo pourshyraient autoriser la mecircme conclusion Toutefois ajoute Karl Reinhardt (45) mecircme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans lembarras quant agrave la nature des modifications introduites par la traduction Sur ces modifications Hocirclderlin sest cependant exshypliqueacute lui-mecircme dans une lettre de septembre

(45) HOiderlin und Sophokles in HOiderlin (Mohr-Siebeck Tuumlshybingen 1961) pp 297 sqq

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1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

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de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

~ 49

1

rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

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laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

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Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

30 31

Marchait et respirait dans un pe u pie de [dieux (30)

Nous en arrivons maintenant agrave la troisiegraveme difficulteacute de notre texte Pourquoi Hocirclderlin dit-il enfin que le temps qui prend naissance avec le deacutetournement cateacutegorique ce temps reacuteduit agrave sa laquo condition raquo cest-agrave-dire agrave la pureteacute de son vide ne laisse plus rimer en lui deacutebut et fin Si lon cherche agrave comprendre cette affirshymation singuliegravere en dehors du contexte et comme une proposition sur le temps en geacuteneacuteral le risque est grand quelle demeure impeacuteshyneacutetrable Il nen est plus de mecircme si lon entend deacutebut et fin non pas comme des cashyractegraveres dun processus temporel en geacuteneacuteral mais comme le deacutebut et la fin de la trageacutedie Dans les premiegraveres lignes des Remarques sur Antigone Hocirclderlin reprenant ce quil avait deacuteveloppeacute agrave propos dŒdipe preacutesente les trashygeacutedies dŒdipe et dAntigone comme larticushylation de deux parties seacutepareacutees et ajointeacutees par une ceacutesure de telle sorte dit-il que dans le deuxiegraveme cas leacutequilibre sincline davantage du deacutebut vers la fin que de la fin vers le deacutebut Dougrave entre les deux trageacutedies une diffeacuterence de rythme Dans les deux cas cest lintervenshytion divinatoire de Tireacutesias qui constitue la ceacutesure cest-agrave-dire le moment exact agrave partir duquel sembrase et se preacutecipite le mouvement

(30) A de MUSSET deacutebut de Rolla

excentrique quest pour lhomme laccoupleshyment du dieu-et-homme Mais ce qui preacutecegravede la ceacutesure seacutetend beaucoup plus longuement dans Antigone que dans Œdipe si bien que la fin doit y ecirctre pour ainsi dire proVeacutegeacutee contre cette extension du deacutebut alors que dans Œdipe leacutequilibre seacutetablit selon une proportion invershyse des deux parties Reste cep~ndant que dans les deux trageacutedies cest lapparition dune telle ceacutesure qui selon le mot de Hocirclderlin dans le Fragment dHyperion que Schiller avait publieacute degraves 1794 dans sa revue Neue Thalia fait eacuteclater le grand secret celui qui donnera la vie ou la mort

Lintervention du devin dans laction tragishyque nest pas propre aux trageacutedies de Sophocle Dans lAgamemnon dEschyle par exemple agrave peine Agamemnon entreacute dans son palais Casshysandre voit comme agrave travers les murs saccomshyplir le crime puis preacutevoit larriveacutee dOreste Mais ici la clameur de la voix propheacutetique na pas la signification dune laquo ceacutesure raquo Elle est bien plutocirct la confirmation de ce qui eacutetait deacutejagrave attendu A peine la lumiegravere de la flamme anshynonciatrice de la prise dIlion a-t-elle troueacute la nuit que deacutejagrave tout est dit

Cest par ougrave preacutesentement cest tout saccomshy[plit

Selon quil lui est deacuteparti ni chauffant dessous

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Ni versant dessus les offrandes dont le feu ne [veut pas

Point napaiseras linvincible colegravere (31)

Et dans le roi vainqueur qui descend de son char pour fouler le tapis de pourpre queacutetend sous ses pas Clytemnestre nous avons deacutejagrave reconnu un condamneacute agrave mort Rien de plus proprement eschylien quune action tragique qui deacutebute par le mot TEAcircrITal laquocest fait raquo avant mecircme davoir commenceacute Tout senchaicircshynera ainsi dun bout agrave lautre jusquagrave lacquitshytement enfin dOreste par le tribunal des Eumeacuteshynides sans laquo lacune raquo certes mais aussi sans ( ceacutesure raquo Telle est la marche du destin qui ne cesse de se transformer en lui-mecircme jusquagrave sa figure la plus exacte agrave partir dune transshygression initiale Quoi de plus dissemblable au contraire de la figure royale dŒdipe au deacutebut de la trageacutedie que celle de lexileacute qui commence agrave travers le monde grec sa deacuteambulation aveushygle Ici dans louverture du temps tragique qui ne fait quun avec le deacutetournement du dieu deacutebut et fin ne riment plus ensemble La diffeacuteshyrence entre un laquo jusquiciraquo et un laquo doreacutenavantraquo devient essentielle (32) Quelque chose a fonshydamentalement changeacute Ainsi lexige lintershyvention de la laquo ceacutesure raquo

Lhomme laquo ceacutesureacute raquo jusquagrave lui-mecircme par la

CH) Agamemnon vers 68 agrave 71 (32) cr Œdipe vers 1525-1527 Antigone vers 1161-1165

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menace de son accouplement avec le divin penshyseacute agrave son tour comme laquo cateacutegoriquement deacutetourshyneacute raquo voilagrave donc le tragique de la vraie trageacutedie moderne tel quil sannonce pour nous dans lŒdipe de Sophocle Que cette meacutetamorphose radicale de lhomme par la veacuteriteacute moderne du tragique puisse encore une fois eacuteonsonner dune certaine maniegravere avec une penseacutee de Kant cest ce quil nest peut-ecirctre pas imposshysible dentrevoir si lon se reacutefegravere agrave ce livre tardif et si violemment deacutecrieacute que fut en 1793 la Reshyligion dans les limites de la simple raison Laccegraves de lhomme agrave la moraliteacute y est interpreacuteshyteacute selon lesprit du Christianis~e non pas comshyme une simple laquo ameacutelioration raquo mais comme une veacuteritable laquo reacutevolutionraquo des profondeurs (33) par laquelle laquo on deacutepouille le vieil homme pour revecirctir un homme nouveau raquo Cette laquo meacutetamorshyphose du cœurraquo - Herzeniinderung dit Kantshyna eacutevidemment pas dans sa penseacutee la significashytion et la porteacutee quaura pour Hocirclderlin ce quil nomme ganzliche Umkehr aller Vorstellungsarshyten und Formen - le retournement total de tous les modes et de toutes les formes de repreacuteshysentation - elle nen est pas moins une transshymutation (Umwandlung) selon laquelle anteacuteshyrieur et ulteacuterieur deacutebut et fin ne peuvent plus rimer ensemble et qui met en cause lessence mecircme du temps dans son rapport aux heilige Geheimnisse agrave la nature laquo saintement secregraveteraquo

(33) Edition citeacutee VI 187

3

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de la Liberteacute Un tel rapport de Hocirclderlin agrave Kant resteacute lui-mecircme secret agrave la philosophie est chronologiquement anteacuterieur au deacuteveloppement de lIdeacutealisme allemand que vont cependant porter si haut les deux compagnons de jeunesse que furent pour Hocirclderlin Hegel et Schelling Toutefois eacutecrira Heidegger on peuf dire des nouveaux philosophes quils laquo franchissent dun bond raquo (34) la penseacutee de Kant plus quils ne la laquo deacutepassent raquo Lœuvre de Kant dit-il encore laquo demeure comme une forteresse non conquise agrave larriegravere du nouveau front raquo Peut-ecirctre en est-il de mecircme pour la poeacutesie de Hocirclderlin si elle demeure la tacircche agrave laquelle nul encore na su satisfaire tant elle est deacutepassante au cœur de sa proximiteacute

Si maintenant nous passons dŒdipe agrave Anshytigone un premier paradoxe nous frappe Selon la chronologie probable agrave laquelle se reacutefegraverent les historiens la trageacutedie dAntigone serait denviron dix ans anteacuterieure agrave la premiegravere trashygeacutedie dŒdipe Hocirclderlin au contraire sans sexpliquer renverse la probabiliteacute chronoloshygique et le livre que publie au printemps 1804 leacutediteur Wilmans preacutesente Antigone agrave la suite dŒdipe Il semble par ailleurs que le poegravete ait plus longuement meacutediteacute la traduction dAntishy

(34) Die Frage nach dem Ding (Niemeyer 1962) p 45

gone que celle dŒdipe si bien que dit W Schadewaldt laquo Œdipe est dans lensemble plus preacutecis plus saisissable plus dramatiquement tendu Antigone au contraire est une œuvre plus profonde mais aussi plus obseure plus inaccessible plus incommunicative raquo (35) Comshyment faire face agrave une telle diffeacuterenceacute Peutshyecirctre un peu de lumiegravere sur ce point pourra-tshyelle nous venir de linterpreacutetation du laquo ceacutelegravebreraquo dialogue dAntigone et de Creacuteon

Comme il arrive pour tous les hauts lieux de la litteacuterature grecque quil sagisse par exemple du Fragment 3 du poegraveme de Parmeacuteshynide qui dit le rapport de la penseacutee et de

lt lecirctre ou dans Thucydide du sect 22 du livre rr de la Guerre du Peacuteloponnegravese ougrave lauteur deacutefinit son projet dhistorien linterpreacutetation de ce dialogue reste particuliegraverement probleacutematique Elle lest dautant plus que le texte nous en est transmis dune maniegravere incertaine Linterpreacuteshy

tation couramment reccedilue consiste agrave montrer Antigone en appelant agrave Zeus et agrave Dikegrave de linshyjustice du deacutecret de Creacuteon

CREacuteON Et tu as malgreacute tout eu le front de transgresser mes lois

ANTIGONE Oui car ce nest pas Zeus qui a proshymulgueacute pour moi cette deacutefense et Dikegrave celle qui habite avec les dieux

(35) Wolfgang SCHADEWALDT op cit p 11

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den bas na pas eacutetabli parmi les hommes des lois comme les tienshynes (36)

Il est agrave lextrecircme rigueur theacuteoriquement posshysible de lire ainsi le texte de Sophocle Holshyderlin lui-mecircme lit ainsi agrave ceci pregraves que Zeus est nommeacute par Antigone Mon Zeus et ainsi opposeacute au Zeus de Creacuteon Cette lecture a paru cependant irrecevable aussi bien quant agrave la forme que quant au fond agrave Karl Reinhardt (37) Si nous lisons le texte de Sophocle en nous insshypirant de la lecture de Reinhardt sinon en la reproduisant textuellement nous entendrions plutocirct ainsi les paroles dAntigone

CREacuteON Tu as cependant oseacute passer outre agrave mes lois

ANTIGONE Ce nest certes pas Zeus qui ma claironneacute de faire ce que jai fait

Non plus que la Dikegrave qui siegravege avec les dieux den bas

Na fixeacute chez les hommes les lois que je fais miennes

Pas davantage nOn plus de ta part un eacutedit

(36) Antigone vers 449 sqq (37) Telle est aussi la lecture de W Schadewaldt dans sa reacutecente

traduction dAntigone in Griechisches Theater deutsch von W Schadewaldt Suhrkamp (1964)

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1_

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Na pu agrave un mortel donner licence de passer outre

A des lois qui non eacutecrites ineacutebranshylables sont des dieux

Ce nest en veacuteriteacute ni daujourdhui ni dhier mais de toujpurs

Que ces lois ont vigueur nul ne sashychant dougrave elles brillent

Ni claironneacutees den haut ni eacutetablies den bas mais issues du centre lui-mecircme telles sont donc pour Antigone les lois

Holderlin reacutepeacutetons-le neacute lit pas ainsi le texte de Sophocle Mais il se pourrait que la meacuteditation de cette lecture contribue agrave eacuteclairer le sens dans lequel son interpreacutetation deacutejagrave saventure Car si ce nest ni den haut Zeus ni la Dikegrave den bas qui ont inspireacute agrave Antigone sa conduite de qui donc a-t-elle reccedilu la consishygne De qui sinon delle-mecircme et de laudace avec laquelle elle preacutetend transgressant les lois seulement statutaires de Zeus et de Dikegrave entrer dans un savoir plus immeacutediat de lois en ellesshymecircmes plus divines et plus saintes celles qui laquo de toujours ont vigueur sans que nul ne sache dougrave rayonne leur lumiegravere raquo Comme Œdipe solshylicitant dune maniegravere laquo trop infinieraquo la parole de loracle lheacutereacutetique Antigone sarroge le partage des dieux Elle agit degraves lors dans le mecircme sens que Dieu mais en quelque sorte contre Dieu reacutealisant en elle autant quil est

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possible agrave lhomme cette figure de lAntitheacuteos qui lui sera fatale Car le laquo Pegravere du Tempsraquo rabroue plus deacutecisivement jusquagrave la terre laushydace de lusurpateur quil laisse laquo sans allieacute raquo agrave raison de sa deacutemesure On voit ici combien linterpreacutetation de Hocirclderlin deacutepasse en _profonshydeur et en porteacutee linterpreacutetation future de Hegel qui ne verra dans Antigone que le conflit de la famille et de lEtat autrement dit du feacuteshyminin et du viril le feacuteminin eacutetant laquo leacuteternelle ironie de la communauteacute raquo Son laquo zegravele obstineacute raquo dit Hegel laquo altegravere par lintrigue le but universel du gouvernement en un but priveacute transforme son activiteacute universelle en une œuvre particushyliegravere de tel ou tel individu et pervertit la proshyprieacuteteacute universelle de lEtat en une possession dont la famille fait parade raquo (38) Ce conflit pour Hegel ( est le conflit moral suprecircme et par conseacutequent la culmination du conflit trashygique raquo (39)

Cest bien au-delagrave dun tel conflit que Hocirclshyderlin deacutecouvre le tragique dAntigone Plus essentielle que lopposition du feacuteminin et du viril est laffrontement du divin et de lhumain tel que le connaissait Pindare tel aussi quHeacuteshyraclite lavait fait naicirctre directement de 1foAgravecfoUJ

qui est un autre nom pour AgraveQyccedil ou vau laquo1focircAgravecpo

est pegravere de tout roi de tout montrant ici des

(38) HEGEL Phiinomenologie eacuted Hoffmeister (Leipzig 1937) p 340

(39) Principes de la Philosophie du Droit sect 166

dieux lagrave des hommes et faisant paraicirctre les uns comme libres les autres comme esclashyves raquo (40) Cest donc dune mecircme origine que les dieux et les hommes seacutecartent les uns des autres mais les uns pour les autres laquo Nous respirons dune mecircme megravere raquo disait Pindare mais aux deux bouts de la distance qui seacutepare du rien le ciel immuable (41) Quand lhomme perd le sens dune telle distance pour tenter de saccoupler au divin cest alors que souvre pour lui la dimension du tragique dans laquelle le devenir-un illimiteacute de lhomme et dieu ne peut se purifier que par une seacuteparation illimiteacutee comme dans le cas -de ( latheacuteismeraquo dŒdipe renvoyeacute agrave la terre ougrave lui est confieacutee en service et souci la garde de labsence du dieu agrave moins que comme dans Antigone le dieu ne devienne immeacutediatement preacutesent dans la figure de la mort Les deux deacutenouements sont la reacuteveacutelation dun Zeus plus proprement luishymecircme que le Zeus statutaire cest-agrave-dire de ceshylui dont le nom est Pegravere du Temps

Lapparition de Zeus comme Pegravere du Temps bien que ce soit seulement dans Antigone quil porte un tel nom cest peut-ecirctre encore plus au tragique dŒdipe quau tragique dAntigone quil reacutepond Mon Zeus dit Antigone Mais ce Zeus quelle sapproprie si lAntitheacuteos dont elle assume la freacuteneacutesie lui arrache la reacuteveacutelation des

(40) Fragment 53 (Diels-Kranz) (41) VI Neacutemlenne

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lois cest dans la mort que tout aussitocirct il la preacutecipite Le Pegravere du Temps nest en reacutealiteacute pleinement tel que pour ceux dont la vie deshymeure le partage De cette preacutefiguration dAntishygone quest en un sens Danaeacute pour qui laccoushyplement avec le divin se purifie dans la seacutepashyration infinie au lieu de se perdre dans -la mort Hocirclderlin pourra donc dire

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Mais Danaeacute dans Antigone figure peut-ecirctre plutocirct quAntigone et agrave travers elle Œdipe dont le destin fut en effet de si longuement compter face au Pegravere du Temps les coups de Jheure au timbre dor Mais pourquoi Zeus en tant que laquo plus proprement lui-mecircme raquo est-il nommeacute Pegravere du Temps Peut-ecirctre le comprenshydrons-nous par la lecture dun poegraveme agrave peine anteacuterieur agrave la traduction des Trageacutedies de Soshyphocle Cest en effet dapregraves 1800 que nous poushyvons dater le poegraveme intituleacute Nature et Art ou Saturne et Jupiter (42) Nature et Art les deux mots font eacutecho agrave ce contraste du laquo natif raquo et du laquo culturelraquo dont le rapport chez nous contraste agrave son tour avec ce quil fut dans le monde des Grecs

Tu regravegnes au plus haut du jour et ta loi Resplendit tu tiens la balance fils de Saturne

(42) G E St 2 pp 37 sq

Et reacutepartis les lots toi qui serein as pour repos La gloire dune souveraineteacute immortelle

Cependant dans labicircme au dire des Poegravetes Le Pegravere antique ton propre pegravere tu las aushy

[trefois Releacutegueacute entendez geacutemir dans les projondeurs Lagrave ougrave les rebelles devant ta face justement ont

[leur lieu

Innocent le dieu de lacircge dor depuis deacutejagrave lonshy[temps

Libre de toute peine il fut plus grand que toi [bien quil

Nait formuleacute aucun commandement ni Quaucun des mortels lait nommeacute de son nom

Ecroule-toi Ou naie pas honte de le reconshy[naicirctre

Et si tu veux te maintenir sois au service du [plus antique

Et permets en gracircce de lui quavant tous les [autres

Hommes et dieux le poegravete le nomme

Car comme de la nueacutee ton eacuteclair vient De lui ce qui est tien Vois Teacutemoin de lui Est ce qui plie sous toi et de lantique Joie tout pouvoir a pris sa croissance

Et chaque fois quest sensible agrave mon cœur Une forme vivante et que seacuteclaire ce qui tient

[de toi sa figure Et quen son berceau sest endormi pour moi Deacutelice le temps toujours en marche

42 43

Cest toi quaLors jentends Cronide et que je [reconnais

Maicirctre sage qui comme nous fils Du temps donnes des lois et ce qui

( ~

Sabrite dans lombre sainte proclames

Le Zeus laquo plus proprement lui-mecircmeraquo et qui laquo donne des lois raquo comme le dieu quAntigone nomme laquo mon Zeus raquo est ainsi celui qui se remeacutemorant sa propre ligneacutee redevient le fils de Cronos et reconnaicirct que cest de lui que proshyvient tout ce qui est sien Lavegravenement de Zeus agrave leacutenigmatique figure du Pegravere du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-mecircme son virage jusquagrave ce qui lui est essentiellement natif son retour de lexcentrishyciteacute relaUve de lart au secret plus difficile agrave conqueacuterir de la nature dont le contraste tout puissant domine mecircme le divin

Enigme est tout ce qui source pure a jailli [Mecircme

Le poegraveme agrave peine sait-il le deacutevoiler Car Tel tu pris le deacutepart tel tu persisteras Si prenante nous soit la neacutecessiteacute Et lœuvre du dressage rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-neacute (43)

Mais quel est le temps de Zeus redevenu Pegravere

(43) Der Rhein strophe 4 (G E St 2 p 143)

du Temps autrement dit du Zeus laquo plus propreshyment lui-mecircme raquo Le temps mecircme de la trashygeacutedie celui quimiddot souvre agrave lhomme sil se risque jusquagrave laccouplement du dieu-et-homshyme et qui degraves lors se reacuteduit au vide de sa pure laquo condition raquo de telle sorte que Zeus comme Pegravere du Temps est bien moins apparition antishyphanique que deacutetournement cateacutegorique agrave quoi reacutepond de la part des hommes la volte purifishycatrice qui les ramegravene agrave leur terre ougrave jusquagrave la mort immeacutediate ou tardive cest tragiqueshyment quils font face au retrait du divin

Ainsi nous pressentons dans lAntigone de Hocirclderlin ougrave apparaicirct la figure du Pegravere du Temps un approfondissement de la penseacutee du tragique telle quelle portait deacutejagrave la trageacutedie dŒdipe Cet approfondissement renvoie agrave son tour agrave deux diffeacuterences qui relativement agrave Œdipe vont porter Antigone au comble dun presque insoutenable eacuteclat

La premiegravere de ces diffeacuterences a trait agrave la composition mecircme de la trageacutedie comme ajoinshytement lun agrave lautre des deux laquo principes raquo quelle met en scegravene ceux que Hocirclderlin nomshyme das UnfecircYrmliche et das Allzuformliche ce qui se deacuterobe au formel et lexcessivement formel Loin quils soient seulement opposeacutes comme dans Ajax ou mecircme dans Œdipe Antishygone nous les montre poseacutes lun par rapport agrave lautre agrave eacutegaliteacute si bien que les eacuteveacutenements sy deacuteploient dans loptique dune impartialiteacute que

44 45

Hocirclderlin va jusquagrave qualifier de reacutepublicaine Aucun des deux protagonistes na le moindre avantage sur lautre Ils ne diffegraverent dit le poegravete que selon le temps comme deux coureurs de mecircme force dont lun ne perd agrave bout de souffle que parce quil est parti le premier Si lautre gagne cest simplement pour- navoir pris quensuite le deacutepart Mais qui perd et qui gagne Hocirclderlin ne le dit pas explicitement Peut-ecirctre est-il permis de penser que Creacuteon gashygne car il nentre dans la compeacutetition quapregraves le deacutefi dAntigone Il lui reste donc plus de souffle Mais gagne-t-il vraiment Et la vie qui lui reste en partage nest-elle pas encore plus deacuteplorable que le destin dAntigone Cest pourquoi on peut comprendre aussi avec W Schadewaldt que cest Creacuteon qui perd pour avoir par son eacutedit pris les devants et quAnshytigone gagne parce quelle nagit que reacuteactishyvement agrave Creacuteonraquo (44) Mais sagit-il mecircme de Creacuteon et dAntigone Le grand moment de limpartialiteacute tragique dont parle Hocirclderlin est le chœur qui preacutecegravede immeacutediatement larriveacutee de Tireacutesias Ce chœur insolite dit Hocirclderlin sajointe on ne peut mieux agrave lensemble et sa froide impartialiteacute est chaleur preacuteciseacutement dans la mesure ougrave elle est si proprement de mise

Dans le chœur dont il est question (vers 944 agrave 987 de la trageacutedie de Sophocle) sont eacutevoqueacutes

(44) W SCHADEWALDT op dt p 59

successivement trois destins qui preacutefigurent le destin du heacuteros tragique celui de Danaeacute celui du fils de Dryas celui des deux fils de Phineacutee Mais Danaeacute qui navait eacuteteacute cacheacutee dans une prison souterraine que par la prudence de son pegravere change ici de nature Cest maintenant des dieux quelle devient la victime Degraves lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature Hocirclderlin eacutecrira donc au lieu de elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux dor

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Le lecteur reste ici perplexe non pas tant agrave caushyse de la transformation apporteacutee que parce que Sophocle semble bien plutocirct parler de la seshymence de Zeus que plus geacuteneacuteralement du devenir Faut-il penser ici comme le rappellent Helligrath Reinhardt et Schadewaldt que la connaissance que Hocirclderlin avait du grec eacutetait limiteacutee Dautres laquo eacutecarts de traductionraquo pourshyraient autoriser la mecircme conclusion Toutefois ajoute Karl Reinhardt (45) mecircme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans lembarras quant agrave la nature des modifications introduites par la traduction Sur ces modifications Hocirclderlin sest cependant exshypliqueacute lui-mecircme dans une lettre de septembre

(45) HOiderlin und Sophokles in HOiderlin (Mohr-Siebeck Tuumlshybingen 1961) pp 297 sqq

46 47

1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

48

de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

~ 49

1

rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

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laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

52 53

Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

32

Ni versant dessus les offrandes dont le feu ne [veut pas

Point napaiseras linvincible colegravere (31)

Et dans le roi vainqueur qui descend de son char pour fouler le tapis de pourpre queacutetend sous ses pas Clytemnestre nous avons deacutejagrave reconnu un condamneacute agrave mort Rien de plus proprement eschylien quune action tragique qui deacutebute par le mot TEAcircrITal laquocest fait raquo avant mecircme davoir commenceacute Tout senchaicircshynera ainsi dun bout agrave lautre jusquagrave lacquitshytement enfin dOreste par le tribunal des Eumeacuteshynides sans laquo lacune raquo certes mais aussi sans ( ceacutesure raquo Telle est la marche du destin qui ne cesse de se transformer en lui-mecircme jusquagrave sa figure la plus exacte agrave partir dune transshygression initiale Quoi de plus dissemblable au contraire de la figure royale dŒdipe au deacutebut de la trageacutedie que celle de lexileacute qui commence agrave travers le monde grec sa deacuteambulation aveushygle Ici dans louverture du temps tragique qui ne fait quun avec le deacutetournement du dieu deacutebut et fin ne riment plus ensemble La diffeacuteshyrence entre un laquo jusquiciraquo et un laquo doreacutenavantraquo devient essentielle (32) Quelque chose a fonshydamentalement changeacute Ainsi lexige lintershyvention de la laquo ceacutesure raquo

Lhomme laquo ceacutesureacute raquo jusquagrave lui-mecircme par la

CH) Agamemnon vers 68 agrave 71 (32) cr Œdipe vers 1525-1527 Antigone vers 1161-1165

33

menace de son accouplement avec le divin penshyseacute agrave son tour comme laquo cateacutegoriquement deacutetourshyneacute raquo voilagrave donc le tragique de la vraie trageacutedie moderne tel quil sannonce pour nous dans lŒdipe de Sophocle Que cette meacutetamorphose radicale de lhomme par la veacuteriteacute moderne du tragique puisse encore une fois eacuteonsonner dune certaine maniegravere avec une penseacutee de Kant cest ce quil nest peut-ecirctre pas imposshysible dentrevoir si lon se reacutefegravere agrave ce livre tardif et si violemment deacutecrieacute que fut en 1793 la Reshyligion dans les limites de la simple raison Laccegraves de lhomme agrave la moraliteacute y est interpreacuteshyteacute selon lesprit du Christianis~e non pas comshyme une simple laquo ameacutelioration raquo mais comme une veacuteritable laquo reacutevolutionraquo des profondeurs (33) par laquelle laquo on deacutepouille le vieil homme pour revecirctir un homme nouveau raquo Cette laquo meacutetamorshyphose du cœurraquo - Herzeniinderung dit Kantshyna eacutevidemment pas dans sa penseacutee la significashytion et la porteacutee quaura pour Hocirclderlin ce quil nomme ganzliche Umkehr aller Vorstellungsarshyten und Formen - le retournement total de tous les modes et de toutes les formes de repreacuteshysentation - elle nen est pas moins une transshymutation (Umwandlung) selon laquelle anteacuteshyrieur et ulteacuterieur deacutebut et fin ne peuvent plus rimer ensemble et qui met en cause lessence mecircme du temps dans son rapport aux heilige Geheimnisse agrave la nature laquo saintement secregraveteraquo

(33) Edition citeacutee VI 187

3

34 35

de la Liberteacute Un tel rapport de Hocirclderlin agrave Kant resteacute lui-mecircme secret agrave la philosophie est chronologiquement anteacuterieur au deacuteveloppement de lIdeacutealisme allemand que vont cependant porter si haut les deux compagnons de jeunesse que furent pour Hocirclderlin Hegel et Schelling Toutefois eacutecrira Heidegger on peuf dire des nouveaux philosophes quils laquo franchissent dun bond raquo (34) la penseacutee de Kant plus quils ne la laquo deacutepassent raquo Lœuvre de Kant dit-il encore laquo demeure comme une forteresse non conquise agrave larriegravere du nouveau front raquo Peut-ecirctre en est-il de mecircme pour la poeacutesie de Hocirclderlin si elle demeure la tacircche agrave laquelle nul encore na su satisfaire tant elle est deacutepassante au cœur de sa proximiteacute

Si maintenant nous passons dŒdipe agrave Anshytigone un premier paradoxe nous frappe Selon la chronologie probable agrave laquelle se reacutefegraverent les historiens la trageacutedie dAntigone serait denviron dix ans anteacuterieure agrave la premiegravere trashygeacutedie dŒdipe Hocirclderlin au contraire sans sexpliquer renverse la probabiliteacute chronoloshygique et le livre que publie au printemps 1804 leacutediteur Wilmans preacutesente Antigone agrave la suite dŒdipe Il semble par ailleurs que le poegravete ait plus longuement meacutediteacute la traduction dAntishy

(34) Die Frage nach dem Ding (Niemeyer 1962) p 45

gone que celle dŒdipe si bien que dit W Schadewaldt laquo Œdipe est dans lensemble plus preacutecis plus saisissable plus dramatiquement tendu Antigone au contraire est une œuvre plus profonde mais aussi plus obseure plus inaccessible plus incommunicative raquo (35) Comshyment faire face agrave une telle diffeacuterenceacute Peutshyecirctre un peu de lumiegravere sur ce point pourra-tshyelle nous venir de linterpreacutetation du laquo ceacutelegravebreraquo dialogue dAntigone et de Creacuteon

Comme il arrive pour tous les hauts lieux de la litteacuterature grecque quil sagisse par exemple du Fragment 3 du poegraveme de Parmeacuteshynide qui dit le rapport de la penseacutee et de

lt lecirctre ou dans Thucydide du sect 22 du livre rr de la Guerre du Peacuteloponnegravese ougrave lauteur deacutefinit son projet dhistorien linterpreacutetation de ce dialogue reste particuliegraverement probleacutematique Elle lest dautant plus que le texte nous en est transmis dune maniegravere incertaine Linterpreacuteshy

tation couramment reccedilue consiste agrave montrer Antigone en appelant agrave Zeus et agrave Dikegrave de linshyjustice du deacutecret de Creacuteon

CREacuteON Et tu as malgreacute tout eu le front de transgresser mes lois

ANTIGONE Oui car ce nest pas Zeus qui a proshymulgueacute pour moi cette deacutefense et Dikegrave celle qui habite avec les dieux

(35) Wolfgang SCHADEWALDT op cit p 11

36 37

den bas na pas eacutetabli parmi les hommes des lois comme les tienshynes (36)

Il est agrave lextrecircme rigueur theacuteoriquement posshysible de lire ainsi le texte de Sophocle Holshyderlin lui-mecircme lit ainsi agrave ceci pregraves que Zeus est nommeacute par Antigone Mon Zeus et ainsi opposeacute au Zeus de Creacuteon Cette lecture a paru cependant irrecevable aussi bien quant agrave la forme que quant au fond agrave Karl Reinhardt (37) Si nous lisons le texte de Sophocle en nous insshypirant de la lecture de Reinhardt sinon en la reproduisant textuellement nous entendrions plutocirct ainsi les paroles dAntigone

CREacuteON Tu as cependant oseacute passer outre agrave mes lois

ANTIGONE Ce nest certes pas Zeus qui ma claironneacute de faire ce que jai fait

Non plus que la Dikegrave qui siegravege avec les dieux den bas

Na fixeacute chez les hommes les lois que je fais miennes

Pas davantage nOn plus de ta part un eacutedit

(36) Antigone vers 449 sqq (37) Telle est aussi la lecture de W Schadewaldt dans sa reacutecente

traduction dAntigone in Griechisches Theater deutsch von W Schadewaldt Suhrkamp (1964)

~

1_

~

r ~

Na pu agrave un mortel donner licence de passer outre

A des lois qui non eacutecrites ineacutebranshylables sont des dieux

Ce nest en veacuteriteacute ni daujourdhui ni dhier mais de toujpurs

Que ces lois ont vigueur nul ne sashychant dougrave elles brillent

Ni claironneacutees den haut ni eacutetablies den bas mais issues du centre lui-mecircme telles sont donc pour Antigone les lois

Holderlin reacutepeacutetons-le neacute lit pas ainsi le texte de Sophocle Mais il se pourrait que la meacuteditation de cette lecture contribue agrave eacuteclairer le sens dans lequel son interpreacutetation deacutejagrave saventure Car si ce nest ni den haut Zeus ni la Dikegrave den bas qui ont inspireacute agrave Antigone sa conduite de qui donc a-t-elle reccedilu la consishygne De qui sinon delle-mecircme et de laudace avec laquelle elle preacutetend transgressant les lois seulement statutaires de Zeus et de Dikegrave entrer dans un savoir plus immeacutediat de lois en ellesshymecircmes plus divines et plus saintes celles qui laquo de toujours ont vigueur sans que nul ne sache dougrave rayonne leur lumiegravere raquo Comme Œdipe solshylicitant dune maniegravere laquo trop infinieraquo la parole de loracle lheacutereacutetique Antigone sarroge le partage des dieux Elle agit degraves lors dans le mecircme sens que Dieu mais en quelque sorte contre Dieu reacutealisant en elle autant quil est

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possible agrave lhomme cette figure de lAntitheacuteos qui lui sera fatale Car le laquo Pegravere du Tempsraquo rabroue plus deacutecisivement jusquagrave la terre laushydace de lusurpateur quil laisse laquo sans allieacute raquo agrave raison de sa deacutemesure On voit ici combien linterpreacutetation de Hocirclderlin deacutepasse en _profonshydeur et en porteacutee linterpreacutetation future de Hegel qui ne verra dans Antigone que le conflit de la famille et de lEtat autrement dit du feacuteshyminin et du viril le feacuteminin eacutetant laquo leacuteternelle ironie de la communauteacute raquo Son laquo zegravele obstineacute raquo dit Hegel laquo altegravere par lintrigue le but universel du gouvernement en un but priveacute transforme son activiteacute universelle en une œuvre particushyliegravere de tel ou tel individu et pervertit la proshyprieacuteteacute universelle de lEtat en une possession dont la famille fait parade raquo (38) Ce conflit pour Hegel ( est le conflit moral suprecircme et par conseacutequent la culmination du conflit trashygique raquo (39)

Cest bien au-delagrave dun tel conflit que Hocirclshyderlin deacutecouvre le tragique dAntigone Plus essentielle que lopposition du feacuteminin et du viril est laffrontement du divin et de lhumain tel que le connaissait Pindare tel aussi quHeacuteshyraclite lavait fait naicirctre directement de 1foAgravecfoUJ

qui est un autre nom pour AgraveQyccedil ou vau laquo1focircAgravecpo

est pegravere de tout roi de tout montrant ici des

(38) HEGEL Phiinomenologie eacuted Hoffmeister (Leipzig 1937) p 340

(39) Principes de la Philosophie du Droit sect 166

dieux lagrave des hommes et faisant paraicirctre les uns comme libres les autres comme esclashyves raquo (40) Cest donc dune mecircme origine que les dieux et les hommes seacutecartent les uns des autres mais les uns pour les autres laquo Nous respirons dune mecircme megravere raquo disait Pindare mais aux deux bouts de la distance qui seacutepare du rien le ciel immuable (41) Quand lhomme perd le sens dune telle distance pour tenter de saccoupler au divin cest alors que souvre pour lui la dimension du tragique dans laquelle le devenir-un illimiteacute de lhomme et dieu ne peut se purifier que par une seacuteparation illimiteacutee comme dans le cas -de ( latheacuteismeraquo dŒdipe renvoyeacute agrave la terre ougrave lui est confieacutee en service et souci la garde de labsence du dieu agrave moins que comme dans Antigone le dieu ne devienne immeacutediatement preacutesent dans la figure de la mort Les deux deacutenouements sont la reacuteveacutelation dun Zeus plus proprement luishymecircme que le Zeus statutaire cest-agrave-dire de ceshylui dont le nom est Pegravere du Temps

Lapparition de Zeus comme Pegravere du Temps bien que ce soit seulement dans Antigone quil porte un tel nom cest peut-ecirctre encore plus au tragique dŒdipe quau tragique dAntigone quil reacutepond Mon Zeus dit Antigone Mais ce Zeus quelle sapproprie si lAntitheacuteos dont elle assume la freacuteneacutesie lui arrache la reacuteveacutelation des

(40) Fragment 53 (Diels-Kranz) (41) VI Neacutemlenne

40 41

lois cest dans la mort que tout aussitocirct il la preacutecipite Le Pegravere du Temps nest en reacutealiteacute pleinement tel que pour ceux dont la vie deshymeure le partage De cette preacutefiguration dAntishygone quest en un sens Danaeacute pour qui laccoushyplement avec le divin se purifie dans la seacutepashyration infinie au lieu de se perdre dans -la mort Hocirclderlin pourra donc dire

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Mais Danaeacute dans Antigone figure peut-ecirctre plutocirct quAntigone et agrave travers elle Œdipe dont le destin fut en effet de si longuement compter face au Pegravere du Temps les coups de Jheure au timbre dor Mais pourquoi Zeus en tant que laquo plus proprement lui-mecircme raquo est-il nommeacute Pegravere du Temps Peut-ecirctre le comprenshydrons-nous par la lecture dun poegraveme agrave peine anteacuterieur agrave la traduction des Trageacutedies de Soshyphocle Cest en effet dapregraves 1800 que nous poushyvons dater le poegraveme intituleacute Nature et Art ou Saturne et Jupiter (42) Nature et Art les deux mots font eacutecho agrave ce contraste du laquo natif raquo et du laquo culturelraquo dont le rapport chez nous contraste agrave son tour avec ce quil fut dans le monde des Grecs

Tu regravegnes au plus haut du jour et ta loi Resplendit tu tiens la balance fils de Saturne

(42) G E St 2 pp 37 sq

Et reacutepartis les lots toi qui serein as pour repos La gloire dune souveraineteacute immortelle

Cependant dans labicircme au dire des Poegravetes Le Pegravere antique ton propre pegravere tu las aushy

[trefois Releacutegueacute entendez geacutemir dans les projondeurs Lagrave ougrave les rebelles devant ta face justement ont

[leur lieu

Innocent le dieu de lacircge dor depuis deacutejagrave lonshy[temps

Libre de toute peine il fut plus grand que toi [bien quil

Nait formuleacute aucun commandement ni Quaucun des mortels lait nommeacute de son nom

Ecroule-toi Ou naie pas honte de le reconshy[naicirctre

Et si tu veux te maintenir sois au service du [plus antique

Et permets en gracircce de lui quavant tous les [autres

Hommes et dieux le poegravete le nomme

Car comme de la nueacutee ton eacuteclair vient De lui ce qui est tien Vois Teacutemoin de lui Est ce qui plie sous toi et de lantique Joie tout pouvoir a pris sa croissance

Et chaque fois quest sensible agrave mon cœur Une forme vivante et que seacuteclaire ce qui tient

[de toi sa figure Et quen son berceau sest endormi pour moi Deacutelice le temps toujours en marche

42 43

Cest toi quaLors jentends Cronide et que je [reconnais

Maicirctre sage qui comme nous fils Du temps donnes des lois et ce qui

( ~

Sabrite dans lombre sainte proclames

Le Zeus laquo plus proprement lui-mecircmeraquo et qui laquo donne des lois raquo comme le dieu quAntigone nomme laquo mon Zeus raquo est ainsi celui qui se remeacutemorant sa propre ligneacutee redevient le fils de Cronos et reconnaicirct que cest de lui que proshyvient tout ce qui est sien Lavegravenement de Zeus agrave leacutenigmatique figure du Pegravere du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-mecircme son virage jusquagrave ce qui lui est essentiellement natif son retour de lexcentrishyciteacute relaUve de lart au secret plus difficile agrave conqueacuterir de la nature dont le contraste tout puissant domine mecircme le divin

Enigme est tout ce qui source pure a jailli [Mecircme

Le poegraveme agrave peine sait-il le deacutevoiler Car Tel tu pris le deacutepart tel tu persisteras Si prenante nous soit la neacutecessiteacute Et lœuvre du dressage rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-neacute (43)

Mais quel est le temps de Zeus redevenu Pegravere

(43) Der Rhein strophe 4 (G E St 2 p 143)

du Temps autrement dit du Zeus laquo plus propreshyment lui-mecircme raquo Le temps mecircme de la trashygeacutedie celui quimiddot souvre agrave lhomme sil se risque jusquagrave laccouplement du dieu-et-homshyme et qui degraves lors se reacuteduit au vide de sa pure laquo condition raquo de telle sorte que Zeus comme Pegravere du Temps est bien moins apparition antishyphanique que deacutetournement cateacutegorique agrave quoi reacutepond de la part des hommes la volte purifishycatrice qui les ramegravene agrave leur terre ougrave jusquagrave la mort immeacutediate ou tardive cest tragiqueshyment quils font face au retrait du divin

Ainsi nous pressentons dans lAntigone de Hocirclderlin ougrave apparaicirct la figure du Pegravere du Temps un approfondissement de la penseacutee du tragique telle quelle portait deacutejagrave la trageacutedie dŒdipe Cet approfondissement renvoie agrave son tour agrave deux diffeacuterences qui relativement agrave Œdipe vont porter Antigone au comble dun presque insoutenable eacuteclat

La premiegravere de ces diffeacuterences a trait agrave la composition mecircme de la trageacutedie comme ajoinshytement lun agrave lautre des deux laquo principes raquo quelle met en scegravene ceux que Hocirclderlin nomshyme das UnfecircYrmliche et das Allzuformliche ce qui se deacuterobe au formel et lexcessivement formel Loin quils soient seulement opposeacutes comme dans Ajax ou mecircme dans Œdipe Antishygone nous les montre poseacutes lun par rapport agrave lautre agrave eacutegaliteacute si bien que les eacuteveacutenements sy deacuteploient dans loptique dune impartialiteacute que

44 45

Hocirclderlin va jusquagrave qualifier de reacutepublicaine Aucun des deux protagonistes na le moindre avantage sur lautre Ils ne diffegraverent dit le poegravete que selon le temps comme deux coureurs de mecircme force dont lun ne perd agrave bout de souffle que parce quil est parti le premier Si lautre gagne cest simplement pour- navoir pris quensuite le deacutepart Mais qui perd et qui gagne Hocirclderlin ne le dit pas explicitement Peut-ecirctre est-il permis de penser que Creacuteon gashygne car il nentre dans la compeacutetition quapregraves le deacutefi dAntigone Il lui reste donc plus de souffle Mais gagne-t-il vraiment Et la vie qui lui reste en partage nest-elle pas encore plus deacuteplorable que le destin dAntigone Cest pourquoi on peut comprendre aussi avec W Schadewaldt que cest Creacuteon qui perd pour avoir par son eacutedit pris les devants et quAnshytigone gagne parce quelle nagit que reacuteactishyvement agrave Creacuteonraquo (44) Mais sagit-il mecircme de Creacuteon et dAntigone Le grand moment de limpartialiteacute tragique dont parle Hocirclderlin est le chœur qui preacutecegravede immeacutediatement larriveacutee de Tireacutesias Ce chœur insolite dit Hocirclderlin sajointe on ne peut mieux agrave lensemble et sa froide impartialiteacute est chaleur preacuteciseacutement dans la mesure ougrave elle est si proprement de mise

Dans le chœur dont il est question (vers 944 agrave 987 de la trageacutedie de Sophocle) sont eacutevoqueacutes

(44) W SCHADEWALDT op dt p 59

successivement trois destins qui preacutefigurent le destin du heacuteros tragique celui de Danaeacute celui du fils de Dryas celui des deux fils de Phineacutee Mais Danaeacute qui navait eacuteteacute cacheacutee dans une prison souterraine que par la prudence de son pegravere change ici de nature Cest maintenant des dieux quelle devient la victime Degraves lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature Hocirclderlin eacutecrira donc au lieu de elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux dor

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Le lecteur reste ici perplexe non pas tant agrave caushyse de la transformation apporteacutee que parce que Sophocle semble bien plutocirct parler de la seshymence de Zeus que plus geacuteneacuteralement du devenir Faut-il penser ici comme le rappellent Helligrath Reinhardt et Schadewaldt que la connaissance que Hocirclderlin avait du grec eacutetait limiteacutee Dautres laquo eacutecarts de traductionraquo pourshyraient autoriser la mecircme conclusion Toutefois ajoute Karl Reinhardt (45) mecircme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans lembarras quant agrave la nature des modifications introduites par la traduction Sur ces modifications Hocirclderlin sest cependant exshypliqueacute lui-mecircme dans une lettre de septembre

(45) HOiderlin und Sophokles in HOiderlin (Mohr-Siebeck Tuumlshybingen 1961) pp 297 sqq

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1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

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de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

~ 49

1

rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

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laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

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Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

54 55

accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

34 35

de la Liberteacute Un tel rapport de Hocirclderlin agrave Kant resteacute lui-mecircme secret agrave la philosophie est chronologiquement anteacuterieur au deacuteveloppement de lIdeacutealisme allemand que vont cependant porter si haut les deux compagnons de jeunesse que furent pour Hocirclderlin Hegel et Schelling Toutefois eacutecrira Heidegger on peuf dire des nouveaux philosophes quils laquo franchissent dun bond raquo (34) la penseacutee de Kant plus quils ne la laquo deacutepassent raquo Lœuvre de Kant dit-il encore laquo demeure comme une forteresse non conquise agrave larriegravere du nouveau front raquo Peut-ecirctre en est-il de mecircme pour la poeacutesie de Hocirclderlin si elle demeure la tacircche agrave laquelle nul encore na su satisfaire tant elle est deacutepassante au cœur de sa proximiteacute

Si maintenant nous passons dŒdipe agrave Anshytigone un premier paradoxe nous frappe Selon la chronologie probable agrave laquelle se reacutefegraverent les historiens la trageacutedie dAntigone serait denviron dix ans anteacuterieure agrave la premiegravere trashygeacutedie dŒdipe Hocirclderlin au contraire sans sexpliquer renverse la probabiliteacute chronoloshygique et le livre que publie au printemps 1804 leacutediteur Wilmans preacutesente Antigone agrave la suite dŒdipe Il semble par ailleurs que le poegravete ait plus longuement meacutediteacute la traduction dAntishy

(34) Die Frage nach dem Ding (Niemeyer 1962) p 45

gone que celle dŒdipe si bien que dit W Schadewaldt laquo Œdipe est dans lensemble plus preacutecis plus saisissable plus dramatiquement tendu Antigone au contraire est une œuvre plus profonde mais aussi plus obseure plus inaccessible plus incommunicative raquo (35) Comshyment faire face agrave une telle diffeacuterenceacute Peutshyecirctre un peu de lumiegravere sur ce point pourra-tshyelle nous venir de linterpreacutetation du laquo ceacutelegravebreraquo dialogue dAntigone et de Creacuteon

Comme il arrive pour tous les hauts lieux de la litteacuterature grecque quil sagisse par exemple du Fragment 3 du poegraveme de Parmeacuteshynide qui dit le rapport de la penseacutee et de

lt lecirctre ou dans Thucydide du sect 22 du livre rr de la Guerre du Peacuteloponnegravese ougrave lauteur deacutefinit son projet dhistorien linterpreacutetation de ce dialogue reste particuliegraverement probleacutematique Elle lest dautant plus que le texte nous en est transmis dune maniegravere incertaine Linterpreacuteshy

tation couramment reccedilue consiste agrave montrer Antigone en appelant agrave Zeus et agrave Dikegrave de linshyjustice du deacutecret de Creacuteon

CREacuteON Et tu as malgreacute tout eu le front de transgresser mes lois

ANTIGONE Oui car ce nest pas Zeus qui a proshymulgueacute pour moi cette deacutefense et Dikegrave celle qui habite avec les dieux

(35) Wolfgang SCHADEWALDT op cit p 11

36 37

den bas na pas eacutetabli parmi les hommes des lois comme les tienshynes (36)

Il est agrave lextrecircme rigueur theacuteoriquement posshysible de lire ainsi le texte de Sophocle Holshyderlin lui-mecircme lit ainsi agrave ceci pregraves que Zeus est nommeacute par Antigone Mon Zeus et ainsi opposeacute au Zeus de Creacuteon Cette lecture a paru cependant irrecevable aussi bien quant agrave la forme que quant au fond agrave Karl Reinhardt (37) Si nous lisons le texte de Sophocle en nous insshypirant de la lecture de Reinhardt sinon en la reproduisant textuellement nous entendrions plutocirct ainsi les paroles dAntigone

CREacuteON Tu as cependant oseacute passer outre agrave mes lois

ANTIGONE Ce nest certes pas Zeus qui ma claironneacute de faire ce que jai fait

Non plus que la Dikegrave qui siegravege avec les dieux den bas

Na fixeacute chez les hommes les lois que je fais miennes

Pas davantage nOn plus de ta part un eacutedit

(36) Antigone vers 449 sqq (37) Telle est aussi la lecture de W Schadewaldt dans sa reacutecente

traduction dAntigone in Griechisches Theater deutsch von W Schadewaldt Suhrkamp (1964)

~

1_

~

r ~

Na pu agrave un mortel donner licence de passer outre

A des lois qui non eacutecrites ineacutebranshylables sont des dieux

Ce nest en veacuteriteacute ni daujourdhui ni dhier mais de toujpurs

Que ces lois ont vigueur nul ne sashychant dougrave elles brillent

Ni claironneacutees den haut ni eacutetablies den bas mais issues du centre lui-mecircme telles sont donc pour Antigone les lois

Holderlin reacutepeacutetons-le neacute lit pas ainsi le texte de Sophocle Mais il se pourrait que la meacuteditation de cette lecture contribue agrave eacuteclairer le sens dans lequel son interpreacutetation deacutejagrave saventure Car si ce nest ni den haut Zeus ni la Dikegrave den bas qui ont inspireacute agrave Antigone sa conduite de qui donc a-t-elle reccedilu la consishygne De qui sinon delle-mecircme et de laudace avec laquelle elle preacutetend transgressant les lois seulement statutaires de Zeus et de Dikegrave entrer dans un savoir plus immeacutediat de lois en ellesshymecircmes plus divines et plus saintes celles qui laquo de toujours ont vigueur sans que nul ne sache dougrave rayonne leur lumiegravere raquo Comme Œdipe solshylicitant dune maniegravere laquo trop infinieraquo la parole de loracle lheacutereacutetique Antigone sarroge le partage des dieux Elle agit degraves lors dans le mecircme sens que Dieu mais en quelque sorte contre Dieu reacutealisant en elle autant quil est

38 39

possible agrave lhomme cette figure de lAntitheacuteos qui lui sera fatale Car le laquo Pegravere du Tempsraquo rabroue plus deacutecisivement jusquagrave la terre laushydace de lusurpateur quil laisse laquo sans allieacute raquo agrave raison de sa deacutemesure On voit ici combien linterpreacutetation de Hocirclderlin deacutepasse en _profonshydeur et en porteacutee linterpreacutetation future de Hegel qui ne verra dans Antigone que le conflit de la famille et de lEtat autrement dit du feacuteshyminin et du viril le feacuteminin eacutetant laquo leacuteternelle ironie de la communauteacute raquo Son laquo zegravele obstineacute raquo dit Hegel laquo altegravere par lintrigue le but universel du gouvernement en un but priveacute transforme son activiteacute universelle en une œuvre particushyliegravere de tel ou tel individu et pervertit la proshyprieacuteteacute universelle de lEtat en une possession dont la famille fait parade raquo (38) Ce conflit pour Hegel ( est le conflit moral suprecircme et par conseacutequent la culmination du conflit trashygique raquo (39)

Cest bien au-delagrave dun tel conflit que Hocirclshyderlin deacutecouvre le tragique dAntigone Plus essentielle que lopposition du feacuteminin et du viril est laffrontement du divin et de lhumain tel que le connaissait Pindare tel aussi quHeacuteshyraclite lavait fait naicirctre directement de 1foAgravecfoUJ

qui est un autre nom pour AgraveQyccedil ou vau laquo1focircAgravecpo

est pegravere de tout roi de tout montrant ici des

(38) HEGEL Phiinomenologie eacuted Hoffmeister (Leipzig 1937) p 340

(39) Principes de la Philosophie du Droit sect 166

dieux lagrave des hommes et faisant paraicirctre les uns comme libres les autres comme esclashyves raquo (40) Cest donc dune mecircme origine que les dieux et les hommes seacutecartent les uns des autres mais les uns pour les autres laquo Nous respirons dune mecircme megravere raquo disait Pindare mais aux deux bouts de la distance qui seacutepare du rien le ciel immuable (41) Quand lhomme perd le sens dune telle distance pour tenter de saccoupler au divin cest alors que souvre pour lui la dimension du tragique dans laquelle le devenir-un illimiteacute de lhomme et dieu ne peut se purifier que par une seacuteparation illimiteacutee comme dans le cas -de ( latheacuteismeraquo dŒdipe renvoyeacute agrave la terre ougrave lui est confieacutee en service et souci la garde de labsence du dieu agrave moins que comme dans Antigone le dieu ne devienne immeacutediatement preacutesent dans la figure de la mort Les deux deacutenouements sont la reacuteveacutelation dun Zeus plus proprement luishymecircme que le Zeus statutaire cest-agrave-dire de ceshylui dont le nom est Pegravere du Temps

Lapparition de Zeus comme Pegravere du Temps bien que ce soit seulement dans Antigone quil porte un tel nom cest peut-ecirctre encore plus au tragique dŒdipe quau tragique dAntigone quil reacutepond Mon Zeus dit Antigone Mais ce Zeus quelle sapproprie si lAntitheacuteos dont elle assume la freacuteneacutesie lui arrache la reacuteveacutelation des

(40) Fragment 53 (Diels-Kranz) (41) VI Neacutemlenne

40 41

lois cest dans la mort que tout aussitocirct il la preacutecipite Le Pegravere du Temps nest en reacutealiteacute pleinement tel que pour ceux dont la vie deshymeure le partage De cette preacutefiguration dAntishygone quest en un sens Danaeacute pour qui laccoushyplement avec le divin se purifie dans la seacutepashyration infinie au lieu de se perdre dans -la mort Hocirclderlin pourra donc dire

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Mais Danaeacute dans Antigone figure peut-ecirctre plutocirct quAntigone et agrave travers elle Œdipe dont le destin fut en effet de si longuement compter face au Pegravere du Temps les coups de Jheure au timbre dor Mais pourquoi Zeus en tant que laquo plus proprement lui-mecircme raquo est-il nommeacute Pegravere du Temps Peut-ecirctre le comprenshydrons-nous par la lecture dun poegraveme agrave peine anteacuterieur agrave la traduction des Trageacutedies de Soshyphocle Cest en effet dapregraves 1800 que nous poushyvons dater le poegraveme intituleacute Nature et Art ou Saturne et Jupiter (42) Nature et Art les deux mots font eacutecho agrave ce contraste du laquo natif raquo et du laquo culturelraquo dont le rapport chez nous contraste agrave son tour avec ce quil fut dans le monde des Grecs

Tu regravegnes au plus haut du jour et ta loi Resplendit tu tiens la balance fils de Saturne

(42) G E St 2 pp 37 sq

Et reacutepartis les lots toi qui serein as pour repos La gloire dune souveraineteacute immortelle

Cependant dans labicircme au dire des Poegravetes Le Pegravere antique ton propre pegravere tu las aushy

[trefois Releacutegueacute entendez geacutemir dans les projondeurs Lagrave ougrave les rebelles devant ta face justement ont

[leur lieu

Innocent le dieu de lacircge dor depuis deacutejagrave lonshy[temps

Libre de toute peine il fut plus grand que toi [bien quil

Nait formuleacute aucun commandement ni Quaucun des mortels lait nommeacute de son nom

Ecroule-toi Ou naie pas honte de le reconshy[naicirctre

Et si tu veux te maintenir sois au service du [plus antique

Et permets en gracircce de lui quavant tous les [autres

Hommes et dieux le poegravete le nomme

Car comme de la nueacutee ton eacuteclair vient De lui ce qui est tien Vois Teacutemoin de lui Est ce qui plie sous toi et de lantique Joie tout pouvoir a pris sa croissance

Et chaque fois quest sensible agrave mon cœur Une forme vivante et que seacuteclaire ce qui tient

[de toi sa figure Et quen son berceau sest endormi pour moi Deacutelice le temps toujours en marche

42 43

Cest toi quaLors jentends Cronide et que je [reconnais

Maicirctre sage qui comme nous fils Du temps donnes des lois et ce qui

( ~

Sabrite dans lombre sainte proclames

Le Zeus laquo plus proprement lui-mecircmeraquo et qui laquo donne des lois raquo comme le dieu quAntigone nomme laquo mon Zeus raquo est ainsi celui qui se remeacutemorant sa propre ligneacutee redevient le fils de Cronos et reconnaicirct que cest de lui que proshyvient tout ce qui est sien Lavegravenement de Zeus agrave leacutenigmatique figure du Pegravere du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-mecircme son virage jusquagrave ce qui lui est essentiellement natif son retour de lexcentrishyciteacute relaUve de lart au secret plus difficile agrave conqueacuterir de la nature dont le contraste tout puissant domine mecircme le divin

Enigme est tout ce qui source pure a jailli [Mecircme

Le poegraveme agrave peine sait-il le deacutevoiler Car Tel tu pris le deacutepart tel tu persisteras Si prenante nous soit la neacutecessiteacute Et lœuvre du dressage rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-neacute (43)

Mais quel est le temps de Zeus redevenu Pegravere

(43) Der Rhein strophe 4 (G E St 2 p 143)

du Temps autrement dit du Zeus laquo plus propreshyment lui-mecircme raquo Le temps mecircme de la trashygeacutedie celui quimiddot souvre agrave lhomme sil se risque jusquagrave laccouplement du dieu-et-homshyme et qui degraves lors se reacuteduit au vide de sa pure laquo condition raquo de telle sorte que Zeus comme Pegravere du Temps est bien moins apparition antishyphanique que deacutetournement cateacutegorique agrave quoi reacutepond de la part des hommes la volte purifishycatrice qui les ramegravene agrave leur terre ougrave jusquagrave la mort immeacutediate ou tardive cest tragiqueshyment quils font face au retrait du divin

Ainsi nous pressentons dans lAntigone de Hocirclderlin ougrave apparaicirct la figure du Pegravere du Temps un approfondissement de la penseacutee du tragique telle quelle portait deacutejagrave la trageacutedie dŒdipe Cet approfondissement renvoie agrave son tour agrave deux diffeacuterences qui relativement agrave Œdipe vont porter Antigone au comble dun presque insoutenable eacuteclat

La premiegravere de ces diffeacuterences a trait agrave la composition mecircme de la trageacutedie comme ajoinshytement lun agrave lautre des deux laquo principes raquo quelle met en scegravene ceux que Hocirclderlin nomshyme das UnfecircYrmliche et das Allzuformliche ce qui se deacuterobe au formel et lexcessivement formel Loin quils soient seulement opposeacutes comme dans Ajax ou mecircme dans Œdipe Antishygone nous les montre poseacutes lun par rapport agrave lautre agrave eacutegaliteacute si bien que les eacuteveacutenements sy deacuteploient dans loptique dune impartialiteacute que

44 45

Hocirclderlin va jusquagrave qualifier de reacutepublicaine Aucun des deux protagonistes na le moindre avantage sur lautre Ils ne diffegraverent dit le poegravete que selon le temps comme deux coureurs de mecircme force dont lun ne perd agrave bout de souffle que parce quil est parti le premier Si lautre gagne cest simplement pour- navoir pris quensuite le deacutepart Mais qui perd et qui gagne Hocirclderlin ne le dit pas explicitement Peut-ecirctre est-il permis de penser que Creacuteon gashygne car il nentre dans la compeacutetition quapregraves le deacutefi dAntigone Il lui reste donc plus de souffle Mais gagne-t-il vraiment Et la vie qui lui reste en partage nest-elle pas encore plus deacuteplorable que le destin dAntigone Cest pourquoi on peut comprendre aussi avec W Schadewaldt que cest Creacuteon qui perd pour avoir par son eacutedit pris les devants et quAnshytigone gagne parce quelle nagit que reacuteactishyvement agrave Creacuteonraquo (44) Mais sagit-il mecircme de Creacuteon et dAntigone Le grand moment de limpartialiteacute tragique dont parle Hocirclderlin est le chœur qui preacutecegravede immeacutediatement larriveacutee de Tireacutesias Ce chœur insolite dit Hocirclderlin sajointe on ne peut mieux agrave lensemble et sa froide impartialiteacute est chaleur preacuteciseacutement dans la mesure ougrave elle est si proprement de mise

Dans le chœur dont il est question (vers 944 agrave 987 de la trageacutedie de Sophocle) sont eacutevoqueacutes

(44) W SCHADEWALDT op dt p 59

successivement trois destins qui preacutefigurent le destin du heacuteros tragique celui de Danaeacute celui du fils de Dryas celui des deux fils de Phineacutee Mais Danaeacute qui navait eacuteteacute cacheacutee dans une prison souterraine que par la prudence de son pegravere change ici de nature Cest maintenant des dieux quelle devient la victime Degraves lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature Hocirclderlin eacutecrira donc au lieu de elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux dor

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Le lecteur reste ici perplexe non pas tant agrave caushyse de la transformation apporteacutee que parce que Sophocle semble bien plutocirct parler de la seshymence de Zeus que plus geacuteneacuteralement du devenir Faut-il penser ici comme le rappellent Helligrath Reinhardt et Schadewaldt que la connaissance que Hocirclderlin avait du grec eacutetait limiteacutee Dautres laquo eacutecarts de traductionraquo pourshyraient autoriser la mecircme conclusion Toutefois ajoute Karl Reinhardt (45) mecircme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans lembarras quant agrave la nature des modifications introduites par la traduction Sur ces modifications Hocirclderlin sest cependant exshypliqueacute lui-mecircme dans une lettre de septembre

(45) HOiderlin und Sophokles in HOiderlin (Mohr-Siebeck Tuumlshybingen 1961) pp 297 sqq

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1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

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de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

~ 49

1

rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

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laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

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Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

36 37

den bas na pas eacutetabli parmi les hommes des lois comme les tienshynes (36)

Il est agrave lextrecircme rigueur theacuteoriquement posshysible de lire ainsi le texte de Sophocle Holshyderlin lui-mecircme lit ainsi agrave ceci pregraves que Zeus est nommeacute par Antigone Mon Zeus et ainsi opposeacute au Zeus de Creacuteon Cette lecture a paru cependant irrecevable aussi bien quant agrave la forme que quant au fond agrave Karl Reinhardt (37) Si nous lisons le texte de Sophocle en nous insshypirant de la lecture de Reinhardt sinon en la reproduisant textuellement nous entendrions plutocirct ainsi les paroles dAntigone

CREacuteON Tu as cependant oseacute passer outre agrave mes lois

ANTIGONE Ce nest certes pas Zeus qui ma claironneacute de faire ce que jai fait

Non plus que la Dikegrave qui siegravege avec les dieux den bas

Na fixeacute chez les hommes les lois que je fais miennes

Pas davantage nOn plus de ta part un eacutedit

(36) Antigone vers 449 sqq (37) Telle est aussi la lecture de W Schadewaldt dans sa reacutecente

traduction dAntigone in Griechisches Theater deutsch von W Schadewaldt Suhrkamp (1964)

~

1_

~

r ~

Na pu agrave un mortel donner licence de passer outre

A des lois qui non eacutecrites ineacutebranshylables sont des dieux

Ce nest en veacuteriteacute ni daujourdhui ni dhier mais de toujpurs

Que ces lois ont vigueur nul ne sashychant dougrave elles brillent

Ni claironneacutees den haut ni eacutetablies den bas mais issues du centre lui-mecircme telles sont donc pour Antigone les lois

Holderlin reacutepeacutetons-le neacute lit pas ainsi le texte de Sophocle Mais il se pourrait que la meacuteditation de cette lecture contribue agrave eacuteclairer le sens dans lequel son interpreacutetation deacutejagrave saventure Car si ce nest ni den haut Zeus ni la Dikegrave den bas qui ont inspireacute agrave Antigone sa conduite de qui donc a-t-elle reccedilu la consishygne De qui sinon delle-mecircme et de laudace avec laquelle elle preacutetend transgressant les lois seulement statutaires de Zeus et de Dikegrave entrer dans un savoir plus immeacutediat de lois en ellesshymecircmes plus divines et plus saintes celles qui laquo de toujours ont vigueur sans que nul ne sache dougrave rayonne leur lumiegravere raquo Comme Œdipe solshylicitant dune maniegravere laquo trop infinieraquo la parole de loracle lheacutereacutetique Antigone sarroge le partage des dieux Elle agit degraves lors dans le mecircme sens que Dieu mais en quelque sorte contre Dieu reacutealisant en elle autant quil est

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possible agrave lhomme cette figure de lAntitheacuteos qui lui sera fatale Car le laquo Pegravere du Tempsraquo rabroue plus deacutecisivement jusquagrave la terre laushydace de lusurpateur quil laisse laquo sans allieacute raquo agrave raison de sa deacutemesure On voit ici combien linterpreacutetation de Hocirclderlin deacutepasse en _profonshydeur et en porteacutee linterpreacutetation future de Hegel qui ne verra dans Antigone que le conflit de la famille et de lEtat autrement dit du feacuteshyminin et du viril le feacuteminin eacutetant laquo leacuteternelle ironie de la communauteacute raquo Son laquo zegravele obstineacute raquo dit Hegel laquo altegravere par lintrigue le but universel du gouvernement en un but priveacute transforme son activiteacute universelle en une œuvre particushyliegravere de tel ou tel individu et pervertit la proshyprieacuteteacute universelle de lEtat en une possession dont la famille fait parade raquo (38) Ce conflit pour Hegel ( est le conflit moral suprecircme et par conseacutequent la culmination du conflit trashygique raquo (39)

Cest bien au-delagrave dun tel conflit que Hocirclshyderlin deacutecouvre le tragique dAntigone Plus essentielle que lopposition du feacuteminin et du viril est laffrontement du divin et de lhumain tel que le connaissait Pindare tel aussi quHeacuteshyraclite lavait fait naicirctre directement de 1foAgravecfoUJ

qui est un autre nom pour AgraveQyccedil ou vau laquo1focircAgravecpo

est pegravere de tout roi de tout montrant ici des

(38) HEGEL Phiinomenologie eacuted Hoffmeister (Leipzig 1937) p 340

(39) Principes de la Philosophie du Droit sect 166

dieux lagrave des hommes et faisant paraicirctre les uns comme libres les autres comme esclashyves raquo (40) Cest donc dune mecircme origine que les dieux et les hommes seacutecartent les uns des autres mais les uns pour les autres laquo Nous respirons dune mecircme megravere raquo disait Pindare mais aux deux bouts de la distance qui seacutepare du rien le ciel immuable (41) Quand lhomme perd le sens dune telle distance pour tenter de saccoupler au divin cest alors que souvre pour lui la dimension du tragique dans laquelle le devenir-un illimiteacute de lhomme et dieu ne peut se purifier que par une seacuteparation illimiteacutee comme dans le cas -de ( latheacuteismeraquo dŒdipe renvoyeacute agrave la terre ougrave lui est confieacutee en service et souci la garde de labsence du dieu agrave moins que comme dans Antigone le dieu ne devienne immeacutediatement preacutesent dans la figure de la mort Les deux deacutenouements sont la reacuteveacutelation dun Zeus plus proprement luishymecircme que le Zeus statutaire cest-agrave-dire de ceshylui dont le nom est Pegravere du Temps

Lapparition de Zeus comme Pegravere du Temps bien que ce soit seulement dans Antigone quil porte un tel nom cest peut-ecirctre encore plus au tragique dŒdipe quau tragique dAntigone quil reacutepond Mon Zeus dit Antigone Mais ce Zeus quelle sapproprie si lAntitheacuteos dont elle assume la freacuteneacutesie lui arrache la reacuteveacutelation des

(40) Fragment 53 (Diels-Kranz) (41) VI Neacutemlenne

40 41

lois cest dans la mort que tout aussitocirct il la preacutecipite Le Pegravere du Temps nest en reacutealiteacute pleinement tel que pour ceux dont la vie deshymeure le partage De cette preacutefiguration dAntishygone quest en un sens Danaeacute pour qui laccoushyplement avec le divin se purifie dans la seacutepashyration infinie au lieu de se perdre dans -la mort Hocirclderlin pourra donc dire

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Mais Danaeacute dans Antigone figure peut-ecirctre plutocirct quAntigone et agrave travers elle Œdipe dont le destin fut en effet de si longuement compter face au Pegravere du Temps les coups de Jheure au timbre dor Mais pourquoi Zeus en tant que laquo plus proprement lui-mecircme raquo est-il nommeacute Pegravere du Temps Peut-ecirctre le comprenshydrons-nous par la lecture dun poegraveme agrave peine anteacuterieur agrave la traduction des Trageacutedies de Soshyphocle Cest en effet dapregraves 1800 que nous poushyvons dater le poegraveme intituleacute Nature et Art ou Saturne et Jupiter (42) Nature et Art les deux mots font eacutecho agrave ce contraste du laquo natif raquo et du laquo culturelraquo dont le rapport chez nous contraste agrave son tour avec ce quil fut dans le monde des Grecs

Tu regravegnes au plus haut du jour et ta loi Resplendit tu tiens la balance fils de Saturne

(42) G E St 2 pp 37 sq

Et reacutepartis les lots toi qui serein as pour repos La gloire dune souveraineteacute immortelle

Cependant dans labicircme au dire des Poegravetes Le Pegravere antique ton propre pegravere tu las aushy

[trefois Releacutegueacute entendez geacutemir dans les projondeurs Lagrave ougrave les rebelles devant ta face justement ont

[leur lieu

Innocent le dieu de lacircge dor depuis deacutejagrave lonshy[temps

Libre de toute peine il fut plus grand que toi [bien quil

Nait formuleacute aucun commandement ni Quaucun des mortels lait nommeacute de son nom

Ecroule-toi Ou naie pas honte de le reconshy[naicirctre

Et si tu veux te maintenir sois au service du [plus antique

Et permets en gracircce de lui quavant tous les [autres

Hommes et dieux le poegravete le nomme

Car comme de la nueacutee ton eacuteclair vient De lui ce qui est tien Vois Teacutemoin de lui Est ce qui plie sous toi et de lantique Joie tout pouvoir a pris sa croissance

Et chaque fois quest sensible agrave mon cœur Une forme vivante et que seacuteclaire ce qui tient

[de toi sa figure Et quen son berceau sest endormi pour moi Deacutelice le temps toujours en marche

42 43

Cest toi quaLors jentends Cronide et que je [reconnais

Maicirctre sage qui comme nous fils Du temps donnes des lois et ce qui

( ~

Sabrite dans lombre sainte proclames

Le Zeus laquo plus proprement lui-mecircmeraquo et qui laquo donne des lois raquo comme le dieu quAntigone nomme laquo mon Zeus raquo est ainsi celui qui se remeacutemorant sa propre ligneacutee redevient le fils de Cronos et reconnaicirct que cest de lui que proshyvient tout ce qui est sien Lavegravenement de Zeus agrave leacutenigmatique figure du Pegravere du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-mecircme son virage jusquagrave ce qui lui est essentiellement natif son retour de lexcentrishyciteacute relaUve de lart au secret plus difficile agrave conqueacuterir de la nature dont le contraste tout puissant domine mecircme le divin

Enigme est tout ce qui source pure a jailli [Mecircme

Le poegraveme agrave peine sait-il le deacutevoiler Car Tel tu pris le deacutepart tel tu persisteras Si prenante nous soit la neacutecessiteacute Et lœuvre du dressage rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-neacute (43)

Mais quel est le temps de Zeus redevenu Pegravere

(43) Der Rhein strophe 4 (G E St 2 p 143)

du Temps autrement dit du Zeus laquo plus propreshyment lui-mecircme raquo Le temps mecircme de la trashygeacutedie celui quimiddot souvre agrave lhomme sil se risque jusquagrave laccouplement du dieu-et-homshyme et qui degraves lors se reacuteduit au vide de sa pure laquo condition raquo de telle sorte que Zeus comme Pegravere du Temps est bien moins apparition antishyphanique que deacutetournement cateacutegorique agrave quoi reacutepond de la part des hommes la volte purifishycatrice qui les ramegravene agrave leur terre ougrave jusquagrave la mort immeacutediate ou tardive cest tragiqueshyment quils font face au retrait du divin

Ainsi nous pressentons dans lAntigone de Hocirclderlin ougrave apparaicirct la figure du Pegravere du Temps un approfondissement de la penseacutee du tragique telle quelle portait deacutejagrave la trageacutedie dŒdipe Cet approfondissement renvoie agrave son tour agrave deux diffeacuterences qui relativement agrave Œdipe vont porter Antigone au comble dun presque insoutenable eacuteclat

La premiegravere de ces diffeacuterences a trait agrave la composition mecircme de la trageacutedie comme ajoinshytement lun agrave lautre des deux laquo principes raquo quelle met en scegravene ceux que Hocirclderlin nomshyme das UnfecircYrmliche et das Allzuformliche ce qui se deacuterobe au formel et lexcessivement formel Loin quils soient seulement opposeacutes comme dans Ajax ou mecircme dans Œdipe Antishygone nous les montre poseacutes lun par rapport agrave lautre agrave eacutegaliteacute si bien que les eacuteveacutenements sy deacuteploient dans loptique dune impartialiteacute que

44 45

Hocirclderlin va jusquagrave qualifier de reacutepublicaine Aucun des deux protagonistes na le moindre avantage sur lautre Ils ne diffegraverent dit le poegravete que selon le temps comme deux coureurs de mecircme force dont lun ne perd agrave bout de souffle que parce quil est parti le premier Si lautre gagne cest simplement pour- navoir pris quensuite le deacutepart Mais qui perd et qui gagne Hocirclderlin ne le dit pas explicitement Peut-ecirctre est-il permis de penser que Creacuteon gashygne car il nentre dans la compeacutetition quapregraves le deacutefi dAntigone Il lui reste donc plus de souffle Mais gagne-t-il vraiment Et la vie qui lui reste en partage nest-elle pas encore plus deacuteplorable que le destin dAntigone Cest pourquoi on peut comprendre aussi avec W Schadewaldt que cest Creacuteon qui perd pour avoir par son eacutedit pris les devants et quAnshytigone gagne parce quelle nagit que reacuteactishyvement agrave Creacuteonraquo (44) Mais sagit-il mecircme de Creacuteon et dAntigone Le grand moment de limpartialiteacute tragique dont parle Hocirclderlin est le chœur qui preacutecegravede immeacutediatement larriveacutee de Tireacutesias Ce chœur insolite dit Hocirclderlin sajointe on ne peut mieux agrave lensemble et sa froide impartialiteacute est chaleur preacuteciseacutement dans la mesure ougrave elle est si proprement de mise

Dans le chœur dont il est question (vers 944 agrave 987 de la trageacutedie de Sophocle) sont eacutevoqueacutes

(44) W SCHADEWALDT op dt p 59

successivement trois destins qui preacutefigurent le destin du heacuteros tragique celui de Danaeacute celui du fils de Dryas celui des deux fils de Phineacutee Mais Danaeacute qui navait eacuteteacute cacheacutee dans une prison souterraine que par la prudence de son pegravere change ici de nature Cest maintenant des dieux quelle devient la victime Degraves lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature Hocirclderlin eacutecrira donc au lieu de elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux dor

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Le lecteur reste ici perplexe non pas tant agrave caushyse de la transformation apporteacutee que parce que Sophocle semble bien plutocirct parler de la seshymence de Zeus que plus geacuteneacuteralement du devenir Faut-il penser ici comme le rappellent Helligrath Reinhardt et Schadewaldt que la connaissance que Hocirclderlin avait du grec eacutetait limiteacutee Dautres laquo eacutecarts de traductionraquo pourshyraient autoriser la mecircme conclusion Toutefois ajoute Karl Reinhardt (45) mecircme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans lembarras quant agrave la nature des modifications introduites par la traduction Sur ces modifications Hocirclderlin sest cependant exshypliqueacute lui-mecircme dans une lettre de septembre

(45) HOiderlin und Sophokles in HOiderlin (Mohr-Siebeck Tuumlshybingen 1961) pp 297 sqq

46 47

1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

48

de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

~ 49

1

rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

50 51

laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

52 53

Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

54 55

accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

38 39

possible agrave lhomme cette figure de lAntitheacuteos qui lui sera fatale Car le laquo Pegravere du Tempsraquo rabroue plus deacutecisivement jusquagrave la terre laushydace de lusurpateur quil laisse laquo sans allieacute raquo agrave raison de sa deacutemesure On voit ici combien linterpreacutetation de Hocirclderlin deacutepasse en _profonshydeur et en porteacutee linterpreacutetation future de Hegel qui ne verra dans Antigone que le conflit de la famille et de lEtat autrement dit du feacuteshyminin et du viril le feacuteminin eacutetant laquo leacuteternelle ironie de la communauteacute raquo Son laquo zegravele obstineacute raquo dit Hegel laquo altegravere par lintrigue le but universel du gouvernement en un but priveacute transforme son activiteacute universelle en une œuvre particushyliegravere de tel ou tel individu et pervertit la proshyprieacuteteacute universelle de lEtat en une possession dont la famille fait parade raquo (38) Ce conflit pour Hegel ( est le conflit moral suprecircme et par conseacutequent la culmination du conflit trashygique raquo (39)

Cest bien au-delagrave dun tel conflit que Hocirclshyderlin deacutecouvre le tragique dAntigone Plus essentielle que lopposition du feacuteminin et du viril est laffrontement du divin et de lhumain tel que le connaissait Pindare tel aussi quHeacuteshyraclite lavait fait naicirctre directement de 1foAgravecfoUJ

qui est un autre nom pour AgraveQyccedil ou vau laquo1focircAgravecpo

est pegravere de tout roi de tout montrant ici des

(38) HEGEL Phiinomenologie eacuted Hoffmeister (Leipzig 1937) p 340

(39) Principes de la Philosophie du Droit sect 166

dieux lagrave des hommes et faisant paraicirctre les uns comme libres les autres comme esclashyves raquo (40) Cest donc dune mecircme origine que les dieux et les hommes seacutecartent les uns des autres mais les uns pour les autres laquo Nous respirons dune mecircme megravere raquo disait Pindare mais aux deux bouts de la distance qui seacutepare du rien le ciel immuable (41) Quand lhomme perd le sens dune telle distance pour tenter de saccoupler au divin cest alors que souvre pour lui la dimension du tragique dans laquelle le devenir-un illimiteacute de lhomme et dieu ne peut se purifier que par une seacuteparation illimiteacutee comme dans le cas -de ( latheacuteismeraquo dŒdipe renvoyeacute agrave la terre ougrave lui est confieacutee en service et souci la garde de labsence du dieu agrave moins que comme dans Antigone le dieu ne devienne immeacutediatement preacutesent dans la figure de la mort Les deux deacutenouements sont la reacuteveacutelation dun Zeus plus proprement luishymecircme que le Zeus statutaire cest-agrave-dire de ceshylui dont le nom est Pegravere du Temps

Lapparition de Zeus comme Pegravere du Temps bien que ce soit seulement dans Antigone quil porte un tel nom cest peut-ecirctre encore plus au tragique dŒdipe quau tragique dAntigone quil reacutepond Mon Zeus dit Antigone Mais ce Zeus quelle sapproprie si lAntitheacuteos dont elle assume la freacuteneacutesie lui arrache la reacuteveacutelation des

(40) Fragment 53 (Diels-Kranz) (41) VI Neacutemlenne

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lois cest dans la mort que tout aussitocirct il la preacutecipite Le Pegravere du Temps nest en reacutealiteacute pleinement tel que pour ceux dont la vie deshymeure le partage De cette preacutefiguration dAntishygone quest en un sens Danaeacute pour qui laccoushyplement avec le divin se purifie dans la seacutepashyration infinie au lieu de se perdre dans -la mort Hocirclderlin pourra donc dire

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Mais Danaeacute dans Antigone figure peut-ecirctre plutocirct quAntigone et agrave travers elle Œdipe dont le destin fut en effet de si longuement compter face au Pegravere du Temps les coups de Jheure au timbre dor Mais pourquoi Zeus en tant que laquo plus proprement lui-mecircme raquo est-il nommeacute Pegravere du Temps Peut-ecirctre le comprenshydrons-nous par la lecture dun poegraveme agrave peine anteacuterieur agrave la traduction des Trageacutedies de Soshyphocle Cest en effet dapregraves 1800 que nous poushyvons dater le poegraveme intituleacute Nature et Art ou Saturne et Jupiter (42) Nature et Art les deux mots font eacutecho agrave ce contraste du laquo natif raquo et du laquo culturelraquo dont le rapport chez nous contraste agrave son tour avec ce quil fut dans le monde des Grecs

Tu regravegnes au plus haut du jour et ta loi Resplendit tu tiens la balance fils de Saturne

(42) G E St 2 pp 37 sq

Et reacutepartis les lots toi qui serein as pour repos La gloire dune souveraineteacute immortelle

Cependant dans labicircme au dire des Poegravetes Le Pegravere antique ton propre pegravere tu las aushy

[trefois Releacutegueacute entendez geacutemir dans les projondeurs Lagrave ougrave les rebelles devant ta face justement ont

[leur lieu

Innocent le dieu de lacircge dor depuis deacutejagrave lonshy[temps

Libre de toute peine il fut plus grand que toi [bien quil

Nait formuleacute aucun commandement ni Quaucun des mortels lait nommeacute de son nom

Ecroule-toi Ou naie pas honte de le reconshy[naicirctre

Et si tu veux te maintenir sois au service du [plus antique

Et permets en gracircce de lui quavant tous les [autres

Hommes et dieux le poegravete le nomme

Car comme de la nueacutee ton eacuteclair vient De lui ce qui est tien Vois Teacutemoin de lui Est ce qui plie sous toi et de lantique Joie tout pouvoir a pris sa croissance

Et chaque fois quest sensible agrave mon cœur Une forme vivante et que seacuteclaire ce qui tient

[de toi sa figure Et quen son berceau sest endormi pour moi Deacutelice le temps toujours en marche

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Cest toi quaLors jentends Cronide et que je [reconnais

Maicirctre sage qui comme nous fils Du temps donnes des lois et ce qui

( ~

Sabrite dans lombre sainte proclames

Le Zeus laquo plus proprement lui-mecircmeraquo et qui laquo donne des lois raquo comme le dieu quAntigone nomme laquo mon Zeus raquo est ainsi celui qui se remeacutemorant sa propre ligneacutee redevient le fils de Cronos et reconnaicirct que cest de lui que proshyvient tout ce qui est sien Lavegravenement de Zeus agrave leacutenigmatique figure du Pegravere du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-mecircme son virage jusquagrave ce qui lui est essentiellement natif son retour de lexcentrishyciteacute relaUve de lart au secret plus difficile agrave conqueacuterir de la nature dont le contraste tout puissant domine mecircme le divin

Enigme est tout ce qui source pure a jailli [Mecircme

Le poegraveme agrave peine sait-il le deacutevoiler Car Tel tu pris le deacutepart tel tu persisteras Si prenante nous soit la neacutecessiteacute Et lœuvre du dressage rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-neacute (43)

Mais quel est le temps de Zeus redevenu Pegravere

(43) Der Rhein strophe 4 (G E St 2 p 143)

du Temps autrement dit du Zeus laquo plus propreshyment lui-mecircme raquo Le temps mecircme de la trashygeacutedie celui quimiddot souvre agrave lhomme sil se risque jusquagrave laccouplement du dieu-et-homshyme et qui degraves lors se reacuteduit au vide de sa pure laquo condition raquo de telle sorte que Zeus comme Pegravere du Temps est bien moins apparition antishyphanique que deacutetournement cateacutegorique agrave quoi reacutepond de la part des hommes la volte purifishycatrice qui les ramegravene agrave leur terre ougrave jusquagrave la mort immeacutediate ou tardive cest tragiqueshyment quils font face au retrait du divin

Ainsi nous pressentons dans lAntigone de Hocirclderlin ougrave apparaicirct la figure du Pegravere du Temps un approfondissement de la penseacutee du tragique telle quelle portait deacutejagrave la trageacutedie dŒdipe Cet approfondissement renvoie agrave son tour agrave deux diffeacuterences qui relativement agrave Œdipe vont porter Antigone au comble dun presque insoutenable eacuteclat

La premiegravere de ces diffeacuterences a trait agrave la composition mecircme de la trageacutedie comme ajoinshytement lun agrave lautre des deux laquo principes raquo quelle met en scegravene ceux que Hocirclderlin nomshyme das UnfecircYrmliche et das Allzuformliche ce qui se deacuterobe au formel et lexcessivement formel Loin quils soient seulement opposeacutes comme dans Ajax ou mecircme dans Œdipe Antishygone nous les montre poseacutes lun par rapport agrave lautre agrave eacutegaliteacute si bien que les eacuteveacutenements sy deacuteploient dans loptique dune impartialiteacute que

44 45

Hocirclderlin va jusquagrave qualifier de reacutepublicaine Aucun des deux protagonistes na le moindre avantage sur lautre Ils ne diffegraverent dit le poegravete que selon le temps comme deux coureurs de mecircme force dont lun ne perd agrave bout de souffle que parce quil est parti le premier Si lautre gagne cest simplement pour- navoir pris quensuite le deacutepart Mais qui perd et qui gagne Hocirclderlin ne le dit pas explicitement Peut-ecirctre est-il permis de penser que Creacuteon gashygne car il nentre dans la compeacutetition quapregraves le deacutefi dAntigone Il lui reste donc plus de souffle Mais gagne-t-il vraiment Et la vie qui lui reste en partage nest-elle pas encore plus deacuteplorable que le destin dAntigone Cest pourquoi on peut comprendre aussi avec W Schadewaldt que cest Creacuteon qui perd pour avoir par son eacutedit pris les devants et quAnshytigone gagne parce quelle nagit que reacuteactishyvement agrave Creacuteonraquo (44) Mais sagit-il mecircme de Creacuteon et dAntigone Le grand moment de limpartialiteacute tragique dont parle Hocirclderlin est le chœur qui preacutecegravede immeacutediatement larriveacutee de Tireacutesias Ce chœur insolite dit Hocirclderlin sajointe on ne peut mieux agrave lensemble et sa froide impartialiteacute est chaleur preacuteciseacutement dans la mesure ougrave elle est si proprement de mise

Dans le chœur dont il est question (vers 944 agrave 987 de la trageacutedie de Sophocle) sont eacutevoqueacutes

(44) W SCHADEWALDT op dt p 59

successivement trois destins qui preacutefigurent le destin du heacuteros tragique celui de Danaeacute celui du fils de Dryas celui des deux fils de Phineacutee Mais Danaeacute qui navait eacuteteacute cacheacutee dans une prison souterraine que par la prudence de son pegravere change ici de nature Cest maintenant des dieux quelle devient la victime Degraves lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature Hocirclderlin eacutecrira donc au lieu de elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux dor

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Le lecteur reste ici perplexe non pas tant agrave caushyse de la transformation apporteacutee que parce que Sophocle semble bien plutocirct parler de la seshymence de Zeus que plus geacuteneacuteralement du devenir Faut-il penser ici comme le rappellent Helligrath Reinhardt et Schadewaldt que la connaissance que Hocirclderlin avait du grec eacutetait limiteacutee Dautres laquo eacutecarts de traductionraquo pourshyraient autoriser la mecircme conclusion Toutefois ajoute Karl Reinhardt (45) mecircme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans lembarras quant agrave la nature des modifications introduites par la traduction Sur ces modifications Hocirclderlin sest cependant exshypliqueacute lui-mecircme dans une lettre de septembre

(45) HOiderlin und Sophokles in HOiderlin (Mohr-Siebeck Tuumlshybingen 1961) pp 297 sqq

46 47

1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

48

de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

~ 49

1

rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

50 51

laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

52 53

Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

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lois cest dans la mort que tout aussitocirct il la preacutecipite Le Pegravere du Temps nest en reacutealiteacute pleinement tel que pour ceux dont la vie deshymeure le partage De cette preacutefiguration dAntishygone quest en un sens Danaeacute pour qui laccoushyplement avec le divin se purifie dans la seacutepashyration infinie au lieu de se perdre dans -la mort Hocirclderlin pourra donc dire

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Mais Danaeacute dans Antigone figure peut-ecirctre plutocirct quAntigone et agrave travers elle Œdipe dont le destin fut en effet de si longuement compter face au Pegravere du Temps les coups de Jheure au timbre dor Mais pourquoi Zeus en tant que laquo plus proprement lui-mecircme raquo est-il nommeacute Pegravere du Temps Peut-ecirctre le comprenshydrons-nous par la lecture dun poegraveme agrave peine anteacuterieur agrave la traduction des Trageacutedies de Soshyphocle Cest en effet dapregraves 1800 que nous poushyvons dater le poegraveme intituleacute Nature et Art ou Saturne et Jupiter (42) Nature et Art les deux mots font eacutecho agrave ce contraste du laquo natif raquo et du laquo culturelraquo dont le rapport chez nous contraste agrave son tour avec ce quil fut dans le monde des Grecs

Tu regravegnes au plus haut du jour et ta loi Resplendit tu tiens la balance fils de Saturne

(42) G E St 2 pp 37 sq

Et reacutepartis les lots toi qui serein as pour repos La gloire dune souveraineteacute immortelle

Cependant dans labicircme au dire des Poegravetes Le Pegravere antique ton propre pegravere tu las aushy

[trefois Releacutegueacute entendez geacutemir dans les projondeurs Lagrave ougrave les rebelles devant ta face justement ont

[leur lieu

Innocent le dieu de lacircge dor depuis deacutejagrave lonshy[temps

Libre de toute peine il fut plus grand que toi [bien quil

Nait formuleacute aucun commandement ni Quaucun des mortels lait nommeacute de son nom

Ecroule-toi Ou naie pas honte de le reconshy[naicirctre

Et si tu veux te maintenir sois au service du [plus antique

Et permets en gracircce de lui quavant tous les [autres

Hommes et dieux le poegravete le nomme

Car comme de la nueacutee ton eacuteclair vient De lui ce qui est tien Vois Teacutemoin de lui Est ce qui plie sous toi et de lantique Joie tout pouvoir a pris sa croissance

Et chaque fois quest sensible agrave mon cœur Une forme vivante et que seacuteclaire ce qui tient

[de toi sa figure Et quen son berceau sest endormi pour moi Deacutelice le temps toujours en marche

42 43

Cest toi quaLors jentends Cronide et que je [reconnais

Maicirctre sage qui comme nous fils Du temps donnes des lois et ce qui

( ~

Sabrite dans lombre sainte proclames

Le Zeus laquo plus proprement lui-mecircmeraquo et qui laquo donne des lois raquo comme le dieu quAntigone nomme laquo mon Zeus raquo est ainsi celui qui se remeacutemorant sa propre ligneacutee redevient le fils de Cronos et reconnaicirct que cest de lui que proshyvient tout ce qui est sien Lavegravenement de Zeus agrave leacutenigmatique figure du Pegravere du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-mecircme son virage jusquagrave ce qui lui est essentiellement natif son retour de lexcentrishyciteacute relaUve de lart au secret plus difficile agrave conqueacuterir de la nature dont le contraste tout puissant domine mecircme le divin

Enigme est tout ce qui source pure a jailli [Mecircme

Le poegraveme agrave peine sait-il le deacutevoiler Car Tel tu pris le deacutepart tel tu persisteras Si prenante nous soit la neacutecessiteacute Et lœuvre du dressage rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-neacute (43)

Mais quel est le temps de Zeus redevenu Pegravere

(43) Der Rhein strophe 4 (G E St 2 p 143)

du Temps autrement dit du Zeus laquo plus propreshyment lui-mecircme raquo Le temps mecircme de la trashygeacutedie celui quimiddot souvre agrave lhomme sil se risque jusquagrave laccouplement du dieu-et-homshyme et qui degraves lors se reacuteduit au vide de sa pure laquo condition raquo de telle sorte que Zeus comme Pegravere du Temps est bien moins apparition antishyphanique que deacutetournement cateacutegorique agrave quoi reacutepond de la part des hommes la volte purifishycatrice qui les ramegravene agrave leur terre ougrave jusquagrave la mort immeacutediate ou tardive cest tragiqueshyment quils font face au retrait du divin

Ainsi nous pressentons dans lAntigone de Hocirclderlin ougrave apparaicirct la figure du Pegravere du Temps un approfondissement de la penseacutee du tragique telle quelle portait deacutejagrave la trageacutedie dŒdipe Cet approfondissement renvoie agrave son tour agrave deux diffeacuterences qui relativement agrave Œdipe vont porter Antigone au comble dun presque insoutenable eacuteclat

La premiegravere de ces diffeacuterences a trait agrave la composition mecircme de la trageacutedie comme ajoinshytement lun agrave lautre des deux laquo principes raquo quelle met en scegravene ceux que Hocirclderlin nomshyme das UnfecircYrmliche et das Allzuformliche ce qui se deacuterobe au formel et lexcessivement formel Loin quils soient seulement opposeacutes comme dans Ajax ou mecircme dans Œdipe Antishygone nous les montre poseacutes lun par rapport agrave lautre agrave eacutegaliteacute si bien que les eacuteveacutenements sy deacuteploient dans loptique dune impartialiteacute que

44 45

Hocirclderlin va jusquagrave qualifier de reacutepublicaine Aucun des deux protagonistes na le moindre avantage sur lautre Ils ne diffegraverent dit le poegravete que selon le temps comme deux coureurs de mecircme force dont lun ne perd agrave bout de souffle que parce quil est parti le premier Si lautre gagne cest simplement pour- navoir pris quensuite le deacutepart Mais qui perd et qui gagne Hocirclderlin ne le dit pas explicitement Peut-ecirctre est-il permis de penser que Creacuteon gashygne car il nentre dans la compeacutetition quapregraves le deacutefi dAntigone Il lui reste donc plus de souffle Mais gagne-t-il vraiment Et la vie qui lui reste en partage nest-elle pas encore plus deacuteplorable que le destin dAntigone Cest pourquoi on peut comprendre aussi avec W Schadewaldt que cest Creacuteon qui perd pour avoir par son eacutedit pris les devants et quAnshytigone gagne parce quelle nagit que reacuteactishyvement agrave Creacuteonraquo (44) Mais sagit-il mecircme de Creacuteon et dAntigone Le grand moment de limpartialiteacute tragique dont parle Hocirclderlin est le chœur qui preacutecegravede immeacutediatement larriveacutee de Tireacutesias Ce chœur insolite dit Hocirclderlin sajointe on ne peut mieux agrave lensemble et sa froide impartialiteacute est chaleur preacuteciseacutement dans la mesure ougrave elle est si proprement de mise

Dans le chœur dont il est question (vers 944 agrave 987 de la trageacutedie de Sophocle) sont eacutevoqueacutes

(44) W SCHADEWALDT op dt p 59

successivement trois destins qui preacutefigurent le destin du heacuteros tragique celui de Danaeacute celui du fils de Dryas celui des deux fils de Phineacutee Mais Danaeacute qui navait eacuteteacute cacheacutee dans une prison souterraine que par la prudence de son pegravere change ici de nature Cest maintenant des dieux quelle devient la victime Degraves lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature Hocirclderlin eacutecrira donc au lieu de elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux dor

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Le lecteur reste ici perplexe non pas tant agrave caushyse de la transformation apporteacutee que parce que Sophocle semble bien plutocirct parler de la seshymence de Zeus que plus geacuteneacuteralement du devenir Faut-il penser ici comme le rappellent Helligrath Reinhardt et Schadewaldt que la connaissance que Hocirclderlin avait du grec eacutetait limiteacutee Dautres laquo eacutecarts de traductionraquo pourshyraient autoriser la mecircme conclusion Toutefois ajoute Karl Reinhardt (45) mecircme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans lembarras quant agrave la nature des modifications introduites par la traduction Sur ces modifications Hocirclderlin sest cependant exshypliqueacute lui-mecircme dans une lettre de septembre

(45) HOiderlin und Sophokles in HOiderlin (Mohr-Siebeck Tuumlshybingen 1961) pp 297 sqq

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1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

48

de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

~ 49

1

rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

50 51

laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

52 53

Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

42 43

Cest toi quaLors jentends Cronide et que je [reconnais

Maicirctre sage qui comme nous fils Du temps donnes des lois et ce qui

( ~

Sabrite dans lombre sainte proclames

Le Zeus laquo plus proprement lui-mecircmeraquo et qui laquo donne des lois raquo comme le dieu quAntigone nomme laquo mon Zeus raquo est ainsi celui qui se remeacutemorant sa propre ligneacutee redevient le fils de Cronos et reconnaicirct que cest de lui que proshyvient tout ce qui est sien Lavegravenement de Zeus agrave leacutenigmatique figure du Pegravere du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-mecircme son virage jusquagrave ce qui lui est essentiellement natif son retour de lexcentrishyciteacute relaUve de lart au secret plus difficile agrave conqueacuterir de la nature dont le contraste tout puissant domine mecircme le divin

Enigme est tout ce qui source pure a jailli [Mecircme

Le poegraveme agrave peine sait-il le deacutevoiler Car Tel tu pris le deacutepart tel tu persisteras Si prenante nous soit la neacutecessiteacute Et lœuvre du dressage rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-neacute (43)

Mais quel est le temps de Zeus redevenu Pegravere

(43) Der Rhein strophe 4 (G E St 2 p 143)

du Temps autrement dit du Zeus laquo plus propreshyment lui-mecircme raquo Le temps mecircme de la trashygeacutedie celui quimiddot souvre agrave lhomme sil se risque jusquagrave laccouplement du dieu-et-homshyme et qui degraves lors se reacuteduit au vide de sa pure laquo condition raquo de telle sorte que Zeus comme Pegravere du Temps est bien moins apparition antishyphanique que deacutetournement cateacutegorique agrave quoi reacutepond de la part des hommes la volte purifishycatrice qui les ramegravene agrave leur terre ougrave jusquagrave la mort immeacutediate ou tardive cest tragiqueshyment quils font face au retrait du divin

Ainsi nous pressentons dans lAntigone de Hocirclderlin ougrave apparaicirct la figure du Pegravere du Temps un approfondissement de la penseacutee du tragique telle quelle portait deacutejagrave la trageacutedie dŒdipe Cet approfondissement renvoie agrave son tour agrave deux diffeacuterences qui relativement agrave Œdipe vont porter Antigone au comble dun presque insoutenable eacuteclat

La premiegravere de ces diffeacuterences a trait agrave la composition mecircme de la trageacutedie comme ajoinshytement lun agrave lautre des deux laquo principes raquo quelle met en scegravene ceux que Hocirclderlin nomshyme das UnfecircYrmliche et das Allzuformliche ce qui se deacuterobe au formel et lexcessivement formel Loin quils soient seulement opposeacutes comme dans Ajax ou mecircme dans Œdipe Antishygone nous les montre poseacutes lun par rapport agrave lautre agrave eacutegaliteacute si bien que les eacuteveacutenements sy deacuteploient dans loptique dune impartialiteacute que

44 45

Hocirclderlin va jusquagrave qualifier de reacutepublicaine Aucun des deux protagonistes na le moindre avantage sur lautre Ils ne diffegraverent dit le poegravete que selon le temps comme deux coureurs de mecircme force dont lun ne perd agrave bout de souffle que parce quil est parti le premier Si lautre gagne cest simplement pour- navoir pris quensuite le deacutepart Mais qui perd et qui gagne Hocirclderlin ne le dit pas explicitement Peut-ecirctre est-il permis de penser que Creacuteon gashygne car il nentre dans la compeacutetition quapregraves le deacutefi dAntigone Il lui reste donc plus de souffle Mais gagne-t-il vraiment Et la vie qui lui reste en partage nest-elle pas encore plus deacuteplorable que le destin dAntigone Cest pourquoi on peut comprendre aussi avec W Schadewaldt que cest Creacuteon qui perd pour avoir par son eacutedit pris les devants et quAnshytigone gagne parce quelle nagit que reacuteactishyvement agrave Creacuteonraquo (44) Mais sagit-il mecircme de Creacuteon et dAntigone Le grand moment de limpartialiteacute tragique dont parle Hocirclderlin est le chœur qui preacutecegravede immeacutediatement larriveacutee de Tireacutesias Ce chœur insolite dit Hocirclderlin sajointe on ne peut mieux agrave lensemble et sa froide impartialiteacute est chaleur preacuteciseacutement dans la mesure ougrave elle est si proprement de mise

Dans le chœur dont il est question (vers 944 agrave 987 de la trageacutedie de Sophocle) sont eacutevoqueacutes

(44) W SCHADEWALDT op dt p 59

successivement trois destins qui preacutefigurent le destin du heacuteros tragique celui de Danaeacute celui du fils de Dryas celui des deux fils de Phineacutee Mais Danaeacute qui navait eacuteteacute cacheacutee dans une prison souterraine que par la prudence de son pegravere change ici de nature Cest maintenant des dieux quelle devient la victime Degraves lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature Hocirclderlin eacutecrira donc au lieu de elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux dor

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Le lecteur reste ici perplexe non pas tant agrave caushyse de la transformation apporteacutee que parce que Sophocle semble bien plutocirct parler de la seshymence de Zeus que plus geacuteneacuteralement du devenir Faut-il penser ici comme le rappellent Helligrath Reinhardt et Schadewaldt que la connaissance que Hocirclderlin avait du grec eacutetait limiteacutee Dautres laquo eacutecarts de traductionraquo pourshyraient autoriser la mecircme conclusion Toutefois ajoute Karl Reinhardt (45) mecircme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans lembarras quant agrave la nature des modifications introduites par la traduction Sur ces modifications Hocirclderlin sest cependant exshypliqueacute lui-mecircme dans une lettre de septembre

(45) HOiderlin und Sophokles in HOiderlin (Mohr-Siebeck Tuumlshybingen 1961) pp 297 sqq

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1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

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de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

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rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

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laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

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Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

44 45

Hocirclderlin va jusquagrave qualifier de reacutepublicaine Aucun des deux protagonistes na le moindre avantage sur lautre Ils ne diffegraverent dit le poegravete que selon le temps comme deux coureurs de mecircme force dont lun ne perd agrave bout de souffle que parce quil est parti le premier Si lautre gagne cest simplement pour- navoir pris quensuite le deacutepart Mais qui perd et qui gagne Hocirclderlin ne le dit pas explicitement Peut-ecirctre est-il permis de penser que Creacuteon gashygne car il nentre dans la compeacutetition quapregraves le deacutefi dAntigone Il lui reste donc plus de souffle Mais gagne-t-il vraiment Et la vie qui lui reste en partage nest-elle pas encore plus deacuteplorable que le destin dAntigone Cest pourquoi on peut comprendre aussi avec W Schadewaldt que cest Creacuteon qui perd pour avoir par son eacutedit pris les devants et quAnshytigone gagne parce quelle nagit que reacuteactishyvement agrave Creacuteonraquo (44) Mais sagit-il mecircme de Creacuteon et dAntigone Le grand moment de limpartialiteacute tragique dont parle Hocirclderlin est le chœur qui preacutecegravede immeacutediatement larriveacutee de Tireacutesias Ce chœur insolite dit Hocirclderlin sajointe on ne peut mieux agrave lensemble et sa froide impartialiteacute est chaleur preacuteciseacutement dans la mesure ougrave elle est si proprement de mise

Dans le chœur dont il est question (vers 944 agrave 987 de la trageacutedie de Sophocle) sont eacutevoqueacutes

(44) W SCHADEWALDT op dt p 59

successivement trois destins qui preacutefigurent le destin du heacuteros tragique celui de Danaeacute celui du fils de Dryas celui des deux fils de Phineacutee Mais Danaeacute qui navait eacuteteacute cacheacutee dans une prison souterraine que par la prudence de son pegravere change ici de nature Cest maintenant des dieux quelle devient la victime Degraves lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature Hocirclderlin eacutecrira donc au lieu de elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux dor

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Le lecteur reste ici perplexe non pas tant agrave caushyse de la transformation apporteacutee que parce que Sophocle semble bien plutocirct parler de la seshymence de Zeus que plus geacuteneacuteralement du devenir Faut-il penser ici comme le rappellent Helligrath Reinhardt et Schadewaldt que la connaissance que Hocirclderlin avait du grec eacutetait limiteacutee Dautres laquo eacutecarts de traductionraquo pourshyraient autoriser la mecircme conclusion Toutefois ajoute Karl Reinhardt (45) mecircme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans lembarras quant agrave la nature des modifications introduites par la traduction Sur ces modifications Hocirclderlin sest cependant exshypliqueacute lui-mecircme dans une lettre de septembre

(45) HOiderlin und Sophokles in HOiderlin (Mohr-Siebeck Tuumlshybingen 1961) pp 297 sqq

46 47

1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

48

de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

~ 49

1

rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

50 51

laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

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Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

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1803 agrave son eacutediteur Lart grec qui nous est eacutetranger du fait de son adaptation agrave la nature grecque et de deacutefauts dont il a toujours su sacshycommoder jespegravere en donner une preacutesentation plus vivante quagrave lordinaire en en faisant resshysortir davantage leacuteleacutement oriental quil a renieacute et en corrigeant quand il y a lieu ses deacutefauts estheacutetiques~ Leacuteleacutement oriental cest ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs et quils ont parfois chocircmeacute et mecircme renieacute au profit de son contraire la sobrieacuteteacute de lexposhysition - Orientaliser la traduction de Sophoshycle sera donc rendre la trageacutedie grecque plus ardente quelle ne peut apparaicirctre au lecteur moderne qui au contraire des Grecs excelle culturellement dans lenthousiasme excentrishyque Mais eacutecrit aussi Hocirclderlin au mecircme Wilshymans quelques mois plus tard (avril 1804) Je crois avoir eacutecrit tout agrave lencontre de lenthoushysiasme excentrique et ainsi rejoint la simplishyciteacute grecque Orientaliser la traduction nest donc deacutepayser la trageacutedie grecque quen lui gardant aussi son ineacutegalable sobrieacuteteacute Les laquo corshyrectionsraquo de Hocirclderlin sont ainsi agrave double sens et cest dans cette optique complexe quil faut examiner tous les laquo eacutecarts de traduction raquo car si cest comme un traicirctre cest non moins de sainte faccedilon que le poegravete moderne se comporte lui aussi relativement agrave loriginal grec

Nous comprenons degraves lors leacutelaboration du chœur qui constitue pour Hocirclderlin le foyer de la trageacutedie dAntigone Leacutevocation de Danaeacute

par laquelle il deacutebute manifeste encore un excegraves de sympathie pour Antigone comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophoshycle Mais cette tendresse est tenue en eacutechec dans la traduction degraves les deux derniers vers de la premiegravere strophe ceux qui preacuteciseacuterpent sont transposeacutes ainsi

Elle comptait au Pegravere du Temps Les coups de lheure au timbre dor

Dans la version musicale de lAntigone de Hocirclshyderlin que nous devons agrave Carl Orff ces deux vers sont magistralement preacuteceacutedeacutes dun Piashynissimo subito qui marque le changement de ton Face au Zeus plus proprement lui-mecircme que le Zeus statutaire de Creacuteon agrave celui qui nest plus que temps face donc agrave la marche du temps Danaeacute fait saintement sienne la plus ferme demeurance et degraves lors compatit la marshyche mecircme du temps agrave laquelle elle se plie comshyprenant ainsi la simpliciteacute de la succession des heures sans que lentendement conclue du preacuteshysent agrave lavenir Tout est precirct maintenant pour la preacutesentation des deux autres figures celle du fils de Dryas empierreacute pour avoir voulu mettre fin au deacutelire des Bacchantes et irriteacute les Muses amies des fiucirctes et celle des fils de Phineacutee condamneacutes agrave la nuit par la sauvagerie dune femme car le destin aussi sappesantit sur eux Cest ainsi quest par trois fois recourbeacute daushytant plus deacutecisivement vers la terre le partage

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de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

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rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

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laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

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Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

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laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

54 55

accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

48

de ceux qui avaient preacutetendu exulter bien loin de la terre devenue incapable de les contenir Tel doit donc ecirctre eacutegalement en toute imparshytialiteacute le destin dAntigone pour avoir dans sa ~ua~ouAgraveiœ (vers 95) heurteacute trop rudement le seuil sublime de Dikegrave (vers 853-854) Cette imshypartialiteacute est preacuteciseacutement ce qui manque encore dans Ajax dont la folie apparaicirct degraves le deacutepart comme tragiquement deacuteplorable en face de la sagesse dUlysse Elle manquera non moins dans Œdipe qui semporte jusquagrave malmener Tireacutesias et pose agrave lesprit fort devant la simplishyciteacute trop humainement deacutevote des siens Dans ces deux drames lopposition des principes nest pas deacutegageacutee dans son entiegravere pureteacute Mais avec Antigone le contraste de lexcegraves et du deacutefaut fait place agrave un redoutable eacutequishylibre qui donne agrave lensemble un rythme sans preacuteceacutedent Il ny a plus ni excegraves ni deacutefaut mais balance de deux excegraves de lUnfarmliches et de lAllzuformliches de la deacutemesure aorgique et du respect excessif des formes tels quils naisshysent lun de lautre en une freacuteneacutesie deacutedoubleacutee qui seacuteclaire agrave son tour agrave partir du chœur que suit immeacutediatement la ceacutesure cest-agrave-dire linshytervention de Tireacutesias

Toutefois - et nous en arrivons ici agrave la seconde des diffeacuterences annonceacutees plus haut shysi le mouvement tragique dAntigone diffegravere de celui dŒdipe ce nest pas seulement comshyme Hocirclderlin vient de leacutetablir parce quil est tout autrement laquo rythmeacute raquo cette diffeacuterence de

~ 49

1

rythme neacutetant plus seulement celle qui naicirct de la ceacutesure mais apparaissant agrave son tour gracircce agrave leacutelaboration dun chœur qui devient pour lenshysemble centre privileacutegieacute de perspective cest

aussi dune maniegravere encore plus secregravete et qui se reacutefegravere agrave la diffeacuterence essentielle du monde grec et de notre monde Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans Œdipe est lenteur endurante La mort y va plus

1 trI vite que pour les hommes le changement du

cœur (vers 1105) Cest peut-ecirctre par cette courshyse agrave la mort quAntigone apparut agrave Hocirclderlin sans quil lait jamais expresseacutement dit comme

t Ir une trageacutedie plus typiquem~nt grecque que la

trageacutedie dŒdipe qui trageacutedie de la mort lente et laquo difficile raquo apparaicirct au contraire au sein mecircme du monde grec comme le prototype de la vraie trageacutedie moderne Peutshy

J ecirctre dirait-on reprenant le texte dAristote quavec Antigone au lieu de laquo porter agrave lachegraveshy

lt vement ce que la nature a eacuteteacute incapable davoir ltt

œuvreacute raquo lart de Sophocle laquo imite la nature raquo Il remonte de son excentriciteacute culturelle jusquau i domaine plus originellement grec qui est le

~ panique de l~ lOOc a celui du monde farouche des morts agrave qui Antigone entend degraves le deacutepart plaire plus quaux vifs Œdipe au contraire mecircme si sa mort reste une mort grecque est le plus longuement possible deacutelaisseacute par lUnshyTout si bien quau vers 1627 du deuxiegraveme Œdipe le

50 51

laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

52 53

Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

bull

laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

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laquo - Que tardons-nous Avanccedilons Cest de ta part trop de lenteur )

du dieu qui enfin lappelle et le presse retentit insolite et voileacute dune suprecircme ironie Et cest pourquoi aussi la trageacutedie dŒdipe est dans sa lenteur meurtrissante presquune trageacutedie mOM deme ou hespeacuterique celle que Holderlin aurait voulu eacutecrire quil a manqueacutee dans les versions successives de son Empeacutedocle et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf et en particulier dans ces deux vers que la citation quil en fait dans sa lettre de 1801 auront empecirccheacute de sombrer dans loubli

Un chemin eacutetroit conduit dans une sombre valleacutee Cest lagrave que la pousseacute la trahison

Mais quelle trahison Pour Holderlin sinon pour lauteur de Fernando cest trop clair Nous lisons en effet dans les Remarques sur Œdipe quau deacutetournement cateacutegorique du dieu qui nest plus que temps lhomme se doit de corresshypondre en se deacutetournant lui-mecircme comme un traicirctre et que la trageacutedie se deacuteploie degraves lors comshyme une espegravece de procegraves dheacutereacutesie Heacutereacutetique dit tregraves bien W Schadewaldt (46) est laquo celui qui aorgiquement et dans limmeacutediat cherche agrave semparer de lessence mecircme du divin raquo Heacutereacutetishy

(46) Op cit p 35

ques et traicirctres encore que de sainte faccedilon sont degraves lors aussi bien lun que lautre les personnashyges dŒdipe et dAntigone mais cest diffeacuteremshyment quils gardent le deacutetournement cateacutegorishyque cest-agrave-dire la deacutesinvolture div4ne dougrave ils sont laquo reacute-volteacutes raquo jusquagrave eux-mecircmes Toutefois le tragique dAntigone selon lequel leacute dieu non meacutediatiseacute devient si vite preacutesent dans la figure de la mort est comme une volte plus speacutecifishyquement grecque au cœur mecircme de la laquo reacutevolshyte raquo de lhomme jusquau natif face au deacutetourshynement cateacutegorique quest la ( volte raquo du dieu (47) Le deacutefaut de dieu qui ( meurtrissaitraquo Œdipe en le renvoyant agrave ce monde sans quil lui soit permis ( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse deacutepreuves raquo Antigone le tourne au contraire brusquant tout par la reacuteveacutelation dembleacutee meurtriegravere de la feacuterociteacute non-eacutecrite qui est pour lhomme comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9) le deacutesert de linculte et de linhabitable Mais la trageacutedie dAntigone est un chef-dœuvre exceptionnel Si elle porte la course agrave la mort quexige le destin au sens grec bien au-delagrave de la simplishyciteacute un peu fruste dAjax et jusquagrave rivaliser avec lart qui atteint son sommet dans Œdipe elle reste pour ainsi dire sans suite et tel fut leacutechec de lart et du monde quinstituegraverent les Grecs

Leur volonteacute fut certes dinstituer

(47) Cf Beda ALLEMANN op cit p 51

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Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

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laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

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Un empire de lart mais lagrave Le natif par eux Fut renieacute et lamentablement La Gregravece beauteacute suprecircme sombra

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laquo Que dis-tu du Sophocle de Hocirclderlin Estshyee que lauteur deacutelire ou ne fait-il que semshyblant et son Sophocle est-il une satire voileacutee des mauvaises traductions Lautre soir comshyme je me trouvais avec Schiller chez Gœthe je les ai reacutegaleacutes de ce morceau Lis donc le quatriegraveme chœur dAntigone Il fallait voir comme Schiller riait raquo Ainsi eacutecrivait degraves juillet 1804 un cadet de Hocirclderlin agrave lun de ses amis Mais si laquo Schiller riait raquo Gœthe au contraire a pu rester silencieux Peut-ecirctre penshysait-il au jeune poegravete qui seacutetait preacutesenteacute agrave lui quelques anneacutees plus tocirct et qui lui apparut comme il le dit ensuite dans une lettre agrave Schilshyler laquo mit Angstlichkeit offen raquo anxieusement ouvert Peut-ecirctre savait-il quune si anxieuse ouverture agrave ce qui est en son essence lOuvert lui-mecircme devait degraves lors ouvrir agrave un dialogue inouiuml avec ces poegravetes de lOuvert que furent les poegravetes grecs - ceux dont Gœthe approcha seulement le secret - le visiteur timide quil sut pourtant ne pas deacutecourager

laquo Il ny a rien agrave apprendre des Grecs - leur

maniegravere est trop deacutepaysante trop insaisissable aussi pour quelle puisse avoir leffet dun imshypeacuteratif agir agrave la maniegravere dun classicisme raquo

Cette parole de Nietzsche dans le Creacutepuscule des Idoles (48) correspond deacutejagrave agrave leacutenigme Mais apprendre est bien moins se soumettre agrave laushytoriteacute dun modegravele que sexposer au danger dune lumiegravere dont leacutepreuve pour le devanshycier devient de plus en plus solitude La solishytude de Hocirclderlin croicirct agrave mesure quil sapshyproche davantage du monde grec Non sans doute pour se procurer des modegraveles Encore moins pour tenter de les congeacutedier Tout ce que lon a eacutecrit sur labendUindische Wendung le virage vers lOccident qui serait la courbe de Hocirclderlin demeure un peu court Lapproche du monde grec le reacutevegravele agrave lui-mecircme en lui donnant agrave laquo devenir celui quil est raquo - entenshydons ce devancier inapparent dont le chemishynement seacutecarte de plus en plus des routes que suivent les autres - Et si Heidegger non moins inapparent ne pouvait pas ne pas renshycontrer Hocirclderlin cest quagrave son tour il meacuteditait degraves le deacutepart leacutenigme grecque de notre apparshytenance au monde qui est celle de notre ecirctre propre Linitiation grecque nest pas la reacuteveacuteshylation dun paradis perdu encore moins le point de deacutepart dune marche en avant dont nous naurions quagrave ecirctre les athlegravetes en nous bornant agrave prendre la suite des progregraves deacutejagrave

(48) Creacutepuscule des Idoles Ce que je dois aux Anciens sect 2

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

Jean BEAUFRET

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accomplis Elle est bien plutocirct lorigine dune mutation en laquelle peut-ecirctre se preacutepare le virage de notre soir agrave un matin que ne fut pas le matin grec de la penseacutee Les Mashytinaux deacutejagrave dun tel matin ne sont pas renoushyveleacutes de lAntique Leur correspondance au laquo mythe raquo grec ne connaicirct le deacuteclin -daucun classicisme Ils lui sont dautant plus rigoureushysement fidegraveles La penseacutee de Heidegger la peinshyture de Braque la poeacutesie de Char experts comshyme Hocirclderlin en solitude savent quelque chose de cette rigueur La lumiegravere qui est leur don meacutedite la fulguration dougrave un jour naquit la lumiegravere et deacutelivre dans ce deacutebut eacutetincelant la vie plus secregravete de la source dougrave nous risquons agrave notre tour de trouver accegraves jusquagrave nousshymecircmes Le destin des vrais Hespeacuteriens est cette meacuteditation qui les met agrave leacutecart mecircme sils font du bruit dans le monde car leur tacircche est trop devanccedilante pour quils nen soient pas deacutepasshyseacutes Autrefois eacutecrit Hocirclderlin agrave Bocirchlendorf je pouvais exulter en deacutecouvrant une veacuteriteacute noushyvelle une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de lantique Tantale agrave qui advint venant des dieux plus quil nen put digeacuterer

Mais le destin du devancier est fondation de ce qui demeure Dans le vide de linterregravegne quaffronta le premier Hocirclderlin cest toute la poeacutesie moderne qui va se reconnattre un site Cest au plus proche de Hocirclderlin que le plus

proche des poegravetes modernes trouve la voix qui nous dit dougrave nous sommes Cest lagrave enfin quil nous revient agrave notre tour de correspondre agrave la parole insolitement hespeacuterique de Reneacute Char

NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX NOUS NE LES SERVONS PAS NE LES CRAIGNONS PAS MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE ET NOUS NOUS EMOUVONS DETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR

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