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Comité scientifique international pour la rédaction d’une Histoire générale de l’Afrique (UNESCO) HISTOIRE GENERALE DE L’AFRIQUE I. Méthodologie et préhistoire africaine DIRECTEUR DE VOLUME : J. KI-ZERBO Éditions UNESCO

Histoire Générale de l'Afrique I - Méthodologie Et Préhistoire Africaine

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  • Longtemps, mythes et prjugs de toutes sortes ont cach au monde lhistoire relle de lAfrique. Les socits africaines passaient pour des socits qui ne pouvaient avoir dhistoire. Malgr dimportants travaux effectus ds les premires dcennies de ce sicle, par des pionniers comme Lo Frobenius, Maurice Delafosse, Arturo Labriola, bon nombre de spcialistes non africains, attachs certains postulats, soutenaient que ces socits ne pouvaient faire lobjet dune tude scientifique, faute notamment de sources et de documents crits. En fait, on refusait de voir en lAfricain le crateur de cultures originales, qui se sont panouies et perptues, travers les sicles, dans des voies qui leur sont propres et que lhistorien ne peut donc saisir sans renoncer certains prjugs et sans renouveler sa mthode.

    La situation a beaucoup volu depuis la fin de la deuxime guerre mondiale et en particulier depuis que les pays dAfrique, ayant accd lindpendance, participent activement la vie de la communaut internationale et aux changes mutuels qui sont sa raison dtre. De plus en plus dhistoriens se sont efforcs daborder ltude de lAfrique avec plus de rigueur, dobjectivit et douverture desprit, en utilisant certes avec les prcautions dusage les sources africaines elles-mmes.

    Cest dire limportance de lHistoire gnrale de lAfrique, en huit volumes, dont lUNESCO a entrepris la publication.

    Les spcialistes de nombreux pays qui ont travaill cette uvre se sont dabord attachs en jeter les fondements thoriques et mthodologiques. Ils ont eu le souci de remettre en question les simplifications abusives auxquelles avait donn lieu une conception linaire et limitative de lhistoire universelle, et de rtablir la vrit des faits chaque fois que cela tait ncessaire et possible. Ils se sont efforcs de dgager les donnes historiques qui permettent de mieux suivre lvolution des diffrents peuples africains dans leur spcificit socioculturelle. Cette histoire met en lumire la fois lunit historique de lAfrique et les relations de celle-ci avec les autres continents, notamment avec les Amriques et les Carabes. Pendant longtemps, les expressions de la crativit des descendants dAfricains aux Amriques avaient t isoles par certains historiens en un agrgat htroclite dafricanismes ; cette vision, il va sans dire, nest pas celle des auteurs du prsent ouvrage. Ici, la rsistance des esclaves dports en Amrique, le fait du marronnage politique et culturel, la participation constante et massive des descendants dAfricains aux luttes de la premire indpndance amricaine, de mme quaux mouvements nationaux de libration sont justement perus pour ce quils furent : de vigoureuses affirmations didentit qui ont contribu forger le concept universel dHumanit...

    De mme, cet ouvrage fait clairement apparatre les relations de lAfrique avec lAsie du Sud travers locan Indien, ainsi que les apports africains aux autres civilisations, dans le jeu des changes mutuels.

    Cet ouvrage offre aussi le grand avantage, en faisant le point de nos connaissances sur lAfrique et en proposant divers regards sur les cultures africaines, ainsi quune nouvelle vision de lhistoire, de souligner les ombres et les lumires, sans dissimuler les divergences dopinion entre savants.

    HISTOIRE GNRALE DE LAFRIQUE Volume IMthodologie et prhistoire africaine Directeur : J. Ki-Zerbo

    Volume IIAfrique ancienneDirecteur : G. Mokhtar

    Volume IIILAfrique du viie au xie sicleDirecteur : M. El FasiCodirecteur : I. Hrbek

    Volume IVLAfrique du xiie au xvie sicleDirecteur : D. T. Niane

    Volume VLAfrique du xvie au xviiie sicleDirecteur : B. A. Ogot

    Volume VILAfrique au xixe sicle jusque vers les annes 1880Directeur : J. F. Ade Ajayi

    Volume VIILAfrique sous domination coloniale, 1880-1935Directeur : A. Adu Boahen

    Volume VIIILAfrique depuis 1935Directeur : A. A. MazruiCodirecteur : C. Wondji

    UNESCO

    HISTOIRE GNRALE DE

    LAFRIQUE

    IMthodologie

    et prhistoire africaine

    DIRECTEUR DE VOLUmE J. KI-zERbO

    Comit scientifique international pour la rdaction dune Histoire gnrale de lAfrique (UNESCO)

    HISTOIREGENERALE

    DELAFRIQUE

    I. Mthodologie et prhistoire africaineDIRECTEUR DE VOLUmE : J. KI-zERbO

    ditions UNESCO

    Couverture : Peinture rupestre du plateau du Tassili NAjjer, Algrie (photo Sudriez).

    9 789232 017079

    ISBN 978-92-3-201707-9

    e-frogeTexte tap la machineISBN 978-92-3-201707-9

  • HISTOIREGNRALE

    DELAFRIQUE

  • Comit scientifique international pour la rdaction dune Histoire gnrale de lAfrique (UNESCO)

    HISTOIREGNRALE

    DELAFRIQUE

    IMthodologie

    et prhistoire africaineJ. KI-ZERbO

    Directeur du volume

    UNESCO

  • Les auteurs sont responsables du choix et de la prsentation des faits figurant dans cet ouvrage ainsi que des opinions qui y sont exprimes, lesquelles ne sont pas ncessairement celles de lUnesco et nengagent pas lOrganisation.

    Les appellations employes dans cette publication et la prsentation des donnes qui y figurent nimpliquent de la part de lUnesco aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones, ou de leurs autorits, ni quant au trac de leurs frontires ou limites.

    Publi par lorganisation des Nations Unies pour lducation, la science et la culture 7, place de Fontenoy, 75732 Paris SP, France

    1re dition, 19801re rimpression, 19842e rimpression, 19893e rimpression, 19954e rimpression, 19990

    ISBN 92-3-201708-3

    UNESCO 1980, 1984, 1989, 1995, 1999

  • 5

    Table des matires

    Prface, par A.-M. MBow ......................................................................................................... 9Prsentation du projet

    par B.A. OGOT ............................................................................................................... 15Chronologie ........................................................................................................................ 19

    Introduction gnraleJ. KI-ZERBO ..................................................................................................................... 21

    Chapitre 1Evolution de lhistoriographie de lAfriqueJ.D. FACE ........................................................................................................................... 45

    Chapitre 2Place de lhistoire dans la socit africaineBOUBOU HAMA et J. KI-ZERBO ............................................................................. 65

    Chapitre 3Tendances rcentes des recherches historiquesafricaines et contribution lhistoire en gnralP.D. CURTIN ................................................................................................................... 77

    Chapitre 4Sources et techniques spcifiques de lhistoire africaineAperu gnralTH. OBENGA ................................................................................................................... 97

    Chapitre 5Les sources crites antrieures au XVe sicleH. DJAIT ............................................................................................................................ 113

  • MTHODOLOGIE ET PRHISTOIRE AFRICAINE

    6

    Chapitre 6Les sources crites partir du XVe sicleI. HRBEK ............................................................................................................................ 137

    Chapitre 7La tradition orale et sa mthodologieJ. VANSINA ........................................................................................................................ 167

    Chapitre 8La tradition vivanteA. HAMPATE BA ............................................................................................................ 191

    Chapitre 9Larchologie africaine et ses techniquesProcds de datationZ. ISKANDER ................................................................................................................... 231

    Chapitre 10I. Histoire et linguistiqueP. DIAGNE ......................................................................................................................... 259II. Thories relatives aux races et histoire de lAfriqueJ. KI-ZERBO ...................................................................................................................... 291

    Chapitre 11Migrations et diffrenciations ethniques et linguistiquesD. OLDEROGGE ............................................................................................................ 301

    Chapitre 12I. Classification des langues dAfriqueJ.H. GREENBERG .......................................................................................................... 321II. Carte linguistique de lAfriqueD. DALBY .......................................................................................................................... 339

    Chapitre 13Gographie historique : aspects physiquesS. DIARRA .......................................................................................................................... 347

    Chapitre 14Gographie historique : aspects conomiquesA. MABOGUNJE .............................................................................................................. 365

    Chapitre 15Les mthodes interdisciplinairesutilises dans cet ouvrageJ. KI-ZERBO ...................................................................................................................... 383

    Chapitre 16Le cadre chronologique des phases pluvialeset glaciaires de lAfriqueI. R. SAID ........................................................................................................................... 395II. H. FAURE .................................................................................................................... 409

  • TABLE DES MATIRES

    7

    Chapitre 17Lhominisation : problmes gnrauxI. Y. COPPENS ................................................................................................................. 435II. L. BALOUT ................................................................................................................. 457

    Chapitre 18Les hommes fossiles africainsR. LEAKEY ........................................................................................................................ 471

    Chapitre 19Prhistoire de lAfrique orientaleJ.E.G. SUTTON ............................................................................................................... 489

    Chapitre 20Prhistoire de lAfrique australeJ.D. CLARK ....................................................................................................................... 525

    Chapitre 21Prhistoire de lAfrique centraleI. R. DE BAYLE DES HERMENS ............................................................................ 561II. F. VAN NOTENavec le concours de : P. DE MARET, J. MOEYERSONS,K. MYUYA et E. ROCHE ............................................................................................ 581

    Chapitre 22Prhistoire de lAfrique du NordL. BALOUT ....................................................................................................................... 601

    Chapitre 23Prhistoire du SaharaH.J. HUGOT ..................................................................................................................... 619

    Chapitre 24Prhistoire de lAfrique occidentaleT. SHAW ............................................................................................................................. 643

    Chapitre 25Prhistoire de la valle du NilF. DEBONO ....................................................................................................................... 669

    Chapitre 26Lart prhistorique africainJ. KI-ZERBO ......................................................................................................................... 693

    Chapitre 27Dbuts, dveloppement et expansion des techniques agricolesR. PORTERES et J. BARRAU .................................................................................... 725

    Chapitre 28Invention et diffusion des mtaux et dveloppementdes systmes sociaux jusquau Ve sicle avant notre reJ. VERCOUTTER ............................................................................................................ 745

  • MTHODOLOGIE ET PRHISTOIRE AFRICAINE

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    ConclusionDe la nature brute une humanit libreJ. KI-ZERBO ...................................................................................................................... 771

    Notice biographique des auteurs du volume I ...................................................................... 787Membres du comit scientifique international

    pour la rdaction dune Histoire gnrale de lAfrique ................................. 791Abrviations utilises dans la bibliographie ......................................................................... 793Bibliographie gnrale ..................................................................................................................... 799Index ........................................................................................................................................................ 853

  • 9Prfacepar

    M. Amadou Mahtar M BowDirecteur gnral

    de lUnesco

    Longtemps, mythes et prjugs de toutes sortes ont cach au monde lhis-toire relle de lAfrique. Les socits africaines passaient pour des socits qui ne pouvaient avoir dhistoire. Malgr dimportants travaux effectus, ds les premires dcennies de ce sicle, par des pionniers comme Lo Frobenius, Maurice Delafosse, Arturo Labriola, bon nombre de spcialistes non africains, attachs certains postulats soutenaient que ces socits ne pouvaient faire lobjet dune tude scientifique, faute notamment de sour-ces et de documents crits.

    Si lIliade et lOdysse pouvaient tre considres juste titre comme des sources essentielles de lhistoire de la Grce ancienne, on dniait, en revanche, toute valeur la tradition orale africaine, cette mmoire des peuples qui fournit la trame de tant dvnements qui ont marqu leur vie. On se limitait en crivant lhistoire dune grande partie de lAfrique des sources extrieures lAfrique, pour donner une vision non de ce que pouvait tre le cheminement des peuples africains, mais de ce que lon pensait quil devait tre. Le Moyen Age europen tant souvent pris comme point de rfrence, les modes de production, les rapports sociaux comme les institutions politiques ntaient perus que par rfrence au pass de lEurope.

    En fait, on refusait de voir en lAfricain le crateur de cultures originales qui se sont panouies et perptues, travers les sicles, dans des voies qui leur sont propres et que lhistorien ne peut donc saisir sans renoncer cer-tains prjugs et sans renouveler sa mthode.

    De mme, le continent africain ntait presque jamais considr comme une entit historique. Laccent tait, au contraire, mis sur tout ce qui pouvait accrditer lide quune scission aurait exist, de toute ternit,

  • MTHODOLOGIE ET PRHISTOIRE AFRICAINE

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    entre une Afrique blanche et une Afrique noire ignorantes lune de lautre. On prsentait souvent le Sahara comme un espace impntrable qui rendait impossible des brassages dethnies et de peuples, des changes de biens, de croyances, de murs et dides, entre les socits constitues de part et dautre du dsert. On traait des frontires tanches entre les civilisations de lEgypte ancienne et de la Nubie, et celles des peuples sud-sahariens.

    Certes, lhistoire de lAfrique nord-saharienne a t davantage lie celle du bassin mditerranen que ne la t lhistoire de lAfrique sud-saharienne, mais il est largement reconnu aujourdhui que les civilisations du continent africain, travers la varit des langues et des cultures, forment, des degrs divers, les versants historiques dun ensemble de peuples et de socits quunissent des liens sculaires.

    Un autre phnomne a beaucoup nui ltude objective du pass africain : je veux parler de lapparition, avec la traite ngrire et la colo-nisation, de strotypes raciaux gnrateurs de mpris et dincompr-hension et si profondment ancrs quils faussrent jusquaux concepts mmes de lhistoriographie. A partir du moment o on eut recours aux notions de blancs et de noirs pour nommer gnriquement les colonisateurs, considrs comme suprieurs, et les coloniss, les Africains eurent lutter contre un double asservissement conomique et psycholo-gique. Reprable la pigmentation de sa peau, devenu une marchandise parmi dautres, vou au travail de force, lAfricain vint symboliser, dans la conscience de ses dominateurs, une essence raciale imaginaire et illu-soirement infrieure de ngre. Ce processus de fausse identification ravala lhistoire des peuples africains dans lesprit de beaucoup au rang dune ethno-histoire o lapprciation des ralits historiques et culturelles ne pouvait qutre fausse.

    La situation a beaucoup volu depuis la fin de la Deuxime Guerre mondiale et en particulier depuis que les pays dAfrique, ayant accd lindpendance, participent activement la vie de la communaut inter-nationale et aux changes mutuels qui sont sa raison dtre. De plus en plus dhistoriens se sont efforcs daborder ltude de lAfrique avec plus de rigueur, dobjectivit et douverture desprit, en utilisant certes avec les prcautions dusage les sources africaines elles-mmes. Dans lexercice de leur droit linitiative historique, les Africains eux-mmes ont ressenti profondment le besoin de rtablir sur des bases solides lhis-toricit de leurs socits.

    Cest dire limportance de lHistoire gnrale de lAfrique, en huit volumes, dont lUnesco commence la publication.

    Les spcialistes de nombreux pays qui ont travaill cette uvre se sont dabord attachs en jeter les fondements thoriques et mthodologiques. Ils ont eu le souci de remettre en question les simplifications abusives aux-quelles avait donn lieu une conception linaire et limitative de lhistoire universelle, et de rtablir la vrit des faits chaque fois que cela tait nces-saire et possible. Ils se sont efforcs de dgager les donnes historiques qui

  • PRFACE

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    permettent de mieux suivre lvolution des diffrents peuples africains dans leur spcificit socio-culturelle.

    Dans cette tche immense, complexe et ardue, vu la diversit des sources et lparpillement des documents, lUnesco a procd par tapes. La premire phase (19651969) a t celle des travaux de documenta-tion et de planification de louvrage. Des activits oprationnelles ont t conduites sur le terrain : campagnes de collecte de la tradition orale, cration de centres rgionaux de documentation pour la tradition orale, collecte de manuscrits indits en arabe et en ajami (langues africaines crites en caractre arabes), inventaire des archives et prparation dun Guide des sources de lhistoire de lAfrique, partir des archives et biblioth-ques des pays dEurope, publi depuis en neuf volumes. Dautre part, des rencontres entre les spcialistes ont t organises o les Africains et des personnes dautres continents ont discut des questions de mthodologie, et ont trac les grandes lignes du projet, aprs un examen attentif des sources disponibles.

    Une deuxime tape, consacre la mise au point et larticulation de lensemble de louvrage, a dur de 1969 1971. Au cours de cette priode, des runions internationales dexperts tenues Paris (1969) et Addis Abeba (1970) eurent examiner et prciser les problmes touchant la rdaction et la publication de louvrage : prsentation en huit volumes, di-tion principale en anglais, en franais et en arabe, ainsi que des traductions en langues africaines telles que le kiswahili, le hawsa, le peul, le yoruba ou le lingala. Sont prvues galement des traductions en allemand, russe, por-tugais, espagnol, sudois, de mme que des ditions abrges accessibles un plus vaste public africain et international.

    La troisime phase a t celle de la rdaction et de la publication. Elle a commenc par la nomination dun Comit scientifique international de 39 membres, comprenant deux tiers dAfricains et un tiers de non-Africains, qui incombe la responsabilit intellectuelle de louvrage.

    Interdisciplinaire, la mthode suivie sest caractrise par la pluralit des approches thoriques, comme des sources. Parmi celles-ci, il faut citer dabord larchologie, qui dtient une grande part des clefs de lhistoire des cultures et des civilisations africaines. Grce elle, on saccorde aujourdhui reconnatre que lAfrique fut selon toute probabilit le berceau delhumanit, quon y assista lune des premires rvolutions technologi-ques de lhistoire celle du nolithique et quavec lEgypte sy pa-nouit lune des civilisations anciennes les plus brillantes du monde. Il faut ensuite citer la tradition orale, qui, nagure mconnue, apparat aujourdhui comme une source prcieuse de lhistoire de lAfrique, permettant de suivre le cheminement de ses diffrents peuples dans lespace et dans le temps, de comprendre de lintrieur la vision africaine du monde, de saisir les caractres originaux des valeurs qui fondent les cultures et les institutions du continent.

    On saura gr au Comit scientifique international charg de cette Histoire gnrale de lAfrique, et son rapporteur ainsi quaux directeurs et auteurs des diffrents volumes et chapitres, davoir jet une lumire originale sur le pass

  • 12

    de lAfrique, embrasse dans sa totalit, en vitant tout dogmatisme dans ltude de questions essentielles, comme la traite ngrire, cette saigne sans fin responsable de lune des dportations les plus cruelles de lhistoire des peuples et qui a vid le continent dune partie de ses forces vives, alors quil jouait un rle dterminant dans lessor conomique et commercial de lEurope ; de la colonisation avec toutes ses consquences sur les plans de la dmographie, de lconomie, de la psychologie, de la culture ; des relations entre lAfrique au sud du Sahara et le monde arabe ; du processus de dco-lonisation et de construction nationale qui mobilise la raison et la passion de personnes encore en vie et parfois en pleine activit. Toutes ces questions ont t abordes avec un souci dhonntet et de rigueur qui nest pas le moindre mrite du prsent ouvrage. Celui-ci offre aussi le grand avantage, en faisant le point de nos connaissances sur lAfrique et en proposant divers regards sur les cultures africaines, ainsi quune nouvelle vision de lhistoire, de souligner les ombres et les lumires, sans dissimuler les divergences dopinions entre savants.

    En montrant linsuffisance des approches mthodologiques longtemps utilises dans la recherche sur lAfrique, cette nouvelle publication invite au renouvellement et lapprofondissement de la double problmatique de lhistoriographie et de lidentit culturelle quunissent des liens de rcipro-cit. Elle ouvre la voie, comme tout travail historique de valeur, de multi-ples recherches nouvelles.

    Cest ainsi dailleurs que le Comit scientifique international, en troite collaboration avec lUnesco, a tenu entreprendre des tudes complmen-taires afin dapprofondir quelques questions qui permettront davoir une vue plus claire de certains aspects du pass de lAfrique. Ces travaux publis dans la srie Unesco Etudes et documents Histoire gnrale de lAfrique viendront utilement complter le prsent ouvrage. Cet effort sera galement poursuivi par llaboration douvrages portant sur lhistoire nationale ou sous-rgionale.

    Cette Histoire gnrale met la fois en lumire lunit historique de lAfrique et les relations de celle ci avec les autres continents, notamment avec les Amriques et les Carabes. Pendant longtemps, les expressions de la crativit des descendants dAfricains aux Amriques avaient t isoles par certains historiens en un agrgat htroclite dafricanismes ; cette vision, il va sans dire, nest pas celle des auteurs du prsent ouvrage. Ici, la rsistance des esclaves dports en Amrique, le fait du marronnage politique et culturel, la participation constante et massive des descendants dAfricains aux luttes de la premire indpendance amricaine, de mme quaux mouvements nationaux de libration, sont justement perus pour ce quils furent : de vigoureuses affirmations didentit qui ont contribu forger le concept universel dhumanit. Il est vident aujourdhui que lhritage africain a marqu, plus ou moins selon les lieux, les modes de sentir, de penser, de rver et dagir de certaines nations de lhmisphre occidental. Du sud des Etats-Unis jusquau nord du Brsil, en passant par la Carabe ainsi que sur la cte du Pacifique, les apports culturels hrits de lAfrique sont partout visibles ; dans certains cas mme ils constituent

    MTHODOLOGIE ET PRHISTOIRE AFRICAINE

  • PRFACE

    13

    les fondements essentiels de lidentit culturelle de quelques lments les plus importants de la population.

    De mme, cet ouvrage fait clairement apparatre les relations de lAfri-que avec lAsie du Sud travers locan Indien, ainsi que les apports africains aux autres civilisations, dans le jeu des changes mutuels.

    Je suis convaincu que les efforts des peuples dAfrique pour conqurir ou renforcer leur indpendance, assurer leur dveloppement et affermir leurs spcificits culturelles, doivent senraciner dans une conscience historique rnove, intensment vcue et assume de gnration en gnration.

    Et ma formation personnelle, lexprience que jai acquise comme ensei-gnant et comme Prsident, ds les dbuts de lindpendance, de la premire commission cre en vue de la rforme des programmes denseignement de lhistoire et de la gographie dans certains pays dAfrique de lOuest et du Centre, mont appris combien tait ncessaire, pour lducation de la jeu-nesse et pour linformation du public un ouvrage dhistoire labor par des savants connaissant du dedans les problmes et les espoirs de lAfrique et capables de considrer le continent dans son ensemble.

    Pour toutes ces raisons, lUnesco veillera ce que cette Histoire gnrale de lAfrique soit largement diffuse, dans de nombreuses langues, et quelle serve de base llaboration de livres denfants, de manuels scolaires, et dmissions tlvises ou radiodiffuses. Ainsi, jeunes, coliers, tudiants et adultes, dAfrique et dailleurs, pourront avoir une meilleure vision du pass du continent africain, des facteurs qui lexpliquent et une plus juste compr-hension de son patrimoine culturel et de sa contribution au progrs gnral de lhumanit. Cet ouvrage devrait donc contribuer favoriser la coopration internationale et renforcer la solidarit des peuples dans leurs aspirations la justice, au progrs et la paix. Du moins est-ce le vu que je forme trs sincrement.

    Il me reste exprimer ma profonde gratitude aux membres du Comit scientifique international, au rapporteur, aux directeurs des diffrents volumes, aux auteurs et tous ceux qui ont collabor la ralisation de cette prodigieuse entreprise. Le travail quils ont effectu, la contribution quils ont apporte montrent bien ce que des hommes, venus dhorizons divers mais anims dune mme bonne volont, dun mme enthousiasme au service de la vrit de tous les hommes, peuvent faire, dans le cadre international quoffre lUnesco, pour mener bien un projet dune grande valeur scientifique et culturelle. Ma reconnaissance va galement aux organisations et gouvernements qui, par leurs dons gnreux, ont permis lUnesco de publier cette uvre dans diffrentes langues et de lui assurer le rayonnement universel quelle mrite, au service de la communaut internationale tout entire.

  • 15

    Prsentation du projetpar

    le professeur Bethwell A.Ogot,Prsident du Comit Scientifique international

    pour la rdaction dune Histoire gnrale de lAfrique

    La Confrence gnrale de lUnesco, sa seizime session, a demand au Directeur gnral dentreprendre la rdaction dune Histoire gnrale de lAfrique . Ce travail considrable a t confi un Comit scientifique inter-national cr par le Conseil excutif en 1970.

    Aux termes des statuts adopts par le Conseil excutif de lUnesco en 1971, ce Comit se compose de 39 membres (dont deux tiers dAfricains et un tiers de non-Africains) sigeant titre personnel et nomms par le Directeur gnral de lUnesco pour la dure du mandat du Comit.

    La premire tche du Comit tait de dfinir les principales caractris-tiques de louvrage. Il les a dfinies comme suit sa deuxime session :

    Tout en visant la plus haute qualit scientifique possible, lHistoire ne cherche pas tre exhaustive et est un ouvrage de synthse qui vitera le dogmatisme. A maints gards, elle constitue un expos des problmes indiquant ltat actuel des connaissances et les grands courants de la recher-che, et nhsite pas signaler, le cas chant, les divergences dopinion. Elle prparera en cela la voie des ouvrages ultrieurs.

    LAfrique est considre comme un tout. Le but est de montrer les relations historiques entre les diffrentes parties du continent trop souvent subdivis dans les ouvrages publis jusquici. Les liens historiques de lAfri-que avec les autres continents reoivent lattention quils mritent, et sont analyss sous langle des changes mutuels et des influences multilatrales, de manire faire apparatre sous un jour appropri la contribution de lAfri-que au dveloppement de lhumanit.

    LHistoire gnrale de lAfrique est, avant tout, une histoire des ides et des civilisations, des socits et des institutions. Elle se fonde sur une

  • MTHODOLOGIE ET PRHISTOIRE AFRICAINE

    16

    grande diversit de sources, y compris la tradition orale et lexpression artistique.

    LHistoire est envisage essentiellement de 1intrieur. Ouvrage savant, elle est aussi, dans une large mesure, le reflet fidle de la faon dont les auteurs africains voient leur propre civilisation. Bien qulabore dans un cadre international et faisant appel toutes les donnes actuelles de la science, lHistoire sera aussi un lment capital pour la reconnaissance du patrimoine culturel africain et mettra en vidence les facteurs qui contribuent lunit du continent. Cette volont de voir les choses de lintrieur constitue la nouveaut de louvrage et pourra, en plus de ses qualits scientifiques, lui confrer une grande valeur dactualit. En montrant le vrai visage de lAfri-que, lHistoire pourrait, une poque domine par les rivalits conomiques et techniques, proposer une conception particulire des valeurs humaines.

    Le Comit a dcid de prsenter louvrage portant sur plus de trois mil-lions dannes dhistoire de lAfrique, en huit volumes comprenant chacun environ 800 pages de textes avec des illustrations, des photographies, des cartes et des dessins au trait.

    Pour chaque volume, il est dsign un directeur principal qui est assist, le cas chant, par un ou deux codirecteurs.

    Les directeurs de volume sont choisis lintrieur comme lextrieur du Comit par ce dernier qui les lit la majorit des deux tiers. Ils sont char-gs de llaboration des volumes, conformment aux dcisions et aux plans arrts par le Comit. Ils sont responsables sur le plan scientifique devant le Comit ou, entre deux sessions du Comit, devant le Bureau, du contenu des volumes, de la mise au point dfinitive des textes, des illustrations et, dune manire gnrale, de tous les aspects scientifiques et techniques delHistoire. Cest le Bureau qui, en dernier ressort, approuve le manuscrit final. Lorsquil lestime prt pour ldition, il le transmet au Directeur gnral de lUnesco. Le Comit, ou le Bureau, entre deux sessions du Comit, reste donc le matre de luvre.

    Chaque volume comprend une trentaine de chapitres. Chaque chapitre est rdig par un auteur principal assist le cas chant dun ou de deux collaborateurs.

    Les auteurs sont choisis par le Comit au vu de leur curriculum vitae. La prfrence est donne aux auteurs africains, sous rserve quils possdent les titres voulus. Le Comit veille particulirement ce que toutes les rgions du continent ainsi que dautres rgions ayant eu des relations historiques ou culturelles avec lAfrique soient, dans toute la mesure du possible, quitable-ment reprsentes parmi les auteurs.

    Aprs leur approbation par le directeur de volume, les textes des diff-rents chapitres sont envoys tous les membres du Comit pour quils en fassent la critique.

    Au surplus, le texte du directeur de volume est soumis lexamen dun comit de lecture, dsign au sein du Comit scientifique international, en fonction des comptences des membres ; ce comit est charg dune analyse approfondie du fond et de la forme des chapitres.

    Le Bureau approuve en dernier ressort les manuscrits.

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    Cette procdure qui peut paratre longue et complexe sest rvle ncessaire car elle permet dapporter le maximum de garantie scientifique lHistoire gnrale de lAfrique. En effet, il est arriv que le Bureau rejette des manuscrits ou demande des ramnagements importants ou mme confie la rdaction du chapitre un autre auteur. Parfois, des spcialistes dune priode donne de lhistoire ou dune question donne sont consults pour la mise au point dfinitive dun volume.

    Louvrage sera publi en premier lieu, en une dition principale, en anglais, en franais, et en arabe et en une dition broche dans les mmes langues.

    Une version abrge en anglais et en franais servira de base pour la tra-duction en langues africaines. Le Comit scientifique international a retenu comme premires langues africaines dans lesquelles louvrage sera traduit : le kiswahili et le hawsa.

    Il est aussi envisag dassurer, dans toute la mesure du possible, la publication de lHistoire gnrale de lAfrique, en plusieurs langues de grande diffusion internationale (entre autres, allemand, chinois, espagnol, italien, japonais, portugais, russe, etc.).

    Il sagit donc, comme on peut le voir, dune entreprise gigantesque qui constitue une immense gageure pour les historiens de lAfrique et la com-munaut scientifique en gnral, ainsi que pour lUnesco qui lui accorde son patronage. On peut en effet imaginer sans peine la complexit dune tche comme la rdaction dune histoire de lAfrique, qui couvre, dans lespace, tout un continent et, dans le temps, les quatre derniers millions dannes, respecte les normes scientifiques les plus leves et fait appel, comme il se doit, des spcialistes appartenant tout un ventail de pays, de cultures, didologies, et de traditions historiques. Cest une entreprise continentale, internationale et interdisciplinaire de grande envergure.

    En conclusion, je tiens souligner limportance de cet ouvrage pour lAfrique et pour le monde entier. A lheure o les peuples dAfrique luttent pour sunir et mieux forger ensemble leurs destins respectifs, une bonne connaissance du pass de lAfrique, une prise de conscience des liens qui unissent les Africains entre eux et lAfrique aux autres continents devraient faciliter, dans une grande mesure, la comprhension mutuelle entre les peu-ples de la terre, mais surtout faire connatre un patrimoine culturel qui est le bien de lhumanit tout entire.

    Bethwell A. OGOT8 aot 1979

    Prsident du Comit scientifique internationalpour la rdaction dune Histoire gnrale de lAfrique

    PRSENTATION DU PROJET

  • 19

    Chronologie

    Il a t convenu dadopter la prsentation suivante pour lcriture des dates :

    Pour la Prhistoire, les dates peuvent tre prsentes de deux manires diffrentes :

    soit en rfrence lpoque actuelle, ce sont les dates BP (before present), lanne de rfrence tant + 1950 ; toutes les dates sont donc nga-tives par rapport + 1950 ;

    soit en rfrence au dbut de lre chrtienne ; les dates fixes par rapport lre chrtienne sont marques par un simple signe ou + prcdant les dates. En ce qui concerne les sicles, les mentions avant Jsus-Christ , aprs Jsus-Christ sont remplaces par avant notre re , de notre re .

    Exemples: (i) 2300 BP = - 350 (ii) 2900 avant J.C. = - 2900

    1800 aprs J.C. = + 1800 (iii) V e sicle av. J.C. = Ve sicle avant notre re

    III e apr. J.C. = IIIe sicle de notre re

  • 21

    Introduction gnraleJ. Ki-Zerbo

    LAfrique* a une histoire. Le temps nest plus o, sur des pans entiers de mappemondes ou de portulans, reprsentant ce continent alors marginal et serf, la connaissance des savants se rsumait dans cette formule lapidaire qui sent un peu son alibi : Ibi sunt leones . Par l, on trouve des lions. Aprs les lions, on a dcouvert les mines, si profitables, et par la mme occasion, les tribus indignes qui en taient propritaires, mais qui furent incorpores elles-mmes leurs mines comme proprits des nations colonisatrices. Puis,

    * Note du directeur de volume : Le mot AFRIQUE a une origine jusquici difficile lucider. Il sest impos partir des Romains sous la forme AFRICA qui succdait au terme dorigine grecque ou gyptienne Libya, pays des Lbou ou Loubin de la Gense. Aprs avoir dsign le littoral nord-africain, le mot Africa sapplique, ds la fin du Ier sicle avant notre re, lensemble du continent.

    Mais quelle est lorigine premire du nom ?En commenant par les plus vraisemblables, on peut donner les versions suivantes :

    Le mot Afrique proviendrait du nom dun peuple (berbre) situ au sud de Carthage : les Afrig. Do Afriga ou Africa pour dsigner le pays des Afrig. Une autre tymologie du mot Afrique est tire de deux termes phniciens dont lun signi-fie pi, symbole de la fertilit de cette rgion, et lautre, Pharikia, signifie pays des fruits. Le mot Africa serait driv du latin aprica (ensoleill) ou du grec aprik (exempt de froid). Une autre origine pourrait tre la racine phnicienne faraqa exprimant lide de spara-tion ; cest--dire de diaspora. Soulignons que cette mme racine se retrouve dans certaines langues africaines (bambara). En sanskrit et indou, la racine apara ou africa dsigne ce qui, au plan gographique, est situ aprs , cest--dire lOccident. lAfrique cest le continent occidental. Une tradition historique reprise par Lon lAfricain dit quun chef ymnite nomm Afri-cus aurait envahi lAfrique du Nord au second millnaire avant notre re, et aurait fond une ville appele Afrikyah. Mais il est plus probable que le terme arabe Afriqiyah est la translit-tration arabe du mot Africa. On a mme t jusqu dire que Afer tait un petit fils dAbraham et un compagnon dHercule !

  • MTHODOLOGIE ET PRHISTOIRE AFRICAINE

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    aprs les tribus indignes , ce furent des peuples impatients au joug et dont le pouls battait dj au rythme fivreux des luttes de libration.

    LHistoire de lAfrique, comme celle de lHumanit entire, cest, en effet, lhistoire dune prise de conscience. LHistoire de lAfrique doit tre rcrite. Car jusquici, elle a t souvent masque, camoufle, dfigure, mutile. Par la force des choses , cest--dire par lignorance et lintrt. Ce continent, prostr par quelques sicles doppression, a vu des gnrations de voyageurs, de ngriers, dexplorateurs, de missionnaires, de proconsuls, de savants de toute engeance, figer son image dans le rictus de la misre, de la barbarie, de lirresponsabilit et du chaos. Et cette image a t projete, extrapole linfini en amont du temps, justifiant par l-mme le prsent et lavenir.

    Il nest pas question, ici, dchafauder une Histoire-revanche, qui relancerait contre leurs auteurs lHistoire colonialiste comme un boomerang, mais de changer la perspective et de ressusciter les images oublies ou perdues. Il faut revenir la science pour crer chez les uns et les autres une conscience authentique. Il faut reconstruire le vrai scnario. Il est temps de changer de discours.

    Si tels sont les buts et le pourquoi de cette entreprise, le comment cest--dire la mthodologie est, comme toujours, plus ardu. Cest justement lun des objectifs de ce premier volume de lHistoire gnrale de lAfrique rdige sous lgide de lUnesco.

    Pourquoi ?Il sagit dune entreprise scientifique. Les ombres, les obscurits qui entou-rent le pass de ce continent constituent un dfi passionnant pour la curio-sit humaine. LHistoire de lAfrique est peu connue. Que de gnalogies boiteuses ! Que de structures apparaissant en pointill impressionniste, ou estompes dans un pais brouillard ! Que de squences qui semblent absur-des parce que la tranche prcdente du film a t abolie ! Ce film dsarti-cul et parcellaire qui nest que limage de notre ignorance, nous en avons fait, par une dviation fcheuse ou vicieuse, limage relle de lHistoire de lAfrique telle quelle sest effectivement droule. Ds lors, est-ce ton-nant quune place infinitsimale et subordonne soit dvolue lHistoire africaine dans toutes les Histoires de lhumanit ou des civilisations.

    Et pourtant, depuis quelques dcennies, des milliers de chercheurs dont le mrite dun bon nombre est grand, voire exceptionnel, ont exhum des pans entiers du visage ancien de lAfrique. Chaque anne, des dizaines de publications nouvelles dont loptique est de plus en plus positive, apparais-sent. Des dcouvertes africaines, spectaculaires parfois, remettent en cause la signification de certaines phases de lHistoire de lhumanit dans son ensemble.

    Mais justement, cette prolifration mme nest pas sans comporter des dangers : risque de cacophonie par la profusion des recherches non coordon-

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    nes et dsordonnes ; vaines querelles dcoles qui privilgient les chercheurs par rapport lobjet de la recherche, etc. Cest pourquoi, pour lhonneur de la science, il importait quune mise au point au-dessus de tout soupon ft faite, sous les auspices de lUnesco, par des quipes de savants africains et non africains, sous lautorit dun Conseil scientifique international et de directeurs africains. Par le nombre et la qualit des chercheurs mobiliss pour cette nouvelle grande dcouverte de lAfrique, il y a l une exprience insigne de coopration internationale. Or, plus que toute autre discipline peut-tre, lHistoire est une science humaine, puisquelle sort toute chaude de la forge bourdonnante ou tumultueuse des peuples. Faonne rellement par lhomme sur les chantiers de la vie, construite mentalement par lhomme dans les labo-ratoires, les bibliothques et les chantiers de fouilles, lHistoire est faite aussi pour lhomme, pour le peuple, pour clairer et motiver sa conscience.

    Pour les Africains, lHistoire de lAfrique nest pas un miroir narcissique, ni un prtexte subtil pour sabstraire des tches daujourdhui. Cette diver-sion alinatrice risquerait dailleurs de compromettre les buts scientifiques de lentreprise. En revanche lignorance de son propre pass, cest--dire dune grande part de soi-mme, nest-elle pas davantage encore alinatrice ? Tous les maux qui frappent lAfrique aujourdhui, ainsi que toutes les chances qui sy rvlent, rsultent de forces innombrables propulses par lHistoire. Et de mme que la reconstitution de lvolution dune maladie est la premire tape dune entreprise rationnelle de diagnostic et de thrapeutique, de mme la premire tche danalyse globale de ce continent est historique. A moins dopter pour linconscience et lalination, on ne saurait vivre sans mmoire, ni avec la mmoire dautrui. Or lHistoire est la mmoire des peu-ples. Ce retour soi-mme peut dailleurs revtir la valeur dune catharsis libratrice, comme la plonge en soi par la psychanalyse, qui, en rvlant les bases des entraves de notre personnalit, dnoue du mme coup lescomplexes qui ligotent notre conscience dans les racines obscures du sub-conscient. Mais pour ne pas troquer un mythe contre un autre, il faut que la vrit historique, matrice de la conscience dsaline et authentique, soit fermement prouve et fonde sur des preuves.

    Comment ?Do la redoutable question du comment, cest--dire de la mthodologie. En ce domaine comme en dautres, il faut se garder la fois de trop singu-lariser lAfrique, comme de trop laligner sur des normes trangres. Daprs certains, il faudrait attendre de trouver les mmes genres de documents quen Europe, la mme panoplie de pices crites ou pigraphiques, pour parler dune vritable Histoire en Afrique. Pour eux, en somme, aux tropi-ques comme au ple, les problmes de lhistorien sont partout les mmes. Il faut raffirmer clairement ici quil nest pas question de billonner la raison sous prtexte quon manque de mouture lui donner. La raison ne saurait tre considre comme tropicalise sous prtexte quelle sexerce sous les

  • MTHODOLOGIE ET PRHISTOIRE AFRICAINE

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    tropiques. La raison, souveraine, ne connat pas lempire de la gographie. Ses normes et ses dmarches fondamentales, en particulier lapplication du principe de causalit, sont partout les mmes. Mais justement, parce quelle nest pas aveugle, la raison doit apprhender diffremment des ralits diffrentes, pour que sa prise reste toujours aussi prcise et ferme. Les principes de la critique interne et externe sappliqueront donc selon une stratgie mentale diffrente pour le chant pique Soundjata Fasa1 que pour le capitulaire De Villis ou les circulaires aux prfets napoloniens. Les mthodes et techniques seront diffrentes. Cette stratgie ne sera dailleurs pas entirement la mme dans toutes les parties de lAfrique, la valle du Nil et la faade mditerranenne tant cet gard, pour la reconstitution historique, dans une situation moins originale par rapport lEurope que lAfrique subsaharienne.

    A vrai dire, les difficults spcifiques de lHistoire de lAfrique se lisent dj dans lobservation des ralits de la gographie physique de ce conti-nent. Continent solitaire sil en est, lAfrique semble tourner le dos au reste du Vieux Monde, auquel elle se rattache seulement par le fragile cordon ombilical de listhme de Suez. Elle plonge au contraire dmesurment vers les eaux australes sa masse compacte, corsete de massifs ctiers, que les fleuves forcent par des dfils hroques , lesquels constituent eux-mmes des obstacles la pntration. Le seul passage important entre le Sahara et les monts abyssins est obstru par les immenses marais du Bahr el-Ghazal. Des vents et des courants marins assez violents montent la garde du Cap Blanc au Cap Vert. Cependant que, au sein du continent, trois dserts se chargent daggraver lisolement extrieur par un cloisonnement interne. Au sud, le Kalahari. Au centre le dsert vert de la fort quatoriale, redouta-ble refuge dans lequel lhomme luttera pour simposer. Au nord, le Sahara, champion des dserts, immense filtre continental, ocan fauve des ergs et des regs qui, avec la frange montagneuse des Atlas, dissocie le sort de la zone mditerranenne, de celui du reste du continent. Sans tre des murs tanches, surtout durant la Prhistoire, ces puissances cologiques ont pes lourdement sur le destin africain dans tous les domaines. Ils ont donn aussi une valeur singulire tous les crneaux naturels qui, demble, joueront le rle de passerelles dans lexploration du domaine africain, entreprise par les peuples depuis des milliers de millnaires. Citons seulement la gigantesque rainure mridienne de la Rift Valley, qui stire du giron mme de lAfrique jusquen Irak, travers le mle thiopien. Dans le sens plutt transversal, la courbe des valles de la Sangha, de lOubangui et du Zare, a d constituer aussi un couloir privilgi. Ce nest pas un hasard non plus si les premiers royaumes de lAfrique noire se sont dvelopps dans ces rgions des pays ouverts, ces sahels2 bnficiant la fois dune permabilit interne, dune certaine ouverture vers lextrieur, et de contacts avec les zones africaines voisines, dotes de ressources diffrentes et, complmentaires. Ces rgions

    1. Louange Soundjata en langue malink. Fondateur de lEmpire du Mali au XIIIe sicle, Soundjata est lun des hros les plus populaires de lhistoire africaine. 2. De larabe sahil : rivage. Ici, rivage du dsert considr comme un ocan.

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    ouvertes et rythme dvolution plus rapide sont la preuve a contrario que lisolement a t lun des facteurs cls de la pesanteur africaine sur la piste de certains progrs3. Les civilisations reposent sur terre crit F. Braudel. Et il ajoute : La civilisation est fille du nombre. Or, la vastitude mme de ce continent avec une population dilue et donc facilement itinrante, dans une nature la fois gnreuse (fruits, minerais, etc.) et cruelle (endmies, pidmies)4, empchait datteindre le seuil de concentration dmographique qui a presque toujours t lune des prconditions des mutations qualitati-ves majeures dans le domaine conomique, social et politique. De plus, la ponction dmographique svre de la Traite depuis des temps immmoriaux et surtout depuis le commerce ngrier du XVe au XXe sicle, na pu que contri-buer priver lAfrique du tonus humain et de la stabilit ncessaires toute cration minente, mme au plan technologique. La nature et les hommes, la gographie et lhistoire, nont pas t tendres pour lAfrique. Et il est indis-pensable de revenir ces conditions fondamentales du processus volutif, pour poser les problmes en termes objectifs et non sous forme de mythes aberrants comme linfriorit raciale, le tribalisme congnital, et la prtendue passivit historique des Africains. Toutes ces approches subjectives et irra-tionnelles ne font au mieux que masquer une ignorance volontaire.

    Les sources difficilesIl faut reconnatre que concernant ce continent, le maniement des sources est particulirement difficile. Trois sources principales y constituent les piliers de la connaissance historique : les documents crits, larchologie et la tradition orale. Ces trois sources sont tayes par la linguistique et lan-thropologie qui permettent de nuancer et dapprofondir linterprtation des donnes, parfois trop brutes et trop striles sans cette approche plus intime. On aurait tort cependant dtablir a priori une hirarchie premptoire et dfinitive entre ces diffrentes sources.Les sources critesLes sources crites sont sinon trs rares, du moins mal distribues dans le temps et dans lespace. Les sicles les plus obscurs de lHistoire africaine sont ceux qui ne bnficient pas de la lumire claire et prcise manant de tmoignages crits, par exemple les sicles qui prcdent et suivent la naissance du Christ, lAfrique du Nord tant cet gard privilgie. Mais mme lorsque ce tmoignage existe, son interprtation implique souvent des ambiguts et difficults. Cest ainsi qu partir dune relecture des voyages de Ibn Baa, et dun nouvel examen des diverses graphies des toponymes employs par cet auteur et par al Umar, certains historiens sont

    3. Le facteur climatique nest pas ngliger. Le professeur Thurstan Shaw a soulign le fait que certaines crales adaptes au climat mditerranen (pluies dhiver) nont pu tre adoptes dans la valle du Niger, parce quau sud du 18e parallle de latitude nord, et en raison du barrage du front intertropical, leur acclimatation tait impossible. Cf. J. A. H. XII 1, 1971, pp. 143-153. 4. Voir ce sujet John FORD, 1971.

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    amens contester Niani-sur-Sankarani, comme capitale de lancien Mali5. Au plan quantitatif, des masses considrables de matriaux scripturaires caractre archivistique ou narratif demeurent encore inexploites, comme le prouvent les rcents inventaires partiels des manuscrits indits relatifs lHistoire de lAfrique noire, quon exhume des bibliothques du Maroc6, dAlgrie et dEurope, mais aussi dans les bibliothques des notables et rudits soudanais travers les villes de la boucle du Niger7 et dont les titres laissent escompter des filons nouveaux et prometteurs. LUnesco a tabli Tombouctou le Centre Ahmed-Baba pour promouvoir la collecte de tels documents. Dans les fonds darchives, en Iran, en Irak, en Armnie, en Inde et en Chine, sans parler des Amriques, bien des morceaux de lHis-toire de ce continent attendent la perspicacit inventive du chercheur. Cest ainsi que dans les Archives du Premier ministre Istanbul, o sont classs les registres des dcrets du Divan imprial Ottoman, une correspondance indite date de mai 1577, du sultan Murad III au Ma Idrs Alaoma et au Bey de Tunis, projette une lumire trs neuve sur la diplomatie du Kanem-Bornou cette poque, et sur la situation du Fezzan8.

    Un travail actif de collecte est men bien par les instituts dEtudes africaines et les centres de Recherches historiques dans les pays africains pntrs par la culture islamique. Par ailleurs, des Guides nouveaux comme ceux qui sont dits par le Conseil international des archives sous les auspi-ces de lUnesco, se proposent dorienter les chercheurs travers la fort des documents entreposs dans toutes les parties du monde occidental.

    Seul un effort puissant dditions et de rditions savantes, de traduc-tion et de diffusion en Afrique permettra, par leffet multiplicateur de ces nouveaux flux conjugus, de franchir un nouveau seuil critique qualitatif dans la vision du pass africain. Par ailleurs, presque autant que la masse nouvelle des documents, comptera le nouveau regard avec lequel ils seront interrogs. Cest ainsi que de nombreux textes exploits depuis le XIXe sicle ou la priode coloniale appellent imprieusement une relecture expurge de tout prjug anachronique et marque au coin dune approche endogne. A ce propos, les sources crites partir dcritures subsahariennes (va, bamoun, ajami) ne doivent pas tre ngliges. LarchologieLes tmoins muets rvls par lArchologie sont souvent plus loquents encore que les tmoins de service que constituent les auteurs de certaines chroniques. LArchologie a dj bien mrit de lHistoire africaine par ses prestigieuses dcouvertes, surtout (et cest le cas pour plusieurs milliers demillnaires du pass africain) quand il ny a pas de chronique orale ou crite

    5. Cf. J. O. HUNWICK, 1973, pp. 195 -208. Lauteur prend le risque de largument a silentio : Si Ibn Battuta avait travers le Niger ou le Sngal, il laurait signal. 6. Cf. Unesco Recueil slectif de textes en arabe provenant darchives marocaines, par le professeur Mohammed Ibrahim EL KETTANI, SCH/VS/894. 7. Cf. Etudes maliennes, I.S.H.M., n 3, sept. 1972. 8. B.G. MARTIN, 1969, pp. 15 -27.

  • INTRODUCTION GNRALE

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    disponible. Seuls des objets tmoins, enfouis avec ceux pour qui ils tmoi-gnent, veillent alors par-del le suaire pesant des morts-terrains, sur un pass sans visage et sans voix. Certains de ces tmoins sont particulirement signifi-catifs comme repres et mesures de civilisation ; les objets en fer et leur tech-nologie, les cramiques avec leurs techniques de production et leurs styles, les articles en verre, les critures et styles graphiques, les techniques de naviga-tion, de pche et de tissage, les produits alimentaires, et aussi les structures gomorphologiques, hydrauliques ou vgtales lies lvolution du climat Le langage des trouvailles archologiques a par nature quelque chose dobjec-tif et dirrcusable. Cest ainsi que ltude de la typologie des cramiques, des objets en os et en mtal dans le Sahara nigro-tchadien dmontre la liaison entre les peuples prislamiques (Sao) du Bassin tchadien et les aires culturel-les qui stendent jusquau Nil et au dsert libyque : statuettes dargile cuite baudriers croiss, dcors corporels des figurines, formes des vases et des brace-lets, des harpons et des os, des ttes ou pointes de flches et des couteaux de jet ressuscitent ainsi grce leurs parents, par-del le paysage contemporain cras par la solitude et linertie, les solidarits vivantes dantan9. Le reprage, le classement et la protection des sites archologiques africains simposent comme une priorit de grande urgence, avant que des prdateurs ou des pro-fanes irresponsables et des touristes sans intention scientifique ne les pillent et ne les dsorganisent, les dpouillant ainsi de toute valeur historique srieuse. Mais lexploitation de ces sites par des projets prioritaires de fouilles grande chelle ne pourra se dvelopper que dans le cadre de programmes interafri-cains soutenus par une puissante coopration internationale. La tradition oraleA ct des deux premires sources de lHistoire africaine (les documents crits et larchologie) la Tradition orale apparat comme le conservatoire et le vecteur du capital de crations socio-culturelles accumul par les peuples rputs sans criture : un vrai muse vivant. La parole historique constitue un fil dAriane bien fragile pour remonter les couloirs obscurs du labyrinthe du temps. Les dtenteurs en sont les vtrans la tte chenue, la voix casse, la mmoire parfois fuligineuse, ltiquette parfois pointilleuse (vieillesse oblige !) : des anctres en puissance Ils sont comme les derniers lots dun paysage autrefois imposant, li dans tous ses lments par un ordre prcis, et aujourdhui rod, lamin, et culbut par les vagues acres du modernisme . Des fossiles en sursis !

    Chaque fois que lun deux disparat, cest une fibre du fil dAriane qui se rompt, cest littralement un fragment du paysage qui devient souterrain. Or la tradition orale est de loin la source historique la plus intime, la plus succulente, la mieux nourrie de la sve dauthenticit. La bouche du vieillard sent mauvais, dit un proverbe africain, mais elle profre des choses bonnes et salutaires. Lcrit, si utile soit-il, fige et dessche. Il dcante, dissque, schmatise et ptrifie : la lettre tue. La tradition habille de chair et

    9. Cf. P. HUARD, 1969, pp. 179 -24.

  • MTHODOLOGIE ET PRHISTOIRE AFRICAINE

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    de couleurs, elle irrigue de sang le squelette du pass. Elle prsente sous les trois dimensions ce qui est trop souvent cras sur la surface bidimensionnelle de la feuille de papier. La joie de la mre de Soundjata, bouleverse par la gurison subite de son fils, clate encore dans le timbre pique et chaud des griots du Mali. Certes, bien des cueils sont surmonter pour vanner savamment le matriau de la Tradition orale, et trier le bon grain des faits de la paille des mots piges, fausses fentres ouvertes pour la symtrie, du lustre et du clinquant des formules qui ne sont que lemballage circonstanciel dun message venu de loin.

    On a dit que la Tradition ninspirait pas confiance parce quelle est fonctionnelle ; comme si tout message humain par dfinition ntait pas fonctionnel, y compris les documents darchives qui, par leur iner-tie mme, et sous leur apparente neutralit objective, cachent tant de mensonges par omission et habillent lerreur de respectabilit. Certes la tradition pique en particulier est une re-cration paramythique du pass. Une sorte de psychodrame rvlant la communaut ses racines et le cor-pus de valeurs qui sustentent sa personnalit : un viatique enchant pour remonter le fleuve du temps vers le royaume des anctres. Cest pourquoi la parole pique ne concide pas exactement avec la parole historique. Elle la chevauche par projections anachroniques en amont et en aval du temps rel, par tlescopages qui ressemblent aux subversions du relief en archologie. Mais les crits eux-mmes chappent-ils ces intrusions nigmatiques ? Ici comme ailleurs il faut chercher le mot fossile-directeur. Il faut sarmer si possible dun dtecteur de mtal pur pour vacuer les gangues et les scories.

    Certes, dans le discours pique, la fragilit de la chane chronologique constitue son vritable talon dAchille ; les squences temporelles boule-verses crent un puzzle o limage du pass ne nous arrive pas claire et stable comme dans un bon miroir, mais comme un reflet fugace dansant sur lagitation de leau. La dure moyenne des rgnes ou des gnrations est un domaine vivement controvers o les extrapolations partir des prio-des rcentes sont fortement sujettes caution, ne serait-ce quen raison des mutations dmographiques et politiques. Parfois un dynaste exceptionnel, personnage-aimant, polarise sur soi les hauts faits de ses prdcesseurs et successeurs littralement clipss. Tels certains dynastes du Rwanda ; tel Da Monzon roi de Sgou (dbut du XIXe sicle) qui les griots attribuent toute grande conqute de ce royaume.

    Par ailleurs, le texte littraire oral sorti de son contexte est comme un poisson hors de leau : il meurt et se dcompose. Isole, la tradition ressem-ble ces masques africains arrachs la communion des fidles pour tre exposs la curiosit de non-initis. Elle perd sa charge de sens et de vie. Or, par sa vie mme, parce quelle est sans cesse reprise en charge par de nou-veaux tmoins commis sa transmission, la Tradition sadapte lattente de nouveaux auditoires, adaptation qui concerne au premier chef la prsentation du message, mais qui ne laisse pas toujours indemne le contenu. Ne voit-on pas aussi des mercantis ou mercenaires de la Tradition qui servent volont des resuces de textes crits rinjects dans la Tradition !

  • INTRODUCTION GNRALE

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    Enfin, le contenu mme du message est souvent hermtique, voire so-trique. Pour lAfricain la parole est lourde. Elle est force ambigu, qui peut faire et dfaire, qui peut charrier des malfices. Cest pourquoi on ne larticule pas ouvertement et directement. On lenveloppe dapologues, dallusions, de sous-entendus, de proverbes clairs-obscurs pour le commun, mais lumineux pour ceux qui sont munis des antennes de la sagesse. En Afrique, la parole lourde nest pas gaspille. Et plus on est en position dautorit, moins on parle en public. Mais quand on lance quelquun : Tu as mang le crapaud et rejet sa tte , il comprend aussitt quon laccuse de se drober une partie de ses responsabilits10. Cet hermtisme du mi-dire signe la fois la valeur inestimable et les limites de la Tradition orale, puisque sa richesse est presque impossible transfrer intgralement dune langue lautre, surtout quand cette autre est structurellement et sociologiquement loigne. La Tradition saccommode trs peu de la traduction. Dracine, elle perd sa sve et son authenticit, car la langue est la maison de ltre . Beaucoup derreurs imputes la Tradition proviennent dailleurs dinterprtes incom-ptents ou sans scrupule.

    Quoi quil en soit, la validit de la Tradition orale est amplement prou-ve aujourdhui. Elle est largement confirme par les recoupements avec des sources archologiques ou scripturaires comme pour le site de Koumbi Saleh, les vestiges du lac Kisale, ou les vnements du XVIe sicle transmis par les Shona et dont D.P. Abraham a constat la concordance avec les crits des voyageurs portugais de cette poque.

    Bref, le discours de la Tradition, quelle soit pique, prosaque, didac-tique ou thique, peut tre historique un triple point de vue. Dabord, il est rvlateur du faisceau dusages et de valeurs qui animent un peuple et conditionnent ses actes venir par la reprsentation des archtypes dhier. Ce faisant, lpope reflte, mais aussi elle cre lhistoire. Quand on sadresse Da Monzon en disant : Matre des eaux et matre des hom-mes , on signifie par l le caractre absolu de son pouvoir. Mais les mmes rcits nous le montrent consultant sans cesse ses guerriers, ses griots, ses femmes11. Le sens de lhonneur et de la rputation clate dans la fameuse rplique du chant de larc la gloire de Soundjata (Soundjata fasa) : Saya Kaoussa malo y 12. Cette valeur sexprime bellement aussi dans lpisode de Bakary Dian contre les Peul du Kournari. Retir par dpit dans son village de Dongorongo, le preux Bakary Dian quon vient supplier de reprendre la tte des troupes de Sgou, cde finalement quand on touche la corde sensible de lorgueil et de la gloire : Les vieilles paroles chan-ges, oublie-les. Cest ton nom prsent quil faut regarder ; car on vient au monde pour se faire un nom. Si tu nais, grandis et meurs sans avoir un nom, tu es venu pour rien ; tu es parti pour rien . Et lui de scrier : Griots de Sgou, puisque vous tes venus, ce ne sera pas impossible. Je ferai ce que vous me demandez, pour ma renomme. Je ne le ferai pas pour Da

    10. Cf. H. AGUESSY, 1972, pp. 269 -297. 11. Cf. L. KESTELOOT : tomes 1 -3 -4. 12. La mort vaut mieux que la honte.

  • MTHODOLOGIE ET PRHISTOIRE AFRICAINE

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    Monzon. Je ne le ferai pour personne Sgou. Je le ferai seulement pour ma rputation. Mme aprs ma mort, on lajoutera mon nom.

    De mme ce trait de civilisation et de droit : Silamaka dit : Vous avez de la chance quil me soit interdit de tuer des messagers.

    Au demeurant, la recomposition du pass est loin dtre intgralement imaginaire. On y trouve des tranches de souvenirs, des filons dhistoire qui sont souvent plus prosaques que les garnitures colores de lima-gination pique : Cest ainsi que dbuta cette institution des bergers collectifs dans les villes bambara. Si on te choisit et quon te fait pasteur, tu deviens Peul public. Les Peul publics gardaient les troupeaux du Roi. Ctaient des hommes dethnies diffrentes, et leur chef pasteur sappe-lait Bonke. Ou encore A cette poque on ne portait pas de babouches, mais des samaras de cuir de buf tann, avec une corde au nez (autour du gros orteil), et une corde au talon. Enfin, le rcit pique est maill dallusions des techniques, des objets qui ne sont pas essentiels au dploiement de laction, mais signalent le milieu de vie. Il (Da Mon-zon) manda ses soixante piroguiers Somono, trente hommes la proue et trente hommes la poupe. La pirogue tait richement dcore. On prpare les chelles, on les applique contre la muraille. Les chasseurs de Sgou grimpent lassaut et sinfiltrent dans la ville [] Les cavaliers de Sgou lancent des flches enflammes. Les cases du village prennent feu. Saran, la femme prise de Da Monzon, va mouiller la poudre fusil des guerriers de Kor Cest par un diagnostic serr relevant parfois de lanalyse psychanalytique, que, travers les psychoses mme du public ou des traditionalistes, lhistorien peut atteindre la substantifique moelle de la ralit historique.

    Ds lors, la multiplicit des versions transmises par des clans adverses, par exemple par les griots-clients de chaque noble protecteur (horon, dyatigui), bien loin de constituer un handicap, nest quune garantie supplmentaire pour la critique historique. Et la concordance des rcits, comme dans le cas des griots bambara et peul appartenant aux deux camps adverses, donne un relief particulier au bon aloi de ce tmoignage. Comme le montre le cas des Gouro chez qui la tradition sotrique librale et intgrationniste, transmise par les lignages, coexiste avec la tradition sotrique, oligarchique et procdurire de la socit secrte, la parole historique par sa polygense mme comporte des lments dautocensure. En effet, ce nest pas une proprit prive, mais un bien indivis dont rpondent divers groupes de la communaut.

    Lessentiel, cest de soigner la critique interne de ces documents par la connaissance intime du genre littraire en cause, sa thmatique et ses tech-niques, ses codes et strotypes, les formules de remplissage, les diversions conventionnelles, la langue dans son volution, le public et ce quil attend des traditionalistes. Et surtout la caste de ces derniers, ses rgles de vie, sa formation, ses idaux, ses coles. On sait quau Mali et en Guine, par exem-ple, de vraies coles dinitiation ont exist depuis des sicles Keyla, Kita, Niagassola, Niani, etc.

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    Cette tradition rigide, institutionnalise et formelle est en gnral mieux structure, mieux soutenue par la musique de cour qui fait corps avec elle, qui la scande en tranches didactiques et artistiques. Certains des instruments utiliss, tel le Sosso Balla (Balafon de Soumaoro Kant) sont en eux-mmes, par leur antiquit, des monuments dignes dune investigation de type archologique. Mais les correspondances entre types dinstruments et types de musique, de chants et de danses, constituent un monde minutieusement rgl, o les anomalies et les ajouts postrieurs, sont aisment reprables. Chaque genre littraire oral possde ainsi son instrument spcial dans chaque rgion culturelle ; le xylophone (balla) ou le bolon (harpe-luth) pour lpope mandingue, le bendr des Mossi (gros tambour rond une seule face, taill dans une calebasse et battu mains nues) pour lexaltation, muette souvent, des noms de guerre (zabyouya) des souverains, le mvet (harpe-cithare) pour les potes musiciens des Fang dans leurs tropicales Niebelungen. Vecteurs de la parole historique, de tels instruments sont vnrs et sacrs. En effet, ils font corps avec lartiste, et leur place est dautant plus essentielle dans le message que, la faveur des langues tons, la musique est directement intelligible, linstrument devenant la voix de lartiste sans que celui-ci ait besoin darti-culer une parole. Le triple rythme tonal, dintensit et de dure, se fait alors musique signifiante, dans cette sorte de smantico-mlodisme dont parlait Marcel Jousse. A vrai dire, la musique fait tellement partie de la Tradition que certains rcits ne peuvent tre transmis que sous la forme chante. La chanson populaire elle-mme, qui donne le pouls de la volont gnrale sous une forme satirique parfois pice dhumour noir, et qui est reste vivace jusqu travers les luttes lectorales du XXe sicle, est un genre prcieux, qui contrebalance et complte les dires des documents officiels.

    Ce qui est dit ici de la musique vaut aussi bien pour dautres modes dexpression comme les arts plastiques dont les productions nous livrent parfois, comme dans les royaumes dAbomey et du Berlin (bas-reliefs) ou en pays Kuba (statuaire), lexpression directe de personnages, dvnements ou de cultures historiques.

    Bref, la Tradition orale nest pas seulement une source de pis-aller laquelle on ne se rsignerait quen dsespoir de cause. Cest une source part entire, dont la mthodologie est dsormais assez bien tablie, et qui confre lhistoire du continent africain une puissante originalit.La linguistique Avec la linguistique, lHistoire africaine dispose non pas tant dune science auxiliaire que dune discipline autonome qui la mne tout droit pourtant au cur de son propre sujet On sen rend bien compte dans le cas de la Nubie qui est ensevelie dans le double silence opaque des ruines de Mro et de lcriture mrotique non dchiffre parce que la langue demeure inconnue13. Certes bien des choses restent faire dans ce domaine, commencer par la fixation scientifique des langues. En effet,

    13. LUnesco a organis en 1974 un colloque scientifique international sur le dchiffrement de cette langue africaine.

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    il ne faut pas sacrifier lapproche descriptive lapproche comparatiste et synthtique prtention typologique et gntique. Cest par une analyse ingrate et minutieuse du fait de langue avec son signifiant de consonnes, de voyelles et de tons, avec ses latitudes de combinaisons dans des schmas syntagmatiques, avec son signifi vcu par les locuteurs dune communaut donne 14 quon peut chafauder des extrapolations en amont, opration souvent rendue difficile par le manque de profondeur historique de la connaissance de ces langues. Si bien quelles ne peuvent tre compares qu partir de leur strate contemporaine par la mthode synchronique, base indispensable pour toute synthse diachronique et gntique. La tche est ardue, et lon comprend que des duels drudition se poursuivent ici ou l, singulirement en matire de bantuistique. Malcolm Guthrie y soutient la thorie de lautogense, alors que Joseph Greenberg dfend avec brio la thse selon laquelle les langues bantu doivent tre replaces dans un contexte continental plus large. Ce dernier est justifi, dit-il, par des ressemblances qui ne sont pas des analogies accidentelles issues dinfluences extrieures, mais qui ressortissent une parent gntique intrinsque, exprime par les similitudes dans les pronoms, le vocabulaire de base, les caractristiques grammaticales comme le systme de classes nominales, travers des centaines de langue ; depuis le wolof jusquau baka (Rpublique du Soudan). Pour lhistorien, tous ces dbats ne sont pas purs exercices dcole. Un auteur se fondant par exemple sur la distribution des groupes de mots analogues dsignant le mouton en Afrique centrale la lisire de la fort, constate que ces groupes homognes ne chevauchent pas la frange vgtale, mais se rpartissent paralllement elle, ce qui suggre une diffusion de ce btail selon les parallles dans les deux biotopes contigus de la savane et de la fort ; alors que plus lest, le dessin linguistique sordonne franchement par bandes mridiennes de lAfrique orientale lAfrique australe, ce qui suppose une voie dintroduction perpendiculaire la premire, et illustre a contrario le rle inhibiteur de la fort dans le transfert des techniques15. Mais ce rle nest pas identique pour toutes les techniques. Bref les tudes linguistiques dmontrent que les routes et les pistes de migrations ainsi que les diffusions de cultures matrielles et spirituelles sont balises par la distribution de mots apparents. Do limportance de lanalyse linguistique diachronique et de la glotto-chronologie pour lhistorien qui veut saisir la dynamique et le sens de lvolution.

    J. Greenberg a ainsi mis en lumire les apports du kanuri au hawsa en termes culturels ou de technique militaire, qui valorisent linfluence de lempire bornouan dans le dveloppement des royaumes hawsa. En particulier, la titulature des dynasties bornouanes avec des termes kanuri comme kaygamma, magira, etc., a connu une diffusion remarquable jusquau cur du Cameroun et du Nigeria. Ltude systmatique des toponymes et anthropo-nymes peut aussi donner des indications fort prcises, condition de revoir cette nomenclature selon une approche endogne. Car un grand nombre de

    14. Cf. Maurice HOUIS, 1971, p. 45. 15. Cf. Christophe EHRET, 1963, pp. 213 221.

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    noms ont t dforms par la prononciation ou la rdaction exotiques de non-Africains ou dAfricains servant dinterprtes et de scribes. La chasse au mot juste, mme quand il a t statufi dans lcrit depuis des sicles, est une des tches les plus complexes de la critique historique africaine.

    Un exemple. Le mot Gaoga qui, utilis par Lon lAfricain pour dsigner un royaume du Soudan a t souvent assimil avec Gao. Mais, lanalyse de ce toponyme partir du tda et du kanuri permet de localiser aussi un royaume de Gaoga entre le Wada (Tchad), le Darfour (Soudan) et le Fertit (RCA)16. Quant la rfrence au Yemen, pour dsigner le pays dorigine de nombreuses dynasties soudanaises, un rexamen srieux de ce problme a t entrepris depuis H.R. Palmer. Ne doit-on pas interprter le mot Yemen, non point selon la pieuse vocation des chroniqueurs musulmans oriente vers lArabie heu-reuse mais plutt en rfrence lantique pays de Yam (do Yamen) ?17

    Lexamen du lexique swahili, truff de termes dorigine arabe, et du lexique des pays de la cte orientale malgache (Antemoro, Antalaotra, Anosy), baigne dinflux arabes, se rvle tout aussi riche denseignements pour lhistorien.

    En tout tat de cause, la linguistique qui a dj bien mrit de lhistoire africaine, doit se dbarrasser au dpart du mpris ethnocentrise qui a marqu la linguistique africaine labore par A.W. Schlegel et Auguste Schleicher, selon laquelle les langues de la famille indo-europenne sont au sommet de lvolution, et les langues des Noirs au plus bas de lchelle, celles-ci prsen-tant toutefois lintrt, pensait-on, de livrer un tat proche de ltat original du langage, o les langues seraient sans grammaire, le discours une suite de monosyllabes et le lexique restreint un inventaire lmentaire 18. Lanthropologie et lethnologieLa mme remarque vaut a fortiori pour lAnthropologie et lEthnologie. En effet, le discours ethnologique19 a t, par la force des circonstances, un discours prmisses explicitement discriminatoires et conclusions implici-tement politiques, avec entre les deux un exercice scientifique , forcment ambigu. Son principal prsuppos tait souvent lvolution linaire, avec en tte de la caravane humaine lEurope pionnire de la civilisation, et la queue, les peuplades primitives dOcanie, dAmazonie et dAfrique. Comment peut-on tre Indien, Noir, Papou, Arabe ? Lautre , arrir,barbare, sauvage, selon les degrs, est toujours diffrent, et cest ce titre quil est lobjet de lintrt du chercheur ou de la convoitise du traitant. Leth-nologie reut ainsi dlgation gnrale pour tre le Ministre de la curiosit europenne, lgard de nos indignes . Friand des tats misrables, des nudits et des folklores, le regard ethnologique tait souvent sadique, lubri-que, et dans le meilleur des cas, quelque peu paternaliste. Sauf exceptions,

    16. Cf. Pierre KALK, 1972, pp. 529 -548. 17. Cf. Abbo et Eldridge MOHAMMADOU, pp. 130 -55. 18. Cf. M. HOUIS, 1971, p. 27. 19. Le terme ethnie tant rserv aux peuples rputs sans criture, il a t ds le dpart marqu par le prjug raciste. Idoltre ou ethnique , crivait ds le XVIe sicle Clment MAROT. Lethnographie est la collecte descriptive des documents. Lethnologie est la synthse comparative.

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    les mmoires et rapports qui en rsultaient justifiaient le statu quo et contri-buaient au dveloppement du sous-dveloppement 20. Lvolutionnisme la Darwin, malgr ses minents mrites par ailleurs, et le diffusionisme sens unique qui a trop souvent regard lAfrique comme le dversoir passif des inventions dailleurs, le fonctionnalisme de Malinowski et de Radcliffe Brown enfin, qui dniait toute dimension historique aux socits primitives, toutes ces coles saccommodaient naturellement de la situation coloniale sur laquelle elles prolifraient comme sur un riche terreau21. Leurs approches, assez pauvres finalement pour la comprhension des socits exotiques, se disqualifiaient encore du fait que les socits qui les intressaient surtout taient prcisment les plus insolites, savoir les prototypes dune humanit installe dans llmentaire, alors que ces derniers ne constituaient que des micro-organismes au rle historique non ngligeable, parfois notable, mais le plus souvent marginal par rapport aux ensembles socio-politiques plus puis-sants et mieux engags dans le courant de lHistoire.

    Toute lAfrique fut symbolise ainsi par des images que les Africains eux-mmes pouvaient regarder comme tranges, exactement comme si lEurope tait personnifie au dbut du XXe sicle par les usages de la table et de lhabitat, ou le niveau technique des communauts de la Bretagne intrieure, du Cantal ou de la Sardaigne. Par ailleurs, la mthode ethnologique, fonde sur lenqute individuelle marque au coin dune exprience subjective totale parce quintensive, mais totale au niveau du microcosme seulement, dbouche sur des conclusions objectives trs fragiles ds quelle prtend lextrapolation.

    Enfin, par une dialectique implacable, lobjet mme de lethnologie, sous linfluence coloniale, svanouissait peu peu. Les indignes primitifs, vivant de cueillette et de chasse sinon de cannibalisme , se muaient peu peu en sous-proltaires des centres priphriques dun systme mondial de production dont les ples sont situs dans lhmisphre nord. Laction coloniale consumait et annihilait son propre objet. Cest pourquoi ceux quon avait constitus dans le rle dobjets, les Africains, dcidaient dentamer eux-mmes un discours autonome en tant que sujets de lhistoire, prtendant mme qu certains gards, les plus primitifs ne sont pas ceux quon pense Or, dans le mme temps, ceux qui, sans prjugs, avaient travaill la dcouverte dun fil historique et de structures originales dans les socits africaines tatiques ou non, des pionniers comme Frobenius, Delafosse, Palmer, Evans Pritchard, poursuivaient leurs efforts, repris et affins par dautres chercheurs contempo-rains. Ceux-ci estiment quen appliquant les mmes outils mentaux des sciences de lhomme, mais en les adaptant la matire africaine, on peut atteindre des

    20. Cf. J. COPANS, 1971, p. 45 : Lidologie coloniale et lethnologie relvent dune mme configuration, et il existe entre ces deux ordres de phnomnes un jeu qui conditionne leur dveloppement respectif. 21. Cf. J. RUFFIE, 1977, p. 429. Le pseudo darwinisme culturel qui inspire la pense anthropologique du XIXe lgitime le colonialisme qui ne serait pas le produit dune certaine conjoncture politique, mais celui dune structure biologique ; en somme un cas particulier de la comptition naturelle. Lanthropologie du XIXe donne bonne conscience lEurope imprialiste.

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    rsultats objectifs. Sont ainsi balays en mme temps les, approches vicieuses fondes, soit sur la diffrence congnitale et substantifique des indignes , soit sur leur primitivisme dans la voie de la civilisation. Il suffit de reconnatre que si ltre des Africains est le mme celui de lHomo Sapiens leur tre dans le monde est diffrent. Ds lors des outils nouveaux peuvent tre affts pour apprhender leur volution singulire.

    Dans le mme temps, lapproche marxiste, condition dtre non dog-matique, et lapproche structuraliste de Lvi-Strauss apportent, elles aussi, des regards valables mais contrasts sur lvolution des peuples rputs sans criture. La mthode marxiste, essentiellement historique et pour laquelle lhistoire est la conscience collective en action, insiste beaucoup plus sur les forces productives et les rapports de production, sur la praxis et les normes ; alors que la mthode structuraliste veut dnuder les mcanismes incons-cients mais logiques, les ensembles cohrents qui sous-tendent et encadrent laction des esprits et des socits. Lanthropologie sabreuvant ces sources nouvelles sera, esprons-le, autre chose quun Phnix surgi pour les besoins de la cause des cendres dune certaine ethnologie22.

    Lanthropologie se doit de critiquer sa propre dmarche, dinsister autant sur les normes que sur les pratiques, de ne pas confondre les relations sociales dcelables lexprience et les structures qui les sous-tendent. Elle enrichira ainsi les unes par les autres, les normes, les structures et les opinions en utilisant largement les techniques quantitatives et collectives denqute, en rationalisant et objectivant le discours. Les interactions des facteurs globaux intressent particulirement lanthropologie, mais aussi la synthse historique. On voit par exemple des correspondances entre lexistence de voies commer-ciales avec monopole royal sur certaines denres, dune part, et dautre part, les formes politiques centralises : (dans le Ghana et le Mali anciens, dans lEmpire ashanti au XVIIIe sicle, dans le Royaume lunda du Zare, etc.). Alors que, contre-preuve dcisive, contrairement aux Ngonde et aux Zulu, des peuples aux langues et coutumes identiques (les Nyakusa et les Xhosa) mais vivant lcart de ces courants, nont pas atteint au stade monarchique23. On peut tenter den infrer une sorte de loi danthropologie ou de sociologie politique. Par ailleurs, les structures de la parent peuvent entraner une foule dincidences sur lvolution historique. Ainsi, quand deux groupes de langues diffrentes se rencontrent, la forme dunion conjugale entre ces groupes dcide gnralement de la langue qui sera dominante, car la langue maternelle ne peut lemporter que si les femmes sont prises comme pouses et non comme esclaves ou concubines. Certains groupes Nguni conserveront ainsi leur langue dorigine, alors que dautres, qui prirent des femmes Sotho, perdirent leur langue au profit des Sotho. Cest aussi le cas des bergers Peul venus du Macina et du Fouta Djalon, qui prirent femmes chez les Mandingue et crrent la

    22. La sociologie serait une science intrasocitale pour le monde moderne, tandis que lanthropologie serait une approche comparatiste (intersocitale). Mais nest-ce pas ressusciter les catgories contestables de la diffrence, avec son cortge dethno-histoire, dethno-archologie, dethno-mathmatique ? 23. Cf. L. THOMPSON, 1969, pp. 72 -73.

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    province du Ouassoulou : ils ne sont plus Peul que de nom, et par certains traits physiques. Ils ont perdu leur langue dorigine au profit du malinke ou du bambara.

    Ainsi donc, les principales sources de lhistoire africaine voques plus haut ne peuvent tre classes a priori en tant que telles selon une chelle de valeur privilgiant en permanence telle ou telle dentre elles. Il convient de juger cas par cas En effet, il ne sagit pas de tmoignages despces radicalement diffrentes. Toutes rpondent la dfinition de signes qui nous viennent de lamont et qui, en tant que vecteurs de messages, ne sont pas entirement neutres, mais charrient des intentions ouvertes ou caches. Toutes ressortissent donc la critique mthodologique. Chacune peut conduire aux autres catgories de sources : par exemple, la tradition orale a souvent men des sites archologiques. Elle peut mme aider mettre en balance certains documents crits. Ainsi, quand le grand Ibn Khaldn dans lHistoire des Berbres crit de Soundjata : Son fils Mana Oueli lui succda. Mana dans leur langue crite signifie sultan et Oueli est lquivalent dAli. Alors que les traditionalistes aujourdhui encore expliquent que Mansa Oul signifie le Roi au teint clair .

    Quatre grands principesQuatre grands principes doivent gouverner la recherche si lon veut assigner une nouvelle frontire au front pionnier de lhistoriographie africaine.

    Dabord cest linterdisciplinarit, dont limportance est telle quelle constitue presque en soi une source spcifique. Cest ainsi que la sociologie politique applique la tradition orale sur le Royaume de Sgou enrichit considrablement une vision qui sans cela se limiterait aux lignes squelet-tiques dun arbre gnalogique marqu par quelques exploits strotyps. La complexit, la compntration de structures parfois modeles sur les hgmonies anciennes (le modle malien) apparaissent ainsi dans leur ralit concrte et vivante. De mme, pour les pays du delta nigrien, les traditions orales permettent de complter les facteurs dessor rduits par trop aux influences du commerce ngrier et de lhuile de palme, alors que des relations endognes pralables dans le sens nord-sud et est-ouest jusqu Lagos et au pays Ijebu, sont attestes par la tradition orale qui taye et enrichit remarquablement les allusions de Pacheco Pereira dans lEsmeraldo24.

    Nest-ce pas un lment danthropologie culturelle (le texte initiatique des pasteurs peul25) qui a permis certains prhistoriens dinterprter correctement les nigmes des fresques du Tassili : animaux sans pattes du tableau dit du Buf lhydre, U magique dOuan Derbaouen, etc.

    Ainsi, par-del 10 000 ans de parenthse, les rites daujourdhui permet-tent didentifier les cinq surs mythiques des sept fils de lanctre Kikala, dans les cinq merveilleuses danseuses des fresques de Jabbaren.

    24. Cf. J. ALAGOA, 1973. 25. Cf. Hampat BA et Germaine DIETERLEN, 1961.

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    Lexpansion des Bantu, atteste par les sources concordantes de la lin-guistique, de la tradition orale, de larchologie, de lanthropologie, et par les premires sources crites arabes, portugaises, britanniques et afrikaaner, devient une ralit palpable susceptible dtre ordonne dans une synthse dont les artes savivent la rencontre de ces diffrents plans. De mme les arguments linguistiques concourent avec ceux de la technologie pour suggrer une diffusion des gongs royaux et cloches gmines dapparat, partir de lAfrique occidentale vers le Bas-Zare, le Shaba et la Zambie. Mais des preuves archologiques apporteraient videmment une confirmation inestimable. Cette coalition des sources simpose davantage encore lors-quil sagit de cerner les difficults relatives la chronologie. Ce nest pas toujours quon dispose de dates tires du carbone 14. Encore que celles-ci doivent tre interprtes et confrontes avec dautres donnes comme la mtallurgie ou la poterie (matriaux et styles). Ce nest pas toujours quon dispose, comme au nord du Tchad,26 de masses normes de dbris de cramiques qui permettent dchafauder une typologie reprsentant une chelle chronologique de six niveaux. Une excellente dmonstration de cette conjugaison de toutes les sources disponibles est celle qui permet dtablir une typologie diachronique des styles picturaux et cramiques, de les confronter afin de dgager une srie chronologique stalant sur huit millnaires, le tout tay par des sondages stratigraphiques, confirm par des datations au C14, par ltude de la flore, de la faune, de lhabitat et de la tradition orale27.

    Parfois la carte des clipses dates, et visibles selon les rgions, permet des concordances exceptionnelles quand de tels vnements sont lis avec le rgne de tel ou tel dynaste. Mais gnralement, la chronologie nest pas accessible sans la mobilisation de plusieurs sources, dautant plus que la dure moyenne des rgnes ou des gnrations est susceptible de variations, que la nature de la relation entre les souverains qui se succdent nest pas toujours prcise, que le sens du mot fils nest pas toujours biologique mais sociolo gique, que parfois trois ou quatre noms ou noms forts sont attribus au mme roi et que, comme chez les Bemba, la liste des candidats la chef-ferie est incorpore celle des chefs.

    Sans minimiser limportance de la chronologie, pine dorsale de la matire historique, et sans renoncer aux efforts pour lasseoir sur des bases rigoureuses, faut-il pour autant succomber la psychose de la prcision tout prix, qui risque dtre alors une fausse prcision ? Pourquoi sacharner crire 1086 pour la chute de Koumbi Saleh au lieu de dire la fin du XIe sicle ? Toutes les dates nont dailleurs pas la mme importance. Le degr de prcision requis pour chacune delles nest pas le mme, et chacune ne doit pas tre rige en statue.

    Par ailleurs, il importe de rintgrer tout le flux du processus historique dans le contexte du temps africain. Celui-ci nest pas allergique larticulation du donn vnementiel dans une chane de faits qui se crent les uns les autres