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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALEDU MOYEN AGE

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HISTOIREÉCONOMIQUE ET SOCIALE

DU MOYEN AGEPAR HENRI PIRENNE

MEMBRE DE L'ACADÉMIE ROYALE DE BELGIQUE

NOUVELLE ÉDITION REVUE ET MISE A JOUR

PAR HANS VAN WERVEKE

PROFESSEUR ÉMÉRITE A. L'UNIVERSITÉ DE GAND

« COLLECTION HIER»

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS

1969

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Dépôt légal. - Nouvelle édition: 1er trimestre 19632,e tirage : 2,e. t~imestr~ 1969

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptationréservés pour tous pays

© 1963, Presses Universitaires de France

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PRÉFACE

La synthèse de l'histoire économique et sociale du Moyen Age de HenriPirenne, qui paraît aujourd'hui pour la première fois sous forme de volumeséparé, en langue française du moins, est en réalité une contribution quel'illustre historien belge a fournie pour une entreprise collective. Elle faitpartie du tome VIII de l'Histoire du Moyen Age, 2e section de l'His­toire générale publiée sous la direction de Gustave Glotz1 où elle porte letitre suivant: « Le mouvement économique et social».

Sitôt que ce tome vit le jour, l'œuvre de Pirenne fut accueillie avecenthousiasme. Marc Bloch, à ce moment sans doute le J·uge le plus auto­risé en la matière, s'exprima comme suit : « Devant l'admirable synthèsed'histoire économique que vient d'écrire M. Pirenne, un auteur de compte­rendu doit honnêtement avouer son embarras. Faut-il dire à nouveau leprix des qualités qui, de chacun des ouvrages du grand savant belge, font,dès son apparition, au sens propre du mot, un classique de notre littéra­ture : une information qui, chez cet écrivain parvenu au faîte des honneurs,pourrait, par son soin scrupuleux, être donnée en modèle aux plus jeunesapprentis j cette souveraine clarté, ce sens des masses, cet élan, présent desdieux, envié de quiconque tient une plume j par-dessus tout le goût de la vie,l'art de toujours, derrière les choses, déceler les hommes? Ana[yser? A qt/oibon? Chacun lira, et les idées centrales ressortent avec tant de relief querésumer serait, presque nécessairement, répéter. Inscrire, en marge du livre,quelques doutes? Rien, à vrai dire, ne paraîtrait plus conforme aux désirsd'un maître qui, dans chacun de ses travaux, a toujours vu, sur toutes choses,une excitation aux recherches... Comment, cependant, songer à prendre posi­tion, en quelques lignes, vis-à-vis de thèses si longuement mûries et si soli­dement étayées? Ce sera la tâche des futures générations de travailleurs.Tout grand livre, en même temps qu'une leçon, est un point de départ. Onpeut assurer que celui-ci, qui marque visiblement une date dans nos études,

1. Paris, Presses Universitaires de France, 1933. Titre général du tome: La civilisationoccidentale au Moyen Age du XIe au milieu du XVe siècle. Le texte de Pirenne a été réimprimédans le volume posthume: Henri PIRENNE, Histoire économique de l'Occident médiéval (Descléede Brouwer, 1951). Des traductions ont paru en anglais (1936), allemand (1946), néer­landais (1948) et yougoslave (1958).

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VI HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

ne faillira point à ce double rôle. Il ne reste qu'à adopter le parti le plussimple : remercier »1.

Si nous faisons des emprunts aussi étendus au compte rendu de MarcBloch, c'est qu'il exprime, mieux qtle nous ne pourrions le faire nous-même,le bienjondé, non seulement de cette nouvelle édition, mais encore de la présen­tation que nous avons cru devoir lui donner.

Le mouvement économique et social, comme cet autre ouvrage dePirenne, l'Histoire de Belgique, est, selon le témoignage de Marc Bloch,un « classique ». C'est, peut-on dire, une œuvre dont la lecture continueà s'imposer aux générations qui se succèdent, lnalgré l'apport de fllaté­riaux nouveaux, malgré les ajustements qui s'imposent pour certaines deses structures. Cette œtlvre, il faut la rendre accessible au public, aujour­d'hui encore, aux étudiants en particulier, plus accessible qu'elle ne l'a étéjusqu'ici.

Mais faut-il la réimprimer telle qu'elle parut il y a trente ans? Laréponse à cette qttestion, nous la trouverons dans les réflexions de LucienFebvre, qui, mesurant la signification de Marc Bloch, dix ans après la dis­parition de ce dernier, évoquait à cette occasion le cas de Pirenne :

« D'une œuvre de grand historien persistent des str/Jctures, des hypo­thèses de travail fécondes, des JOalonnements de voies nouvelles. La lettre dece qu'il a écrit? Il est rare qu'elle survive intacte pendant de longues années.V tryez l'œuvre de Pirenne. Elle vit dans la mesure JJlême où chacune de sesgrandes vues de génie a provoqué les recherches d'une dizaine d'historiensqui la grignotent, la rectifient partiellement, l'épluchent et l'échenillent - etfont ainsi qu'au-dessus d'eux elle vit toujours et s'impose »2.

Et voici deux témoignages plus récents encore :« Faut-il encore lire Pirenne vingt-cinq ans après sa mort? Comment

répondre autrement que par oui /... L'impulsion et l'orientation qu'il adonnées aux études médiévales au XXe siècle ne seront pas ot/bliées de sitôt.L'influence de ce maître vivra à travers les chercheurs qu'il a formés, et,grâce à eux, à travers leurs étudiants et les générations successives... Oui,ilfaut lire Henri Pirenne j non seulement parce que son œuvre prouve un talenthistorique remarquable, mais aussi parce qu'elle repose sur ce qui est plusgrand encore : la pensée d'un homme supérieur »3.

1. Annales d'histoire économique et sociale, 7, 1935, pp. 79-8002. Annales. Économies. Sociétés. Civilisations, 9, 1954, p. 145·3. Bryce LYON, L'œuvre de Henri Pirenne après vingt-cinq ans (Le Moyen Age,

LXVI, 1960, pp. 437-493), pp. 492 -493.

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PRÉFACE VII

« Il appartient à cette catégorie de savants dont l'œuvre, même au momentoù elle est techniquement dépassée en partie ou dans son ensemble, continueà prodiguer aux hommes d'étude et à tous ceux qui pensent de précieuxenseignements. Pirenne est un de ces quelqt/es historiens grâce auxquels ons'enrichit l'esprit en poursuivant avec eux, à travers leurs écrits, un passion­nant dialogue »1.

Pour assurer au travail de Pirenne son maximum d'e.fIicacité, il fallaitcependant le présenter au public pro/·eté à travers le travail historique quilui a fait suite. Les recherches qui ont été entreprises depuis 1933, souventsous l'impulsion directe ou indirecte de Pirenne, ont révélé des faits nouveaux,ont modifié des points de vue. Elles ne peuvent rester ignorées du public.Un complément d'information s'impose. Mais comment procéder?

Nous avons repoussé d'emblée l'idée de retoucher le texte de Pirenne.Nous l'avons reproduit tel qu'il a paru en 1933, ne rectifiant qu'un nombreinfime d'erreurs, lapsus évidents ou coquilles échappées lors de la correctiondes épreuves2•

L'alternative qui dès lors s'imposait était de faire suivre le texte d'uneannexe bibliographique et critique assez substantielle. Elle fournira au lec­teur une bibliographie choisie des études qui ont paru depuis 1933 et qui serattachent à l'un ou l'autre point traité par Pirenne. Partout où cela a paruindiqué, nous avonsJ·oint à la mention du titre un bref commentaire, indiquantau lecteur en quoi l'étude en question a confirmé, modifié ou complété les vuesexposées par l'auteur du Mouvement économique et social, ou encore asuivi des voies nouvelles.

Nous n'avons pas visé à être conJplet. Nous n'avons pas non plus l'illu­sion d'avoir, dans chaque cas particulier, fait le choix le plus Judicieux, ouémis une opinion à l'abri de toute critique. Nous espérons seulement avoirfait, dans une certaine mesure, œuvre utile.

Nous nousfaisons un devoir de remercier notre collègue M. A. E. Verhulst,dont les connaissances en matière d'histoire agraire nous ont été d'un grandsecours.

HANS VAN WERVEKE.

1. F. L. GANSHOF, Pirenne (Henri) (Biographie nationale, tome trentième, Supplément,t. II, Bruxelles, 1959, col. 671-723), col. 722. Pour la vie et l'œuvre du maître, nous prionsle lecteur de se reporter à cette biographie, en tout point excellente.

2. Voici les corrections les plus importantes: p. 61 : « douze cent quarante-huit »,corrigé en« deux cent quarante-huit» ; p. 146: «Iley », corrigé en «Ely»; p. 167 : « 1380 »,corrigé en« 1370 »; p. 170: « 1228 », corrigé en« 1328 »; p. 180: « trois milles », corrigéen « cinq milles ».

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AVERTISSEMENT

Depuis la parution de l'édition précédente, de nombreux tra­vaux ont été publiés méritant de figurer dans l'Annexe biblio­graphique et critique. Celle-ci a été mise àjour en en tenant compte.La révision a été terminée en février 1968.

Deux passages du texte de Pirenne ont donné lieu à de légèresretouches. P. 111, 1. 7, « le préteur» a été remplacé par « l'efJl­prunteur ». P. 137, 1. 37, « cinq est à un » a été remplacé par« un est à cinq». Dans l'un comme dans l'autre cas, le contexteexigeait la substitution. Mentionnons encore une correction quifigurait déjà dans l'édition précédente, sans avoir été signalée:p. 106, n. 6 : « On ne possède pour Bruges que des fragmentsd'un livre de comptes» remplacé par « On possède pour Brugessept livres de comptes» (d'après une indication de M. R. deRooverJ.

Aux traductions énumérées ci-dessus, p. V, n. 1, il convientaujourd'hui d'ajouter celle en langue italienne, parue en 1967. Latraduction allemande, qui vit le jour en 1946, a été réimpriméeen 1965.

Les reJnerciements adressés à M. A. E. Verhulst au bas dela préface de 1962 doivent lui étre exprimés à nouveau pour lesservices par lui rendus à l'occasion de la présente édition.

H. V. W.

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INTRODUCTION 1*

1

Pour bien comprendre le redressement économique qui s'est opérédans l'Europe occidentale à partir du XIe siècle, il importe de jetertout d'abord un coup d'œil sur la période précédente.

Rupture de /'équilibreéconomique de /'Antiquité

Du point de vue auquel nous devons nous placer ici, il apparaît toutde suite que les royaumes barbares fondés au ve siècle sur le sol del'Europe occidentale avaient conservé le caractère le plus frappantet le plus essentiel de la civilisation antique, qui est son caractèreméditerranéen2• La mer intérieure autour de laquelle étaient néestoutes les civilisations de l'ancien monde, par laquelle elles avaientcorrespondu les unes avec les autres, qui avait été le véhicule de leursidées et de leur commerce, que l'Empire romain avait enfin englobéetout entière et vers qui convergeait l'activité de toutes ses provincesde la Bretagne à l'Euphrate, n'avait pas cessé, après les invasionsgermaniques, de jouer son rôle traditionnel. Pour les barbares éta­blis en Italie, en Afrique, en Espagne et en Gaule, elle demeuraitla grande voie des communications avec l'Empire byzantin, et lesrelations qu'elle entretenait avec lui laissaient se continuer une vieéconomique dans laquelle il est impossible de ne pas voir le prolon­gement direct de celle de l'Antiquité. Il suffira de rappeler ici l'activitéde la navigation syrienne du ve au VIlle siècle entre les ports del'Occident et ceux de l'Égypte et de l'Asie Mineure*, le maintien par

1. Les astérisques renvoient aux passages correspondants de l'Annexe bibliogra­phique et critique.

2. Cette vérité est aujourd'hui généralement reconnue, même par les historiens quiadmettent que les invasions du ve siècle ont bouleversé et transformé, pour le reste, lacivilisation occidentale. V. F. LOT, dans le t. l de l'Histoire du Moyen Age (Histoire générale),p. 347. A. DOPSCH, Wirtschaftliche und soziale Grttndlagen der ettropaischen Kulturentwickelungaus der Zeit von Caesar bis au!Karl den Grossen, 2 e éd. (Vienne, 1923-1924, 2 vol.), a le mérited'avoir démontré qu'il n'y a pas de « césure» dans l'histoire économique entre la périodeantérieure à l'établissement des Germains dans l'Empire et celle qui la suit.

H. PIRENNE 1

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2 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AG E

les rois germaniques du sou d'or romain, instrument et symboletout à la fois de l'unité économique du bassin méditerranéen, etenfin l'orientation générale du commerce vers les côtes de cette merque les hommes eussent pu qualifier encore, avec autant de raisonque les Romains, de Mare nostrum.

Il fallut la brusque entrée en scène de l'Islam, au cours duVIle siècle, et sa conquête des côtes orientales, méridionales et occiden­tales du grand lac européen, pour placer celui-ci dans une situationcomplètement nouvelle et dont les conséquences devaient influer surtout le cours ultérieur de l'histoirel • Désormais, au lieu de rester lelien millénaire qu'elle avait été jusqu'alors entre l'Orient et l'Occident,la Méditerranée devient une barrière. Si l'Empire byzantin, grâceà sa flotte de guerre, parvient à repousser l'offensive musulmane dela mer Égée, de l'Adriatique et des rivages méridionaux de l'Italie,la mer Tyrrhénienne, en revanche, est tout entière au pouvoir desSarrasins. Par l'Afrique et l'Espagne, ils l'enserrent au sud et àl'ouest, en même temps que la possession des îles Baléares, de laCorse, de la Sardaigne et de la Sicile leur constitue des bases navalesqui achèvent de resserrer sur elle leur maîtrise. A partir du commence­ment du VIlle siècle, c'en est fait du commerce européen dans cegrand quadrilatère maritime. Le mouvement économique y est main­tenant orienté vers Bagdad. Les chrétiens, dira pittoresquement IbnKaldoun, « ne peuvent plus y faire flotter une planche »2. Sur cesrivages qui correspondaient jadis les uns avec les autres dans lacommunauté des mêmes mœurs, des mêmes besoins et des mêmesidées, s'affrontent maintenant deux civilisations, ou pour mieux dire,deux mondes étrangers et hostiles, celui de la Croix et celui du Crois­sant. L'équilibre économique de l'Antiquité, qui avait survécu auxinvasions germaniques, s'est effondré sous l'invasion de l'Islam. LesCarolingiens ont empêché celle-ci de s'étendre au nord des Pyrénées.Mais ils n'ont pas pu et d'ailleurs, conscients de leur impuissance,n'ont pas essayé de lui reprendre la mer. L'Empire de Charlemagne,par un contraste éclatant avec la Gaule romaine et la Gaule méro-

1. H. PIRENNE, Mahomet et Charlemagne, et Un contraste économique: Mérovin­giens et Carolingiens, dans Revue belge de philologie et d'histoire, t. 1 (1922) et II (1923) ;et du même: Les villes du Moyen Age, pp. 7 et suive (Bruxelles, 1927). Cette manière devoir a soulevé des objections qu'il est impossible de rencontrer ici. On en trouveral'exposé dans H. LAURENT, Les travaux de M. Henri Pirenne sur la fin du monde antiqueet les débuts du Moyen Age, dans Byzantion, t. VII (1932), pp. 495 et suive

2. Georges MARÇAIS, Histoire et historiens de l'Algérie, p. 212 (Paris, 1931), dit excellem­ment: « Depuis que la Berbérie est devenue terre d'Islam, pour toute la durée du MoyenAge et sauf exception, les ponts sont à peu près coupés entre elle et l'Europe chrétienne...Elle devient comme une province du monde oriental. » Je dois la connaissance du texted'Ibn Kaldoun à une aimable communication de M. Marçais.

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INTRODUCTION 3

vingienne, sera un empire purement terrien ou, si l'on veut, conti­nental. Et de ce grand fait découle nécessairement un ordre écono­mique nouveau qui est proprement celui du haut Moyen Agel.

Sarrasins et chrétiensen Occident

L'histoire postérieure qui nous offre le spectacle de tant d'em­prunts faits par les chrétiens à la civilisation supérieure des musul­mans ne doit pas provoquer d'illusions sur les rapports qu'ils ontentretenus au début les uns avec les autres. Il est vrai que, dès leIXe siècle, les Byzantins et leurs postes avancés sur les côtes italiennes,Naples, Amalfi, Bari et surtout Venise, ont trafiqué plus ou moinsactivement avec les Arabes de Sicile, d'Mrique, d'Égypte et d'AsieMineure. Mais il en va tout autrement de l'Europe occidentale. Ici,l'antagonisme des deux confessions en présence les maintient vis-à-visl'une de l'autre en état de guerre. Les pirates sarrasins infestentsans relâche le littoral du golfe du Lion, la rivière de Gênes, lescôtes de Toscane et celles de la Catalogne. Ils pillent Pise en 935et en 1004, détruisent Barcelone en 985. Avant le commencementdu XIe siècle, on ne relève pas la moindre trace d'intercourse entreces régions et les ports sarrasins d'Espagne et d'Afrique. L'insécuritéest si grande au bord de la mer que l'évêché de Maguelonne doitêtre reporté à Montpellier. La terre ferme elle-même n'est pas àl'abri des entreprises de l'ennemi. On sait qu'au xe siècle les musul­mans ont établi dans les Alpes, à La Garde-Freinet, un poste mili­taire d'où ils rançonnent ou massacrent les pèlerins et les voya­geurs passant de France en Italie. Le Roussillon, à la même époque,vit dans la terreur des raids qu'ils poussent au-delà des Pyrénées.En 846, des bandes sarrasines se sont avancées jusqu'à Rome et ontassiégé le château Saint-Ange. Dans ces conditions, le voisinage desSarrasins n'a pu entraîner pour les chrétiens occidentaux que desdésastres sans compensations. Trop faibles pour songer à prendrel'offensive, ils se replient peureusement sur eux-mêmes et abandon­nent à leurs adversaires la mer sur laquelle ils n'osent plus se risquer.Du IXe au XIe siècle, l'Occident, à vrai dire, a été embouteillé. Si desambassadeurs, de loin en loin, sont encore envoyés à Constantinopleet si des pèlerins se dirigent en assez grand nombre vers Jérusalem,ce n'est que par l'Illyrie et la Thrace ou en descendant jusqu'au sudde l'Italie, où les bateaux grecs de Bari les passent de l'autre côté

l. H. PIRENNE, Un contraste économique. V. plus haut, p. 2, n. l.

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4 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

de l'Adriatique, qu'ils arrivent péniblement au but. Rien ne permetdonc d'alléguer leurs voyages, comme on le fait parfois, pour prouverla persistance de la navigation méditerranéenne occidentale aprèsl'expansion islamique. Elle est morte et bien morte.

Disparition du commerceen Occident

Et le mouvement commercial ne lui a pas survécu, car elle enétait la veine nourricière. Il est facile de montrer qu'aussi longtempsqu'elle est demeurée active, c'est elle qui a entretenu le trafic desports d'Italie, d'Afrique, d'Espagne et de Gaule, et de leur arrière­pays. On ne peut douter, à lire les documents malheureusementtrop rares dont nous disposons, que, jusqu'à la conquête arabe,une classe de marchands professionnels n'ait été dans toutes cescontrées l'instrument d'un commerce d'exportation et d'importationdont on peut discuter l'importance, mais non l'existence. Par elle,les villes romaines sont restées des centres d'affaires et les points deconcentration d'une circulation qui, des bords de la mer, se propa­geait vers le Nord, au moins jusqu'à la vallée du Rhin, y faisantpénétrer le papyrus, les épices, les vins orientaux et l'huile débarquésaux bords de la Méditerranée! *.

La fermeture de celle-ci par l'expansion islamique du VIle sièclea eu pour résultat nécessaire le dépérissement très rapide de cetteactivité. Au cours du vrrre siècle, l'interruption du commerce entraînela disparition des marchands*. La vie urbaine qui se conservait pareux s'effondre en même temps. Les cités romaines subsistent sansdoute parce que, étant les centres de l'administration diocésaine, lesévêques y conservent leur résidence et groupent autour d'eux unnombreux clergé; mais elles perdent toute signification économiqueen même temps que leur administration municipale. Un appauvris­sement général se manifeste. Le numéraire d'or disparaît pour faireplace à la monnaie d'argent que les Carolingiens sont forcés de luisubstituer. Le nouveau système monétaire qu'ils instituent à la place

1. P. SCHEFFER-BoICHORST, Die Syrer im Abendlande, dans Mittheilungen des Institutsjür Oesterreichische Geschichtsforschung, t. VI (1885), pp. 521 et suive ; L. BRÉHIER, Lescolonies des Orientaux en Occident au commencement du Moyen Age, dans ByzantinischeZeitschrift, t. xn (1903), pp. II et suiv.; J. EBERSOLT, Orient et Occident, pp. 26 et suive(paris, 1929); H. PIRENNE, Le commerce du papyrus dans la Gaule mérovingienne,dans Comptes rendus des séances de /'Acad. des Inscriptions et Belles-Lettres, 1928, pp. 178et suiv.; le même, Le cellarium fisci. Une institution économique des temps mérovingiens,dans Bull. de la Classe des Lettres de l'Acad. Royale de Belgique, 1930, pp. 201 et suive

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INTRODUCTION

du vieux sou d'or romain est la preuve évidente de leur ruptureavec l'économie antique ou, pour mieux dire, avec l'économie médi­terranéenne.

Régression économiqueSOIIS les Carolingiens

C'est une erreur évidente que de considérer le règne de Charle­magne, ainsi qu'on le fait presque toujours, comme une époqued'ascension économique. Il n'y a là qu'un mirage fallacieux. En réa­lité, comparée à la période mérovingienne, la période carolingienneapparaît, du point de vue commercial, comme une période de déca­dence ou, si l'on veut, de régressionl *. L'eût-il même tenté, Charlesn'aurait pu empêcher les conséquences inéluctables de la disparitiondu trafic maritime et de la fermeture de la mer.

Il est très vrai que ces conséquences n'affectèrent pas les régionsdu Nord avec la même intensité que celles du Midi. Durant la pre­mière moitié du IXe siècle, les ports de Quentovic (aujourd'huiÉtaples, sur la Canche) et de Duurstede (sur le Rhin, en amontd'Utrecht) demeurèrent assez fréquentés, et la batellerie frisonnecontinua de parcourir l'Escaut, la Meuse et le Rhin, et de se livrerau cabotage sur les rives de la mer du Nord2• Mais il faut se garderd'envisager ces faits comme des symptômes de renaissance. Ils nesont que la prolongation d'une activité qui remonte à l'Empireromain et qui avait persisté durant les temps mérovingiens3• Il estpossible, et même probable, que la présence habituelle de la courimpériale à Aix-la-Chapelle et la nécessité de ravitailler son trèsnombreux personnel ont contribué non seulement à soutenir, maismême à développer la circulation dans les territoires avoisinants, età faire d'eux la seule région de l'Empire où l'on remarque encorequelque mouvement commercial. Quoi qu'il en soit d'ailleurs, lesNormands ne tardèrent pas à mettre fin à cette dernière survivancedu passé. Quentovic et Duurstede furent pillés et détruits par euxavant la :fin du IXe siècle, si consciencieusement qu'ils ne devaientplus jamais se relever de leur ruine.

1. L. HALPHEN, Études critiques surl'histoire de Charlemagne, pp. 239 et suive (Paris, 1921);H. PIRENNE, loc. cit., p. 2, n. 1.

2. O. FENGLER, Quentowic, seine maritime Bedeutung unter 1fero\vingern undKarolingern, dans Hansische Geschichtsbllitter, 1907, pp. 91 et suiv.; H. PIRENNE, Drapsde Frise ou draps de Flandre ?, dans Vierteijahrschrift für Social- und Wirtschaftsgeschichte,VII (1909), pp. 308 et suiv.; H. POELMAN, Geschiedenis van den handel van Noordnederlandgedurende het Merowingische en Karolingische tijdperk (Amsterdam, 1908).

3. F. CUMONT, Comment la Belgique fut romanisée, 2 e éd. (Bruxelles, 19 1 9).

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6 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

On pourrait croire, et on a cru quelquefois, que la vallée du Danubes'est substituée à la Méditerranée comme la grande voie de communi­cation entre l'Orient et l'Occident. Elle aurait pu l'être, en effet, sielle n'avait été rendue inaccessible par les Avars tout d'abord, puis,bientôt après, par les Magyars. Tout ce que les textes nous permettentd'entrevoir de ce côté, c'est la circulation de quelques barques char­gées de sel provenant des salines de Salzbourg. Quant au prétenducommerce avec les Slaves païens des bords de l'Elbe et de la Saale,il se bornait à d'interlopes opérations d'aventuriers, cherchant àfournir des armes à ces barbares ou achetant, pour les revendrecomme esclaves, les prisonniers de guerre que faisaient les troupescarolingiennes sur ces dangereux voisins de l'Empire. Il suffit de lireles capitulaires pour se persuader qu'il n'y avait sur ces confins mili­taires, où l'insécurité régnait à demeure, aucun trafic normal etrégulier.

II

Caractère agricole de la sociétédès le IXe siècle

Ce qui apparaît jusqu'à l'évidence, c'est qu'à partir de la fin duVIlle siècle l'Europe occidentale a rétrogradé à l'état d'une régionpurement agricole. La terre y est l'unique source de la subsistance etla seule condition de la richesse. Toutes les classes de la population,depuis l'empereur, qui n'a plus d'autres revenus que ceux de sondomaine foncier, jusqu'au plus humble des serfs, vivent directementou indirectement des produits du sol, soit qu'ils les suscitent parleur travail, soit qu'ils se bornent à les percevoir et à les consommer.La richesse nl0bilière n'a plus d'usage économique. Toute l'existencesociale est fondée sur la propriété ou sur la possession de la terre. Delà l'impossibilité pour l'État d'entretenir un système militaire et uneadministration qui ne soient basés sur elle. L'armée ne se recrute plusque parmi les détenteurs de fiefs, et les fonctionnaires, que parmi lesgrands propriétaires. Dans ces circonstances, il devient impossiblede sauvegarder la souveraineté du chef de l'État. Si elle subsisteen principe, elle disparaît en fait. Le système féodal n'est autre choseque l'émiettement du pouvoir public entre les mains de ses agentsqui, du fait même qu'ils détiennent chacun une partie du sol, sontdevenus indépendants et considèrent les attributions dont ils sontrevêtus comme une partie de leur patrimoine. En somme, l'apparition

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INTRODUCTION 7

de la féodalité dans l'Europe occidentale au cours du IXe siècle n'estque la répercussion dans l'ordre politique du retour de la sociétéà une civilisation purement rurale.

Les grands domaines

Du point de vue économique, le phénomène le plus frappant etle plus caractéristique de cette civilisation est le grand domaine.Sans doute la naissance en est bien plus ancienne et il est faciled'établir la filiation qui le rattache à un très lointain passé. Il existaitdes grands propriétaires en Gaule dès avant César, comme il enexistait en Germanie dès avant les invasions. L'Empire romain a laissésubsister les grands domaines gaulois qui très rapidement se sontadaptés à l'organisation de ceux du peuple vainqueur. La villa gau­loise de l'époque impériale, avec sa réserve affectée au propriétaireet ses innombrables tenures de colons, présente le type d'exploitationdécrit par les agronomes italiens depuis Caton. Telle quelle, elle atraversé la période des invasions germaniques. La France mérovin­gienne l'a conservée et l'Église l'a introduite au-delà du Rhin au furet à mesure de la conversion de ces contrées au christianismel .

Absence de débouchés

L'organisation domaniale n'est donc à aucun égard un fait nou­veau. Mais ce qui est nouveau, c'est, si l'on peut ainsi dire, sonfonctionnement à partir de la disparition du commerce et des villes.Aussi longtemps que le premier avait été capable de transporter sesproduits et les secondes, de lui fournir un marché, le grand domaineavait disposé et par conséquent profité d'une vente régulière au­dehors. Il participait à l'activité économique générale comme pro­ducteur de denrées alimentaires et comme consommateur d'objetsfabriqués. Il se trouvait, en d'autres termes, en état d'échangesréciproques avec l'extérieur. Or il cesse de s'y trouver puisqu'iln'existe plus ni marchands ni population municipale. A qui vendredès qu'il n'y a plus d'acheteurs? Où écouler une production quepersonne ne réclame plus puisque personne n'en a plus besoin?Chacun vivant de sa terre, nul ne se soucie de l'intervention d'autruiet forcément, faute de demande, le producteur terrien devient lepropre consommateur de ses produits. Ainsi, chaque domaine se

1. Je me contente pour tout ceci de renvoyer aux pages excellentes de M. BLOCH,

Les caractères originaux de l'histoire rurale française, pp. 67 et suiv.

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8 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

consacre à ce genre d'économie que l'on désigne assez inexactementpar le terme d'économie domaniale fermée et qui n'est, à vrai dire,qu'une économie sans débouchés.

Ce n'est pas de gré, mais de force, qu'il s'y est résigné. S'il ne vendplus, ce n'est pas qu'il ne veut pas vendre, c'est qu'il ne passe plusd'acheteurs à sa portée. Faute de mieux, il a bien fallu s'adapter à lasituation. Le seigneur s'est arrangé non seulement pour vivre de saréserve et des prestations de ses paysans, mais encore pour pouvoirse procurer chez lui, puisqu'il ne pourrait se les procurer ailleurs,les ustensiles et les vêtements indispensables à la culture de sesterres et à l'habillement de ses domestiques. De là l'établissement deces ateliers ou de ces « gynécées» si caractéristiques de l'organisationdomaniale du haut Moyen Age, et qui n'ont d'autre but que de sub­venir à la carence du commerce et de l'industrie.

Le comflJerce occasionnel

Il va de soi que semblable état de choses est inévitablement exposéaux aléas de la température. Si la moisson vient à manquer, les pro­visions engrangées en vue de la disette sont bientôt épuisées et il fauts'ingénier pour se procurer les grains indispensables. Alors on envoiepar le pays des serfs chargés de s'en fournir chez quelque voisin plusheureux ou dans quelque région où règne l'abondance. Pour lesmunir d'argent, le seigneur a fait fondre sa vaisselle à la monnaie laplus proche ou s'est endetté chez l'abbé d'un monastère des alentours.Il existe ainsi par à-coups, sous l'influence des phénomènes atmosphé­riques, un commerce d'occasion qui entretient encore sur les routes etsur les cours d'eau une circulation intermittente. Il arrive aussi que,dans les années de prospérité, on cherche par les mêmes moyens àvendre au-dehors le surplus de sa vendange ou de sa récolte. Enfin,un condiment nécessaire à la vie, le sel, ne se rencontre que danscertaines régions où force est bien d'aller le chercher. Mais, encoreune fois, il n'y a dans tout cela aucune activité commerciale spéci­fique, ni surtout professionnelle. Le marchand s'improvise, si l'onpeut ainsi dire, au gré des circonstances. La vente et l'ach;t ne sontl'occupation normale de personne. Ce sont des expédients auxquelson a recours quand la nécessité les impose.

Le commerce a si complètement cessé d'être une des branches del'activité sociale que chaque domaine s'efforce de parer de son proprefonds à tous ses besoins. C'est pourquoi on voit les abbayes desrégions dépourvues de vignobles, comme par exemple les Pays-Bas,s'ingénier à obtenir la donation de terres à vignes, soit dans le bassin

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INTRODUCTION 9

de la Seine, soit dans les vallées du Rhin et de la Moselle, afin depouvoir s'assurer ainsi chaque année leur ravitaillement en vinl.

Les marchés locaux

L'abondance des marchés semble à première vue en contradictionavec la paralysie commerciale de l'époque. Car, à partir du commen­cement du IXe siècle, ils pullulent et l'on en fonde sans cesse denouveaux. Mais leur grand nombre même est la preuve de leur insi­gnifiance. Seule la foire de Saint-Denis, près de Paris (foire duLendit), attire d'assez loin, une fois par an, en même temps que lespèlerins, des vendeurs et des acheteurs occasionnels. En dehorsd'elle, on ne rencontre qu'une multitude de petits marchés de semaineoù les paysans des alentours viennent mettre en vente quelques œufs,quelques poulets, quelques livres de laine ou quelques aunes de drapgrossier tissé à domicile. La nature des transactions qui s'y opèrentressort suffisamment du fait que l'on y vend per deneratas, c'est-à-direpar quantités ne dépassant pas la valeur de quelques deniers2• Ensomme, l'utilité de ces petites assemblées se bornait à la satisfactiondes besoins ménagers de la population environnante et aussi sansdoute, comme aujourd'hui encore chez les Kabyles, à la satisfactionde cet instinct de sociabilité inhérent à tous les hommes. Elles consti­tuaient la seule distraction qu'offrît une société immobilisée dans letravail de la terre. La défense faite par Charlemagne aux serfs deses domaines de « vaguer par les marchés » montre qu'ils y étaientattirés beaucoup plus par le désir de s'amuser que par le souci dunégoce3•

Les juifs

De marchands de profession, on a donc beau chercher, on n'entrouve pas, ou plutôt on n'en trouve d'autres que les juifs. Euxseuls, à partir des débuts de l'époque carolingienne, pratiquentrégulièrement le commerce. C'est au point que, dans la langue dutemps, le mot Judaeus et le mot mercator apparaissent presque dessynonymes. Un certain nombre d'entre eux sont fixés dans le sudde la France, mais la plupart viennent des pays musulmans de laMéditerranée, d'où ils gagnent, par l'Espagne, l'Occident et le nord

1. H. VAN WERVEKE, Comment les établissements religieux belges se procuraient-ilsdu vin au haut Moyen Age ?, dans Revue belge de phi/ol. et d'hist., t. II (192.3), pp. 643 et suive

2.. Edictu1JI pistense, 2.0. BORETIUS, Capitularia, t. II, p. 319.3. Capitulare de Vi//is, 54. Ibid., t. l, p. 88.

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de l'Europe. Ce sont les Radanites, voyageurs perpétuels par qui semaintient encore un contact superficiel avec les contrées orientalesl .

Le commerce auquel ils s'adonnent est d'ailleurs exclusivement celuides épices et des étoffes précieuses qu'ils transportent laborieusementde la Syrie, d'Égypte et de Byzance dans l'Empire carolingien. Pareux, les églises peuvent se procurer l'encens indispensable à la célé­bration des offices et, de loin en loin, de ces riches étoffes, dont lestrésors des cathédrales ont conservé jusqu'à nos jours de rares spé­cimens. Ils importent du poivre, condiment devenu si rare et si cherqu'on l'emploie parfois en guise de monnaie, et des émaux ou desivoires de fabrication orientale, en quoi consiste le luxe de l'aristo­cratie. C'est donc à une clientèle très restreinte que s'adressent lesnégociants juifs. Les bénéfices réalisés par eux ont dû être très consi­dérables, mais, tout compte fait, on doit considérer leur rôle écono­mique comme accessoire. L'ordre social n'eût rien perdu d'essentielpar leur disparition.

Caractère de la sociétédepuis le IXe siècle

Ainsi, de quelque côté qu'on l'envisage, l'Europe occidentale,depuis le IXe siècle, nous apparaît sous l'aspect d'une société essen­tiellement rurale et dans laquelle l'échange et la circulation desbiens en sont réduits au degré le plus bas qu'ils puissent atteindre.La classe marchande y a disparu. Ce qui détermine maintenant lacondition des hommes, ce sont leurs rapports avec la terre. Uneminorité de propriétaires ecclésiastiques ou laïcs en détient la pro­priété; au-dessous d'eux, une multitude de tenanciers se répartitdans les cadres des domaines. Qui a le sol a en même temps la libertéet la puissance: aussi le propriétaire est-il en même temps un seigneur;qui en est privé est réduit au servage : aussi le mot vilain désigne-t-iltout ensemble le paysan d'un domaine (villa) et le serf. Il importepeu que çà et là, au sein du peuple rustique, quelques individus aientpar fortune conservé leur terre et par conséquent leur liberté per­sonnelle. En règle générale, le servage est la condition normaledu peuple agricole, c'est-à-dire de tout le peuple.. Sans doute lesnuances sont nombreuses dans ce servage où se rencontrent, à côtéd'hommes encore très proches de l'esclavage antique, les descen­dants de petits propriétaires dépossédés ou qui sont entrés volon-

1. Voir sur eux le Livre des routes et des pays d'IBN KHORDADBEK (vers 850), dans latraduction de BARBIER DE MAYNARD, Journal asiatique, 1865.

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INTRODUCTION II

tairement dans la clientèle des grands. Le fait essentiel n'est pas lacondition juridique, mais la condition sociale et celle-ci réduit aurôle de dépendants, d'exploités, mais en même temps de protégés,tous ceux qui vivent sur le sol seigneurial.

Prépondérance de l'Église

Dans ce monde strictement hiérarchisé, la première place et la plusimportante appartient à l'Église. Elle y possède à la fois l'ascendantéconomique et l'ascendant moral. Ses domaines innombrables dépas­sent autant ceux de la noblesse par leur étendue qu'elle est elle­même supérieure à la noblesse par son instruction. Elle seule dis­pose en outre, grâce aux oblations des fidèles et aux aumônes despèlerins, d'une fortune monétaire qui lui permet, en temps de disette,de prêter son argent aux laïques nécessiteux. Enfin, dans une sociétéretombée à l'ignorance générale, elle seule détient encore ces deuxinstruments indispensables de culture, la lecture et l'écriture, etc'est dans son sein que les rois et les princes doivent nécessairementrecruter leurs chanceliers, leurs secrétaires, leurs « notaires », bref,tout le personnel lettré dont il leur est impossible de se passer. Du IXe

au XIe siècle, toute la haute administration est, en fait, dans sesmains. Son esprit y domine comme il domine dans les arts. L'organi­sation de ses domaines est un modèle que chercheraient vainementà atteindre les domaines de la noblesse, car ce n'est que dans l'Égliseque l'on trouve des hommes capables de dresser des polyptyques,de tenir des registres de comptes, de calculer les recettes et les dépenseset, partant, de les équilibrer. Ainsi, l'Église n'est pas seulement lagrande autorité morale de ce temps, elle en est encore la grandepuissance financière.

Idéal économique de l'Église

Et sa conception du monde s'adapte admirablement aux conditionséconomiques de cet âge où la terre est le seul fondement de l'ordresocial. La terre, en effet, a été donnée par Dieu aux hommes pourles mettre à même de vivre ici-bas en vue du salut éternel. Le butdu travail n'est pas de s'enrichir, mais de s'entretenir dans la condi­tion où on est né, en attendant le passage de la vie mortelle à lavie éternelle. Le renoncement du moine est l'idéal sur lequel toutela société doit fixer les yeux. Tendre à la fortune, c'est tomber dansle péché d'avarice. La pauvreté est d'origine divine et d'ordre pro­videntiel. Mais il appartient aux riches de la soulager par la charité,

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dont les monastères leur donnent l'exemple. Que le surplus de leursmoissons soit donc engrangé pour pouvoir être réparti gratuitement,comme les abbayes elles-mêmes avancent gratuitement les sommesqu'on leur emprunte en cas de besoin.

Interdiction de l'tlsure

« MUtUU1Jt date nihil inde sperantes. » Le prêt à intérêt, ou, pouremployer le terme technique qui le désigne et qui prend dès lorsle sens préjoratif qu'il a conservé jusqu'à nos jours, l'usure, est uneabomination. Interdit depuis toujours au clergé, l'Église a réussi,depuis le IXe siècle, à le faire également interdire aux laïques et à leréserver à la juridiction de ses tribunaux. D'ailleurs, le commerce engénéral n'est guère moins condamnable que le commerce de l'argent.Lui aussi est dangereux pour l'âme qu'il détourne de ses fins dernières.« Homo mercator vix aut nunquam potest Deo placere »1.

On voit sans peine l'harmonieuse correspondance de ces prin­cipes avec les faits et combien l'idéal ecclésiastique s'adapte à la réa­lité. Il justifie l'état de choses dont l'Église est elle-même la premièreà profiter. La réprobation de l'usure, du commerce, du profit pour leprofit, quoi de plus naturel et, durant ces siècles où chaque domainese suffit à soi-même et constitue normalement un petit monde fermé,quoi de plus bienfaisant, si l'on songe que la famine seulement obligeà recourir à autrui et dès lors exposerait à tous les abus de la spécula­tion, de l'usure, de l'accaparement, bref, de la trop tentante exploi­tation de la nécessité, si ces abus précisément n'étaient condamnéspar la morale religieuse? Évidemment, il y a loin de la théorie à lapratique et les monastères eux-mêmes ne se sont pas fait faute detransgresser bien souvent les interdictions de l'Église. Il n'empêchecependant qu'elle a si profondément imprégné le monde de sonesprit qu'il faudra de longs siècles à celui-ci pour s'accoutumer auxpratiques nouvelles que réclamera la renaissance économique del'avenir et pour apprendre à accepter sans trop d'arrière-pensées lalégitimité des profits commerciaux, de la mise en œuvre du capitalet du prêt à intérêt.

1. L. GOLDSCHMIDT, Ul1iversalgeschichte des Handelsrechts, t. l, p. 139 (Stuttgart, 1891).

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CHAPITRE 1

LA RENAISSANCE

DU COMMERCE

1. - La Méditerranée!

Continuation du commerce méditerranéendans l'Italie byzantine

L'irruption de l'Islam dans le bassin de la Méditerranée auVIle siècle avait fermé la mer aux chrétiens d'Occident, mais elle nel'avait pas fermée à tous les chrétiens. Seule la mer Tyrrhénienneétait devenue un lac musulman. Il n'en allait de même ni des eauxqui baignent l'Italie méridionale, ni de l'Adriatique, ni de la merÉgée. On a déjà dit que, dans ces parages, les flottes byzantinesavaient réussi à repousser l'invasion arabe. Depuis l'échec du siègede Constantinople en 719, le Croissant n'avait plus reparu dans leBosphore. La lutte continua cependant, avec des alternatives desuccès et de revers, entre les deux confessions aux prises. Maîtres del'Mrique, les Arabes s'acharnaient à s'emparer de la Sicile où ilsdominèrent entièrement après la prise de Syracuse en 878. Mais leurétablissement n'alla pas plus loin. Les villes du sud de l'Italie, Naples,Gaëte, Amalfi et Salerne à l'ouest, Bari à l'est, continuèrent àreconnaître l'empereur de Constantinople. Et il en fut de même deVenise qui, au fond de l'Adriatique, n'eut jamais à redouter sérieuse­ment l'expansion sarrasine.

Sans doute le lien qui continua de relier ces ports à l'Empirebyzantin n'était pas très solide et il ne cessa de s'affaiblir de plus en

1. BIBLIOGRAPHIE: W. HEYD, Histoire du commerce du Levant au Moyen Age, éd. fr.par FURCy-RAINAUD (Leipzig, 1885-1886), 2 vol. (réimpression en 1923); A. SCHAUBE,Handelsgeschichte der romanischen Volker des Mittelmeergebiets bis zum Ende der Kreuzzüge(Munich-Berlin, 1906); H. KRETSCHMAYR, Geschichte von Venedig (Gotha, 19°5-1920),2 vol.; R. HEYNEN, Zur Entstehung des Kapitalismus in Venedig (Stuttgart-Berlin, 1905);L. BRENTANO, Die byzantinische Volkswirtschaft, dans Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwa/­tung, etc., t. XLI, 1917; H. PIRENNE, Les villes du Moyen Age. Essai d'histoire économiqueet sodale (Bruxelles, 1927).

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plus. L'établissement des Normands en Italie et en Sicile (1029-1°91)le rompit définitivement quant à cette région. Pour Venise, dont lesCarolingiens n'étaient pas arrivés à se rendre maîtres au IXe siècle, elleavait continué d'autant plus volontiers à demeurer sous l'autoritédu Basileus que celui-ci se gardait prudemment de la lui faire sentir,et laissait la ville se transformer peu à peu en une république indé­pendante. Au reste, si les relations politiques de l'Empire avec seslointaines annexes italiennes n'étaient pas fort actives, il entretenaiten revanche avec elles un trafic très vivant. Elles gravitaient, à cetégard, dans son orbite et, si l'on peut ainsi dire, tournaient le dosà l'Occident pour s'orienter vers lui. Le ravitaillement de Constan­tinople, dont la population était d'environ un million d'habitants,entretenait leur exportation. Les fabriques et les bazars de cettecapitale leur fournissaient en revanche les soieries et les épices dontelles ne pouvaient se passer*.

Car la vie urbaine, avec tous les besoins de luxe qu'elle entraîne,n'avait pas disparu dans l'Empire byzantin comme elle l'avait faitdans l'Empire carolingien. En passant de celui-ci à celui-là, on passaiten réalité dans un autre monde*. Ici, l'évolution économique n'avaitpas été brusquement interrompue par la poussée islamique. La navi­gation maritime continuait d'alimenter un commerce important etd'entretenir des villes peuplées d'artisans et de marchands profes­sionnels. On ne peut imaginer contraste plus frappant que celui del'Europe occidentale, où la terre était tout et le commerce rien, avecVenise, ville sans terre et ne vivant que de son trafic.

Commerce de l'Italie byzantineet de Venise avec l'Islam

Constantinople et les ports chrétiens de l'Orient avaient bientôtcessé d'être les seuls objectifs de la navigation des villes byzantinesde l'Italie et de celle de Venise. L'esprit d'entreprise et la recherchedu gain y étaient trop puissants et trop nécessaires pour que desscrupules religieux pussent les empêcher bien longtemps de renouerleurs anciennes relations d'affaires avec l'Afrique et la Syrie, quoiquecelles-ci fussent maintenant au pouvoir des infidèles. Dès la fin duIXe siècle, on les voit ébaucher avec elles des relations qui deviennentconstamment plus actives. Peu leur importe la religion de leursclients pourvu qu'ils payent. L'amour du profit, que l'Église condamneet stigmatise du nom d'avarice, se manifeste ici sous sa forme laplus brutale. Les Vénitiens exportent vers les harems d'Égypteet de Syrie de jeunes Slaves qu'ils vont enlever ou acheter sur la

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LA RENAISSANCE DU COMMERCE

côte dalmate, et ce trafic d' « esclaves »1 a sans doute aussi large­ment contribué à leur prospérité naissante que la traite des Noirsau XVIIIe siècle à celle de tant d'armateurs de France et d'Angleterre.A cela s'ajoute le transport des bois de construction et du fer, dontles pays de l'Islam sont dépourvus. Nul doute cependant que cebois servira à construire des vaisseaux et ce fer à forger des armesqui seront employés contre les chrétiens, peut-être même contre lesmarins de Venise. Le marchand, ici comme toujours, n'envisageque l'intérêt immédiat et la bonne affaire à réaliser. Le pape a beaumenacer d'excommunication les vendeurs d'esclaves chrétiens, l'empe­reur, interdire le ravitaillement des infidèles en objets susceptiblesd'être employés à la guerre, rien n'y fait. Venise, où des marchandsont rapporté d'Alexandrie au IXe siècle les reliques de saint Marc,compte sur leur protection pour tout se permettre et considère leprogrès constant de sa richesse comme la juste récompense de la véné­ration qu'elle leur témoigne.

Développement éCOnOfJlique de Venise*

Et cette richesse se développe d'un mouvement ininterrompu.Par tous les moyens, la ville des lagunes s'attache, avec une énergieet une activité surprenantes, à promouvoir ce commerce maritimequi est la condition même de son existence. On peut dire que toutela population s'y adonne et en dépend, comme sur le continent leshommes dépendent de la terre. Aussi le servage, conséquence iné­luctable de la civilisation rurale des paysans de ce temps, est-ilinconnu dans cette ville de matelots, d'artisans et de marchands.La fortune seule établit entre eux des différences sociales indépen­dantes de la condition juridique. De très bonne heure, les gainscommerciaux ont suscité une classe de riches trafiquants, dont lesopérations présentent déjà incontestablement un caractère capitaliste.La société en commenda apparaît dès le xe siècle, emprunt évidentaux pratiques du droit coutumier du monde byzantin.

Le progrès économique s'atteste de manière incontestable parl'emploi de l'écriture, indispensable à tout mouvement d'affairesde quelque importance. Un « clerc» fait partie de l'équipage dechaque navire cinglant vers l'étranger et on en doit inférer que lesarmateurs ont appris bien vite à tenir eux-mêmes des comptes età expédier des lettres à leurs correspondants2• Nulle réprobation,

1. On sait que le mot esclave n'est autre chose que le mot Slave.2. HEYNEN, op. cit., p. 82. L'exemple le plus ancien de cette pratique qui soit cité

est de 1110. Mais elle était évidemment plus ancienne.

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faut-il le dire, ne s'attache ici à l'exercice du grand négoce. Lesfamilles les plus considérables s'y consacrent; les doges eux-mêmesleur donnent l'exemple, et cela, qui semble presque incroyable pourdes contemporains de Louis le Pieux, dès le milieu du IXe siècle.En 1007, Pierre II Orseolo affecte à des fondations charitables lesprofits d'une somme de 1 250 livres qu'il a engagée dans les affaires.A la fin du XIe siècle, la ville regorge d'opulents patriciens, proprié­taires de quantité de participations dans des armelnents maritimes(sortes), dont les magasins et les débarcadères (stationes) se pressentle long du riva-alto et des quais qui s'allongent toujours plus loinle long des îles de la lagune.

L'expansion vénitienne

Venise est déjà alors une grande puissance maritime. Elle estparvenue, dès avant 1100, à purger l'Adriatique des pirates dalmatesqui l'infestaient et à établir solidement son hégémonie sur toute lacôte orientale de cette mer qu'elle considère comme son domaine etqui le restera durant des siècles. Pour conserver la maîtrise de sonembouchure dans la Méditerranée, elle a coopéré en 1002 avec laflotte byzantine à expulser les Sarrasins de Bari. Soixante-dix ansplus tard, quand l'État normand érigé par Robert Guiscard dansl'Italie méridionale la menace d'une concurrence maritime aussidangereuse pour elle que pour l'Empire grec, elle s'unit de nouveauà celui-ci pour combattre le péril et en triompher. Après la mortde Robert (1076), c'en est fait des tentatives d'expansion méditerra­néenne que ce prince génial avait conçues. La guerre a tourné à l'avan­tage de Venise et elle s'est débarrassée du même coup de la rivalitéde Naples, de Gaëte, de Salerne et surtout d'Amalfi qui, absorbéespar l'État ennemi, sont entraînées dans sa défaite et abandonnentdésormais aux marins de Venise les marchés de Constantinople etde l'Orient.

Venise et l'Empire qyzantin

Depuis longtemps, d'ailleurs, ils y jouissaient déjà d'une prépon­dérance incontestable. En 992, le doge Pierre II Orseolo avait obtenudes empereurs Basile et Constantin une chrysobulle mettant lesbateaux vénitiens à l'abri des exactions dont ils avaient eu à souffrirjusque-là à la douane d'Abydos. Les relations étaient si actives entrele port des lagunes et celui du Bosphore qu'une colonie vénitiennes'était établie dans ce dernier où elle possédait des privilèges judi-

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LA RENAISSANCE DU COMMERCE

ciaires ratifiés par les empereurs. Dans les années suivantes, d'autresétablissements avaient été fondés à Laodicée, Antioche, Mamistra,Adana, Tarse, Satalia, Éphèse, Chios, Phocée, Selembria, Héraclée,Rodosto, Andrinople, Salonique, Demetrias, Athènes, Thèbes,Coron, Modon, Corfou. Sur tous les points de l'Empire, la navigationvénitienne disposait donc de bases de ravitaillement et de pénétra­tion qui assuraient sa domination. On peut .dire que dès la fin duXIe siècle elle détient, à bien peu de chose près, le monopole destransports dans toutes les provinces d'Europe et d'Asie que possèdentencore les souverains de Constantinople.

Et les empereurs ne cherchent pas à s'opposer à une situation qu'ilsne pourraient combattre qu'à leur propre détriment. On peut consi­dérer comme la consécration définitive de la prépondérance véni­tienne dans leurs États le privilège accordé au doge en mai 1082 parAlexis Comnène. Désormais, les Vénitiens sont affranchis, dans toutl'Empire, de toute espèce de taxes commerciales. Les voilà doncavantagés sur les sujets eux-mêmes du Basileus. La stipulation quimaintient les droits à acquitter par eux dans le cas où ils transporte­ront des marchandises étrangères achève de montrer qu'ils sontvraiment devenus dès lors les détenteurs de tout le trafic maritimedans la partie orientale de la Méditerranée. Car, si l'on est assezmal renseigné sur les progrès de leurs relations avec les contrées del'Islam depuis le xe siècle, tout indique qu'elles ont continué à sedévelopper d'un mouvement parallèle, sinon tout à fait avec lamême vigueur.

II. - La lner du Nord et la mer Baltique!

Les deux mers intérieures, la mer du Nord et la mer Baltique, quibaignent les côtes de l'Europe septentrionale comme la Méditerranée,à laquelle elles font pendant, en baigne les côtes méridionales, pré­sentent, du milieu du IXe siècle jusqu'à la fin du XIe, un spectacle qui,si profondément qu'il diffère de celui que l'on vient d'esquisser, ne

1. BIBLIOGRAPHIE : A. BUGGE, Die nordeuropaischen Verkehrswege im frühenMittelalter und die Bedeutung der Wikinger für die Entwickelung des europaischenHandels und der europaischen Schiffahrt, dans Vierteljahrschrift für Social- und Wirt­schaftsgeschichte, t. IV, 1906; W. VOGEL, Geschichte der deutschen Seeschiffarht (Berlin, 1925);J. KULISCHER, Russische Wirtschaftsgeschichte, t.I (Berlin, 1915); E. BABELON, Du commercedes Arabes dans le nord de l'Europe avant les croisades, dans Athénée oriental (Paris, 1882);O. MONTELIUS, Kulturgeschichte Schwedens (Leipzig, 1906); K. T. STRASSER, Wikinger undNormannen (Hambourg, 1928)*.

H. PIRENNE 2

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laisse pas cependant de s'en rapprocher par son caractère essentiel.Ici aussi, en effet, nous rencontrons au bord, et pour ainsi direen marge du continent, une activité maritime et commercialequi contraste d'une manière éclatante avec l'économie agricole decelui-ci.

Les ·incursions normandes

On a vu plus haut que le mouvement des ports de Quentovic etde Duurstede n'avait pas survécu à l'invasion normande du IXe siècle.L'Empire carolingien, dépourvu de flotte, n'avait pu se défendrecontre l'irruption des barbares du Nord comme l'Empire byzantinl'avait fait vis-à-vis de l'expansion musulmane. Sa faiblesse n'avaitété que trop bien exploitée par les énergiques Scandinaves qui,durant plus d'un demi-siècle, ne cessèrent de le mettre en couperéglée, non seulement par les estuaires des fleuves du Nord, maisaussi par ceux de l'Atlantique. On emploie ici à dessein l'expressioncoupe réglée, car aucune autre ne correspondrait aussi exactementà la réalité.

Il ne faut point se représenter, en effet, les Normands comme desimples pillards. Maîtres de la mer, ils pouvaient combiner leursagressions, et ils ne se firent pas faute de le faire. Leur but n'étaitpas et ne pouvait pas être la conquête. C'est tout au plus s'ils s'assu­rèrent sur le continent comme dans les îles Britanniques certainsterritoires de peuplement. Mais les incursions qu'ils poussèrent siprofondément dans la terre ferme présentent au fond le caractèrede grandes razzias. Elles se développent suivant une méthode incontes­table. On les voit partir d'un centre aménagé en camp fortifié etoù viendra s'accumuler le butin récolté dans les régions voisines enattendant son transport vers le Danemark et la Norvège. Les Vikingssont donc, à tout prendre, des pirates et l'on sait que la piraterieest la première étape du commerce. Cela est si vrai que, dès la findu IXe siècle, lorsqu'ils cessent leurs pillages, ils se transforment enmarchands*.

L'expansion commercialedes Scandinaves

Pour comprendre l'expansion scandinave, il importe au surplusde remarquer qu'elle ne s'est pas orientée tout entière vers l'Occident.Si les Danois et les Norvégiens se sont jetés sur l'Empire carolingien,l'Angleterre, l'Écosse et l'Irlande, c'est en revanche vers la Russie

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LA RENAISSANCE DU COMMERCE

que leurs voisins les Suédois se sont dirigés. Qu'ils aient été appelésà l'aide par les princes slaves de la vallée du Dnieper en lutte avecles Petchénègues ou que, en quête de profit, ils aient poussé spontané­ment vers les rives byzantines de la mer Noire par la grande voienaturelle que dès les temps les plus reculés les commerçants grecsde la Chersonèse et du Pont-Euxin avaient suivie pour s'approvi­sionner de l'ambre de la mer Baltique, on n'a pas à le rechercher ici.Il suffit de constater que, dès le milieu du IXe siècle, ils ont établi,le long du Dnieper et de ses affluents, des camps retranchés analoguesà ceux que leurs frères danois et norvégiens établissaient à la mêmedate dans les bassins de l'Escaut, de la Meuse et de la Seine.Construites à une si grande distance de la mère-patrie, ces enceintesou, pour employer le mot slave, ces gorods devinrent, pour les envahis­seurs, des places d'armes permanentes d'où ils étendirent leur domi­nation et leur exploitation sur les peuples peu belliqueux qui lesentouraient. C'était là qu'ils amassaient les tributs imposés auxvaincus, les esclaves qu'ils faisaient sur eux, ainsi que le miel et lesfourrures dont ils s'approvisionnaient dans les forêts vierges. Maisla situation qu'ils occupaient devait bientôt les pousser à pratiquerune économie d'échange.

Le comnJerce scandinave en Russie

La Russie méridionale où ils s'étaient installés se trouvait placéeen effet entre deux aires de civilisation supérieure. A l'est, au-delàde la mer Caspienne, s'étendait le khalifat de Bagdad; au sud, la merNoire baignait les côtes de l'Empire byzantin et conduisait versConstantinople. Les Scandinaves du bassin du Dnieper éprouvèrenttout de suite leur double attraction. Les marchands arabes, juifset byzantins qui fréquentaient déjà cette région au moment de leurarrivée leur montraient la voie à suivre et ils n'hésitèrent pas às'y aventurer. Le pays conquis par eux mettait à leur dispositiondes produits particulièrement propres au trafic avec des Empiresriches et de vie raffinée : le miel, les fourrures et surtout les esclaves,grâce auxquels les harems musulmans ainsi que les grands domaineset les ateliers byzantins leur assuraient des profits dont on a déjà vu,par l'exemple de Venise, combien ils étaient alléchants.

Constantin Porphyrogénète nous montre, au xe siècle, les Scandi­naves, ou plutôt les Russes, pour leur donner le nom sous lequel lesSlaves les désignaient, assemblant chaque année, après la fonte desglaces, leurs bateaux à Kiev. La flottille descend lentement le Dnieper,dont les nombreuses cataractes lui opposent des obstacles qu'il faut

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20 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

tourner en traînant les barques le long de la rive!. La mer atteinte,on cingle le long des côtes vers Constantinople, but du lointain etpérilleux voyage. Les Russes y possèdent un quartier spécial, et destraités, dont le plus ancien remonte au IXe siècle, règlent leurcommerce avec la grande ville. On sait l'influence qu'elle devait bientôtexercer sur eux. C'est d'elle qu'ils reçurent le christianisme (957- l 0 l 5) ;c'est à elle qu'ils empruntèrent leur art, leur écriture, l'usage de lamonnaie et une bonne partie de leur organisation. Il n'en faut pasdavantage pour attester l'importance du commerce qu'ils entretenaientavec le Bosphore.

En même temps, par la vallée de la Volga, ils se dirigeaient versla mer Caspienne et trafiquaient avec les marchands juifs et arabesqui fréquentaient ses ports.

Le comlJJerce scandinavedans la Baltique

Mais à cela ne se bornait point leur activité. Ils exportaient en effetvers le Nord les marchandises de toutes sortes: épices, vins, soieries,orfèvreries, etc., dont ils se pourvoyaient en échange de leur miel,de leurs fourrures et de leurs esclaves. La quantité étonnante desmonnaies arabes et byzantines découvertes en Russie y marque d'unpointillé d'argent les voies commerciales qui la traversaient, conver­geant soit du cours de la Volga, soit de celui du Dnieper, vers la Dunaet les lacs qui se rattachent au golfe de Botnie. Là, le courant commer­cial venu de la Caspienne et de la mer Noire rejoignait la mer Baltiqueet se continuait par elle. A travers les immenses étendues de la Russiecontinentale, il raccordait ainsi la navigation scandinave au mondeorienta12•

L'île de Gotland, dont le sol recèle, plus encore que celui de laRussie, d'innombrables dépôts de numéraire islamique ou grec,paraît avoir été la grande étape de ce trafic et son point de contactavec l'Europe septentrionale. Il est séduisant de croire que le butinfait par les Normands en Angleterre et en France s'y échangeaitcontre les précieuses denrées amenées de Russie*.

On ne peut douter, en tout cas, du rôle d'intermédiaire joué par la

1. w. THOMSEN, Ver Ursprttng des russischen Staates, pp. 55 et suive (Gotha, 1879).Cf. E. J. ARNE, La Suède et l'Orient (Upsala, Paris, Leipzig, 1914, dans les Archives d'étudesorientales publiées par J.-A. LUNDELL).

2. Pour les trouvailles de monnaies arabes et byzantines en Russie, v. E. J.. ARNE,op. cit., et R. VASMER, Ein im Vorfe Staryi Vedin in Weissrusland gemachter Fund KufischerMünzell (For!1va1'lnen de l'Acad. d'Hist. de Stockholm, 1929).

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LA RENAISSANCE DU C011:MERCE 21

Scandinavie, quand on constate les étonnants progrès de sa naviga­tion au xe et au XIe siècle, c'est-à-dire durant l'époque qui succèdeaux invasions des Danois et des Norvégiens en Occident. Incontesta­blement, ceux-ci, en cessant d'être pirates, se sont transformés enmarchands à l'exemple de leurs frères suédois. Marchands barbaressans doute et qui sont toujours prêts à redevenir pillards, pour peuque l'occasion s'en présente, mais marchands tout de même et, quiplus est, marchands au long cours1•

Le commerce scandinavedans la mer dtJ Nord

Leurs barques non pontées transportent maintenant en tous sensles objets du trafic aboutissant à Gotland. Des établissements commer­ciaux se fondent sur la côte suédoise et sur les rives encore slavesà cette époque du littoral étendu de l'Elbe à la Vistule; au sud duDanemark, les fouilles toutes récentes faites à Haithabu (au nordde Kiel) ont révélé l'existence d'un emporitJm dont les ruines attestentl'importance qu'il a dû présenter jusque dans le cours du XIe siècle2 *.Le mouvement s'étend naturellement aux havres de la mer du Nord,bien connus des navigateurs septentrionaux qui en ont dévastél'arrière-pays pendant si longtemps*. Hambourg sur l'Elbe, Tiel surle Waal deviennent, au xe siècle, des ports activement fréquentéspar les bateaux normands. L'Angleterre les reçoit plus nombreuxencore et le commerce qu'y font les Scandinaves leur confère uneprépondérance à laquelle les Anglo-Saxons ne peuvent résister etqui arrive à son apogée lorsque Canut le Grand (1017-103 5) a réunidans un éphémère empire la grande île au Danemark et à la Norvège.L'intercourse qui se pratique des embouchures de la Tamise et duRhin à celle de la Duna et au .golfe de Botnie est attestée par lestrouvailles de monnaies anglaises, flamandes et allemandes faites dansles bassins de la Baltique et de la mer du Nord*. Les sagas scandinaves,malgré la date tardive de leur rédaction, nous conservent encore lesouvenir des aventures courues par les navigateurs intrépides qui sehasardaient jusqu'aux régions lointaines de l'Islande et du Groenland.De hardis jeunes gens allaient rejoindre leurs compatriotes de laRussie méridionale; on trouvait à Constantinople, dans la garde desempereurs, des Anglo-Saxons et des Scandinaves. Bref, les peuples

1. Le lecteur français trouvera d'intéressants détails sur le commerce des Suédoisau IXe siècle, dans É. de MOREAU, Saint Anschaire (Louvain, 1930).

2. O. SCHEEL et P. PAULSEN, Quel/en zur Frage Schleswig-Haithabu im Rahmen derfrlinkishen, slichsischen und nordischen Beziehungen (Kiel, 1930).

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22 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

nordiques firent preuve alors d'une énergie et d'un esprit d'entreprisequi fait penser à celui des Grecs de l'époque homérique. Leur artse caractérise par une originalité barbare dans laquelle on décèlepourtant l'influence de cet Orient avec qui leur commerce les faisaitcommuniquer. Mais l'énergie qu'ils ont déployée ne pouvait avoird'avenir. Trop peu nombreux pour conserver la maîtrise dans l'étendueimmense qu'ils sillonnaient de leurs vaisseaux, ils devaient céder laplace à des rivaux plus puissants lorsque l'extension du commerce,atteignant le continent, y susciterait à son tour une navigationconcurrente de la leur.

III. - La renaissance du commerce l

Il était impossible que l'Europe continentale n'éprouvât pas debonne heure la pression des deux grands mouvements commerciauxqui se manifestaient à sa périphérie, l'un dans la Méditerranée occi­dentale et dans l'Adriatique, l'autre dans la Baltique et dans la merdu Nord. Répondant au besoin d'aventures et à l'appât du gaininhérents à la nature humaine, l'activité commerciale est conta­gieuse de sa nature. D'elle-même, d'ailleurs, elle est trop envahis­sante pour ne pas s'imposer à ceux mêmes qu'elle exploite. Aussibien dépend-elle d'eux par les rapports d'échange qu'elle établitet les besoins qu'elle suscite. Au surplus, le commerce ne seconçoit-il pas sans l'agriculture puisque, stérile de lui-même, ildoit se procurer par elle la nourriture de ceux qu'il occupe et qu'ilenrichit.

1. BIBLIOGRAPHIE: V. les ouvrages de W. HEYD, A. SCHAUBE, H. KRETSCHMAYR,H. PIRENNE, cités à la bibliographie du § l de ce chapitre*; C. MANFRONI, Storia dellamarina italiana dalle invasioni barbariche al trattato di Ninfeo, t. l (Livourne, 1899); G. CARO,Genua und die Miichte am Mittelmeer (Halle, 1895-1899), 2 vol.; G.-J. BRATIANU, Recherchessur le commerce génois dans la mer Noire au XIIIe siècle (Paris, 1929); E. H. BYRNE, Genoeseshipping in the twelfth and thirteenth century (Cambridge, Mass., 1930); R. DAVIDSOHN,Geschichte von Florenz, t. l (Berlin, 1896); A. SAYOUS, Le commerce des Européens à Tunisdepuis le XIIe siècle (Paris, 1929); E. H. BYRNE, Genoese colonies in Syria, dans Theerusades and other historical essays presented to D.-C. Munro (New York, 1928); L. de MAS­LATRIE, Traités de paix et de commerce... concernant les relations des chrétiens avec les Arabesde l'Afrique septentrionale au Moyen Age (Paris, 1866); H. PIRENNE, Histoire de Belgique, t. l,5e éd. (Bruxelles, 1929); R. HAPKE, Brügges Entwicklung zum mittelalterlichen Weltmarkt(Berlin, 1908); H. PIRENNE, Draps de Frise ou draps de Flandre. V. p. 5, n. 2; R. L. REY­NOLDS, Merchants of Arras and the overland trade with Genoa, dans Revue belge de philol.et d'histoire, t. IX, 1930; le même, The market for Northern textiles in Genoa, 1179-120°,ibid., t. VIII, 1929; F. ROUSSEAU, La Meuse et le pays mosan en Belgique, dans Annalesde la société archéologique de Namur, t. XXXIX, 1930*.

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LA RENAISSANCE DU COMMERCE

Premiers rapports économiquesde Venise avec l'Occident

Cette nécessité inéluctable s'était imposée à Venise dès sa fonda­tion même dans les îlots sablonneux de sa lagune, sur lesquels rien nepousse. Pour vivre, ses premiers habitants avaient donc été contraintsd'échanger avec leurs voisins du continent le sel et les poissons queleur fournissait la mer, contre le blé, le vin et la viande qu'ils nepouvaient se procurer autrement. Mais ces échanges primitifs s'étaientfatalement développés à mesure que le commerce de la ville, enri­chissant et multipliant la population, l'avait rendue plus exigeanteet plus entreprenante. A la fin du IXe siècle, elle mettait déjà enréquisition le territoire de Vérone et surtout ceux de la vallée du Pôqui lui fournissaient une facile voie de pénétration en Italie. Unsiècle plus tard, ses relations se sont étendues à quantité de pointsde la côte et de la terre ferme : Pavie, Trévise, Vicence, Ravenne,Cesena, Ancône et beaucoup d'autres.

Il est évident que les Vénitiens, en transportant avec eux la pra­tique du négoce, l'acclimatèrent, si l'on peut ainsi dire, partoutoù ils fréquentaient. Leurs marchands trouvèrent peu à peu des imi­tateurs. Il est absolument impossible, en l'absence de textes, desaisir la croissance, au milieu de la population agricole, des germesjetés par le commerce. La poussée en fut sans doute contrariée parl'Église, hostile au commerce et dont nulle part les évêchés n'étaientplus nombreux et plus puissants qu'au sud des Alpes.

L'Église et les marchands

Un curieux épisode de la vie de saint Géraud d'Aurillac Ct 909)nous montre de manière frappante l'incompatibilité de la moraleecclésiastique avec l'esprit de gain, c'est-à-dire avec l'esprit desaffaires. Comme le pieux abbé revenait d'un pèlerinage à Rome,il rencontra à Pavie des marchands vénitiens qui le sollicitèrentd'acheter des tissus orientaux et des épices. Or lui-même avait acquisà Rome un magnifique pallium qu'il eut l'occasion de leur exhiberet dont il leur dit combien il l'avait payé. Félicité par eux du bonmarché de cette acquisition, qui, à les en croire, aurait coûté bienplus cher à Constantinople, Géraud, se reprochant d'avoir frustréson vendeur, se hâta de lui faire parvenir la différence, dont il necroyait pouvoir bénéficier sans tomber dans le péché d'avarice!.

1. Vita s. Geraldi aureliacensis (écrite par ODON DE CLUNY vers 925), dans MIGNE,

Patrologia latina, t. CXXXIII, col. 658. Cf. sur ce texte l'étude de M. F. L. GANSHOF dansMélanges Iorga, p. 295 (Paris, 1933).

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Cette anecdote illustre admirablement le conflit moral que dutprovoquer partout la renaissance du commerce. Au vrai, il ne devaitpoint cesser durant tout le Moyen Age. Jusqu'au bout, l'Églisecontinua d'envisager les profits commerciaux comme dangereux pourle salut. Son idéal ascétique, qui répondait si parfaitement à la civi­lisation agricole, la laissa toujours défiante et soupçonneuse à l'égarddes transformations sociales qu'il lui était d'ailleurs impossible d'em­pêcher, auxquelles la nécessité l'obligea même de se soumettre, maisavec qui elle ne se réconcilia jamais franchement. Son interdictiondu prêt à intérêt devait peser sur la vie économique des siècles sui­vants. Elle empêchait les marchands de s'enrichir en toute liberté deconscience et de concilier la pratique des affaires avec les prescrip­tions de la religion. Il n'en faut pour preuve que les testaments detant de banquiers et de spéculateurs ordonnant de rembourser lespauvres qu'ils ont frustrés et léguant au clergé une partie des biensqu'au fond du cœur ils considéraient comme mal acquis. S'ils nepouvaient s'abstenir de pécher, du moins leur foi demeurait-elleintacte; ils comptaient sur elle pour obtenir leur absolution au juge­ment dernier.

Pise et Gênes

Constatons d'ailleurs que l'ardeur de cette foi ne laissa pas decontribuer largement à l'expansion économique de l'Occident. Ellefut pour beaucoup dans l'offensive que les Pisans et les Génois enta­mèrent contre l'Islan1 à partir du commencement du XIe siècle. Biendifférents des Vénitiens, chez qui l'esprit de gain dominait tout, lahaine de l'infidèle s'alliait chez eux à l'esprit d'entreprise pour lespousser à arracher aux Sarrasins la domination de la mer Tyrrhénienne.

La lutte entre les deux religions qui s'y affrontaient était conti­nuelle. Au début, elle avait constamment tourné au profit des maho­métans. En 935, puis en 1004, ils avaient pillé Pise, voulant sans doutey étouffer l'expansion maritime à laquelle la ville préludait pénible­ment. Mais les Pisans étaient résolus à se donner de l'air. L'annéesuivante, ils battaient une flotte sarrasine dans le détroit de Messine.L'ennemi s'était vengé en 101 l en envahissant et en détruisant le portde ces audacieux compétiteurs. Ceux-ci cependant, exhortés par lespapes et excités par l'appât des richesses de leur adversaire, étaientrésolus à continller une guerre qui tient à la fois de la ·guerre dereligion et de la guerre commerciale. Unis aux Génois, ils attaquentla Sardaigne et finissent par s'y établir (1015). En 1034, le succès lesenhardissant, ils ne craignent pas de s'aventurer jusqu'à la côte

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LA RENAISSANCE DU COMMERCE

d'Afrique et s'emparent momentanément de Bône. Un peu plus tard,leurs marchands commencent à fréquenter la Sicile et c'est pour lesprotéger qu'en 1°52 une flotte pisane force l'entrée du port de Palermeet en détruit l'arsenal.

Dès lors, la chance tourne décidément en faveur des cllrétiens.Une expédition, à laquelle la présence de l'évêque de Modène ajoutele prestige de l'Église, est dirigée contre Mehdia en 1087. Les marinsvoient dans le ciel l'archange Gabriel et saint Pierre les conduisantau combat; ils s'emparent de la ville, massacrent les « prêtres deMahomet », pillent la mosquée et ne se rembarquent qu'après avoirimposé aux vaincus un avantageux traité de commerce. La cathédralede Pise, construite après ce triomphe, symbolise admirablement lemysticisme des Pisans et la richesse que leurs victoires commencentà faire affluer vers eux. Des colonnes, des marbres précieux, desorfèvreries, des voiles d'or et de pourpre enlevés à Palerme età Mehdia servirent à sa décoration. Il semble que l'on ait vouluattester par sa splendeur la revanche du christianisme sur ces Sar­rasins dont l'opulence était tout ensemble un objet de scandale etd'enviel •

La première croisade

Devant la contre-attaque chrétienne, l'Islam recule et laisseéchapper la maîtrise de cette mer Tyrrhénienne dont il avait faitun lac musulman. Le déclenchement de la première croisade en 1°96devait marquer le renversement définitif de sa fortune. Dès 1097,Gênes envoyait une flotte porter aux croisés assiégeant Antiochedes renforts et des vivres et y obtenait l'année suivante, de Bohémondde Tarente, un fondaco pourvu de privilèges commerciaux, lequelest le premier de la longue série de ceux que les villes maritimesdevaient obtenir dans la suite sur la côte de Terre Sainte. Après laprise de Jérusalem, ses rapports se multiplient rapidement avec laMéditerranée orientale. En 11°4, elle possède une colonie à Saint­Jean-d'Acre, à qui le roi Baudouin cède le tiers de la ville, une rue surla mer et une rente de six cents besants d'or sur le tonlieu. Pise se livrede son côté avec une ardeur croissante au ravitaillement des Étatsfondés en Syrie par les croisés. Et le mouvement commercial parti dela côte d'Italie gagne bientôt celle de Provence. En 1136, Marseille

1. Un fougueux poème contemporain publié par E. Du MÉRIL, Poésies populaireslatines du Moyen Age, p. 251 (Paris, 1847), permet d'apprécier la grande part qui revientà l'enthousiasme religieux dans l'expansion pisane.

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y occupe déjà une place importante puisque ses bourgeois ont fondéun établissement à Saint-Jean-d'Acre. De l'autre côté du golfe duLion, Barcelone prélude à sa prospérité future et, de même que lesmusulmans se livraient jadis à la traite des esclaves chrétiens, desesclaves maures, capturés en Espagne, lui fournissent un des objetsde son trafic.

Réouverture de la Méditerranéeau commerce occidental

Ainsi, la Méditerranée tout entière s'ouvre ou plutôt se rouvre àla navigation occidentale. Comme à l'époque romaine, l'intercoursese rétablit d'un bout à l'autre de cette mer essentiellement européenne.L'emprise de l'Islam sur ses eaux a pris fin. Les chrétiens ont enlevéaux infidèles ces îles dont la possession en garantit la maîtrise :la Sardaigne en 1022, la Corse en 1°91, la Sicile en 1°58-1°9°*. ]}importe peu que les Turcs aient bientôt ruiné les principautés éphé­mères fondées par les croisés, que le comté d'Édesse ait été reconquispar le Croissant en l 144, Damas en l l 54, que Saladin ait pris Alepen 1183, puis, en 1187, Acre, Nazareth, Césarée, Sidon, Beyrouth,Ascalon et enfin Jérusalem, et que, malgré tous leurs efforts, les chré­tiens n'aient jamais plus récupéré, avant nos jours, la domination dela Syrie que la première croisade leur avait livrée. Pour importantequ'elle soit dans l'histoire générale et si fort qu'elle ait pesé depuislors sur les destinées du monde, la poussée turque n'a pas ébranléla situation que les villes italiennes venaient d'acquérir dans le Levant.La nouvelle offensive de l'Islam ne s'étendit qu'à la terre ferme. LesTurcs n'avaient pas de flotte et ne cherchèrent pas à en créerune. Loin de leur être nuisible, le commerce des Italiens avec lescôtes de l'Asie Mineure tournait au contraire à leur avantage. C'estpar lui que se continuait vers l'ouest le transit des épices amenéespar les caravanes de la Chine et de l'Inde vers les régionssyriennes d'où les bateaux italiens les transportaient. Rien n'étaitdonc plus profitable que la persistance d'une navigation qui ser­vait à entretenir l'activité économique des contrées turques etmongoles.

Les croisadeset la navigation italienne

Sans doute, les flottes italiennes ne manquèrent pas de coopérer etmême de coopérer de plus en plus activement aux croisades, jusqu'au

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jour où l'échec de saint Louis devant Tunis (1270) eut mis définitive­ment un terme à celles-ci et en eut consacré l'échec dans le domainepolitique et religieux. On peut même dire que, sans l'appui de Venise,de Pise et de Gênes, il eût été impossible de persister aussi longtempsdans ces vaines entreprises.

Seule, en effet, la première croisade s'était effectuée par la voie deterre, le transport par mer des masses d'hommes marchant versJérusalem étant encore à ce moment irréalisable. Les navires italiensne contribuèrent guère qu'à ravitailler ses armées. Mais il est incontes­table que leur navigation, largement sollicitée par les croisés, prendaussitôt un incroyable essor. Les bénéfices réalisés par les four­nisseurs de la guerre ont été à toutes les époques particulière­ment abondants et l'on ne peut douter que, brusquement enrichis,les Vénitiens, les Pisans, les Génois, les Provençaux ne se soientempressés de mettre sur chantiers de nouveaux navires. L'éta­blissement des principautés fondées en Syrie par les croisés assuradepuis lors l'emploi régulier de ces moyens de transport sanslesquels les Francs d'Orient n'auraient pu subsister. Aussi se mon­trèrent-ils prodigues de privilèges à l'égard de ces villes dont lesservices leur étaient indispensables. Depuis la fin du XIe siècle, ilsles aident à jalonner de leurs fondacos, de leurs « échelles », lescôtes de la Palestine, de l'Asie Mineure et celles des îles de la merÉgée.

Bientôt même, ils les utilisent pour les opérations militaires.Durant la deuxième croisade, les bateaux italiens acheminèrent le longdu rivage d'Anatolie, vers la Terre Sainte, les troupes de Louis VIIet de Conrad III. La troisième fournit une preuve caractéristique del'accroissement du tonnage italien et provençal, devenu déjà assezconsidérable pour transporter les troupes de Richard Cœur de Lionet de Philippe Auguste. Depuis lors, toutes les expéditions subsé­quentes s'effectuèrent exclusivement par la voie de mer. On saitcomment les Vénitiens exploitèrent la situation pour détourner àleur profit vers Constantinople la flotte équipée en vue de la qua­trième croisade dont les chefs, incapables de payer le prix convenupour le passage, furent contraints de leur abandonner la directionet qu'ils employèrent finalement au siège et à la prise de Constanti­nople. L'éphémère Empire latin érigé alors au bord du Bosphore futen grande partie une création de la politique vénitienne et quand ildisparut (1261) Venise dut se résigner à laisser les Génois, qui, pourlui faire pièce, avaient énergiquement travaillé à la restauration deMichel Paléologue, lui disputer la primauté économique dans leLevant*.

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Prépondérance des Italiensdans la Méditerranée

En somme, on peut conclure que le résultat durable et d'ailleursessentiel des croisades fut d'avoir donné aux villes italiennes, et dansune moindre mesure à celles de Provence et de Catalogne, la maîtrisede la Méditerranée. Si elles ne parvinrent pas à arracher les lieuxsaints à l'Islam, si même il ne subsista des conquêtes faites au débutque quelques postes sur la côte d'Asie Mineure et dans les îles, dun10ins permirent-elles au commerce maritime de l'Europe occidentalenon seulement de monopoliser à son profit tout le trafic du Bosphoreet de la Syrie au détroit de Gibraltar, mais encore d'y développerune activité économique, et, pour dire le mot exact, capitaliste, quidevait peu à peu se communiquer à toutes les régions situées au norddes Alpes.

Déclin de la navigation byzantine

Devant cette expansion victorieuse, l'Islam ne devait pas réagiravant le Xve siècle et l'Empire byzantin, incapable de la combattre,fut contraint de s'y soumettre. C'en est fait, à partir du XIIe siècle,de la suprématie qu'il exerçait encore dans la Méditerranée orientale.Il tombe rapidement sous l'influence des villes maritimes qui ydisposent maintenant à leur gré de l'importation et de l'exportation.Pour secouer le joug, l'empereur cherche bien à opposer parfois lesPisans ou les Génois aux Vénitiens, ou laisse la populace massacrerindifféremment ces odieux étrangers, comme par exemple en 1182,

mais il ne peut se passer d'eux et, quoi qu'il en ait, il leur abandonneson commerce dans une mesure bien plus large encore que l'Espagnedu XVIIe siècle ne devait abandonner le sien aux Hollandais, auxAnglais et aux Français.

Le commerce de l'Italie

L'efflorescence du commerce maritime a été accompagnée, dès ledébut, de sa pénétration à l'intérieur des terres. Non seulementl'agriculture, sollicitée par la demande de ses produits, s'initie désor­mais à une économie d'échange qui va renouveler son organisation,mais on voit naître une industrie orientée vers l'exportation. Admi­rablement située entre les puissants foyers commerciaux que sontVenise, Pise et Gênes, la plaine lombarde s'anime la première*. Lacampagne et les villes participent également à la production, la

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LA RENAISSANCE DU COMMERCE

première par ses blés et ses vins, les secondes par leurs tissus de linet de laine. Déjà au XIIe siècle, Lucques fabrique des étoffes de soiedont la matière première lui parvient par la navigation. En Toscane,Sienne et Florence correspondent avec Pise par la vallée de l'Arnoet ressentent les effluves de sa prospérité. Derrière Gênes, le mouve­ment se communique à la côte du· golfe du Lion et atteint le bassindu Rhône. En Provence, les ports de Marseille, de Montpellier, deNarbonne étendent leur rayonnement comme Barcelone étend le siensur la Catalogne.

L'expansion de ces contrées maritimes est tellement forte que, dèsle XIe siècle, elle se dilate vers le Nord et commence à déborder parles cols des Alpes qu'au xe siècle les Sarrasins de La Garde-Freinetbloquaient si dangereusement. Par le Brenner, elle monte de Venisevers l'Allemagne, par le Septimer et le Saint-Bernard, elle gagne lavallée de la Saône et celle du Rhin, par le Mont-Cenis celle du Rhône.Le Saint-Gothard, longtemps infranchissable, deviendra llli-mêmeune voie de transit lorsqu'un pont accroché aux rochers des gorgesy permettra le passagel • Dès la seconde moitié du XIe siècle, desItaliens sont signalés en France. Il est plus que probable que lesfoires de Champagne étaient déjà fréquentées par eux à cette époqueet qu'ils y rencontraient le courant commercial qui, parti des côtesde Flandre, se dirigeait lui-même vers le Sud2•

Le COmJJlerCe au nord des Alpes

A la renaissance économique que l'on vient de voir s'accomplirdans la Méditerranée, correspond, en effet, au bord de la mer duNord un phénomène qui, s'il en diffère par l'amplitude et les moda­lités, provient pourtant des mêmes causes et a développé les mêmesconséquences. La navigation nordique avait fixé, on l'a vu plus haut,dans l'estuaire produit par les bras du Rhin, de la Meuse et del'Escaut, une étape dont l'attraction, suivant le cours des fleuves,

1. C'est le premier pont suspendu dont on connaisse l'existence. Il date probablementdu commencement du XIIIe siècle.

2. La lettre écrite par Grégoire VII à Manasses de Reims en 1074, et dans laquelle ilstigmatise la conduite du roi Philippe 1er, accuse celui-ci d'avoir enlevé « mercatoribusqui de multis terrarum partibus ad forum quoddam in Francia nuper convenerant... morepraedonis infinitam pecuniam» (P. JAFFÉ, Monumenta Gregoriana, p. 115). Dans une secondelettre, le pape appelle ces marchands « Italiae negociatores » (ibid., p. 132); dans unetroisième, il parle d' « Italis et aliarum provinciarum mercatoribus » (ibid., p. 147). Onpeut considérer son insistance comme une preuve du développement acquis dès cetteépoque par le commerce international. Si, comme le pense A. SCHAUBE, op. cit., p. 91,

le fait s'était passé à la médiocre foire du Lendit, on comprendrait mal la grandeur despertes subies par les marchands.

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s'étendit bientôt très largement. Tiel, au XIe siècle, apparaît déjà uneplace de commerce fréquentée par de nombreux marchands et enrapport, par la vallée du Rhin, avec Cologne et Mayence, où l'ondistingue dès lors des indices irrécusables d'activité. Il n'en fautd'autre preuve que les six cents mercatores opulentissimi mentionnésen 1074 dans la première de ces villes par Lambert de Hersfeld,encore que l'on puisse douter du chiffre allégué et qu'il ne soit paspossible de savoir quelle idée le chroniqueur se faisait de l'opulence!.A la même époque, dans la vallée de la Meuse, se développe untrafic qui, par Maestricht, Liège, Huy et Dinant, remonte jusqu'àVerdun. L'Escaut fait correspondre Cambrai, Valenciennes, Tournai,Gand et Anvers avec la mer et les grandes rivières qui mêlent leursembouchures entre les îles de Zélande. Au fond du golfe du Zwyn,échancrure aujourd'hui comblée au nord de la côte flamande, lesbateaux trouvaient à Bruges un havre si commode que dès la findu XIe siècle ils s'y dirigèrent de préférence au détriment de Tiel eten assurèrent le glorieux avenir.

Il est certain qu'à la fin du xe siècle la Flandre entretenait d'étroitesrelations, par l'intermédiaire de la navigation scandinave, avec lesrégions baignées par les eaux de la mer du Nord et de la mer Baltique.On a découvert des monnaies frappées par les comtes Arnoul II etBaudouin IV (965 - l 03 5) en Danemark, en Prusse et jusqu'en Russie.Son commerce était naturellement plus actif encore avec l'Angleterre.Le tarif du tonlieu de Londres, entre 991 et 1002, mentionne lesFlamands parmi les étrangers qui trafiquent dans la ville2•

La Manche était moins fréquentée que la mer du Nord. On y relèvecependant un intercours régulier entre la côte normande et la côteanglaise, par Rouen et l'estuaire de la Seine. De là, le mouvementremontait par le fleuve vers Paris, pour se prolonger jusqu'aux confinsde la Champagne et de la Bourgogne. La Loire et la Garonne neressentirent que plus tard, à cause de leur éloignement, les effets durenouveau commercial qui se manifestait dans les mers du Nord.

La draperie flamande

La région flamande occupa bientôt une situation privilégiée qu'elledevait conserver jusqu'à la fin du Moyen Age. Et ici se rencontre unfacteur nouveau, l'industrie, dont nulle part l'action ne se constateà une date aussi hâtive et avec des résultats aussi surprenants.

1. Lamperti Hersfeldensis opera, éd. o. HOLDER-EGGER, p. 192.

2. F. LIEBERMANN, Die Gesetze der Angelsachsen, t. l, p. 232.

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LA RENAISSANCE DU COMMERCE

Dès l'époque celtique, les Morins et les Ménapiens des vallées dela Lys et de l'Escaut travaillaient déjà la laine des moutons, très abon­dants dans ce pays d'herbages humides. Leur draperie primitives'était perfectionnée durant la longue occupation romaine en s'ini­tiant aux procédés de la technique méditerranéenne que les vain­queurs leur avaient fait connaître. Ses progrès avaient été si rapidesque, durant le Ile siècle de notre ère, elle exportait ses tissus jusqu'enItaliel . Les Francs, qui envahirent la contrée au ve siècle, conti­nuèrent la tradition de leurs prédécesseurs. Jusqu'aux invasionsnormandes du IXe siècle, les bateliers frisons ne cessèrent pas detransporter, par les fleuves des Pays-Bas, sous le nom de palliafresonica, les étoffes tissées en Flandre et auxquelles les belles couleursdont elles étaient teintes assuraient une vogue telle que Charlemagnene trouva rien de mieux à envoyer comme présent au calife Haroun­al-Raschid2 *.

L'anéantissement du commerce par les invasions des Scandinavesinterrompit naturellement cette exportation. Mais, quand les pillards,au cours du xe siècle, se furent transformés en navigateurs et queleurs bateaux reparurent en quête de marchandises, sur les eaux dela Meuse, du Rhin et de l'Escaut, la draperie retrouva des débou­chés vers lesquels ses produits ne manquèrent pas de se diriger. Leurfinesse les fit bientôt apprécier le long de toutes les côtes fréquentéespar les marins du Nord. Sollicitée par une demande continuelle, leurfabrication s'accrut dans des proportions qu'elle n'avait jamaisatteintes. Elle était déjà si considérable qu'à la fin du xe siècle, lalaine indigène ne lui suffisant plus, il fallut en aller chercher enAngleterre.

Le commerce des draps

La qualité supérieure de la laine anglaise améliora naturellementcelle des tissus dont la renommée grandissante dut encore dilater ladiffusion. Dans le courant du XIIe siècle, la Flandre tout entièredevient un pays de tisserands et de foulons. Le travail de la laine, quiavait été jusque-là pratiqué à la campagne, se concentre dans lesagglomérations marchandes qui se fondent de toutes parts et yalimente un commerce sans cesse grandissant. C'est lui qui fait larichesse naissante de Gand, de Bruges, d'Ypres, de Lille, de Douai etd'Arras. Il est déjà, dès lors, un article essentiel du trafic maritime

1. Camille ]ULLIAN, Histoire de la Gaule, t. II, pp. 282 et suive2. H. PIRENNE, Draps de Frise 011 draps de Flandre. V. p. 5, n. 2.

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

et il commence à déterminer un puissant courant de trafic terrestre.Par mer, les draps de Flandre atteignent, dès le commencement duXIIe siècle, la foire de Novgorod1• A la même époque, des Italiens,attirés par leur renommée, viennent les échanger sur place contreles épices, les soieries et les orfèvreries qu'ils importent du sud desAlpes. Mais les Flamands fréquentent eux-mêmes ces fameuses foiresde Champagne où ils rencontrent, à mi-chemin entre la mer duNord et les montagnes, les acheteurs de la Lombardie et de laToscane. C'est par l'intermédiaire de ceux-ci que leurs étoffes s'ache­minent en quantités surprenantes vers le port de Gênes, d'où lesbateaux les exportent jusqu'aux échelles du Levant, sous le nom depanni francesi.

Sans doute, la draperie n'a pas été pratiquée qu'en Flandre. Letissage de la laine est de sa nature un travail domestique, dont l'exis­tence est attestée dès les temps préhistoriques et qui se rencontre par­tout où il y a de la laine, c'est-à-dire en tous pays. Il suffisait doncd'en activer la production et d'en perfectionner la technique pour enfaire l'instrument d'une véritable industrie. On ne s'en fit pas faute.Dès le XIIe siècle, les actes des notaires génois mentionnent les nomsde quantité de villes dont les tissus approvisionnaient le port :Amiens, Beauvais, Cambrai, Liège, Montreuil, Provins, Tournai,Châlons, etc.*.

Pourtant, la Flandre et bientôt après elle son voisin le Brabantoccupèrent une place hors pair au milieu de leurs émules*. Leurproximité de l'Angleterre les mettait à même de se procurer, à meilleurcompte et en plus grande quantité que ceux-ci, la matière premièreexcellente que la grande île fournissait à leurs artisans. Au XIIIe siècle,la prépondérance qu'ils exercent est devenue écrasante. On peut s'enfaire une idée par l'admiration que leur industrie inspire aux étrangers.Dans l'Europe du Moyen Age, nulle région ne présentera, jusqu'aubout, ce caractère de pays industriel qui distingue le bassin del'Escaut. Il offre à cet égard, avec le reste de l'Europe, un contrastequi fait penser à l'Angleterre du XVIIIe et du XIXe siècle. Nullepart, il n'est possible d'égaler le fini, la souplesse, le moelleux et lacoloration de ses étoffes*. La draperie flamande et brabançonne a été,à vrai dire, une draperie de luxe. C'est là ce qui a fait son succèset assuré son expansion mondiale. A une époque où les moyens detransport étaient trop peu développés pour s'adapter à la circulationmassive des produits bon marché, la première place dans le grand

1. H. PIRENNE, Draps d'Ypres à Novgorod au commencement du XIIe siècle, dansRevue belge de philol. et d'histoire, t. IX (193 0 ), p. 563.

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LA RENAISSANCE DU COMMERCE 33

commerce appartenait aux marchandises de grande valeur sous unpoids médiocre. La fortune des draps de Flandre s'explique, ensomme, comme celle des épices, par leur prix élevé et la facilité deleur exportation.

Par une opposition frappante avec les villes italiennes, la Flandreet le Brabant, à mesure qu'ils se sont industrialisés davantage, se sontpeu à peu désintéressés du commerce maritime auquel pourtant leursituation géographique semblait les destiner*. Ils l'ont abandonnéaux marins étrangers que leur industrie attirait de plus en plus nom­breux au port de Bruges, marins scandinaves au XIe siècle, puis, plustard, marins de la Hanse teutonique. Et l'on ne peut s'empêcher de lescomparer à ce point de vue à la Belgique moderne, pour autant qu'ilsoit permis de comparer, relativement à leur développement écono­mique, le Moyen Age avec notre époque. Dans ces mêmes territoiresqu'ils occupèrent jadis, la Belgique d'aujourd'hui ne présente-t-ellepas, en effet, le même spectacle paradoxal d'une productivité indus­trielle extraordinaire coexistant avec l'insignifiance relative de lamarine nationale ?

H. PIRENNE 3

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CHAPITRE II

LES VILLES

l. - Le renouveau de la vie urbaine!

Disparition de la vie urbaineau VIlle siècle

Aussi longtemps que le commerce méditerranéen avait continuéd'attirer dans son orbite l'Europe occidentale, la vie urbaine n'avaitpas cessé de se manifester, aussi bien en Gaule qu'en Italie, enEspagne et en Afrique. Mais, quand l'invasion islamique eut embou­teillé les ports de la mer Tyrrhénienne après s'être soumis la côteafricaine et la côte espagnole, l'activité municipale s'éteignit trèsrapidement. Sauf dans l'Italie méridionale et à Venise, où elles'entretint grâce au trafic byzantin, on la vit disparaître partoutailleurs. Matériellement, les villes subsistèrent, mais elles perdirentleur population d'artisans et de commerçants et avec elle toutce qui avait survécu de l'organisation municipale de l'Empireromain.

1. BIBLIOGRAPHIE: H. PIRENNE, Les villes du Moyen Age, v. p. 13, n. 1; G. von BELOW,Der Ursprung der deutschen Stadtverfassung (Dusseldorf, 1892); K. HEGEL, Stadte und Gildender germanischen Volker im Mittelalter (Leipzig, 1891), 2 vol.; le même, Die Entstehungdes deutschen Stiidtewesens (Leipzig, 1898); F. KEUTGEN, Untersuchungen über den Ursprungder deutschen Stadtverfassung (Leipzig, 1895); S. RIETSCHEL, Die civitas auf deutschem Boden(Leipzig, 1894); le même, Markt und Stadt in ihrem rechtlichen Verhaltniss (Leipzig, 1897);von BEYERLE, Burgus u. Burgenses, dans Zeitschriftfür Rechtsgeschichte, Germ. Abth., 1929;G. ESPINAS, La vie urbaine de Douai au Moyen Age (Paris, 1913), 4 vol.; C. GROSS, The gildmerchant (Oxford, 189°),2 vol.; F. W. MAITLAND, Township and borough (Cambridge, 1898);C. PETIT-DuTAILLIS, L'origine des villes en Angleterre, dans la trad. fr. de W. STUBBS,Histoire constitutionnelle de l'Angleterre, t. l (Paris, 19°7); C. STEPHENSON, The origin ofthe English towns, dans American historical review, t. XXXII~ 1926; le même, The Anglo­Saxon borough, dans English historical review, 1930; le même, Borough and town, a study ofurban origins in England (Cambridge, Mass., 1933); H. PIRENNE, Les villes flamandes avantle XIIe siècle, dans Annales de l'Est et du Nord, t. l, 19°5; le même, Les anciennes démocratiesdes Pays-Bas (Paris, 1910); G. des MAREZ, Étude sur la propriété foncière dans les villes duMoyen Age et spécialement en Flandre (Gand, 1898); L. von HEINEMANN, Zur Entstehung derStadtverfassung in Italien (Leipzig, 1896); G. MENGOZZI, La dt/à italiana nell' alto medio evo,2,e éd. (Florence, 1931)*.

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

Les cités épiscopales

Les « cités », dans chacune desquelles résidait un évêque, ne furentplus que les centres de l'administration ecclésiastique de leurs diocèses.Elles conservèrent ainsi une importance, grande sans doute au pointde vue religieux, mais nulle du point de vue économique. Tout auplus, un petit marché local approvisionné par les paysans des alen­tours y subvenait-il aux besoins journaliers du nombreux clergé dela cathédrale et des églises ou des monastères groupés autour d'elleet à ceux des serfs occupés à leur service. Aux grandes fêtes del'année, l'afflux de la population diocésaine et des pèlerins y entre­tenait un certain mouvement. Mais on ne peut découvrir dans toutcela aucun germe de' rénovation. En réalité, les cités épiscopalesne subsistaient que par la campagne. Ce sont les revenus et les pres­tations des domaines appartenant à l'évêque ou aux abbés résidantdans leurs murs qui subvenaient à l'entretien de ceux-ci. Leur exis­tence reposait donc essentiellement sur l'agriculture. De même qu'ellesétaient des centres d'administration religieuse, elles étaient en mêmetemps des centres d'administration domaniale*.

Les bourgs

En temps de guerre, leurs vieilles enceintes de murailles four­nissaient un refuge à la population des alentours. Mais, durant lapériode d'insécurité qui s'ouvre à la dissolution de l'Empire carolin­gien, le besoin de protection, devenu le premier besoin des gensfoulés dans le Sud par les incursions sarrasines et dans le Nord etl'Ouest par celles des Normands, auxquelles s'ajoutèrent, au commen­cement du xe siècle, les terribles raids de cavalerie des Hongrois,nécessita de toutes parts la construction de nouveaux lieux d'asile.L'Europe occidentale se couvre à cette époque de châteaux fortsédifiés par les princes féodaux pour servir d'abri à leurs hommes.Ces châteaux ou, pour employer le terme qui les désigne habituelle­ment, ces « bourgs », se composent à l'ordinaire d'un rempart deterre ou de pierres, encerclé d'un fossé et percé de portes. Les manantsdes environs sont réquisitionnés pour sa construction et son entretien.A l'intérieur, une garnison de chevaliers est établie à poste fixe. Undonjon sert d'habitation au seigneur du lieu; une église de chanoinespourvoit aux besoins du culte; enfin des granges et des greniersreçoivent les grains, les viandes fumées et les redevances de toutesorte, prélevés sur les paysans domaniaux qui assurent l'alimentationde la garnison et celle des gens qui, en cas de péril, viennent s'entasser

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LES VILLES 37

dans la forteresse avec leurs bestiaux. Ainsi, le bourg laïque comn1ela cité ecclésiastique ne subsistent que grâce à la terre. Ils n'ontaucune activité économique propre. Ils correspondent l'un et l'autreà la civilisation agricole. Loin qu'ils s'opposent à elle, on pourraitdire au contraire qu'ils servent à sa défense.

Les premières agglomérations marchandes

La reprise du commerce ne devait pas tarder à altérer profondé­ment leur caractère. On constate les premiers symptômes de sonaction au cours de la deuxième moitié du xe siècle. L'existenceerrante des marchands, les risques de tout genre auxquels ils étaientsoumis en un temps où le pillage formait un des moyens d'existencede la petite noblesse, leur firent rechercher dès l'origine la protectiondes enceintes de murailles qui s'échelonnaient le long des rivièresou des routes naturelles qu'ils parcouraient. Durant l'été, elles leurservaient de stations, durant la mauvaise saison, de lieux d'hiver­nage. Les mieux situées d'entre elles, soit au fond d'un estuaire oud'une crique, soit au confluent de deux rivières, soit à l'endroit où,un cours d'eau cessant d'être navigable, les cargaisons des bateauxdoivent être déchargées avant d'aller plus loin, devinrent ainsi deslieux de passage et de séjour pour les marchands et les marchandises.

Bientôt, la place que cités et bourgs offraient à ces nouveaux venus,de plus en plus nombreux et encombrants à mesure que la circulationse faisait plus intense, ne suffit plus à leur affluence. Ils furent contraintsde déborder et d'accoter au vieux bourg un bourg nouveau ou,pour employer l'expression qui le désigna très exactement, un« faubourg », c'est-à-dire un bourg du dehors (forisburgus). Ainsi,à côté des villes ecclésiastiques ou des forteresses féodales, naquirentdes agglomérations marchandes dont les habitants s'adonnaient àun genre de vie en contraste complet avec celui que menaient leshommes de la ville intérieure.

Les « ports »

Le mot portus, qui s'applique souvent, dans les textes du xe auXIe siècle, à ces établissements, caractérise très heureusement leurnaturel. Il signifie, en effet, non point un port dans le sens moderne,mais un endroit par où l'on transporte des marchandises, donc un

1. H. PIRENNE, Les villes flamandes avant le XIIe siècle, dans Anltales de l'Est et duNord, t. l (1905).

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I-IISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

point particulièrement actif de transit. C'est de là qu'en Flandre eten Angleterre les habitants du port ont reçu eux-mêmes le nom depoorters ou portmen qui y a été longtemps synonyme de bourgeois,et qui, en somme, répondait mieux que ce dernier mot à leur nature,car la bourgeoisie primitive se compose exclusivement d'hommesvivant de commerce*.

Si on l'a pourtant désignée dès avant la fin du XIe siècle par ceterme de bourgeois qui conviendrait beaucoup mieux aux habitantsdes vieux bourgs au pied de qui elle se concentra, c'est que de trèsbonne heure l'agglomération marchande s'est elle-même entouréed'une muraille ou d'une palissade indispensables à sa sécurité, et estainsi devenue un « bourg» à son tour*. L'extension du sens secomprend d'autant mieux que le nouveau bourg n'a pas tardé à l'em­porter sur l'ancien. Dans les centres les plus actifs de la vie commer­ciale, à Bruges, par exemple, il enserre déjà de toutes parts, au commen­cement du XIIe siècle, la forteresse qui lui avait servi tout d'abordde point de concentration. L'accessoire est devenu l'essentiel, lesnouveaux venus l'ont emporté sur les anciens habitants. Dans cesens, il est rigoureusement vrai de dire que la ville du Moyen Ageet, par conséquent, la ville moderne, a eu son berceau dans le fau­bourg de la cité ou du bourg qui a déterminé son emplacement*.

Concentration de l'industriedans les villes

L'afflux des marchands aux endroits favorables y a bientôt provo­qué aussi l'afflux des artisans. La concentration industrielle est unphénomène aussi ancien que la concentration commerciale. On peutl'observer, dans la région flamande, avec une netteté particulière.La fabrication des draps, qui y avait été tout d'abord pratiquéeà la campagne, émigra d'elle-même vers les lieux de vente quis'offraient à ses produits. Les tisserands y trouvaient la laine importéepar les marchands; les foulons et les teinturiers, le savon et lesmatières colorantes. Une véritable révolution, dont nous ne pouvonsmalheureusement saisir le détail, accompagna cette transformationde l'industrie rurale en industrie urbaine. Le tissage, qui avait jus­qu'alors constitué une occupation dévolue aux femmes, passa auxmains des hommes; en même temps qu'aux vieux pallia de petitedimension se substituèrent, parce qu'ils répondaient mieux auxnécessités de l'exportation, les draps de grande longueur qui sontrestés en usage dans la fabrication jusqu'à nos jours. Et l'on peutsupposer à bon droit qu'un dispositif nouveau s'est imposé à la

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LES VILLES 39

même époque aux métiers des tisserands, ne fût-ce que pour per­mettre l'enroulement sur l'ensouple de fils de chaîne mesurantde 20 à 60 aunes.

On peut constater dans l'industrie métallurgique de la vallée de laMeuse une évolution analogue à celle de la draperie flamande. Labatterie de cuivre, qui remonte peut-être au travail du bronze qui s'yétait activement développé lors de l'occupation romaine, y reçoitune puissante impulsion dès que le réveil de la navigation sur lefleuve lui ouvre la possibilité de produire pour l'exportation. Et, enmême temps, elle se concentre à Namur, à Huy et surtout à Dinant,villes dont les« marchands batteurs» vont s'approvisionner de cuivreau XIe siècle aux mines de la Saxel. Semblablement, la taille despierres excellentes dont abonde la région de Tournai se localisedans la ville. La fabrication des cuves baptismales y prend un telessor qu'on en rencontre les produits jusqu'à Southampton et Win­chester2• En Italie, même spectacle. Le tissage de la soie amenéepar mer des contrées orientales se concentre à Lucques. Milan etles villes de Lombardie, bientôt imitées par la Toscane, s'adonnentà celui des futaines.

II. - Les marchands et la bourgeoisie 3

Hypothèse de l'origine domanialede la classe marchande

La différence essentielle qui oppose les marchands et les artisansdes villes naissantes à la société agricole au milieu de laquelle ilsapparaissent, c'est que leur genre de vie n'est plus déterminé parleurs relations avec la terre. A cet égard, ils forment, dans toute laforce du terme, une classe de déracinés. L'activité commerciale etl'activité industrielle, qui n'avaient été jusqu'alors que les occupa­tions adventices ou intermittentes d'agents domaniaux dont l'exis­tence était assurée par les grands propriétaires qui les employaient,deviennent maintenant des professions indépendantes. Ceux qui les

I. V. ROUSSEAU, op. cit., p. 89 et suiVe2. P. ROLLAND, L'expansion tournaisienne aux XIe et XIIe siècles. Art et commerce

de la pierre, dans Annales de l'Académie royale d'Archéologie de Belgique, 1924.

3. BIBLIOGRAPHIE: V. ci-dessus, p. 35, n. 1. Add. W. VOGEL, Bin seefahrender Kauf­mann um 1100, dans Hansische Geschichtsbliitter, t. XVIII, 1912; H. PIRENNE, Les périodesde l'histoire sociale du capitalisme, dans Bull. de l'Acad. royale de Belgique, Cl. des Lettres,19 14.

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4° HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

exercent sont incontestablement des « hommes nouveaux ». On s'estévertué longtemps à établir un lien de filiation entre eux et le per­sonnel servile attaché aux ateliers domestiques des « cours }) seigneu­riales ou des serfs chargés, en temps de disette, du ravitaillement decelles-ci, en temps d'abondance, d'écouler au-dehors le surplus deleur productionl . Ni les textes ni la vraisemblance ne permettentde croire à cette prétendue évolution. Sans doute, les seigneurs terri­toriaux ont çà et là conservé assez longtemps, dans les villes nais­santes, des prérogatives économiques telles que l'obligation imposéeà la bourgeoisie de se servir de leurs fours ou de leurs moulins, lemonopole de la vente de leur vin pendant quelques jours après lavendange ou même certaines prestations requises à leur profit descorporations de métier. Mais les survivances locales de ces droits neprouvent en rien l'origine domaniale de l'économie urbaine. Ce quel'on constate partout, au contraire, c'est que, dès qu'elle se manifeste,elle se manifeste dans la liberté.

Mais aussitôt une question se pose. Comment expliquer, au seind'une société exclusivement rurale et où le servage est la conditionnormale du peuple, la formation d'une classe de marchands etd'artisans libres? La rareté de nos renseignements ne permet pasde répondre avec toute la précision qu'exigerait la gravité du pro­blème. Il est possible cependant d'en indiquer les facteurs principaux.

Aventuriers et marchands

Il est incontestable tout d'abord que le commerce et l'industrieont dû se recruter à l'origine parmi les hommes dépourvus de terreet qui vivaient, pour ainsi dire, en marge d'une société où seule laterre garantissait l'existence. Or ces hommes-là étaient très nOlnbreux.Sans compter ceux qui, en temps de famine ou de guerre, abandon­naient le sol natal pour chercher ailleurs des moyens d'existence etqui ne revenaient pas, il faut tenir compte de tous les individus quel'organisation domaniale elle-même ne parvenait pas à nourrir. Lestenures des paysans y étaient mesurées de façon à assurer la percep­tion régulière des prestations qui pesaient sur elles. Il arrivait doncque les fils cadets d'un vilain surchargé de famille se trouvaientdans l'obligation de quitter leur père afin de permettre à celui-ci des'acquitter de ses redevances envers le seigneur. Ils allaient dès lors

1. R. EBERSTADT, Der Ursprung des Zunftwesens und die lilteren Handwerkerverbiindedes Mittelalters (Leipzig, 1915), et, dans un sens moins absolu, F. KEUTGEN, Amter undZÜl1fte (Iena, 1903).

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LES VILLES 41

grossir la masse de ces êtres errants qui vaguaient par les pays, allantd'abbaye en abbaye prendre leur part des aumônes réservées auxpauvres, se louant aux paysans à l'époque de la moisson ou de lavendange, s'embauchant comme mercenaires dans les troupes féo­dales en temps de guerre.

Ils ne manquèrent pas de profiter des nouveaux moyens d'exis­tence que leur offrait, le long des côtes et aux estuaires des fleuves,l'arrivage des navires et des marchands. L'esprit d'aventure aidant,beaucoup s'engagèrent certainement sur des bateaux vénitiens ouscandinaves en quête de matelots; d'autres s'embauchèrent parmiles caravanes marchandes qui, de plus en plus fréquentes, se diri­geaient vers les « ports ». La chance aidant, les meilleurs d'entreeux ne pouvaient manquer de saisir ces occasions de faire fortunedont la vie commerciale abonde pour les vagabonds et les pauvresdiables qui s'y lancent avec énergie et intelligence. La vraisemblanceseule suffirait à s'en convaincre si l'histoire de saint Godric de Finchalne nous donnait un précieux exemple de la manière dont se for­maient alors les « nouveaux riches »1.

Cadrie de Finchal

Il était né, vers la fin du XIe siècle, dans le Lincolnshire, de pauvrespaysans et, forcé sans doute d'abandonner la tenure de ses parents,il dut s'ingénier à gagner sa vie. Comme beaucoup d'autres miséreuxde tous les temps, ce fut un batteur de grèves à l'affût des épavesrejetées par les flots. Les naufrages étaient nombreux et un heureuxhasard lui fournit un beau jour une aubaine qui lui permit de s'im­proviser une pacotille de colporteur. Il avait ramassé quelques sousquand l'occasion s'offrit à lui de se joindre à une troupe de marchands.Les affaires prospérèrent si bien qu'il disposa bientôt de gains assezconsidérables pour s'associer à des compagnons, fréter en communun bateau avec eux et entreprendre le cabotage le long des côtes del'Angleterre, de l'Écosse, de la Flandre et du Danemark. La sociétéréussit à souhait. Ses opérations consistaient à transporter à l'étrangerles denrées qu'elle savait y être rares et à s'y approvisionner enrevanche de marchandises qu'elle exportait aux endroits où lademande en était la plus forte et où elle pouvait compter en consé­quence sur les bénéfices les plus avantageux.

1. V. pour ce personnage l'article de Vogel mentionné dans la bibliographie, p. 39,n. 3. Le Lihellus de vita et miracu/is S. Godrici, heremitae de Fincha/e, auetore Regina/do monaehodune/mensi, a été édité à Londres en 1847 par STEVENSON pour la Surtees Society.

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

Les premiers bénéfices commerciaux

La carrière de Godric a été certainement celle de beaucoupd'autres. A une époque où les famines locales étaient continuelles, ilsuffisait de se procurer une très faible quantité de grains à bon comptedans les régions où il abondait pour réaliser des gains fabuleux qu'ilétait facile ensuite de multiplier en suivant la même méthode. Laspéculation qui est le point de départ de ce genre d'affaires a donclargement contribué à la formation des premières fortunes commer­ciales. Les économies d'un petit colporteur improvisé, d'un matelotou d'un batelier, d'un déchargeur de bateaux lui fournissaient unemise de fonds suffisante pour peu qu'il sût s'en servir1•

Il a pu arriver aussi que certains propriétaires fonciers aientengagé une part de leurs revenus dans le commerce maritime. Il està peu près certain que les nobles de la côte ligurienne ont avancé lesfonds nécessaires à la construction des navires génois et participéaux profits de la vente des cargaisons dans les ports méditerranéens.Le même fait a dû se produire dans d'autres cités italiennes; on est dumoins tenté de l'admettre quand on observe qu'en Italie une grandepartie de la noblesse a toujours résidé dans les villes, à la différencede celle du nord des Alpes. Dès lors, rien de plus naturel que de sup­poser qu'un certain nombre de ses membres se soient intéressés enquelque manière au renouveau économique qui se développait autourd'eux. Dans ces cas-là, le capital foncier a incontestablement contri­bué à la formation du capital mobilier. Au surplus, sa participationreste secondaire et s'il a profité de la reprise du trafic, ce n'est certai­nement pas lui qui l'a provoquée.

Influence de la navigationsur le commerce

L'impulsion première est partie de l'extérieur, au Sud, de la navi­gation vénitienne, au Nord, de la navigation scandinave. On necomprendrait pas comment l'Europe occidentale, figée dans sacivilisation agricole, aurait pu d'elle-même s'initier si rapidementà une vie nouvelle, en l'absence de l'excitation et de l'exemple qui luivinrent du dehors. L'attitude non seulement passive mais hostilede l'Église, la plus formidable puissance domaniale de ce temps,

1. Pour quelques exemples, dont on pourrait facilement agrandir le nombre, v. montravail: Les périodes de l'histoire sociale du capitalisme, dans le Bulletin de la Classe desLettres de l'Académie royale de Belgique, 1914.

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LES VILLES 43

à l'égard du commerce, en fournit la preuve la plus convaincante.Si les origines premières du capitalisme commercial échappent

en partie à nos regards, il est beaucoup plus aisé de suivre son évolu­tion durant le cours du XIIe siècle. On pourrait sans exagération lacomparer, pour la vigueur et la rapidité relatives de son développe­ment, à celle que le XIXe siècle devait voir s'accomplir dans le domainede la grande industrie. Le nouveau genre de vie qui s'offrait à la masseerrante des gens sans terre exerça sur elle une attraction irrésistiblegrâce à l'appât des gains qu'il promettait.

Il en résulta un véritable mouvement d'émigration des campagnesvers les villes naissantes. Bientôt, ce ne furent plus seulement lesvagabonds du genre de Godric qui se dirigèrent vers elles. La tenta­tion était trop grande pour que nombre de serfs ne se décidassentpas à fuir les domaines où ils étaient nés pour aller s'y établir, soitcomme artisans, soit comme employés des riches marchands dont laréputation se répandait par les pays. Les seigneurs leur faisaient lachasse et les ramenaient à leurs tenures quand ils parvenaient àmettre la main sur eux. Mais beaucoup échappaient à leurs recher­ches, et, à mesure que grandissait la population urbaine, il devenaitdangereux de prétendre lui arracher des fugitifs qu'elle couvrait de saprotection.

LeJ pretJJières fortunes commerciales

En se concentrant dans les villes, l'industrie y approvisionna deplus en plus largement l'exportation. Ses progrès multiplièrent deleur côté le nombre des marchands et développèrent l'importanceet les profits de leurs affaires. En ce temps d'essor commercial, iln'était pas difficile aux jeunes gens de trouver un emploi commeauxiliaire chez quelque riche patron, d'être associé à ses affaires etde finir à son tour par faire fortune. Les Gestes des évêques deCambrai nous rapportent avec force détails l'histoire d'un certainWerimbold qui, sous l'évêque Burchard (1114-1130), étant entré auservice d'un opulent commerçant, épousa sa fille et développa si bienle trafic de son beau-père qu'il s'enrichit au point de pouvoir acheterdans la ville quantité de terres, de s'y faire construire un « palais »,de racheter le tonlieu perçu à l'une des portes, de construire un pontà ses frais et qui laissa enfin à l'Église la plupart de ses biens1•

Certainement, la constitution de grandes fortunes fut à cetteépoque un phénomène courant dans tous les centres où se développa

1. Gesta episcoporuJtl cameracensium, éd. Ch. de SMEDT, p. 125.

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le commerce d'exportation. De même que les propriétaires fonciersavaient jadis comblé les monastères de donations de terre, de même lesmarchands profitèrent de leur fortune pour fonder des églises parois­siales, des hôpitaux, des asiles, brefpour multiplier, en vue de leur salut,les œuvres religieuses ou charitables en faveur de leurs concitoyens.

On peut même croire que le mysticisme a été chez beaucoupd'entre eux un aiguillon dans la recherche d'une fortune qu'ils vou...laient consacrer au service de Dieu. Il ne faut pas oublier que PierreValdo, le fondateur en 1173 des Pauvres de Lyon, d'où devait bientôtsortir la secte des Vaudois, était un marchand et que, presque à lamême date, saint François naissait à Assise dans la maison d'unautre marchand1• D'autres enrichis, plus férus d'ambition terrestre,cherchaient à se hausser dans la hiérarchie sociale en donnant leursfilles en mariage à des chevaliers. Et il faut que leur fortune ait étébien grande pour avoir fait taire chez ceux-ci les répugnances del'esprit nobiliaire.

Ces grands tnarchands ou, pour mieux dire, ces nouveaux richesont été naturellement les chefs de la bourgeoisie, puisque aussi bien labourgeoisie n'est elle-même qu'une création de la renaissance commer­ciale et qu'au début les mots mercator et burgensis sont employéscomme synonymes. Mais, en même temps qu'elle se développe commeclasse sociale, cette bourgeoisie se constitue aussi en une classejuridique dont il importe maintenant de reconnaître la nature hau­tement originale.

III. - Les institutions et le droit urbains 2 *

La bourgeoisieet la société agricole

Les besoins et les tendances de la bourgeoisie étaient trop incompa­tibles avec l'organisation traditionnelle de l'Europe occidentale pourn'avoir pas soulevé tout d'abord de vives résistances. Ils heurtaientde front tout ensemble les intérêts et les idées d'une société dominéematériellement par les détenteurs de la grande propriété foncière etspirituellement par l'Église, dont l'aversion pour le commerce était

1. La Vie de saint Guidon (XIe siècle) rapporte qu'il se livra au commerce, afin depouvoir disposer de plus d'argent pour ses aumônes. Acta Sanet. Boil., sept., t. IV, p. 42.

2. BIBLIOGRAPHIE. V. plus haut, p. 35, n. 1.

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invinciblel • Il sera1t 1nJuste d'attribuer, comme on l'a fait tant defois, à la « tyrannie féodale» ou à l' « arrogance sacerdotale» une oppo­sition qui s'explique d'elle-même. Comme toujours, ceux qui bénéfi­ciaient de l'état des choses se sont attachés à le défendre non seulementparce qu'il garantissait leurs intérêts, mais parce qu'il leur appa­raissait en outre comme indispensable à la conservation de l'ordresocial.

En face de cette société, d'ailleurs, la bourgeoisie est bien loin deprendre une attitude révolutionnaire. Elle ne proteste ni contrel'autorité des princes territoriaux, ni contre les privilèges de lanoblesse, ni surtout contre l'Église. Elle en professe même la moraleascétique, que contredit cependant si nettement son genre de vie.Elle ne demande qu'à se faire une place et ses revendications nedépassent pas la mesure de ses besoins les plus indispensables.

Liberté de la bourgeoisie

De ceux-ci, le plus indispensable est le besoin de liberté. Sansliberté, en effet, c'est-à-dire sans la faculté de se déplacer, de s'engager,de disposer de ses biens, faculté dont le servage exclut l'exercice,comment le commerce serait-il possible ? Si on la réclame, c'estdonc uniquement pour les avantages qu'elle confère. Rien n'est plusétranger à l'esprit des bourgeois que de la considérer comme un droitnaturel: elle n'est à leurs yeux qu'un droit utile. Beaucoup d'entreeux, d'ailleurs, la possèdent en fait; ce sont tous les immigrantsvenus de trop loin pour que l'on puisse connaître leur seigneur etqui forcément, le servage ne pouvant se présumer, passent pour êtrelibres, quoique nés de parents qui ne l'étaient pas. Mais le fait doitnécessairement se transformer en droit. Il faut que les vilains quiviennent s'établir dans les villes pour y trouver de nouveaux moyensde subsistance s'y sentent à l'abri, qu'aucun d'eux n'ait à craindred'être ramené de force dans le domaine dont il s'est échappé, n'aitplus à redouter ni les corvées ni surtout ces droits odieux qui pèsentsur la population servile, tels que l'obligation de n'épouser qu'unefemme de même condition qu'eux et surtout de laisser au seigneurune part de leur succession.

Bon gré mal gré, au cours du XIIe siècle, il a bien fallu céder à desréclamations qui furent souvent appuyées par de dangereuses révoltes.Les conservateurs les plus obstinés, un Guibert de Nogent, par

l. Le rédacteur de la Vie de saint Guidon citée ci-dessus, p. 44, n. l, appelle le marchandqui conseille au saint de faire du commerce diaboli minister.

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exemple, en 1 1 1 5, en sont réduits à se venger en paroles des« communes détestables » érigées par les serfs contre leurs seigneurspour se soustraire à leur autorité et leur arracher les droits les pluslégitimesl • La liberté devient la condition juridique de la bourgeoisie.Elle le devient si bien qu'elle n'est plus seulement un privilège per­sonnel, mais un privilège territorial inhérent au sol urbain commele servage est inhérent au sol domanial. Il suffit maintenant pour enjouir d'avoir résidé un an et un jour dans l'enceinte de la ville. « DieStadtluft macht frei », dit le proverbe allemand : l'air de la villedonne la liberté.

Transformation du droitdans les villes

Mais si la liberté est le premier besoin des bourgeois, ils en ont biend'autres. Le droit traditionnel, avec sa procédure étroitement for­maliste, ses ordalies, ses duels judiciaires, ses juges recrutés au seinde la population rurale et ne connaissant d'autre coutume que cellequi s'est peu à peu élaborée pour régler les relations d'hommes vivantdu travail ou de la propriété de la terre, ne peut suffire à une popula­tion dont l'existence repose sur le commerce et la pratique des métiers.Ici, il est besoin d'un droit plus expéditif, de moyens de preuves plusrapides et plus indépendants du hasard, de juges enfin qui, eux-mêmesinitiés aux occupations professionnelles de leurs justiciables, puissenttrancher leurs contestations en connaissance de cause.

De très bonne heure, et au plus tard dès le commencement duXIe siècle, il s'est créé, par la force des choses, un jus mercatorum,c'est-à-dire un droit commercial embryonnaire. C'est un ensembled'usages nés de la pratique, une sorte de coutume internationaleque les marchands appliquent entre eux dans leurs transactions.Dépourvu de toute consécration légale, il est impossible de l'invoquerdevant les juridictions existantes. Aussi les marchands s'accordent-ilspour choisir parmi eux des arbitres qui aient la compétence néces­saire pour comprendre et pour trancher leurs litiges. C'est là sansdoute qu'il faut chercher l'origine de ces cours que le droit anglaisdésigne par l'expression pittoresque de courts of piepowders, c'est-à-

1. GUIBERT DE NOGENT, Histoire de sa vie, éd. G. BOURGIN, p. 156 (Paris, 1907).Au commencement du XIIIe siècle, Jacques de Vitry prêche encore contre les ({ vio­lente et pestifere communitates ». A. GIRY, Documents sur les relations de la royauté avec lesvilles en France, p. 59 (Paris, 1885). De même, en Angleterre, Richard de Devizes dit({ Communia est tumor plebis, timor regni, tepor sacerdotii». W. STUBBS, Select charters,p. 25 2 (Oxford, 1890).

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dire de « cours des pieds poudreux », parce que les marchands quirecourent à elles pour en obtenir prompte justice ont les pieds encorecouverts de la poussière des cheminsl •

Autonomie judiciaireet autonomie administrative des villes*

Bientôt, cette juridiction de circonstance se transforme en unejuridiction permanente et reconnue par le pouvoir public. Déjàà Ypres, en 1116, le comte de Flandre a supprimé le duel judiciaire.Et il est certain que, vers la même date, il a toléré dans la plupartde ses villes l'institution d'échevinages locaux, se recrutant parmilels bourgeois et seuls compétents pour les juger. Un peu plus tôt ouun peu plus tard, il en va d'ailleurs de même en tous pays. En Italie,en France, en Allemagne, en Angleterre, les villes obtiennent l'auto­nomie judiciaire qui fait d'elles autant d'îlots juridiques indépendantsde la coutume territoriale.

Et à leur autonomie judiciaire correspond leur autonomie adminis­trative. Car la formation des agglomérations urbaines entraîne quan­tité de travaux d'aménagement et de défense auxquels elles doiventsubvenir elles-mêmes en la carence des autorités traditionnelles, quin'ont ni les moyens ni le désir de les aider. C'est un fait qui attestehautement l'énergie et l'esprit novateur des bourgeoisies que d'avoirréussi à mettre sur pied de leur seule initiative l'organisation muni­cipale dont on voit apparaître les premiers linéaments dès le XIe siècleet qui, au XIIe, est déjà en possession de ses organes essentiels. L'œuvrequ'elles ont réalisée apparaît d'autant plus admirable qu'elle constitueune création originale. Rien dans l'état de choses antérieur ne pouvaitlui servir de modèle, puisque tous les besoins auxquels il fallait parerétaient des besoins nouveaux.

Le mur urbain

Le plus pressant d'entre eux était le besoin de défense. Les mar­chands et leurs marchandises étaient, en effet, une proie trop tentantepour qu'il ne s'imposât pas de les mettre à l'abri des pillards enles entourant d'une solide enceinte. La construction d'un rempart

1. « Extraneus mercator vel aliquis transiens per regnum, non habens certammansionem infra vicecomitatum sed vagans, qui vocatur piepowdrous » (1124-1153).Ch. GROSS, The Court of piepowder, dans The Quarterly Journal ofEconomies, t. XX (1906),p.23 I ,n·4·

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a été ainsi le premier des travaux publics entrepris par les villes etcelui qui, jusqu'à la fin du Moyen Age, a le plus lourdement grevéleurs finances. A vrai dire, il a même été pour chacune d'elles le pointde départ de l'organisation financière. De là, par exemple, le nom de« fermeté» (firmitas) qui, à Liège, n'a cessé de désigner l'impôtcommunal; de là encore, dans quantité de villes, l'affectation ad opuscastri, c'est-à-dire à l'édification du mur, d'une partie des amendesprononcées par le tribunal urbain. Le fait que de nos jours encoreles armoiries municipales sont surmontées d'une couronne muraleindique bien l'importance essentielle accordée au rempart. Point deville, au Moyen Age, qui n'ait été une ville forte.

Les finances urbaines

Pour subvenir aux dépenses imposées par la nécessité permanentede se fortifier, il a fallu se créer des ressources. Où les prendre, sinondans le corps même de la bourgeoisie? Égalelnent intéressés à ladéfense commune, tous ses membres ont été également astreintsà subvenir à ses dépenses. La quote-part de chacun d'eux a étécalculée proportionnellement à sa fortune, et c'est là une grandenouveauté. Elle substitue en effet à la taille seigneuriale, arbitraireet perçue dans le seul intérêt du seigneur, une prestation proportion­née aux facultés des contribuables et affectée à une destinationd'utilité générale, si bien que l'impôt reprend ainsi sa nature publiquedisparue durant l'époque féodale*.

Les magistratures urbaines

Pour asseoir et percevoir cet impôt ainsi que pour subvenir auxnécessités courantes dont le nombre allait croissant avec l'augmen­tation constante de la population urbaine, établissement de quais etde marchés, construction de ponts, de halles et d'églises paroissiales,réglementation de l'exercice des métiers, surveillance des denréesalimentaires, etc., il a fallu de bonne heure élire ou laisser s'installerun conseil de magistrats, consuls en Italie et en Provence, jurés enFrance, aldermans en Angleterre. Dès le XIe siècle, ils apparaissentdans les cités lombardes, où les consuls de Lucques sont déjà men­tionnés en 1080. Au siècle suivant, ils sont devenus partout une institu­tion ratifiée par les pouvoirs publics et inhérente à toute constitutionmunicipale. Dans beaucoup de villes, comme par exemple les villesdes Pays-Bas, ce sont les échevins qui fonctionnent à la fois commejuges et comme administrateurs des bourgeoisies.

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Les villes et les princes

Les princes laïques n'ont pas tardé à se rendre compte des avan­tages que leur procurait la croissance des villes. Car, à mesure qu'ellesrendaient la circulation plus active sur les routes et les rivières et quela multiplication de leurs transactions requérait une augmentationcorrespondante du numéraire, les revenus du tonlieu et des péages detoutes sortes, ainsi que ceux de la monnaie, alimentaient de plus enplus abondamment le trésor des suzerains. Rien d'étonnant donc àvoir ceux-ci prendre en général, à l'égard des bourgeoisies, une atti­tude bienveillante. Vivant d'ailleurs à l'ordinaire dans leurs châteauxde la campagne, ils n'avaient guère de contact avec les populationsurbaines et bien des causes de conflit étaient ainsi évitées.

Il en fut tout autrement des princes ecclésiastiques. Ils opposèrentpresque tous au mouvement municipal une résistance qui alla parfoisjusqu'à la lutte ouverte. L'obligation pour les évêques de résiderdans leurs cités, centres de l'administration diocésaine, devait néces­sairement les pousser à y conserver le pouvoir et à s'opposer d'autantplus résolument aux tendances de la bourgeoisie qu'elles étaient pro­voquées et dirigées par ces marchands si suspects à l'Église. Durantla seconde moitié du XIe siècle, la querelle des empereurs avec lapapauté fournit aux populations urbaines de la Lombardie l'occasionde se soulever contre leurs prélats simoniaques. Le mouvement serépand de là par la vallée du Rhin à Cologne. Dès 1077, à Cambrai,la ville se soulève contre l'évêque Gérard II et institue la plus anciennedes « communes» que l'on rencontre all nord des Alpes. Dans lediocèse de Liège le spectacle est analogue. L'évêque Théoduin estcontraint d'octroyer aux bourgeois de Huy, en 1066, une charte delibertés qui devance de plusieurs années toutes celles dont on aconservé le texte dans le reste de l'Empire. En France, des insur­rections municipales sont mentionnées à Beauvais vers 1099, à Noyonen 1108-1109, à Laon en 1115.

Privilèges de la bourgeoisie

Ainsi donc, de gré ou de force, les villes ont acquis ou ont conquis,les unes dès le commencement, les autres dans le courant du XIIe siècle)les constitutions municipales qu'imposait le genre de vie de leurshabitants. Nées dans les « nouveaux bourgs », dans les portus oùs'aggloméraient les marchands et les artisans, elles se sont dévelop­pées bientôt au point de s'imposer à la population des « vieuxbourgs » et des « cités », dont les antiques enceintes entourées de

H. PIRENNE 4

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tous côtés par les quartiers nouveaux tombent en ruines commele vieux droit lui-même. Désormais, tous ceux qui résident à l'inté­rieur du mur urbain, à la seule exception du clergé, participent auxprivilèges de la bourgeoisie.

Ce qui caractérise essentiellement la bourgeoisie, c'est en effet deconstituer au milieu du reste de la population une classe privilégiée.A ce point de vue, la ville du Moyen Age présente un contraste écla­tant avec la ville antique et celle de notre temps, qui ne se distinguentque par la densité de leurs habitants et la complexité de leur admi­nistration. A part cela, rien ne particularise, ni dans le droit publicni dans le droit privé, la situation que leurs habitants occupent dansl'État. Le bourgeois médiéval, au contraire, est un homme qualitati­vement différent de tous ceux qui vivent en dehors de l'enceintemunicipale. Dès qu'on en a franchi les portes et le fossé, on pénètredans un autre monde ou, pour parler plus exactement, dans un autredomaine de droit. L'acquisition de la bourgeoisie entraîne des effetsanalogues à ceux de l'adoubement du chevalier ou de la tonsure duclerc, en ce sens qu'elle confère un statut juridique spécial. Le bour­geois échappe, comme le clerc ou comme le noble, au droit commun;comme eux, il appartient à un état (status) particulier, celui que l'ondésignera plus tard sous le nom de tiers état.

Le territoire de la ville n'est pas moins privilégié que ses habitants.C'est un asile, une immunité, qui met celui qui s'y réfugie à l'abri despuissances extérieures, comme s'il s'était réfugié dans une église.Bref, à tous les égards, la bourgeoisie est une classe d'exception.Encore faut-il remarquer que c'est une classe sans esprit général declasse. Chaque ville forme, pour ainsi dire, une petite patrie repliéesur elle-même, jalouse de ses prérogatives et en opposition avectoutes ses voisines. Bien rarement la communauté du péril ou celuidu but à atteindre a pu imposer à son particularisme municipal lanécessité d'ententes ou de ligues comme a été par exemple celle dela Hanse allemande. En général, ce qui détermine la politique urbaine,c'est le même égoïsme sacré qui inspirera plus tard celle des États.Quant aux populations de la campagne, la bourgeoisie ne les considèreque comme un objet d'exploitation. Loin de chercher à les faireparticiper à ses franchises, elle leur en a toujours opiniâtrement refuséla jouissance. Et rien n'est plus opposé à cet égard à l'esprit desdémocraties modernes que l'exclusivisme avec lequel les villesmédiévales n'ont cessé de défendre leurs privilèges, même et surtoutaux époques où elles seront gouvernées par les gens de métier.

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CHAPITRE III

LA TERRE

ET LES CLASSES RURALES

l. - L'organisation domaniale et le servage!

Prédominance numériquedes campagnes sur les villes

L'influence de la bourgeoisie à toutes les époques du Moyen Age,est d'autant plus surprenante qu'elle contraste violemment avec sonimportance numérique. Les villes n'ont renfermé que la minorité,parfois même la très petite minorité de la population. Il serait naturel­lement vain, en l'absence de données statistiques antérieurementau xve siècle, de prétendre à quelque précision. Probablement nesera-t-on pas fort loin de la vérité en supposant que, dans l'ensemblede l'Europe, la population urbaine du XIIe au xve siècle ne s'estjamais élevée beaucoup au-delà de la dixième partie du total deshabitants2• Ce n'est que dans de rares régions, comme les Pays-Bas,

1. BIBLIOGRAPHIE: outre les ouvrages mentionnés, à la Bibliographie générale,d'Inama-Sternegg, Lamprecht, H. Sée et M. Bloch, add. : K. LAMPRECHT, Étude sur/'état économique de la France pendant la première partie du Moyen Age, trad. MARIGNAN(Paris 1889); L. DELISLE, Études sur la condition de la classe agricole et l'état de /'agricultureen Normandie att Moyen Age (Paris, 2e éd., 1903); A. HANSAY, Étude sur la formation et l'orga­nisation économique du domaine de Saint-Trond jusqu'à la fin du XIIIe siècle (Gand, 1899);L. VERRIEST, Le servage dans le comté de Hainaut. Les saintenrs. Le l11Cilleur cate! (Bruxelles,1910) (Mém. de l'Acad. de Belgique); G. des MAREZ, Note sur le manse brabançon auMoyen Age, dans Mélanges Pirenne (Bruxelles, 1926); F. SEEBOHM, The English villagecommunity (Londres, 1883); P. VINOGRADOFF, The growth of the manor (Londres, 1905); lemême, English society in the eleventh century (Oxford, 1908); G. G. COULTON, The medievalvillage (Cambridge, 1925); G. F. KNAPP, Grundherrschaft und Rittergut (Leipzig, 1897);W. WITTICH, Die Grundherrschaft in Nordwestdeutschland (Leipzig, 1896); O. SIEBECK,Der Frondienst ais Arbeitssystem (Tubingen, 19°4); R. CAGGESE, Classi e cOJlltmi ruralinel111edio evo italiano (Florence, 19°7-19°8), 2 vol.; H. BLINK, Geschiedenis van den boerenstanden den landbouw in Nederland (Groningue, 19°2-19°4), 2 vol.; G. ROUPNEL, Histoire de lacampagne franfaise (Paris, 1932)*.

2. F. LOT, L'État des paroisses et des feux de 1328, dans la Bibliothèque de !'Écoledes Chartes, t. XC (1929), p. 301, admet qu'au commencement du XIVe siècle la populationurbaine de la France ne constituait que le dixième au minimum et le septièlne au maximumde la population totale. Mais, pour le Brabant, J. CUVELIER, Les dénombrements de fq;'ersen Brabant, p. CXXXv, constate que, en 1437, les campagnes comprenaient les deux tiersdes maisons de tout le duché.

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la Lombardie ou la Toscane, que cette proportion a été largementdépassée. Quoi qu'il en soit, il est absolument vrai d'affirmer que,du point de vue démographique, la société du Moyen Age estessentiellement une société agricole.

Les grands domaines

A cette société, le grand domaine a imprimé si profondément sonempreinte que les traces n'en ont disparu, dans bien des pays, quependant la première moitié du XIXe siècle. On n'a pas à remonter iciaux origines de cette institution que le Moyen Age a héritée de l'Anti­quité. Nous nous bornerons à la décrire telle qu'elle existait à sonapogée, dans le courant du XIIe siècle, c'est-à-dire à l'époque où ellen'a pas encore ressenti l'action transformatrice des villesl . Inutilesans doute d'ajouter que l'organisation domaniale ne s'est pas imposéeà tout le peuple rural. Elle a épargné un certain nombre de petitspropriétaires libres et l'on rencontre, dans des régions écartées,des villages qui ont échappé plus ou moins à son emprise. Maisce ne sont là que des exceptions dont il est inutile de tenir comptedès que l'on se propose seulement de donner un aperçu de l'évolutiongénérale de l'occident de l'Europe.

A les envisager quant à la superficie, les grands domaines médié­vaux se caractérisent tous par une étendue qui justifie amplementle nom qu'on leur donne. Il semble bien que 300 manses, soit environ4 000 hectares, soit leur mesure moyenne et beaucoup d'entre euxpossédaient certainement bien davantage. Mais jamais leurs terres nese présentent d'un seul tenant. L'éparpillement est la règle. Les« villas» d'un même propriétaire sont séparées les unes des autres pardes espaces de plus en plus vastes à mesure qu'on s'éloigne du centredomanial. Le monastère de Saint-Trond, par exemple, disposait d'uneseigneurie foncière dont la masse principale se groupait autour delui, mais qui possédait de lointaines annexes au nord jusqu'auxenvirons de Nimègue, au sud jusqu'à ceux de Trèves2• Cet épar­pillement avait pour conséquence naturelle l'enchevêtrement desdomaines les uns dans les autres. Il était souvent tel qu'un mêmevillage relevait de deux ou trois seigneurs fonciers. Et la situation se

I. Je n'ai pas besoin de faire observer que, l'organisation domaniale présentantde sensibles différences suivant les régions, il ne peut être question que de la décrire icid'une façon très générale et en quelque sorte schématique, en se bornant à n'en releverque les traits généraux.

2. V.la carte de ce domaine au XIIIe siècle dans H. PIRENNE, Le livre de l'abbé Guillaumede Ryckel, polyptyque et comptes de l'abbaye de Saint-Trond au milieu du XIIIe siècle (Bruxelles,1896).

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compliquait encore quand un domaine s'étendait, comme cela arrivaitfréquemment, à des régions soumises à des princes divers, ou à desterritoires de langues différentes. C'était là le résultat d'aggloméra­tions foncières constituées, comme c'était le cas pour celles de l'Église,des donations successives d'une multitude de bienfaiteurs, ou, commec'était le cas pour celles de la noblesse, par le hasard des alliancesmatrimoniales ou des héritages. Aucun plan d'ensemble n'avaitprésidé à la formation de la grande propriété. Elle était ce quel'histoire l'avait faite, indépendamment de toute considérationéconomique*.

Les« cours» domaniales

Si dispersée qu'elle fût, elle n'en possédait pas moins cependantune organisation très forte et qui, dans ce qu'elle a d'essentiel,apparaît la même en tous pays. Le centre du domaine était la rési­dence habituelle du propriétaire, église, cathédrale, abbaye ou châteaufort. C'est de lui que dépendaient les diverses circonscriptions dontchacune englobait une ou plusieurs villas (villages). Chacune descirconscriptions ressortissait elle-même à une curtis (cour dans lespays de langue romane, hof dans ceux de langue germanique, manoren Angleterre), où se groupaient les bâtiments d'exploitation :granges, étables, écuries, etc., ainsi que les serfs domestiques (serviquotidiani, dagescalci) affectés à leur service. Là aussi résidait l'agentchargé de l'administration, villicus ou ma;·or (maire, mayer sur lecondnent; seneschal, stewart ou bailif! en Angleterre). Choisi parmiles ministeriales, c'est-à-dire parmi les serfs attachés comme hommesde confiance à la maison du seigneur, cet agent, amovible au début,n'avait pas tardé, en vertu de l'évolution générale propre à la périodeagricole du Moyen Age, à posséder ses fonctions à titre héréditaire.

Les manseset la réserve seigneuriale

L'ensemble du sol ressortissant à une cour ou à un manoir sedivisait en trois parties : le domaine proprement dit, les tenures etles cOlnmuns*. Le domaine ou demesne (terra indominicata, mansusindominicatus) constituait la réserve seigneuriale. Il était foriné del'ensemble des terres affectées exclusivement à l'usage du seigneur.Il est impossible de déterminer exactement leur importance propor­tionnelle qui variait considérablement d'une cour à l'autre. Enrègle générale, elles se répartissaient en parcelles éparpillées à travers

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celles des tenanciers. En revanche, la contenance de ces dernièresprésentait une fixité remarquable dans chaque villa, encore qu'ellesdifférassent souvent très considérablement suivant les régions*.Elles renfermaient en effet la quantité de terre suffisante à l'entretiend'une famille, et il en résultait que, suivant le degré de fertilité dusol, elles étaient plus ou moins grandes de terroir à terroirl • On lesdésignait en latin sous le nom de mansus (manse, mas), sous celuide hufe en allemand et de virgate ou de yarland en anglais. Toutesétaient grevées de corvées et de redevances, presque toujours ennature, au profit du seigneur. Toutes aussi assuraient à leur occupantun droit d'usage dans les prés naturels, les marécages, les bruyèresou la forêt qui entouraient le sol cultivé et dont l'ensemble estdésigné dans les textes par les mots communia, warescapia. On avainement cherché à retrouver dans ces terres à usage commun lestraces d'une prétendue propriété collective. En réalité, la propriétééminente en appartenait au seigneur*.

Les tenancierset les serfs

A l'exception du propriétaire, tous les hommes qui vivaient sur leterritoire d'une cour ou d'une villa étaient, soit des serfs, soit, si l'onpeut ainsi parler, des simili-serfs*. Si l'esclavage antique avait dis­paru, on en reconnaissait encore les traces dans la condition des serviquotidiani, des mancipia, dont la personne même appartenait auseigneur, qui étaient attachés à son service et entretenus par lui.C'est parmi eux qu'il recrutait les travailleurs de sa réserve, lespâtres, les bergers et les ouvriers des deux sexes qu'il occupait dansles « gynécées », nom sous lequel on désignait indistinctement lesateliers de la cour domaniale où étaient tissés le lin ou la laine produitspar la seigneurie et où se rencontraient aussi des charrons, des forge­rons, des brasseurs de bière, etc. La servitude personnelle était moinsaccusée chez les tenanciers établis ou, pour employer une expressionfréquente jusqu'au XIIe siècle, « casés» (casati) sur les manses. Ellecomportait pourtant encore de nombreuses nuances. Mais, en fait,tous avaient fini par acquérir la possession héréditaire du sol qu'ilscultivaient, quoique beaucoup ne l'eussent possédé à l'origine qu'àtitre précaire. On rencontrait même parmi eux d'anciens hommes

1. D'après le travail de des Marez, cité dans la bibliographie (p. 5l, n. 1), le mansecomprenait ordinairement en Brabant de 10 à 12 bonniers, ce qui, étant donné la conte­nance diverse des bonniers, équivaudrait à une superficie de 8 à 15 hectares. D'aprèsMarc BLOCH, op. cit., p. 159, la contenance des manses en France oscille de 5 à 30 hectares,la moyenne s'établissant vers 13 hectares.

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libres, mais dont la liberté était fort altérée par l'obligation des'acquitter des corvées et des prestations qui pesaient sur leurtenure*. Dans les domaines monastiques, une classe privilégiée s'étaitformée au milieu de la population domaniale, celle des cerocensuales,descendant pour la plupart de femmes veuves d'origine libre, quis'étaient placées sous la protection des abbayes en leur abandonnant lapropriété de leurs terres, à condition d'en conserver la jouissancemoyennant une prestation de cire aux grandes fêtes ecclésiastiquesde l'année1 *. Un peu différents des tenanciers proprement dits,étaient les cotarii ou bordarii. Il faut entendre par là les serfs pourvusd'un simple lopin de terre et qui s'employaient comme ouvriers agri­coles au service du seigneur ou des possesseurs de manses*.

Unitéjudiciaireet religieuse des domaines

La dépendance de la population domaniale à l'égard du seigneurse renforçait encore du fait que celui-ci exerçait sur elle le pouvoirjudiciaire. Tous les serfs proprement dits y étaient soumis sansexception. Quant aux autres tenanciers, il arrivait fréquemmentque, en matière de crimes et de délits, ils relevassent de la justicepublique. La compétence de la juridiction seigneuriale était propor­tionnelle dans les divers pays aux empiétements de la féodalité sur lasouveraineté du roi. Elle atteignait son maximum en France et sonminimum en Angleterre. Partout, cependant, elle s'étendait aumoins à toutes les affaires concernant les tenures, les corvées, lesprestations, la culture du sol. Chaque domaine avait sa ou ses coursfoncières, composées de vilains, présidées par le maire ou le villicuset jugeant suivant la coutume propre à la seigneurie, c'est-à-diresuivant des usages traditionnels que de loin en loin la population,consultée par le seigneur, rappelait dans des « records » ou desWeistümer.

De même que chaque circonscription domaniale formait une unitéjudiciaire, elle formait aussi une unité religieuse. Les seigneursavaient construit auprès de leurs cours principales une chapelle ouune église qu'ils avaient dotée de terres et dont ils nommaient eux­mêmes le desservant. Là est l'origine d'un très grand nombre deparoisses rurales, si bien que l'organisation ecclésiastique, dont lesdiocèses ont conservé si longtemps les limites des « cités» romaines,

1. Dans le Hainaut et les régions voisines, on les désignait sous le nom de« sainteurs ».

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perpétue encore parfois jusqu'à nos jours, par la configuration deses paroisses, celles de maintes seigneuries du haut Moyen Age.

Caractère patriarcalde l'organisation domaniale

Il résulte de tout ceci que le grand domaine n'était pas seulementune institution économique, mais une institution sociale. Il imposaitson emprise à toute la vie de ses habitants. Ils étaient bien plus queles simples tenanciers de leur seigneur, ils étaient ses hommes danstoute la force du terme et l'on a remarqué très justement que lapuissance seigneuriale reposait plus encore sur la qualité de chefqu'elle conférait à son détenteur que sur sa qualité de propriétairefoncier. A tout prendre, l'organisation domaniale, dans ce qu'elle ad'essentiel, apparaît comme une organisation patriarcale. La langueelle-même apporte ici son témoignage. Qu'est-ce que le seigneur(senior), sinon l'ancien dont le pouvoir s'étend sur la familia qu'ilprotège. Car sans doute il la protège. En temps de guerre, il la défendcontre l'ennemi et il lui fournit l'abri des murailles de sa forteresse.Son intérêt le plus évident n'est-il pas d'ailleurs de la sauvegarder,puisqu'il vit de son travail? L'idée que l'on a coutume de se fairede l'exploitation seigneuriale est peut-être un peu sommaire. L'exploi­tation de l'homme suppose la volonté de se servir de lui commed'un outil en vue d'un rendement poussé au maximum. L'esclavagerural de l'Antiquité, celui des nègres dans les colonies du XVIIe et duXVIIIe siècle, ou la condition des ouvriers de la grande industriependant la première moitié du XIXe siècle, en fournissent des exemplesbien connus. Mais quelle différence avec le domaine du Moyen Age,où la coutume toute-puissante déterminant les droits et les obliga­tions de chacun s'oppose par cela même à ce que le libre exer­cice de la prépondérance économique lui permette de manifesterl'impitoyable rigueur à laquelle elle s'abandonne sous l'aiguillondu profit.

Caractère économique des domaines

Or l'idée du profit, disons plus, la possibilité même du profit sontincompa;tibles avec la situation du grand propriétaire médiéval.N'ayant aucun moyen, faute de débouchés, de produire pour lavente, il n'a donc pas à s'ingénier pour obtenir de ses hommes et desa terre un surplus qui ne lui serait qu'un encombrement. Forcéde conSOlnmer lui-même ses revenus, il se borne à les mesurer à ses

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besoins. Il vit d'une existence assurée par le fonctionnement tradi­tionnel d'une organisation qu'il ne songe pas à améliorer. Que l'onobserve qu'avant le milieu du XIIe siècle la plus grande partie du solqui lui appartient demeure abandonnée aux bruyères, aux forêtset aux marécages. Nulle part on n'aperçoit le moindre effort pourrompre avec les procédés séculaires d'assolement, pour adapter lescultures aux propriétés du sol, pour perfectionner les instrumentsagricoles. L'immense capital immobilier dont disposent l'Église etla noblesse ne produit somme toute qu'une rente foncière insigni­fiante eu égard à sa capacité virtuelle*.

On voudrait savoir, et il faut malheureusement y renoncer, quela été dans ces domaines, que leurs détenteurs n'exploitaient pas envue du profit, le gain du paysan, quand, durant toute l'année, ilavait travaillé chaque semaine d'un à trois jours dans la réservedu seigneur et quand il s'était acquitté, aux dates coutumières, desprestations en nature qui grevaient sa terre? Bien peu de chosesans doute, sinon rien du tout. Mais ce peu de chose suffisait à desgens qui, pas plus que leur seigneur, ne pensaient à produire au-delàde leurs besoins. Assuré contre l'expulsion puisque sa terre étaithéréditaire, le vilain jouissait de l'avantage de la sécurité. Le régimeagraire lui interdisait d'autre part toute velléité comme toute possibilitéd'exploitation individuelle.

Le régime agraire

Ce régime entraînait, en effet, comme conséquence, la nécessitédu travail en commun. Il en était ainsi pour les deux grands systèmesde culture dont l'origine remonte sans doute aux temps préhisto­riques : celui des champs allongés comme celui des champs irréguliers.Dans l'un comme dans l'autre, l'assolement, qu'il fût biennal outriennal, c'est-à-dire qu'il laissât annuellement en jachère la moitiéou l~ tiers de la surface cultivable, soumettait chacun à la collectivité.Il fallait que toutes les mêmes parcelles du même « quartier » ou dumême gewann fussent ensemble labourées, ensemencées ou aban­données à la « vaine pâture» après la moisson. Leur enchevêtrementles unes dans les autres exigeait qu'elles demeurassent ouvertesjusqu'au moment où, le blé commençant à lever, on les entouraitd'une clôture provisoire. Et la récolte faite, la communauté ne perdpas ses droits. Tous les animaux du village, constituant un seultroupeau, pâturent maintenant les labours dépouillés de leurs épiset débarrassés de leur clôture*.

Dans un tel état de choses, l'activité de chacun dépend de l'activité

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de tous et aussi longtemps qu'il a subsisté, l'égalité économique despropriétaires de manses a dû être la règle générale. En cas de maladieou d'invalidité, le concours des voisins intervenait. Certainement, legoût de l'épargne qui, dans l'avenir, devait devenir une caractéris­tique du paysan, ne trouvait aucune occasion de se manifester. Unefamille était-elle trop nombreuse, les fils cadets entraient dans legroupe des cotarii ou allaient grossir la masse des êtres errants quivaguaient par le pays.

Les droits seigneuriaux

Les droits seigneuriaux entravaient encore l'activité individuelle,à des degrés divers, il est vrai, suivant les personnes. Les serfs pro­prement dits ne pouvaient contracter mariage sans s'acquitter d'unetaxe, ni se « formarier », c'est-à-dire épouser une femme étrangèreau domaine, sans autorisation. A leur mort, le seigneur recevait toutou partie de leur héritage (corimedis, morte-main, meilleur catel).Quant aux corvées ou aux prestations en nature, elles pesaient surtous les tenanciers, ou, pour mieux dire, sur toutes les tenures, carelles avaient fini par se transformer de charges personnelles encharges réelles. On distinguait, à cet égard, diverses catégories demansi : serviles, lidiles, ingenuiles, dont les obligations différaientsuivant qu'ils avaient été occupés à l'origine par un serf de corps, unlite (demi-libre), ou un homme libre. La « taille» que le seigneurexigeait aussi de ses hommes en cas de besoin était sans doute la pluslourde charge et la plus odieuse qui pesât sur eux. Non seulement elleles soumettait à un prélèvement gratuit, mais encore, étant arbitraire,elle pouvait naturellement donner lieu aux abus les plus graves. Iln'en allait pas de même pour les « banalités » qui contraignaientles vilains à ne moudre leur grain qu'au moulin du seigneur, à nebrasser leur bière qu'à sa brasserie ou à ne presser leurs raisins qu'àson pressoir. Les taxes qu'il fallait acquitter pour tout cela avaientau moins comme contrepartie la jouissance d'installations dontcelui-ci avait fait les frais.

Il faut constater en terminant que le seigneur ne profitait pas detoutes les redevances perçues sur son domaine. Il arrivait fréquem­ment que ses terres fussent grevées de droits « justiciers », c'est-à-direde droits ne découlant pas de la propriété, mais de la souveraineté.Il en était par exemple ainsi très souvent du champart ou du medem,que l'on peut considérer comme une lointaine survivance, incorporéeà la terre, de l'impôt public romain. Beaucoup de propriétairesl'avaient confisqué à leur profit. Mais il arrivait aussi qu'il fût perçu au

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profit du prince territorial ou de quelque autre ayant-droit. Bien diffé­rente de nature, la dîme constituait une charge beaucoup plus pénibleet surtout beaucoup plus générale. Théoriquement, elle eût dû êtreperçue par l'Église. En fait, beaucoup de seigneurs s'en étaientemparés. Peu importait d'ailleurs au paysan l'origine des prestationsfoncières, puisque, quelle que fût leur nature, c'est sur lui qu'elless'accumulaient indifféremment*.

II. - Transformations de l'agricultureà partir du XIIe siècle! *

Augmentation de la population

A partir du milieu du xe siècle, la population de l'Europe occiden­tale, enfin délivrée des pillages des Sarrasins, des Normands et desHongrois, inaugure un mouvement ascensionnel qu'il est impossiblede connaître de façon précise, mais dont on constate clairement lesrésultats au siècle suivant*. Incontestablement, l'organisation doma­niale commence à ne plus correspondre à l'excédent des naissancessur les décès. De plus en plus une quantité croissante d'individus,obligés d'abandonner les tenures paternelles, doit se chercher desressources nouvelles. La petite noblesse particulièrement, dont lesfiefs ne passent qu'au fils aîné de leurs détenteurs, est encombréed'une multitude de cadets. On sait que c'est parmi eux que se sontrecrutés les aventuriers normands qui ont conquis le sud de l'Italie,qui ont suivi le duc Guillaume en Angleterre et qui ont fourni laplupart des soldats de la première croisade. L'immigration descampagnes vers les villes naissantes et la constitution de la classenouvelle des marchands et des artisans, qui nous apparaît vers lamême époque, seraient incompréhensibles sans une augmentation

1. BIBLIOGRAPHIE: v. plus haut, p. 51, n. 1. Add. : Ed. BONVALOT, Le tiers état d'aprèsla charte de Beaumont et ses filiales (Paris, 1884); M. PROU, Les coutumes de Lorris et leurpropagation au XIIe et au XIIIe siècle, dans Nouv. Rev. hist. du droit français, t. VIII, 1884;L. V ANDERKINDERE, La loi de Prisches, dans Mélanges P. Fredericq (Bruxelles, 1904);M. BATESON, The laws of Breteuil, dans English hist. review, t. XV, 1900; F. GOBLETD'ALVIELLA, Histoire des bois et forêts en Belgique, t. 1 (Bruxelles, 1927); A. SCHWAPPACH,Grundriss des Forst- und Jagdwesens Deutschlands (Berlin, 1892); E. de BORCHGRAVE,Histoire des colonies belges qui s'établirent en Allemagnependant le XIIe et le XIIIe siècle (Bruxelles,1865) (Mém. Acad. de Belgique); R. SCHROEDER, Die Niederliindischen Kolonien im Nord­deutschland zur Zeit des Mittelalters (Berlin, 188o); E. O. SCHULZE, Niederliindische Siede­lungen in den Marschen an der unteren Weser und Elbe im XII. und XIII. Jahrhundert (Hanovre,1889).

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considérable du nombre des habitants. Et cette augmentation estplus frappante encore à partir du XIIe siècle et elle continuera sansinterruption jusqu'à la fin du XIIIe.

Deux phénomènes essentiels en ont résulté: d'une part, le peuple­ment plus intense des régions anciennement occupées de l'Europe,de l'autre, la colonisation, par des émigrants allemands, des paysslaves situés sur la rive droite de l'Elbe et de la Saale. Enfin, avecla densité croissante de la population et son expansion au-dehors, vade pair une transformation profonde de sa situation économique etde sa condition juridique. Plus ou moins rapidement, suivant lespays, une évolution débute qui, en dépit de la variété des détails,n'en présente pas moins la même direction générale dans toutl'Occident.

Les dO!JJail1eS cisterciens

On a vu plus haut que l'organisation patriarcale des grandsdomaines était complètement étrangère à l'idée de profit. Elle nefonctionnait qu'en vue de la subsistance du seigneur et de ses hommes.Régie par la coutume qui fixait de façon immuable les droits et lesobligations de chacun, elle était incapable de s'adapter aux cir­constances nouvelles qui s'imposaient à la société.

Nulle part on ne voit. les grands propriétaires prendre l'initiativede la mettre en rapport avec les transformations de l'ambiance.Manifestement ils sont déconcertés par elles. Ils se laissent entraînersans chercher à profiter des avantages que pourrait leur assurerl'énorme capital foncier dont ils disposent. Il est visible que ce n'estpas d'eux, mais de leurs hommes que sont partis les changements qui,dès la première moitié du XIIe siècle, révèlent déjà, dans les pays lesplus avancés, la décadence du système seigneurial. Ceci n'est vraipourtant que pour les anciens domaines de l'aristocratie laïque, desévêques et des monastères bénédictins établis suivant les principesqui avaient dominé durant l'époque carolingienne. Les abbayes cis­terciennes fondées au XIe siècle, c'est-à-dire à une époque où commen­çaient à se manifester les premiers symptômes de la rupture del'équilibre traditionnel, montrent en revanche une administrationéconomique d'un genre inconnu jusque-Ià*. Toutes les terres culti­vables étant occupées à l'époque où elles apparaissent, elles s'éta­blirent presque toujours dans des terrains incultes et déserts, aumilieu des bois, des bruyères et des marécages. Leurs bienfaiteursleur cédèrent largement les solitudes dont abondaient leurs domaineset qui d'ailleurs permettaient aux moines de vivre du travail de leurs

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mains, ainsi qu'ils y étaient astreints par leur règle. A la différence desmonastères bénédictins, qui avaient été comblés, en règle générale,de terres cultivées et exploitées, les cisterciens s'adonnèrent dèsl'origine au défrichement. Ils s'associèrent d'ailleurs, pour les aiderdans leur tâche, des frères laïques ou frères convers, à qui fut confiéel'exploitation des grandes fermes ou des granges qui sont les nou­veautés de leur économie agricole. Elles comprenaient une superficieconsidérable, habituellement 2 à 300 hectares, qui, au lieu d'êtrerépartie en tenures, était exploitée sous la surveillance d'un moine(grangiarius) par les convers, ou même par des hommes venus dudehors et employés comme ouvriers agricoles.

Le servage, qui jusque-là avait été la condition normale despaysans, n'apparaît presque pas sur les terres cisterciennes. On n'yrencontre pas non plus le travail par corvée ni la lourde et n1aladroitesurveillance des villici héréditaires. Rien de plus opposé aux« réserves»des anciens domaines que les belles fermes de l'ordre de Cîteaux,avec leur administration centralisée, leur contenance compacte, leurexploitation rationnelle. Aux « terres neuves» que les monastèresmettent en culture, correspond ainsi la nouveauté de l'organisationéconomique. On se trouve ici en présence d'un système qui a su pro­fiter avec une intelligence parfaite de l'augmentation de la population.Il a fait appel à cet excédent de travailleurs que la répartition anciennedes terres ne permettait pas d'occuper. C'est parmi eux certainementqu'il a recruté ses frères convers, dont le nombre ne cesse de croîtrejusque dans la seconde moitié du XIIIe siècle. L'abbaye des Dunesen comptait trente-six vers 1 1 50 et deux cent quarante-huit cent ansplus tard. Et, à côté d'eux, la participation du travail libre fournipar les « hôtes» se développe dans une proportion correspondantel •

Les hôtes

Ce terme d'hôtes, qui apparaît de plus en plus fréquemment àpartir du XIIe siècle, est bien caractéristique du mouvement quis'accomplit alors au sein de la classe rurale. Comme le nom mêmel'indique, il faut entendre par là un nouveau venu, un étranger. C'esten somme une sorte de colon, un immigrant à la recherche de terresnouvelles à mettre en culture. D'où sort-il? Incontestablement soitde la masse de ces êtres errants qui a fourni à la même époque, comme

1. Sur l'organisation des domaines cisterciens, voir par exemple Le polyptyque del'abbaye de Villers (milieu du XIIIe siècle), publié par É. de MOREAU et J. B. GOETSTOUWERS,

dans les Ana/ectes pour servir à l'histoire ecclésiastique de la Belgique, t. XXXII et XXXIII

(1906, 1907).

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on l'a vu plus haut, les premiers marchands et les premiers artisansdes villes, soit de la population domaniale au servage de laquelleil s'est arraché. Car la condition régulière de l'hôte, c'est la liberté.Sans doute, il est presque toujours né de parents non libres. Mais,dès qu'il a pu s'éloigner de sa terre « originaire» et échapper auxpoursuites de son seigneur, qui pourrait reconnaître sa primitivecondition juridique? Nul ne revendiquant plus sa personne, il nedépend plus que de lui-même.

Les premiers défrichements

A ces hôtes, les terres vacantes s'offrent avec surabondance. Card'immenses « solitudes », forêts, bruyères, marécages, demeurent endehors de l'appropriation privée et ne relèvent que du pouvoir jus­ticier des princes territoriaux*. Pour s'y établir, il suffit d'une simpleautorisation. Pourquoi serait-elle refusée, puisque les nouveaux venusn'y lèsent aucun droit antérieur? Tout indique qu'en bien des casils s'y sont mis spontanément à défricher, à essarter et à dessécher,à la manière des colons dans les pays neufs. Dès le commencement duXIIe siècle, par exemple, des immigrants libres se sont établis dans lesvastes espaces de la « forêt de Theux» relevant du prince-évêque deLiège, sans y avoir été appelés par celui-ci. Personne avant euxn'avait encore pénétré dans ces déserts. Le peuplement en fut si bienl'œuvre de pionniers libres que, jusqu'à la fin de l'Ancien Régime,le servage a toujours été inconnu dans cette contrée où leurs descen­dants se sont perpétués.

~es villes neuves

Il va de soi d'ailleurs que ce mode primitif d'occupation n'a pudurer bien longtemps. Les détenteurs de toutes les terres vierges quiexistaient en dehors des communia domaniaux ne tardèrent pas àprofiter de l'avantage que présentait la croissance de plus en plusgrande de la main-d'œuvre. L'idée très simple d'y attirer des hôteset de les y établir moyennant redevance ne pouvait pas ne pas seprésenter à eux. Ils employèrent en somme mutatis mutandis la méthodede peuplement dont le Far- West américain a fourni tant d'exemplesau XIXe siècle. La ressemblance des « villes neuves » du XIe et duXIIe siècle avec les towns dessinés à l'avance par les entrepreneursaméricains le long d'une ligne de chemin de fer est en effet frap­pante jusque dans le détail. Des deux côtés, on cherche à attirerl'immigrant par les conditions matérielles et personnelles les plus

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favorables et, des deux côtés, on a recours à la publicité pour l'allé­cher. La charte de la ville neuve à créer est promulguée par le pays,de même que de nos jours la presse publie les plus mirobolantsprospectus sur l'avenir, les ressources et l'agrément du lown enformation.

Le nom de la « ville neuve» n'est pas moins significatif que celuides « hôtes », auxquels elle est destinée. Il indique nettement qu'elleest faite pour des nouveaux venus, pour des étrangers, pour desimmigrants et, pour tout dire d'un mot, des colons. A cet égard déjà,elle présente le contraste le plus éclatant avec le grand domaine. Etceci est d'autant plus remarquable que presque toujours le fondateurde la ville neuve est propriétaire d'une ou de plusieurs seigneuriesdomaniales. Il en connaît donc l'organisation et pourtant il s'abstientsoigneusement de s'en inspirer. Pourquoi, si ce n'est parce qu'il laconsidère comme incapable de répondre aux désirs et aux besoins deshommes qu'il se propose d'attirer? Nulle part on ne remarque lemoindre contact entre les vieux domaines et les jeunes villes neuves,le moindre effort pour rattacher celles-ci aux curies de celles-là oules soumettre à la juridiction des vil/ici. En réalité, il n'y a pas filia­tion des unes aux autres. Ce sont deux mondes distincts.

Au point de vue agraire, ce qui caractérise avant tout les villesneuves, c'est le travail libre. Leurs chartes de fondation, dont lenombre est si considérable, du début du XIIe siècle à la fin du XIIIe,

laissent partout la même impression. Le servage personnel y estcomplètement ignoré. Bien plus même, les serfs qui viendraient dudehors seront affranchis après un an et un jour de résidence, encoreque le fondateur exempte parfois de cette règle les serfs de ses propresdomaines, par crainte de voir ceux-ci se dépeupler au profit de la villeneuve. Et il en va des corvées comme du servage. Les corvées, d'ail­leurs, servent à la culture de la réserve seigneuriale, et il n'y a plusici de réserve de cette sorte. Tout le sol est recouvert par les tenuresdes paysans et chaque paysan concentre sur sa terre tout son labeur.Tout au plus quelque prestation collective de travail est-elle çà et làimposée à la population : telle par exemple, dans la charte deLorris (115 5), l'obligation de transporter une fois par an, à Orléans,le vin du roi.

Quant aux vieux droits domaniaux de morte-main, de meilleurcatel, de formariage, il n'en est naturellement plus question. La« taille» subsiste, ainsi que l'obligation du service militaire, mais ellesont pris la nature de charges publiques et, d'ailleurs, le prélèvementde la première et la prestation de la seconde sont limités et régle­mentés. De son côté, la banalité du pressoir ou du moulin n'a pas

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disparu, mais ce n'est point là un droit qui altère la condition despersonnes ni même dont on puisse considérer l'exercice comme uneexploitation. Qui aurait construit ces établissements indispensables,sinon le seigneur?

Il importe maintenant de constater que si le paysan de la villeneuve s'oppose au vilain domanial, il se rapproche en même tempsdu bourgeois. Les chartes qui le régissent sont directement influen­cées par le droit urbain, et c'est à ce point que la qualification debourgeois est donnée très fréquemment aux habitants des villesneuves. A l'exemple des bourgeois, ils ont reçu en effet une autonomieadministrative correspondant à leurs besoins. Le maire qui est placéà leur tête n'a plus rien du caractère des villiei préposés aux grandsdomaines; c'est le gardien des intérêts du village, souvent d'ailleurs,comme dans les nombreuses villes neuves affranchies à la loi deBeaumont-en-Argonne (1182), les paysans interviennent dans sa nomi­nation. De même, et sur le modèle des villes encore, les villes neuvessont dotées chacune d'un échevinage spécial, organe de leur droitet tribunal de leurs habitants. Ainsi, la classe rurale nouvelle a béné­ficié des progrès antérieurs de la bo'urgeoisie.

Loin que les villes soient sorties des villages comme on l'a cruparfois, ce sont au contraire les villages libres qui ont été dotés dudroit municipal dans la mesure où celui-ci leur était applicable. Il estmême curieux de voir que ce sont la plupart du temps des grandesvilles et non des villes de seconde formation et à demi rurales qui ontrépandu leurs droits par le plat-pays. En Brabant, par exemple, c'estcelui de Louvain que les ducs ont utilisé dans les chartes donnéesen 1160 à Baisy, en 1216 à Dongelberg, en 1222 à Wavre, en 1228

à Courrières, en 125 l à Merchtem. Quelques chartes de villes neuvesse sont révélées si excellentes à l'usage qu'elles ont eu un rayonnementextraordinaire. Celle de Lorris, à partir de l l 55, a été conféréeà 83 localités du Gâtinais et de l'Orléanais; celle de Beaumont, àpartir de 1182, à plus de 500 villages et bourgs de la Champagne,de la Bourgogne et du Luxembourg, celle de Prisches (1 l 58), ànombre de villes neuves du Hainaut et du Vermandois. De même cellede Breteuil en Normandie s'est répandue largement, dans le courant duXIIe siècle, en Angleterre, dans le Pays de Galles et même en Irlande*.

N'allons pas trop loin cependant et gardons-nous de trop rap­procher le paysan des villes neuves du bourgeois des villes proprementdites. Sa liberté personnelle trouve une limite dans les droits que lepropriétaire conserve sur la terre du village. L'hôte n'en reçoit, eneffet, que la jouissance héréditaire moyennant un cens, mais ledomaine éminent continue à appartenir au seigneur et c'est de la

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juridiction seigneuriale que relèvent toutes les affaires concernantles tenures. On pourrait dire très exactement que dans les villesneuves la petite culture coïncide avec la grande propriété. Celle-ciconstitue le substratum juridique de l'édifice foncier. Si elle nedétermine plus la condition des hommes, elle continue à déterminercelle de la terre. Sans doute, à la longue, la possession du paysans'affermira au point d'apparaître elle-même une véritable propriétégrevée d'un simple droit récognitif au profit du seigneur. Il n'enreste pas moins qu'elle ne s'est jamais, jusqu'à la fin de l'AncienRégime, complètement débarrassée des liens qui l'entravaient.

Les villes neuves ne sont qu'une des manifestations du grand tra­vail de défrichement qui depuis la fin du XIe siècle a transformé lesol de l'Europe. On ne les rencontre guère au surplus, avec tous lescaractères que l'on vient d'opposer, que dans le nord de la France,entre la Loire et la Meuse. Au sud de la Loire, on peut leur comparerles « bastides » dues comme elles à l'initiative des princes ou desgrands seigneurs. En Espagne, les poblationes des régions reconquisespar les chrétiens sur les musulmans présentent le caractère assezdifférent d'une colonisation de confins militaires. Quant à l'Italie,il semble bien que les progrès de la culture du sol s'y soient accomplissurtout par la simple augmentation du nombre des habitants dansles vieux cadres agricoles datant de l'Antiquité, dont les hommesreprennent possession à la fin des dévastations sarrasines et desguerres intestines du xe siècle. Mais, en dépit de toutes ces nuances,le phénomène général est partout le même. Sur toute la surface del'ancien Empire carolingien, la population, devenue plus dense, mul­tiplie le nombre des centres habités, d'où le travail libre pousse éner­giquement à travers les solitudes la conquête de champs nouveaux.

Travaux d'endiguement

Dans les Pays-Bas, on le voit entreprendre en même temps lalutte contre les eaux de la mer et des fleuves*. La surpopulation, quiapparaît ici avec une évidence particulière, a été incontestablement lacause efficiente des premières entreprises d'assèchement. Les textesnous permettent d'affirmer qu'au cours du XIe siècle le comté deFlandre ne suffit plus qu'avec peine à la subsistance de ses habi­tants. Nous savons, en effet, que quantité de Flamands s'enrôlèrenten 1066 dans l'armée de Guillaume le Conquérant et, l'expédi­tion achevée, demeurèrent en Angleterre, où, pendant une centained'années, des bandes de leurs compatriotes ne cessèrent de venirles rejoindre.

H. PIRENNE 5

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Un peu plus tard, le pays fournit à la première croisade une de sesplus nombreuses armées. C'est encore chez lui que les princes voisinsrecrutent ces mercenaires qui, sous le nom de geldungi, de « cote­reaux », de « Brabançons », jouèrent dans l'histoire militaire du XIe

et du XIIe siècle le même rôle que les Suisses dans celle du XVIe sièclel .

Enfin, la croissance si extraordinairement rapide des villes flamandesà la même époque ne suppose-t-elle pas un afflux caractéristique de lapopulation rurale vers les centres urbains? C'est la même nécessité detrouver de nouveaux moyens d'existence qui aura provoqué les plusanciens travaux d'endiguement. Les comtes de Flandre intervinrentde bonne heure pour les encourager et les soutenir. Aussi bien, lesmarécages (meersen, broeken) et les terres d'alluvion relevaient-ils dupouvoir princier et rien ne pouvait-il être plus favorable à celui-cique leur mise en culture. Sous Baudouin V (1°35-1067), les progrèsaccomplis étaient déjà assez considérables pour que l'archevêque deReims pût féliciter le comte d'avoir transformé des régions jusqu'alorsimproductives en terres fertiles et couvertes de riches troupeaux.Toute la région maritime est parsemée dès lors de « vacheries» et de« bergeries» (vaccariae, bercariae) et, à la fin du siècle, leurs revenussont déjà assez considérables pour faire l'objet d'une véritable compta­bilité confiée à des « notaires ».

Ceci suffit à montrer que les comtes n'introduisirent pas l'orga­nisation domaniale dans les « terres neuves » de la Flandre maritime.Les espaces à assécher ou à endiguer furent cédés, comme le sol desvilles neuves l'était à l'intérieur du pays, aux hôtes qui vinrent s'yétablir. Leur statut, comme dans les villes neuves encore, fut celuid'hommes libres, astreints simplement à des redevances en argent ouen nature. Mais les conditions particulières qu'exigeait la lutte contrela mer imposèrent à ces hommes une collaboration bien plus intimeque celle des paysans de la terre ferme. Quoique les associationsde wateringues, c'est-à-dire les groupements obligatoires constituésen vue de la régularisation du régime des eaux et de l'entretien desdigues dans un même district maritime, n'apparaissent pas dans lestextes des origines, il n'est pas douteux qu'elles doivent avoir existédès le début. Au XIIe siècle, on rencontre déjà de toutes parts, dansl'estuaire de l'Escaut et le long de la côte de la mer du Nord, des

1. H. PIRENNE, Histoire de Belgique, t. l, 5e éd., p. 156. Les contrées romanes, voisinesde la Flandre, apparaissent aussi extrêmement peuplées au XIIe siècle et elles envoyèrentde nombreux émigrants en Silésie et jusqu'en Hongrie. La ville de Gran semble leurdevoir son origine. Il y avait là au XIIe siècle un vieus latinorum habité surtout par des gensde Lotharingie et d'Artois. K. SCHÜNEMANN, Die Entstehung des Stiidtewesens in Südost­europa (Breslau, 1929).

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LA TERRE ET LES CLASSES RURALES

polders, mot par lequel on désigne les terres d'alluvion endiguées etdéfinitivement gagnées sur les flots. A cette époque, les abbayes ontimité l'exemple du comte et entamé énergiquement le refoulementdes eaux dans les parties marécageuses de leurs domaines. Parmielles, celles de l'ordre de Cîteaux se distinguent au premier rang.Dans le seul territoire de Hulst, au milieu du XIIIe siècle, l'abbaye desDunes possédait 5 000 mesures de terre endiguée et 2 400 de terrenon endiguée (environ 2 200 et l 100 hectares).

Colons flamands en Allemagne

Au nord de la Flandre, les comtés de Zélande et de Hollandefaisaient preuve de la même activité. Faute de documents, on n'enpeut connaître le détail. Mais il suffit des résultats qu'elle avaitobtenus et de la réputation qu'elle s'était acquise pour que l'on nepuisse douter de ses progrès. Telle était en effet la renommée desgens des Pays-Bas comme constructeurs de digues que les princesallemands les attirèrent à partir du commencement du XIIe sièclepour assécher les bords de l'Elbe inférieure d'où ils pénétrèrentbientôt dans le Brandebourg et le Mecklembourg, où la configurationdu sol conserve encore en partie de nos jours des traces de leurstravaux. Les princes qui les avaient appelés les laissèrent naturelle­ment en possession de la liberté personnelle et leur cédèrent le solà des conditions analogues à celles qui étaient en usage dans leurpatrie. On désigna sous le nom de fliimisches Recht le droit qu'ilsimportèrent avec eux et qui révéla à l'Allemagne l'existence de laclasse de paysans libres qu'ils représentaient avec tant d'énergie.A partir de cette époque, l'octroi du fliimisches Recht équivalut, pourla population rurale, à l'affranchissement*.

La colonisation allemandeau-delà de l'Elbe

Des colons flamands pénétrèrent également en Thuringe, en Saxe,dans la Lausitz et jusqu'en Bohême. On peut donc les considérercomme les avant-coureurs de la puissante expansion coloniale quel'Allemagne projeta sur les territoires de la rive droite de l'Elbe et dela Saale. Ici, le peuplement ne fut qu'une suite et qu'une conséquencede la conquête. Les ducs de Saxe et les margraves de Brandebourg,en repoussant et en massacrant la population slave de ces contrées,les ouvrirent à l'occupation allemande. Il est certain d'ailleurs quecette occupation n'eût pu prendre ni l'extension ni la vigueur qui la

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68 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

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caractérisent, si le sol de la mère-patrie ne s'était trouvé dès cetteépoque trop étroit pour ses habitants. De Saxe et de Thuringe par­tirent les paysans qui s'installèrent entre l'Elbe et la Saale; desWestphaliens les suivirent bientôt et se déversèrent avec eux dansle Mecklembourg, le Brandebourg et la Lausitz. Dès la fin duXIIe siècle, le Mecklembourg était complètement colonisé; le Bran­debourg le fut au XIIIe. Il était réservé à l'Ordre teutonique de frayerpar les armes, depuis 12.30, une nouvelle poussée à l'avance alle­mande dans la Prusse orientale, la Livonie et la Lituanie et de portersa pointe extrême jusqu'au golfe de Finlande. Cependant, des Bavaroiset des Rhénans s'avançaient de leur côté en Bohême, en Moravie,en Silésie, dans le Tyrol et jusqu'aux confins de la Hongrie, se super­posant ou se juxtaposant aux anciens habitants slaves de ces contrées*.

Le mouvement fut dirigé avec autant d'habileté que d'énergie.Les princes répartissaient les terres conquises à des locatores, véri­tables agents de colonisation chargés d'amener des hommes et de leurrépartir les terres. Les monastères cisterciens furent largement dotésdans ces espaces gagnés sur les « barbares » et y établirent aussitôtleurs fermes et leurs granges. La condition des habitants fut à peuprès la mêlne que celle qui, dans le nord de la France, caractérisaitles hôtes des villes neuves. Les immigrants de l'Allemagne colonialen'étaient-ils pas eux aussi et même eux surtout des hôtes sur ce solétranger, où ils se substituaient aux Slaves? Ils le reçurent à titrehéréditaire, moyennant un cens modique, et ils furent dotés de laliberté personnelle, indispensable d'ailleurs à tout territoire de colo­nisation. Ainsi, l'Allemagne nouvelle ne s'opposa pas seulement à1'Allemagne ancienne par la répartition de son sol, mais aussi parla condition de ses habitants.

Influence des villessur la situation des campagnes

La profonde transformation des classes rurales au cours du XIIe

et du XIIIe siècle n'est pas seulement la conséquence de la densitécroissante de la population. Elle est due encore en grande partie àla renaissance du commerce et à la croissance des villes. L'ancienneorganisation domaniale, faite pour une époque où l'absence de débou­chés réduisait les produits du sol à être consommés sur place, devaitnêcessairement s'effondrer lorsque des marchés permanents assure­raient leur écoulement régulier. Or c'est ce qui arriva du jour où lesvilles commencèrent à aspirer, si l'on peut ainsi dire, la productiondes campagnes qui garantissait leur subsistance. Il est absolument

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inexact de se représenter les premières agglomérations urbaines commedes centres d'habitation à demi ruraux et capables de pourvoir eux­mêmes à leur alimentation. Au début, et c'est le caractère qu'elle atoujours conservé dans ses foyers les plus puissants, la bourgeoisieapparaît comme une classe de marchands et d'artisans. Pour parlercomme les physiocrates du XVIIIe siècle, elle est donc une classestérile puisqu'elle ne produit rien qui puisse directement servir àl'entretien de la vie. Dès lors, son existence journalière, son painquotidien dépendent des paysans qui l'entourent. Jusqu'ici ils n'avaientlabouré et récolté que pour eux-mêmes et pour leur seigneur. Lesvoici sollicités, et sollicités dans une mesure croissant avec le nombreet l'importance des villes, à produire un surplus, un excédent pourla consommation des bourgeois. Le blé sort des greniers. Il entreà son tour dans la circulation, soit que le paysan lui-même le transportevers la ville voisine, soit qu'il le vende sur place aux marchands quien font commerce.

Les progrès de la circulation monétaireet leurs conséquences

Avec cette mobilité des biens de la terre coïncide nécessairementle progrès de la circulation monétaire dans les campagnes. Je dis leprogrès, je ne dis pas le commencement, car rien ne serait plus fauxque de croire, comme on l'a fait trop souvent, que les premiers sièclesdu Moyen Age, c'est-à-dire les siècles postérieurs au VIlle siècle,aient été une époque d'échanges, non en argent, mais en nature.A proprement parler, ce que l'on appelle l'économie naturelle (Natu­ralwirtschaft) n'y a jamais exclusivement régné. Sans doute les rede­vances dues au seigneur par la familia des grands domaines s'acquit­taient en général en produits du sol. Rien de plus explicable et deplus pratique dans un système où ces redevances n'avaient d'autredestination que l'alimentation du propriétaire; mais aussitôt que larécolte devient objet d'échange, c'est en numéraire que s'en exprimeet s'en acquitte le prix. Il en était ainsi déjà dans le commerce inter­mittent auquel il fallait bien recourir en temps de famine. On nevoit pas que jamais on ait troqué le blé dont on était dépourvu aulieu de l'acheter à deniers comptants. Au surplus, il suffit d'ouvrirles capitulaires carolingiens pour se convaincre de l'emploi régulierde la monnaie dans les infimes transactions passées par de1teratas auxpetits marchés du temps. Si cet emploi a été, ce qui est vrai, trèsrestreint, ce n'est pas qu'il fût inconnu, c'est que la constitutionéconomique de l'époque le réduisait à très peu de chose, puisqu'elle

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était incompatible avec une véritable activité commerciale. Maisaussitôt que cette activité fut redevenue normale et régulière, lacirculation monétaire, qui n'avait jamais disparu, progressa dans lamême mesure que le trafic. Les prestations en nature ne disparurentpas - elles n'ont disparu à aucune époque, pas même à la nôtre ­mais leur emploi se fit plus restreint, parce que leur utilité fut moinsgrande dans une société où les échanges allaient se multipliant. Ce quiapparut, ce ne fut pas la substitution d'une économie d'argent(Geldwirtschaft) à une économie naturelle, mais tout simplement lefait que l'argent reprit graduellement sa place comme mesure desvaleurs et instrument des échangesl •

Le volume du numéraire grossit en conséquence même de la géné­ralisation de son emploi. Le stock des monnaies en circulation fut infi­niment plus considérable au XIIe et au XIIIe siècle qu'il ne l'avait étédu IXe à la fin du XIe. Et il en résulta une hausse des prix qui, naturel­lement, tourna partout à l'avantage des producteurs. Or cette haussedes prix alla de pair avec un genre de vie dont les exigences devenaientplus coûteuses. Partout où le commerce se répandait, il faisait naître ledésir des objets nouveaux de consommation qu'il introduisait avec lui.

Comme il arrive toujours, l'aristocratie voulut s'entourer du luxe,ou tout au moins du confortable qui convenait à son rang social. Ons'aperçoit tout de suite, si l'on compare par exemple l'existence d'unchevalier du XIe siècle à celle d'un chevalier du XIIe, combien lesdépenses nécessitées par l'alimentation, le vêtement, le mobilier etsurtout l'armement se sont élevées de la première de ces époques àla seconde. Passe encore si les revenus avaient manifesté une hausseanalogue. Mais dans cette classe de propriétaires fonciers qu'était lanoblesse, ils demeuraient, en pleine crise de vie chère, ce qu'il avaientété auparavant. Fixées par la coutume, les redevances de la terrerestaient immuables. Les propriétaires recevaient sans doute de leurshommes de quoi continuer à vivre comme on avait toujours vécujusqu'alors, mais non comme ils souhaitaient maintenant de le faire.Ils étaient victimes d'un système économique périmé qui les empêchaitde percevoir de leur capital foncier une rente proportionnelle à savaleur. La tradition leur interdisait la possibilité et jusqu'à l'idée mêmed'augmenter les prestations de leurs tenanciers ou les corvées de leursserfs, consacrées par un usage séculaire et devenues des droits auxquelson n'eût pu porter atteinte sans provoquer les plus dangereusesrépercussions économiques et sociales.

1. H. VAN WERVEKE, Monnaie, lingots ou marchandises ? Les instruments d'échangeaux XIe et XIIe siècles:, dans Annales d'histoire économique et sociale, 1932, p. 452 et suive

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Transformation de l'organisation domaniale

Aussi incapables de résister à leurs besoins nouveaux que detrouver de quoi y satisfaire, quantité de nobles en furent réduits às'endetter tout d'abord, puis à se ruiner. Au milieu du XIIIe siècle,Thomas de Cantimpré rapporte que, dans sa paroisse natale, le nombredes chevaliers a passé d'une soixantaine, qu'il était encore à la findu siècle précédent, à un ou deux1• Et sans doute ce n'est là que laconfirmation locale d'un phénomène d'ensemble. L'Église même enfut atteinte. L'archevêque de Rouen, Eudes Rigaud, décrit, à la mêmeépoque, la situation de la plupart des petits monastères de son diocèsecomme singulièrement embarrassée2•

Les grands propriétaires laïques et ecclésiastiques résistèrent évi­demment mieux à la crise. Mais ce fut au prix d'une rupture plus oumoins complète avec l'organisation domaniale traditionnelle. Tropinvétérée pour pouvoir se transformer, elle pouvait du moins êtrerendue moins coûteuse et permettre en partie un rendement plusrémunérateur. Beaucoup de ses organes étaient devenus depuis lerenouveau du commerce des superfétations inutiles. Quel besoinavait-on encore de ces ateliers domestiques (gynécées) qui, au siègede chaque « cour» importante, immobilisaient quelques dizaines deserfs à fabriquer, beaucoup plus mal que les artisans de la ville voisine,les étoffes ou les outils d'exploitation?

Presque partout, on les laissa disparaître au cours du XIIe siècle.Et la même raison poussa à vendre les domaines lointains que lesmonastères des pays sans vignobles possédaient dans les régions vini­coles3• Depuis que le vin pouvait s'acquérir au marché, pourquoicontinuer de s'en fournir à grands frais sur ses propres terres? Quantà la réserve seigneuriale, il se recommandait d'en transformer entenures la plus grande partie possible, car son rendement par corvéesn'était guère productif et mieux valait en distribuer le sol moyennantdes redevances en argent que d'en accumuler les récoltes, au risquede les voir se gâter ou être consumées par quelque incendie.

Évidemment, l'objectif que se proposent dès maintenant les« ménagers» les plus avisés, c'est d'augmenter autant qu'il se peut

1. Thomas de CANl'IMPRÉ, Bonum Universale de apibus, II, 49, p. 466 de l'édition deDouai de 1605.

2. Journal des visites pastorales d'Eudes Rigaud, archevêque de Rouen (1248-1269), éd.Th. BONNIN (Rouen, 1852).

3. En 1264, l'abbé de Saint-Trond vend au monastère de Himmerode ses vignoblesde Pommeren et de Briedel sur la Moselle. V. les textes relatifs à cette affaire dans LAM­PRECHl', Deutsches Wirtschaftsleben, t. III, pp. 24 et suive

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leurs revenus en monnaie. Et ceci les amène naturellement à lasuppression ou à l'atténuation du servage. Affranchir un homme àprix d'argent est doublement une affaire fructueuse, puisque d'abordil paye pour sa liberté et qu'en renonçant à la propriété de sa personneil ne renonce pas à cultiver sa tenure. S'il le veut, il pourra la conserverà des conditions plus avantageuses pour le seigneur; s'il préfère s'enaller, rien ne sera plus aisé que de lui substituer un autre exploitant.Pourtant, si nombreux qu'ils aient été durant le XIIe siècle, les affran­chissements n'ont pas, on le sait, mis fin à l'existence de la classeservile. Mais, tout en se maintenant, elle a perdu beaucoup de sanature primitive. Il a été loisible aux paysans de racheter en numéraireles corvées et les prestations de tout genre qui pesaient sur eux*.Si les vieux noms de morte-main, de meilleur catel, de formariagese sont conservés parfois jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, les réalitésqu'ils désignent se sont fort adoucies. Quand bien même elles sub­sistent, les corvées ne sont plus que des services assez légers encomparaison des obligations qu'elles entraînaient jadis. Nulle part lesseigneuries n'ont disparu, mais partout leur empire sur les hommess'est amoindri; de leur ancien caractère patriarcal, il ne reste que bienpeu de chose. Plus l'évolution s'accentue, plus le grand propriétairetend à se rapprocher de la situation d'un rentier du sol, d'un land/ordo

La plupart des paysans affranchis sont devenus des tenanciersauxquels le sol a été cédé moyennant un cens presque toujours héré­ditaire. Dans le courant du XIIIe siècle cependant, le fermage à tempsse propage dans les régions les plus avancées. Beaucoup d'anciennes« cours» sont louées à de riches laboureurs. Eudes Rigaud conseilleaux abbés de son diocèse d'affermer leurs terres le plus souvent pos­siblel . Dans le Midi, en Roussillon par exemple, les baux fonciers dedeux à six ans sont d'usage courant. A côté d'eux, les baux à métayageou à portion de fruits sont aussi largement pratiqués2 *.

Influence du commercesur les campagnes

Il est très caractéristique de constater que l'atténuation du régimeseigneurial a été proportionnelle au développement du commerce.En d'autres termes, elle a été beaucoup plus rapide dans les pays de

1. V. son Journal cité p. 71, n. 2. En 1268, il conseille à un abbé« quod quam meliusposset, maneria ad firmam traderet» (p. 607). Lui-même loue plusieurs domaines pourdeux, trois ou quatre ans à des bourgeois et à des clercs. Ibid., pp. 766 et suive

2. J.-A. BRUTAILS, Étude sur la condition des populations rurales du Roussillon au Mo;'enAge, pp. 117 et suiv.

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grandes villes et de trafic intense comme la Lombardie, la Toscane,le nord de la France, la Flandre ou les bords du Rhin que dansl'Allemagne centrale ou l'Angleterre. C'est seulement à la fin duXIIIe siècle que le système manorial commence à s'altérer dans cettedernière, tandis que, dès le milieu du XIIe, les symptômes de sa désa­grégation se multiplient déjà dans la région flamande. Ici, le progrèséconomique a amené plus complètement, semble-t-il, que partoutailleurs la disparition du servage. En 133 5, les échevins d'Yprespourront écrire que« oncques n'avons oy de gens de serve condicion,ne de morte main, ne de quel condicion qu'il soient »1.

L'influence grandissante du commerce a encore eu pour résultat,tout au moins le long des grandes routes du transit et dans l'arrière­pays des ports, de répartir les cultures en conformité de la nature dusol et du climat. Aussi longtemps que la circulation avait été nulle ouinsignifiante, il avait fallu s'ingénier à faire produire à chaque domainela plus grande variété possible de céréales, puisqu'on était hors d'étatde se les procurer sur les marchés. A partir du XIIe siècle, au contraire,le progrès du négoce pousse à une économie plus rationnelle. Par­tout où l'on peut compter sur l'exportation, on demande à chaqueterroir ce qu'il est propre à fournir aux moindres frais ou en qualitésupérieure. A partir du XIIe siècle, les abbayes cisterciennes de l'Angle­terre se spécialisent dans la production de la laine; le pastel, cet indigodu Moyen Age, est cultivé dans le midi de la France, en Picardie,en basse Normandie, en Thuringe, en Toscane; la vigne surtout serépand au détriment du blé dans toutes les contrées où elle donneun vin généreux, abondant et aisément transportable. Salimbene adéjà fort bien remarqué que si les villageois de la vallée d'Auxerre« ne sèment ni ne moissonnent », c'est que leur rivière porte à Parisleur vin qui s'y vend « noblement »2. Le Bordelais présente de soncôté l'exemple sans doute le plus typique d'une région dont lecommerce a déterminé la culture. Par l'estuaire de la Gironde etpar La Rochelle, ses vins s'exportent de plus en plus largement versles côtes de l'Atlantique, en Angleterre, dans le bassin de la mer duNord et dans celui de la Baltique. A la fin du XIIe siècle, ils se répan­dent déjà du port de Bruges jusqu'à Liège, où ils viennent faire laconcurrence à ceux du Rhin et de la Moselle. A l'autre extrémité del'Europe, la Prusse se consacre de son côté à la culture des blés queles bateaux de la Hanse transportent dans tous les ports de l'Europeseptentrionale.

1. BEUGNOT, Les Olim, t. II, p. 770.2. Marc BLOCH, op. cit., p. 23.

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Progrès de la mobilité du sol

Enfin, il importe de constater que l'intensité plus grande dumouvement économique donne à la terre une mobilité qui en dérangela répartition traditionnelle. La primitive égalité des manses et desHu/en le cède peu à peu à des tenures d'étendue diverse, composéesde parcelles acquises par un même tenancier et ne formant plus qu'uneseule exploitation individuelle. Maintenant que le paysan trouve àla ville voisine un marché pour ses denrées, le goût de l'épargnelui vient avec celui du gain, et il n'est meilleur emploi de l'épargneque l'acquisition du sol. Mais déjà ce sol est recherché par la bour­geoisie. Aux riches marchands des villes, il assure le meilleur des pla­cements pour les bénéfices réalisés dans le commerce. Au XIIIe siècle,un grand nombre d'entre eux achètent des censives dans le plat-pays.En Flandre, des capitalistes s'intéressent au dessèchement des polders.En Italie, les banquiers siennois et florentins deviennent acquéreursde seigneuries et, au XIVe siècle, les associés qu'ils chargent de leursaffaires en France, en Angleterre et en Flandre, n'y manifestent pasun moindre appétit de la possession du sol.

Ne nous laissons pas aller cependant à trop généraliser des phéno­mènes qui ne sont propres qu'aux rares contrées où le capitalisme a pudévelopper toutes ses conséquences. En réalité, la transformation del'organisation agricole et de la condition des classes rurales a été trèslente dans toutes les parties de l'Europe que ne pénétraient pas lesgrandes voies commerciales. Là même d'ailleurs où les progrès ontété les plus rapides, l'emprise du passé reste puissante. La surface dusol cultivé a atteint une étendue plus grande, semble-t-il, qu'à aucuneépoque antérieure, mais elle est encore infiniment loin de celle qu'ellerecouvrira de nos jours. Les procédés de culture semblent être restésstationnaires : l'usage des « engrais » n'est guère connu que danscertaines régions privilégiées; partout on reste fidèle aux procédéstraditionnels d'assolement. Si atténué que soit le servage, le paysann'en demeure pas moins soumis à la juridiction seigneuriale, à ladîme, aux banalités et à tous les abus de pouvoir contre lesquels lesautorités publiques ne le protègent pas ou le protègent mal. A toutprendre, la masse rurale, qui par le nombre forme la majorité écra­sante de la population, ne joue qu'un rôle purement passif. Le vilainn'a pas de place dans la hiérarchie sociale.

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CHAPITRE IV

LE MOUVEMENT COMMERCIAL

JUSQU'A LA FIN DU

XIIIe SIÈCLE

1. - La circulation 1

Les péages

La vitalité commerciale du Moyen Age apparaît plus remarquablesi l'on songe aux difficultés qui s'opposaient à cette époque à lacirculation des hommes et des choses. Rien de plus déplorable quel'état de la voirie depuis le IXe siècle. Ce qui subsistait encore del'admirable réseau routier de l'Empire romain a achevé de disparaître.Et pourtant, non seulement les péages qui auraient dû servir à sonentretien n'ont pas disparu, mais il s'en est créé quantité de nouveauxque l'on confond avec les premiers sous le nom antique de tonlieu(teloneum). Mais ce n'est plus là que survivance stérile et vexatoired'un impôt complètement détourné de son ancienne destinationpublique. Le tonlieu du Moyen Age, usurpé par les princes territo­riaux, est devenu un simple droit fiscal grevant brutalement le transit.Pas un denier n'en est affecté à la réfection des chemins ou à la recons­truction des ponts. Il pèse sur le commerce comme les droits seigneu­riaux pèsent sur le sol. Le marchand qui l'acquitte le considère commeune simple « exaction », comme une « mauvaise coutume », commeun prélèvement injuste sur ses biens, bref, comme un abus; en réalité,

1. BIBLIOGRAPHIE: A. SCHULl'E, Geschichte des mittelalterlichen Handels und VerkehrsZ,vischen Westdeutschland und Italien (Leipzig, 1900), 2 vol.; W. VOGEL, op. cit., p. 17,n. 1; W. GÔl'Z, Die Verkehrs1vege im Dienste des Welthandels (Stuttgart, 1888); P. H. SCHEF­FEL, Verkehrsgeschichte der Alpen (Berlin, 19°8-1913), 2 vol.; J. E. TYLER, The Alpinepasses in the Middle Ages (962-1250) (Oxford, 1890); R. BLANCHARD) Les Alpesfrançaises(Paris, 1925); Ch. de LA RONCIÈRE, Histoire de la marine française (Paris, 1899-1920),5 vol.; E. H. BYRNE, op. cit., p. 22, n. 1; Ed. von LIPPMANN, Geschichte des Magnetnadelsbis zur Einführung des Compasses (Berlin, 1932); A. BEARDWOOD, Alien merchants in England(1350-1377). Their legal and economic position (Cambridge, Mass., 1931).

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il n'est pas autre chose. Des entraves imposées à la circulation, il n'enest pas de plus gênante ni de plus générale*.

On comprend sans peine qu'une des premières revendications desvilles naissantes ait été d'en réclamer l'abolition en faveur de leursbourgeois, soit partiellement, soit dans toute l'étendue de la juri­diction de leur prince, comme tant d'abbayes, avant elles, l'avaientobtenue de la piété de ceux-ci. A partir du XIIe siècle, les plus richescommunes parviendront même à acquérir le privilège de l'exemptiondu tonlieu dans des pays étrangers fréquentés par leurs marchands!.Mais, si nombreuses qu'aient été ces rémissions, les péages n'ont pascessé d'encombrer toutes les voies de parcours. A la fin du XIVe siècle,il y en avait encore 64 sur le Rhin, 35 sur l'Elbe, 77 sur le Danube,rien que dans son cours à travers la Basse-Autriche2•

État de la voirie

L'exploitation fiscale s'ajoutait donc au mauvais état de la voiriepour ralentir et embarrasser le transit. En hiver, il devait être à peuprès impossible de circuler par les fondrières des chelnins pleins d'eauet de boue. On abandonnait le soin des routes à leurs riverains ouà ceux qui avaient intérêt à leur entretien. On ne voit pas que lespouvoirs publics de la Lombardie se soient attachés à améliorer lespassages des Alpes, si essentiels pour la communication de l'Italieavec l'Europe du Nord. Les progrès qui y ont été accomplis nedoivent être, selnble-t-il, attribués qu'à l'initiative des voyageurs,pèlerins et commerçants. Aux cols du Mont-Cenis, du Brenner, duSeptimer, du Saint-Bernard, les plus anciennement fréquentés, s'adjoi­gnit au comlnencement du XIIIe siècle celui du Saint-Gothard. Uninventeur anonyme y jeta le premier des ponts suspendus dont onconnaît l'existence, aux frais sans doute des usagers, et ouvrit ainsila voie la plus directe entre Milan et les vallées du Rhin et du Danube.En somme, ce n'est guère que dans le royaulne de Naples, où lamonarchie absolutiste des Hohenstaufen et des Angevins avait profitéde l'exemple de l'Empire byzantin et de la Sicile musulmane, quel'on voit l'administration prendre quelques mesures en vue du bon

1. En 1127, les bourgeois de Saint-Omer obtiennent de Guillaume de Normandiela promesse de les en faire affranchir par le roi d'Angleterre. A la même époque, on voitpar le récit de Galbert de Bruges l'importance que les villes attachaient à l'abolition dutonlieu.

2. KULISCHER, op. cit., t. l, p. 30!, En 1271, je compte 22 péages sur la Scarpe etl'Escaut, entre Douai et Rupelmonde. WARNKOENIG-GHELDOLF, Histoire de la Flandreet de ses institutions, t. II, pp. 460 et suive

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LE MOUVEMENT COMMERCIAL 77

état des grands cheminsl . En France, la royauté, même aux environsde la capitale, en laisse la charge à qui s'en sert. Il a fallu, en 1332,que les Gantois fissent réparer à leurs frais la route de Senlis, afind'accélérer leurs expéditions de marchandises vers Paris2•

La construction des ponts a suscité plus d'intérêt que l'entretiendes routes. Aussi bien les grandes rivières eussent-elles constituésans eux des obstacles vraiment trop gênants. Il faut remarquerd'ailleurs que tous ceux qui eurent une réelle importance, et parconséquent entraînèrent des frais considérables, furent édifiés dansdes villes et sans doute, en grande partie, aux frais des bourgeois.Tels ceux de Maëstricht, de Liège, de Huy, de Namur et de Dinantsur la Meuse, de Paris et de Rouen sur la Seine, d'Avignon sur leRhône, de Londres sur la Tamise, etc.

Moyens de transport

Les moyens de transport durent naturellement s'adapter au mau­vais état des chemins. On se servait le plus habituellement, pour leroulage, de chariots légers à deux roues, mais une très grande partiedes expéditions se faisait à dos de cheval. Pour faire passer par lesroutes du temps des marchandises pondéreuses, il était indispensablede répartir la charge entre quantité de véhicules ou d'animaux.Sûrement les lourds chariots à quatre roues n'ont pu être, sur deschemins non pavés, que d'un emploi très restreint. Le perfectionne­ment de l'attelage au xe siècle n'a pu développer les conséquencesqui en eussent résulté si les moyens de communication avaient étémoins imparfaits3 *.

Rivières et canaux

Cette insuffisance de la viabilité terrestre a fait des cours d'eaules voies par excellence du commerce, quoique les sécheresses de l'été,le gel de l'hiver, les crues du printemps ou de l'automne y empêchas­sent souvent la navigation*. Tels quels cependant, ils ont été parexcellence le grand instrument des échanges et le meilleur véhiculedes transports. On ne s'est pas fait faute d'accomplir les travaux quipouvaient améliorer leur régime. Des digues ont été établies, des

1. G. YVER, Le commerce et les marchands dans l'Italie méridionale, p. 70.2. Cartulaire de la ville de Gand. Comptes de la ville et des baillis, éd. J. VUYLSTEKE, p. 801

(Gand, 1900).

3. Sur l'insuffisance de la traction animale avant le xe siècle, v. LEFEBVRE DES NOËTTES,

L'attelage et le cheval de selle à travers les âges (Paris, 1931).

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quais et des débarcadères aménagés aux endroits propices. Dans laplaine flamande, où les eaux intérieures coulent d'un mouvementinsensible, il a été possible de creuser de très bonne heure des canauxalimentés par les rivières pour les faire communiquer les unes avecles autres. Les plus anciens de ces vaarten remontent au XIIe siècle,mais c'est au cours du XIIIe que leur nombre s'est accru dans uneproportion qui suffirait seule à attester l'activité commerciale de larégion. Le niveau des eaux était maintenu à la hauteur nécessairepar des barrages de poutres échelonnés de distance en distance.Les bateaux les franchissaient grâce à des plans inclinés sur lesquelsils glissaient d'un bief dans le bief suivant, à l'aide de cordes tiréespar un treuil. L'ensemble de l'installation s'appelait un overdrag.Les dépenses nécessitées par la construction des canaux étaientsupportées tantôt par les villes, tantôt par des groupes de marchands.Des taxes, bien différentes du tonlieu seigneurial, étaient perçuessur la navigation et le produit en était affecté à l'amortissement desfrais d'installation et aux frais d'entretienl.

La navigation

Le trafic maritime revêtait naturellement une importance plusgrande encore que le trafic fluvial*. Jusqu'au XIVe siècle dans laMéditerranée, jusqu'au xve dans les mers du Nord, c'est-à-direjusqu'au moment où se répandit l'usage de la boussole, le cabotagele long des côtes s'imposa aux navires. Sauf pour les très petitsvoyages, ils naviguaient de conserve, souvent convoyés par desvaisseaux de guerre, précaution indispensable à une époque où lapiraterie était chose si ordinaire que les marchands, l'occasion seprésentant, n'hésitaient pas à s'y livrer. Le tonnage des embarca­tions variait de 200 à 600 tonneaux2• Dans la Méditerranée, onemployait surtout la galère à rames et à voiles. La nef française etla cogge de la mer du Nord et de la Baltique étaient de simples voiliers,hauts sur l'eau et aux flancs arrondis. Le perfectionnement dugouvernail au début du XIIIe siècle améliora les qualités nautiquesde tous ces bateaux*. Ils ne se risquaient point cependant à voyagerpar les vents d'hiver. Jusqu'au commencement du XIVe siècle, lanavigation des villes italiennes ne s'aventura que par exception à

1. H. PIRENNE, Les Overdraghes et les portes d'eau en Flandre au XIIIe siècle, dansEssays in medieval history presented to Thomas Frederick Tout (Manchester, 1925).

2. Pour les bateaux de la Méditerranée, v. BYRNE, op. cit., pp. 9 et suive Il résulte deses recherches que leur capacité était beaucoup plus grande qu'on ne l'a cru antérieu­rement. Plusieurs pouvaient transporter de 1 000 à 1 100 passagers.

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LE MOUVEMENT COMMERCIAL 79

franchir le détroit de Gibraltar. Mais Venise et Gênes organisèrentvers 13 14* des flottes destinées à la Flandre et à l'Angleterre1• Quantaux bateaux de la Hanse* qui, depuis le XIIe siècle, se substituèrentdans les eaux septentrionales à l'ancienne navigation des Scandi­naves*, ils ne descendaient guère plus au sud que le golfe de Gascogneoù ils venaient s'approvisionner de sel dans la baie de Bourgneufet de vin à La Rochelle.

L'installation des ports comportait des hangars, des grues et desallèges pour le déchargement des nefs. Celui de Venise dans le Midi,celui de Bruges dans le Nord, passaient pour les plus sûrs et les mieuxaménagés de l'Europe.

Les tours des églises, les campaniles ou les beffrois indiquaientaux approches de la terre les passes navigables. Parfois, des feuxallumés à leur sommet tenaient lieu de phares. Le plus souvent, lesbateaux, après le déchargement, étaient tirés sur les berges oùs'effectuait le radoubage.

Absence de protectionnisme

Si entravée qu'elle fût par la pullulation des tonlieux intérieurs,la circulation ne trouvait en revanche aucun obstacle aux fron­tières politiques. C'est seulement au xve siècle que commencent à sedéceler les prodromes du protectionnisme. Avant cela, on ne surprendaucune velléité de favoriser le commerce national en le mettant àl'abri de la concurrence étrangère. A cet égard, la conception inter­nationaliste, qui caractérise la civilisation médiévale jusque dans lecourant du XIIIe siècle, s'est manifestée avec une netteté particulièredans la conduite des États. Aucun d'eux n'a cherché à s'imposer àl'activité commerciale. On y chercherait vainement les traces d'unepolitique économique cligne de ce nom.

Attitude des princesvis-à-vis du commerce

Ce n'est pas toutefois que les relations des princes les uns avec lesautres n'aient constamment exercé leur répercussion dans le domaineéconomique. En temps de guerre, les marchands de l'ennemi sontarrêtés, leurs biens confisqués, leurs navires saisis. L'interdiction ducommerce est un moyen de pression auquel on a recours pour

1. A. SCHAUBE, Die Anfange der venezianischen Galeerenfahrten nach der Nordsee,dans Historische Zeitschrift, t. CI (1908).

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80 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

contraindre l'adversaire. On sait que, durant le XIIIe et le XIVe siècle,les rois d'Angleterre, dans leurs conflits avec la Flandre, arrêtaientl'exportation des laines vers ce pays, afin d'y provoquer une criseindustrielle qui le ferait venir à résipiscence. Mais ce ne sont là quede simples recours à la force, des expédients dépourvus de touteportée durable. La paix rétablie, il n'en reste rien: l'idée de profiterdes possibilités pour ruiner l'adversaire, lui enlever ses marchés,s'approprier son industrie n'apparaît nulle part. Bref, les princes duMoyen Age sont encore complètement étrangers à toute velléité demercantilisme, à l'exception peut-être de Frédéric II et de ses succes­seurs angevins dans le royaume de Naples.

Ici, en effet, sous l'influence de Byzance et des musulmans de Sicileet d'Afrique, on surprend tout au moins les débuts de l'interventionde l'État dans l'ordre économique. Le roi se réserve le monopole ducommerce des blés et institue une véritable administration de douanessur les frontières. Et, en agissant ainsi, il ne s'inspire sans douteque de l'intérêt de ses finances. Pourtant il n'en reste pas moins qu'ensoumettant le commerce à son empire il s'engage dans une voienouvelle et que son initiative fait songer à la polique qu'adopterontles monarchies des temps modernesl . Mais, trop en avance surleur époque et confinés d'ailleurs dans ·un milieu trop restreint,les rois de Naples n'ont pas trouvé d'imitateurs et leur œuvrene semble pas avoir survécu à la catastrophe de Charles d'Anjouen 1282.

L'idée d'exploiter le commerce au profit des finances princièresn'a pas d'ailleurs manqué de se présenter à l'esprit de tous les gouver­nements. Partout l'étranger est soumis à des taxes spéciales et, saufs'il est protégé par des traités, ses biens courent grand risque d'être, encas de besoin, réquisitionnés par le prince territorial. Au reste, si ceprince le pressure, il ne laisse pas non plus de le protéger. Partout lemarchand est considéré, au même titre que le pèlerin, comme placésous la garantie spéciale du seigneur dont il traverse la terre. La paixpublique étend sur lui sa sauvegarde. Plus d'un prince a laisséà bon droit le renom d'un impitoyable justicier de pillards et dedétrousseurs de grands chemins. S'il a existé jusqu'à la fin du ~foyen

Age, et même encore après, bon nombre de chevaliers et de baronsfaisant la terreur des marchands, ce n'est guère, à partir du XIIIe siècle,que dans les régions écartées ou dans les pays livrés à l'anarchieque se rencontrent encore ces types redoutables de Raubritter. Lepillage en temps de paix est certainement dès lors exceptionnel,

1. V., pour la politique économique du royaume de Naples, G. YVER, op. cit.

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LE MOUVEMENT COMMERCIAL 81

partout où les gouvernements ont établi solidement la juridiction deleurs tribunaux et l'autorité de leurs baillis.

En même temps, quantité de pratiques devenues incompatiblesavec le développement économique se sont atténuées. Le droitd'épave, en vertu duquel le seigneur justicier revendique tout ce quela mer jette sur les côtes, est ou aboli ou réglementé par des traités.Semblablement se multiplient les conventions qui garantissent lesmarchands étrangers contre le danger d'être arrêtés comme respon­sables des dettes de leur seigneur ou de leurs compatriotes. Il arrivemême que la faculté leur soit accordée en cas de guerre de jouir d'uncertain délai pour mettre en sûreté leurs biens et leurs personnes.Tout cela, qui se précise et s'accentue au cours du XIIIe siècle, n'est àvrai dire que d'une application assez fallacieuse et que le manque desanction rend souvent singulièrement aléatoire. Il n'empêche cepen­dant que le sentiment de la sécurité grandit, que le rôle de la forcebrutale diminue et qu'un état d'esprit se crée peu à peu, particuliè­rement favorable au progrès du trafic et du travail internationaux.

Les gildes et les hanses

Au début, les périls de toute sorte qui les menaçaient avaient obligéles marchands à ne voyager qu'en bandes armées, en véritablescaravanes. La sécurité n'existait qu'au prix de la force, et la forcerésultait du groupement. En Italie comme dans les Pays-Bas, c'est-à­dire dans les pays où le commerce s'est développé le plus hâtivement,le spectacle est le même. Nulle différence à cet égard entre peuplesromans et peuples germaniques. La même réalité se manifeste sousla nuance des détails ou la· variété des termes. Qu'il s'agisse de« frairies », de « charités », de « compagnies» ou de « gildes» et de« hanses », c'est tout un*. Ici comme ailleurs, ce qui a déterminél'organisation économique, ce ne sont point les génies nationaux,ce sont les nécessités sociales. Les institutions primitives du commerceont été aussi cosmopolites que celles de la féodalité.

Les sources nous permettent de nous faire une idée exacte destroupes marchandes qui, à partir du xe et du XIe siècle, se rencontrentde plus en plus nombreuses dans l'Europe occidentale. Leurs membres,armés d'arcs et de « glaives », encadrent les chevaux de somme etles chariots chargés de sacs, de ballots, de caisses et de tonneaux.En tête marche le porte-fanion (schildrake). Un Hansgraf ou undoyen exerce son autorité sur la compagnie. Celle-ci se composede « frères », liés les uns aux autres par un serment de fidélité. Unesprit d'étroite solidarité anime tout le groupe. Les marchandises

H. PIRENNE 6

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sont, selon toute apparence, achetées et vendues en commun et lesbénéfices répartis au prorata de l'apport de chacunl • Plus le voyageétait lointain, plus il promettait d'être profitable à une époque oùles prix dépendaient surtout de la rareté des biens importés et où cetterareté croissait avec la distance. Pour obtenir des ventes fructueuses,le plus sûr était d'aller chercher au loin les produits qui s'y trouvaienten abondance, afin de les négocier ensuite aux lieux où leur petitnombre en augmentait la valeur. On s'explique sans peine quel'appât du gain ait été assez puissant pour contrebalancer les fatigueset les risques d'une existence errante et livrée à tous les hasards.Dès le commencement du XIIe siècle, on voit les Dinantais pousserjusqu'aux mines de Goslar pour s'approvisionner de cuivre; desmarchands de Cologne, de Huy, de Flandre, de Rouen, fréquenterle port de Londres, des Italiens apparaître nombreux déjà à la foired'Ypres. Sauf pendant l'hiver, le marchand, s'il est entreprenant,est perpétuellement en route, et c'est à juste titre qu'il porte enAngleterre le nom pittoresque de pieds poudreux (pedes pulverosi,piepowders)2.

Bientôt, au milieu de cette masse vagabonde, l'activité commer­ciale se spécialisant à mesure qu'elle grandit, détermine des groupe­ments. Dans la vallée de la Seine, la hanse parisienne des marcllandsde l'eau se consacre à la batellerie du fleuve jusqu'à Rouen3• En Flandrese constitue, au XIIe siècle, sous le nom de Hanse de Londres, uneassociation de gildes urbaines adonnées au trafic avec l'Angleterre4 *.En Italie, l'attraction des foires de Champagne donne lieu à laformation de l'Universitas mercatorum Italiae nundinas Campaniae acregni Franciae frequentantium. La hanse dite des dix-sept villes comprendenfin des bourgeois de quantité de localités drapières du nord dela France et des Pays-Bas adonnés aussi au trafic de Champagne*.

Le marchand n'est pas moins vagabond dans le commerce mari-

1. C. KOEHNE, Das Hansgrafenamt (Berlin, 1893); W. STEIN, hansa, dans HansischeGeschichtsblatter, 1909, pp. 53 et suive

2. V. plus haut, p. 47, n. 1. - Le texte suivant illustre admirablement le caractèrevoyageur des marchands du Moyen Age. En 1128, les Brugeois, formulant leurs griefscontre le comte Guillaume Cliton, disent: « Nos in terra hac (la Flandre) clausit nenegotiari possemus, imo quicquid hactenus possedimus, sine lucro, sine negotiatione,sine acquisitione rerum consumpsimus; unde justam habemus rationem expellendiilIum a terra. » GALBERT DE BRUGES, Histoire du meurtre de Charles le Bon, éd. H. PIRENNE,p. 15 2 •

3. E. PICARDA, Les marchands de l'eau. Hanse parisienne et compagnie française (Paris,1901); G. HUISMAN, Lajuridiction de la municipalité parisienne de saint Louis à Charles VII(Paris, 1912); H. PIRENNE, A propos de la hanse parisienne des marchands de l'eau,dans Mélanges d'histoire offerts à M. Charles Bélnont (Paris, 1913).

4. H. PIRENNE, La hanse flamande de Londres, dans Bulletin de la Classe des Lettresde l'Académie royale de Belgique, 1899, pp. 65 et suive

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LE MOUVEMENT COMMERCIAL

time que dans le commerce terrestre. Ici aussi, il paye de sa personne,s'embarquant pour procéder lui-même aux lieux de destination à lavente de ses biens et à l'achat du fret de retour.

Diminution du commerce errant

Cependant, à mesure que le capitalisme a requis davantage laprésence des chefs d'entreprises au centre de leurs affaires, queles progrès de la sécurité ont mieux assuré l'arrivée des expéditionsà bon port et que l'instruction croissante des marchands leur a permisde diriger leur négoce par correspondance, le besoin de convoyerpersonnellement les marchandises se faisant moins sentir, la viecommerciale est devenue moins errante: le transport s'en est détachécomme une branche spéciale d'activité possédant son personnelproprel. Les directeurs des grandes maisons de commerce se sontfait remplacer dans leurs filiales de l'étranger par des associés oudes « facteurs ». L'évolution, déjà fort avancée en Italie dans laseconde moitié du XIIIe siècle, ne cessera de s'accentuer depuis lorsen tous pays. Sauf sur mer, où la piraterie contraindra les vaisseauxmarchands au long cours à se pourvoir d'un armement défensifqu'ils conserveront pendant de longs siècles, le commerce sedépouille dès lors de l'appareil militaire dont il s'était entouré àses débuts.

II. - Les foires 2*

C'est un des traits les plus frappants de l'organisation économiquedu Moyen Age que le rôle de premier ordre que les foires y ont joué,surtout jusqu'à la fin du XIIIe siècle. Dans tous les pays elles abondent.Partout, d'ailleurs, elles présentent au fond les mêmes caractères,si bien qu'on peut les considérer comme un phénomène international

1. Sur cette transformation~v. F. RORIG, Hansische Beitrage zur deutschen Wirtschafts­geschichte, pp. 217 et suiVe (Breslau, 1928).

2. BIBLIOGRAPHIE: HUVELIN, op. cit., Bibl. gén.; F. BOURQUELOT, tJtude sur les foiresde Champagne (Paris, 1865), 2 vol.; C. BASSERMANN, Die Champagnermessen. Ein Beitragzur Geschichte des Kredits (Leipzig, 1911); G. des MAREZ, La lettre de foire à Ypres auXIIIe siècle (Bruxelles, 1901) (Mém. Acad. Belgique); H. LAURENT, Documents relatifsà la procédure en foires de Champagne contre des débiteurs défaillants, dans Bulletinde la Commission des anciennes lois et ordonnances de Belgique, t. XIII (1929); H. PIRENNE,Un conflit ent.re le magistrat yprois et les gardes des foires de Champagne, dans Bulletinde la Commission royale d'histoire de Belgique, t. LXXXVI (1922); A. SAYOUS, Les opérationsdes banquiers italiens en Italie et aux foires de Champagne pendant le XIIIe siècle, dansRevue historique, t. CLXX (1932).

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inhérent aux conditions mêmes de la société européenne. L'époquede leur apogée a été celle du commerce errant. A mesure que lesmarchands deviennent sédentaires, elles dépérissent. Celles qui serontcréées à la fin du Moyen Age présentent un tout autre caractère et,à tout prendre, leur importance dans la vie économique généralen'est pas comparable à celle de leurs aînées.

Les foires et les marchés

Il serait vain de chercher l'origine des foires (l1undinae) dans cespetits marchés locaux qui, à partir du IXe siècle, ont pullulé de plusen plus à travers toute l'Europe. Si elles leur sont postérieures, ellesne s'y rattachent par aucune filiation et elles offrent même avec euxle contraste le plus complet. La destination des marchés locaux est eneffet de subvenir à l'alimentation courante de la population fixée àl'endroit où ils ont leur siège. De là leur tenue hebdomadaire, leurcercle d'attraction très limité et la restriction de leur activité à lavente et à l'achat en détail. Les foires constituent au contraire desrendez-vous périodiques de marchands de profession. Ce sont descentres d'échanges et surtout d'échanges en gros, s'efforçant d'attirervers eux, indépendamlnent de toute considération locale, le plusgrand nombre possible d'hommes et de produits. On pourrait, enquelque sorte, les comparer à des expositions universelles, car ellesn'excluent rien ni personne; tout individu quelle que soit sa patrie,tout objet négociable quelle que soit sa nature est assuré d'y êtrebien accueilli. Aussi est-il impossible de les tenir plus d'une fois, 'ouau maximum plus de deux fois par an au même endroit tant ellesexigent de préparatifs.

Évidemment, la plupart des foires n'ont eu qu'un rayonnementlimité à une région plus ou moins étendue. Seules les foires de Cham­pagne ont possédé au XIIe et au XIIIe siècle une attirance qui s'estimposée à toute l'Europe. Mais ce qu'il fallait indiquer, c'est qu'enthéorie chaque foire est ouverte à tout le commerce, comme chaqueport de mer l'est à toute la navigation. Entre la foire et le marchélocal, l'opposition n'est donc pas une simple différence de grandeur,mais une différence de nature.

Origine et développementdes foires

A l'exception de la foire de Saint-Denis près de Paris, qui remonteà l'époque mérovingienne et qui, durant la période agricole du Moyen

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LE MOUVEMENT COMMERCIAL

Age, n'a pu que végéter et n'a provoqué aucune imitation, les foiresdatent de la renaissance du commerce. Les plus anciennes d'entreelles existaient dès le XIe siècle; au XIIe le nombre en est déjà grandet il n'a cessé de s'accroître encore durant le XIIIe. Leur emplacementest naturellement déterminé par la direction des courants commer­ciaux. Elles se sont donc multipliées à mesure que, dans chaquepays, la circulation, se faisant plus intense, a pénétré plus profondé­ment. Seul le prince territorial possède le droit d'en fonder. Trèssouvent, il en a doté des villes, mais il ne faudrait pas croire quetoutes les grandes agglomérations urbaines en aient possédé. Desvilles de premier ordre comme Milan et Venise en ont été dépourvues;en Flandre, s'il y en a eu à Bruges, à Ypres et à Lille, on n'en trouvepas dans un centre économique aussi actif que Gand*, tandis que l'onen rencontre à Thourout et à Messines qui n'ont jamais été que demédiocres bourgades. Et il en va de même en Champagne pour deslocalités comme Lagny et Bar-sur-Aube, dont l'insignifiance contrasteavec la célébrité des foires dont elles ont été les sièges*.

Ainsi, l'importance d'une foire est indépendante de l'importancede l'endroit où elle a été érigée. Et cela se comprend sans peine,puisque la foire n'est qu'un lieu de réunion périodique pour uneclientèle lointaine et que sa fréquentation ne dépend pas de la densitéplus ou moins grande de la population locale. C'est seulement dans laseconde moitié du Moyen Age que des foires ont été fondées dans lesimple dessein de fournir à certaines villes des ressources supplémen­taires en y attirant une affiuence momentanée. Mais il est visiblequ'ici ce sont des considérations de commerce local qui l'ontemporté et que l'institution a été détournée de son but primitif etessentiel.

Le droit des foires

Le droit reconnaît aux foires une situation privilégiée. Le sol surlequel elles se tiennent est protégé par une paix spéciale comminantdes châtiments particulièrement rigoureux en cas d'infraction. Tousceux qui s'y rendent se trouvent sous le « conduit », c'est-à-dire sousla protection, du prince territorial. Des « gardes des foires» (custodesnundinarum) y exercent une police et une juridiction d'exception.Une force particulière est reconnue aux lettres obligatoires scelléesde leur sceau. Des faveurs diverses ont pour but d'attirer le plusgrand nombre possible de participants. A Cambrai, par exemple,il est spécialement permis de jouer aux dés et aux brelans pendantla foire de Saint-Simon et de Saint-Jude. « Des banquets, des spec-

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tacles jouent le rôle d'attractions »1. Mais les avantages les plusefficaces consistent dans les « franchises» qui suppriment en faveur desmarchands se rendant aux foires le droit de représailles pour lesdélits commis ou les dettes contractées en dehors de la foire, qui leslibèrent du droit d'aubaine, qui suspendent les actions judiciaires etles mesures d'exécution aussi longtemps que dure la paix de la foire.Enfin, plus précieuse encore est la suspension de la prohibition cano­nique de l'usure, c'est-à-dire du prêt à intérêt, et la fixation de celui-cià un taux maximum.

Les foires de Champagne

Si l'on examine la répartition géographique des foires, il apparaîtau premier coup d'œil que les plus vivantes d'entre elles se groupentà mi-chemin à peu près de la grande route commerciale qui va del'Italie et de la Provence vers la côte de Flandre. Ce sont les fameuses« foires de Champagne et de Brie» qui se succédaient de façon à rem­plir tout le cours de l'année*. Venait d'abord en janvier celle de Lagny­sur-Marne, puis, le mardi avant la mi-carême, celle de Bar; en mai,la première foire de Provins, dite de Saint-Quiriace, en juin, la « foirechaude » de Troyes, en septembre, la seconde foire de Provins oufoire de Saint-Ayoul, et enfin, en octobre, pour fermer le cycle, la« foire froide» de Troyes. Au XIIe siècle, chacune de ces assembléesse prolongeait durant environ six semaines, ne laissant entre ellesque l'intervalle indispensable au transport des marchandises. Lesplus importantes, à cause de la saison où elles tombaient, étaient lesfoires de Provins et la foire chaude de Troyes.

La fortune de ces foires est due incontestablement aux avantagesde leur situation. Déjà, au IXe siècle, il semble bien que les rares mar­chands de l'époque aient fréquenté la plaine champenoise si, commetout semble l'indiquer, il faut placer à Chappes, dans le départementde l'Aube, le sedem negotiatorum Cappas, dont parle une lettre deLoup de Ferrières2• Dès que le commerce s'est ranimé, le passage,devenu de plus en plus actif, a induit le comte de Champagne à enassurer l'avantage définitif à sa terre, en offrant aux marchandsla commodité de foires établies de proche en proche. En 1114, cellesde Bar et de Troyes existaient déjà depuis quelque temps et sansdoute en était-il de même de celles de Lagny et de Provins, à côté des-

1. HUVELIN, op. cit., p. 438.2. A. GIRY, Études carolingiennes, dans Études d'histoire du Moyen Age dédiées à Gabriel

Monod, p. 118 (Paris, 1896).

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LE MOUVEMENT COMMERCIAL

quelles d'autres encore, mais qui n'ont pas joui de la même fortune,se trouvaient à Bar-sur-Seine, à Châlons-sur-Marne, à Château­Thierry, à Nogent-sur-Seine, etc. A ces foires de Champagne corres­pondaient, à l'extrémité de la ligne qui se dirigeait d'elles vers la merdu Nord, les cinq foires flamandes de Bruges, d'Ypres, de Lille, deThourout et de Messines*.

Les foires de Champagneet le commerce

Le XIIe siècle a vu se développer avec une rapidité extraordinairela prospérité de ce complexus commercial. Nul doute que l'intercoursne fût déjà très actif en 1127 entre les foires de Flandre et celles deChampagne, puisque Galbert nous décrit la fuite épouvantée desmarchands lombards de la foire d'Ypres à la nouvelle de l'assassinatdu comte Charles le Bon. De leur côté, les Flamands trouvaient enChampagne un débouché permanent pour leurs draps qui étaientacheminés de là, soit par eux-mêmes, soit par leurs acheteurs italienset provençaux, vers le port de Gênes, d'où on les exportait dans leséchelles du Levant1• De la Champagne, en revanche, les Flamandsimportaient chez eux les tissus de soie, les orfèvreries et surtout lesépices dont les marins du Nord venaient s'approvisionner à Brugesen même temps que de draps de Flandre et de vins de France. AuXIIIe siècle, les relations· commerciales ont atteint le maximum deleur développement. Les drapiers flamands ont à chacune des foiresde Champagne leurs « tentes» où ils se groupent par villes et où ilsexposent leurs tissus. Des clercs des foires chevauchent sans interrup­tion entre la Champagne et la Flandre, chargés de la correspondancedes marchands2•

Mais si les foires de Champagne ont dû certainement une grandepartie de leur importance au contact qu'elles ont établi de très bonneheure entre le commerce italien et l'industrie flamande, elles faisaientrayonner leur influence sur toutes les régions de l'Occident. « Auxfoires de Troyes, il existait une maison des Allemands, des halles etdes hôtels des marchands de Montpellier, de Barcelone, de Valence,de Lérida, de Rouen, de Montauban, de Provins, d'Auvergne, deBourgogne, de Picardie, de Genève, de Clermont, d'Ypres, de Douai,de Saint-Omer. » A Provins, les Lombards avaient leur loge spéciale,

1. V. plus haut, p. 32.2. Détails vivants sur l'activité de ces clercs dans G. ESPINAS, Une guerre sociale inter­

urbaine dans la Flandre wallonne au XIIIe siècle, pp. 24, 35, 72, 82, 83, etc. (Paris-Lille, 1930).

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et l'un des quartiers de la ville s'appelait Vicus Allemannorum, demême que l'on rencontrait à Lagny un Vicus Angliae1•

Les foires de Champagneet le crédit

Ce n'est point d'ailleurs le seul trafic des marchandises qui attiraitde si loin aux foires de Champagne. Si nombreux et si importantsétaient les règlements de comptes qui s'y effectuaient qu'elles n'avaientpas tardé à devenir, pour employer une heureuse expression, le« domicile de change de toute l'Europe »2. Dans chaque foire, aprèsune première période consacrée à la vente, s'ouvrait la période despaiements. Ces paiements ne s'étendaient pas seulement à l'extinctiondes dettes contractées à la foire même, ils comprenaient encore quan­tité de paiements à terme d'obligations contractées à des foiresantérieures. Dès le XIIe siècle, a débuté par cette pratique toute uneorganisation de crédit à laquelle semble bien remonter l'origine deslettres de change dont les Italiens, beaucoup plus avancés que lesgens du continent en matière d'usages commerciaux, ont sans doutepris l'initiative. Il ne s'agit encore que de simples promesses écritesde payer une somme dans un autre lieu que celui où la promesseest consignée, ou, pour employer des termes plus juridiques, « d'unbillet à ordre avec remise de place ». Le signataire s'engage en effetà payer dans une autre place au remettant ou à son nuntius, c'est-à-direà son préposé (clause à ordre active), ou à faire payer par un nuntiusagissant pour lui (clause à ordre passive).

La fréquentation des foires de Champagne était telle que l'on stipu­lait payables à l'une d'elles la plupart des obligations que l'on passaità n'importe quel endroit. Et il n'est pas question seulement de dettescommerciales, mais aussi de simples emprunts contractés par desparticuliers, par des princes ou des établissements religieux. Le fait,en outre, que toutes les places de l'Europe étaient en contact auxfoires de Champagne y introduisit, au XIIIe siècle, le système d'extinc­tion des dettes par compensation. Les foires jouèrent donc dansl'Europe de ce temps-là le rôle d'un clearing house embryonnaire. Etsi l'on songe que l'on y affiuait de toutes les parties du continent,on comprend sans peine combien elles ont dû contribuer à initierleurs clients au perfectionnement des procédés de crédit en usageparmi les Florentins et les Siennois, dont l'influence y était prépon­dérante dans le commerce de l'argent.

1. HUVELIN, op. cit., p. 505.2. L. GOLDSCHMIDT, Universalgeschichte des Handelsrechts, p. 226.

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Décadence des foires de Champagne

La seconde moitié du XIIIe siècle peut être considérée commel'apogée des foires de Champagne. Le début du siècle suivant vitleur déclin. La cause essentielle en est sans nul doute la substitutionau commerce errant d'habitudes commerciales plus sédentaires enmême temps que le développement de la navigation directe desports d'Italie à ceux de Flandre et d'Angleterre*. Sans doute, lalongue guerre qui mit aux prises le comté de Flandre avec les roisde France de 1302 à 1320 a-t-elle aussi contribué à leur décadence enles privant de la partie la plus active de leurs habitués septentrionaux.La guerre de Cent Ans leur porta un peu plus tard le coup décisif.C'en est fait désormais de ce grand rendez-vous d'affaires vers lequels'étaient dirigés durant deux siècles tous les marchands de l'Europe.Mais les pratiques auxquelles ils s'y sont initiés leur ouvrent mainte­nant une vie économique dans laquelle la généralisation de la corres­pondance et des opérations de crédit permettra au monde des affairesd'économiser les voyages de Champagne.

III. - La monnaie 1 *

Économie-natureet économie-argent

Les économistes allemands ont inventé, pour caractériser lestemps antérieurs à l'invention de la monnaie, l'expression de Natural­wirtschaft, que l'on rend assez maladroitement en français par celled'économie naturelle, ou d'économie-nature. On n'a pas à examinerici jusqu'à quel point elle correspond à la nature des échanges durantcette première phase du développement économique. Mais il importede se demander s'il est permis de l'appliquer, comme on le fait trèssouvent, à la période du Moyen Age qui a précédé la renaissancecommerciale du XIIe siècle. Ceux qui s'en servent dans cette seconde

1. BIBLIOGRAPHIE : M. PROU, Les monnaies carolingiennes (Paris, 1896); A. LUSCHINVON EBENGREUTH, Allgemeine Münzkunde und Geldgeschichte (Munich-Berlin, 2e éd., 1926);W. A. SHAW, The history ofcurrency, 1252-1894 (Londres, 1895); A. BLANCHET et A. DIEU­DONNÉ, Manuel de nUmiSJJlatique française (Paris, 1912-1916), 2 vol.; H. VAN WERVEKE,Monnaie, lingots ou marchandises?, dans Annales d'histoire éconotltique et sociale, t. IV(1932); A. LANDRY, Essai économique sur les mutations des monnaies dans l'andenne Francede Philippe le Bel à Charles VII (Paris, 1910); E. BRIDREY, La théorie de la monnaie auXIVe siècle. Nicole Oresme (Paris, 1906).

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acception n'entendent évidemment pas lui donner un sens absolu.Aucun d'eux n'ignore en effet que depuis son invention la monnaien'a plus cessé d'être en usage chez tous les peuples civilisés de l'Occi­dent et que l'Empire romain l'a transmise sans interruption auxÉtats qui lui ont succédé. Ce que l'on veut dire quand on désigne lesdébuts du Moyen Age comme une époque d'éconorrlie naturelle, c'estdonc tout simplement que le numéraire y a été réduit à un rôle siminime qu'il en est presque négligeable. Et sans doute il y a en celabeaucoup de vrai, mais encore convient-il de ne pas exagérerl .

Il est certain tout d'abord que l'on se tromperait de la façon la pluscomplète en croyant que le troc s'est substitué alors à la monnaiecomme instrument normal des échanges. Jamais le troc n'a cesséd'être en usage dans des relations sociales; il est encore très fréquentde nos jours, comme il l'a été auparavant. Mais jamais non plus,depuis l'invention de la monnaie, il n'a usurpé la fonction de celle-ci.Si l'on y recourt, c'est pour des motifs de convenance ou de pratiqueaccidentelle, comme à un succédané, non pas comme à un remplaçantdes espèces métalliques. Les textes ne peuvent laisser là-dessus aucundoute. Du IXe au XIIe siècle, on ne voit pas, ni qu'ils expriment lesprix autrement qu'en monnaie, ni même qu'ils prévoient le cas oùdes objets -quelconques pourraient être donnés en paiement à la placede celle-ci. Il suffit de lire les capitulaires pour constater que lespetites transactions qui s'opèrent aux marchés locaux, où les échangesen nature seraient pourtant si aisés, se font per deneratas. Bien plusmême, l'acceptation obligatoire de la monnaie y est formellementédictée. On sait d'ailleurs qu'après l'époque carolingienne l'octroipar les souverains de l'établissement d'un marché va habituellementde pair avec l'octroi au concessionnaire de celui-ci du droit de frappermonnaie, et cette conjoncture prouve jusqu'à l'évidence l'emploinormal de la monnaie comme mesure des valeurs et moyen d'achat.

Ce qui est vrai des petits paiements ne l'est pas moins des grands.Durant les famines, c'est au moyen d'espèces sonnantes que lesabbayes se procurent au-dehors les vivres qui leur font défaut. Sem­blablement, en temps d'abondance, ce n'est pas contre d'autresproduits, mais contre de l'argent qu'elles échangent le surplus deleur vin et de leur blé.

1. A. DOPSCH, Naturalwirtschaft und Geldwirtschaft in der Weltgeschichte (Vienne, 1930),a bien montré la coexistence aux diverses époques de l'économie naturelle et de l'économiemonétaire, mais sans tenir suffisamment compte de l'évolution économique et des réper­cussions qu'elle a exercées non seulement sur la forme, mais sur la nature des échanges.Cf. les remarques de H. VAN WERVEKE dans Annales d'histoire économique et sociale, 1931,pp. 428 et suiv.*.

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En présence de faits aussi péremptoires, il est impossible d'accorderaucune créance aux traditions de basse époque qui, en Flandre parexemple, rapportent au comte Baudouin III (958-962) une prétendueréglementation des ventes faites sans numéraire : deux poules pourune oie, deux oies pour un cochon de lait, trois agneaux pour unmouton, trois génisses pour un bœufl. Bref, on ne peut douter quedurant la période agricole du Moyen Age, partout où il y a échangecommercial, il y a échange de monnaie. A cet égard, la tradition s'estmaintenue et l'on ne peut parler de la substitution d'une économienaturelle à l'économie monétaire.

Mais on sait combien le commerce de ces temps-là fut insignifiant.Au faible degré de la circulation des marchandises a correspondunécessairement le faible degré de la circulation monétaire. Elle nes'opère que dans la mesure restreinte du trafic. Les prestations écono­miques de beaucoup les plus essentielles, c'est-à-dire celles quis'acquittent dans ces grands domaines sur qui repose alors l'équilibresocial, lui échappent à peu près complètement. Ici, c'est en natureque les tenanciers payent au seigneur le montant des obligations quipèsent sur eux. Chaque serf, chaque possesseur de manse doit unequantité déterminée de jours de travail et une quantité déterminéede produits naturels ou fabriqués par lui : blé, œufs, oies, poulets,agneaux, cochons, tissus de chanvre, de lin ou de toile. Il s'y ajoutebien quelques deniers, mais en proportion si faible qu'elle ne peutempêcher de considérer l'économie domaniale comme une « économienaturelle ». Elle l'est parce qu'elle n'est pas une économie d'échange,mais une économie qui, privée de débouchés, agit pour ainsi dire envase clos, sans communications avec le dehors, traditionnellementfigée dans la même routine et ne produisant que pour la consomma­tion sur place. Dans un tel système, le plus pratique pour le seigneurqui vit de sa terre, c'est évidemment de recevoir de ses hommesles productions de cette terre qu'ils exploitent pour lui et qu'il luiserait impossible de se procurer autrement. Où d'ailleurs les vilainspourraient-ils eux-mêmes se fournir d'assez de monnaie pour contre­balancer la valeur de leurs prestations, puisqu'ils ne vendent rien àl'extérieur? Payer en nature et recevoir en nature, voilà donc ce qu'im­posent au grand domaine du haut Moyen Age les conditions de sonfonctionnement. Ne s'adonnant pas au commerce, il n'a nul besoin derecourir au numéraire dont le commerce en revanche ne peut se passer.Et cela est si vrai que, quand l'économie domaniale se dissoudra sousl'influence du trafic, le phénomène essentiel de sa transformation sera

1. On s'étonne que HUVELIN, op. cit., p. 538, ait admis la réalité de ces fables.

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la substitution de prestations en argent aux prestations en nature.On a donc à la fois tort et raison de considérer la période qui

s'écoule du IXe au XIIe siècle comme une période d'économie naturelle.On a tort, si on entend par là que la monnaie a cessé d'y être l'instru­ment normal des échanges, puisqu'elle a continué de l'être dans lestransactions commerciales. Mais on a raison si on veut dire que sacirculation et son rôle ont été très restreints, puisque toute l'organi­sation domaniale de l'époque s'est passée d'elle. En d'autres termes,dans tout payement fait à la suite d'une vente, il y a eu emploi de lamonnaie, tandis que l'économie naturelle a déterminé le mode de tousles payements servant à se libérer de prestati0ns sans contrepartie.

Origine carolingiennedu système monétaire

C'est un fait de la plus haute conséquence et qui peut passer à bondroit pour paradoxal, que tout le système monétaire qui a été celuide l'Europe de l'Ancien Régime, et qui est encore aujourd'hui celuide l'immense Empire britannique, ait été établi à une époque où lacirculation du numéraire a décliné jusqu'au niveau le plus bas qu'elleait jamais atteint. On ne peut douter, en effet, que, de la périodemérovingienne à la période carolingienne, la décadence monétairen'ait été rapide et profonde. En fermant la mer Tyrrhénienne, l'inva­sion musulmane du VIlle siècle avait provoqué la rupture de l'Occidentavec l'économie de l'Antiquité qui s'y était, dans ses traits essentiels,prolongée jusqu'alors. Chacun des royaumes barbares qui s'étaientpartagé l'Empire en Occident avait conservé, comme étalon moné­taire, le sou d'or constantinien. Frappé au nom de leurs rois, il n'enconstituait pas moins une véritable monnaie internationale universel­lement acceptée de la Syrie à l'Espagne et de l'Mrique aux fron­tières septentrionales de la Gaule1• Mais il ne devait pas survivreau grand bouleversement provoqué par l'embouteillage de l'Occident.A partir du commencement du IXe siècle, il disparaît dans la monar­chie carolingienne devenue un État agricole et sans commerce. Làseulement où subsistent encore des restes de trafic, c'est-à-dire dansla région frisonne et à la frontière d'Espagne, quelques pièces d'oront été frappées durant le règne de Louis le Pieux2• Puis la tour-

1. V. les travaux cités plus haut, p. 2, n. 1.

2. Il m'est impossible de discuter ici les textes allégués par M. DOPSCH, op. cit.,p. 90, n. l, pour prouver que la circulation monétaire et la frappe de l'or n'ont pas subiune régression considérable à l'époque carolingienne. Je me réserve de revenir ailleurssur cette question essentielle.

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mente des invasions 110rmandes et sarrasines met fin à cet ultimevestige du monnayage antique. Le métal jaune, que la cessation ducommerce méditerranéen a banni de l'Europe occidentale, cesse pourde longs siècles de servir d'instrument d'échange. Dès le règne dePépin le Bref, la monlîaie d'argent se substitue décidément à lamonnaie d'or et Charlemagne, ici comme en tant d'autres domaines,achève l'œuvre de son père et lui donne sa forme définitive.

Le système monétaire qu'il a établi et qui fut de toutes ses réformesla plus durable, puisque aujourd'hui encore il se perpétue partout oùcircule la livre sterling, rompt d'une manière définitive avec lesystème monétaire de Rome. Comme dans toute la politique dugrand empereur, on peut y reconnaître la volonté très nette des'accommoder à l'état actuel des choses, d'adapter la législation auxconditions nouvelles qui s'imposent à la société, d'accepter les faitset de s'y soumettre, afin de pouvoir substituer l'ordre au désordre.Nulle part peut-être mieux qu'ici Charlemagne ne se révèle commeun génie créateur et réaliste. On ne peut douter qu'il ne se soit renducompte du rôle qui devait être désormais celui de la monnaie dansune société en pleine régression agricole et qu'il n'ait résolu de lapourvoir d'un numéraire approprié à ses besoins. Sa réforme moné­taire est bien celle qui convenait à une époque d'économie ruralesans débouchés. Là est tout ensemble son originalité et sa grandeur.

Caractère de la monnaiecarolingienne

On pourrait définir sommairement le système monétaire carolin­gien en l'appelant un monométallisme argent. Officiellement, l'État,s'il tolère encore durant quelques années la fabrication de raresespèces d'or, ne frappe plus que du métal blanc. Une livre nou­velle, beaucoup plus lourde que la livre romaine, puisqu'elle pèsec. 491 grammes, au lieu de c. 327, est le point de départ de la frappel •

Elle est répartie entre 240 rondelles de métal pur qui portent le nomde deniers (denarii). Ces deniers d'argent, dont chacun pèse environ2 grammes, et les demi-deniers ou oboles constituent les seulesespèces sonnantes et trébuchantes, c'est-à-dire les seules monnaiesréelles. Mais il existe à côté d'eux des monnaies de compte*, simplesexpressions numérales, correspondant chacune à une quantité déter­minée de deniers. C'est le sou (solidus), qui équivaut à 12 deniers,et la livre (Iibra), qui comprend 20 sous, équivalant ainsi elle-même

1. M. PROU, Les monnaies carolingiennes, pp. XLIV et suiVe

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aux 240 deniers taillés dans la livre-poids!. La valeur minime du seulnuméraire circulant, les deniers et les oboles, s'approprie parfaitementaux besoins d'une époque où l'immense majorité des transactions necomporte que des paiements de détail. Évidemment, cette monnaie n'estpas faite pour le grand commerce; sa mission principale est de servir àla clientèle de ces petits marchés locaux, si fréquemment mentionnésdans les capitulaires et où les ventes et les achats se font per deneratas*.

L'État veille d'ailleurs avec le plus grand soin à ce qu'elle soit irré­prochable en poids et en aloi. Il s'en réserve exclusivement la frappeet, pour la mieux contrôler, la concentre dans un petit nombre d'ate­liers fonctionnant sous sa surveillance. Les peines les plus sévères sontcomminées contre les faux monnayeurs et des châtiments frappenttous ceux qui refuseraient de recevoir en paiement les deniers légaux.Au surplus, la circulation monétaire est très restreinte. Le stockmétallique qu'elle comporte a dû provenir, pour la plus grande partie,d'anciennes monnaies divisionnaires d'argent datant de la périodemérovingienne ou même de la période romaine, du butin fait sur lespeuples barbares et des quelques gisements argentifères de la Gaule,tels que ceux de Melle en Aquitaine. La monnaie circulant étaitd'ailleurs fréquemment refondue, puis redistribuée par les ateliersroyaux, pourvue d'un type nouveau, dans le dessein sans doute dedésorienter les faux monnayeurs.

Le système monétaire de Charlemagne est resté celui de tous lesÉtats nés du démembrement de l'Empire carolingien. Tous ontconservé le denier d'argent comme monnaie réelle et, comme monnaiede compte, le sou et la livre. Que le premier s'appelle pfennig oupenny, le second shelling, le troisième pfund ou pound, sous la diversitédes mots, la réalité reste la même. La monnaie d'or ne s'est conservéeen Occident que dans les pays soumis à Byzance, comme l'Italie méri­dionale et la Sicile avant leur occupation par les Normands, ou dansles régions conquises par l'Islam comme l'Espagne. Les Anglo-Saxonsont aussi frappé quelques pièces d'or avant que l'invasion de 1066ait à son tour soumis l'Angleterre à la règle générale.

La monnaie à l'époque féodale

Il était impossible cependant que la dissolution de l'Empirecarolingien et l'effondrement de l'administration monarchique dans

1. C'est à cause de cela que l'on doit lire au génitif plurielles adjectifs indiquant,dans les textes latins, l'espèce de monnaie monétaire de compte. Ainsi : V libras tur.doit se lire: V libtas turonensium et non: V libras turonenses, parce que cette expressionsignifie : 5 livres de deniers tournois. De même V sol. tur. = V solidos turonensium.

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la seconde moitié du IXe siècle n'exerçassent pas leur influence surl'organisation monétaire. Si elle se maintint partout dans ses traitsessentiels, partout aussi elle s'altéra profondément dans la pratique.Au milieu de l'anarchie où sombra le pouvoir royal, les princesféodaux ne manquèrent pas d'usurper le droit de battre monnaie.Les rois de leur côté l'accordèrent à quantité d'églises. Bientôt,à travers tout l'Occident, il y eut autant de deniers divers en circula­tion qu'il y avait de grands fiefs pourvus de la haute justice. Etil va de soi qu'il en résulta un formidable désordre. Non seulementles types des espèces se multipliaient, mais, en l'absence de toutcontrôle effectif, leur poids et leur aloi s'altérèrent de plus en plus.Des livres différentes suivant les territoires remplacèrent la livre deCharlemagne. Par l'Allemagne, dès le commencement du XIe siècle,s'introduisit un poids monétaire nouveau, le marc de 2 18 grammes,originaire probablement de Scandinavie, qui lui-même donna nais­sance à d'autres marcs dont les plus connus sont ceux de Cologne etde Troyes.

Et à tous ces motifs de désarroi, l'exploitation de la monnaie parles princes ajouta une dernière cause, et la plus grave, de perturbation.Périodiquement, la monnaie était « décriée », c'est-à-dire mise horscours; il fallait la rapporter aux ateliers monétaires qui ne la remet­taient à la disposition du public qu'en espèces moindres en poids etde plus en plus riches en alliage : les princes touchaient la différence.Ainsi, la valeur intrinsèque du numéraire décroissait au fur et àmesure. Les beaux deniers d'argent pur de Charlemagne étaientremplacés par des pièces toujours plus chargées de cuivre, si bienqu'au milieu du XIIIe siècle, de blancs qu'ils avaient été à l'origine, laplupart des deniers étaient devenus noirs (nigri denarii).

Cette confusion ne s'explique pas seulement par l'anarchie poli­tique, mais aussi par les conditions économiques de l'époque. Lecommerce ayant à peu près disparu, il n'importait guère que la diver­sité des espèces fît obstacle à la circulation monétaire. On se contentaitfort bien d'une monnaie à cours limité aux frontières d'un terri­toire dans une société dont presque toutes les transactions se faisaientaux marchés locaux. Le faible degré de la circulation commercialeallait de pair avec le faible degré de la circulation monétaire, et lamauvaise qualité du numéraire ne gênait pas beaucoup les hommesd'un temps où les échanges étaient réduits à l'extrême minimum.

Mais il va de soi que l'activité économique qui se manifesta à lafin du XIe siècle devait rendre la mobilité à cette monnaie jusqu'alorsstagnante autour de ses centres d'émission. Elle se mit à voyager avecles marchands : dans les villes et dans les foires le commerce fit

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affiuer, venant de toutes parts, les espèces les plus diverses. Lacirculation croissante du numéraire compensa l'insuffisance du stockmétallique dont on disposait. Au surplus, la découverte, au milieudu XIIe siècle, des mines d'argent de Freiberg l'alimenta de ressourcesnouvelles. Il n'en reste pas moins que, jusqu'à la fin du Moyen Age,il demeura toujours bien insuffisant. C'est seulement vers le milieudu xve siècle que l'exploitation des dépôts argentifères de la Saxe,de la Bohême, du Tyrol, de Salzbourg et de la Hongrie augmentasensiblement la production annuelle du métal frais.

Exploitation de la monnaiepar les princes

Les progrès de la circulation monétaire fournirent aux princesla possibilité de les utiliser à leur profit. Possédant le droit de battremonnaie, ils se considéraient bonnement comme autorisés à s'enservir dans l'intérêt de leur trésor, sans s'aviser que c'était là s'enrichirau détriment du public. Plus la monnaie devenait indispensableà la vie économique, plus elle fut altérée par ceux-là mêmes quidétenaient le monopole de la frappe. La pratique devint de plus enplus courante, à partir surtout du XIIIe siècle, de multiplier lesémissions nouvelles de numéraire en diminuant chaque fois sa valeur;constamment la monnaie était rappelée aux ateliers, refondue etredistribuée plus mauvaise qu'elle n'était avant son rappel. EnAllemagne surtout, ces agissements prirent une fréquence vraimentsurprenante. Pendant les trente-deux ans que régna Bernard d'Ascanie,la monnaie fut en moyenne modifiée ou, plus exactement, empiréetrois fois l'anl •

Sans doute la situation était plus tolérable dans les pays oùl'influence de la population urbaine imposait aux princes plus deretenue dans un arbitraire si incompatible avec les intérêts du commerceet de l'industrie. En Flandre par exemple, en 1127, les bourgeois deSaint-Omer s'étaient fait céder par le comte Thierry d'Alsace ledroit de frapper monnaie. La concession fut, il est vrai, révoquéel'année suivante2, mais elle n'en témoigne pas moins d'un étatd'esprit dont il importait de tenir compte: aussi le numéraire flamand,sans échapper à la dégénérescence générale qui s'impose avec larigueur d'une loi à toutes les monnaies du Moyen Age, se distingua-t-iltoujours par sa qualité relativement supérieure. Les deniers de

1. KULISCHER, op. cit., t. l, p. 324.2. A. GIRY, Histoire de la ville de Saint-Omer, p. 61.

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Cologne largement répandus dans les pays rhénans firent preuveaussi au XIIe et au XIIIe siècle d'une ~tabilité remarquable!. En Angle­terre, où la monnaie appartenait exclu,sivement au roi, elle se maintintmieux que partout ailleurs et souffrit 'moins des abus qu'entraînaitsur le continent la m1.1ltiplicité des princes qui en avaient usurpé lafrappe*.

La monnaie royale

Contre cette usurpation, la royauté ne manqua pas naturellementde réagir aussitôt qu'elle le put. Si, en Allemagne et en Italie, ledéclin de sa puissance lui interdit à partir du XIIIe siècle toute velléitéde restaurer, en ce domaine comme dans tous les autres, ses droitsrégaliens, et si même elle les abandonna de plus en plus à quantitéde princes et de villes, en France, au contraire, elle ne cessa pas depuisle règne de Philippe Auguste de regagner le terrain perdu. Ici,plus que partout ailleurs, sa prérogative monétaire lui avait étéravie par la féodalité. Sous les premiers Capétiens, environ 300 vas­saux s'étaient approprié la frappe des espèces. Ce fut un des desseinsles plus constants de la couronne que de la leur reprendre dès qu'elleen eut la force. Elle manœuvra si bien qu'au commencement duXIVe siècle il ne subsistait plus qu'une trentaine de féodaux conser­vant le droit de frappe et qu'en 1320-1321 Philippe le Long formaitle projet prématuré d'établir une seule monnaie pour tout le royaume2•

En récupérant leur régale monétaire, les rois ne s'inspiraient quede considérations de souveraineté. L'idée de mettre fin aux abus dela féodalité et de sauvegarder la « loyauté » des espèces leur était sicomplètement étrangère qu'ils ne considéraient la monnaie quecomme un des plus précieux revenus de leur domaine. En redevenantroyale, celle-ci ne jouit donc pas d'une stabilité beaucoup plus grandequ'auparavant. De règne en règne, la qualité du numéraire continuade s'altérer. Les ordonnances se multiplièrent qui, suivant les besoinsde la couronne, augmentaient sa valeur nominale, tandis que savaleur intrinsèque allait constamment en diminuant. On haussait ouon abaissait le cours des monnaies selon que le roi avait à recevoirou à rembourser. Philippe le Bel n'a fait en cela que se conformerà une pratique courante. Les fluctuations étaient perpétuelles etle désordre chronique de la circulation pourrait faire croire qu'il a dûrendre tout comrrlerce impossible, si l'exemple de notre temps ne

1. w. HÂVERNICK, Der Kolner Pfennig im XII. und XIII. Jahrhundert (Stuttgart, 1930).2. P. LEHUGEUR, Histoire de Philippe le Long, p. 368 (Paris, 1897).

H. PIRENNE 7

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU ~fOYEN AGE

nous avait mis sous les yeux des perturbations autrement profondes.La technique rudimentaire de la frappe contribuait encore à

augmenter ce chaos. Elle était incapable de donner aux pièces sortantdes ateliers un poids et un module identiques. Les rogneurs demonnaie avaient ainsi beau jeu à grappiller sur le métal du numéraireen circulation. Ajoutons enfin que la perspective d'être bouillis toutvifs ne parvenait pas à détourner les faux monnayeurs de la tentationd'exploiter un état de choses qui les favorisait à souhait.

Apparition de la 1J10nl1aie de gros

Dès la fin du XIIe siècle, le désordre monétaire en était arriveà ce point qu'une réforme s'imposait. Il est significatif que ce soitla plus grande place de commerce du temps, Venise, qui en ait prisl'initiative. En 1192, le doge Henri Dandolo y faisait émettre unepièce d'un type nouveau, le gros ou matapan, pesant un peu plus de2 grammes d'argent et valant 12 deniers anciens. Ce gros représentedonc un sou carolingien, mais avec cette différence que le sou, primiti­vement simple monnaie de compte, y devient monnaie réelle. Lesystème de Charlemagne n'est pas abandonné et l'innovation restefidèle à la répartition monétaire qu'il a établie. Elle tire seulement laconséquence de la décadence continuelle du denier pour lui substituerun denier nouveau, douze fois plus fort, d'où son nom de grossus,et qui, en fait, correspond exactement au sou ancien, lequel, de simplechiffre qu'il avait été jusqu'alors, devient partie intégrante du numé­raire. En d'autres termes, le nouveau système reste fidèle à l'ancien,si ce n'est qu'il le transpose en une valeur métallique douze fois plusgrande. Il ne supprime pas d'ailleurs le vieux denier: il se juxtaposeà lui comme monnaie commerciale, le refoulant en fait au rang desimple monnaie de détail.

Le gros vénitien répondait si bien au désir des marchands qu'il futimité tout de suite dans les villes de Lombardie et de Toscane.Cependant, au nord des Alpes, on cherchait aussi à remédier à laperversion monétaire devenue intolérable. En Allemagne, où ellesemble avoir été pire que partout ailleurs, les HelIer, ainsi nommés àcause de la ville de Hall en Souabe où on les frappa tout d'abord,firent connaître un denier nouveau supérieur en poids et en aloi. C'estaussi un denier amélioré que le sterling qui apparaît en Angleterre à lafin du XIIe siècle. Mais c'est la France qui, en s'inspirant de l'exemplede l'Italie, apporta le vrai remède. En 1266, Louis IX créait le grostournois (grossus denarius turonensis). Un peu plus tard, le gros parisis,d'une valeur supérieure d'un quart à celle du tournois, lui était adjoint.

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Ces deux monnaies se répandirent aussitôt à travers l'Europe commes'y répandaient à la même époque l'art gothique et la littératurechevaleresque et courtoise de France. Les foires de Champagnefurent certainement pour beaucoup dans ce rayonnement qui fitd'elles de véritables monnaies internationales. On en frappa tout desuite en Flandre, en Brabant, dans le pays de Liège, en Lorraine.Dès 1276, le gros tournois, qui porte en allemand le nom de groschen,apparaît dans la vallée de la Moselle; puis, avant la fin du XIIIe siècle,il a gagné Cologne, d'où il se propage dans les régions germaniquesd'au-delà du Rhin, ainsi que dans les Pays-Bas du Nord.

A cette étonnante fortune du gros tournois répond presque celledu sterling anglais, amélioré à la fin du XIIIe siècle et comme luiimité presque aussitôt en Allemagne et dans les Pays-Bas. On peutdonc considérer qu'avec l'apparition de la monnaie de gros s'ouvreune phase nouvelle dans l'histoire monétaire. Il n'y a pas ruptureavec le système carolingien; il y a tout simplement un effort pourl'adapter aux besoins du commerce. Et, bientôt, le retour à la monnaied'or est une nouvelle preuve de la nécessité de fournir à celui-ci uninstrument d'échange capable de suffire à ses exigences croissantes.

Reprise de la frappe de l'or

Depuis le XIe siècle, le trafic méditerranéen avait commencéà répandre en Italie tout d'abord, puis au nord des Alpes, des monnaiesd'or arabes ou byzantines. Mais ces pièces, « hyperpères », « bezants»ou « marabotins », étaient le plus souvent thésaurisées par leursdétenteurs et elles semblent n'avoir servi de moyen de paiementque dans des cas exceptionnels et exigeant des débours extra­ordinairesl • En 1°71, par exemple, c'est moyennant la somme énormede 500 bezants d'or que la comtesse Richilde de Hainaut engageason domaine de Chevigny à l'abbé de Saint-Hubert2• Dans le commercecourant, il n'apparaît pas que l'or ait été en usage dès cette époque,quoique leurs transactions avec le Levant aient dû faire connaître debonne heure aux marins italiens les avantages de son emploi et susciterchez eux le désir d'en voir la frappe introduite dans leurs patries.

En 123 1, Frédéric II faisait frapper dans le royaume de Sicile les

1. Sur l'usage de l'or avant la reprise de la frappe, v. M. BLOCH, Le problème del'or au Moyen Age, dans Annales d'histoire économique et sociale, 1933, pp. 1 et suive L'auteurinsiste sur la contrefaçon du monnayage de l'or étranger par certains princes. Mais on nevoit guère que le commerce ait eu recours à cet or. Il semble avoir servi surtout aux paie­ments et aux emprunts des grands personnages, dans des cas en somme exceptionnels.

2. La chronique de Saint-Hubert, dite Cantatorium, éd. K. HANQUET, p. 68 (Bruxelles,19°6).

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admirables « Augustales » d'or qui sont le chef-d'œuvre de la numis­matique médiévale, mais dont la diffusion n'a guère dépassé les fron­tières de l'Italie méridionale. Ce n'est qu'en 1 2 52 que l'émission parFlorence des premiers florins (fiorino d'oro), dont le nom provient dece qu'ils étaient marqués du lys, emblème de la ville, ouvrit décidé­ment la voie à l'expansion du numéraire d'or en Occident. Gênessuivit aussitôt*. En 1284, Venise à son tour fournissait dans son ducatou zechin une réplique au florin*. Ces deux belles pièces, identiquespar leur poids de 3 grammes et demi, correspondaient à la valeurd'une livre de gros d'argent, comme le gros lui-même avait corres­pondu à la valeur du sou. Ainsi, comme le sou, la livre, grâce à lafrappe de l'or, se transformait de monnaie de compte en monnaieréelle. Le denier, qui, à l'époque carolingienne, avait été la seulemonnaie courante, n'était plus qu'une simple monnaie divisionnaire.La ferm~turede la Méditerranée au VIlle siècle avait imposé pour long­temps, à l'Europe occidentale, le numéraire d'argent; le numéraired'or, avec sa réouverture, y reprenait maintenant sa place et son rôle.

L'avance économique de l'Italie explique suffisamment qu'elle aitpris l'initiative dans l'émission de la monnaie d'or comme elle l'avaitprise dans l'émission de la monnaie de gros. Mais, pour l'une commepour l'autre, le reste de l'Europe ne pouvait tarder à se conformerà son exemple. L'imitation fut même beaucoup plus rapide pourl'or qu'elle ne l'avait été pour le gros, et il faut sans doute l'attribuerau progrès croissant des relations commerciales. Dès 1266, selontoute vraisemblance, c'est-à-dire la même année qui vit naître le grostournois, Louis IX émettait les premiers « deniers d'or » qui aientcirculé au nord des Alpes et qui furent suivis par une productionininterrompue, sous ses successeurs, d'un opulent numéraire demétal jaune. Le mouvement inauguré par lui gagna tout le continentau cours du XIVe siècle. En Espagne, la frappe régulière de l'orremonte à Alphonse XI de Castille (13 12-135 0); dans l'Empire laBohême prend les devants en 1325; en Angleterre, Édouard III,en 1344, met en circulation des florins d'or. Dans les Pays-Bas, oùle commerce est si intense, on bat des espèces d'or, en Flandre, sousLouis de Nevers, dès avant 1337; en Brabant, sous Jean III (13 12­1355); dans le pays de Liège, sous Englebert de La Marck (1345-1364);en Hollande, sous Guillaume V (1 346-13 89) ; en Gueldre, sousRenaud III (1343-1371).

La création du gros et la frappe de l'or ont assaini la circulationmonétaire, mais les abus dont elle avait souffert jusqu'alors n'ontpas pris fin. Les rois et les princes ont continué à altérer les espèces età leur imposer arbitrairement des cours fictifs. Leur valeur n'a pas

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LE MOUVEMENT COM1tIERCIAL 101

cessé de suivre une courbe descendante. Somme toute, la politiquea sacrifié l'économique à la fiscalité*. Les premiers appels que fera unNicolas Oresme au XIVe siècle à une meilleure compréhension deschoses ne seront pas entendus. Il s'écoulera même bien des sièclesavant que les gouvernements· ne commencent à suivre les principesd'une véritable administration monétaire.

IV. - Le crédit et le commerce de !'argent!

Ancienneté dtt crédit

La théorie qui répartit le développement commercial en troisphases successives, la première caractérisée par l'échange en

1. BIBLIOGRAPHIE : L. GOLDSCHMIDT, op. cit., Bibl. gén.; M. POSTAN, Credit inmedieval trade, dans The economic history review, t. 1 (1928); R. GÉNESTAL, Le rôle des"Jonastères comme établissements de crédit (Paris, 1901); L. DELISLE, Les opérations financièresdes Templiers (Paris, 1889); H. VAN WERVEKE, Le mort-gage et son rôle économiqueen Flandre et en Lotharingie, dans Revue belge de philol. et d'histoire, t. VIII (1929)*; G. BIG­WOOD, Les financiers d'Arras, ibid., t. III (1924); R. L. REYNOLDS, The merchants ofArras, ibid., t. IX (1930); H. ]ENKINSON, A tnoney-Iender's bonds of the twelfth century,dans Mélanges Poole (Londres, 1927); G. BIGWOOD, Le régime juridique et économique ducommerce de l'argent dans la Belgique du MOJIen Age (Bruxelles, 1921-1922), 2 vol. (Mém.Acad. Belgique); S. L. PERUZZI, Storia dei commercio e dei banchieri di Firenze (1200-1345)(Florence, 1868); A. SAPORI, La crisi delle compagnie 1Jlercantili dei Bardi e dei Peruzzi (Flo­rence, 1926); le même, Una compagnia di CaliJnaia ai primi deI trecento (Florence, 1952);A. CECCHERELLI, Le serifture commerciali nelle antiche aziende fiorentine (Florence, 1910);E. H. BYRNE, Commercial contracts of the Genoese in the Syrian trace of the XII century,dans The Quarterly Journal of Economics, t. XXXI (1916); A. E. SAYOUS, Les opérationsdu capitaliste et commerçant marseillais Étienne de Manduel, entre 1200 et 1230, dansRevue des Questions historiques, 1930; le même, Les transformations des méthodes commer­ciales dans l'Italie médiévale, dans Annales d'histoire économique et sociale, t. 1 (1929); lemême, Dans l'Italie à l'intérieur des terres: Sienne de 1221 à 1229, ibid., t. III (1931); lemême, Les méthodes commerciales de Barcelone au XIIIe siècle, dans Estudis universitariscatalans, t. XVI (1932); le même, Les mandats de saint Louis sur son trésor, dans Revuehistorique, t. CLXVII (1931); F. ARENS, Wilhelm Servat von Cahors aIs Kaufmannzu London, dans Vierte(jahrschrift filr Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, t. XI (1913);W. E. RHODES, The Italian bankers in England and their loans to Edward 1and Edward II,dans Owens Col/ege Essays (Manchester, 1902); W. SOMBART, Die Juden und das Wirt­schaftsleben (Leipzig, 191 1); A. SAYOUS, Les juifs ont-ils été les fondateurs du capitalismemoderne?, dans Revue économique internationale, 1932; W. ENDEMANN, Studien in die roma­nisch-kanonistischen Wirtschafts- und Rechtslehre (Berlin, 1874-1885), 2 vol.; F. SCHAUB,Der KanJpf gegen den Zinswucher, ungerechten Preis und unlauteren Handel (Fribourg, 1905);H. PIRENNE, L'instruction des marchands au Moyen Age, dans Annales d'histoire écono­mique et sociale, t. 1 (1929); A. SCHIAFFINI, Il mercante genovese deI dugento, dans larevue A compagna, an. 1929; F. RORIG, Das alteste erhaltene deutsche Kaufmannsbüchlein,dans Hansische Beitrage zur deutschen Wirtschaftsgeschichte (Breslau, 1928); F. KEUTGEN,Hansische Handelsgesellschaften vornehmlich des XIV. Jahrhunderts, dans Viertel-jahrschrijt filr Social- und Wirtschaftsgeschichte, t. IV (1906); J. KULISCHER, Warenhandlerund Geldausleiher im Mittelalter, dans Zeitschrift für Volkswirtschaft, Sozialpolitik undVcnvalttmg, 19°8.

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nature (Naturalwirtschaft), la seconde par la monnaie (Geldwirtschaft),et la troisième par le crédit (Kreditwirtschaft), a été longtemps demode. Pourtant, l'observation des faits aurait dû faire apparaîtrede bonne heure qu'elle ne répond aucunement à la réalité et qu'ellen'est qu'une manifestation de cet esprit de système qui a si souventinfluencé l'histoire économique.

S'il est incontestable que le crédit a joué un rôle de plus en plusconsidérable, il ne l'est pas moins que l'on surprend son interventionà toutes les époques. Il n'établit entre elles qu'une différence quanti­tative, non une différence de naturel.

Prêts de consommationdes établisseJJJents ecclésiastiques

Il va de soi que, durant la période agricole du Moyen Age, il nepeut être question de crédit commercial proprement dit. On ne voitpas comment celui-ci aurait pu se développer en un temps de commercesporadique et occasionnel, et en l'absence d'une classe de marchandsde profession. Mais il est certain en revanche que, pour être limitéeaux besoins d'une société à économie rurale sans débouchés, l'actiondu crédit n'a pas laissé d'être considérable. Elle l'est même tellementqu'il serait impossible de comprendre comment cette aristocratiefoncière, sur qui repose alors 1'organisation sociale, aurait réussià subsister sans son aide. C'est grâce au crédit, en effet, qu'elle a étécapable de résister aux crises répétées où la plongeait le retour conti­nuel des famines.

L'Église a été ici l'indispensable bailleur de fonds de l'époque. Ona déjà vu que seule elle possédait un capital mobilier qui en faisaitune puissance financière de premier ordre. Les chroniques abondenten détails sur la richesse des sanctuaires monastiques, regorgeant dechâsses, de chandeliers, d'ostensoirs, de vases d'autel confectionnésau moyen du métal précieux provenant des offrandes, grandes oupetites, que la piété des fidèles faisait affiuer aux mains des moines,représentants ici-bas de ces saints tout-puissants dont l'interventionserait d'autant plus certaine que l'on aurait été plus généreux àl'égard de leurs serviteurs. Chaque église de quelque renom disposaitainsi d'un trésor qui, en même temps qu'il rehaussait les pompes duculte, lui constituait une abondante épargne. En cas de besoin, il

1. « Sale credit of which the existence has been generally denied, in reality formedthe financial basis of the medieval trade. As to the other forms of credit their existence\vas never doubted but their function was wrongly interpreted. » POSTAN, loc. cit., p. 261.

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suffisait de faire fondre quelques pièces d'orfèvrerie et d'en envoyerle métal à l'atelier monétaire voisin pour se procurer une quantitééquivalente de numéraire. Et c'était là une pratique à laquelle lesmonastères avaient recours, non seulement pour eux-mêmes, maispour autrui. Un évêque avait-il à faire face à une dépense extraor­dinaire, soit pour l'acquisition d'un domaine, soit pour le servicedu souverain, c'est aux abbayes de son diocèse qu'il s'adressait. Lesexemples abondent de ces emprunts. Quand, en 1°96, l'évêque deLiège Otbert acheta les châteaux de Bouillon et de Couvin, les églisesdu diocèse firent les frais de l'opérationl.

Mais c'est surtout en cas de disette que les trésors monastiquesétaient mis à réquisition. Pour les seigneurs des environs dont lesréserves étaient épuisées et qui devaient se procurer à prix d'argentles vivres indispensables, ils jouaient le rôle de véritables établisse­ments de crédit. Ils avançaient les fonds nécessaires moyennantl'engagement par le débiteur d'un gage foncier garantissant l'acquit­tement de sa dette. On appelait « vif gage » celui dans lequel lesrevenus du bien engagé venaient en déduction du capital prêté et« mort gage» celui dont les fruits allaient à l'engagiste sans préjudicedu remboursement intégral. D'un côté comme de l'autre, l'inter­diction de l'usure était respectée puisque l'argent prêté ne rapportaitpar lui-même aucun intérêt.

Dans ce genre d'opérations qui furent innombrables jusque dansle courant du XIIIe siècle, il s'agit uniquement de prêts de consom­mation, autant dire de prêts contractés par nécessité vitale. Onn'emprunte que sous la pression du besoin: l'argent reçu sera aussitôtdépensé, de sorte que, dans ces conditions, tout emprunt équivautà un appauvrissement. En prohibant l'usure par motif religieux,l'Église a donc rendu le plus signalé service à la société agricole duhaut Moyen Age. Elle lui a épargné la plaie des dettes alimentairesqui a si douloureusement éprouvé l'Antiquité. La charité chrétiennea pu ici appliquer dans toute sa rigueur le précepte du prêt sansrémunération et le mutuum date nihil inde sperantes s'est trouvé corres­pondre à la nature même d'une époque où, l'argent n'étant pasencore un instrument de richesse, toute rémunération pour sonemploi ne peut apparaître que comme une exaction.

La renaissance du commerce devait faire surgir, en dévoilant laproductivité du capital mobilier, des problèmes auxquels on cherchavainement une solution satisfaisante. Jusqu'à la fin du Moyen Age,la société ne devait pas cesser d'être angoissée par cette terrible

1. H. PIRENNE, Histoire de Belgique, t. l, je éd., p. 139.

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1°4 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

question de l'intérêt, dans laquelle la pratique des affaires et la moraleecclésiastique se heurtent de front. Faute de mieux, on s'en tira àforce de compromis et d'expédients.

Origines du crédit commercial

Les textes sont trop rares pour nous permettre de savoir dansquelles conditions le crédit commercial a pris naissance. Nul doutene peut subsister en tout cas sur l'existence dès le XIe siècle d'unnombre déjà considérable de marchands disposant de capitauxliquides. Ce sont des marchands de Liège, par exemple, qui en 1082

avancèrent à l'abbé de Saint-Hubert les sommes nécessaires à l'achatd'un domaine!. Quoique nous ignorions tout du contrat qui fut passéentre les parties, il est impossible d'admettre que le prêt ait étégratuit. Les prêteurs n'y ont évidemment consenti que moyennantdes avantages qu'ils auront considérés comme suffisamment rémuné­rateurs et l'on parvient malaisément à croire qu'ils se soient abstenusde toute espèce d'usure.

Quoi qu'il en soit, la pratique de celle-ci apparaît chose courantedès le milieu du XIIe siècle. On possède suffisamment de détails sur unbourgeois de Saint-Omer, Guillaume Cade (mort vers 1166), pourpouvoir douter qu'il ne se soit adonné tout à la fois au commerce desmarchandises et au commerce de l'argent. On le voit se livrer à devéritables opérations à terme en achetant à l'avance, à des abbayesanglaises, la laine de leurs moutons, et l'on doit admettre qu'il n'afait en agissant ainsi que se conformer à l'usage général de tous lesgrands négociants de son époque.

On ne manque pas d'ailleurs de témoignages, attestant l'habitudedes achats et des ventes à crédit dans le commerce en gros des épices,du vin, de la laine, des draps, etc.

Premières formes du créditen Italie

L'insuffisance de la circulation monétaire ne permettrait pas decomprendre la possibilité du grand commerce si celui-ci n'avait eurecours au crédit comme à une opération normale. L'Italie, où lemouvement économique s'est développé de bien meilleure heure quesur le continent, nous fournit ici des preuves irrécusables. Déjà auxe siècle, les Vénitiens engagent de l'argent dans les affaires mari-

1. Chronique de Saint-Hubert, éd. HANQUET, p. 121.

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times, et dès que Gênes et Pise s'adonnent à la navigation, on y voitquantité de nobles et de bourgeois risquer des capitaux sur mer. Lapetitesse des sommes engagées ne doit pas faire illusion sur l'impor­tance de ces fonds. Pour répartir les risques, on prenait des « parts»dans plusieurs bateaux à la fois. La société en commenda, si florissantedéjà au XIIe siècle, permet de voir quel rôle y joue le crédit commer­cial. Le commanditaire avance au commandité, moyennant uneparticipation dans les bénéfices éventuels, un capital que celui-cifera fructifier à l'étranger. Le plus souvent, la part revenant aupremier comprend les trois quarts, celle du second le quart du béné­fice1 *. L'assurance maritime, que les documents génois nous fontconnaître dès le XIIe siècle, est une autre application du crédit. Ilfaudrait, pour décrire les modalités déjà nombreuses qu'il revêt dèslors, empiéter plus largement qu'il n'est possible de le faire ici sur ledomaine du droit commercial. Selon toute apparence, ses premiersprogrès sont dus aux armateurs italiens et plus spécialement à ceuxde Gênes. C'est par eux que, des opérations maritimes, il s'est intro­duit dans la pratique financière*.

Les sociétés adonnées au commerce terrestre se sont développéesun peu moins rapidement que celles auxquelles le trafic maritimea donné lieu. Elles apparaissent partout en plein exercice au XIIe siècledans les villes marchandes d'Italie. Les lettres de crédit sont déjàalors d'usage courant. On a eu l'occasion de montrer plus haut lapart essentielle qui leur revient dans les transactions opérées auxfoires de Champagne. Les actes obligatoires auxquels se rattachentles origines de la lettre de change étaient dressés soit par des notaires,en Italie et dans le sud de la France, soit par des scribes d'échevinageen Flandre.

L'instrtlction des marchandset le crédit*

Le développement des instruments du crédit suppose nécessaire­ment la connaissance du savoir-lire et écrire chez les marchands.L'activité commerciale fut sans nul doute la cause de la création despremières écoles destinées aux enfants de la bourgeoisie. Au débutceux-ci avaient dû être confiés aux écoles monastiques où ils appre­naient les rudiments de latin nécessaires à la correspondance commer­ciale. Mais on comprend sans peine que ni l'esprit ni l'organisation

1. D'après BYRNE, Genoese Trade, le bénéfice normal des compagnies génoises auXIIe siècle était de 25 %.

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de ces écoles ne leur permettaient de s'attacher suffisamment auxconnaissances pratiques requises par des élèves destinés à la viecommerciale. Aussi les villes ouvrirent-elles, dès la seconde moitiédu XIIe siècle, de petites écoles qui peuvent être considérées commele point de départ de l'enseignement laïque au Moyen Age. Le clergéne manqua pas de contrarier cette intervention du pouvoir séculierdans un domaine qui lui avait jusqu'alors appartenu exclusivement.S'il ne parvint pas à empêcher une nouveauté devenue indispensableà la vie sociale, il réussit au moins presque partout à soumettreles écoles urbaines à la surveillance de ses écolâtres, mais sans pouvoirempêcher les nominations des maîtres par l'autorité municipale.

On ne peut douter qu'au XIIIe siècle la plupart des marchandsadonnés au commerce international n'aient possédé un degré d'instruc­tion assez avancé*. C'est sans doute en grande partie à leur initiativequ'est due la substitution des langues vulgaires au latin dans lesdocuments privés. Il est en tout cas fort remarquable qu'elle aitdébuté par les pays les plus avancés dans le développement écono­mique : l'Italie et la Flandre. On sait que c'est à celle-ci qu'appar­tient la plus ancienne charte rédigée en français. En Italie la pratiquede l'écriture était si entièrement mêlée à la vie commerciale quela tenue de livres par les marchands semble avoir été, sinon obli­gatoire, du moins tout à fait générale au XIIIe siècle*. Dès le débutdu XIVe, elle s'était répandue dans toute l'Europe. Les livres decomptes des frères Bonis, à Montauban, s'ouvrent en 13391 et celuid'Ugo Teralh à Forcalquier2 est de 1330-1332. L'Allemagne, deson côté, nous a conservé entre autres les Handlungsbücher de JohannTolner de Rostock3, de Vicko von Geldersen de Hambourg4, deHermann et Johann Wittenborg de Lubeck5 ; le plus ancien de tous,celui des Warendorp, est aussi de Lubeck6 *. Au commencement duXIIIe siècle, Leonardo Pisano (Leonardo Fibonaci) composait, à l'in­tention des marchands, un manuel d'arithmétique.

La connaissance des langues étrangères était certainement de son

1. Ed. FORESTIÉ, Le /ivre de comptes desfrères Bonis, marchands montalbanais du XIVe siècle(Paris-Auch, 2 vol., 1890-1893).

2. P. MEYER, Le livre journal de maître Ugo Teralh, notaire et drapier à Forcalquier(1330-1332), dans Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, etc.,t. XXXVI (1898).

3. K. KOPPMANN, Johann Talners Handlungsbuch von 1345-1350 (Rostock, 1885).4. H. NIRRNHEIM, Das Handlungsbuch Vickos von Geldersen (Hambourg-Leipzig, 1895).5. C. MOLLwo, Das Handlungsbuch von Hermann und Johann Wittenborg (Leipzig, 1901).6. F. RORIG, Hansische Bei/rage, etc., cité p. 101, n. 1. - On possède pour Bruges

sept livres de comptes du changeur CoUard de Marke (1366-1369). R. de ROOVER, Consi­dérations sur les livres de comptes de C. de M., dans le Bulletin de l'école supérieure de com­'Herce Saint-Ignace à Anvers (1930).

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côté fort répandue parmi les gens d'affaires. Parmi elles le françaisjouait à peu près le rôle qui appartient de nos jours à l'anglais dansles relations économiques. Les foires de Champagne ont sans doutelargement aidé à lui valoir cette situation. Nous avons conservé depetits manuels de conversation composés à Bruges, au milieu duXIVe siècle, en vue de servir à son enseignementl . A côté de lui, lelatin conserva d'ailleurs son rôle de langue internationale, surtoutpour les relations entre peuples romans et peuples germaniques.

Le commerce et le crédit

Les progrès de l'instruction apparaissent intimement liés à ceuxdu crédit, et l'on constate d'ailleurs, par l'exemple de l'Italie, qu'ilsfurent d'autant plus rapides que le crédit était plus développé. Lesdocuments commerciaux que nous avons conservés attestent combienles paiements à échéance lointaine étaient nombreux. Il suffit, pours'en faire une idée, de parcourir les livres de comptes mentionnésplus haut. Encore ces livres ne concernent-ils que le commerce dedétail. Le spectacle que nous fourniraient les documents analoguesrelatifs au commerce de gros serait certainement plus frappantencore. On ne peut croire que les marchands qui achetaient descentaines de balles de laine en Angleterre aient pu les payer avantd'avoir vendu les draps que cette laine leur permettait de fairefabriquer. Nous possédons au surplus assez de renseignements pourpouvoir affirmer que les grands marchands se trouvaient les unsvis-à-vis des autres en rapports constants de dettes et de créances.Au lieu de la fonction presque négligeable qu'une opinion trop long­temps dominante a attribuée au crédit commercial du Moyen Age,il faut adn1ettre bien au contraire qu'il y a exercé une action pré­pondérante.

Sans doute il ne s'est pas épanché aussi largement dans tous lespays. Son intervention dans l'Allemagne d'outre-Rhin est beaucoupmoins étendue jusqu'à la fin du XIIIe siècle qu'elle ne l'a été en Flandreet surtout en Italie, et ç'a été une erreur de méthode que de géné­raliser, comme on l'a fait trop souvent, à toute l'Europe, ce qui n'estvrai que de ce pays. Pour comprendre la portée d'un phénomène,il faut l'étudier là où il s'est manifesté avec le plus de vigueur. Iln'est pas admissible de vouloir réduire l'activité économique desgrandes cités flamandes ou italiennes à celle des ports de la Hanse

1. Le livre des métiers de Bruges et ses dérivés. Quatre anciens JJlan1/els de conversation, publiéspar J. GESSLER (Bruges, 193 1).

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au XIIIe siècle, ou de villes de second ordre comme Francfort-sur-Ie­Main.

Faut-il ajouter qu'il le serait tout autant d'exagérer l'importancedu crédit commercial au Moyen Age jusqu'au point de la comparerà celle qu'il a acquise de nos jours ou même dès la fin du xve siècle.Si essentielle qu'elle ait été, elle s'est naturellement restreinte auxlimites que lui imposait un territoire économique borné à l'ouestpar les côtes de l'océan Atlantique, et qui ne s'avançait pas à l'estau-delà des rivages de la Méditerranée, de la mer Noire et de laBaltique. Elle n'a pas été secondée non plus par la puissance degrands États et enfin elle a été incapable, pour des causes que l'onverra plus loin, d'influencer sérieusement l'organisation de la pro­duction industrielle.

Le commerce de l'argent

Le crédit commercial n'a occupé qu'une partie des capitaux cir­culants. La plus grande partie de beaucoup en a été affectée auxemprunts des pouvoirs publics ou des particuliers. Les opérations debanque du Moyen Age ont été essentiellement des opérations deprêts; c'est en elles que s'absorbe presque entièrement l'histoire ducommerce de l'argent à cette époque.

Ce commerce lui-même n'est qu'une conséquence du renouveaucommercial des XIe-XIIe siècles. Les premiers banquiers médiévauxsont les uns les descendants de ces changeurs (can/bitores) que ladiversité de la circulation monétaire a fait surgir de très bonne heureet qui s'enrichirent rapidement en pratiquant une profession quiéchappait forcément à tout contrôle; les autres, de beaucoup lesplus nombreux, sont les grands marchands qui ont trouvé l'emploide leurs capitaux surabondants en les prêtant à autrui. Remarquonsd'ailleurs que la banque ne s'est jamais entièrement séparée ducommerce des marchandises. Elle s'est pour ainsi dire greffée sur lui.Elle ne fut qu'un moyen d'utiliser des réserves de capitaux*.

En règle générale, le banquier du Moyen Age est à la fois un prê­teur et un négociant. La constitution de grosses fortunes commercialesau cours du XIIe siècle devait infailliblement les imposer aussitôtà l'attention des rois, des princes, de l'aristocratie et même de l'Église.Tous, en effet, souffraient de la crise des revenus provoquée par lesprogrès de l'activité économique et la croissance continue des dépensesqu'imposait un genre de vie plus raffiné. Combien n'était-il pas pluscommode pour eux de se faire avancer l'argent qui leur manquait,par ces marchands qui en regorgeaient, plutôt que d'engager leurs

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LE MOUVEMENT COMMERCIAL

terres aux abbayes ou d'envoyer leurs orfèvreries à la monnaie?Et comment, d'autre part, les marchands auraient-ils résisté à leurdemande ? Il eût été trop périlleux de refuser à des emprunteurs dontl'influence politique ou sociale était considérable. Évidemment, leurpuissance même pouvait mettre en péril le remboursement dessommes aventurées en leurs mains. Mais il suffisait pour se garantirde stipuler un intérêt dont le taux pût compenser les pertes résultantdes dettes non remboursées. Tout bien considéré, si les risquesétaient grands (et l'étaient-ils davantage que dans le commerce inter­national soumis à l'aléa des guerres, des naufrages, des pirates et despillards ?), la perspective des profits était alléchante. Elle doit avoirséduit dès le XIIe siècle presque tous les nouveaux riches. Il est évi­dent que nos sources n'ont conservé que de très faibles traces desemprunts qu'ils consentirent et dont les titres ont été détruits aprèsremboursement. C'est au hasard que nous devons les quelques ren­seignements qui nous sont parvenus, mais qui, pour rares qu'ilssoient, ne nous permettent pas moins d'apprécier l'ampleur descrédits ouverts par les marchands à leur clientèle.

Opérations financières des marchands

Aux environs de 116o, Guillaume Cade fournit au roi d'Angleterreet à quantité de nobles des sommes considérablesl • A Gand, JeanRynvisch et Simon Saphir agissent de même à l'égard de Jean sansTerre2• A la même époque Arras est célèbre par ses prêteurs d'argent.

Atrebatum... urbs... p/enaDivitiis, inhians tucris et foenore gattdens3•

Les Louchard, les plus opulents d'entre eux, ont laissé un nomlégendaire dans les Pays-Bas et les Crespin ont joui d'une réputationpresque égale à la leur. La poésie artésienne nous conserve encorel'impression que leur richesse et leur amour du lucre ont exercée surles contemporains4•

Depuis le commencement du XIIIe siècle, toute la haute noblesse dubassin de l'Escaut est endettée chez les bourgeois des villes. A côté desArtésiens on rencontre, parmi les prêteurs, des bourgeois de Lens, de

1. Sur ces opérations, v. les travaux de H. ]ENKINSON, cités p. 101, n. 1.

2. En 1176 déjà, des prélats anglais font des emprunts considérables à des mercatoresFlandriae. A. SCHAUBE, Handelsgeschichte der Romanischen Volker, p. 393.

3. GUILLAUME LE BRETON, Philipis (Mon. Germ. Hist. Script., t. XXVI, p. 321).4. A. GUESNON, La satire à Arras au XIIIe siècle, dans Le Moyen Age (1889 et 1900).

- Sur la réputation de cupidité et de richesse des Artésiens dès le commencement duXIIe siècle, v. GUIBERT DE NOGENT, Histoire de sa vie, éd. G. BOURGIN, p. 223.

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110 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU !vIOYEN AGE

Douai, de Tournai, de Gand, de Valenciennes, d'Ypres, etc., et l'onrelève dans la liste de leurs débiteurs les comtesses Jeanne et Margue­rite de Flandre, le comte Gui de Dampierre, ses fils Robert et Jean,évêque de Liège, le comte d'Artois Robert II, le sire de Termonde etbien d'autres. Les sommes avancées varient de 60 à 14 000 livres, maisla même personne revient continuellement à la charge. De 1269à 1300, le montant des créances connues de Gui de Dampierreatteint le total de 55 813 livres rien que dans le comté de Flandre,et combien n'en a-t-il pas contracté d'autres que nous ignorons. Leremboursement est en général stipulé à un an de date et sous lagarantie de répondants. Ce sont parfois de riches bourgeois, parfoisde gros personnages comme l'avoué d'Arras, celui de Béthune, leseigneur d'Audenarde, parfois enfin, et le plus fréquemment, la villede Bruges. Il arrive aussi que la garantie soit constituée par desimmeubles du débiteur.

Les villes ne sont pas moins emprunteuses que la noblesse. Grandesou petites, elles ont continuellement recours à la bourse des marchands.D'octobre 1284 à février 1305, à dix reprises différentes, Bruges aobtenu des avances qui se chiffrent par plus de 460 000 livres!.

Les établissements religieux avaient des besoins moins considé­rables. Eux aussi pourtant recouraient continuellement au crédit.Le journal des visites pastorales d'Eudes Rigaud (1248-1269)nous montre que presque tous les couvents de Normandie étaientendettés.

Le prêt à intérêt

En voilà assez pour montrer l'envergure prise par les opérationsde crédit auxquelles donna naissance dès l'origine l'existence ducapital mobilier constitué par le commerce. Le spectacle que nousprésentent les Pays-Bas à cet égard se reproduit à travers toutel'Europe avec les simples différences qu'y introduit, suivant lesrégions, l'activité plus ou moins grande de la vie économique. Par­tout où il se trouve, l'argent est assuré d'un placement d'autant plusfructueux que la demande en est plus grande. Toute somme avancéevaut au prêteur une rémunération qui n'est autre que l'usure ou,pour employer l'expression moderne, l'intérêt. Les comptes des villespas plus que les écrits des particuliers ne reculent devant l'emploide cet odieux mot d'usure. On dissimule en revanche la réalité dansles documents destinés au public. Habituellement l'emprunteur s'obli-

1. G. BIGWOOD, op. dt., t. l, p. 99.

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LE MOUVEMENT COMMERCIAL III

geait à payer à l'échéance une somme supérieure à celle qu'il avaitréellement touchée; la différence constituait l'intérêt. Dans le prêt« à manaie » (ad manaium) , la somme reconnue comme due estexactement celle qui a été versée. Au jour de l'échéance, la manaieest payée et si le principal ne l'est pas, elle se renouvelle à chaqueéchéance jusqu'à la libération complète du débiteur. Il devait êtreentendu que l'emprunteur ne s'acquitterait pas au jour fixé, si bienque la perception de l'usure se couvrait ici du masque d'une pénalitépour retard!. En général, le taux de l'intérêt oscillait de la à 16 0/0.Il arrive qu'il descende à 5 %et monte parfois à 24 % et même au-delà.Le risque plus ou moins grand que comportait la créance exerçaitnaturellement son influence sur le chiffre stipulé*.

Progrès du crédit en Italie

Le commerce de l'argent, tel qu'il fut pratiqué par les marchandsdu Nord, les Cade, les Louchard, les Crespin et leurs émules, quellequ'ait été son ampleur, n'en affecte pas moins des formes très primi­tives. Il semble s'être réduit à des contrats individuels entre capi­talistes et emprunteurs. On ne voit pas que les financiers d'Arrasni ceux des autres villes flamandes se soient constitués en société.« Ils agissent soit seuls, soit le plus souvent par groupes de deux outrois intéressés entre lesquels existe sans doute une associationmomentanée, mais non un contrat régulier de société »2. Ils n'ontni représentants au-dehors, ni établissements avec qui ils correspon­dent. Il ne semble même pas qu'ils soient en rapports avec les ban­quiers et les changeurs des foires de Champagne, car c'est régulière­ment au lieu de leur domicile qu'est stipulé le remboursement dessommes avancées. D'autre part, ils ne se chargent ni de recevoirdes fonds en dépôt, ni d'effectuer des paiements à l'étranger, nid'escompter des effets de change.

Toutes ces opérations, au contraire, les Italiens les connaissaientdepuis le XIIe siècle et les avaient portées dès le siècle suivant au plushaut degré de développement compatible avec les conditions socialesdu temps*. Leur supériorité sur les capitalistes du Nord était tropécrasante pour que ceux-ci ne fussent point forcés de leur céder laplace, et de financiers se réduire à n'être plus, à la fin du XIIIe siècle,que d'opulents rentiers, des otiosi, se bornant à gérer leur fortunepersonnelle, à acquérir des immeubles et à acheter des rentes.

1. Ibid., p. 441.2. Ibid., p. 178.

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112 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

Les financiers italiensdans le Nord

Dès le XIIIe siècle, on l'a déjà vu, les marchands du Nord et d'Italiefréquentaient les foires de Champagne et les foires de Flandre. L'im­portance que présentait pour eux l'industrie drapière, dont ils expor­taient de plus en plus abondamment les produits vers le sud del'Europe, amena bientôt plusieurs d'entre eux à se fixer dans la régionet même à s'y affilier à la bourgeoisie. Et tout de suite, conscientssans doute de l'avantage que leur organisation et leur techniquefinancière leur assuraient sur les indigènes en matière de finances,ils leur firent une concurrence victorieuse. Les puissantes compagniesauxquelles ils appartenaient leur fournissaient de loin l'appui de leurscapitaux*. A partir de la seconde moitié du XIIIe siècle, toutes sontreprésentées dans les Pays-Bas*. On y trouve des associés ou desfacteurs des Salimbene, des Buonsignori, des Gallerani de Sienne,des Frescobaldi, des Puci, des Peruzzi, des Bardi de Florence, desScoti de Plaisance, et l'on relève encore à côté d'eux des Génois, desgens de Pistoie, et des Languedociens de Cahors. Ajoutez que tous cesMéridionaux jouissent d'une instruction commerciale, d'une routinedes affaires de change et de crédit, d'une connaissance des grandesplaces marchandes de l'Europe avec lesquelles ils sont en rapports,qui les mettent hors de pair. Rien d'étonnant donc si, après la bataillede Bouvines, la comtesse Jeanne, pour se procurer les sommes néces­saires à la rançon de son mari Ferrand de Portugal, prisonnier dePhilippe Auguste, s'adresse au crédit italien. En 1221, elle en avaitreçu 29 194 livres au prix de 34 626. L'affaire était bonne pour lesbailleurs de fonds et sans doute la comtesse eut-elle à se louer deson côté de leur savoir-faire1• Du moins voit-on, à partir de cettedate, se multiplier rapidement les emprunts faits aux « ultramontains ».

Les progrès du crédit s'attestent ici par les modalités nouvelles quile caractérisent. Ce sont les foires de Champagne qui apparaissentcomme lieu de remboursement et qui règlent les dates des échéances.Mais les banquiers italiens servent aussi d'intermédiaires pour lespaiements à effectuer au-dehors et leur maîtrise dans les opérations dechange, leur pratique de la compensation des dettes leur assurent dèsla fin du XIIIe siècle le monopole de la banque au nord des Alpes.

Les rois de France, les rois d'Angleterre*, les princes territo­riaux, les évêques, les abbés, les villes leur constituent une clientèleinternationale. La papauté se sert d'eux pour gérer les fonds im.menses

1. Ibid., p. 180.

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LE MOUVEMENT COMMERCIAL II;

dont elle dispose, percevoir le denier de Saint-Pierre et les taxesde toutes sortes de plus en plus nombreuses qu'elle fait peser surl'Églisel *. A vrai dire, ils ont en main le maniement des financesdans toute l'Europe. Les rois les font entrer dans leurs Conseils, leurconflent la frappe de leurs monnaies, les chargent de la surveillanceet de la rentrée des impôts. Dans quantité de villes ils prennent àferme les accises et, de toutes parts, les princes les autorisent à tenirdes tables de prêts.

Avec la banque, ils mènent d'ailleurs les opérations commercialesles plus diverses. Tout ensemble ils achètent de la laine, vendent desdraps, des épices, des orfèvreries, du brocart, des étoffes de soie. Ilssont armateurs de navires en même temps que propriétaires d'hôtelsà Paris, à Bruges, à Londres. L'extension de leurs affaires, à mesurequ'elle augmente, augmente leur hardiesse, la quantité des bénéficesréalisés compensant et au-delà les pertes subies. Ils n'hésitent pasd'ailleurs à pressurer les débiteurs que la nécessité force à recourirà eux. Il n'est pas rare de les voir exiger des abbayes ou des particuliersen détresse des intérêts de 50 et d'au-delà de 100 %. Dans les grandesaffaires et à l'égard des clients que leur puissance ou leur solvabilitérecommande, le taux se tient habituellement aux environs de 10 %.

Les juifs

Comparés à l'efflorescence et à l'ubiquité du crédit des Italiens,celui des juifs apparaît bien chétif. On a certainement exagéré debeaucoup le rôle qu'ils ont joué au Moyen Age. Il est significatif deconstater pour l'apprécier à sa valeur que, plus un pays est en avanceau point de vue économique, moins on y rencontre de prêteurs juifs.Il n'yen a jamais eu en Flandre qu'un nombre si minime qu'il peutpasser pour quantité négligeable. On les voit se multiplier dès qu'onavance dans l'Europe orientale. On les rencontre en Allemagne deplus en plus nombreux à mesure que l'on s'écarte du Rhin; en Pologne,en Bohême, en Hongrie, ils abondent*.

A l'époque agricole du Moyen Age, ils avaient, comme on l'a vuplus haut, joué le rôle de colporteurs de produits orientaux2• Parl'Espagne musulmane, où leurs coreligionnaires avaient acquis debonne h.eure une grande influence économique, ils introduisaient dans

1. G. SCHNEIDER, Die finanziellen Beziehungen der f10rentinischen Bankiers zur Kirche(Leipzig, 1899); Ed. JORDAN, Le Saint-Siège et les banquiers italiens, dans Congrèsinternational des catholiques, 5e section, p. .29.2 (Bruxelles, 1895).

.2. V. plus haut, p. 9. - Cf. M. HOFMANN, Der Geldhandel der deutschen Juden wiihrenddes Mit/elalters bis zum Jahre 1350 (Leipzig, 1910).

H. PIRENNE 8

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J 14 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

le nord de l'Europe des pacotilles d'épices, des tissus précieux et desorf~vreries. Il semble même qu'ils se soient livrés jusque vers la findu xe siècle à un trafic clandestin d'esclaves chrétiens. Un certainnombre' d'entre eux, dans le midi de la France, avaient acquis desterres, des vignobles, des moulins, etc. Mais l'Église, sans les persé­cuter, cherchait à empêcher tout contact entre ces mécréants et lesfidèles, et l'explosion de mysticisme qui fut contemporaine de la

·première croisade déchaîna contre eux les passions populaires etinaugura la longue série des « pogroms» dont ils devaient si souvent,par la suite, être les victimes. D'autre part, la renaissance du commerceméditerranéen au XIe siècle permit de se passer d'eux comme inter­médiaires avec le Levant. Ce n'est guère qu'à Barcelone que descommerçants juifs enrichis à l'époque musulmane, et qui demeurèrentdans la ville après la reconquista, prirent part au trafic maritime commearmateurs ou cOlnmanditaires de navires. Partout ailleurs, les juifsd'Occident en furent réduits à, ne plus pratiquer que le prêt sur gagesà intérêt. L'interdiction de l'usure ne s'appliquant qu'aux chrétiensne les concernait pas : ils en profitèrent et sûrement en abusèrent.Car on ne recourait à eux qu'en cas de besoin et la nécessité quifaisait frapper les clients à leurs portes leur permettait de les exploitercomme ils voulaient. Grâce à leurs relations avec leurs coreligion­naires, non seulement d'Europe, mais des contrées islamiques duSud, ils se procuraient facilement l'argent liquide indispensable àleurs opérations, et les particuliers dans la gêne étaient toujourscertains de trouver chez eux une aide dont l'urgence ,contraignaitde ne pas regarder à son prix. L'emprun~ chez le juif présentait encorel'avantage appréciable du se<;ret. Il était si commode que même desétablissements ecclésiastiques ne se faisaient pas faute d'y recourir*.

Partout où ils s'installaient, les juifs se trouvaient sous la protec­tion du souverain territorial, ce qui revient à dire qu'ils dépendaientde son bon vouloir. En 1261, le duc Henri de Brabant avait ordonnéen mourant d'expulser de sa terre les usuriers et sa veuve ne se résignaà les tolérer qu'après avoir pris l'avis de saint Thomas d'Aquinl .

Édouard 1er les chassa d'Angleterre en 1290; en France, Philippe leBel suivit son exemple en 1306. Ses successeurs les laissèrent pour­tant rentrer peu à peu dans le royaume d'où ils furent bannis denouveau en 1393. Périodiquement d'ailleurs le peuple se soulevait

, contre eux, instigué par des débiteurs auxquels il n'était que trop

1. H. PIRENNE, La duchesse Aleyde de Brabant et le « De regimine Judaeorum »de saint Thomas d'Aquin, dans le Bullelin de la Classe des Lettres de l'Académie royale deBelgique (192.8).

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LE MOUVEMENT COMMERCIAL 115

facile d'exciter les masses en faisant appel à leur crédulité!. On soup­çonnait les juifs de toutes sortes d'horreurs et de sacrilèges. En 1349,on les massacra dans tout le Brabant; en 1370, ils en furent défini­tivement expulsés, le bruit s'étant répandu qu'ils avaient profané deshosties2•

Les tables de prêt

Comme prêteurs sur gages, les juifs rencontrèrent dès le XIIIe siècledes concurrents redoutables parmi les chrétiens eux-mêmes. Il sembleque les premiers en date furent des gens de Cahors qui essaimèrentpar toute la France et les Pays-Bas, et y déployèrent une telle activitéque dès le milieu du siècle le nom de « Cahorsin » était devenu syno­nyme de celui de prêteur d'argent3• Cependant des Lombards, oupour mieux dire des Italiens, se substituèrent bientôt à eux dans cegenre d'opérations. Les princes et les villes leur concédèrent, moyen­nant redevance, le droit d'établir des tables de prêt dont le plusancien octroi connu dans les Pays-Bas remonte à 128o. Les conces­sionnaires de ces tables jouissaient du monopole de leur exploitationà l'exclusion de tous autres tels que « toscans u coversins u juis »4,et l'on peut se demander à bon droit si leurs instances n'ont pascontribué en bien des cas à l'expulsion des juifs dont ils prirent laplace. Quoique les octrois les plus anciens stipulent que les prêts seferont« bien et loiaument sans malengien et sans usure », il est évidentqu'il faut entendre qu'ils ne prohibaient que la perception d'unintérêt excessif. Les textes postérieurs ne laissent aucun doute surce point. Ils n'interdisent que les « villaines convenenches » ou obligentles prêteurs à se conformer « as us et as coustumes que on a acoustumetque li lombard prestent »5. En somme donc ils admettent officielle­ment la pratique d'un intérêt considéré comme raisonnable. Le tauxordinaire était de 2 deniers à la livre par semaine, c'est-à-dire de43 1/3 % l'an, taux dépassant de plus du double celui de l'intérêtcommercial. Les tables des Lombards furent bien loin d'ailleurs de

1. Exemple curieux à Paris, en 1380, dans la Chronique du religieux de Saint-Denys,éd. BELLAGUET, t. l, p. 54.

2. Ils ne devaient pas être très nombreux, car la confiscation de leurs biens ne rapportaque 7 065 florins de Brabant. HENNE et WAUTERS, Histoire de Bruxelles, t. l, p. 133, n.

3. En 1367, on applique à Bruges le mot «cauwersinen »à des Lombards. GILLIODTS­VAN SEVEREN, Inventaire des Archives de Bruges, t. II, p. 140. - Les Cahorsins menaientd'ailleurs de front le commerce de l'argent et celui des marchandises. V. F. ARENS,Wilhelm Servat von Cahors aIs Kaufmann zu London, dans Vierteljahrschrtft ftïr Sozial­und Wirtschaftsgeschichte, t. XI (1913), pp. 477 et suive

4. BIGWOOD, Le COJJlmerCe de l'argent, t. l, p. 340.5. Ibid., p. 451.

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se confiner exclusivement dans la pratique du prêt à intérêt. Ellesfaisaient aussi des encaissements et des paiements pour autrui et selivraient à des opérations commerciales.

Les changeurs

Les changeurs participaient aussi au commerce de l'argent et aumaniement du crédit. Le change des monnaies était lucratif et lesprinces ne l'octroyaient que moyennant des redevances et à unnombre limité de personnes qui par cela même présentaient uncaractère officiel. Le négoce des métaux précieux leur était réservéet leur procurait évidemment, outre les commissions qu'ils perce­vaient sur le change, d'abondants bénéfices. De bonne heure l'habi­tude s'établit de leur confier des sommes en dépôt et sans doute cesdépôts n'étaient-ils pas gratuits. Ils recevaient encore des consigna­tions et des séquestres, et l'on comprend facilement qu'ils aient fonc­tionné fréquemment comme agents de paiement et que même plu­sieurs d'entre eux soient devenus des prêteurs d'argent.

Les établissements ecclésiastiques en revanche qui, aux premierssiècles du Moyen Age, avaient joué le rôle de véritables établissementsde crédit, n'interviennent plus que très rarement comme prêteursà partir du XIIIe siècle. A la différence des laïques, ils ne pouvaienttourner.l'interdiction du prêt à intérêt, encore qu'ils se soient permisquelquefois de la transgresser!. Au surplus ils ne disposaient pasd'assez d'argent liquide pour pouvoir, quand bien même ils l'eussentvoulu, rivaliser avec les marchands et surtout avec les financiersitaliens. La plupart du temps même, on les voit forcés de recourirà leurs bons offices et presque toujours ils sont endettés à leur égard.

L'ordre du Temple seul, par ses relations avec l'Orient chrétien,a réussi à devenir, au cours du XIIIe siècle, une véritable puissancefinancière. Toutes ses commanderies correspondaient les unes avecles autres, qu'elles fussent établies en Syrie ou dans les États occi­dentaux. Le prestige et la force militaire dont elles disposaient lesdésignaient à la noblesse soit pour recevoir des dépôts, soit pourfaire passer de l'argent dans le Levant ou pour en faire venir. EnFrance, les Telnpliers furent chargés par les rois de quantité d'opé­rations de trésorerie jusqu'au jour où Philippe le Bel se décida à fairedissoudre un ordre dont il convoitait les richesses autant qu'il désiraiten secouer la tutelle*.

1. En 1228, l'abbé de Saint-Bertin prête de l'argent ad tlsl/ram. BIGWOOD, op. cit.,t. II, p. 263.

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LE MOUVEMENT COMMERCIAL 117

Les rentes foncières

Le crédit immobilier présente un développement qui, du moinsdans les villes, acquit une importance essentielle. Les marchands quele commerce avait enrichis ne plaçaient pas tous leurs bénéfices dansle négoce ou dans les prêts. Le placement le plus sûr consistait àacheter des terrains qui, grâce à l'augmentation rapide de la popu­lation urbaine, devenaient bientôt des terrains à bâtir que l'on concé­dait à cens aux nouveaux habitants. Déjà au début du XIIe siècle,les Cesta episcoporum cameracensium nous montrent le premier grandmarchand dont l'histoire des Pays-Bas ait conservé le nom, Werimbold,acquérant à mesure que sa fortune se développe des revenus fonciersde plus en plus abondants :

Census accrescttnt censibusEt munera muneribus1•

Aux cens fonciers primitifs perçus par les propriétaires du sol netardèrent pas à se superposer des cens nouveaux, portant sur les mai­sons que les occupants y avaient élevées. L'institution de ces « sur­cens », ou, pour mieux dire, de ces « rentes» est une des modalités lesplus générales et les plus fréquentes du crédit médiéval. Le proprié­taire d'une maison veut-il emprunter à long terme, vend une rentesur cette maison, c'est-à-dire s'engage à payer à son bailleur de fondsune rente parfois perpétuelle, mais le plus souvent rachetable, quireprésente l'intérêt du capital emprunté sur l'immeuble. Cet intérêt,beaucoup plus modique que l'intérêt commercial et qui présentel'avantage de ne pas tomber sous le coup de l'interdiction de l'usure,oscille généralement aux environs de 10 à 8 % jusqu'au xve siècle2•

Les rentes à vie

Très différentes des rentes constituées sur immeubles sont les rentesà vie dont l'usage s'est généralisé à la suite des emprunts contractéspar les villes. A partir du XIIIe siècle, celles-ci recoururent de plus enplus à la pratique de vendre des rentes à une ou à deux vies, afinde se procurer des ressources extraordinaires : ces rentes constituaientl'intérêt des capitaux empruntés. Elles étaient servies aux prêteurs

1. Gesta episcoporum cameracensium, éd. Ch. de SMEDT, p. 125.

. 2. W. ARNOLD, Zur Geschichte des Eigentums in den deutschen Stadten (Bâle, 1861);G. des MAREZ, Étude sur la propriété foncière dans les villes du Moyen Age et spéciale1Jlent el1Flandre (Gand, 1898); J. GOBBERS, Die Erbleihe und ihr Verhaltniss zum Rentcnkaufim mittela1terlichen Këln, dans Zeitschrift der Savigny Stiftung jür Rethtsgeschichte. Ger1Jl.Abth. (1883).

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118 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

jusqu'à leur mort ou jusqu'à la mort de leurs héritiers (rentes à deuxvies). Elles constituaient donc des placements d'argent qui furent debonne heure très recherchés par les bourgeoisies. Il était loisibleà tout le monde d'acheter de cette sorte de rente, si bien que chaqueville possédait des rentiers dans une région parfois très vaste. Pouréviter les fraudes, on promettait des primes à qui ferait connaîtrele décès des bénéficiaires de ces rentes qui ressemblaient, on le voit,aux modernes porteurs de titres d'emprunts publics. Parfois aussi,des agents étaient chargés par l'administration urbaine de releverle nombre des rentiers en viel. Certaines villes engageaient à leursprêteurs l'administration d'une partie de leurs revenus que ceux-cipercevaient à leur profit jusqu'à remboursement. En Italie, cettecoutume était déjà fort en vogue au milieu du XIIe siècle. En 1164,Gênes abandonnait pour la durée de onze ans, à une société (monte)de sept personnes, quelques-unes de ses recettes. Dès le XIIIe siècle,la ville avait déjà consolidé sa dette et reconnu à ses créanciers ledroit de vendre leurs titres à des tiers. La fameuse banque de Saint­Georges (casa di S. Giorgio), qui devait si puissamment se développerau xve siècle, tire de là son origine.

Si insuffisante et si incomplète qu'elle soit, l'esquisse qu'on vientde tracer du crédit et du commerce de l'argent peut cependant donnerune idée de leur importance et de la multiplicité de leurs formesjusqu'à la fin du XIIIe siècle. Sans eux, la vie économique du MoyenAge serait incompréhensible. Mais, sauf dans les grandes cités ita­liennes où l'on voit apparaître déjà les premières assises du créditet des institutions bancaires de l'avenir, leur perfectionnement necorrespond pas à leur vigueur. On a observé fort justement qu'iln'a pas existé à cette époque un véritable marché de l'argent dans lesens actuel du mot. Chaque opération de crédit était en somme l'objetd'un contrat déterminé par les circonstances, une convention privéeentre un prêteur et un emprunteur2• A tout prendre, le prêt commer­cial ne se différenciait pas encore nettement du prêt de consommation.

La législation sur l'usure

Doit-on attribuer ces insuffisances à l'interdiction du prêt àintérêt? Elle a sans doute été d'autant plus gênante qu'elle a passé de

1. Les abbayes constituaient aussi des rentes à vie en faveur de leurs créanciers.V. par exemple, en 1267, la liste des pensiones que post vitas hominum ad ecclesiam ret'ertentur,dans Le livre de l'abbé Guillaume de Ryckel, éd. H. PIRENNE, p. 68. - Sur les rentes viagèresdes villes, v. G. ESPINAS, Les finances de la commune de Douai, pp. 321 et suive (Paris, 1902).

2. BIG\VOOD, op. cit., t. l, p. 456.

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LE MOUVE1\fENT COMMERCIAL

la législation ecclésiastique à la législation civile. En fait, cependant,c'était une impossibilité que de prétendre la faire respecter dans salettre. Ce n'est guère que dans les cas d' « usure manifeste )} qu'ellefut rigoureusement appliquée, c'est-à-dire dans les cas de prêts deconsommation sur gage avec stipulation d'un intérêt excessif. Lebesoin de crédit était trop intense et trop général pour que l'on pûtsonger à décourager les prêteurs. Dès le XIIIe siècle, les canonistescherchèrent à découvrir des expédients permettant d'atténu~r ce quele mutUtlnl date nihil inde sperantes avait de trop absolu1 : on découvritque toute avance d'argent entraînant soit une perte éventuelle (dam­I1Ulll emergens), soit un manque à gagner (lucrum cessans), soit un risquepour le capital (periculum sortis), justifiait un dédommagement, ou,en d'autres termes, un intérêt (interesse). L'intérêt, ce fut donc l'usurelégitime et l'on comprend combien la distinction entre cette usuretolérée et l'usure interdite était délicate et laissait de jeu à l'apprécia­tion des juges. Dans les affaires commerciales, la pratique couranteautorisait le loyer de l'argent. Il était de règle aux foires de Cham­pagne, et en général dans les opérations des sociétés. Au XIVe siècle,le théologien Alvarus Pelagius constate que la prohibition de l'usurene doit pas s'appliquer à ces dernières2•

Il n'en est pas moins vrai que les censures ecclésiastiques demeu­raient suspendues comme une menace permanente sur tous ceux quise mêlaient de crédit. Bien souvent les débiteurs se faisaient affran­chir par l'Église de l'obligation de s'acquitter des intérêts de leursdettes. Aussi s'ingéniait-on de toutes manières à dissimuler ces péril­leux intérêts. Tantôt le prêteur les défalquait à l'avance de la sommeempruntée, tantôt on les voilait sous l'apparence de pénalités de retarddans le remboursement, tantôt le débiteur reconnaissait avoir reçubeaucoup plus qu'il n'avait touché en réalité. Tout compte fait, ilne semble pas que la législation contre l'usure ait beaucoup plusempêché la pratique de celle-ci que le Volstead Act en Amérique n'aempêché la consommation de l'alcool. Elle a été une gêne, elle n'apas été une barrière. L'Église elle-même fut constamment contraintede recourir aux deniers de ces financiers dont elle réprouvait lesagissements; c'est à eux que la papauté confiait la perception et lemaniement des revenus qui affiuaient vers elle de tous les points de lachrétienté et elle ne pouvait ignorer pourtant à quel genre d'affairesse livraient ses banquiers*.

1. w. ENDE:MANN, Studien ill die romanisch-kanol1istischen Wirtschafts- und Rechts/ehre,2 vol. (Berlin, 1874-1883); E. SCHREIBER, Die volkswirtschaftlichen Anschaunrmgcn derScolastik seit Thomas von Aquin (Iéna, 1913).

2. E. LIPSON, Economie his/ory of Eng/and, t. l, p. 530.

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CHAPITRE V

IMPORTATIONS ET EXPORTATIONS

JUSQU'A LA FIN DU

XIIIe SIÈCLE

1. - Les objets et les directionsdu grand commerce!

Si étrange que cela puisse paraître, le commerce du MoyenAge s'est développé dès les origines, non point sous l'influence ducommerce local, mais sous celle du commerce d'exportation. Luiseul a fait surgir cette classe de marchands professionnels, qui futl'instrument essentiel de la transformation économique du XIe etdu XIIe siècle. Dans les deux régions de l'Europe où elle a débuté,l'Italie du Nord et les Pays-Bas, le spectacle est le même. C'est letrafic à longue distance qui a donné l'élan2•

1. BIBLIOGRAPHIE: v. les ouvrages de W. HEYD et d'A. SCHAUBE, cités dans labibliographie générale, et ceux de R. HAPKE et de R. L. REYNOLDS, ci-dessus, p. 22,n. 1. H. SIMONSFELD, Der Fondaco dei Tedeschi in Venedig und die deutsch-venetianischen Han­delsbeziehungen (Stuttgart, 1887), 2 vol.; W. STEIN, Beitriige zur Geschichte der deutschen Hanse(Giessen, 1900); E. DAENELL, Geschichte der det/tschen Hanse in der zweiten Hiilfte desXIV. Jahrhunderts (Leipzig, 1897); le même, Die Blütezeit der deutschen Hanse (Berlin,19°5-19°6), 2 vol.; G. A. KIESSELBACH, Die wirtschaftlichen Grundlagen der deutschen Hanseund die Handelsstellung Hamburgs bis in die zweite Hiilfte des XIV. Jahrhunderts (Berlin,1907); P. A. MEILINK, De nederlandsche hanzestedell tot het laatste kwartaal der XIVe eeuw(La Haye, 1912); F. RORIG, Hansische Beitrage zur deutschen Wirtschaftsgeschichte (Breslau,1928); le même, La Hanse, dans Annales d'histo;re économique et sociale, t. II (1930);Ad. ARNDT, Zur Geschichte und Theorie des Bergregals und der Bergbaufreiheit (Halle, 2 e éd.,1916); L. BLANCARD, Documents inédits sur le commerce de Marseille au Moyen Age (Marseille,1884-1885, 2 vol.); A. GERMAIN, Histoire du commerce de Montpellier (Montpellier, 1861),2 vol.; C. PORT, Essai sur l'histoire du commerce maritblle de Narbonne (Paris, 1852); deFRÉVILLE, Mémoire sur le commerce maritime de Rouen (Rouen, 1857), 2 vol.; L. MIROT,La colonie lucquoise à Paris, du XIIIe au xve siècle, dans Bibliothèque de l'École desChartes (1927-1928); Z. W. SNELLER, De ontwikkeling van den handel tusschen Noord­nederland en Frankrijk tot het midden der Xye eeuw, dans Bijdragen voor Vaderl. Geschie­denis (1929); Ad. SCHAUBE, Die Wollausfuhr Englands vom Jahre 1273, dans Viertel-}ahrschrift fiir Social- und Wirtschaftsgeschichte, t. YI (1908); E. E. POWER, The Englishwaol trade in the reign of Edward IV, dans The Cambridge historical Journal, t. II (1926)*.

2. V. plus haut, p. 39 et suive

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122 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

On s'en rend compte aussitôt si l'on examine quels sont les pro­duits qui ont alimenté ce trafic. Tous présentent le caractère de pro­duits d'origine étrangère, si bien que le commerce du Moyen Age,en ses commencements, ressemble en quelque manière au commercecolonial.

Les épices

I.Jes épices sont à la fois les premiers objets de ce commerce etceux qui, jusqu'au bout, n'ont cessé d'y occuper la place principale.De même qu'elles ont provoqué la richesse de Venise, elles ont faitaussi celle de tous les grands ports de la Méditerranée occidentale.Dès que la navigation se rétablit au cours du XIe siècle entre la merTyrrhénienne, l'Afrique* et les échelles du Levant, elles fournissentpar excellence le chargement des navires. La Syrie, où les caravanesvenues de l'Arabie, de l'Inde et de la Chine les font affiuer, ne cessera:pas d'être leur objectif principal jusqu'au jour où la découverte denouvelles voies maritimes permettra aux Portugais d'aller s'en appro­visionner directement aux lieux d'origine.

Tout se réunissait pour leur donner la prééminence: la facilité deleur transport et les prix élevés qu'on en pouvait demander. Lecommerce médiéval a donc débuté par être un commerce de denréesde luxe, c'est-à-dire un commerce à gros bénéfices et à installationsrelativement peu coûteuses. Et ce caractère, il l'a conservé, on leverra, pendant presque tout le cours de sa durée. Les expéditionsmassives de matières premières ou d'objets de consommation cou­rante avec l'énorme matériel de transport et les gigantesques accumu­lations de capital qu'elles supposent lui ont été étrangères, et c'estpar là sans doute qu'il contraste le plus violemment avec celui destemps modernes. L'équipement d'un port médiéval comporte demodestes quais de bois, pourvus d'une ou deux grues, où viennentaccoster des bateaux de 2 à 600 tonnes. Il n'en faut pas davantagepour la manutention, le chargement et l'expédition des quelquesmilliers de kilogrammes de poivre, de cannelle, de clous de girofle,de noix de muscade, de sucre de canne, etc., qui constituent la pré­cieuse cargaison des navires.

Le commerce des épicesdans la Méditerranée

Les peuples occidentaux qui, depuis la fin de l'époque mérovin··gienne, s'étaient déshabitués de l'usage des épices" les accueillent

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IMPORTATIONS ET EXPORTA TIONS

avec un empressement croissant. Elles reprennent bientôt leur placedans l'alimentation de toutes les classes supérieures de la société.A mesure que le commerce les exporte au nord des Alpes, il enprovoque davantage la demande.

On a beau en multiplier les arrivages, elles ne risquent pas de restersans acheteurs. Les armateurs médiévaux n'ont jamais eu à craindrela catastrophe de l'accumulation des stocks ni l'affaiblissement ruineuxdes prix. Tout navire rentrant à son port d'attache apporte avec luila certitude de gains plantureux. Mais que de périls à affronter ! Lesnaufrages, tout d'abord, sont continuels. Puis la piraterie se pratiqueau grand jour avec l'activité d'une véritable industrie. Enfin, entreles cités italiennes, la guerre est constante et chacune s'acharneà détruire le commerce de ses rivales pour profiter de leur ruine.Durant tout le Moyen Age, elles se combattent sur la Méditerranéeavec autant, si pas plus, d'acharnement que l'Espagne, la France etl'Angleterre du XVIe au XVIIIe siècle sur les eaux de l'Atlantique etdu Pacifique. A peine Gênes et Pise ont-elles débuté dans le traficdu Levant que Venise ne songe plus qu'à les expulser d'un domaineoù elle a jusqu'alors dominé sans conteste. La fondation de l'Empirelatin de Constantinople, à laquelle elle s'est employée avec tant d'éner­gie et d'habileté, lui donne momentanément la prééminence sur sesrivales. Elle la perd après la restauration byzantine (1261) qui est enpartie l'œuvre de Gênes. Depuis lors, les deux grandes villes mar­chandes se partageront la maîtrise de la mer Égée sans cesser de se sur­veiller et de se nuire. Quant à Pise, elle a cessé d'être redoutable depuisla défaite navale que les Génois lui ont infligée à Méloria en 1284.

Pourtant la longueur et l'obstination de ces luttes n'ont pasentravé un moment les progrès de la prospérité des combattants eton ne pourrait sans doute invoquer de preuve plus significative deleur énergie, m~is aussi des bénéfices magnifiques que leur procuraitun comn1erce si haineusement disputé.

Le commercedes produits orientaux

Les épices, qui ont donné le branle au trafic méditerranéen, ne l'ontévidemment pas absorbé tout entier. A mesure que les relations semultiplient entre l'Occident et l'Orient chrétien ou musulman, on yvoit figurer un nombre toujours plus considérable soit de produitsnaturels, soit de produits fabriqués. A partir du commencementdu XIIIe siècle, les importations vers l'Europe consistent en riz, enoranges, en abricots, en figues, en raisins secs, en parfums, en médi-

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IZ4 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN A GE

caments, en matières tinctoriales, telles que le bois de Brésil qui vientde l'Inde, la cochenille ou l'alun*. A cela s'ajoute le coton, que lesVénitiens désignent par son nom grec de bombacintls et les Génoispar son nom arabe de cotone qu'ils ont transmis à toutes les langues.La soie brute alimente le commerce depuis la fin du XIIe siècle et,comme le coton, en quantités croissantes à mesure que l'un et l'autresont mis en œuvre par l'industrie italienne tout d'abord, puis bientôtpar l'industrie continentale. Des étoffes de fabrication orientale, quiseront imitées en Occident, contribuent aussi au chargement desbateaux, damas de Damas, baldaquins de Bagdad, mousselines deMossoul, gazes de Gaza. Le vocabulaire des langues modernes estencore tout farci des mots d'origine arabe qu'y a introduits lecommerce oriental et qui en rappellent l'intensité et la variété. Ilsuffira de citer, rien qu'en français, des expressions telles que divan,douane, basane, bazar, artichaut, épinard, estragon, orange, alcôve,arsenal, darse, matelas, carafe, carquois, farde, gabelle, goudron, jarre,jupe, magasin, quintal, récif, sirop, taffetas, tare, tarif et quantitéd'autres arrivées de l'arabe en notre langue, par l'intermédiaire del'italien.

Le commerce des draps*

En retour de toutes ces importations qui ont répandu dans l'occi­dent de l'Europe un genre de vie plus confortable et plus raffiné, lesItaliens approvisionnaient les échelles du Levant de bois de construc­tion, d'armes et Venise, au moins durant un certain temps, d'esclaves.Mais les étoffes de laine prennent bientôt la place principale parmiles biens exportés. Ce furent tout d'abord des futaines tissées enItalie, puis, à partir de la seconde moitié du XIIe siècle, des drapsde Flandre et de la France septentrionale. Il n'est pas douteux quec'est la fréquentation des foires de Champagne par les marchandsitaliens qui leur fit connaître la qualité supérieure de ces draps et lapossibilité de réaliser, grâce à eux, de fructueux bénéfices. Le portde Gênes se prêtait admirablement à leurs expéditions vers l'Orient.Ils ont certainement contribué pour une large part aux progrès sirapides de son trafic. Les actes notariaux des archives génoises nousapprennent qu'avant le commencement du XIIIe siècle la ville expor­tait des tissus d'Arras, de Lille, de Gand, d'Ypres, de Douai, d'Amiens,de Beauvais, de Cambrai, de Tournai, de Provins, de Montreuil!, etc.

Comme on le voit, cette liste comprend les noms de quantité de

1. V. plus haut, p. 3I.

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I~IPORTATIOKS ET EXPORTATIONS 12 5

villes de France. Au cours du XIIIe siècle cependant, leur industriedut céder le pas à celle de la Flandre et du Brabant. Ces deux terri­toires constituent depuis lors par excellence la région drapière del'Europe!. Et leur prééminence s'explique par la perfection de leurstissus. Pour la souplesse, le soyeux et la beauté de la couleur, ilsétaient sans rivaux. C'étaient dans toute la force du terme des pro­duits de luxe. Leur vogue commerciale fut la conséquence des hautsprix que l'on en pouvait obtenir. Dans le domaine des textiles, ilsjouèrent en somme le même rôle que les épices dans celui de l'ali­mentation. Les marchands italiens, grâce à leurs capitaux et à lasupériorité de leur technique, s'approprièrent dès le XIIIe siècle lemonopole de leur exportation vers le Midi. Après la décadence desfoires de Champagne, les grandes compagnies commerciales de lapéninsule installèrent à Bruges des « facteurs » chargés de l'achaten gros des draps flamands et brabançons. Des marques de plombcertifiant leur prix et leur qualité leur étaient fixées au moment del'expédition. Florence en faisait venir des quantités considérablesavant qu'ils eussent reçu les derniers apprêts. Ils leur étaient donnésdans ses murs par le fameux arte di Calimala2•

Le port de Brtlges

Ainsi, l'industrie flamande et brabançonne prenait de loin une partessentielle au trafic méditerranéen qui lui-même était en relationsconstantes avec Bruges. Cette ville en reçut un caractère que l'onchercherait vainement ailleurs dans l'Europe médiévale*. C'est uneméprise que de l'appeler, comme on le fait si souvent, la Venise duNord, car Venise ne jouit jamais de l'importance internationale quifait l'originalité du grand port flamand. Sa puissance reposait essen­tiellement sur sa navigation: elle ne devait rien à l'étranger; seulsles Allemands y avaient, dans leur Fondaco dei Tedeschi, un établis­sement permanent dont l'activité se bornait à l'achat des produitsimportés par les vaisseaux vénitiens. Bruges, au contraire, semblableen cela d'une manière frappante à ce que devait être Anvers auXVIe siècle, vivait avant tout de sa clientèle exotique. La très grande

1. L'apogée de leur draperie doit se placer au commencement du XIVe siècle. A cetteépoque, elle a non seulement éclipsé dans le grand commerce la draperie française, maisaussi la draperie anglaise. En Angleterre, on se plaint de ce que les Flamands et les Bra­bançons achètent dans le royaume la guède, les cardes et la terre à foulon au détrimentdes artisans indigènes. LIPSON, op. cit., t. l, p. 399.

2. A. SAPORI, Una cotJlpagnia di Calimala ai primi deI trecento; A. DOREN, Die Florentiner1f7 ollentuchil1dtlstrie VOlJ? XIV. bis ZUJJl XVI. Jahrhundert (Stuttgart, 1901).

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majorité des navires qui fréquentaient son port appartenaient à desarmateurs du dehors : ses habitants ne prenaient eux-mêmes qu'unefaible part au commerce actif. Il leur suffisait de servir d'intermédiairesentre les marchands qui de toutes parts affiuaient vers la ville. Dèsle XIIIe siècle, les Vénitiens, les Florentins, les Catalans, les Espa­gnols, les Bayonnais, les Bretons, les Hanséates y possédaient desloges ou des comptoirs*. Ce sont eux qui entretenaient le mouvementde ce grand rendez-vous de gens d'affaires qui avait succédé auxfoires de Champagne comme point de contact entre le commerce duNord et celui du Midi, avec cette différence que, de périodique qu'ilavait été dans les foires, le contact ici était permanent.

Ce n'est qu'à partir de la première moitié du XIVe siècle que Gêneset Venise inaugurèrent des relations maritimes directes avec le portde Bruges*. Jusqu'alors, il n'avait communiqué avec l'Italie et lemidi de la France que par voie de terre. Depuis toujours au contraire,la navigation septentrionale s'était orientée vers lui. Déjà les marinsscandinaves avaient abandonné Tiel èn sa faveur et lorsque, dansle courant du XIIe siècle, ils durent céder aux Allemands la maîtrisede la mer du Nord et de la mer Baltique, la recrudescence d'activitécommerciale qui en résulta donna une nouvelle impulsion à la fortunedu havre flamand1• Il est très probable que la création de son avant­port de Damme avant 118o, puis, avant 129;, celle de L'Écluse (Sluis),située à l'embouchure du Zwin, ne s'expliquent pas seulement parl'envasement progressif des eaux brugeoises, mais aussi par la substi­tution aux légères barques non pontées des Scandinaves des lourdescoggen hanséatiques qui requéraient des mouillages plus profonds etdont l'affluence croissante exigeait plus d'espace. De leur arrivée dateaussi le déclin définitif de la marine marchande de la Flandre qui,à vrai dire, n'avait jamais été fort considérable et dont la disparitionacheva de conférer au commerce brugeois son caractère passif*.

La Hanse teutonique

L'efflorescence de l'industrie drapière dans le bassin de l'Escauta été, pour les Hanséates comme pour les Italiens, la cause principalede leur établissement à Bruges. Mais l'avantage que les premierstrouvaient à s'y rencontrer à demeure avec les seconds augmentabientôt la force de l'attraction qui les attirait vers la ville. Les comtesde Flandre ne manquèrent pas de leur témoigner une bienveillance

l. A. BUGGE, Der Untergang der norwegischen Schiffahrt im Mittelalter, dans Vier­tefjahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, t. XII (1914), pp. 92 et suive

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I}vfPORTATIONS ET EXPORTATIONS

intéressée. En 1252, la comtesse Marguerite réglait, à la demandedes Lubeckois agissant au nom de plusieurs villes de l'Empire, la per­ception du tonlieu de Damme. Dès la seconde moitié du XIIIe siècle,le comptoir que les Hanséates ou, pour employer l'expression fla­mande, les Ooster/ingen avaient fondé à Bruges était devenu et devaitrester, jusqu'à la fin du Moyen Age, le plus important de tous ceuxqu'ils possédaient en dehors de l'Allemagne*.

La Hanse teutonique a occupé, dans le nord de l'Europe, une situa­tion dont la comparaison s'impose avec celle que les grands portsitaliens occupèrent dans le bassin de la Méditerranée. Comme eux,elle servit d'intermédiaire entre l'Europe occidentale et l'Orient.Mais quel contraste entre l'Orient de la Hanse et celui de l'Italie !Ici, le monde byzantin et le monde musulman fournissaient aucommerce toutes les productions d'une nature incomparable et d'uneindustrie perfectionnée au cours de civilisations millénaires. Là, cen'étaient que des régions dont les unes, les plus voisines, étaientencore en voie de colonisation, et dont les plus éloignées n'avaièntpas même dépouillé leur barbarie primitive, qui s'offraient à sonexploitation. Ajoutez à cela la rigueur d'un climat septentrional, unsol encore en grande partie recouvert de forêts, une mer rendue inac­cessible par les glaces durant l'hiver.

Tout le long des côtes de la Baltique, les villes avaient essaiméau fur et à mesure que l'avance allemande poussait plus loin au-delàde l'Elbe. Sous la puissante impulsion de Lubeck, bâti en II 58 auxbords de la Trave, elles avaient pris possession des îles et des embou­chures des fleuves. Vers 116o, dans l'île de Gotland enlevée aux Scan­dinaves, s'élevait Wisby. Rostock était fondé vers 1218, Stralsund etDanzig vers 1230, Wismar vers 1269; Riga apparaît au commencementdu XIIIe siècle*, puis, entre 1224-125°, Dorpat et enfin, une vingtained'années plus tard, la lointaine Reval*. Ainsi, la bourgeoisie mar­chande s'installe aux rivages des pays slaves, lithuaniens et lettons,avant même que leur conquête soit achevée. Les chevaliers teuto­niques n'ont pas encore occupé toute la Prusse ni fondé Kœnigsbergque déjà elle a jeté les assises d'Elbing*. Et elle prend pied en mêmetemps sur la côte de Suède. Elle s'établit à Stockholm et s'approprieles pêcheries de hareng de la presqu'île de Schonen*.

Entre ces postes avancés dans des territoires à peine soumis etau bord d'une mer d'où il a fallu expulser les Scandinaves, l'ententes'imposait pour la protection de tous. Sous l'initiative de Lubeck qui,dans les environs de 1230, a conclu un traité d'amitié et de libertécommerciale avec Hambourg, les jeunes villes de la Baltique serapprochent les unes des autres en une ligue à laquelle adhèrent tout

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128 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

de suite les ports de la mer du Nord et que l'on désigna par ce motde Hanse qui s'appliquait aux associations de marchands*. Cetteconfédération des villes maritimes allemandes, qui contraste de façonsi éclatante avec les guerres continuelles des villes italiennes de laMéditerranée, leur assura sur toutes les eaux du Nord une prédomi­nance qu'elles devaient conserver jusqu'à la fin du Moyen Age.Grâce à leur entente, elles réussirent à tenir tête victorieusement auxattaques que les rois de Danemark dirigèrent contre elles et à favo­riser d'un commun accord leurs progrès à l'étranger.

Le commerce hanséatique

En Angleterre, le Sta/hof de Londres, créé dès le milieu duXIIe siècle, et en Flandre le comptoir de Bruges étaient, le derniersurtout, leurs bases d'opération en Occident*. A l'Orient, elles enpossédaient une autre à Novgorod par où elles drainaient le commercede la Russie. Le Weser, l'Elbe, l'Oder faisaient pénétrer leur traficdans l'Allemagne continentale. Par la Vistule, elles dominaient laPologne et poussaient leur rayonnement jusqu'aux confins des paysbalkaniques. En revanche, la grande voie commerciale qui avait faitjadis correspondre la Baltique avec Constantinople et Bagdad par laRussie s'était fermée depuis l'établissement des Petchénègues au bordde la mer Noire et de la mer Caspienne, au XIIe siècle, assurant ainsià la Méditerranée le monopole des relations avec l'Orient byzantinet musulman.

L'exportation des Hanséates consistait naturellement, et en ceciencore la différence éclate entre elle et celle des ports italiens, en·"­produits naturels, les seuls que pouvaient fournir au commerce lesterritoires purelnent agricoles de leur « hinterland ». C'étaient avanttout les blés de la Prusse, les fourrures et le miel de la Russie, les boisde construction, le goudron, le poisson sec et les harengs salés despêcheries de Schonen. Mais à cela s'ajoutaient, comme fret de retour,les laines que leurs bateaux allaient chercher en Angleterre et ce selde Bourgneuf ou sel de la baie (Baie Salz) qu'ils chargeaient dans legolfe de Gascogne, d'où ils rapportaient également les cargaisons devin de France.

Tout ce trafic gravitait autour de Bruges qui constituait, à mi­chemin entre la Baltique et le golfe de Gascogne qu'il ne dépassaitpas, l'étape centrale du commerce hanséatique. C'est là que les épicesvenues d'Italie et les draps tissés en Flandre et en Brabant s'offraientaux armateurs allemands. Par eux ils se dispersaient jusqu'aux limitesles plus extrêmes qu'atteignait leur commerce, Novgorod et le sud

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IMPORTATIONS ET EXPORTATIONS

de la Pologne, et dans toutes les villes marItImes ils s'entassaientdans les boutiques des Gewandschneider pour servir à l'habillement dela riche bourgeoisie*.

Le volume du commerce hanséatique atteignait sans doute, s'ilne le surpassait, le volume du commerce méditerranéen. Mais les capi­taux qu'il utilisait étaient incontestablement moins élevés. La valeurdes marchandises exportées par lui ne permettait pas les gros béné­fices résultant de la vente des épices; il fallait en écouler beaucouppour recevoir en échange assez peu de chose. Aussi ne peut-ons'étonner de ne pas rencontrer dans les villes de la Hanse ces puissantsmanieurs d'argent qui ont acquis à l'Italie du Moyen Age la domi­nation financière de l'Europe. Entre des maisons comme celles desBardi ou des Peruzzi et les honnêtes négociants que sont par exempleun Wittenborg à Lubeck, un Geldersen à Hambourg ou un Tolnerà Rostock, il y a un abîme. Et le contraste n'est pas moins grandentre la technique commerciale perfectionnée que l'on constate d'uncôté et la simplicité des affaires qui se pratiquent de l'autre.

Le commerce de l'Allemagnecontinentale

Aucune autre région de l'Allemagne n'a atteint le degré de vitalitééconomique de la Hanse. Au XIIIe siècle, les villes maritimes ontdécidément pris le pas sur les villes rhénanes par lesquelles avaitdébuté dans l'Empire la civilisation urbaine. Cologne, qui étaitencore sous les Hohenstaufen le grand marché de la Germanie, estéclipsée par Lubeck, dès les environs de 12.50. Le grand fleuve qui lalonge y maintient pourtant, ainsi qu'à Utrecht en aval et à Mayence,Spire, Worms, Strasbourg et Bâle en amont, une activité qu'alimentele transit de l'Italie aux Pays-Bas dont il constitue une des voiesprincipales. Les vignobles du Rhin et de la Moselle y entretiennenten outre une exportation considérable; l'industrie est vivante danstous les centres principaux, sans dépasser pourtant l'importance d'uneindustrie régionale.

Quant à l'Allemagne du Sud, si elle correspond par Venise avec lecommerce méditerranéen, elle est encore bien loin de la prospéritéqu'elle atteindra à la fin du Moyen Age. Le Fondaco dei Tedeschi, queses marchands ont établi dans la ville des lagunes, ne peut êtrecomparé à aucun égard au puissant comptoir hanséatique de Bruges.L'exploitation des mines du Tyrol et de la Bohême est encore à sesdébuts. Le sel du Salzkammergut et celui de Lunebourg font l'objetd'un commerce incapable d'ailleurs de soutenir la concurrence du sel

H. PIRENNE 9

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

de Bourgneuf importé de toutes parts par la navigation maritime*.Le magnifique débouché que le Danube ouvre sur la mer Noiredemeure inutilisé. Il ne sert guère qu'au transit entre la Bavière etl'Autriche par les places d'Augsbourg, de Ratisbonne et de Vienne.Le faible développement de la Hongrie et au-delà les troubles inces­sants des régions balkaniques interdisent tout trafic sur son cours infé­rieur. Au surplus, l'extrême morcellement politique de l'Allemagne,la faiblesse des empereurs, les rivalités des dynasties y sont singu­lièrement défavorables au développement de l'activité économique.On n'a pas ici pour y parer les avantages que fournit à l'Italie unecivilisation avancée et une situation géographique qui permet partoutà la terre ferme de communiquer facilement avec la mer.

Le commerce de l'Angleterre

L'Angleterre, qui, elle, possède, seule en Europe, un gouverne­ment national dont l'action s'exerce d'un bout à l'autre du pays sansy rencontrer l'obstacle d'une féodalité princière, a connu une admi­nistration économique supérieure à celle de tous les États du Conti­nent. Et pourtant, ni son industrie ni son commerce n'ont profitéd'une condition si favorable. Jusqu'au milieu du XIVe siècle, elle pré­sente le spectacle d'un pays essentiellement agricole. Sauf Londres,dont le port a toujours été largement fréquenté par les marchandscontinentaux depuis le XIe siècle*, toutes ses villes, avant le règned'Édouard III, se sont contentées d'une production limitée par lesbesoins de leur bourgeoisie et ceux de la campagne environnante.Sauf Stratford pendant une cinquantaine d'années du XIIIe siècle,elles n'ont pas travaillé la laine excellente que fournissait le royaume,au-delà de ce qui était nécessaire à leur consommation et à celle deleur clientèle locale. Il faut sans doute chercher la raison d'un faiten apparence si étrange dans l'extraordinaire développement pris dèsles débuts du Moyen Age par la draperie flamande*. Devancés parleurs voisins des Pays-Bas, les Anglais se sont contentés de les appro­visionner en matière première. Ils ont été pour eux ce que la Répu­blique Argentine et l'Australie sont de nos jours pour l'industrie dra­pière de l'Europe et de l'Amérique. Au lieu d'entrer en concurrence'Bvec eux, ils se sont appliqués à rendre de plus en plus intense laproduction de ces laines dont la vente était assurée. Les monastèrescisterciens de la grande île devinrent par excellence des éleveurs demoutons*. Le commerce de la laine fit la fortune des foires de Saint­Yves sur l'Ouse, de Saint-Gilles à Winchester, de Stourbridge, deSaint-Bot0lph à Boston, de Westminster, de Northampton et de

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IMPORTATIONS ET EXPORTATIONS

Bristol, en même temps qu'il fournit à la couronne une bonne partiede ses ressources et qu'il anima de plus en plus le mouvement desportsl .

Contre toute vraisemblance cependant, l'importance de la marineanglaise fut bien loin de correspondre à celle de l'exportation deslaines. Dès les débuts, celle-ci se :fit surtout par des bateaux venusdu continent et, à partir du XIIIe siècle, elle devint presque le mono­pole de la Hanse teutonique. Les rois cl'Angleterre ne cherchèrentévidemment pas à promouvoir, avant la :fin du Moyen Age, la navi­gation de leurs sujets2• Ils acceptèrent de propos délibéré de les voirréduits à un commerce passif et se montrèrent pleins d'empresse­ment à attirer chez eux les marchands étrangers par toutes sortes deprivilèges. Évidemment, leur conduite fut déterminée surtout parl'intérêt de leur trésor qu'alimentaient les taxes levées sur le traficforain et les emprunts contractés par la couronne chez les capitalistesétablis à Londres..Depuis le XIIIe siècle, les Italiens s'installèrentnombreux dans la ville où ils menaient de pair le commerce de l'argentet celui des laines qu'ils revendaient en Flandre, ou expédiaientdirectement vers les centres drapiers d'au-delà des Alpes et parti­culièrement vers Florence*.

Le commerce de la France

La physionomie économique de la France est beaucoup pluscomplexe que celle de l'Angleterre. Le mot de France ne correspond,il est vrai, à aucune unité économique avant la fin du Moyen Age. Ildésigne un certain nombre de régions juxtaposées et n'ayant guèreles unes avec les autres plus de rapports qu'avec l'étranger. Au sudtout d'abord, les ports de la Provence, Montpellier, Aigues-Mortes,Narbonne et surtout Marseille, prennent part au commerce méditer­ranéen et au cours du XIIIe siècle pratiquent activement l'exporta­tion des draps de Flandre et l'importation des épices. L'échec descroisades de saint Louis et surtout la concurrence génoise affaiblirentgrandement vers la :fin du siècle une prospérité qui ne devait repa­raître qu'au XVIIe siècle. Depuis lors, le rayonnement de Marseillene dépassa plus guère la France méridionale. Son déclin est à peu

1. Ad. SCHAUBE, Die Wol1ausfuhr Englands vom Jahre 1273, dans Vierteljahrschriftfür Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, t. VI (1908).

2. En 1381, un acte royal avait réservé aux seuls bateaux anglais la navigation duroyaume. Mais il s'avéra tout de suite inapplicable et il fallut comme auparavant avoirrecours à la marine de la Hanse. On n'en doit pas moins considérer l'innovation de 1381comme le point de départ d'une orientation nouvelle annonçant l'intervention écono­mique de l'État. V. F. R. SALTER, dans The economic history Review (193 1), p. 93.

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13 2 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

près contemporain de celui des foires de Chan1pagne qui, dès lecommencement du XIIe siècle, avaient constitué, on l'a vu, le grandcentre d'affaires de l'Europe. Paris profita largement de cette déca­dence. Il devint alors, avec Bruges, le siège principal des firmes ita­liennes trafiquant au nord des Alpes. Elles y introduisirent l'industriede la soie et s'y adonnèrent surtout à la banque. Paris fut bien loincependant de jouer dans l'histoire économique du Moyen Age un rôleen rapport avec le prestige de la civilisation et la prépondérancepolitique de la France à partir du règne de Philippe Auguste. Citéinternationale par son Université, elle ne le fut ni par son commerceni par son industrie. Elle n'attira d'autres étrangers que des Italienset des drapiers des Pays-Bas, et si sa population augmenta rapide­ment, ce fut surtout grâce à la présence de la cour et aux progrès dela centralisation politique. Les 282 professions qui y étaient représen­tées à la fin du XIIIe siècle1 n'étaient exercées que par des artisansdont les petits ateliers subvenaient aux multiples besoins de la grandeville sans chercher à écouler leurs produits au-dehors. A l'envisagerdu point de vue industriel, la France n'était pas comme l'Italie oules Pays-Bas un pays d'exportation. Si ses architectes et ses sculpteursrépandirent son art par toute l'Europe, elle n'intervint guère dans lecommerce international que grâce à l'abondance de ses richessesnaturelles.

Le vin et le sel de France

Parmi celles-ci, le vin occupe sans conteste la prelnière place. Ilest aussi étonnant que regrettable que l'on n'ait pas encore étudiéd'une façon digne de leur importance les modalités de sa culture et lecommerce dont il fut l'objet2 *. Le rôle qu'il jouait dans l'alimentationdes pays privés de vignobles semble avoir été beaucoup plus consi­dérable au Moyen Age que de nos jours. En Angleterre, en Allemagneet dans les Pays-Bas surtout, il était la boisson ordinaire des classesriches. A Gand, une keure du XIIIe siècle oppose à l'homme ducommun, le bourgeois qui ad hospitium vinum bibere solet3. Les vins

1. Cet ensemble de 282 professions différentes ressort de la liste fournie par G. FAGNIEZ,tJtudes sur l'industrie et la classe industrielle à Paris au XIIIe et au XIVe siècle, pp. 7 et suiVe(Paris, 1877), si on en retire les synonymes, ainsi que les mentions des femmes et desvalets.

2. A défaut de travaux français, on consultera: A. L. SIMON, The history of the winetrade in England (Londres, 1906); Z. W. SNELLER, Wijnvaart en Wijnhandel tusschenFrankrijk en de Noordelijke Nederlanden in de tweede helft der XVe eeuw, dans BiJdragenvoor Vaderl. Geschiedenis (1924).

3. WARNKOENIG-GHELDOLF, Histoire de la Flandre, etc., t. III, p. 284.

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IMPORTATIONS ET EXPORTATIONS

d'Italie ne se prêtant pas à l'exportation et la production de ceux duRhin et de la Moselle étant trop limitée pour leur permettre une largeexpansion, les vins français jouirent à partir du XIIIe siècle d'une pré­pondérance incontestable dans le trafic international des pays duNord. Ceux de la vallée de la Seine et ceux de la Bourgogne ne serépandirent guère, semble-t-il, que par les bateaux de Rouen. Maisgrâce à leur abondance, à leur qualité supérieure et aux facilités detransport que leur assurait la proximité de la mer, ceux du Bordelaisjouirent dès les débuts de la renaissance économique du XIIe siècled'une vogue de plus en plus accusée. De la rade d'Oléron et du portde La Rochelle (d'où le nom de vins de La Rochelle sous lequel ilsétaient désignés dans le commerce), les bateaux gascons, bretons, anglaiset surtout, dès le milieu du XIVe siècle, les bateaux de la Hanse lesemportaient vers la mer du Nord et jusqu'aux extrémités de la Bal­tique*. Ils remontaient dans l'intérieur des terres par la navigationfluviale. A Liège, au commencement du XIVe siècle, ils arrivaient entelle quantité qu'ils se vendaient à meilleur compte que les vins alle­mands, en dépit de la distancel • L'Angleterre, dont la Gascognereleva comme on sait jusqu'au milieu du xve siècle, leur fournis­sait un débouché toujours ouvert. Leur négoce y fut l'occasionde fortunes considérables et la pairie britannique compte encoreaujourd'hui des familles qui lui doivent l'origine de leur ascensionsociale2•

La navigation à laquelle l'exportation des vins de Bordeauxdonna l'essor fut tellement importante que c'est de ses usages queprovient le droit maritime de l'Europe du Nord. On sait que les« rôles d'Oléron », où furent consignés vers la fin du XIIe siècle les« jugements » relatifs aux vaisseaux transporteurs de vin, furent debonne heure traduits en flamand à Damme, d'où ils se répandirenten Angleterre et jusque dans la Baltique (Wisbysches Seerecht)3.

Par l'heureux concours des circonstances géographiques, lessalines de Bourgneuf sont toutes proches de La Rochelle, si bienque les navires pouvaient s'approvisionner tout ensemble de vin etde sel. Dans le courant du XIVe siècle, la navigation hanséatiqueimporta des quantités de plus en plus considérables de « sel dela baie », à mesure que progressait la pêche des harengs sur lescôtes de Schonen. En Allemagne même, il fit bientôt une concur-

1. HOCSEM, Gesta episcOpOrUJ11Ieodiensium, éd. G. KURTH, p. 252.

2. Par exemple, celle des ducs de Bedford. V. G. SCOTT-THOMSO~, T}1JO centuriesoffamily hi.ftory (Londres, 1930 ). .

3. Th. KIESSELBACH, Der Ursprung der rôles d'Oléron und des Seerechts van Damlne,dans Hansische GeschichtsbliitJer, 1906, pp. l et suive

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134 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

rence victorieuse au sel de Lunebourg et à celui de Salzbourgl *.A côté du vin et du sel, la France exportait encore des céréales

de l'Artois et de la Normandie. Le pastel, que l'on a appelé l'indigodu Moyen Age, était cultivé en Picardie, où son commerce se concen­trait à Amiens, et dans le Languedoc, où il contribua largement àla prospérité de Toulouse. La draperie flamande d'une part, celle del'Italie de l'autre lui assuraient une demande constante.

A l'envisager dans son ensemble, la France médiévale présentedonc un caractère assez analogue à celui de la France d'aujourd'hui.Son industrie suffit à ses besoins et, sauf pour quelques produits deluxe, comme les émaux de Limoges, elle ne participe que dans unemesure restreinte au trafic européen. La draperie de ses villes duNord a été, il est vrai, assez active aussi longtemps qu'a duré lafortune des foires de Champagne. Après leur déclin, elle cède le pasdans le grand commerce à celle de la Flandre et du Brabant. Tournaià l'extrême-nord du royaume et Valenciennes, qui d'ailleurs relèvede l'Empire, restent, il est vrai, des centres textiles de premier ordre,mais leur production gravite vers Bruges et elles appartiennent aumilieu économique des Pays-Bas. Ce qui a fait la richesse de laFrance, c'est avant tout l'abondance, la variété et l'excellence desproductions de son sol. Par son vin surtout qui figurait sur toutes lestables bien servies à côté des épices, elle a été avec l'Italie la pour­voyeuse de l'alimentation de luxe de l'Europe. Encore faut-il remar­quer qu'à la différence de l'Italie elle n'a guère exporté elle-mêmeles biens qu'elle fournissait au commerce. A l'exception des naviresde Marseille et des ports provençaux qui ont participé activementau trafic de la Méditerranée, elle n'a pas eu à proprement parler deflotte marchande. Elle a abandonné presque entièrement à desétrangers, Basques, Bretons, Espagnols et Hanséates, la navigationdes côtes du golfe de Gascogne, de la Manche et de la mer du Nord.Mais si elle n'a connu ni les grandes fortunes commerciales ni lesgrandes fortunes industrielles, elle a joui en revanche, jusqu'à lacatastrophe de la guerre de Cent ans, d'un bien-être et, si l'on peutainsi dire, d'une stabilité économique que l'on chercherait vainementailleurs et qui n'ont sans doute pas été étrangers à l'éclat de sa civili­sation au XIIIe siècle2•

1. A. AGATS, Der hansische Baienhandel (Heidelberg, 1908). Cf. H. HAUSER, Le seldans l'histoire, dans Revue économique internationale (1927).

2. D'après F. LOT, L'état des paroisses et des feux de 1328, dans Bibliothèque de l'Écoledes Chartes, t. XC (1929), p. 405, la population de la France, dans les limites de nosjours, aurait atteint en 1328 le chiffre relativement considérable de 23-24 millionsd'âmes.

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IMPORTATIONS ET EXPORTATIONS

Le commerce de l'Espagne

Les royaumes espagnols ont pris dans l'histoire économique uneplace de plus en plus grande à mesure qu'ils repoussaient devant euxleurs conquérants arabes. En Aragon, Barcelone se fait connaître dèsle XIIe siècle par l'esprit d'entreprise et l'audace de ses marins. Grâceaux juifs qui y sont demeurés après la reconquista, elle possède ensuffisance les capitaux nécessaires à sa navigation et elle s'est rapide­ment initiée à la technique commerciale de l'Italie. Comme les Véni­tiens au début, elle a pratiqué tout d'abord le commerce des esclavespour lequel la guerre contre l'Islam lui fournissait en abondancedes prisonniers maures*. L'intervention des rois d'Aragon en Sicilea donné naturellement une impulsion nouvelle à ses rapports avecce paysl. Les expéditions aventureuses des Catalans en Grèce etdans les îles de la mer Égée, un peu plus tard, ont également renduplus intense sa navigation vers l'Orient où les Barcelonais mènentde front la guerre et le négoce. Leurs vaisseaux se risquent au-delàdu détroit de Gibraltar à partir du commencement du XIVe siècle.Ils rencontraient à Bruges les navires de Galice et de Portugal adonnésau cabotage des côtes de l'Atlantique et dont les exportations consis­taient surtout en métaux et en ces laines d'Espagne qui devaient,à la fin du Moyen Age, se substituer aux laines anglaises dans ladraperie des Pays-Bas*.

Prédominance des produits naturelsdans le commerce

Si l'on envisage d'ensemble les objets du grand commerce médié­val, on remarquera que les produits de l'industrie y cèdent de beau­coup aux denrées agricoles et aux denrées alimentaires : épices, vins,blé, sel, poissons et laines. Encore la draperie seule, celle des Pays-Basen première ligne et plus tard celle de Florence, a-t-elle donné lieuà une exportation de grande envergure. Les tissus de soie et les étoffesde luxe fabriqués en Italie n'ont eu en somme qu'une expansion assezlimitée. Presque toutes les branches de l'industrie : poterie, ameuble­ment, chaussures, vêtements, ustensiles et outils de toutes sortes, sontrestées confinées dans l'enceinte des villes, ont été monopolisées parleurs artisans et n'ont point rayonné au-delà des bornes restreintesqui circonscrivaient leurs marchés locaux.

1. V. p. 98, n. l, le travail cité d'A.-E. SAYOUS.

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU l\fOYEN i\.GE

La métallurgie et les mines

Quelques exceptions évidemment sont à signaler. En Allemagne,à Hildesheim, à Nuremberg, dans la vallée de la Meuse, à Huy etsurtout à Dinant, le travail des métaux s'est développé au point decontribuer au commerce général. Les cuivres dinantais surtout, quel'on désigne sous le nom de dinanderies, ont joui d'une réputationeuropéenne. Mais il reste vrai que la métallurgie du Moyen Age, etc'est peut-être là le point par quoi l'économie de celui-ci contrastele plus fortement avec l'économie moderne, n'a connu qu'une exploi­tation tout à fait rudimentaire. Les mineurs dtl Tyrol, de la Bohêmeet de la Carinthie apparaissent comme une variété de paysans attachésen commun au creusement d'une « montagne » au moyen des pro­cédés les plus primitifs. Il faudra attendre le Xve siècle avant de voir lescapitalistes des villes voisines les soumettre à leur influence et rendreplus intense l'extraction qui, même alors, demeurera bien insigni­fiante. A ce faible degré de l'industrie métallurgique correspond ledegré plus faible encore de l'industrie du charbon de terre. La houillea pourtant été utilisée dans la banlieue de Liège, dès la fin du XIIe siècle,et les mineurs liégeois avaient acquis au siècle suivant une habiletéremarquable dans l'art de percer des galeries souterraines, de creuserdes « bures » et de drainer l'eau des houillères. Mais la terra nigrane devait servir durant des siècles qu'aux usages ménagers dansles régions où elle abondait!. Ce n'est qu'au XVIIIe siècle que sonapplication à la fonte du fer ouvrira une ère nouvelle dans l'histoireéconomique.

Supériorité de la techniquecommerciale en Italie

Au cours du XIIIe siècle, toute l'Europe, de la Méditerranée àla Baltique et de l'Atlantique à la Russie, est ouverte au grandcommerce. De ses deux foyers principaux, les Pays-Bas au nord etl'Italie au sud, il a gagné les côtes maritimes d'où il s'est progres­sivement avancé vers l'intérieur du continent. Si l'on songe à toutesles difficultés qu'il a dû vaincre : conditions déplorables de la circula­tion, technique insuffisante des moyens de transport, insécurité géné­rale, organisation défectueuse du régime monétaire, on ne pourra

1. A défaut d'un travail sur les origines de l'extraction de la houille au Moyen Age,on consultera les renseignements donnés par J. A. NEF, The rise of the British coal industry,2 vol. (Londres, 1932).

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qu'admirer l'ampleur des résultats obtenus. Ils sont d'autant plusremarquables que les pouvoirs publics n'y ont en rien contribué,si ce n'est par la protection, inspirée de considérations fiscales, qu'ilsont accordée aux marchands. Les progrès accomplis dans le domainedu commerce international ne s'expliquent donc que par l'énergie,l'esprit d'initiative et l'ingéniosité de ceux-ci. Les Italiens, qui, à cetégard, ont été les initiateurs de l'Europe, ont sans doute beaucoupappris des Byzantins et des musulmans, dont la civilisation plusavancée a exercé sur eux une influence analogue à celle de l'Égypteet de la Perse sur la Grèce antique. Mais, comme les Grecs auxquelsils ressemblent encore par la violence de leurs luttes intestines, ilsn'ont pas tardé à s'assimiler et à développer spontanément ce qu'ilsavaient emprunté. Ils ont été les promoteurs des sociétés commer­ciales, les créateurs du crédit, les restaurateurs de la monnaie. Lapropagation de leurs méthodes économiques dans l'Europe du Nordest aussi évidente que devait l'être au Xve et au XVIe siècle celle del'humanisme.

Le volume du commerce Jnédiéval

On voudrait, en terminant, pouvoir apprécier avec quelque exac­titude le volume de ce commerce international dont on vient d'essayerd'esquisser les traits principaux!. L'indigence de nos renseignementsest malheureusement telle qu'il faut renoncer à tout espoir d'y arriver.Prendre l'époque contemporaine comme point de comparaison, c'estd'avance se condamner à l'absurde. Aucun rapprochement n'est pos­sible entre le commerce mondial de notre temps, pourvu de toutesles ressources que multiplient constamment à son profit les décou­vertes de la science, et celui du Moyen Age limité à l'occident del'Europe et réduit à des moyens d'action rudimentaires. La clientèledu premier comporte plus de centaines de millions d'hommes quecelle du second n'en a comporté de dizaines, et le tonnage d'un vais­seau du xxe siècle équivaut à lui seul au tonnage de toute une flottevénitienne ou génoise du XIIIe siècle. Il n'est même pas admissibled'évaluer l'importance du trafic médiéval par rapport à celle du traficdes temps postérieurs au Xve siècle. Si l'écart est moindre, il restetrop considérable encore, ne fût-ce que par suite de la découvertedes Indes et de l'Amérique. On a supposé que le commerce du MoyenAge est à celui du XVIe OU du XVIIe siècle comme un est à cinq.Ce n'est là, en l'absence de chiffres exacts, qu'une formule vide de

1. V. là-dessus les observations de KULISCHER, op. dt., t. l, pp. 263 et suive

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

sens. Ce qu'il faudrait connaître, c'est la statistique de ce commerce.Or, encore une fois, toute tentative de l'établir, même avec quelqueapproximation, est impossible. Contentons-nous de dire qu'il a dûcorrespondre à une activité économique dont la grandeur s'affirmesuffisamment par des ports comme ceux de Venise, de Gênes et deBruges, par les colonies italiennes du Levant, par la navigation desvilles de la Hanse, par la puissante efflorescence des foires deChampagne*.

II. - Le caractère capitalistedu grand commerce 1

Les objections contre l'existencedu capitalisme médiéval

Les économistes qui ont affirmé l'insignifiance du commercemédiéval en le regardant par le gros bout de la lunette, c'est-à-direpar le xxe siècle, ont allégué en faveur de leur thèse l'absence d'uneclasse de marchands capitalistes dans l'Europe d'avant la Renais­sance. Tout au plus seraient-ils tentés de se relâcher un peu de leurrigueur en faveur de quelques firmes italiennes, mais ce ne serait làqu'une exception confirmant la règle générale*. On a été jusqu'à direque le type normal du marchand au Moyen Age est celui du petitnégociant uniquement préoccupé de pourvoir à sa subsistance etexempt de toute idée de profit ou, si l'on veut, de tout désir d'enri­chissement. Et sans doute il est incontestable que la petite bour­geoisie des villes renferme en quantité des détaillants de ce genre.Mais rapetisser à leur mesure les exportateurs et les banquiers dont onvient de décrire l'action, c'est à proprement parler faire la caricature deceux-ci. Pour nier l'importance et l'influence du capitalisme commer­cial dès les débuts du renouveau économique, il faut être aveuglé parune théorie préconçue au point de ne plus apercevoir la réalité.

1. BIBLIOGRAPHIE: G. von BELOW, Grosshandler und Kleinhandler im deutschenMittelalter, dans Probleme der Wirtschaftsgeschichte (Tubingen, 2e éd., 1926); F. KEUTGEN,Der Grosshandel im Mittelalter, dans Hansische Geschichtsbliitter (1901); H. SIEVEKING,Die kapitalistische Entwickelung in den italienischen Stadten des Mittelalters, dansVierteljahrschrift für Social- und Wirtschaftsgeschichte, t. VII (19°9); J. STRIEDER, Studienzur Geschichte kapitalistischer Organisationsformen (Munich, 2 e éd., 1925); G. LUZZATO,Piccoli e grandi mercanti nelle città italiane deI Rinascimento, dans Volume commemorativoin onore dei prof. Giuseppe Prato (Turin, 1930); W. SOMBART, Kapitalismus, v. bibl. gén.;H. PIRENNE, Les étapes de l'histoire sociale du capitalisme, dans Bulletin de la classe tksLettres de l'Académie royale de Belgique, 1914.

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IMPORTATIONS ET EXPORTATIONS 139

Il est certain d'ailleurs que le capitalisme et le grand commerce quien a été à la fois la cause et l'effet n'apparaissent pas à la même datedans tous les pays et ne se sont pas développés partout avec la mêmevigueur. A cet égard, l'Allemagne d'outre-Rhin est certainement enretard sur l'Europe occidentale et particulièrement sur l'Italie. Etc'est sans doute pour n'y avoir pas pris garde que tant de savantsallemands ont imprudemment généralisé à tous les peuples desconclusions qu'autorisent, du moins en partie, ce qu'ils avaient remar­qué dans le passé du leur. L'intérêt de leurs travaux en a imposé lesconclusions aussi longtemps qu'on ne s'est pas aperçu qu'il suffisait,pour corriger ce qu'elles ont d'excessif, d'en appliquer les méthodesaux pays dont les progrès ont été plus rapides que ceux de l'Allemagneet chez qui l'économie médiévale s'est manifestée de la manière laplus complète.

Le capital, résultat du commerceà longue distance

Que le capitalisme s'affirme dès le XIIe siècle, nos sources, si insuffi­santes qu'elles soient, ne permettent pas d'en douterl . Incontesta­blement, le commerce à longue distance a dès lors produit des fortunesconsidérables. On a cité plus haut l'exemple de Godric. L'esprit quil'anime est dans toute la force du terme l'esprit des capitalistes detous les temps. Il raisonne, il calcule et le seul but qu'il se propose estl'accumulation des bénéfices2• Ne sont-ce pas là les caractéristiquesmêmes de ce capitalisme dont certaine école fait si grand mystère,mais qui, néanmoins, se retrouve à toutes les époques, identique enson fond encore que différent de l'une à l'autre par le degré de son

1. V. plus haut, pp. 41 et suive2. Les passages suivants du Libellus, cité p. 41, n. 1, le prouvent jusqu'à l'évidence:

« Sic puerilibus annis simpliciter domi transactis, coepit adolescentior prudentioresvitae vias excolere et documenta saecularis providentiae sollicite et exercitate perdiscere.Dnde non agriculturae delegit exercitia colere, sed potius quae sagacioris arumi suntrudimenta studuit arripiendo exercere. Hinc est quod mercatoris aemulatus studiumcoepit mercimonii frequentare negotium et primitus in minoribus rebus quidem et rebuspretii inferioris coepit lucrandi officia discere; postmodum vero paulatim ad majorispretii emolumenta adolescentiae suae ingenia promovere (p. 25)•.. Dnde et mercandigratia frequenter in Daciam ibat et aliquoties in Flandriam navigii remige pervolabat;et dum oportunitas juvabat, littora marina circuiens, multoties ad Scotorum fines deve­niebat. In quibus singulis terrarum finibus aliqua rara et ideo pretiosiora reperiens, adalias secum regiones transtulit, in quibus ea maxime ignota fuisse persensit, quae apudindigenas desiderabiliora Juper aurum existiterant; et ideo pro bis quaeque alia, aliis terrarumincolis concupiscibilia, libentius et studiosissime commutando comparabat. De quibussingulis negotiando plurimum profecerat et maximas opum divitias in sudore vultus suisibi perquisierat, quia hic multo venundabat quod alibi ex parvi pretii sumptibus congre­gaverat (pp. 29-30). })

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU 110YEN AGE

développement, parce qu'il correspond à la tendance naturelle del'homme vers la richesse? Et sûrement Godric n'est pas une excep­tion. Le hasard qui nous a conservé l'histoire de cet Écossais auraitpu tout aussi bien nous fournir celle d'un Vénitien ou d'un Génoiset nous montrer, dans un milieu singulièrement plus favorable àleur expansion, l'emploi des mêmes facultés qu'il a déployées. C'estdans sa psychologie, qui est celle de tous les marchands aventuriersde son temps (son biographe même le constate), que réside l'intérêtde Godric. Il nous fait connaître le type de ces nouveaux riches quele commerce a enfantés tout d'abord sur les côtes des mers et qu'ila propagés à mesure qu'il pénétrait davantage le continent. On enpourrait citer un grand nombre tant en Italie qu'en Flandre avant lafin du XIIe sièclel et il n'en faut pas davantage pour être édifié surl'importance acquise dès lors par le capitalisme commercial, si l'onpense que nous ne connaissons que les rari nantes de ses représentants.

Importance des bénéfices commerciatJx

On a déjà dit que, pour la plupart, ces capitalistes sont sortis de lamasse des déracinés et des miséreux qui, aussitôt que le trafic s'estranimé, y ont cherché carrière sans autre apport que celui de leurénergie, de leur intelligence, de leur amour des aventures et sansdoute aussi de leur absence de scrupules. La chance aidant, beaucoupont fait fortune comme devaient le faire plus tard tant de colons et deflibustiers du XVIe et du XVIIe siècle. Rien ne ressemble moins que cesaventuriers aux petits détaillants des marchés locaux. Les gildes etles hanses du haut Moyen Age en lesquelles ils se groupent n'ontd'autre objet que de subvenir aux nécessités du trafic à longue dis­tance. Et il est incontestable que dès l'origine les profits de ce traficont été très considérables. Que l'on se rappelle ce qui a été dit plushaut des biens qu'il transportait. Quelques centaines de kilogrammesd'épices, quelques douzaines de pièces de drap fin assuraient une vented'autant plus rémunératrice qu'elle n'était soumise à aucune concur­rence et qu'il n'existait pas encore de prix de marché. De plus, à lapériode des origines, l'offre fut certainement toujours inférieure à lademande. Dans ces conditions, ni les frais de transport ni les innom­brables droits de péage que les marchands avaient à acquitter nepouvaient, si hauts qu'on les suppose, empêcher la' réalisation degains considérables*. Pour s'enrichir, il suffisait donc de s'associerà des compagnons déterminés, de pousser avec eux jusqu'aux régions

1. V. plus haut, pp. 43 et 1°4.

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11IPORTATIONS ET EXPORTATIONS

où l'on pouvait se procurer à bon compte les produits à exporteret de les amener ensuite aux lieux de vente. Les famines qui régnaientà l'état endémique, tantôt dans une région, tantôt dans une autre,fournissaient de leur côté des chances certaines de gagner beaucoupavec peu de chosel • Ceux qui meurent de faim ne discutent pas leprix d'un sac de blé et les marchands ne se firent pas scrupule despéculer sur leur détresse2• Dès le commencement du XIIe siècle, lessources ne nous permettent pas de douter de leurs accaparements degrains en temps de disette.

Provenance des premières?JJises de fonds des marchands

Pour profiter des occasions si abondantes qu'offrait le commercede ce temps, il suffisait en somme de le vouloir avec énergie et intelli­gence. Rien ne nous autorise à croire que les précurseurs des grandsmarchands du Moyen Age aient débuté dans la carrière avec unefortune personnelle. Il faut renoncer à voir en eux des propriétairesfonciers risquant leurs revenus dans le négoce, ou vendant leur terrepour en utiliser le prix en qualité de capital initial. Pout la plupart,ils ont dû amasser leurs premiers deniers en se louant com~ne marins,comme débardeurs ou comme auxiliaires des caravanes marchandes.D'autres auront eu recours au crédit et emprunté un peu d'argentà quelque monastère et à quelque seigneur de leur entourage. D'autresencore peuvent avoir commencé en qualité de mercenaires et employéensuite dans le commerce ce que le butin ou le pillage leur avaitprocuré. L'histoire des grandes fortunes modernes nous fournit tropd'exemples du rôle que la chance a joué dans leur élaboration pourque l'on ne soit pas en droit de supposer qu'il en a été de mênleà une époque où la vie sociale se prêtait bien mieux encore à l'inter­vention du hasard. Que l'on songe, par exemple, à ce que d'heureusesexpéditions de piraterie ont dû procurer de ressources aux ancêtresdes armateurs de Pise et de Gênes. Enfin, il faut faire très large lapart de l'association dans l'élaboration du capital primitif des mar­chands. Dans les gildes et dans les hanses, les achats se faisaienten commun et, dans les ports, l'affrètement des navires était entreprispar plusieurs « parçonniers ». Quoi qu'il en soit, si nous devonsrenoncer à connaître de façon précise le point de départ des premiers

1. l-i. Cur..sCHMANN, Hungersnote im Mittelalter, pp. 132 et suiVe (Leipzig, 1900).2. "l,l. dans le Lexte cité, p. 139, n. 2, le passage relatif aux denrées desiderabiliora super

aurum.

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

marchands professionnels, nous savons du moins avec certitude queleur enrichissement a été très rapide*.

Plusieurs d'entre eux, au XIe siècle, ont déjà réalisé des bénéficesassez abondants pour pouvoir prêter de grosses sommes aux princes,élever à leurs frais des églises dans leur ville, racheter des tonlieuxaux seigneurs. Dans quantité de communes, ils payent de leursdeniers l'installation et l'aménagement de la bourgeoisie naissante.Leur corporation s'y institue en quelque sorte en administrationmunicipale officieuse. A Saint-Omer, la gilde prend à sa charge, duconsentement du châtelain (1°72.-1083), une partie des frais néces­sités par le pavage des rues et la construction de l'enceinte1• Ailleurs,comme à Lille, à Audenarde, à Tournai, à Bruges, elle intervientdans l'organisation des finances municipales2•

Les gains réalisés par les marchands sont d'ailleurs bien loin d'êtretous employés dans le commerce des marchandises. Avec celui-ci,beaucoup d'entre eux mènent de front le commerce de l'argent. Ilest inutile de revenir ici sur ce qui a été dit plus haut des opérationsfinancières auxquelles les plus opulents d'entré eux se livrent dèsle XIIe siècle, tant en Italie que dans les Pays-Bas, et qui nous lesmontrent créanciers, pour des avances considérables, des rois et desprinces féodaux.

Placements fonciersdes gains commerciaux

Et, à côté de cela, tous investissent encore en terres, le plus sûrdes placements, leurs réserves surabondantes. Dans le courant du XIIe

et du XIIIe siècle, ils ont acquis la plus grande partie du sol desvilles3• L'augmentation constante de la population, en transformantleurs terrains en terrains à bâtir, porte à un tel degré l'abondancede leurs revenus fonciers que plusieurs cl'entre eux, dès la secondemoitié du XIIIe siècle, renoncent à la pratique du négoce et se trans­forment en rentiers (otiosi, huiseux, lediggangers). Ainsi, bien loin quele capital mobilier ait la terre pour origine, c'est lui au contraire quia été l'instrument des premières fortunes foncières de la bourgeoisie4•

1. G. ESPINAS et H. PIRENNE, Les coutumes de la gilde marchande de Saint-Omer,dans Le Moyen Age, 19°1.

2. H. PIRENNE, Les périodes de l'histoire sociale du capitalisme, pp. 282 et suive3. V. plus haut, p. 74, et add. H. PIRENNE, Les villes du Moyen Age, pp. 168 et suiVe4. G. des MAREZ, La propriétéfoncière dans les villes du Moyen Age, pp. II et suiv., 44

et suive V. dans G. ESPINAS, La vie urbaine de Douai, t. III, p. 578, et IV, 4, le relevé desmaisons acquises dans la ville par les deux drapiers Jehans de France et Jakemes li Bians.

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IMPORTATIONS ET EXPORTATIONS

Commerce de groset commerce de détail

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Comme il arrive toujours, les nouveaux riches n'ont pas tardé àse constituer en groupes fermés. Les statuts de la hanse flamande deLondres (av. 1187) interdisent l'entrée dans la compagnie à tous lesdétaillants, ainsi qu'à « ceux qui ont les ongles bleus »1, c'est-à-direaux ouvriers de l'industrie drapière. L'accès au grand commercedépend maintenant des groupes qui en ont accaparé le monopole.Dans les villes, il s'est concentré aux mains d'un patriciat opulentet orgueilleux qui prétend en exclure le « commun », confiné dansl'artisanat ou le petit négoce. Dans toutes les régions qui ont prisla tête du mouvement économique, le contraste est éclatant entre lepetit commerce et le grand.

Et le caractère capitaliste de ce dernier est incontestable2• Quesont, en effet, sinon des capitalistes, ces importateurs de laine quiapprovisionnent en matière première les villes flamandes ou braban­çonnes, ces marchands de drap qui vendent à la fois des centaines depièces, ces armateurs vénitiens, génois ou pisans qui trafiquent dansles échelles du Levant, ces maisons lombardes ou florentines dont lessuccursales répandues par toute l'Europe y mènent de front le négoceet la banque3• Sans doute, la distinction n'est pas absolue entre lecommerce de gros et le commerce de détail. Beaucoup de marchandsles pratiquent l'un et l'autre. En Allemagne particulièrement, lesGewandschneider, qui importent les draps de Flandre, les revendentaussi à l'aune dans leurs boutiques4, et à Florence, beaucoup desuppôts de l'arte di Calimala s'adonnent au même cumuls. Sans douteencore la spécialisation commerciale n'est pas très accusée. Le mar­chand importe, suivant les circonstances, les denrées qui s'offrentà lui, pourvu qu'il puisse s'en promettre un bénéfice suffisammentrémunérateur. Mais tout cela prouve seulement que le capitalismecommercial s'est adapté aux conditions que lui imposaient l'état desmarchés et l'état social du temps.

I. H. PIRENNE, La hanse flamande de Londres, p. 81.2. Dans les textes italiens du XIIIe siècle, le mot capitale est d'usage courant pour

désigner l'argent engagé dans les affaires.3. Pour la fortune éblouissante des Zaccaria de Gênes, au XIIIe siècle, v. BRATIANU,

op. cit., pp. 138 et suive4. V. les livres de comptes cités, p. 106.

5. A. SAPORI, Una compagnia di Calimala.

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CHAPITRE VI

L'ÉCONOMIE URBAINE

ET LA RÉGLEMENTATION

DE L'INDUSTRIE

1. - Les villes comme centres économiques

L'alimentation urbaine!

Caractère économiquedes villes lJ1édiévales

Jusque dans le courant du xve siècle, les villes ont été les seulscentres du commerce et de l'industrie, et cela au point de n'en rienlaisser déborder sur le plat-pays. Entre elles et les campagnes, ilexiste une rigoureuse division du travail, celles-ci ne pratiquant quel'agriculture, celles-là que le négoce et les arts manuels.

L'importance des villes a donc été proportionnelle à l'étenduede leur rayonnement économique. Bien rares sont les exceptions àla règle. On ne pourrait guère citer à cet égard que Rome, Paris etLondres, auxquelles la résidence du chef de l'Église dans la première,celle du souverain de grandes monarchies dans les deux autres ontcommuniqué une influence dépassant de beaucoup celle dont ellesauraient joui sans cette circonstance. L'État était encore trop peucentralisé, les gouvernements et l'administration trop peu sédentaires

1. BIBLIOGRAPHIE: v. p. 35, n. 1; G. ESPINAS, La vie urbaine à Douai (Paris, 1913),4 vol.; W. S. UNGER, De levensmiddelenvoorziening der Hollandsche steden in de middeleeuwen(Amsterdam, 1916); J. G. VAN DILLEN, Het economisch karakter der middeleeuwsche stad(Amsterdam, 1914); P. SANDER, Die reichsstiidtische Haushaltung Nürnbergs, 1431-1440(Leipzig, 1902), 2 vol.; K. BÜCHER, Die Bevolkerung von Frank/urt am Main im XIV.und XV. Jahrhundert (Tubingen, 1886); J. JASTROW, Die Volkszahl deutscher Stlidte zuEnde des Mittelalters (Berlin, 1886); H. PIRENNE, Les dénombrements de la populationd'Ypres au xve siècle, dans Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, t. l (1903);J. CUVELIER, Les dénombrements de foyers en Brabant, XiVe-XVIe siècle (Bruxelles, 1912);G. PARDI, Disegno della storia demografica di Firenze, dans Archivio storico italiano (1915) ;add. la bibliographie de KULISCHER, op. cit., t. l, pp. 164-165*.

H. PIRENNE 10

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

pour que le Moyen Age ait pu connaître des agglomérations urbainesdu type des capitales modernes ou des cités antiques. Tout au pluscertaines villes épiscopales ont-elles dû à leur qualité de chef-lieu d'undiocèse un avantage qui a intensifié mais non provoqué leur activité.Nulle part un établissement ecclésiastique n'a suffi à l'efflorescencede la vie municipale. Les localités où la bourgeoisie n'a été que lapourvoyeuse d'une cathédrale ou d'un monastère sont demeuréesau rang de bourgades de second ordre. Il suffit de rappeler lesexemples de Fulda ou de Corbie en Allemagne, de Stavelot ou deThérouanne dans les Pays-Bas, d'Ely en Angleterre, de Luxeuil,de Vézelay et de tant de petites « cités» du Midi en France.

Le clergé et la noblessedans les villes

On sait suffisamment d'ailleurs que le clergé constitue dans la villemédiévale un élément étranger. Ses privilèges l'excluent de la partici­pation aux privilèges urbains. Au milieu de la population commercialeet industrielle qui l'entoure, son rôle, du point de vue économique,est simplement celui d'un consommateur.

Quant à la noblesse, ce n'est que dans les régions méditerranéennes,en Italie, dans le midi de la France et en Espagne, qu'une partie deses n1embres réside dans les villes. Il faut sans doute attribuer ce faità la conservation dans ces pays des traditions et, dans une certainemesure, de l'empreinte municipale dont l'Empire romain les avaitsi profondément marquées. Leur noblesse n'avait jamais complète­ment abandonné, même à l'époque de leur pleine décadence, l'empla­cement des cités antiques. Elle continua d'y demeurer quand la vieurbaine se ranima. Par-dessus les toits des maisons bourgeoises, elleéleva ces tours qui donnent encore un aspect si pittoresque à tant devieilles villes de Toscane. Souvent même elle s'intéressa aux affairesdes marchands et y engagea une partie de ses revenus.

A Venise et à Gênes, on la voit collaborer largement au commercemaritime. Et il est inutile de rappeler la part prépondérante qu'elleprit aux luttes politiques et sociales des villes de la péninsule. Dans lenord de l'Europe, au contraire, les nobles abandonnèrent presquecomplètement les villes pour se fixer dans leurs châteaux de la cam­pagne. Ce n'est qu'à titre exceptionnel que l'on rencontre çà et là,isolée et comme égarée au milieu de la société bourgeoise, une famillede chevaliers. Il faudra attendre la fin du Moyen Age pour voir l'aristo­cratie, devenue moins batailleuse et plus avide de confort, commencerà se faire construire dans les villes de luxueux hôtels.

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Densité des populations urbaines

Il reste donc que la ville médiévale est essentiellement la chose desbourgeois. Elle n'existe que pour eux et par eux. C'est dans leurintérêt, et dans leur intérêt seul, qu'ils en ont créé les institutionset organisé l'économie. Or il va de soi que cette économie a été plusou moins développée, suivant que la population en faveur de qui ellefonctionnait était plus ou moins nombreuse et plus ou moins active­ment engagée dans le mouvement commercial et industriel. On a tropsouvent le tort de la décrire comme si elle avait été partout la mêmeet de la ramener tout entière à un type identique, comme si l'organi­sation d'un bourg à demi rural ou même celle d'une ville de secondordre comme Francfort-sur-le-Main pouvait convenir à de puissantesmétropoles du genre de Venise, de Florence ou de Bruges. La Stadt­wirtschaft, que certaine école allemande a élaborée avec tant de saga­cité et de science, répond sans doute à certains aspects de la réalité,mais elle en néglige tant d'autres qu'il est impossible de l'admettresans de très importants correctifs. Ici encore, ses auteurs ont tropexclusivement considéré l'Allemagne et cru pouvoir étendre arbitrai­rement à toute l'Europe des résultats qui ne sont valables que pourune partie des régions situées à l'est du Rhin. Pour se faire uneidée adéquate de l'économie urbaine, il convient au contraire del'observer dans les milieux où elle s'est le plus vigoureusementépanouie.

La première nécessité qui s'imposait à cette économie était évi­demment d'assurer l'alimentation de la population. On voudraitpouvoir évaluer celle-ci avec quelque exactitude. Il faut malheureuse­ment y renoncer. Avant le xve siècle, nous ne possédons aucun rensei­gnement statistique et ceux mêmes que nous avons conservés de cesiècle sont en trop petit nombre et bien loin de présenter toute laclarté désirable. Néanmoins, les recherches minutieuses et pénétrantesauxquelles ils ont donné lieu nous autorisent à affirmer la très faiblepopulation des villes du Moyen Age*.

Si étrange que cela paraisse, il est établi qu'en 1450 Nurembergne renfermait que 20 165 habitants; Francfort, en 1440, que 8 719;Bâle, vers 1450, qu'environ 8 000; Fribourg, en Suisse, en 1444,que 5 200; Strasbourg, vers 1475, que 26 198; Louvain et Bruxelles,au milieu du xve siècle, qu'environ 25 000 et 40 000.

Nous voilà loin des chiffres fantastiques que l'on a admis pendantlongtemps au mépris de toute vraisemblance. Car, à moins que l'onne prétende que l'Europe du XIIe au xve siècle a pu nourrir autantd'hommes que l'Europe du xxe, on admettra sans peine que sa popu-

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HISTOIRE ÉCON01fIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

lation urbaine ne peut être mise en parallèle avec la populationurbaine de nos jours. Les données que l'on a trop souvent propagéessur la foi de renseignements vénérables par leur âge, mais indifférentsà toute précision numérale, ne résistent pas à la critique. A onze ansd'intervalle (1247-1258), deux documents attribuent à Ypres unepopulation de 200 000 et de 40 000 habitants! Or c'est à peine si cettepopulation a pu atteindre à la moitié du second chiffre. Des dénom­brements absolument sûrs nous apprennent que la ville comptaitla 736 âmes en 1412. Elle était si profondément déchue à cetteépoque que l'on est en droit de supposer qu'au temps de sa pleineprospérité industrielle, à la fin du XIIIe siècle, elle avait pu renfermerenviron 20 000 hommes. Gand, où travaillaient environ 4 000 tisse­rands, en 1346, peut passer pour avoir eu approximativement50 000 habitants, si l'on admet, comme il est vraisemblable, que lestisserands, a'\'ec leurs familles, formaient le quart de sa populationl *.Bruges avait certainement une importance non moindre. En Italie,Venise, sans doute la plus grande ville de l'Occident, ne peut guèreêtre restée en dessous de 100 000 habitants et elle ne dépassait pro­bablement pas de beaucoup des cités telles que Florence, Milan etGênes2• Tout compte fait, il est assez probable qu'en moyenne lapopulation des plus grosses agglomérations urbaines n'atteignait querarement, au commencement du XIVe siècle, le maximum de 50 000

à 100 000 habitants, qu'une ville de 20 000 passait déjà pour consi­dérable et que, dans la grande majorité des cas, le nombre des habi­tants oscillait entre 5 000 et la 000.

AccroisselJJent de la poplilation urbaineJ"usqu'alt COntlJtenCetllent du XIVe siècle

Si l'on prend ici le commencement du XIVe siècle comme pointd'arrivée, c'est qu'il semble bien qu'il marque presque partout unarrêt dans la démographie urbaine. Jusque-là, celle-ci témoigna d'uneascension continue. Le peuplement des premiers centres de la viebourgeoise fut incontestablement très rapide. Il n'en faut d'autrepreuve que l'élargissement continu des enceintes municipales*. Celle

1. G. ESPINAS et H. PIRENNE, Recueil de doctll1Jents relatifs à l'histoire de l'industriedrapière en Flandre, t. II, p. 637.

2. D'après DAVIDSOHN, Forschungen zur Geschichte von Florenz, t. II, 2,e partie, p. 171,

Florence aurait compté, en 1280, environ 45 000 habitants et environ 9 0 000 en 1339.

D'après F. LOT, L'état des paroisses et des jeux, 1oc. cit., p. 300, aucune ville de France,au commencement du XIVe siècle, sauf Paris, n'atteignait 100 000 habitants. Pour Paris,il faudrait admettre environ 200 000 âmes, si le chiffre de 61 000 feux attribué à cette villeest cxact*.

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de Gand, par exemple, fut successivement, vers l 163, en 121 3, en 12 54,en 1269, en 1299, étendue de façon à englober les faubourgs quiavaient grandi autour d'elle. On comptait certainement sur de futursprogrès, car les remparts bâtis en dernier lieu entourèrent une sur­face assez étendue pour suffire durant longtemps à l'établissementde nouveaux quartiers, mais ces nouveaux quartiers ne s'établirentpas... La situation démographique s'est stabilisée. Il faudra attendrejusqu'au XVIe siècle pour la voir reprendre sa marche en avant*.

Pour se nourrir, les villes ont dû recourir à la fois aux campagnesenvironnantes et au grand commerce. Par elles-mêmes, en effet, ellesne pouvaient contribuer à leur alimentation que dans une proportionsi minime qu'on doit la considérer comme négligeable. Seules lespetites localités dotées de franchises municipales dans la secondemoitié du Moyen Age, et qui pour la plupart conservèrent toujoursun caractère à demi rural, ont pu subsister sans le secours du dehors.Mais rien ne serait plus faux que de les assimiler aux agglomérationsmarchandes qui ont été le berceau de la bourgeoisie. Dès l'origine,celles-ci ont été forcées d'importer leurs moyens d'existence. Oninvoquerait vainement pour contester cette vérité trop évidente lefait que l'on y rencontre encore à l'époque de leur plein développe­ment des étables et des toits à porcs. On pourrait en effet en signalerla présence dans toutes les villes jusqu'à la fin du XVIIIe siècle et ilsn'ont même pas disparu entièrement de celles de nos jours. Leurdestination n'était que de fournir à leurs propriétaires un supplémentde subsistance et point du tout de servir au ravitaillement du public.

Les pourvoyeurs de la bourgeoisie étaient avant tout les paysansdes alentours. Aussitôt que la formation des premières communesurbaines offrit un débouché à leurs produits, qui n'avaient eu jusque­là d'autres exutoires que les petits marchés locaux des cités et desbourgs, c'en fut fait de la stagnation économique des campagnes.Entre elles et les villes naissantes se nouèrent nécessairement les rela­tions qu'imposaient à la fois le besoin de celles-ci et l'intérêt de celles­là. Le plat-pays devint le fournisseur de la ville qui en occupait lecentre. A mesure qu'en grandissant elle lui demanda davantage, il semit en mesure de la satisfaire et de répondre par un surcroît de pro­duction aux exigences d'une consommation de plus en plus intense.

La politique alimentairedes bourgeoisies

Les administrations municipales se trouvèrent amenées tout desuite à réglementer l'importation des vivres. Elles devaient non

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET socrALE DU MOYEN AGE

seulement pourvoir à leur arrivage, mais aussi parer aux dangersde l'accaparement et à la hausse arbitraire des prix. Pour assureraux bourgeois des subsistances abondantes au meilleur marché pos­sible, elles recoururent à deux moyens principaux : la publicité destransactions et la suppression des intermédiaires par les mains de quipassent les denrées pour aller du producteur au consommateur. Ellesvoulurent mettre directement en présence, sous le contrôle de tous,le vendeur campagnard et l'acheteur urbain. Dès le XIIe siècle, desbans et des ordonnances, dont on ne possède malheureusement quetrès peu de chose, avaient été promulgués et, à partir du XIIIe siècle,les textes abondent dont les stipulations minutieuses nous permettentde saisir sur le vif les procédés employés pour atteindre au but :interdiction de « recouper » les vivres, c'est-à-dire de les acheterau paysan avant qu'il n'ait atteint la ville; obligation d'amener direc­tement toutes les denrées au marché et de les y laisser exposées jusqu'àune heure déterminée sans pouvoir les vendre à d'autres qu'auxbourgeois; défense faite aux bouchers de conserver de la viande encave ou aux boulangers de se procurer plus de pain qu'il n'est néces­saire « pour leur propre cuisage»; à chaque bourgeois, enfin, d'acheterau-delà de ses besoins et de ceux de sa famille. Les précautions lesplus minutieuses sont prises pour empêcher toute augmentation arti­ficielle du prix des aliments. Souvent on a recours à l'établissementd'un maximum; le poids du pain est mis en rapport avec la valeurdu grain; la police des marchés est confiée à des fonctionnaires commu­naux dont le nombre devient sans cesse plus considérable. Le bour­geois n'est pas moins protégé contre les abus de la spéculation et del'accaparement que contre les fraudes et les tromperies. Toutes lesdenrées sont minutieusement inspectées et l'on confisque ou l'ondétruit, sans préjudice de pénalités qui vont souvent jusqu'au bannis­sement, toutes celles qui ne sont pas de qualité irréprochable ou,pour employer la belle expression des textes, toutes celles qui nesont pas « loyales ».

Ces stipulations, dont il serait facile de multiplier le nombre àl'infini, sont dominées, on le voit, par l'esprit de contrôle et par leprincipe de l'échange direct au profit du consommateur!. Ce prin­cipe s'y exprime si fréquemment et s'y manifeste sous tant de formes,qu'on a voulu en faire, non d'ailleurs sans quelque exagération, le

1. Naturellement, il a subsisté, en nombre plus ou moins grand, des revendeurs endétail, tant pour les denrées alimentaires que pour les objets de consommation amenéspar le commerce. L'échange direct est un principe dont l'application comporte desexceptions nombreuses. V. par exemple les recherches de B. MENDL, Breslau zu Beginndes xv. Jahrhunderts, dans Zeitschrift des Vereins jür die Geschichte Sch/esiens (1929).

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L'ÉCONOMIE URBAINE ET L'INDUSTRIE

caractère essentiel de l'économie urbaine. Il est en tout cas certainqu'elle y a eu largement recours pour réaliser le « bien commun» dela bourgeoisie. C'est là l'idéal auquel elle tend et en faveur de qui ellea recours aux mesures les plus autoritaires, restreint impitoyablementla liberté individuelle et instaure en un mot, dans le domaine del'alimentation, une réglementation presque aussi despotique et inquisi­toriale que celle qu'elle applique, on le verra plus loin, à la petiteindustrie.

Le ravitaillement des villeset le commerce

Il ne faudrait pas croire que le ravitaillement des villes n'ait misen réquisition que le plat-pays des alentours. Le tableau que l'on vientd'en tracer serait incomplet si l'on n'y faisait sa part au commerce.Pour les grandes villes en effet, et il faut considérer déjà une villede 20 000 habitants comme une grande ville, une partie considérabledes subsistances arrivaient par cette voie. C'est à cela bien certaine­ment que pensait Guy de Dampierre quand il constatait, en 1297,que « la Flandre ne se peut suffire, si d'ailleurs ne lui vient »1. Aureste, il était quantité de denrées qu'il fallait bien importer du dehors,telles que les épices ou dans les pays de l'intérieur les poissons demer, ou encore le vin dans ceux du Nord. Ici, on ne pouvait sepasser de l'intervention des marchands qui s'approvisionnaient engros, soit dans les foires, soit aux lieux de production. En temps dedisette ou de famine, c'est grâce à leurs importations que les villes,privées des ressources de leurs environs, parvenaient à nourrir leurpopulation.

A ces importations ne pouvait plus s'appliquer la réglementationque l'on vient d'esquisser et dans laquelle il n'est donc pas permisd'absorber toute l'économie urbaine. Faite pour le marché municipalet capable de le dominer parce qu'il fonctionnait sous son emprise,elle ne pouvait enserrer le grand commerce qui y échappait. Elleparvenait bien à empêcher un boulanger d'accumuler secrètementdans son grenier quelques sacs de grain pour les revendre à la pre­mière hausse, à dépister les« recoupeurs », ou à déjouer les manœuvresd'intermédiaires de connivence secrète avec quelques paysans, maiselle se trouvait impuissante devant le marchand en gros qui faisaitdébarquer sur les quais de la ville la cargaison de plusieurs bateauxchargés de seigle, de froment ou de tonnes de vin. Quelle influence

1. H. PIRENNE, Histoire de Belgique, t. l, Se éd., p. 263.

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

pouvait-elle exercer en ce cas sur le montant des prix et comments'y prendre pour soumettre les ventes en gros à un régime fait pourles ventes en détail?

Les courtiers

Elle se trouve manifestement ici en face d'un phénomène écono­mique auquel elle n'est point adaptée. Dès que l'action du capitalse manifeste, il la déroute, parce qu'il est en dehors de ses atteintes.Tout ce qu'elle peut, c'est faire en quelque mesure participer labourgeoisie aux bénéfices des importateurs et leur faire payer lesservices qu'ils lui rendent. En sa qualité d'étranger, en effet, lemarchand du dehors doit avoir nécessairement recours à la populationlocale. C'est par son intermédiaire qu'il doit passer pour vendre etpour acheter à des gens qu'il ne connaît pas.

Au début, sans doute, il a pris comme guide et comme auxiliairel'hôte chez qui il logeait. C'est à cette coutume que se rattachebien certainement l'institution des courtiers. Ce qui était imposé parles circonstances est devenu une obligation légale. Le marchand s'estvu astreint à ne contracter avec la bourgeoisie que flanqué d'uncourtier officiel. Venise a, semble-t-il, en ce point comme en d'autres~

donné l'exemple. Dès le XIIe siècle, on y rencontre, sous le nomemprunté à Byzance de « sensales », de véritables courtiers. AuXIIIe siècle, ces agents apparaissent partout soit comme makelaerenen Flandre, comme Unterkiiuftr en Allemagne, comme brokers enAngleterrel • Parfois même ils ont conservé leur appellation primitived'hôtes (Gasten). Dans toutes les villes, ils perçoivent des droits silucratifs que beaucoup d'entre eux accumulent des fortunes considé­rables et qu'ils tiennent le premier rang dans la haute bourgeoisie*.

Exclusion des non-bourgeoisdu commerce de détail

Contre l'envahissement des capitalistes étrangers, une autregarantie encore a été prise : leur exclusion du commerce de détail.Celui-ci demeure le monopole intangible de la bourgeoisie, le domainequ'elle se réserve et où elle se défend contre toute concurrence. Ainsila législation municipale imposait au grand commerce ces intermé­diaires qu'elle refusait au petit. L'intérêt de la bourgeoisie expliquecette contradiction apparente. S'il en résultait une hausse de prix

1. L. GOLDSCHMIDT, Universa/geschichte des Handel.rrechts, pp. 230 et suive

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pour les biens amenés du dehors, au moins favorisait-elle le négocelocal. D'ailleurs, il est à peine nécessaire de dire que l'interventiondes courtiers et l'interdiction de la vente en détail ne s'appliquaientqu'aux seuls « forains ». Les grands marchands de la ville en étaientexemptés.

II. - L'industrie urbaine!

Clientèle de J'industrie urbaine

Les caractères que l'on vient de constater sur le terrain de l'alimen­tation urbaine se retrouvent, mais avec bien plus de variété etd'ingéniosité, dans l'organisation de l'industrie. Ici aussi, le régimediffère suivant qu'il s'agit du gros ou du détail. Il n'est pas le mêmepour les artisans qui fournissent le marché local et pour ceux quitravaillent en vue de l'exportation. On s'occupera d'abord despremiers.

Grande ou petite, chaque ville en possède un nombre et unediversité proportionnés à son importance, car aucune bourgeoisie nepeut se passer des objets fabriqués qu'exige la satisfaction de sesbesoins. Si les métiers de luxe n'existent que dans les agglomérations

1. BIBLIOGRAPHIE: L. M. HARTMANN, Zur Geschichte der Zünfte im frühen Mittel­alter, dans Zeitschrift jür Sozial- und Wirtschajtsgeschichte, t. III (1895); R. EBERSTADT,Der Ursprung des Zunjtwesens (Leipzig, 2 e éd., 1915); G. von BELow, Handwerk undHofrecht, dans VierteijahrschriftjürSozial-und Wirtschajtsgeschichte, t. XII (1914); F. KEUT­GEN, Aemter und Zanjte (Jena, 1903); G. SEELIGER, Handwerk und Hofrecht, dansHistorische Vierteijahrschrift, t. XVI (1913); pour la bibliographie allemande, cf. KULI­SCHER, op. cit., t. l, p. 165; G. des MAREZ, La première étape de la formation corporative.L'entraide, dans Bull. de la Classe des Lettres de l'Acad. royale de Belgique (1921); E. MARTINSAINT-LÉON, Histoire des corporations de métiers (Paris, 3e éd., 1922); G. FAGNIEZ, Étudesfur l'industrie et la classe industrielle à Paris, au XIIIe et au XIVe siècle (Paris, 1877); P. BOIS­SONNADE, Étude sur l'organisation du travail en Poitou (Paris, 1899); G. des MAREZ, L'orga­nisation du travail à Bruxelles au XVe siècle (Bruxelles, 1904) (Mém. Acad. de Belgique);LIPSON, op. cit., bibl. gén.; A. DOREN, Das Florentiner Zunjtwesen vom XIV. bis zumXVI. Jahrhundert (Stuttgart-Berlin, 1908); le même, Die Florentiner Wollentuchindustrie(Stuttgart, 1901); E. RODOCANACHI, Les corporations ouvrières à Rome (Paris, 1894),2 vol.;H. PIRENNE, Les anc. démocr. des Pays-Bas, p. 39, n. 1; G. ESPINAS et H. PIRENNE, Recueilde documents relatifs à l'histoire de l'industrie drapière en Flandre (Bruxelles, 19°6-1924),4 vol.;G. ESPINAS, Jehan Boine Broke, bourgeois et drapier douaisien, dans Vierteljahrschriftfür Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, t. II (1904); le même, L'industrie drapière dans la Flandrefran;aise au Moyen Age (Paris, 1926); E. COORNAERT, Un centre industriel d'autrefois. La dra­perie-sqyetterie d'Hondschoote, XIVe-XVIIIe siècles (Paris, 1930); le même, L'industrie de lalaine à Bergues-Saint- Winoc (Paris, 1930); N. W. POSTHUMUS, De geschiedenis van de Leidsche/akenindustrie, t. l (La Haye, 1908); BROGLIO D'AlANO, Die Venetianer Seidenindustrie undihre Organisation bis zum Ausgang des Mittelalters (Stuttgart, 1893); E. WEGE, Die Zünfteais Triiger wirtschaftlicher Kollektivmassnahmen (Stuttgart, 1932); F. RORIG, MittelalterlicheWeltwirtschaft (Jena, 1933).

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considérables, on rencontre partout en revanche les artisans indispen­sables à l'existence journalière: boulangers, bouchers, tailleurs, for­gerons, menuisiers, potiers de terre ou potiers d'étain, etc. De mêmeque le grand domaine, à l'époque agricole du Moyen Age, s'efforçaitde produire toutes les espèces de céréales, de même toute ville pour­voit aux nécessités courantes de ses habitants et de ceux du plat-paysqui l'entoure. Elle écoule ses produits dans le territoire d'où elle tireson alimentation. Les paysans qui l'approvisionnent de leurs denréesse fournissent chez elle en échange de produits industriels. La clien­tèle des petits ateliers urbains se compose donc tout à la fois de labourgeoisie locale et de la population rurale avoisinante.

La législation industrielle est nécessairement plus compliquée quela législation en matière alimentaire. Celle-ci n'avait à considérer lebourgeois que comme consommateur; celle-là doit l'envisager enmême temps comme producteur. Il faut donc instituer un régime quiprotège à la fois l'artisan qui fabrique et qui vend, et le client quiachète. Dans tous les pays on y est arrivé par une organisation qui,en dépit d'innombrables différences de détail, repose partout sur lesmêmes principes : celle des corporations de métiers.

Sous la diversité des noms qui la désignent, oflicium ou ministeriumen latin, métier ou jurande en français, arte en italien, ambacht ounering en néerlandais, Amt, Innung, Zunft ou Handwerk en allemand,craftgi/d ou mistery en anglais, l'institution, en ce qu'elle a d'essentiel,apparaît partout identique en son fond, parce qu'elle répond partoutaux mêmes nécessités foncières. C'est en elle que l'économie urbainea trouvé son expression la plus générale et la plus caractéristique*.

Origine des corporations de métiers

On a beaucoup discuté et on discute encore sur l'origine desmétiers. On l'a cherchée tout d'abord, conformément à la tendancedes érudits au commencement du XIXe siècle, dans les co//egia et lesar/es qui, sous l'Empire romain, groupaient les artisans des villes. Onsupposait qu'ils avaient survécu aux invasions germaniques et que larenaissance économique du XIIe siècle les avait fait refleurir. Aucunepreuve cependant n'a pu être donnée de cette survivance au nord desAlpes et ce que l'on sait de l'extinction complète de la vie municipaleà partir du IXe siècle ne permet pas de l'admettre. C'est seulementdans les parties de l'Italie demeurées au haut Moyen Age sous l'admi­nistration byzantine que certaines traces des co//egia antiques se sontconservées en quelque mesure. Mais ce phénomène est trop localet d'importance trop minime pour qu'il soit admissible d'en faire

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dériver une institution aussi générale que celle des corporations demétiers.

La tentative d'en découvrir les origines dans le droit domanial(Hofrecht) n'a pas mieux réussi. Il est très vrai que l'on trouve aucentre des grands domaines, durant et après l'époque carolingienne,des artisans de diverses sortes recrutés parmi les serfs du seigneur ettravaillant à son service sous des chefs préposés à leur surveillance!.Malheureusement on a tenté en vain de prouver qu'à l'époque de laformation des villes ces artisans domestiques ont reçu l'autorisationde travailler pour le public, que des hommes libres se sont réunisavec eux et que, petit à petit, ces groupements serviles au débutsont devenus des corporations autonomes.

La plupart des modernes envisagent avec raison la libre asso­ciation comme donnant une solution plus vraisemblable du pro­blème. On voit en effet les travailleurs urbains constituer, dès lafin du XIe siècle, des confréries (fralerl1itates, caritales) dans lesquellesils s'assemblaient par professions. Ils auront adopté en cela, commemodèles, les gildes marchandes et les associations religieuses forméesautour des églises et des monastères. Les premiers groupements desartisans se distinguent en effet par leurs tendances pieuses et chari­tables. Mais ils doivent avoir répondu en même temps au besoin deprotection économique. La nécessité de se serrer les uns contre lesautres pour résister à la concurrence des nouveaux venus était troppressante pour ne pas s'être imposée dès les origines de la vieindustrielle.

Si importante qu'elle ait été, l'association cependant n'a pas suffià provoquer la constitution des métiers. Il faut faire une large place,à côté d'elle, au rôle du ou des pouvoirs publics. Le caractère régle­mentaire qui avait dominé toute la législation économique de l'Empireromain n'avait pas disparu à la chute de celui-ci. On le reconnaîtencore très nettement, même à l'époque agricole du Moyen Age,dans le contrôle exercé par les rois ou les pouvoirs féodaux sur lespoids et les mesures, la monnaie, le tonlieu et les marchés. Lorsqueles artisans commencèrent à se porter vers les villes naissantes, leschâtelains ou les maires qui y étaient établis prétendirent naturelle­ment les soumettre à leur autorité. Nous en savons assez pour aper­cevoir que, dès la première moitié du XIe siècle, ils détiennent certainsdroits de police sur la vente des denrées et sur l'exercice de diversesprofessions. Dans les cités épiscopales, les évêques se préoccupaienten outre de faire régner les principes de la morale catholique qui

1. V. plus haut, p. 54.

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imposent aux vendeurs un justum pretium qu'ils ne peuvent outre­passer sous peine de péché.

Il était fatal que cette première réglementation industrielle fût deplus en plus absorbée, puis complétée par l'autorité communale lorsde la formation des constitutions urbaines. En Flandre, dès la secondemoitié du XIIe siècle, les échevins édictent des bans non seulementtouchant les denrées alimentaires, mais aussi sur toutes les autresmarchandises (in pane et vino et caeteris mercibus) et par conséquentsur les produits industriels.

Or il était évidemment impossible de légiférer sur les produitssans légiférer sur les producteurs. Pour assurer la bonne qualité despremiers, il n'était d'autre moyen que de surveiller les seconds. Riende plus efficace à cet égard que de les rassembler en ·groupementsprofessionnels soumis au contrôle du pouvoir municipal. A la ten­dance spontanée qui poussait les artisans vers la corporation, s'ajou­tait ainsi l'intérêt de la police administrative. On peut affirmer qu'aumilieu du XIIe siècle la répartition des artisans urbains en corpsprofessionnels, reconnus ou institués par l'autorité locale, était déjàun fait accompli dans quantité de villes. Pour qu'on le rencontre dèscette époque dans des localités aussi insignifiantes que Pontoise (1162),Hagenau (1164), Hochfelden et Swindratzheitn (av. 1164)1, il faut qu'ilse soit manifesté tout d'abord dans des agglomérations plus impor­tantes. Nous possédons d'ailleurs un certain nombre de documents quiétablissent nettement l'existenc~ très ancienne des métiers: en 1099les tisserands à Mayence, en 1106 les poissonniers à Worms, en 1128les cordonniers à Wurtzbourg, en 1149 les tisserands de courte­pointes à Cologne constituent des groupements officiels. A Rouen,au commencement du XIIe siècle, les tanneurs forment une gilde àlaquelle tous ceux qui veulent pratiquer leur profession doivent appar­tenir. En Angleterre, l'institution des craftgilds est mentionnée sousle règne de Henri 1er (1100-1135) à Oxford, Huntington, Winchester,Londres, Lincoln, et elle se répand bientôt dans toutes les villes*.

Monopole industrie! des métiers

De tout ceci, on peut conclure que les pouvoirs publics ont, àpartir du XIe siècle, réglementé le régime industriel des villes par lemoyen de la répartition des artisans en autant de groupes qu'il y avaitde professions distinctes à surveiller. Chacun d'eux a reçu le droitde réserver à ses membres l'exercice du métier auquel il s'adonne. Ce

1. F. KEUTGEN, Urkunden zur stadtischen Verfassungsgeschichte, p. 136, § 23 (Berlin, 1899).

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sont donc essentiellement des corps privilégiés aussi étrangers qu'ilest possible à la liberté industrielle. Ils sont fondés sur l'exclusivisme etle protectionnisme. Le monopole qu'ils détiennent est désigné en Angle­terre par le mot gild, en Allemagne par ceux de Zunftzwang ou d'Innung.

Nul doute que cet embrigadement obligatoire des artisans n'ait eupour but, avant toute autre chose, l'intérêt des artisans eux-mêmes.Pour protéger le consommateur contre les fraudes et les falsifications,il suffisait de la réglementation des pratiques industrielles et de la sur­veillance de la vente. Le monopole professionnel assuré aux métiersétait plutôt un danger pour les acheteurs qu'il livrait à leur merci.Mais pour les producteurs il présentait l'inappréciable avantage de lesdébarrasser de toute concurrence, et il faut sans doute le considérercomme une concession faite à leur demande par les autorités légales.

Les associations volontaires formées par les artisans dès la fin duXIe siècle ne possédaient en effet aucun titre juridique leur permettantd'interdire l'exercice de l'industrie en dehors d'elles. Contre les non­affiliés, elles ne pouvaient que recourir au boycottage, c'est-à-direà la force brutale, arme précaire et insuffisante. Elles durent doncsolliciter de bonne heure le droit de contraindre tous les artisansà entrer dans leurs rangs ou à fermer boutique. Les pouvoirs publicsaccédèrent sans peine à leur désir. La paix publique y était intéresséeet le contrôle industriel en serait plus aisé. Souvent les métiersfurent soumis à des redevances en retour de la précieuse concessionqui leur était faite. En Angleterre, les craftgilds payaient à la couronneun droit annuel pour le monopole dont elles jouissaient, et c'estsans doute la même raison qui explique les taxes imposées à diversmétiers dans des villes de France, d'Allemagne et des Pays-Bas.

Ainsi, l'origine des métiers remonte à l'action de deux facteurs:le pouvoir légal et l'association volontaire. Le premier intervient enfaveur du public, c'est-à-dire des consommateurs; le second est lefait de la libre initiative des artisans eux-mêmes, c'est-à-dire des pro­ducteurs. Au début, leurs tendances sont donc tout à fait divergentes.Elles s'unissent à partir du moment où les autorités ont officiellementreconnu aux associations de travailleurs le caractère de syndicatsobligatoiresl • En ce qu'il a d'essentiel, on pourrait définir le métiermédiéval : une corporation industrielle jouissant du privilège de

1. Étienne Boileau indique ainsi les motifs qui l'ont poussé à recueillir les règlementsdes métiers de Paris: « Pour ce que nous avons veu à Paris en nostre tans maut de plais,de contens par la delloial envie qui est mère de plais et defferenée convoitise qui gastesay même et par le non sens as jones et as poi sachrans, entre les estranges gens et ceusde la vile, qui aucun mestier usent et hantent, pour la raison de ce qu'il avaient vendu asestranges aucunes choses qui n'estaient pas si bonnes ne si loiaus que elles deussent... »Étienne BOILEAU, Le livre des métiers, éd. S. DEPPING, p. l (Paris, 1837).

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pratiquer exclusivement une profession déterminée, suivant des règle­ments sanctionnés par l'autorité publique.

Ce serait une erreur complète d'envisager le droit de s'administrersoi-même comme inhérent à la nature des métiers. Dans quantité devilles, ils n'ont jamais secoué la tutelle du pouvoir municipal et sontrestés de simples organismes fonctionnant sous son contrôlel • En cesens, le mot allemand Am!, qui signifie fonction, répond très bienà leur caractère. Dans un centre aussi actif que Nuremberg, parexemple, ils n'ont jamais cessé d'être étroitement soumis au Rath(conseil municipal) qui leur refusa jusqu'au droit de se réunir sansson autorisation et alla jusqu'à les obliger à lui soumettre leur corres­pondance avec les artisans des villes étrangères.

Tendance des métiers à j'autonomie

En revanche, la tendance corporative apparaît très puissante dansla plupart des villes de l'Europe occidentale. Dans les Pays-Bas, dansle nord de la France, aux bords du Rhin, en Italie, c'est-à-dire dansles régions où la vie urbaine s'est développée le plus tôt et le pluscomplètement, les associations d'artisans revendiquent une autonomiequi les met souvent aux prises, non seulement avec le pouvoir, maisaussi les unes avec les autres. Dès la première moitié du XIIIe siècle,elles réclament le droit de s'administrer elles-mêmes, de s'assemblerpour délibérer sur leurs intérêts, de posséder une cloche et un sceau,d'intervenir même dans le gouvernement à côté des riches marchandsqui l'ont centralisé en leurs mains. Leurs tentatives paraissent siredoutables qu'à Rouen, en 1189, on interdit déjà les confrériesd'artisans et qu'il en est de même, pour se contenter ici de quelquesexemples, à Dinant, en 125 5, dans la plupart des villes flamandes età Tournai, en 128o, à Bruxelles, en 1290, etc. Cependant, la résistancene parvient pas à les abattre. Dans le courant du XIVe siècle, ellesréussiront à obtenir, non point partout, il est vrai, le droit de nommerelles-mêmes leurs doyens et leurs jurés, d'être reconnues comme corpspolitiques et de partager le pouvoir avec la haute bourgeoisie.

Protection du producteur

Si, du point de vue de l'autonomie interne et de l'influence poli­tique, les métiers ont différé considérablement suivant les régions

1. V. par exemple, J. BILLIOUD, De la confrérie à la corporation: les classes industriellesen Provence aux XIVe, XVe et XVIe siècles (Marseille, 1929). L'industrie n'en était pasmoins surveillée par les « consuls» urbains.

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et les villes, par leur organisation économique, au contraire, ils seressemblent à travers toute l'Europe. Partout, dans ses traits fonda­mentaux, elle est la même. C'est en elle que se manifeste le plusvigoureusement l'esprit de protectionnisme inhérent à l'économieurbaine du Moyen Age. Son but essentiel est de protéger l'artisan nonseulement contre la concurrence de l'extérieur, mais aussi contre laconcurrence de ses confrères. Elle lui réserve exclusivement le marchéde la ville qu'elle ferme aux produits de l'étranger et, en même temps,elle veille à ce qu'aucun membre de la profession ne puisse s'enrichirau détriment des autres. C'est pour cela que les règlements imposent,avec une minutie qui va toujours croissant, les procédés d'unetechnique rigoureusement la même pour tous, fixent les heures detravail, imposent le montant des prix et le taux des salaires, inter­disent toute espèce de réclame, déterminent le nombre des outils etcelui des travailleurs dans les ateliers, instituent des surveillantschargés de l'inspection la plus minutieuse et la plus inquisitoriale, bref,s'ingénient à garantir à chacun la protection et en même temps l'éga­lité la plus complète qui soit possible. On aboutit ainsi à sauvegarderl'indépendance de chacun par l'étroite subordination de tous. Le privi­lège et le monopole du métier ont pour contrepartie l'anéantissementde toute initiative. Personne ne peut se permettre de nuire aux autrespar des procédés qui le mettraient à même de produire plus vite et àmeilleur marché. Le progrès technique apparaît comme une déloyauté.L'idéal est la stabilité des conditions dans la stabilité de l'industrie.

Protection du consommateur

La discipline imposée à l'artisan vise naturellement à assurer laqualité irréprochable des produits fabriqués. En ce sens, elle s'exerceau profit du consommateur. L'économie réglementaire des villesrend la falsification aussi impossible ou, du moins, aussi difficile etaussi périlleuse en matière d'industrie qu'en matière d'alimentation.On est étonné de la sévérité des châtiments qui frappent les fraudes oumême de simples négligences. L'artisan n'est pas astreint seulementau contrôle constant des surveillants municipaux qui ont le droit depénétrer jour et nuit dans son atelier, mais il l'est encore à celui dupublic sous les yeux duquel il lui est enjoint de travailler à sa fenêtre.

La hiérarchie des artisans

Les membres de chaque corporation sont répartis en catégoriessubordonnées les unes aux autres : les maîtres, les apprentis (Lehr-

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lingen) et les compagnons (K.nechten, servingmen). Les maîtres consti­tuent la classe dominante dont dépendent les deux autres. Ce sontde petits chefs d'ateliers, propriétaires de la matière première et desoutils. Le produit fabriqué leur appartient donc et tout le béné­fice de sa vente reste en leurs mains. A côté d'eux, les apprentiss'initient au métier sous leur direction, car nul ne peut être admisà l'exercice de la profession sans garantie d'aptitude. Les compagnonsenfin sont des travailleurs rétribués ayant achevé leur apprentissage,mais n'ayant pas pu encore s'élever au rang de maître. Le nombre desmaîtres en effet est restreint, étant proportionnel aux exigences dumarché local et l'acquisition de la maîtrise se trouvant soumise àcertaines conditions (paiement de droit, naissance légitime, affilia­tion à la bourgeoisie) qui la rendent assez difficile. La clientèle dechaque atelier est limitée aux habitants de la ville et de la banlieue.Et chaque atelier est en même temps une boutique où l'acheteur setrouve directement en présence du producteur. Ici comme dans lecommerce en détail des subsistances, l'intermédiaire est réduit à laportion congrue.

Le maître artisan est donc dans toute la force du terme un petitentrepreneur indépendant. Son capital ne comprend que sa maison,ainsi que les instruments indispensables à sa profession. Son per­sonnel, étroitement limité par les règlements, se compose d'un oudeux apprentis et de compagnons dont le nombre s'élève bien rare­ment au-dessus de ces chiffres. Si par hasard quelque maître acquiertpar mariage ou par héritage une fortune supérieure à celle de sespareils, il lui sera impossible d'augmenter le chiffre de ses affairesà leur détriment, puisque le régime industriel ne laisse aucune placeà la concurrence. Mais l'inégalité des fortunes doit avoir été très rareparmi ces petits bourgeois. Chez presque tous, l'organisation écono­mique entraîne le même genre d'existence et la même modicité deressources. Elle assure leur condition; elle les empêche de l'élever.Somme toute, on pourrait la qualifier du terme d' « acapitaliste ».

Les métiers des industriesd'exportation

Le spectacle de l'industrie urbaine n'est cependant pas partoutcelui que l'on vient de décrire. Dans beaucoup de villes et précisé­ment dans les villes les plus développées, il faut distinguer, à côtédes artisans-entrepreneurs vivant du marché local, un autre groupetout différent: celui des travailleurs de l'exportation. Au lieu de neproduire que pour la clientèle restreinte de la ville et de sa banlieue,

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ceux-ci, en effet, sont les pourvoyeurs des marchands en gros adonnésau commerce international. C'est d'eux qu'ils reçoivent la matièrepremière, c'est pour eux qu'ils la travaillent, c'est à eux qu'ils laremettent sous forme d'objet fabriqué. Vis-à-vis de leurs employeurs,ils apparaissent donc comme de simples salariés. Telle est à Lucquesla situation des ouvriers de la soie1 *, à Dinant, celle des batteursde cuivre, à Gand, à Ypres, à Douai, à Bruxelles, à Louvain, à Flo­rence, bref, dans tous les centres de cette industrie drapière qui aété par excellence la grande industrie du Moyen Age, celle des tisse­rands, des foulons et des teinturiers. Sans doute, tous ces travailleurssont comme les autres artisans répartis en corporations. Mais sila forme des groupements est la même de part et d'autre, elle nedoit point nous tromper sur la nature de leurs membres. Dans lesmétiers de l'industrie locale, boulangers, forgerons, savetiers, etc.,les outils, l'atelier, la matière première appartiennent au travailleur,comme le produit même, qu'il vend directement à ses pratiques.Dans la grande industrie, au contraire, le capital et le travail sesont dissociés. L'ouvrier écarté du marché ne connaît que l'entre­preneur qui le paie et c'est par l'intermédiaire de celui-ci que les fruitsde son labeur, après avoir passé par quantité de mains, se vendrontenfin dans les échelles du Levant ou aux foires de Novgorod.L'échange direct, dans lequel on se plaît trop souvent à reconnaîtrele caractère essentiel de l'économie urbaine, fait donc totalementdéfaut ici.

Les ouvriers de l'exportation contrastent encore par leur masseavec les petits métiers urbains. Le marché de plus en plus agrandi ducommerce international requiert des travailleurs de plus en plus nom­breux. Au milieu du XIVe siècle, Gand renfermait plus de 4 000 tisse­rands et beaucoup plus de l 200 foulons, chiffres énormes, si l'on songeque la ville ne comptait certainement pas alors plus de 50 000 habi­tants*. L'équilibre que les villes médiévales du type courant pré­sentent entre les diverses professions est ici complètement rompuà l'avantage de l'une d'elles et l'on se trouve en face d'une situationanalogue à celle des centres manufacturiers de notre temps. Le faitsuivant suffit à le prouver. A Ypres, en 143 l, c'est-à-dire à une époqueoù la draperie est en pleine décadence, elle comprend cependantencore 51,6 % de l'ensemble des professions, tandis qu'à la même

1. Sur le caractère capitaliste de l'industrie lucquoise, F. L. M. EDLER prépare untravail dont un résumé a paru, « for private circulation », dans les Abstracts of theses del'Université de Chicago: Humanistic series, t. VITI (1929-1930); pour celui de l'industriedinantaise, v. H. PIRENNE, Les marchands-batteurs de Dinant au XIVe et au xve siècle,dans Vierteljahrschrift jür Social- und Wirtschajtsgeschichte, t. II (1904), pp. 442 et suive

H. PIRENNE 11

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date, à Francfort-sur-le-Main, ville d'industrie locale, elle n'inter­vient que dans la proportion de 16 %.

Condition sociale des ouvriersde l'exportation

Les multitudes ouvrières des grandes villes industrielles ont vécud'une existence exposée à la merci des crises et des chômages. Quela matière première cessât d'arriver par suite d'une guerre ou d'uneinterdiction d'importer, les métiers à tisser cessaient de battre et desbandes de sans-travail encombraient les rues ou se répandaient enmendiant leur pain dans les campagnes. En dehors de ces périodesde misère involontaire, la condition des maîtres, propriétaires oulocataires d'ateliers était satisfaisante, mais il en allait autrementpour les compagnons occupés par eux. Pour la plupart, ils habitaientdans des ruelles quelque chambre louée à la semaine et n'avaientguère d'autre propriété que leurs vêtements. Ils allaient de ville enville se louer aux patrons. Le lundi matin, on les rencontrait sur lesplaces, autour des églises, attendant anxieusement qu'un maîtreles embauchât pour huit jours. La journée de travail commençaità l'aube, pour finir à la nuit tombante. La paie était distribuée lesamedi soir et quoique les règlements municipaux ordonnassentqu'elle fût faite en argent, les abus du trucksystem étaient nombreux.Ainsi, les ouvriers de la grande industrie formaient une classe à partau milieu des autres artisans et ressemblaient d'assez près aux pro­létaires modernes. On les reconnaissait à leurs « ongles bleus », à leurcostume, à la brutalité de leurs mœurs. On ne craignait pas de lestraiter durement, car on savait que la place de ceux qui auraient étéfrappés de bannissement ne resterait pas longtemps vacante. Aussin'est-il pas étonnant de les voir, dès le milieu du XIIIe siècle, organiserdes grèves. La plus ancienne que l'on connaisse est signalée à Douaien 1245, sous le nom de takehan1• En 1274, les tisserands et les fou­lons de Gand allèrent jusqu'à quitter la ville en masse pour se retireren Brabant où, d'ailleurs, les échevinages, avertis à temps de cettesécession de la plèbe industrielle, refusèrent de les recevoir2• Dansles Pays-Bas, on voit depuis 1242 se conclure des ligues urbainesstipulant l'extradition des ouvriers fugitifs, suspects ou coupablesde conspiration. Toute tentative de soulèvement entraîne le bannis­sement ou la peine de mort.

1. G. ESPINAS et H. PIRENNE, Recueil de documents relatifs à l'histoire de J'industriedrapière en Flandre, t. II, p. 22.

2. Ibid., pp. 379 et suive

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L'ÉCONOMIE URBAINE ET L'INDUSTRIE

Les grands patrons

En un point essentiel, les travailleurs des industries d'exportationse différenciaient des salariés de nos jours. Au lieu d'être réunis dansde grands ateliers, ils se répartissaient en une multitude de petitsouvroirs. Le maître tisserand ou le maître foulon, propriétaire ouplus souvent locataire des instruments qu'il employait, était en sommeun travailleur à domicile pour le compte d'un grand marchand capi­taliste. Le contrôle exercé sur l'exercice des professions par le pou­voir municipal ne fournit, aussi longtemps que le pouvoir appartintà la haute bourgeoisie, qu'une garantie bien insuffisante aux ouvriers,puisque c'était précisément parmi les capitalistes que se recrutaientles autorités urbaines. Il suffit de parcourir les actes de la successiondu riche drapier douaisien Jehan Boine Brokel (mort en 1285-86)pour constater jusqu'où allait encore l'exploitation des artisans dela grande industrie au commencement du XIVe siècle. Pressurés parles donneurs d'ouvrage, les maîtres étaient forcés à leur tour depressurer les apprentis et les compagnons. La prépondérance ducapital, dont l'économie urbaine avait pu affranchir les petits métiers,pesait de tout son poids sur ceux qui produisaient pour le commerceen gros qu'elle dominait.

1. A l'article de M. G. ESPINAS sur ce personnage cité p. 153, n. 1, ajoutez G. ESPINAS

et H. PIRENNE, Additions au recueil de documents relatifs à l'histoire de l'industrie dra­pière en Flandre, dans Bulletin de la Commission royale d'histoire de Belgique, t. XCIII (192 9),pp. 55 et suive

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CHAPITRE YII

LES TRANSFORMATIONS

DU XIye ET DU xye SIÈCLE

1. - Catastrophes et troubles sociaux 1

Caractères économiquesdu XIVe et du XVe siècle

On peut considérer le commencement du XIVe siècle comme la finde la période d'expansion de l'économie médiévale*. Jusqu'alors, lesprogrès ont été continus dans tous les domaines. L'affranchissementprogressif des classes rurales a été de pair avec le défrichement,l'assèchement et le peuplement de régions incultes ou désertes, etavec la colonisation germanique des territoires d'au-delà de l'Elbe.Les développements de l'industrie et du commerce ont profondémenttransformé l'aspect et l'existence même de la société. Tandis que laMéditerranée et la mer Noire d'une part, la mer du Nord et la Baltiquede l'autre devenaient les véhicules d'un puissant trafic, et que lesports et les comptoirs se multipliaient le long de leurs côtes et dansleurs îles, le continent européen se couvrait de villes d'où rayonnaiten tous sens la jeune activité de la bourgeoisie. Sous l'influence decette vie nouvelle, la circulation monétaire se perfectionnait, le créditdéployait les formes les plus diverses et son épanouissement favorisait

1. BIBLIOGRAPHIE :rH. S. LUCAS, The great European famine of 1315, 1316 and 1317,dans Speculum (Medieval Academy of America, 1930); F. A. GASQUET, The Black Deathof 1348 and 1349 (Londres, 1908); H. PIRENNE, Le soulèvement de la F lal1dre maritin1C de1323-1328 (Bruxelles, 1900); A. RÉVILLE, Le soulèvement des travailleurs d'Angleterre e111381(paris, 1898); Ch. OMAN, The great revoit of 1381 (Oxford, 1906); E. POWELL, The risingin East Anglia in 1381 (Cambridge, 1896); G. M. TREVELYAN, England in the age of Wycliffe(Londres, 3e éd., 1900); S. LUCE, Histoire de la Jacquerie (Paris, 1859); G. FRANZ, Dieagrarischen Unruhen des ausgehenden Mittelalters (Marburg, 1930); H. DENIFLE, La désolationdes églises, monastères et hôpitaux en France pendant la guerre de Cent Ans (Paris, 1898-1899),2 vol.; G. SCHANZ, Zur Geschichte der deutschen Gesellenverbande (Leipzig, 1877); É. MARTINSAINT-LÉON, Le compagnonnage (Paris, 1901); H. PIRENNE, Histoire de Belgique, t. II (Bruxelles,3e éd., 1922); S. SALVEMINI, Magnati epopolani in Firenze dal1280 al 1295 (Florence, 1899);C. FALLETTI-FosSATI, Il tumulto dei Ciompi (Florence, 1882); L. MIROT, Les insurrectionsurbaines au début du règne de Charles VI, 1380-1383 (Paris, 1906).

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celui du capital. L'augmentation de la population était enfin un indiceirrécusable de santé et de vigueur socialesl .

5tabilisation du JJl0UVenIent économique

Or, de tout cela, on constate durant les premières années duXIVe siècle, non sans doute la décadence, mais l'arrêt. Si l'on nerecule pas, on cesse d'avancer. L'Europe vit pour ainsi dire sur lespositions acquises; le front économique se stabilise. Il est vrai quec'est précisément alors que des pays demeurés à l'écart du mouve­ment général, comme la Pologne et surtout la Bohême, commencentà y participer plus activement. Mais leur éveil tardif n'a pas entraînéde conséquences assez importantes pour que l'ensemble du mondeoccidental en ait été sensiblement affecté. A ne tenir compte que decelui-ci, il apparaît clairement qu'il entre dans une période où l'onconserve plus qu'on ne crée et où le mécontentement social sembleattester tout à la fois le désir et l'impuissance d'améliorer une situa­tion qui ne correspond plus entièrement aux besoins des hommes.

De cette interruption de la poussée économique, on trouve toutd'abord la preuve dans le fait que le commerce extérieur cessed'élargir l'aire de son expansion. Il ne dépassera plus, avant l'époquedes grandes découvertes géographiques du milieu du xve siècle,les points extrêmes où l'ont fait parvenir au sud la navigationitalienne, au nord celle de la Hanse, c'est-à-dire les échelles de lamer Égée et de la mer Noire d'une part, de l'autre la foire russe deNovgorod. Dans ce domaine, sans doute, l'activité reste intense. On

1. Rien ne serait plus essentiel à une saine compréhension de l'histoire économiquedu Moyen Age que la connaissance de la densité de la population de l'Europe à cetteépoque. Malheureusement, les données dont on dispose ne permettent que des résultatstrop conjecturaux pour être utilisables. Le récent travail de M. F. LOT, L'état des paroisseset des feux de 1328, dans Bibliothèque de l'École des Chartes, t. XC (1929), d'après lequella population de la France, dans les limites de nos jours, se serait élevée à cette dateà 23 ou 24 millions d'âmes, comporte trop d'hypothèses, tant sur le nombre des feuxque sur le coefficient à leur appliquer, pour pouvoir forcer la conviction. C'est seulementà partir du xve siècle que l'on commence à disposer de documents d'où il est permisd'extraire quelques données statistiques plus ou moins précises. Encore n'a-t-on de véri­tables dénombrements que pour quelques villes (v. p. 145, n. 1). La très faible populationqu'ils attestent pour celles-ci, comparativement à celle de nos jours, rend vraisemblablele peu de densité de la population des campagnes. Pour l'ensemble du duché de Brabant,J. Cuvelier a pu supposer avec une grande vraisemblance, grâce aux indications trèsprécises qui nous ont été conservées sur les relevés des « feux» de ce territoire, que lenombre total des habitants en 1437 était d'environ 45°000. Il est aujourd'hui, dans laluême région, proche de 2 millions et demi, c'est-à-dire qu'il a quintuplé (J. CUVELIER,Les dénombrements desfoyers en Brabant, p. CCCXXVII). Mais on hésitera sans doute à généra­liser ce fait et à admettre que la population totale de l'Europe à la fin du Moyen Age aitété cinq fois plus petite que celle de l'Europe contemporaine. Je croirais volontiers pourma part qu'elle ne s'est pas même élevée jusque-là.

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TRANSFOR~1:ATIONS DU XIVe ET DU XVe SIÈCLE

pourrait même dire qu'à certains égards elle a augmenté. C'est eneffet de 13 14 que datent les relations maritimes de Gênes* et de Veniseavec Bruges et Londres, par le détroit de Gibraltar, et que la victoirede la Hanse en 1370 sur Waldemar de Danemark semble avoir défi­nitivement assuré la maîtrise de celle-ci dans la Baltique. Il n'enreste pas moins cependant que l'on vit sur le passé sans chercherà pousser« plus oultre». Et sur le Continent, c'est le même spectacle.La colonisation allemande vers l'est s'arrête comme épuisée auxfrontières de la Lithuanie et de la Lettonie. Elle ne progresse plus nien Bohême, ni en Pologne, ni en Hongrie. En Flandre et en Brabant,l'industrie drapière conserve encore sans l'augmenter sa prospéritétraditionnelle jusque vers le milieu du siècle, puis elle s'affaisse rapi­dement. En Italie, la plupart des grandes banques qui ont si long­temps dominé le commerce de l'argent sombrent dans des faillitesretentissantes : en 1327, celle des Scali, en 1341 celle des Bonnaccorci,de Usani, des Corsini, et de bien d'autres, en 1343 celle des Bardi,des Peruzzi, des Acciaiuoli. La décadence des foires de Champagnedate des premières années du sièclel . C'est aussi le moment où lapopulation cesse de croître et son arrêt constitue le symptôme le plussignificatif de l'état d'une société stabilisée et d'une évolution qui estarrivée à son point maximum2•

La famine de 1315et la peste noire

Il convient d'ailleurs de remarquer que, si le XIVe siècle ne continuepas à progresser, les catastrophes qui l'ont accablé en sont en grandepartie responsables. La terrible famine qui a désolé toute l'Europede 1315 à 1317 a causé des ravages plus grands, semble-t-il, qu'aucunede celles qui l'avaient précédée. Les chiffres qui par hasard ontété conservés pour Ypres permettent d'en apprécier l'étendue. Ducommencement de mai au milieu d'octobre 13 16, nous savons quele magistrat communal y a fait enterrer 2 794 cadavres, nombreénorme si l'on songe que le nombre des habitants ne dépassait proba-

1. A. SAPORI, La crisi delle compagnie mercantili dei Bardi e dei Peruzzi (Florence, 1926);E. JORDAN, La faillite des Buonsignori, dans Mélanges P. Fabre (Paris, 1902).

2. Faute de travaux assez nombreux et précis sur la démographie médiévale, on doitse contenter de donner ici une impression d'ensemble. Il est clair qu'elle ne peut êtreexacte que d'une manière très approximative. En général, on peut considérer la pestenoire comme marquant non seulement l'arrêt, mais même un recul de l'augmentation dela population. Cependant, déjà avant cette catastrophe, celle-ci en était arrivée presquepartout au point mort dans l'Europe occidentale. La première moitié du XIVe siècle a aucontraire vu s'accomplir un progrès très sensible dans le mouvement démographiquedes contrées slaves de l'Europe orientale, surtout en Bohême.

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blement pas une vingtaine de mille*. Trente ans après, un désastrenouveau et plus épouvantable encore, la peste noire, s'abattait sur lemonde, à peine remis de ce premier choc. De toutes les épidémiesmentionnées dans l'histoire, elle fut sans conteste la plus atroce. Onestime que de 1347 à 1350 elle a fait disparaître probablement untiers de la population européenne* et elle a été suivie d'une longuepériode de cherté dont on aura plus loin à signaler les effetsl •

A ces calamités dues à la nature, la politique en a ajouté d'autresaussi cruelles. L'Italie, durant tout le siècle, est déchirée par les luttesciviles. L'Allemagne est en proie à une anarchie politique permanente.La guerre de Cent Ans, enfin et surtout, ruine la France et épuisel'Angleterre. Ainsi, les circonstances ont pesé lourdement sur la vieéconomique. Le nombre des consommateurs s'est restreint et lemarché a perdu une partie de son pouvoir d'absorption.

Ces malheurs ont incontestablement contribué à envenimer lestroubles sociaux par lesquels le XIVe siècle contraste si violemmentavec le XIIIe, mais la cause principale en doit être cherchée dansl'organisation économique elle-même. On en est arrivé au pointoù son fonctionnement provoque un mécontentement qui se manifesteà la fois parmi les populations urbaines et les populations rurales.

L'affranchissement des paysans, si général qu'il ait été au cours del'âge précédent, n'en avait pas moins laissé subsister des traces plusou moins profondes de servage. Dans beaucoup de pays, les corvéescontinuaient à peser lourdement sur les vilains et la disparition durégime domanial les rendait plus pénibles. Car le seigneur avait cesséde se considérer comme le protecteur des hommes de sa terre. A l'égardde ses tenanciers, sa situation n'était plus celle d'un chef héréditairedont l'autorité se faisait accepter par son caractère patriarcal; elleétait devenue celle d'un rentier du sol et d'un percepteur de pres­tations2• Les terres jadis incultes des seigneuries étant maintenantoccupées, on ne fondait plus de villes neuves et aucun motif ne pous­sait plus à doter les serfs d'une liberté qui, au lieu d'être profitableà leur maître, l'aurait privé des redevances et des services qu'ilcontinuait à prélever sur eux. Il arrivait sans doute que le besoind'argent poussât les seigneurs à vendre à bon prix des lettres defranchise ou même à libérer tout un village moyennant la cession

1. De là l'apparition en 1350 du Statute of labourers en Angleterre, et en France de1'ordonnance royale de 1351 qui, l'un et l'autre, réglementent les salaires en vue de f'lirebaisser les prix. R. VIVIER, La grande ordonnance de février 1351 : les mesures anticor­poratives et la liberté du travail, dans Revue historique, t. CXXXVIII (1921), pp. 201 et suive

2. Sur tout ceci, v. M. BLOCH, Les caractères originaux de l'histoire rurale franfaise,pp. 112 et suiVe

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d'une partie des terres communales. Il n'en est pas moins vrai que,la période des défrichements étant close, le paysan n'avait plusl'espoir d'améliorer sa condition en émigrant dans les terres vierges.Partout où elle s'était conservée, la servitude devenait d'autant plusodieuse que, étant maintenant une exception, elle prenait l'apparenced'une déchéance. Les cultivateurs libres, de leur côté, supportaientimpatiemment la juridiction des cours foncières dont relevaient leurstenures et par lesquelles ils demeuraient soumis à l'emprise écono­mique des seigneurs dont ils avaient jadis été les hommes. Depuisque les moines, dans le courant du XIIIe siècle, avaient perdu la fer­veur de leurs premiers temps et, avec elle, leur prestige, on ne payaitplus la dîme qu'avec répugnance. Les grandes fermes constituées surles réserves domaniales imposaient aux villageois leur prépondérance,requéraient pour la pâture de leurs troupeaux la plus grande partiedes terres communes, s'arrondissaient à leur détriment et, d'autantplus envahissantes qu'elles étaient souvent aux mains du bailli oudu maire seigneurial, réduisaient nombre d'habitants à entrer à leurservice comme ouvriers agricoles. A tous ces motifs de malaises'ajoutaient encore les maux produits par la fréquence des guerres.La guerre de Cent Ans surtout, durant laquelle les mercenairescontinuaient à vivre sur le pays après leur licenciement, fit de biendes régions de la France de véritables déserts « où l'on n'entendaitplus chanter ni coq ni poule »1 *.

Cette désolation est sans doute un phénomène propre à la France.Il serait même sans doute inexact de croire que dans le reste del'Europe la situation des paysans ait empiré au cours du XIVe siècle.Le mécontentement social dont ils ont donné tant de preuves nes'explique pas partout de la même manière. Il peut aussi bien pro­venir de l'excès de la misère que de la volonté de mettre fin à un étatde choses qui choquait d'autant plus que l'on se croyait de force à lerenverser. Si la Jacquerie de l'Ile-de-France en 1357 a été le sursautde populations poussées à bout par la détresse et la haine des noblesqu'elle en rendait responsables, il semble en avoir été tout autrementdu soulèvement de la Westflandre de 1323 à 1328 et de l'insurrectionde 138 l en Angleterre*.

La révolte de la Flandre fJJaritime

La longue durée du premier suffirait déjà à montrer qu'il ne peutêtre l'œuvre d'une plèbe misérable et débile. En fait, ce fut un véri-

1. M. BLOCH, op. cit., p. IlS.

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table essai de révolution sociale dirigée contre la noblesse, en vue delui arracher l'autorité judiciaire et financière. La rigueur avec laquelleelle percevait les impôts levés pour payer les lourdes amendes aux­quelles la Flandre avait été condamnée au profit du roi de France,après la guerre ouverte par la bataille de Courtrai, fit éclater desémeutes qui se transformèrent bientôt en une révolte ouverte contrel'ordre établi. Il ne s'agit plus seulement de mettre fin à des abus depouvoir. L'esprit d'indépendance des robustes paysans de ce terri­toire, descendants des « hôtes» qui avaient mis en culture ses terresmarécageuses au XIIe et au XIIIe siècle, s'excite dans la lutte jusqu'àleur faire considérer tous les riches et l'Église elle-même commeleurs ennemis naturels. Il suffisait de vivre de la rente du sol pourêtre suspect!. Les villageois refusaient de payer la dîme et demandaientque les blés des monastères fussent distribués au peuple. Les prêtresn'étaient pas épargnés par la haine de classe qui soulevait les masses.Un des chefs du mouvement eût voulu, disait-il, voir le dernierd'entre eux accroché à la potence. Par un raffinement de cruauté,on obligeait les nobles et les riches à mettre à mort leurs propresparents sous les yeux de la foule. Ni pendant la Jacquerie, ni pendantle soulèvement anglais de l 38 l, on ne devait revoir de violencessemblables à celles qui épouvantèrent alors la Westflandre. « Lapeste de l'insurrection fut telle, dit un contemporain, que les hommesprirent la vie en dégoût. » Pour en finir avec ces rebelles qui « commedes brutes privées de sens et de raison » menaçaient de bouleverserl'ordre social, il fallut que le roi de France lui-même se mît encampagne. Les paysans se portèrent audacieusement à sa rencontreet, pleins de confiance en eux-mêmes, lui offrirent la bataille surles pentes du mont de Cassel (23 août 1328). Elle fut aussi courteque sanglante. La chevalerie massacra sans pitié la racaille qui avaitosé lui tenir tête et qui s'était mise hors du droit commun. Le roirefusa d'écouter les barons qui le pressaient de livrer aux flammesla Flandre maritime et d'y faire tuer jusqu'aux femmes et aux enfants:il se contenta de la confiscation des biens des insurgés qui avaientcombattu contre lui. La révolte sociale un instant triomphante étaitécrasée. Le radicalisme de ses tendances ne peut être considéréd'ailleurs que comme l'exaspération passagère d'un mécontentementpoussé à bout par les circonstances. Il faut tenir compte aussi, pourexpliquer l'opiniâtreté et la longueur de la révolte, qu'elle fut soutenue

1. « Dicebant enim alicui diviti : Tu plus diligis dominos quam communitates de quibusvivis; et nuIla alla causa in eo reperta, talem exponebant morti. » Chronicon comitumFlandrensium, dans Corpus Chrono Flandr., t. 1, p. 202.

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et surexcitée par les gens de métiers d'Ypres et de Bruges, qui firentcause commune avec elle et imprégnèrent momentanément les classesrurales de l'esprit révolutionnaire urbain.

L'insurrection anglaise de 1381

L'insurrection anglaise de 138 l fut aussi, comme celle de la West­fiandre, l'œuvre commune du peuple des villes et de celui des cam­pagnes. Elle lui ressemble encore en ce qu'on peut la considérerégalement comme une expression violente et passagère du senti­ment qui oppose le travailleur à celui qui vit de son travail. Il n'enfaut pas non plus chercher l'origine dans la misère des classes rurales.Elle n'eut rien de commun avec la Jacquerie. La condition du paysananglais n'avait cessé de s'améliorer au cours du XIIIe siècle, grâceà la substitution croissante de cens en argent aux anciennes corvées*.Il subsistait pourtant dans tous les « manoirs» des survivances plusou moins accentuées de servage, que les vilains supportaient d'autantplus mal que la hausse des prix et des salaires consécutive à la pestenoire avait encore relevé leur situation. Rien ne prouve que leursoulèvement ait eu pour cause une tentative des landlords d'aug­menter les redevances et les corvées. Il apparaît plutôt comme unetentative de secouer, au profit du peuple, ce qui subsistait encore durégime manorial. Le mysticisme des Lollards contribua sûrementaussi à faire surgir dans les âmes la haine des gentlemen oppresseursqui n'existaient pas « du temps qu'Ève filait et qu'Adam labourait ».Comme cinquante ans auparavant en Flandre, de vagues aspirationscommunistes se firent jour au sein des insurgés et donnèrent à lacrise l'apparence d'un mouvement dirigé contre la société établie.Au reste, l'effroi qu'elle avait répandu ne dura qu'un moment. Ladisproportion était trop grande entre les forces conservatrices et lespaysans qui, dans la surexcitation de leurs rancunes et les chimèresde leurs espoirs, s'abandonnaient à l'éternelle illusion d'un mondefondé sur la justice et l'égalité. Au bout de quelques mois, tout étaitrentré dans l'ordre. Il avait suffi au roi de se montrer et à la chevaleriede s'armer pour venir à bout d'un péril qui avait fait plus de bruitqu'il n'était menaçant*.

Au fond, les insurrections rurales du XIVe siècle durent l'apparencede leur gravité à la brutalité des paysans. Par elles-mêmes, elles nepouvaient réussir. Si les classes agricoles constituaient de beau­coup la plus grande partie de la société, elles étaient incapables des'unir en une action commune et plus incapables encore de songerà faire un monde nouveau. A tout prendre, elles ne furent que

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des soubresauts locaux et passagers, des accès de colère sanslendemain.

Entre les paysans qui travaillaient le sol et la noblesse qui le possé­dait, le contraste économique, pour être aussi réel qu'entre l'ouvrieret le capitaliste urbain, était moins sensible en vertu même des condi­tions de l'existence rurale qui attache par tant de liens l'homme à laterre qu'il cultive et qui lui laisse malgré tout un degré d'indépen­dance personnelle bien supérieur à celui du salarié de la grandeindustrie. Aussi n'est-il pas étonnant que les agitations urbainesdu XIVe siècle aient contrasté par leur acharnement, leur durée etleurs résultats avec celles du peuple des campagnes.

Mécontentementcontre les oligarchies urbaines

C'est un fait commun à toute l'Europe occidentale que la hautebourgeoisie y ait accaparé dès l'origine l'administration des villes.Il n'en pouvait être autrement si l'on songe que, la vie urbainereposant essentiellement sur le commerce et l'industrie, il était fatalque ceux qui donnaient l'impulsion à ceux-ci prissent en même tempsla direction de celle-là.

Durant le XIIe et le XIIIe siècle, un patriciat recruté parmi lesmarchands les plus notables avait donc exercé partout le gouverne­ment municipal. Dans toute la force du terme, ce gouvernement avaitété un gouvernement de classe. Il en avait eu longtemps tous lesmérites : énergie, clarté de vue, dévouement aux intérêts publics donton a la charge parce qu'ils se confondent avec les intérêts privés qu'ilsgarantissent. L'œuvre qu'il a accomplie témoigne hautement de sesmérites. C'est sous lui que la civilisation urbaine a pris les traitsprincipaux qui devaient la distinguer jusqu'au bout. Il a créé detoutes pièces l'administration municipale, organisé ses divers services,institué les finances et le crédit urbains, édifié des halles, aménagédes marchés, trouvé les ressources nécessaires pour élever de solidesremparts, pour ouvrir des écoles, bref, pour subvenir à toutes lesnécessités de la bourgeoisie. Mais peu à peu s'étaient révélés lesdéfauts d'un système qui abandonnait la réglementation économiquede la grande industrie à ceux-là mêmes qui, vivant de ses bénéfices,étaient naturellement poussés à réduire au minimum la part destravailleurs*.

On a déjà vu plus haut que dans les cités les plus manufacturièresdu monde médiéval, c'est-à-dire dans les villes flamandes, les ouvriersde la draperie avaient commencé à manifester aux échevins patriciens

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une hostilité dont l'apparition de grèves est l'irrécusable indice!.A leur mécontentement s'ajoutait d'ailleurs celui d'une partie deplus en plus notable de la bourgeoisie aisée. Car, en durant, le régimepatricien avait fini par se transformer dans beaucoup de villes en uneoligarchie ploutocratique, fermant jalousement l'accès du pouvoirà tous ceux qui n'appartenaient pas aux quelques familles qui l'exer­çaient de plus en plus visiblement dans leur seul intérêt. Ainsi s'ac­cumulait contre le « magistrat» une opposition sociale doublée d'uneopposition politique. La première, évidemment la plus ardente,avait donné le signal d'un conflit qui, à travers des péripéties san­glantes, devait se prolonger jusque dans le courant du xve siècle.

La révolution démocratique

On donne souvent à l'insurrection des corporations de métierscontre le régime patricien le nom de révolution démocratique. Leterme n'est pas entièrement exact, si l'on entend par démocratiece que le mot désigne de nos jours. Les mécontents ne songeaientpas à fonder des gouvernements populaires. Leur horizon ne dépassaitpas l'enceinte de la ville: il se limitait au cadre de leur corporation.Chaque métier, s'il revendiquait une part de pouvoir, se préoc­cupait fort peu de ses voisins. Le particularisme circonscrivait étroi­tement son action. Sans doute il arrivait que toutes les corporationsd'une même ville s'unissent contre l'ennemi commun qu'était l'éche­vinage oligarchique. 11ais il arrivait aussi qu'elles se retournassentles unes contre les autres après la victoire. Il ne faut pas oublier enfinque ces soi-disant démocrates étaient tous membres de groupes indus­triels possédant l'exorbitant privilège du monopole. La démocratietelle qu'ils l'entendaient n'était qu'une démocratie de privilégiés.

Aire d'extensiondes agitations sociales

Toutes les villes n'ont pas été agitées par les revendications desmétiers. Ni Venise, ni les villes de la Hanse, ni les villes anglaisesn'en présentent de traces. La raison en est sans doute que le gouver­nement de la haute bourgeoisie n'y dégénéra pas en une oligarchiefermée et égoïste. I..Jes hommes nouveaux enrichis par le commercey renouvelaient et y rajeunissaient constamment la classe dominante.C'est là ce qui explique que les patriciens y conservèrent un pouvoir

1. V. plus haut, p. 162.

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que leur entente des affaires et de l'administration urbaine fit s'im­poser à tous. Durant des siècles, l'aristocratie vénitienne donnal'admirable exemple des plus hautes vertus de patriotisme, d'énergieet d'habileté, et la prospérité qu'elle acquit à la république rejaillis­sant sur tous, le peuple ne songea pas à rejeter le joug qu'elle luiimposait. Il semble bien que ce soient des motifs analogues quiaient sauvegardé la prépondérance du patriciat dans les villes de laHanse. En Angleterre, la tutelle exercée par le pouvoir royal sur lescommunes urbaines était assez forte pour s'opposer, s'il l'eût fallu,aux efforts du commun. On peut en dire autant des villes françaisesqui, à partir de la fin du XIIIe siècle, subirent de plus en plus l'autoritédes agents de la couronne, baillis ou sénéchaux. Ailleurs, comme parexemple en Brabant, le prince territorial s'institua le protecteur desgrands bourgeois.

C'est surtout dans les grandes villes industrielles des Pays-Bas, desbords du Rhin et de l'Italie, que se déroulèrent les révolutions muni­cipales dont il ne peut être question ici que d'esquisser les traitsprincipaux, en négligeant les innombrables variétés dues à la diffé­rence des circonstances, des intérêts et des milieux*.

Le conflit des « petits»et des « grands»

La cause première en doit être cherchée dans les abus de l'admi­nistration oligarchique. Partout où le pouvoir princier était tropfaible soit pour la défendre, soit pour la soumettre à son contrôle,il ne restait d'autre moyen que de la renverser ou, tout au moins,de la contraindre à partager un pouvoir dont elle prétendait conserverle monopole. En cela, tout le monde, riches et pauvres, était d'accord:marchands tenus à l'écart des affaires communales aussi bien qu'arti­sans de métiers et salariés de la grande industrie.

Le mouvement, déclenché dans la seconde moitié du XIIIe siècle,aboutit au cours du siècle suivant. A la suite d'émeutes qui, presquetoujours, s'aggravèrent au point de se transformer en luttes à mainarmée, les « grands» furent obligés de céder aux « petits» une partplus ou moins large de l'administration municipale. La majorité de lapopulation étant répartie dans les corporations de métiers, la réformeconsista nécessairement à associer celles-ci au gouvernement. Tantôtelles reçurent le droit de disposer de quelques sièges dans l'éch.evinageou dans le conseil de la ville; tantôt un nouveau corps de magistratsélus par elles fut constitué à côté de l'ancien; tantôt on dut soumettreà l'approbation de leurs délégués constitués en assemblée générale

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toutes les mesures intéressant les finances ou l'organisation politiquede la commune. Il leur arriva même de s'emparer entièrement de cepouvoir dont le patriciat les avait exclues si longtemps. A Liège, parexemple, en 1384, les « grands », se sentant incapables de continuerune résistance qui durait depuis plus d'un siècle, finirent par capituler.Depuis lors, les métiers dominèrent exclusivement dans la ville. Seulsjouirent des droits politiques ceux qui se firent inscrire sur leursrôles. Le conseil, dont les jurés étaient annuellement nommés pareux et surveillés par leurs « gouverneurs », ne forma plus qu'unrouage dont ils réglaient l'action à leur gré. Les deux « maîtres»(bourgmestres) recrutés dans ce conseil étaient les exécuteurs de leursvolontés, car toutes les questions importantes devaient être soumisesà la délibération des trente-deux métiers et tranchées dans chacund'eux par recès ou « sieultes » à la majorité des voix. Des constitu­tions analogues et faisant comme celle-ci des corporations d'artisansles arbitres du gouvernement municipal se rencontrent à Utrecht età Cologne.

Agitation socialedes ouvriers de l'exportation

Mais ce qui était possible dans des villes où aucune industrie nel'emportait décidément sur les autres ne l'était pas là où l'équilibreétait manifestement rompu en faveur de l'une d'elles. Dans les grandescités manufacturières de Flandre, la prépondérance numérique destisserands et des foulons, dont les métiers comptaient plusieursmilliers de membres, ne leur permettait pas de se contenter du rôleattribué aux petites corporations qui n'en renfermaient que quelquesdizaines. Ils devaient d'autant plus ardemment aspirer à la prépon­dérance que leur condition de salariés contrastait davantage avec celledes artisans du marché local. Pour eux, la chute du patriciat n'étaitpas seulement une question politique, elle était avant tout une ques­tion sociale. Ils en attendaient la fin de leur subordination économique,espérant que, du jour où le pouvoir de réglementer les conditionsdu travail et le taux des salaires aurait passé en leurs mains, c'en seraitfait de la condition précaire où les réduisait leur profession. Beaucoups'abandonnaient à des rêves confus d'égalité, dans un monde où« caskuns devroit avoir autant d'avoir li uns que li autres »1. C'étaienteux qui, dans toutes les grandes villes, à la fin du XIIIe siècle, avaient

1. L. VERRIEST, Le registre de la Loi de Tournai de 1302, dans Bulletin de la Commissionroyale d'histoire, t. LXXX (1911), p. 445.

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donné le signal de la révolte et soutenu la lutte grandiose qui avaitassuré, après la victoire de Courtrai, leur ascendant momentané.Mais leur domination avait bientôt soulevé contre eux le reste de labourgeoisie. I~a divergence ou, pour mieux dire, l'incompatibilitéde leurs intérêts avec ceux des marchands et des artisans était tropgrande pour que ceux-ci pussent accepter leur subordination auxouvriers de la laine.

Réforme des gouvernements municipaux

Contre ces salariés et ces prolétaires, les capitalistes du grandcommerce, courtiers ou exportateurs, s'unirent aux petits entrepre­neurs indépendants de l'industrie locale. On chercha, pour contentertout le monde, à instaurer des gouvernements municipaux, réservantsa part d'intervention à chacun des grands groupements entre lesquelsse répartissait la population : la « poorterie » (haute bourgeoisie),la masse des petits métiers et les travailleurs de la draperie. Maisl'équilibre que l'on espérait atteindre ainsi ne pouvait être et ne futjamais qu'un équilibre instable. Aux yeux des tisserands et des fou­lons, il n'était qu'une duperie, puisqu'il les condamnait en somme àn'être vis-à-vis des autres « membres» de la ville qu'une minoritéperpétuelle. Pour faire triompher leurs revendications, ils ne pou­vaient compter que sur la force. Ils ne s'en firent pas faute. Duranttout le cours du XIVe siècle, on les voit constamment se soulever,s'emparer du pouvoir et ne l'abandonner que quand, affamés par unblocus ou décimés par un massacre, ils sont contraints de céder àla coalition de leurs adversaires.

Les conflits sociaux en Flandre

Rien de plus tragique que la situation des villes flamandes, au seindesquelles les haines sociales s'épanchent avec fureur. En 1320-1332,les « bonnes gens» d'Ypres supplient le roi de France de ne pas fairedémolir l'enceinte intérieure de la ville dans laquelle ils résident etqui les protège contre le « commun »1. L'histoire de cette ville,comme celle de Gand et de Bruges, abonde en luttes sanglantes,mettant aux prises les prolétaires de la draperie avec « ceux qui ont

1. « L'effort du commun de le ville d'Ypre demeure dehors les portes, qui maintoutrageus et horrible fait et conspiration ont fait sour les bains de le ville... si que se lesportes fussent ostées, li boine gent de la ville seraient en péril de estre mourdri par nuit etde desrobeir leur avoir ». Bulletin de la Commission royale d'histoire, 5e série, t. VII (1897),p.28.

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à perdre ». La lutte prend de plus en plus l'apparence d'une guerrede classe entre les riches et les pauvres. Pourtant, ce n'est là qu'uneapparence. Parmi les masses ouvrières en révolte, l'entente ne par­vient pas à s'établir. Les foulons, dont les tisserands prétendentfixer ou, pour mieux dire, réduire le salaire, les traitent en ennemiset, pour échapper à leur emprise, soutiennent la cause des « bonnesgens ». Quant aux petits métiers, tous abominent les « horriblestisserands »1, qui troublent leur travail, nuisent à leurs affaires etdont les aspirations communistes les épouvantent, comme ellesépouvantent d'ailleurs le prince et la noblesse. Mais l'exaspérationde ces éternels révoltés reste d'autant plus grande qu'ils s'indignentde voir qu'en dépit de tous leurs efforts et même quand ils détiennentle pouvoir leur situation ne s'améliore pas. Incapables de comprendreque la nature du grand commerce et de l'industrie capitaliste lescondamnait fatalement à l'insécurité du salariat et à la misère descrises et des chômages, ils se croyaient victimes de ces « riches» pourlesquels ils travaillaient. Ce n'est que quand la ruine de la draperieles eut contraints à émigrer pour chercher ailleurs des moyens devivre que cessa la lutte dont ils avaient été jusqu'alors les indomp­tables protagonistes.

Le spectacle que présentent les grands centres manufacturiers dela Flandre se trouve identique en son fond dans toutes les villes oùl'industrie d'exportation l'emporte sur l'industrie locale. A Dinant,les batteurs de cuivre exercent une influence aussi prépondéranteque celle des tisserands et des foulons à Gand ou à Ypres. Florence,qui est à la fois une cité de banquiers et de drapiers, a vu de son côtéles masses ouvrières arracher, de haute lutte, le pouvoir à la classecapitaliste. La révolte des Ciompi (1378-1382), excitée et conduitepar les travailleurs de la laine, forme le pendant des agitations révolu­tionnaires qui déroulent à la même date dans le Nord leurs sanglantespéripéties*. Il ne serait pas exagéré de dire qu'aux bords de l'Escaut,comme aux bords de l'Arno, les révolutionnaires ont voulu imposerà leurs adversaires la dictature du prolétariat.

Les compagnonnages

Le prolétariat, d'ailleurs, vers la fin du siècle, commence à appa­raître au sein même de ces petits métiers, dont toute l'organisationétait pourtant destinée à sauvegarder l'indépendance économique

1. Chronique rimée des troubles de Flandre en 1379-1380, éd. H. PIRENNE, p. ,8(Gand, 1902).

II. PIRENNE 12

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de leurs membres. Entre les maîtres-artisans et les apprentis ou lescompagnons qu'ils employaient, la bonne entente avait duré aussilongtemps que ces derniers avaient pu facilement s'élever à la maî­trise. Mais du jour où, la population ayant cessé de croître, les métierss'étaient vus forcés de stabiliser, pour ainsi dire, leur production,l'acquisition de la maîtrise était devenue de plus en plus malaisée.La tendance à la réserver aux familles qui la détenaient s'était accuséepar toutes sortes de mesures : prolongation de l'apprentissage, aug­mentation des taxes à payer pour l'obtention du titre de maître,nécessité du chef-d'œuvre comme garantie de la capacité de ceuxqui y aspiraient. Bref, chaque corporation artisane se transformaitpeu à peu en une clique égoïste de patrons entendant léguer à leursfils ou à leurs gendres la clientèle désormais immuable de leurspetits ateliers.

Rien d'étonnant, dès lors, si l'on constate depuis le milieu duXIVe siècle, parmi les apprentis et surtout parmi les compagnons quivoient disparaître l'espoir de jamais améliorer leur condition, unmécontentement qui se manifeste par des grèves, des demandes d'aug­mentation de salaire, la revendication enfin de participer à côtédes maîtres au gouvernement du métier. A Liège, dit Jacques deHemricourt (1333-14°3), « quant... les mestiers sont ensemble porfair leur offichiens, les garchons servans et les apprendiches ontortant de vois, en la siiet faisant, comme ilh ont les maistres et leschiefs d'hosteit »1. Manifestement, le compagnon, jadis auxiliairedu maître, associé à sa vie et souvent destiné à entrer par mariagedans sa famille et à lui succéder, se transforme peu à peu en simplesalarié. Le métier connaît à son tour l'opposition du travail et ducapital. Au caractère familial qui y a régné si longtemps se substituele conflit de l'employeur et de l'employé.

Parmi les compagnons, l'identité des intérêts et des revendicationsfait bientôt surgir des associations d'entr'aide mutuelle et de défensequi s'étendent à plusieurs villes. Ce sont les « compagnonnages» oules Gesellenverbiinde que l'on voit apparaître un peu plus tôt en France,un peu plus tard en Allemagne, et dont le but est de fournir du tra­vail à leurs membres et de les protéger contre l'exploitation desmaîtres. A ces organisations d'attaque, les maîtres répondent de leurcôté par des mesures de défense interurbaines. En 13 83, les forgeronsde Mayence, de Worms, de Spire, de Francfort, d'Aschaffenbourg, de

1. J. de l!EMRICOURT, Le patron de la temporalité des évêques de Liège, p. 56, dansle t. III des Œuvres de J. de Hemricourt, pub!. par C. de BORMAN, A. BAYOT et E. PONCELET

(Bruxelles, 1931).

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Bingen, d'Oppenheim et de Kreuznach concluent une alliance contreles Knechten de leurs métiers respectifs, qui commencent à s'agiter!.

Ainsi se révèle au sein des villes un antagonisme économique etsocial dont la généralité prouve qu'il provient de causes profondeset permanentes. Si fort qu'il ait été cependant, il ne pouvait parvenirà détruire l'ordre établi. Celui-ci était trop puissant pour être mis enpéril par les artisans et les ouvriers. Les mécontents urbains ne cher­chèrent que çà et là à entraîner les campagnes dans leur mouvement.Trop de différences d'esprit, de besoins et d'intérêts les opposaientaux paysans, pour que l'entente ait pu se faire entre des gens quiappartenaient en réalité à deux mondes distincts. Les tentativesrévolutionnaires des villes étaient donc destinées à un échec certain.Les princes et la noblesse vinrent à la rescousse de tous ceux qu'ellesmenaçaient : grands marchands, rentiers de la haute bourgeoisie etmaîtres-artisans. Durant le xve siècle, la vague soulevée au siècleprécédent devait retomber sur elle-même et se briser contre la coalitionfatale de tous les intérêts qu'elle avait unis contre elle.

II. - Protectionnisme, capitalisme

et mercantilisme 2

Progrès du protectionnisme urbain

L'époque où les corporations de métiers ont dominé ou influencéle régime économique des villes est aussi celle où le protectionnismeurbain atteint son apogée. Quelle que fût la divergence de leursintérêts professionnels, tous les groupements industriels étaientd'accord pour renforcer jusqu'à ses plus extrêmes limites le monopoledont jouissait chacun d'eux et pour écraser toute velléité et toute possi­bilité de concurrence. Le consommateur est désormais complètement

1. KULISCHER, op. cit., t. l, p. 214.2. BIBLIOGRAPHIE: V. p. 153, n. 1; p. 165, n. 1; W. SCHMIDT-RIMPLER, Geschichte

des Kommissionsgeschiifts in Deutschland, t. 1 (Halle, 1915); A. SCHULTE, Geschichte dergrossen Ravensburger Handelsgesellschaft, 1380-1530 (Stuttgart, 1923), 3 vol.; W. STIEDA,BriefwechseJ eines deutschen Kaufmanns ifl/ XV. Jahrhul1dert (Leipzig, 1921); H. AMMANN,Die Diesbach- Watt Gesellschaft (Saint-Gall, 1928); A. GRUNZWEIG, Correspondance de lafiliale de Bruges des Medici, 1 (Bruxelles, 1931); H. PRUTZ, Jacques Cœur (Berlin, 1911);L. GUIRAUD, Recherches sur le prétendu rôle de Jacques Cœur, dans A1.émoires de la sociétéarchéologique de Montpellier (1900); H. PIRENNE, Les étapes de l'histoire sociale du capitalisme,p. 15 8, n. 1; J. STRIEDER, Studien zur Geschichte kapitalistischer Organisationsformen. MOllopole,Kartelle und Aktiengesellschaftel1 im Mittelalter und zu Be/?,inn der Nettzeit, 2 e éd. (1\1unich,192 5).

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sacrifié au producteur. Pour les ouvriers des industries d'exportation,la hausse des salaires, pour les artisans du marché local, l'augmenta­tion ou tout au moins la stabilisation des prix, voilà le but à atteindre.Ne voyant pas au-delà du cercle des remparts de la commune, touss'imaginent qu'il suffira, pour assurer leur prospérité, de le fermerà toute intervention extérieure. Leur particularisme s'exaspère; jamaisne s'est révélée avec une telle outrance la conception qui fait dechaque profession le domaine exclusif d'un corps privilégié. Ce queles gens de métiers entendent par liberté, c'est en effet le privilègequi garantit leur situation. A leurs yeux, il n'y a d'autre droit que ledroit acquis. Pour chaque groupe, la notion du « bien commun »fait place à celle de son « bien particulier ».

De cet état d'esprit, les preuves abondent. La plus significativepeut-être apparaît dans les restrictions mises partout à l'acquisitionde la bourgeoisie. Manifestement, chaque ville entend réserver à sesbourgeois les avantages qu'elle leur assure. Plus ils sont privilégiés,plus ils répugnent à partager avec d'autres la situation dont ilsjouissent. De là l'augmentation constante des taxes à payer pourobtenir la franchise urbaine et les conditions de plus en plus nom­breuses, légitimité de la naissance, certificat d'origine, attestationde bon comportement, auxquelles il faut satisfaire pour en êtredigne. De là aussi le resserrement de chaque métier à l'égard des« forains ». De là enfin la tendance toujours plus marquée à faire, sil'on peut ainsi dire, le vide industriel autour des murs de la ville,afin de mieux assurer la prépondérance économique de celle-ci. Sousprétexte de privilège, ou en vertu d'un privilège arraché au princepar l'émeute ou à prix d'argent, il est interdit d'ouvrir en dehors del'enceinte une boutique ou un atelier. Défense également de vendreen ville, sauf en temps de foire, tout produit qui n'y aurait pas étéfabriqué. A cet égard, la rigueur va croissant à mesure que s'accentuele gouvernement « démocratique ». A Gand, en 1297, il est encorepermis d'introduire des draps tissés au-dehors, à condition qu'ilssoient foulés dans la commune; mais, en 1302, cette concession estretirée et, à partir de 1314, tout exercice de la draperie est formelle­ment prohibé dans un rayon de cinq milles autour des remparts.Et ce n'est pas là une vaine menace. Durant tout le XIVe siècle, devéritables expéditions à main armée parcourent les villages desenvirons et brisent ou emportent les métiers à tisser ou les cuvesà fouler qu'elles y découvrent!. Par contre, toute grande cité manu-

1. G. ESPINAS et H. PIRENNE, Recueil de documents relatifs à l'histoire de l'industriedrapière en Flandre, t. II, pp. 606 et suive

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facturière fait filer la laine dont elle se réserve si exclusivement letravail par les femmes de la campagne. A Florence comme en Flandreles paysannes sont mises ainsi au service des ateliers urbains etastreintes à apporter les fils dans des dépôts établis à cet effet. Le droitdu plus fort s'impose sans ménagement. Les grandes villes s'arrogentle droit d'interdire à leurs voisines la fabrication des étoffes les plusdemandées. Il suffit de les accuser de contrefaçon pour se débarrasserde leur concurrence. Ypres, Gand et Bruges soumettent à leur contrôlel'industrie de toutes les localités secondaires du comté en vertu deprétendus « privilèges» que personne n'a jamais vus, mais dont illeur suffit d'affirmer l'existence. Le procès soutenu par Poperinghecontre Ypres en 1373 éclaire la situation d'une lumière crue. Auxdrapiers du bourg invoquant en leur faveur « le droit naturel quipermet à chacun de gagner sa vie », les Yprois s'en réfèrent au« droiturbain» qui justifie leur monopole!.

Métiers et capitalistes

Vis-à-vis des entrepreneurs capitalistes, l'attitude des métiers estnaturellement celle de la plus soupçonneuse méfiance. Les grandsmarchands qui donnaient la direction à l'industrie drapière, obligésde se faire inscrire dans le métier des tisserands, se voient soumisà une réglementation qui les réduit au rôle de simples chefs d'ateliers.Sans doute la nature même de la grande industrie impose ici à cetteréglementation des limites qu'elle ne pourrait franchir sans provoquerune ruine immédiate. Il est impossible d'empêcher les riches patronsde participer aux affaires des compagnies italiennes ou des marchandshanséatiques qui, dans toutes les villes flamandes, se sont substituésà eux tant comme importateurs de laine que comme exportateursde draps. Leur qualité d'étrangers les protège contre une législationqui ne peut atteindre que les bourgeois. Il n'empêche cependant que,peu à peu, gênée par la hausse constante des salaires, les prétentionscroissantes des travailleurs, l'hostilité permanente des tisserands etdes foulons, l'opiniâtre maintien des procédés techniques dont toutemodification semblerait une violation des privilèges, J'industrie entredans une période de déclin. Des ouvriers commencent aux environsde 13 50 à émigrer vers Florence, séduits sans doute par les promessesdes « facteurs » italiens, et surtout vers l'Angleterre où les rois pro­fitent habilement de la situation pour acclimater chez eux la fabri-

1. Ibid., t. TIl, pp. 168 et suive

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cation des tissus de laine1• La grande île, qui, durant si longtemps,s'est bornée à approvisionner la Flandre de matière première, semet dès lors à lui faire une concurrence qui, au commencementdu xve siècle, sera devenue irrésistible. Les mêmes causes produisenten Brabant les mêmes effets. Quand on commencera enfin à s'enrendre compte, il sera trop tard. C'est en vain que Bruxelles autori­sera en 1435 les fabricants en gros (grossiers) à ne plus faire partiedu métier des tisserands2•

Le particularisme urbain a poussé les villes à entraver le grandcommerce, comme elles ont entravé la grande industrie. La décadencedes foires dans le courant du XIVe siècle n'est sans doute pas étrangèreà la répugnance des artisans pour une institution si incompatibleavec leur esprit de protectionnisme outrancier. D'autre part, le droitd'étape, en vertu duquel beaucoup de villes imposent aux marchandsqui les traversent l'obligation de rompre charge et d'offrir leursmarchandises en vente à la bourgeoisie avant de pouvoir aller plusloin, a constitué pour le transit interlocal un empêchement sur lagravité duquel il est inutile d'insister. Ailleurs, le métier des bateliersprétend exercer le droit exclusif de haler toutes les barques quimontent ou qui descendent les cours d'eau aboutissant à la ville,parfois même celui d'en décharger les cargaisons pour les transporterdans leurs propres bateaux3•

Sans doute il y a des exceptions à la règle. Le développement desvilles n'ayant pas été également rapide et la prépondérance desmétiers ne s'étant pas exercée dans toutes avec la même intensité,le protectionnisme urbain comporte une infinité de nuances. Il estbeaucoup moins accentué par exemple dans l'Allemagne du Sud, oùla grande industrie et le grand commerce commencent seulementà s'épanouir au cours du XIVe siècle, que dans des régions comme lesPays-Bas ou l'Allemagne rhénane qui ont un long passé économique.En France et en Angleterre, le pouvoir royal l'a empêché de déve-

1. Pour l'émigration des travailleurs flamands et brabançons vers Florence,v. A. DOREN, Deutsche Hand1verker und Handwerkbruderschaften lm mittelalterlichen Italien(Berlin, 19°3); M. BATTISTINI, La confrérie de Sainte-Barbe des Flamands à Florence (Bruxelles,1931); A. GRUNZWEIG, Les soi-disant statuts de la confrérie de Sainte-Barbe de Florence,dans Bulletin de la Commission royale d'histoire, t. XCVI (1932), pp. 333 et suive Pourl'émigration vers l'Angleterre: E. LIPSON, English Economie history, t. l, pp. 309, 399;H. de SAGHER, L'immigration des tisserands flamands et brabançons en Angleterre sousÉdouard III, dans Mélanges Pirenne.

2. G. des MAREZ, L'organisation du travail à Bruxelles, p. 484.3. G. BIGWOOD, Gand et la circulation des grains en Flandre du XIVe au

XVIIIe siècle, dans Vierteljahrschrift für Social- und Wirtschaftsgeschichte, t. IV (1906),pp. 397 et suiv.

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lopper toutes ses conséquencesl . En Italie enfin la puissance du capitalétait trop grande pour ne pas lui avoir imposé des limites. Tout ceque l'on peut dire sans exagération, c'est que le XIVe siècle, si onle compare au siècle précédent, a vu l'économie urbaine pousserà l'extrême l'esprit d'exclusivisme local qui était inhérent à sa nature.

Formes nouvellesdu commerce capitaliste

Mais la politique municipale avait beau exploiter et rançonnerà son profit le grand commerce, elle ne pouvait cependant s'enaffranchir, et, d'ailleurs, elle n'y songeait pas, car plus une ville étaitriche, peuplée et active, plus il lui était indispensable. Ne subvenait-ilpas en grande partie à l'alimentation des bourgeoisies et ne fournis­sait-il pas presque toutes les matières premières mises en œuvre parles métiers? C'est par son intermédiaire que le vin arrivait aux taver­niers; le poisson sec et les harengs aux poissonniers; le sucre, lepoivre, la cannelle, le gingembre aux épiciers; les drogues pharma­ceutiques aux apothicaires; le cuir aux cordonniers; le plomb etl'étain aux potiers; la laine aux tisserands; le savon aux foulons;la guède, le pastel, l'alun, le bois de brésil aux teinturiers, etc. Etc'est encore grâce à lui que s'effectuait l'exportation des produits del'industrie urbaine vers les marchés du dehors. De cette activité simultiple et si essentielle, les villes ne pouvaient que réglementer lesformes à l'intérieur de leurs murs. Son expansion interlocale, lesressources qui l'alimentaient, la circulation, le crédit, en un mottoute l'organisation économique dont le grand trafic déterminait lefonctionnement demeurait hors de ses atteintes. Dans ce domaine siconsidérable se manifestait exclusivement l'intervention du capita­lisme. Il dominait dans la grande navigation comme dans les trans­ports par voie de terre, dans toutes les affaires d'importation etd'exportation. Il s'épanchait à travers toute l'Europe, baignant pourainsi dire de son ambiance les villes entre lesquelles il étendait sonaction, comme la mer étend ses flots entre les îles.

Un des phénomènes les plus frappants du XIVe et du xve siècle estla croissance rapide de grandes sociétés commerciales pourvues de« filiales », de correspondants, de « facteurs» dans les régions les plusdiverses. L'exemple donné au siècle précédent par les puissantescompagnies italiennes s'est maintenant propagé au nord des Alpes.

1. V. plus haut, p. 174. L'ordonnance de 1351 en France, pour supprimer les corpo­rations, vise à amoindrir leur action sur la liberté du travail en vue de faire baisser les prix.

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On a appris d'elles le maniement des capitaux, la tenue des livres, lesprocédés du crédit. Si elles continuent à dominer le commerce del'argent, elles trouvent maintenant des rivales en nombre croissantdans le commerce des marchandises. Il suffira de citer ici, en Alle­magne, des entreprises commerciales comme celle du LubeckoisHildebrand Veckinchusen, dont les affaires rayonnent de Brugesjusqu'à Venise et jusqu'aux extrémités de la Baltique, ou comme laGrosse Ravensburger Gesellschaft, qui a des correspondants dans toutel'Europe centrale, en Italie et en Espagne. La France et l'Angleterre,l'une ruinée, l'autre absorbée par la guerre de Cent Ans, ne décèlentpas autant d'énergie dans l'expansion du capital.

Mais l'Italie continue à tenir la première place par sa vitalité.Aux grands maisons dont les banqueroutes ont troublé le milieudu XIVe siècle, en succèdent de nouvelles. La plus célèbre, celledes Medici, donnera au Xve siècle le spectacle d'une puissance finan­cière telle que le monde n'en avait pas encore vue jusqu'alors*.

La poussée capitaliste de cette fin du Moyen Age s'accuse par desindices qui en révèlent bien la vigueur. Le taux de l'intérêt, quis'était tenu en général aux environs de 12 à 14 % tombe, à partirdu Xve siècle, à celui de 10 à 5 %. Le fonctionnement du crédit seperfectionne par des nouveautés comme l'acceptation des traites et leprotêt. A Gênes, la Casa di S. Giorgio, fondée en 1407, apparaît commela première banque des temps modernes, et l'on a pu comparer lecours de ses actions, pour son importance et son influence sur lasituation financière, à celui des consolidés anglais du XVIIe et duXVIIIe siècle1• D'autres banques, celle des Centurioni à Gênes, celledes Soranzo à Venise, celle des Medici à Florence, qui mènent defront le commerce de l'argent avec celui des marchandises, riva­lisent avec elle au moins par l'ampleur de leurs capitaux et de leursopérations2•

Formation d'une nouvelleclasse de capitalistes

Tout ce mouvement est déclenché par une classe d'hommes nou­veaux dont l'apparition est contemporaine de la transformation de

1. J. KULISCHER, op. cit., t. l, p. 347.2. Les archives du marchand Francesco Datini ct 1410), conservées à l'hospice de

Prato, près Florence, et qui renferment plus de 100 000 lettres, représentant sa corres­pondance avec ses « facteurs » ou ses clients d'Italie, d'Espagne, d'Afrique, de Franceet d'Angleterre, attestent, par leur masse, l'envergure des maisons italiennes de ce temps.G. LIVI, Da!!' archivio di Francesco Datini (Florence, 1910).

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l'économie urbaine sous l'influence des corporations de métiers. Cettecoïncidence n'est sûrement pas le fait du hasard. Les anciens patri­ciens des villes, dépossédés du pouvoir et désorientés par les condi­tions nouvelles qui s'imposaient désormais à la vie économique, sontdevenus, à bien peu d'exceptions près, une classe de rentiers vivantdu revenu des maisons et des terres à l'acquisition de quoi ils avaienttoujours consacré une partie de leurs bénéfices. A leur place, desparvenus constituent un nouveau groupe de capitalistes qui, n'étantpas gênés par la tradition, acceptent sans peine les changementsde l'ordre des choses. Pour la plupart, ce sont des « facteurs », desagents commerciaux, parfois des artisans aisés à qui les progrès ducrédit, de la spéculation et de la circulation ouvrent la carrière!.Mais beaucoup aussi, enrichis au service des princes, engagent leurfortune dans les affaires.

Les progrès de l'administration, les dépenses croissantes entraînéespar les armées de mercenaires et l'emploi des armes à feu ont obligé,en effet, les rois, comme les grands seigneurs territoriaux, à s'entourerd'un personnel de conseillers et d'agents de toute sorte, à qui sontconfiés les emplois que la noblesse dédaigne comme indignes d'elleou qu'elle est incapable de remplir. Le maniement des finances étaitleur occupation principale et pourvu qu'ils parvinssent à procurerau trésor de leur maître les ressources dont il était constammentà court, on était tout disposé à fermer les yeux sur les bénéfices quela frappe des monnaies, la passation des contrats avec les fournis­seurs des armées, les banquiers et les prêteurs de toute espèce gra­vitant autour d'eux ne leur donnaient que trop d'occasions de réaliser.Jacques Cœur n'est que le plus brillant représentant de cette caté­gorie de nouveaux riches*. !vIais autour de lui que d'autres abondent:tel ce Guillaume de Duvenvoorde, homme de confiance du duc deBrabant, dont la richesse a été le point de départ de la fortune dela maison de Nassau, tels encore Nicolas Rolin ou Pierre Bladelin,qui durent leur opulence à leurs fonctions auprès du duc de Bour-

1. V. par exemple G. YYER, De Guadagnis, mercatoribus florentinis Lugduni commorantibus(Paris, 19°2.); M. JANSEN, Studien zur Fuggergeschichte. l : Die Anfange der Fugger (Leipzig,1907); A. H. JOHNSON, English nouveaux riches in the XIV century, dans Transactionsof the Royal historical Society, New series, XV, 63; E. COORNAERT, La Draperie-Sayetteried'Hondschoote, pp. 362., 411, 445, observe que « du Xye au XVIe siècle étaient sortis defamilles « pauvres» ou « très pauvres» des drap:ers et marchands qui étaient au premierrang de la sayetterie». - A partir du XIVe siècle, des nobles commencent, dans les Pays­Bas, à s'occuper d'affaires commerciales. A. de CHESTRET, Renaud de Schoenau, dansMémoires de l'Académie royale de Belgique (Bruxelles, 1892.). Au commencement du Xye siècle,Henri de Borselen, sire de Veere, fait construire plusieurs navires qui trafiquent pour soncompte. Z. W. SNELLER, Walcheren in de XVe eeuw (Utrecht, 1916).

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gogne Philippe le Bon*, tels les Semblançay ou les d'Orgemont àla cour du roi de France, et bien d'autres!.

Le ravitaillement des cours souveraines, dont le luxe augmenteproportionnellement à leur puissance, et les fournitures des arméesdonnent lieu aux plus fructueuses affaires. En 1388, un marchandparisien, Nicolas Boullard, prend à forfait pour 100 000 écus d'orl'approvisionnement des troupes levées par Charles VI pour l'expé­dition de Gueldre2• Le Lucquois Dina Rapondi devient par excel­lence le bailleur de fonds de la cour de Bourgogne3• Partout, la situa­tion des financiers grandit dans l'entourage des chefs de gouvernementet les fait accueillir par la plus haute aristocratie qui, en retour deleurs services, rehausse leur prestige social.

Les princes et les capitalistes

Quelle que soit d'ailleurs la variété de leurs or1g1nes, les capi­talistes du XIVe et du xve siècle sont tous obligés de recourir auxprinces. Entre ceux-ci et ceux-là s'établit une véritable solidaritéd'intérêts. D'une part, sans l'intervention constante des financiers,les princes ne pourraient subvenir ni à leurs dépenses publiques nià leurs dépenses privées, mais, de l'autre, les grands marchands, lesbanquiers, les armateurs de navires comptent sur les princes pour lesprotéger contre les excès du particularisme municipal, réprimer lesémeutes urbaines, assurer la circulation de leur argent et de leursmarchandises. Les troubles sociaux et les tendances communistes,plus ils terrorisent tous « ceux qui ont à perdre », les poussent vers lepouvoir souverain comme vers leur seul refuge. Les artisans eux­mêmes, menacés par les « compagnons », voient en lui leur protecteur,puisqu'il est le protecteur de l'ordre.

Le particularisme urbain, odieux aux princes pour motifs poli­tiques, ne l'est pas moins pour motifs économiques à tous ceux dontil gêne les affaires ou les intérêts. En Flandre, les petites villesimplorent le comte contre la tyrannie des grandes cités. Il est pluscaractéristique encore de le voir intervenir en faveur de l'industrierurale que celles-ci avaient jusqu'alors si impitoyablement pour-

1. J. CUVELIER, Les origines de la fortune de la maison d'Orange-Nassau, dansMémoires de l'Académie royale de Belgique (192.1); L. MIRO'!', Une grande famille parlementaireau XIVe et au XVe siècle. Les d'Orgemont, leur origine, leurfortune, etc. (Paris, 1913); A. SPONT,

Semblançay. La bourgeoisie financière au début du XVIe siècle (Paris, 1895).2.. Chronique du religieux de Saint-Denys, éd. BELLAGUET, t. l, p. 533. En 1383, il avait

déjà fourni le blé nécessaire aux troupes royales. Ibid., p. 2.65.3. L. MIRO'!', Études lucquoises (Paris, 1930).

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chassée. A partir du règne de Louis de Male (1346-1384) se multi­plient les concessions accordant le droit de « draper» à quantité devillages ou de seigneuries. A côté de la fabrication privilégiée qui,dans les grands centres manufacturiers, tombe en décadence, se déve­loppe ainsi « la draperie nouvelle », 'aussi différente de la premièrepar sa technique que par les conditions qui y sont faites au travail.Ici, la laine d'Espagne se substitue à la laine anglaise, devenue deplus en plus rare à mesure que l'Angleterre la réquisitionne elle-mêmepour ses tisserands, et la production consiste non plus en draps deluxe, mais en étoffes légères et de bas prix. Mais de plus et surtoutla liberté se substitue au privilège dans le régime du travail. Lescorporations de métiers n'existent pas, ou, si elles existent, sontaccessibles à tous. Cette jeune industrie campagnarde présente donctrès nettement l'aspect d'une industrie capitaliste. La rigidité de lalégislation municipale y fait place à un système plus souple dans lequell'employé contracte avec l'employeur et débat avec lui son salaire.Plus rien ou presque plus rien ne subsiste de -l'économie urbaine.Le capital qu'elle entravait prélude, par l'industrie rurale, à la puis­sance qu'il déployera au XVIe siècle!.

Et l'on constate le même spectacle dans les autres industries nou­velles qui apparaissent au XIVe siècle, telles que la fabrication destapisseries et le tissage des toiles de lin, ainsi que dans les premièresfabriques de papier qui se répandent un peu partout à la mêmeépoque2•

Intervention de l'Étatdans la vie économique

En favorisant les progrès du capitalisme, les rois et les princesn'ont pas seulement agi par considération financière. La conceptionde l'État qui commence à se dégager à mesure que grandit leurpuissance les amène à se considérer comme les protecteurs du « biencommun ». Ce XIVe siècle, qui a vu le particularisme urbain arriverà son apogée, nous fait assister aussi à l'entrée en scène du pouvoirsouverain dans l'histoire économique. Il n'y était intervenu jusqu'alorsque d'une manière indirecte, ou, pour mieux dire, en fonction de

1. H. PIRENNE, Une crise économique au XVIe siècle. La draperie urbaine et la nouvelledraperie en Flandre, dans Bull. de la Classe des Lettres de l'Acad. royale de Belgique (1905);E. COORNAERT, La Draperie-Sayetterie d'Hondschoote (v. p. 153, n. 1). Cf., pour l'Angle­terre, le contrôle exercé par les clothiers sur l'industrie drapière à partir de la fin duXIVe siècle. E. LIPSON, op. cit., pp. 414 et suive

2. A. BLUM, Les premières fabriques de papier en Occident, dans Comptes rendusdes séances de l'Académie des Inscriptions, 1932.

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ses prérogatives judiciaires, financières et militaires. S'il avait, enqualité de gardien de la paix publique, protégé les marchands, exploitéle commerce par les péages, mis en cas de guerre l'embargo sur lesnavires ennemis et promulgué des interruptions de trafic, il avaitabandonné à elle-même l'activité économique de ses sujets. Seulesles villes légiféraient et réglementaient en cette manière. Mais leurcompétence d'une part était circonscrite par les limites de leursbanlieues, et, d'autre part, leur particularisme les mettait de plusen plus en opposition les unes avec les autres et les rendait manifes­tement incapables de mesures qui, en favotisant l'intérêt général,eussent lésé leurs intérêts particuliers. Seuls les princes pouvaients'élever jusqu'à la compréhension d'une économie territoriale englo­bant les économies urbaines et les soumettant à son contrôle. Sansdoute, la fin du Moyen Age est bien loin encore de révéler à cetégard une orientation décidée et une politique consciente du but àatteindre. On n'y discerne le plus souvent que des tendances inter­mittentes. Elles sont telles cependant qu'il est impossible de douterque, partout où il en a la force, l'État s'engage peu à peu dans la voiedu mercantilisme. Ce mot ne peut évidemment être employé icisans de larges restrictions. Mais, si étrangère que la conception d'uneéconomie nationale soit encore aux gouvernements de la fin du XIVe

et de la première moitié du xve siècle, il est certain cependant queleur conduite dénote le désir de protéger l'industrie et le commercede leurs sujets contre ceux de l'étranger et même, çà et là, d'introduiredans leur pays de nouvelles formes d'activité. A cet égard, ils se sontinspirés de l'exemple des villes. Leur politique n'est au fond qu'unepolitique urbaine élargie aux frontières de l'État. De la politiqueurbaine, elle présente le caractère essentiel: le protectionnisme. L'évo­lution commence qui, à la longue, rompant avec l'internationalismemédiéval, imprégnera les États vis-à-vis les uns des autres d'un parti­cularisme aussi exclusif que celui des villes l'a été durant des siècles.

Débuts d'une politique mercantiliste

De cette évolution, les premiers indices se révèlent en Angleterre,c'est-à-dire, dans le pays qui jouit d'une unité de gouvernement plusforte que celle d'aucun autre. Dès la première moitié du XIVe siècle,Édouard II a songé à prohiber l'importation des draps étrangers,à l'exception de ceux qui étaient destinés à la noblesse. Édouard IIIa appelé à partir de 133 1 des tisserands flamands dans le royaume.Plus significative est la promulgation en 138 l d'un acte réservantla navigation du pays aux bateaux anglais, devancier lointain, et

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TRANSFORMATIONS DU XIVe ET: DU XVe SIÈCLE

d'ailleurs inexécutable à cette époque, du célèbre acte de navigationde Cromwell. Le mouvement se précipite et s'accentue au xve siècle.En 1455, l'introduction des tissus de soie est prohibée en faveurdes artisans nationaux; en 1463, défense est faite aux étrangersd'exporter les laines; et en 1464 enfin, la prohibition de l'entrée desdraps du Continent annonce la politique résolumel1t protectionnisteet mercantiliste de Henri VII (1485-15°9), le premier roi moderne del'Angleterre, devenue décidément un pays où désormais l'industriel'emporte sur l'agriculturel •

Ces mesures ont naturellement provoqué des représailles dans lesPays-Bas dont elles atteignaient la manufacture la plus importante.Le prince qui vient d'en unir sous son sceptre les divers territoires,le duc de Bourgogne, Philippe le Bon (1419-1467), y répond en prohi­bant à son tour la draperie anglaise. Dans cette terre de transit où ildomine, la politique économique ne peut pourtant se borner au pro­tectionnisme pur. Le duc s'est appliqué à promouvoir la jeune marinede Hollande et à la mettre à même d'entreprendre contre la Hanseteutonique une concurrence qui triomphera au siècle suivant2• Enmême temps que l'essor de la marine et de la pêche hollandaises,cette dernière favorisée par l'invention en 138o de la caque du hareng,il seconde celui du port d'Anvers qui, dès lors, arrache à Bruges saprimauté en attendant de devenir, cent ans plus tard, la plus grandeplace de commerce du monde*.

Ruinée par la guerre de Cent Ans, la France a dû attendre le règnede Louis XI pour éprouver à son tour les effets de la politique royalequi a travaillé avec l'énergie et l'habileté que l'on sait à son relève­ment économique*. En même temps qu'il assure la prééminence àla foire de Lyon sur celle de Genève, ferme la Bourgogne royale ausel franc-comtois de Salins, cherche à acclimater les vers à soie dansle royaume et à introduire l'industrie minière en Dauphiné, le roisonge à organiser à son ambassade de Londres une sorte d'exposition,afin que les Anglais « cognussent par effect que les marchands deFrance estoient puissans pour les fournir comme les autres nations »3 *.

1. E. LIPSON, op. cit., p. 502. Sur la politique protectionniste d'Édouard IV (1461­1483), v. F. R. SALTER, The hanse, Cologne and the crisis of 1468, dans The EconomicHistory Review (1931), pp. 93 et suiv.

2. F. VOLLBEHR, Die Holliinder und die deutsche Hanse (Lubeck, 1930).3. De MAULDE, Un essai d'exposition internationale en 1470, dans Comptes rendus

des séances de l'Académie des Inscriptions (1889). Pour la politique économique de Louis XI,v. de LA RONCIÈRE, Première guerre entre le protectionnisme et le libre-échange, dansRevue des questions historiques, t. LVIII (1895); P. BOISSONNADE, Le socialisme d'Etat.L'industrie et les classes industrielles en France pendant les deux premiers siècles de l'ère moderne(1453-1651) (Paris, 1927).

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN A GE

L'anarchie politique de l'Allemagne ne lui a pas permis, faute d'ungouvernement central, d'imiter la conduite de ses voisines occiden­tales. L'expansion capitaliste qui se manifeste dès lors dans les villesdu Sud, à Nuremberg et surtout à Augsbourg, et provoque la pros­périté des mines du Tyrol et de la Bohême, ne doit rien à l'influencede l'État.

Quant à l'Italie, partagée entre les princes et les républiques quis'y disputent la prépondérance, elle a continué à se diviser en terri­toires économiques indépendants, dont deux au moins, Venise etGênes, étaient, grâce à leurs établissements du Levant et de la merNoire, de véritables puissances commerciales. Au reste, la suprématieitalienne restait si écrasante dans la banque et les industries de luxequ'elle s'est conservée, en dépit du morcellement politique, sur lereste de l'Europe, jusqu'au jour où la découverte de voies nouvellesvers les Indes devait détourner la grande navigation et le grandcommerce des côtes de la Méditerranée vers celles de l'Atlantique.

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BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

Il n'existe pas de collection de sources consacrée spécialement à l'histoire écono­mique et sociale. On a publié cependant dans tous les pays, et l'on y publie même deplus en plus, des documents de toute espèce relatifs à celle-ci : polyptyques, terriers,Urbare, records, Weistümer, règlements industriels, comptes d'administrations publiquesou de particuliers, correspondances, etc. Il serait inutile de les mentionner. Le lecteuren trouvera l'indication, suivant les régions et les époques, dans les ouvrages cités aucours des pages C)uivantes.

Au surplus, il faudrait ajouter, à ces sources spéciales, l'ensemble des sources del'histoire générale, si l'on prétendait donner un aperçu des textes auxquels l'historienqui aborde le sujet traité ici est obligé de recourir. Pour l'époque médiévale surtout,il emprunte une grande partie de ses matériaux tant aux annales, aux chroniques, auxmémoires, qu'aux actes publics et privés, aux cartulaires, aux registres, aux recueilsde coutumes, etc. La bibliographie de l'histoire économique et sociale embrasseraitainsi, si l'on tentait de la dresser, toute la bibliographie des sources de l'histoire du MoyenAge.

On se contentera donc de noter les travaux modernes traitant du mouvement écono­mique et social durant tout le Moyen Age, ou une grande partie de cette période, soiten général, soit dans un pays, ainsi que ceux où est envisagé l'ensemble d'une manifes­tation particulière de ce mouvement. Les bibliographies afférentes aux questions spécialesseront jointes à chaque chapitre.

EXPOSÉS GÉNÉRAUX

K. BücHER, Die Entstehung der Volkswirtschaft (1893), Tübingen, 7e éd., 1910.

W. CUNNINGHAM, An essay on western civilisation in its economic aspects, Cambridge, 1898­1900, 2 vol.

M. KOWALEWSKY, Die okonomische Entwickelung Europas bis zum Beginn der kapitalistischenWirtschaftsform (trad. all.), Berlin, 19°1-1914, 7 vol.

A. DOPSCH, Wirtschaftliche und soziale Grundlagen der Europiiischen Kulturentwickelung ausder Zeit von Caesar bis auf Karl den Grossen, Vienne, 2e éd., 1923-1924, 2 vol.

R. KÔTZSCHKE, Allgemeine Wirtschaftsgeschichte des Mittelalters, Iena, 1924.

J. KULISCHER, Allgemeine Wirtschaftsgeschichte des Mittelalters und der Neuzeit, Munich­Berlin, 1928-1929, 2 vol.

J. W. THOMPSON, An economic and social history of the Middle Ages, New York-Londres,1928-1931, 2 vol.

M. KNIGHT, Histoire économique de l'Europe jusqu'à la fin du Moyen Age (trad. fr.), Paris,

193°·

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU l\10YEN AGE

EXPOSÉS PAR PAYSAllemagne:

K. T. von 1NAMA-STERNEGG, Veutsche Wirtschaftsgeschichte, Leipzig, 1879-19°1, 4 vol.Réédition du t. l en 1909.

K. LAMPRECHT, Veutsches Wirtschaftsleben im Mittelalter. Untersuchungen über die Entwicke­lung der lnateriellen Kultur des platten Landes.•• zunachst des Mosellands, Leipzig, 1886,4 vol.

Th. von DER GOLTZ, Geschichte der deutschen Landwirtschaft, Stuttgart, 19°2.-19°3, 2. vol.

Angleterre:

W. J. ASHLEY, An introduction to English economic history and theory, Londres, 1888-1893,2. vol.

W. CUNNINGHAM, The grotvth ofEnglish industry and commerce, t. l, Middle Ages, Cambridge,5e éd., 1910.

E. LIPSON, Economie history of England, Londres, t. l, 5e éd., 1929.

J. E. T. ROGERS, History of agriculture and priees in England, t. 1-111, Oxford, 1866-1892..

L. F. SALZMANN, English industries of the Middle Ages, Londres, 2.e éd., 192.3.

Belgique:

L. DECHESNE, Histoire économique et sociale de la Belgique, Paris-Liège, 1932..

France:

H. PIGEONNEAU, Histoire du commerce de la France, Paris, 1885-1889, 2. vol.

E. LEVASSEUR, Histoire du commerce de la France, t. l, Paris, 1911.- Histoire des classes ouvrières et de l'industrie en France avant 1789, Paris, 2.e éd., 1901.

H. SÉE, Esquisse d'une histoire économique et sociale de la France, des origines jusqu'à la guerre1110ndiale, Paris, 192.9.

- Les classes rurales et le régime domanial en France au Moyen Age, Paris, 1901.

G. d'AvENEL, Histoire économique de la propriété, du salaire et des prix (en France), Paris,1894-1912., 6 vol.

M. BLOCH, Les caractères originaux de l'histoire rurale franfaise, Paris, 1931.

Italie :

G. ARIAS, Il sistema della costituzione economica e soziale italiana nell'età dei comuni, Turin­Rome, 1905.

G. YVER, Le commerce el les marchands dans l'Italie méridionale au XIIIe et au XIVe siècle,Paris, 1903.

EXPOSÉS DE SUJETS GÉNÉRAUX

W. HEYD, Histoire du commerce du Levant au Moyen Age, éd. fr., par FURCY-RAYNAUD..Leipzig, 1885-1886, 2. vol. (réimpression en 192.3).

A. SCHAUBE, Handelsgeschichle der romani.rchen Volker des Mittelmeergebiets bis zum E11mder Kreuzziige, Munich-Berlin, 1906.

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BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

L. GOLDSCHMIDT, Universalgeschichte des Handelsrechts, t. l, Stuttgart, 1891.

P. HUVELIN, Essai historique sur le droit des marchés et des foires, Paris, 1897.

P. BOISSONNADE, Le travail dans l'Europe chrétienne au Moyen Age, Paris, 192.1.

A. SCHULTE, Geschichte des mittelalterlichen Handels und Verkehrs zwischen Westdeutschlandund Italien, Leipzig, 1900, 2. vol.

W. SOMBART, Der Moderne Kapitalismus, Leipzig, 2,e éd., 1916-192.7, 4 vol.

REVUES

Vierteljahrschrift für Sozial-und Wirtschaftsgeschichte, éd. par H. AUBIN, Leipzig (de 1893à 1900, sous le titre: Zeitschrift für Social- und Wirtschaftsgeschichte).

Revue d'histoire économique et sociale, Paris, depuis 1913.

The Economie His/ory Review, éd. par E. LIPSON, R. H. TAWNEY, J. de L. MANN, Londres,depuis 192.7.

Journal of economic and business his/ory, éd. par E. F. GAY et N. S. B. GRAS, Harvard Uni­versity, depuis 192.8.

Annales d'histoire économique et sociale, éd. par M. BLOCH et L. FEBVRE, Paris, depuis 192.9.

Inutile d'ajouter que l'histoire économique occupe une place de plus en plus largedans toutes les revues historiques (*).

H. PIRENNE 13

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ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE

ET CRITIQUE

Dans les pages qui suivent nous avons fait usage des abréviations et des siglessuivants:

AESC = Annales. Économies-Sociétés-Civilisations.AHES = Annales d'histoire économique et sociale.AHS = Annales d'histoire sociale.EHR = Economie History Review.HG = Hansische Geschichtsblatter.JNoS = Jahrbücher für NationalokononJie und Statistik.MA = Le Moyen Age.MHS = Mélanges d'histoire sociale.RBPH = Revue belge de philologie et d'histoire.RH = Revue historique.RHES = Revue d'histoire économique et sociale.RN = Revue du Nord.Settimane = Settin/ane di studio deI centro italiano di studi sull' alto medioevo, Spoleto.Spec. = Speculum.Studien = Studien ZtJ den Anfangen des europaischen Stiidtewesens, Reichenau-Vortrage, 1955­

1956, Lindau-Constance, 1958.VSWG = Vierteijahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte.

BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

EXPOSÉS GÉNÉRAUX

H. SIEVEKING, Wirtschaftsgeschichte (Berlin, 1935).H. HUTON, Economie History of Europe (New York-Londres, 1936; 3e éd., 1965. ­

Traduction française: Histoire éconontique de l'Europe. l, Des origines à 1750, Paris,195 0 ).

Sh. B. CLOUGH-Ch. W. COLE, Economie History of Europe (1941. - 3e éd. : Boston, 1952).J. W. THOMPSON, Economie and Social History of the Middle Ages (300-1300) (2. vol.,

192.8-1931. - Nouv. éd. : New York, 1959).- Economie and Social History of Europe in the Later Middle Ages (1300-1530) (1931. ­

Nouv. éd. : New York, 1960).J. KULISCHER, Ailgemeine Wirtschaftsgeschichte des Mittelalters und der Net/zeit (2. vol.,

192.8-192.9. - 3e éd. : Munich, 1965).The Cambridge Economie History of Europe. l, The Agrarian Life of the Middle Ages (1942;

2.e éd., revue, 1966); II, Trade and Industry in the Middle Ages (1952); III, EconomieOrganization and Po/icies in the Middle Ages (1961).

R. LATOUCHE, Les origines de l'économie occidentale (IVe-XIe siècle) (Paris, 1956. L'Évolu­tion de l'Humanité).

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

M. POSTAN, Histoire économique. Moyen Age (IXe Congrès international des Scienceshistoriques, l, Rapports, Paris, 1950, pp. 225-241. - En anglais).

- Die wirtschaftlichen Grundlagen der mittelalterlichen Gesellschaft (fNoS, 166, 1954,p. 18o et suiVe - Pareil en substance au précédent).

A. SAPORI, Histoire sociale. Moyen Age (IXe Congrès international des Sciences his­toriques, l, Rapports, Paris, 1950, pp. 280-295).

M. MOLLAT, P. JOHANSEN, M. POSTAN, A. SAPORI et Ch. VERLINDEN, L'économieeuropéenne aux deux derniers siècles du Moyen Age (Comitato Internazionale diScienze Storiche. X Congresso Internazionale di Scienze Storiche, Roma, 1955, Florence[1954], VI, pp. 803-957).

Città, Mercanti, Dottrine nel/'Ecol1omia europea dal IV al XVIII 5ecolo, éd. A. FANFANI(Milan, 1964).

EXPOSÉS PAR PAYS

Allemagne:

H. BECHTEL, Wirtschaftsgeschichte Deutschlands, l (Munich, 19) 1) (= Des origines à lafin du Moyen Age).

Fr. LÜTGE, Deutsche Sozial- und Wirtschaftsgeschichte (Berlin-Goettingue-Heidelberg,1952. - 3e éd., revue et augmentée, Berlin, 1966).

H. MOTTEK, Wirtschaftsgeschichte Deutschlands. Ein Grundriss. l, Von den Anfangen biszur Zeit der Franzosischen Revolution (Berlin, 1959; 28 éd. : 1960) (point de vuemarxiste).

France:

H. SÉE, Franzosische Wirtschaftsgeschichte, l (Iéna, 1930. - Édition du texte originalfrançais: Histoire économique de la France. l, Le Moyen Age et l'ancien régime, Paris, 1958).

Grande-Bretagne :

J. CLAPHAM, A concise economic History of Britain (Cambridge, 1949).W. STANFORD REID, Economic History of Great Britain (New York, 1954).

Italie :

A. DOREN, Italienische Wirtfchaftsgeschichte, l (Iéna, 1934. - Traduction italienne, avecbibliographie augmentée: Padoue, 1937).

G. LUZZATTO, Storia economica d'Italia. I, L'antichità e il medioevo (Roma, 1949).- Breve storia economica d'Italia dalla caduta dell' impero romano al principio dei Cinquecento

(Turin, 1958. - Trad. angl. : Londres, 1961).

Suisse :

A. HAUSER, Schweizerische Wirtschafts- und Sozialgeschichte von den Anfangen bis zur Gegenwart(Zurich-Stuttgart, 1961).

Pays-Bas:

J. F. NIERMEYER, De wordùzg van onze volkshuishouding (La Haye, 1946) (= La genèse denotre économie nationale).

W. JAPPE ALBERTS-H. P. H. JANSEN, Welvaart in wording. Sociaal-economische geschiedenisvan Nederland (La Haye, 1964).

Belgique:

J. A. VAN HOUTTE, Esquisse d'une histoire économique de la Belgique (Louvain, 1943) (concernesurtout les périodes moderne et contemporaine).

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ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE 197

Pays-Bas et Belgique :

J. A. VAN HOUTTE, Economische en sociale geschiedenis van de Lage Landen (Zeist-Anvers,196'4)·

EXPOSÉS DE SUJETS GÉNÉRAUX

J. LACOUR-GAYET, Histoire du commerce (5 vol., S.P.I.D., 1950-195 2).R. GRAND, avec la collaboration de R. DELATOUCHE, L'agriculture au Moyen Age, de la

fin de l'Empire romain au XVIe siècle (Paris, 1950. - T. III de L'agriculture à traversles âges. Collection fondée par Em. SAVOY).

B. H. SLICHER VAN BATH, De agrarische geschiedenis van West-Europa (500-1850) (Utrecht­Anvers, 1960) (= L'histoire agraire de l'Europe occidentale, 500-1850). - Trad. angl. :The Agrarian History of Western Europe. A.D. 500-1850 (Londres, 1963).

G. DUBY, L'économie rurale et la vie des campagnes dans l'Occident médiéval (France, Angleterre,Empire, IXe-XVe siècles. Essai de synthèse et perspective de recherches) (2 vol., Paris,1962).

REVUES

Annales d'histoire économique et sociale (Paris). Revue fondée en 1929 et dirigée parM. BLOCH (t 1944) et L. FEBVRE Ct 1956). La revue changea plusieurs fois de titre:Annales d'histoire sociale (de 1939 à 1941, et en 1945), Mélanges d'histoire sociale (de 1942à 1944), Annales. Économies-Sociétés-Civilisations (depuis 1946).

Rivista di storia economica, éd. par L. EINAUDI (Turin, depuis 1936. Cessa de paraîtreen 1943).

Economia e Storia. Rivista italiana di storia economica e sociale (Milan, depuis 1954).The Journal of Economie History, éd. par F. C. LANE (depuis 1941).Zeitschr~ft für Agrargeschichte und Agrarsoziologie, éd. par G. FRANZ (Francfort-sur-le­

Main, depuis 1953).A. A. G. Bijdragen (série éditée par la afdeling Agrarische Geschiedenis de la Land­

bouwhogeschool Wageningen, Pays-Bas, depuis 1958, consacrée à l'histoire agraire).

INTRODUCTION

P. 1. - Dans cette première partie de l'introduction, Pirenne t'appelle les idéesrelatives à la fin du monde antique et au début du Moyen Age qu'il avait exposées àpartir de 1922 dans différents articles (réimprimés dans le volume posthume H. PIRENNE,Histoire économique de l'Occident médiéval, pp. 62-154) et qu'il devait développer dansl'ouvrage célèbre, publié après sa mort: Mahomet et Charlemagne (Paris-Bruxelles, 1937).A ses yeux, les invasions germaniques n'avaient ni brisé l'unité du monde antique, nidétruit aucun élément essentiel de la culture romaine. C'est l'Islam qui, en s'emparantdes rives sud de la Méditerranée, força le monde chrétien occidental à se repliervers le Nord, et qui lui imposa un caractère continental. Si l'on fait abstraction deMahomet et des invasions musulmanes, la société et l'État carolingiens ne se peuventcomprendre.

Peu de thèses ont eu un retentissement aussi considérable. Les études provoquéesdirectement ou indirectement par celle de Pirenne sont extrêmement nombreuses, aupoint qu'à intervalles plus ou moins rapprochés il a paru nécessaire de faire le point.Citons parmi les aperçus sur la littérature du problème « Mahomet et Charlemagne »parus au cours de ces dix dernières années :

A. RIISING, The Fate of Henri Pirenne's Theses on the Consequences of the IslamicExpansion (Classica et Medievalia, XIII, 1952, pp. 87-130); R. S. LOPEZ, East and West

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU 1-rOYEN AGE

in the early Middle Ages. Economic Relations (Comitato Internazionale di ScienzeStoriche. X Congresso. Roma, 1955. Relazioni, III, pp. 113-163, en particulier pp. 129-147);A. F. HAVIGHURST, The Pirenne Thesis : Analysis, Criticism and Revision (Boston, 195 8);Ch. VERLINDEN, Henri Pirenne (Architects and Craftsmen in History. Festschrift für AbbottPayson Usher, Tübingue, 1958, pp. 85-100, en particulier pp. 96-100); Br. LYON, L'œuvrede Henri Pirenne après vingt-cinq ans (MA, LXVI, 1960, pp. 437-493, en particulierpp. 473-491).

Il est généralclnent admis que la majorité des travaux relatifs au problème « Mahometet Charlemagne » ont infirmé la thèse de Pirenne. Il faut toutefois s'entendre sur ccpoint. Ainsi que Lopez en fit la remarque: du point de vue de l'histoire de la cultureon peut admettre avec Pirenne que, si les invasions germaniques n'ont pas inauguréune ère nouvelle, il en est autrement pour les invasions arabes (R. S. LOPEZ, Mohammedand Charleluagne : a Revision, Spec., XVIII, 1943, p. 14). La critique a plutôt portésur les arguments destinés à étayer la thèse. Pirenne avait cru en effet pouvoir défendrecelle-ci dans une large mesure au moyen de considérations d'ordre économique. Or ilest apparu que les faits qu'il invoque peuvent dans bien des cas donner lieu à une inter­prétation différente.

Comme le problème « ~'fahomet et Charlemagne» intervient uniquement dans l'intro­duction, et ne concerne pas le corps du présent ouvrage, nous nous bornerons à releverquelques points qui y sont expressément mentionnés. Nous grouperons autour d'euxles principaux résultats de la discussion.

Il n'est pas inutile d'observer que certains travaux que nous invoquerons, loind'infirmer uniformément les vues de Pirenne, dans bien des cas se contredisent mutuelle­ment dans leurs conclusions.

P. 1. - « ... IIne vie économique dans laquelle il est impossible de ne pas voir le prolongeJJlentdirect de celle de l'Antiquité. Il suffira ici de rappeler l'activité de la navigation syrienne du Veau VIlle siècle entre les ports de l'Occident et ceux de l'Égypte et de l'Asie Mineure... »

Voir à ce propos l'important article de P. LAMBRECHTS, Le commerce des Syriensen Gaule (L'Antiquité classique, VI, 1937, pp. 35-61) : en Gaule, sous les Mérovingiens,les Syriens étaient plus nombreux, et les importations de produits orientaux plus consi­dérables, qu'à l'époque romaine. Dans un second travail, le même auteur insiste sur leregain de prospérité de la Gaule méridionale au ve siècle : Les thèses de Henri Pirenne,sur la fin du Inonde antique et les débuts du Moyen Age (Byzantion, XIV, 1939, pp. 513-536en particulier p. 526). - Ph. GRIERSON, par contre, est d'avis que le commerce a été,aux tout premiers siècles du Moyen Age, beaucoup moins important que ne l'ont cruPirenne et ses contradicteurs: les biens changeaient souvent de propriétaire non à lasuite de ventes, mais de transactions d'un autre genre, de dons p. e. : Commerce in theDark Ages: a Critique of the Evidence (Trans. Rqy. Hist. Soc., 5th Series, 9, 1959,pp. 123-140 ).

P. 4. - « ... une circulation qui, des bords de la mer, se propageait vers le Nord, au moinsjtlsqu'à la vallée du Rhin, y faisant pénétrer le papyrus, les épices, les vins orientaux et l'huiledébarqués al/x bords de la !'tiéditerranée. »

Dans Mahomet et Charlemagne (pp. 149-153), PIRENNE a fait valoir en particulier,comme résultat frappant des invasions musulmanes, la disparition, en Occident, dupapyrus, des épices, de la soie et de l'or. Ces vues ont suscité de nombreuses critiques.LOPEZ montra (op. cit., p. 15 et suiv.) que cette disparition ou raréfaction n'eut lieu àla même époque, ni pour les différents objets de commerce, ni pour un même objetdans les différents pays de l'Europe. Le papyrus, dont les Mérovingiens cessèrent defaire usage en 692, fut encore utilisé par la chancellerie pontificale trois siècles durant;point de vue repris par E. SABBE, dans Papyrus et parchemin au haut Moyen Age (Miscel­lanea Leonis Van der Essen, l, 1947, pp. 95-103), où cet auteur insiste en outre sur le

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ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE

volume restreint que représentait le papyrus importé. Antérieurement déjà, Sabbe avaitdémontré que les étoffes précieuses n'avaient cessé d'être importées, avaient même étéfort abondantes à l'époque carolingienne (L'importation des tissus orientaux en Europeoccidentale au haut Moyen Age, RBPH, XIV, 1935, pp. 811-848, 1261-1288). LAMBRECHTS(Thèses, pp. 530-532) contesta la portée de ces dernières constatations, faisant valoirque dans bien des cas il faut songer à des modes d'acquisition autres que des transactionscommerciales.

Le problème de l'or a suscité une littérature abondante. Du vivant de Pirenne déjà,M. BLOCH (Le problème de l'or au Moyen Age, ARES, V, 1933, pp. 1-34) avait exprimél'opinion, non seulement que l'or était relativement plus abondant que ne le croyaitPirenne, mais encore qu'il circulait en Europe occidentale du lXe au XIIIe siècle (outreles hyperpères byzantins et les mancus arabes) un certain nombre d'imitations de 111ancuset peut-être d'hyperpères frappées dans les pays chrétiens de l'Occident. C'était invaliderla disparition du numéraire d'or mise en lumière par Pirenne. - De portée bien plusimportante encore parurent au premier abord les diverses interventions de M. LOMBARD(Les bases monétaires d'une suprématie économique. L'or musulman du Vile au XIe siècle,A ESC, 2, 1947, pp. 143-160; Mahomet et Charlemagne. Le problème économique,AESC, 3 1948, pp. 188-199; La route de la Meuse et les relations lointaines des paysmosans entre le VIne et le IXe siècle, L'art mosan, Journées d'études, Paris, 1953, pp. 1-28;L'évolution urbaine pendant le haut Moyen Age, AESC, 12, 1957, pp. 7-28) : ayantmis en Orient la main sur de grandes réserves d'or jusqu'alors thésaurisées, le mondemusulman acquit, suivant Lombard, une suprématie économique marquée, en mêmetemps qu'il vivifia l'économie occidentale en répandant une partie de cet or sur l'Europe.L'influence des conquêtes arabes sur la civilisation carolingienne aurait donc été posi­tive plutôt que négative; l'Islam aurait même contribué indirectement à la renaissanceurbaine en Occident. St. BOLIN, Mohammad, Charlemagne and Ruric (The SeandinavianEconomie His/ory Review, l, 1953, pp. 5-39) rejoint dans une de ses conclusions certainesde ces vues de Lombard, mais il y arrive par des voies différentes: lui aussi estime quel'influence du monde musulman sur l'Europe occidentale fut féconde; à son avis c'estsurtout le flot de métal-argent dirigé sur l'Europe par le commerce entre Scandinaves etOrientaux qui contribua à cet heureux résultat. - Les vues de Lombard ont été vigou­reusement combattues par F.-I. HIMLY, dans Y a-t-il eu emprise musulmane sur l'éco­nomie des États européens du Ville au Xe siècle? (Revue suisse d'histoire, 5, 1955, pp. 31-81).L'auteur estime que du VIlle au XIe siècle le commerce ne fit pénétrer qu'un très petitnombre de monnaies d'or arabes dans l'Europe chrétienne; l'influence de l'Orient surl'Occident fut fort réduite, de sorte qu'elle ne peut être considérée comme la causeprincipale de la renaissance économique du XIe siècle. De son côté, Ph. GRIERSON, aprèsavoir montré que le rôle attribué au mancus repose sur une série d'interprétations erronées,aboutit à des conclusions analogues : on ne saurait prouver que l'or musulman a étéintroduit en quantité appréciable en Europe occidentale (Carolingian Europe and theArabs : The Myth of the Mancus, RBPH, XXXII, 1954, pp. 1°59-1°74). Sans doutele même auteur avait-il montré précédemment qu'il faut attacher une certaine impor­tance au sou d'or frappé par Louis le Pieux: si d'une part cette monnaie doit être consi­dérée comme une n1anifestation des prérogatives impériales, il n'en est pas moins vraiqu'elle a servi les besoins du commerce (The gold Solidus of Louis the Pious and itsImitations, Jaarboek voor Munt- en Penningkunde, XXXVIII, 1951, 41 p.). Plus encoreque pour l'émission officielle, cela vaut pour les imitations de ce sou, qui semblent devoirêtre localisées surtout dans la Frise, c.-à-d. dans la région de l'Empire au commerce leplus florissant. Mais tout autre est le cas du sou d'Uzès, qui n'a joué aucun rôle écono­mique et qui ne présente qu'un intérêt local (Ph. GRIERSON, Le sou d'Uzès, MA, LX,1954, pp. 293-30 9). Il résulte de ces discussions qu'une diminution de l'or en circulation

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200 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

à l'époque carolingienne est parfaitement admissible et même probable. F. VERCAUTERENsuggère, pour une partie de l'Occident étudiée spécialement par lui, comme explicationpossible de ce phénomène : « le butin fait par les Normands dans le cours du IXe siècleet la thésaurisation pratiquée surtout par les églises» (Monnaie et circulation monétaireen Belgique et dans le nord de la France du VIe au XIe siècle, Settimane, VIII, 1961,pp. 279-311). - A consulter en outre à propos de la monnaie carolingienne :R. DOEHAERD, Les réformes monétaires carolingiennes (AESC, 7, 1952, pp. 13-20);Ph. GRIERSON, The monetary reforms of Abd-AI-Malik (Journal of Economie and SocialHistory of the Orient, III, 1960, pp. 241-264); le même, Money and Coinage under Charle­magne (Karl der Grosze. Lebenswerk und Nachleben, l, Dusseldorf, 1965, pp. 5°1-536);C. M. CIPOLLA, Sans Mahomet, Charlemagne est inconcevable (AESC, 17, 1962,pp. 13°-136); K. T. MORRISON, Numismatics and Carolingian trade : a critique of theevidence (Spec., 38, 1963, pp. 4°4-432), et H. A. MISKIMIN, Two Reforms of Charle­magne? Weights and Measures in the Middle Ages (EHR, 2d ser., 20, 1967,pp. 34-5 2).

P. 4. - « La fermeture de [la Méditerranée] par l'expansion islamique du VIle siècle aeu pour résultat nécessaire le dépérissement très rapide de cette activité. Au cours du VIlle siècle,l'interruption du commerce entraîne la disparition des marchands. »

L'existence d'une césure dans l'activité économique, tant au moment des invasionsgermaniques qu'à la suite des conquêtes musulmanes, avait été niée par A. DOPscH,du vivant de Pirenne (voir maintenant aussi l'article dans lequel DOPSCH a résumé sestravaux antérieurs, tout en tenant compte des objections qui lui avaient été faites :Wirtschaft und Gesellschaft im frühen Mittelalter, TiJdschrift voor Rechtsgeschiedenis(Revue d'histoire du droit), XI, 1931, pp. 359-434, e.a. p. 425). A cette conception serattache l'étude de P. ROLLAND, De l'économie antique au grand commerce médiéval:le problème de la continuité à Tournai et dans la Gaule du Nord (AHES, 7, 1935,pp. 245-284), assez peu démonstrative il est vrai. Pour D. C. DENNETT, Pirenne andMuhammad (Spec., XXIII, 1948, pp. 165-19°), même si l'on admet un recul de l'économie,il ne peut être attribué aux invasions des musulmans, ceux-ci n'ayant, ni au VIle niau VIne siècle, fermé ou voulu fermer la Méditerranée. - H. L. ADELSON, Early MedievalTrade Routes (The American Historical Review, LXV, 1960, pp. 271-287), ne songe pasà nier ce recul, mais estime que les échanges Est-Ouest étaient surtout l'affaire des Byzan­tins, et que leur intensité dépendait de la pression exercée sur la frontière orientale del'Empire byzantin par la Perse. - Dans un exposé récent, intitulé Quelques aspectsprincipaux de la vie économique dans la monarchie franque au VIle siècle (Settimane,V, 1958, pp. 73-101), F. L. GANSHOF, dont les investigations s'étendent jusque vers 730,constate que durant cette période on n'aperçoit en Gaule aucun« déclin du trafic Nord­Sud orienté vers la Méditerranée et les pays d'outre-mer qu'elle permet de gagner ».Antérieurement, dans une étude parue avant la guerre, le même auteur, étudiant lesports de Provence et en particulier Marseille, avait pu conclure à un recul, mais non àla disparition, des relations entre l'Occident et l'Orient à partir du VIIle siècle. Il admettaitque l'invasion arabe pouvait en être un des facteurs, mais non la cause par excellence(Note sur les ports de Provence du VIlle au xe siècle, RH, CLXXXIV, 1938,pp. 28-37)·

P. 5. -« ... la période carolingienne apparatt, du point de vue commerdal, comme une périodede décadence Olt, si l'on veut, de régression. »

C. M. CIPOLLA, Encore Mahomet et Charlemagne. L'économie politique au secoursde l'histoire (AESC, 4, 1949, pp. 4-9) a essayé de pénétrer le sens de la dépression dontil constate l'existence du ve au XIe siècle, en y appliquant une formule empruntée à lascience économique, la formule dite de Fisher. L'auteur doute qu'on puisse prouver quel'invasion arabe en ait profondément fait varier les données.

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ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE

CHAPITRE l

LA RENAISSANCE DU COMMERCE

1. - LA MÉDITERRANÉE

201

P. 14. - Au sujet de la place très spéciale qu'occupait la soie dans l'exportationde Byzance, voir l'important article de R. S. LaPEz, Silk Industry in the ByzantineEmpire (Spec., XX, 1945, pp. 1-42) : la soie étant considérée comme un « symbole depouvoir », Byzance garda jalousement les secrets de la technique des tissus de luxe.

P. 14. - La portée et les causes de la stabilité de la monnaie d'or byzantine ont étémises en lumière par R. S. LaPEZ, The Dollar of the Middle Ages (The Journal ofEconomieHistory, XI, 1951, pp. 209-234). Voir également ID., Il dollar deI alto medioevo (Miscel­lanea in onore di Roberto Cessi, l, Rome, 1958, pp. 111-119).

P. 15. - Au sujet de Venise, voir les conférences, dues à divers auteurs, réunies dansla série Storia della Civiltà Veneziana, et notamment les t. IX (Le origini di Venezia)et X (La Venezia dei Mille) (1964, 1965).

II. - LA MER DU NORD ET LA MER BALTIQUE

P. 17. - Ajouter: A. R. LEWIS, The Northern Seas : Shipping and Commerce in NorthernEurope A. D. 300-1100 (Princeton, 1958) : vue synthétique du sujet, dans l'espace etdans le temps, avec quelques tendances à la simplification; utilise e.a. la documentationarchéologique et numismatique.

P. 18. - L. MUSSET, Les peuples scandinaves au Moyen Age (Paris, 1951) : histoiregénérale des peuples scandinaves, introduction indispensable à l'étude de leur rôleéconomique. Du même : Les invasions. Le second assaut contre l'Europe chrétienne(VIe-XIe siècles) (Paris, 1965). - ]. Van KLAVEREN, Die Wikingerzüge in ihrerBedeutung für die Belebung der Gcldwirtschaft im frühen Mittelalter (JNoS, 168, 1957,pp. 397-415) : défend la thèse qu'en mettant en circulation, par leurs pillages, les métauxreposant jusque-là dans les trésors des grands propriétaires au haut Moyen Age, lesScandinaves ont favorisé le passage de l'économie-nature à l'économie-argent.

P. 20. - L'étude de St. BOLIN, citée p. 199, aboutit à des conclusions assez différentesde celles de Pirenne, et certainement plus complexes : dans une première phase l'Empirefranc aurait constitué une zone de transit entre les pays producteurs de fourrures etd'esclaves du nord, du centre et de l'est de l'Europe, et le monde méditerranéen;au IXe siècle on aurait assisté à la transition vers une seconde phase, durant laquelleles Scandinaves, dominant la Russie, purent nouer des relations directes avec l'Orient.L'auteur estime que le flot de métal-argent, que ce commerce amena d'Orient, pénétraen partie jusqu'en Europe occidentale. - E. PATZELT, Les relations entre les Suédoiset l'Orient (Settimane, VIII, 1961, pp. 531-556) accepte ces vues.

P. 2 1. - On se référera aujourd'hui, pour Haithabu, aux travaux fondamentauxde H. ]ANKUHN : une monographie, parue d'abord sous le titre: Haithabu. Eine germa­nische Stadt der Frühzeit (Neumünster, 1937. - La 3e édition, revue et considérablementaugmentée, Neumünster, 1956, est intitulée: Haithabu, ein Handelsplatz der Wikingerzeit);deux études se rapportant aux problèmes historiques posés par les fouilles: Ergebnisseund Probleme der Haithabugrabungen (Zeitschr. der Gesellschaft für Schleswig-HolsteinischeGeschichte, 73, 1949, pp. 1-86), et Die Ausgrabungen von Haithabu im Wandel derhistorischen Fragestellung (Neue Ausgrabungen in Deutschland, Berlin, 195 8, pp. 532-541);enfin une étude d'ensemble relative aux centres de commerce maritime dans le nord

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202 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

de l'Europe : Die frühmitte1alterlichen Seehandelsplatze im Nord- und Ostseeraum(Studien, pp. 451-498) : ces centres (e.a. Domburg, Haithabu, Birka et Kaupang iSkiringssaal) n'étaient pas fortifiés, et plusieurs d'entre eux furent abandonnés dans lasuite.

P. 21. - H. ARBMANN, Schweden und das Karolingische Reich. Studien zu den Handels­verbindungen des IX. Jahrhunderts (Stockholm, 1937), met en garde contre certaines conclu­sions trop hâtives: on ne saurait prouver que les métaux précieux de l'Orient, amenésen Scandinavie, y auraient attiré des marchands occidentaux; le Nord n'a point jouéle rôle d'un intermédiaire pourvoyant l'Europe occidentale de produits orientaux.

P. 21. - Voir maintenant: G. ALBRECHT, Das Münzwesen im niederlothringischenund friesischen Raum vom X. zum beginnenden XII. Jahrhundert (Hambourg, 1959, 2 vol.) :il s'agit en réalité, non seulement de monnaies de basse Lotharingie et de Frise, maiségalement de Flandre. L'article de J. STIENNON, Monnaies mosanes en Pologne auXIe siècle. Réflexions à propos de deux ouvrages récents (RBPH, XXXVIII, 1960,pp. 405-411), utilise, outre le travail d'Albrecht, une publication due à deux auteurspolonais, J. SLASKI et St. TABACZYNSKI, traitant de Trésors de monnaies du haut MoyenAge en Grande Pologne. L'ouvrage, écrit en polonais, se rapporte à la période allantdu YUe siècle à la seconde moitié du XIe (1 er fasc., Varsovie-Breslau, 1959).

III. - LA RENAISSANCE DU COMMERCE

P. 22. - Ajouter: R. S. LOPEZ, Il commercio dell' Europa postcarolingia (Settimane,II,1955, pp. 31-55).

P. 22. - A. JORIS, Der Handel der Maasstadte im Mittelalter (HG, 79, 1961,pp. 15-33)·

P. 26. - A. S. ATYA, Crusade, Commerce and Culture (Blumington, 1962), etKreuzfahrer und Kaufleute (Stuttgart, 1964). - K. H. ALLMENDINGER, Die Beziehungeltzwischen der KOmJJ1Une Pisa und Aegypten im hohen Mittelalter (Beihefte VSWG, Wiesbaden,1967).

P. 27. - Sur les colonies des villes italiennes dans la Méditerranée orientale, sujetque Pirenne n'aborde pas explicitement: R. S. LOPEZ, Du marché temporaire à la coloniepermanente. L'évolution de la politique commerciale au Moyen Age (AESC, 4, 1949,pp. 389-405); ID., Storia delle colonie genovesi nel Mediterraneo (Bologne, 1938); Ch. VER­LINDEN, La colonie vénitienne de Tana, centre de la traite des esclaves au XIye et audébut du xve siècle (Studi in onore di Gino Luzzatto, Milan, 1949, pp. 1-25).

P. 28. - Le livre de F. CARLI, Storia dei Commercio ltaliano. Il mercato nell' alto medioevo. Il,nercato nell' età dei Comune (2 vol., Padoue, 1934-1936). Le terme « marché» estemployé ici dans le sens large de« centre d'échanges », et l'ouvrage est véritablement unehistoire du commerce de l'Italie. L'auteur admet que dans ce pays la continuité« Antiquité­Moyen Age» a été plus réelle qu'ailleurs.

P. 31. - L'opinion de Pirenne, selon laquelle les pallia fresonica seraient exclusive­ment des draps flamands, n'a pas rencontré une adhésion générale: voir p.e. H. JANKUHN,Haithabu. Ein Handelsplatz (ci-dessus, p. 201), p. 155, 157; B. ROHWER, Der friesischeHandel im frühen Mittelalter (Kiel, 1937), p. 20; D. JELLEMA, Frisian Trade in the DarkAges (Spec., XXX, 1955, pp. 15-36), p. 32; P. C. J. A. BOELEs, Friesland tot de elfde eeuw.Zijn v66r- en vroege geschiedenis (2e éd., La Haye, 1951) (= La Frise jusqu'au XIe siècle.Préhistoire et protohistoire), pp. 416-418. On admet actuellement qu'il a pu y avoir parmieux également des draps frisons et anglo-saxons.

P. 32. - Aux articles de R. L. REYNOLDS, cités p. 22, n. 1, et aux Documenti e studiper la storia dei commercio e dei diritto commerciale italiano. XI, Notai liguri dei sec. XII (Turin,à partir de 1938), font suite, pour la Belgique, les publications de textes suivantes:

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_ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE 2°3

R. DOEHAERD, Les relations commerciales entre Gênes, la Belgique et l'Outremont d'après lesarchives notariales génoises aux XIIIe et XIVe siècles (3 tomes, Bruxelles-Rome, 1941),et R. DOEHAERD et Ch. KERREMANs (même titre, sauf, in fine: 1400-1440) (Bruxelles­Rome, 1952). Le t. 1er du premier ouvrage constitue une introduction traitant des archivesnotariales génoises et de Gênes comme place de commerce. A noter e.a. le chapitrerelatif aux tissus importés (pp. 187-208), ainsi que les tables et dépliants s'y rapportant.

P. 32. - La prépondérance précoce de la Flandre en matière d'industrie drapièreest attestée dans un poèn1e écrit vers 1068-1078 par un écolâtre de Trèves: A. Vande VYVER et Ch. VERLINDEN, L'auteur et la portée du« conflictus ovi et lini » (RBPH,XII, 1933, pp. 59-81).

P. 32. - On dispose aujourd'hui d'une étude fort précise relative à la techniquede la draperie: G. de POERCK, La draperie ,nédiévale en Flandre et en Artois. Techniqueet ternJinologie. l, La technique. II, Glossaire français. III, Glossaire flamand (Bruges, 1951).La matière des glossaires a été fournie par le Recueil de documents relatifs à l'histoire del'industrie drapière en Flandre, de G. ESPINAS et H. PIRENNE (4 tomes, Bruxelles, 1906-1924),et par quelques publications de textes analogues. - L'ouvrage de K. ZANGGER, Contri­bttlion à la ternJÏnologie des tissus en ancien français attestés dans les textes français, provençaux,italiens, espagnols, allelJlands et latins (Zurich, 1945), est surtout une étude des dénomina­tions commerciales des tissus, non des termes techniques relatifs à la fabrication. On n'apas utilisé les textes moyen-néerlandais.

P. 33. - Au sujet du commerce actif flamand, fort important jusqu'à la fin duXIIIe siècle, voir H. Van WERVEKE, Der flandrische Eigenhandel im Mittelalter (HG, 61,1936, pp. 7-24). Les circonstances qui ont favorisé le passage du commerce actif aucommerce passif ont été analysées dans: ID., Essor et déclin de la Flandre (Studi inonore di Gino Luzzatto, Milan, 1949, l, pp. 151-160). - Au sujet de ce commerce actifdes Flamands, et spécialement des Gantois, le long des côtes allemandes de la mer duNord et même de la Baltique: H. REINCKE, Die Deutschlandfahrt der Flandrer wahrendder hansischen Frühzeit (HG, 67-68, 1942-1943, pp. 51-165).

CHAPITRE II

LES VILLES

1. - LE RENOUVEAU DE LA VIE URBAINE

Bibliographie générale. - Les écrits de H. PIRENNE relatifs à l'histoire urbaine ontété réimprimés après sa mort sous le titre Les villes et les institutions urbaines (2 vol.,Paris-Bruxelles, 1939), édition peu soignée, mais commode. - Fr. RÔRIG est l'auteurd'une vue d'ensemble de l'histoire urbaine au Moyen Age, synthèse remarquable, maistrop centrée sur la ville allemande: Vie europliische Stadt im Mittelalter (Gôttingue, 1955.Réédition complétée d'un texte paru antérieurement, avec coupures, dans la Propylaen­Weltgeschichte, IV, Berlin, 1932, pp. 277-392). - Studien zu den Anfangen des europaischenStadtewesens (Lindau-Constance, 1958) : recueil d'études partielles de toute premièreimportance, dont plusieurs seront mentionnées ci-après. - E. KEYSER, Veutsches Stadte­buch (Stuttgart-Berlin. En cours de publication depuis 1939) : répertoire général deslocalités allemandes dotées de droit urbain: on y trouve réunies les données acquisesà ce jour, groupées suivant un schéma uniforme. - H. PLANITZ, Die deutsche Stadt inlMittelalter. Von der Romerzeit bis zu den Zunftkampfen (Graz-Cologne, 1954) : nombreusesdonnées concrètes, groupées dans un tableau d'ensemble, que l'on hésite toutefois àqualifier de synthèse.

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2°4 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

P. 36. - F. VERCAUTEREN, Étude sur les civitates de la Belgique Seconde. Contributionà l'histoire urbaine du nord de la France de lafin du Ille à lafin du Xie siècle (Bruxelles, 1934) :ouvrage fondamental, premier en date d'une série d'études mettant en lumière ce queles cités du Moyen Age ont conservé de l'héritage antique. Le même auteur a reprisla matière dans un cadre géographique plus étendu, mais pour une période plus restreinte:La vie urbaine entre Meuse et Loire du VIe au IXe siècle (Settimane, VI, 1959, pp. 453-525).- Suivant une conception analogue: A. DUPONT, Les villes de la Narbonnaise premièredepuis les invasionsgermaniquesjusqu'à l'apparition du Consulat (Nîmes, 1942); Y. DOLLINGER­LÉONARD, De la cité romaine à la ville médiévale dans la région de la Moselle et de lahaute Meuse (Studien, pp. 195-226); H. von PETRIKOVITS, Das Fortleben romischerStadte an Rhein und Donau (Studien, pp. 63-76).

P. 38. - En Angleterre, à l'encontre de ce qui se constate en Flandre, c'est souventdans l'enceinte même du burh, créé pour les besoins de la défense, que le port, c.-à-d.la place de commerce, a trouvé un abri. Voir à ce sujet: J. TAIT, The mediaeval EnglishBorough : Studios on its Origin and constitulional History (Manchester, 1936).

P. 38. - Cette explication ne satisfait plus entièrement. Lorsque le mot germa­nique burg pénétra dans l'Empire romain au moment de sa chute, il acquit l'acceptiond'agglomération non nécessairement fortifiée, et même non fortifiée; il garda ce sensdans les différentes langues romanes, alors que le sens primitif se maintint dans les languesgermaniques. H. VAN WERVEKE, « Burgus» : versterking of nederzetting (avec un résuméfrançais : « Burgus » : fortification ou agglomération) (Bruxelles, 1965).

P. 38. - Les recherches ultérieures ont tendu à nuancer l'image de la ville lnédiévale,et à distinguer une série de types régionaux. Une première tentative d'enselnble dansce sens a été entreprise par E. ENNEN dans son livre Frühgeschichte der europaischen Stadt(Bonn, 1953), et avec plus de clarté encore dans son article Les différents types de forma­tion des villes européennes (MA, LXII, 1956, pp. 397-411) : l'auteur distingue troisgroupes, répartis dans trois zones géographiques : les villes dans lesquelles l'influenceromaine a subsisté, celles où elle n'a laissé que des traces, et celles o~ elle est complètementabsente.

Études régionales : H. AMMANN, Yom Stfidtewesen Spaniens und Westfrankreichsim Mittelalter (Studien, pp. 1°5-15°) : à l'encontre des opinions reçues il semble bienque les villes d'Espagne, comme aussi celles de la France occidentale, ont connu uneorigine et un développement aussi précoces que les centres urbains d'entre Loire etRhin. - H. BÜTTNER, Studien zum frühmittelalterlichen Stadtewesen in Frankreich,vornehmlich im Loire- und Rhonegebiet (Studien, pp. 151-189) : bonne mise au point.- F. L. GANSHOF, Étude sur le développement des villes entre Loire et Rhin au Moyen Age(Paris-Bruxelles, 1943) : étude systématique des éléments territoriaux,communs aux villesde la région formant « le cœur de la monarchie franque»; nombreu\ plans de ville. ­C'est à l'aire géographique étudiée spécialement par Pirenne que se rapporte la contri­bution, aux considérations quelque peu divergentes, de Fr. PETRI, Die Anfange desmittelalterlichen Stadtewesens in den Niederlanden und dem angrenzenden Frankreich(Studien, pp. 227-295). - L'étude des origines urbaines du nord de l'Allemagne a étérajeunie à partir d'un travail de W. VOGEL, Wik-Orte und Wikinger. Eine Studie zuden Anfangen des germanischen Stfidtewesens (HG, 60, 1935, pp. 5-48) : l'élément1vik qui entre dans la composition du nom de mainte localité de l'Allemagne septentrio­nale, de l'Angleterre et de certains autres pays semble désigner une place de commerce;on peut le comparer à portus. - Pour l'Allemagne du Nord-Ouest, voir encore :E. KEYSER, Stéidtegründungen und Stiidtebau in Nordwestdeutschland im Mitte/alter (Remagen,1958, 2 vol.) : mise en œuvre systémàtique du plan urbain comme source historique;C. HAASE, Die Entstehung der Westfiilischen Stiidte (Munster, \(960) : utilise comme pointde départ le commentaire d'une carte des différentes couches chronologiques de villes,

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ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE 2°5

la couche la plus ancienne se rapportant à la période antérieure à 118o. - La contributionde W. SCHLESINGER, Stadtische Frühformen zwischen Rhein und Elbe (Studien,pp. 297-362), tend à démontrer qu'antérieurement déjà à l'érection de cités dans larégion considérée on peut y déceler des embryons de villes. - M. BERESFORD, New Townsof the Middle Ages. Town Plantation in England, Wales and Gascony (Londres, 1967). ­E. FOURNIAL, Les villes et l'économie d'échange en Forez aux XIIIe et XIVe siècles (Paris, 1967).

II. - LES MARCHANDS ET LA BOURGEOISIE

ill. - LES INSTITUnONS ET LE DROIT URBAIN

P. 44. - Il importe d'observer que Pirenne n'entend pas faire un exposé du sujetd'un point de vue proprement juridique. Il met simplement l'accent sur les facteursd'ordre économique qui ont eu une influence décisive sur les institutions et le droit.Dans plusieurs de ses travaux antérieurs, toutefois, PIRENNE avait tenu compte desdiverses formes d'association de l'époque (gildes, conjurations, communes) susceptiblesd'avoir fourni un point de départ pour l'organisation municipale (e.a. dans L'originedes constitutions urbaines au Moyen Age, Les anciennes démocraties des Pays-Bas, Les villesdu Moyen Age, La commune médiévale; cf. édition dans Les villes et les institutions urbaines,l, pp. 57-62, 85-87, 97-99, 177-179, 401-403, 414-419; II, pp. 125-129). Il ne semblepas avoir jugé opportun d'y revenir longuement dans le présent ouvrage.

C'est cependant à ces points que se rapportent un grand nombre de travaux récentsd'histoire urbaine. Nous les signalons sans commentaires: H. PLANITZ, Die deutscheStadt bn Mittelalter (v. p. 203). ID., Kaufmannsgilde und stadtische Eidgenossenschaftin niederfranldschen Stadten im XI. und XII. Jahrhundert (Zeitschr. f. Rechtsgesch., Germ.Abt.,60, 1940, pp. 1-116). - ID., Frühgeschichte der deutschen Stadt (IX.-XI. Jahrhundert)(ibid., 63, 1943, pp. 1-91). - ID., Die deutsche Stadtgemeinde (ibid., 64, 1944, pp. 1-85).- H. CONRAD, Stadtgemeinde und Stadtfrieden in Koblenz wahrend des XIII. undXIV. Jahrhunderts (ibid., 58, 1938, pp. 11-50). - E. ENNEN, Friihgeschichte (v. p. 204). -­E. STEINBACH, Stadtgemeinde und Landgemeinde (Rheinische Vierte/jahrsbliitter, 13,1948, pp. 11-50). - J. TAIT, Mediaeval English Borough (v. p. 204). -Ch. PETIT-DuTAILLIS,Les communes françaises. Caractères et évolution des origines au XVIIIe siècle (Paris, 1947).

P. 47. - Le volume des Recueils de la société Jean Bodin. VI, La ville, première partie:Institutions administratives etjudiciaires (Bruxelles, 1954), apporte une série de contributionsrelatives aux villes de France, d'Allemagne, de Belgique et des Pays-Bas.

P. 48. - Finances et comptabilité urbaines du XIIIe au XVIe siècle. Colloque internationalBlankenberge 6-9-IX-1962. Actes (Bruxelles, 1964).

CHAPITRE III

LA TERRE ET LES CLASSES RURALES

I. - L'ORGANISATION DOMANIALE ET LE SERVAGE

P. 51. - Bibliographie. - Outre M. BLOCH, Caractères originaux (déjà mentionné parPIRENNE, p. 192. Nouvelle édition, augmentée, Paris, 1952; trad. angl., Londres, 1966),il faut citer : F. L. GANSHOF-A. VERHULST, Medieval agrarian Society in its prime.France, the Low Countries and Western Germany (Cambridge Economie History, 1; voirci-dessus p. 195; 1966, pp. 290-339 et 790-795) : excellent exposé de l'évolution de l'orga­nisation domaniale et de la société rurale, dans leurs différents aspects. - A. DÉLÉAGE,La vie rurale en Bourgogne jusqu'au début du XIe siècle (3 tomes, Mâcon, 1941) : étude

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206 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

approfondie des multiples aspects de la vie rurale dans une aire géographiquelimitée, les situant cependant dans le cadre de l'Europe occidentale tout entière. ­P. LINDEMANS, Geschiedenis van de landbouw in België (2 tomes, Anvers, 1952) (= Histoirede l'agriculture en Belgique) : étude importante, relative plus spécialement à la techniqueagricole dans la partie flamande du pays (xve à XVIIIe siècle). - G. von BELOW, Geschichteder deutschen Landwirtschaft des Mittelalters in ihren Griindziigen (1937, réimpr. Stuttgart,1966). - B. H. SLICHER VAN BATH, Yield Ratios, 810-1820 (A.A.G. Bi/dragen, 10,

pp. 1-264).

P. 53. - Dans Recueils de la Société Jean Bodin. IV, Le domaine (Wetteren, 1949),figurent cinq contributions à citer ici : Ch.-E. PERRIN, Le grand domaine en Allemagneau Moyen Age (pp. 115-147); A. DUMAS, Le régime domanial et la féodalité dans laFrance du Moyen Age (pp. 149-164); P. S. LEICHT, L'organisation des grands domainesdans l'Italie du Nord pendant les Xe-XIe siècles (pp. 165-176); Ch. VERLINDEN, Le granddomaine dans les États ibériques chrétiens au Moyen Age (pp. 178-208); F. ]OÜONDES LONGRAIS, Seigneurie et Seignory (pp. 2°9-298) : cf. le compte rendu de J. BOUSSARDdans MA, 58, 1952, pp. 446-447 :« Il semble que le système domanial soit un phénomèneinéluctable dans la vie des peuples à un moment de leur évolution, qui coincide en généralavec la réorganisation qui suit une période d'anarchie... Le grand domaine absorbela petite propriété... Cette petite propriété se reconstitue d'ailleurs assez rapidement...par la voie de la tenure.» - W. M. NEWMAN, Le domaine royal SOtiS les premiers Capétiens.987-1180 (Paris, 1937) : relevé précieux, règne par règne, des éléments composant ledon1aine royal. - J. W. THOMPSON, The Dissolution of the Carolingian Fisc in the IXth Cen­tury (Berkeley, 1935) : indépendamment de la thèse principale, relative au rôle du fiscdans les partages de l'Empire carolingien, le livre renseigne sur la composition du fisc.- Ch.-E. PERRIN, Recherches sur la seigneurie rurale en Lorraine d'après les plus ancienscensiers (IXe-Xlle siècles) (Paris, 1935) : la seigneurie de Lorraine représente à diverségards un type de transition entre la France et l'Allemagne. - E. LEsNE, Histoire de lapropriété ecclésiastique en France (6 tomes, Paris-Lille, 1910-1943). - G. de VALOUS,Le monachisme clunisien des origines au XVe siècle: vie intérieure des monastères et organisationde l'ordre. III, Le temporel et la situation financière des établissements de l'ordre de Cluny du XIIeau XIIIe sièc!e, particulièrement dans lesprovincesfrançaises (Ligugé-Paris, 1935) : au XIIIe siècleencore la situation était bonne; elle se détériora avec l'abus des emprunts de consomma­tion. - E. MILLER, The Abbey and Bishopric of Ely. The Social History of an EcclesiasticalEstate from the Xth Century to the early XIVth Century (Cambridge, 1951) : étude d'undomaine ecclésiastique sous tous ses aspects. - J. A. RAFTIS, The Estates of RamseyAbbey. A Study in economic Growth and Organization (Toronto, 1957) : passe en revue lesdifférentes étapes de l'organisation du domaine. - M. BLOCH, Seigneurie française etmanoir anglais (Paris, 1960) : édition posthume d'une série de leçons consacrées à unparallèle entre les structures agraires de France et d'Angleterre. - A. E. VERHULST,De Sint-Baafsabdij te Gent en haar grondbezit (VIle tot XIVe eeuw). Bijdrage tot de kennisvan de structuur en de uitbalÏng van het grootgrondbezit in Vlaanderen ti/dens de middeleeU1vc1Z(Bruxelles, 1958. - Avec résumé français de 27 pages, intitulé: « La fortune foncièrede l'abbaye Saint-Bavon de Gand du VIle au XIVe siècle. Contribution à l'étude de lastructure et de l'exploitation de la grande propriété au J\.foyen Age, particulièrement enFlandre ») : traite également de la décadence de l'organisation classique et de la diffusiondes nouveaux modes d'exploitation. - A. d'HAENENs, L'abbaye Saint-fv1.artin de Tournaide 1290 à 1350. Origines, évolution et dénouement d'une crise (Louvain, 1961) (résumé de lamain de l'auteur : La crise des abbayes bénédictines au bas Moyen Age : Saint-Martinde Tournai de 1290 à 1350, MA, LXV, 1959, pp. 75-95) : les guerres et la fiscalité,royale et pontificale, furent responsables de la crise; les « ventes à vie» et les emprunts,auxquels les religieux crurent devoir recourir, ne firent que l'aggraver.

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.ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE 2°7

P. 53. - F. L. GANSHOF, Manorial Organization in the Low Countries in the vIIth,VIIIth and Ixth Centuries (Trans. Rfry. Hist. Soc., 4th Series, XXXI, 1949, pp. 29-59);ID., Le domaine gantois de l'abbaye de Saint-Pierre-au-Mont-Blandin à l'époque carolin­gienne (RBPH, XXVI, 1948, pp. 1021-1°41) : le premier article donne un exposé généraldu problème, le second reconstitue un cas particulier. - R. H. HILTON, The economicDevelopment of sonle Leicestershire Estates in the XIVth and XVth Centuries (Londres,1947); E. KOSMINSKY, Studies in the Agrarian History of England in the XIllth Century(Oxford, 1956. - Traduction d'un ouvrage paru en russe en 1947) : ces deux ouvragesabordent, outre les problèmes de la structure du domaine, celui de la main-d'œuvresalariée, qui fait proprement l'objet de : M. POSTAN, The Famulus. The Estate Labourerin the XIIth and the XIIIth Centuries (EHR, Supplement nO 2, Cambridge, 1954). ­H. DUBLED, Les grandes tendances de l'exploitation au sein de la seigneurie rurale enAlsace du XIIIe au xve siècle. Tradition et évolution (VSWG, 49, 1962, pp. 41-121). ­F. LÜTGE, Geschichte der deutschen Agrarverfassung vonlfrühen Mittelalter bis ztlm 19.Jahrhundert(Stuttgart, 1963, 2e éd., augm., 1967).

P. 54. - Plusieurs auteurs se sont penchés sur les problèmes relatifs au manse(entassement de plusieurs familles sur un même manse; évolution de la significationdu mot: 1. tenure; 2. mesure de superficie; 3. unité d'imposition) : F. LÜTGE, Hufeund Mansus in den mitteldeutschen Quellen der Karolingerzeit, im besonderen in demBreviarium Sti. Lulli (VSWG, 30, 1937, pp. 1°5-128. Voir les observations deE. SCHMIEDER, Hufe und Mansus. Eine quellenkritische Untersuchung, VSWG, 31,1938, pp. 348-356). - Ch.-E. PERRIN, Observations sur le manse dans la région pari­sienne au début du IXe siècle (ARS, 1945, pp. 39-52). - H. DUBLED, Encore la questiondu manse (Revue du Mfryen Age latin, V, 1949, pp. 2°3-210). - C. CIPOLLA, Per la storiadella crisi deI sistemo curtense in Italia. Lo sfaldamento deI manso nell' Appenninobobbiese (Bollettino dell' lstituto storico ltaliano per il Medio Evo, nO 62, 1950, pp. 283-3°4). ­R. GRAND, Note d'économie agraire médiévale. « Mansus vestitus» et « mansus absus »(Études d'histoire du droit privé offertes à P. Petot, Paris, 1959, pp. 251-256). - D. HERLIH1,The Carolingian Mansus (ERR, 2d Ser., XIII, 1960, pp. 79-89). - Ch.-E. PERRIN,Le manse dans le polyptyque de l'abbaye de Prüm à la fin du IXe siècle (Études d'histoireà la mél1loire de N. Didier, Paris, 1960, pp. 245-258).

P. 54. - La théorie de la Markgenossel1Schaft, à laquelle Pirenne fait allusion ici,et qui présuppose dans un stade primitif l'existence de la propriété collective, a subide nouveaux assauts: A. DOPSCH, Die freien Marken in Deutschland. Eln Beitrag zur Agrar­und Sozialgeschichte des Mittelalters (Vienne, 1933). - F. LÜTGE, Die Agrarverfassung desfrühen Mittelalters im mitteldeutschen Raum vornehmlich in der Karolingerzeit (Iéna, 1937). ­B. H. SLICHER VAN BATH, Mensch en land in de l1Jiddeleeuwel1. Bijdrage tot een geschiedenisder nederzettingen in oostelijk Nederland (2 vol., Assen, 1944) (= L'homme et la terre auMoyen Age. Contribution à l'hùtoire du peuplement dans les Pays-Bas orientaux. - Résuméanglais de la main de l'auteur: Manor, Mark and Village in the eastern Netherlands,Spec., XXI, 1946, pp. 115-128).

P. 54. - On trouvera une vue panoramique de la question du servage dans lesdifférentes communications insérées dans Recueils de la Société Jean Bodin. II, Le servage(Bruxelles, 1937); voir notamment, quant au Moyen Age: P. PETOT, L'évolution duservage dans la France coutumière du XIe au XIVe siècle, pp. 155-164; Ch. VERLINDEN,La condition des populations rurales dans l'Espagne médiévale, pp. 165-198; F. ]OÜONDES LONGRAIS, Le vilainage anglais et le service réel et personnel. Quelques remarquessur la période 1066-1485, pp. 199-242. - Pour l'évolution des conceptions en matièrede servage, particulièrement en France, on se référera au rapport de Ch.-E. PERRIN,Le servage en France et en Allemagne (Comitato Internazionale di Scienze Storiche.X Congresso Internazionale di Sdenze Storiche. Relazioni, III, Florence, 1955,

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208 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

pp. 21 3-245) : certaines vues de M. BLOCH, présentées dans Les « colliberti». Étude sur laformation de la classe servile (RH, CLVII, .1928, pp. 1-48, 225-263) et Liberté et servi­tude personnelle au Moyen Age, particulièrement en France (Anuario dei derecho Espanol,1933, 101 pp.), ne peuvent plus se soutenir depuis la parution des travaux de L. VERRIEST,Institutions médiévales. Introduction au Corpus des Records de coutumes et des lois de chefs-lieuxde l'ancien comté de Hainaut (Mons-Frameries, 1946), et de J. BoussARD, Serfs et « colli­berti» (XIe-XIIe siècles) (Bibl. École des Chartes, CVlI, 1947-1948, pp. 2°5-234) : il sembleen particulier que l'on ne puisse plus considérer le chevage, la taxe pour formariageet la mainmorte comme des charges spécifiquement serviles. Y joindre: L. VERRIEST,Le servage en Flandre, particulièrement au pays d'Alost (Revue historique de droit françaiset étranger, 4e s., 28, 1950, pp. 35-66), qui montre l'importance du servage au pays d'Alost,mais a le tort d'étendre ses conclusions à la Flandre tout entière. - H. DUBLED, Servitudeet liberté en Alsace au Moyen Age. La condition des personnes au sein de la seigneurierurale du XIIIe au xve siècle (VSWG, 50, 1963, pp. 164-2°3, 289-328).

P. 55. - A retenir surtout dans Recueils de la Société Jean Bodin. III, La tenure (Bruxelles,1938), les contributions de Ch.-B. PERRIN, Esquisse d'une histoire de la tenure ruraleen Lorraine au Moyen Age (pp. 137-163), et de JOÜON DES LONGRAIS, La tenure enAngleterre au Moyen Age (pp. 165-210).

P. 55. - P. C. BOEREN, Étude sur les tributaires d'église dans le comté de Flandre du IXeau XIVe siècle (Amsterdam, 1936) : l'auteur estime que « la capitation des tributairesd'église est une appropriation seigneuriale de l'impôt public de ce nom».

P. 55. - La situation des populations rurales dans leur ensemble a fait l'objet d'uncertain nombre de travaux, relatifs surtout à l'Allemagne et à l'Angleterre. A. DOPSCH,Herrschaft und Bauer in der deutschen Kaiserzeit. Untersuchungen zur Agrar- und Sozialgeschichtedes hohen Mit/elalters mit besonderer Berücksichtigung des südostdeutschen Raumes (Iéna, 1939).- Ph. DOLLINGER, L'évolution des classes rurales en Bavière depuis la fin de l'époque carolin­giennejusqu'au milieu du XIIIe siècle (Paris, 1949) : la structure de la société rurale en Bavièreest conservatrice comparée à celle des autres pays issus de l'Empire carolingien. ­W. FREsAcHER, Der Bat/er in Kiirnten (3 vol., Klagenfurt, 1950-1955) : important pourl'étude des formes de tenure. - 1. BOG, Dorfgemeinde, Freiheit und Unfreiheit in Franken(Stuttgart, 1956) : se rapporte en grande partie à l'époque moderne. - K. S. BADER,Das mittelalterliche Dorf ais Friedens- und Rechtsbereich (Weimar, 1957). - H. S. BENNETT,Life on the English Manor. A Study of Peasant Conditions 1150-1400 (Londres, 1937;7e éd., Cambridge, 1965) : retrace la vie du paysan anglais, surtout pour les années 1200à 1350. - G. C. I-IoMANs, English Villagers of the XIIIth Century (Cambridge, Mass.,1942) : la matière est répartie sur quatre livres : « Fields », « Families », « Manors »,« Feasts ». - R. LENNARD, Rural England. 1086-1135. A Study of Social and AgrarianConditions (Oxford, 1959) : étudie surtout les aspects institutionnels. - G. DUBY, Lasociété aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise (Paris, 1953) : traite des conditionsde vie tant des populations agricoles que du monde féodal.

P. 57. - L'Îlnage tracée par Pirenne ne vaut cependant pas pour la fin du MoyenAge; voir les analyses de comptes de domaines dans N. DENHOLM-YOUNG, SeignorialAdministration in England (Oxford, 1937).

P. 57. - A. MEYNIER, Les paysages agraires (Paris, 1958) : ouvrage de portée générale,ne parlant qu'incidemment du Moyen Age occidental. - E. JUILLARD, A. MEYNIER e.a.,Structures agraires et paysages ruraux. Un quart de siècle de recherches françaises(Annales de l'Est. Mémoire nO 17. Nancy, 1957). - A. HÔMBERG, Die Entstehung derwestdeutschen F lurformen. Blockgemengflur, Streifenflur, Gewa111iflur (Berlin, 1935) : prendposition contre les théories de Meitzen. - A. VERHULST, En Basse et Moyenne Belgiquependant le haut Moyen Age : différents types de structure domaniale et agraire. Unessai d'explication (AESC, 1l, 1956, pp. 61-70) : l'auteur fait des rapprochements ins-

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ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE

tructifs avec certaines constatations de DÉLÉAGE (ci-dessus, p. 2.05). - W. O. AULT,Open-Field Husbandry and the Village Community : A Sttldy of Agrarian By-Laws in MedievalEngland (Philadelphie, 1965).

P. 59. - Il peut être utile de mentionner quelques travaux touchant un point quePirenne n'a pas cru devoir développer, la situation économique et sociale des seigneurs:M. BLOCH, La société féodale (2 vol., Paris, 1939-194°); R. BOUTRUCHE, Aux originesd'une crise nobiliaire : donations pieuses et pratiques successorales en Bordelais du XIIIeau XVIe siècle (AHS, l, 1939, pp. 161-177, 2.57-277); ID., Une société provinciale en luttecontre le régime féodal: l'alleu en Bordelais et en Bazadais, du XIe au XVIIIe siècle (Strasbourg,1943); ID., Seigneurie et féodalité. l, Le premier âge des liens d'homme à homme (Paris, 1959);P. FEUCHÈRE, Un obstacle au réseau de subordination: alleux et alleutiers en Artois,Boulonnais et Flandre wallonne (Anciens pays et assemblées d'~tat, IX, 1955, pp. 1-32.).

II. - TRANSFORMATIONS DE L'AGRICULTURE A PARTIR DU XIIe SIÈCLE

P. 59. - Plusieurs travaux mettent en lumière l'un ou l'autre aspect de l'évolutionde l'agriculture. - G. DUBY, La révolution agricole médiévale (Revue de géographie deLyon, XXIX, 1954, pp. 361-368), insiste sur les effets de« l'utilisation de forces motricesauxiliaires... le perfectionnement de l'outillage, la diffusion de la rotation triennale ». ­M. BLOCH, Avènement et conquêtes du moulin à eau (AHES, 7, 1935, pp. 538-563),développe un de ces points. - D. HERLIHY, Agrarian Revolution in France and Italy,801-115° (Spec., XXIII, 1958, pp. 2.3-37) : données intéressantes, conclusions hasardeuses.- R. H. HILTON, Y eut-il une crise générale de la féodalité? (AESC, 6, 195 l, pp. 2.3-30) :p. 29 : « le marasme de la productivité pendant les derniers siècles du Moyen Age, et sonincapacité à supporter les frais croissants des dépenses non productives des classes diri­geantes, furent les causes primitives de la crise de la société féodale». - G. von BELOW,Geschichte der deutschen Landwirtschaft des Mittelalters in ihren Grundzügen (Iéna, 1937) :ouvrage posthume, remarquable vue d'ensemble; retrace notamment les transformationsde l'organisation domaniale. - Ph. DOLLINGER, Les transformations du régime domanialen Bavière depuis la fin de l'époque carolingienne jusqu'au nJilieu du XIIIe siècle (Strasbourg,1949. - Résumé de la main de l'auteur dans MA, 56, 1950, pp. 279-306, sous le titre:Les transformations du régime domanial en Bavière au XIIIe siècle) : se basant sur deuxcensiers de Bamburg, datant de 1205 et de 12.45, l'auteur conclut qu'il y a eu « de mul­tiples transformations durant cette brève période », notamment, au point de vue domanial,« la dernière phase de la désagrégation du régime dit de la villication». - L. GÉNICOT,L'économie rurale namuroise au bas Moyen Age (1199-1429). l, La seigneurie foncière. II, Leshommes. La noblesse (2. vol., Louvain, 1943-1960) : le premier volume, qui seul doit nousoccuper ici, est consacré en grande partie aux transformations que subit la seigneuriefoncière. - C. CIPOLLA, Une crise ignorée. Comment s'est perdue la propriété ecclésias­tique dans l'Italie du Nord entre le XIe et le XVIe siècle (AESC, 2., 1947, pp. 317-32.7) :cette crise menant à la ruine des établissements religieux se place entre le début duXIVe siècle et le milieu du xve.

P. 59. - L. GÉNICOT, Sur les témoignages d'accroissement de la population enOccident, du XIe au XIIIe siècle (Cahiers d'histoire mondiale, l, 1953, pp. 446-462.) : l'accrois­sement était réel, mais ne peut être démontré qu'au moyen d'un faisceau d'indicationsrésultant de témoignages imprécis. - J. C. RUSSELL, Late ancient and medieval popu­lation (Trans. of the Amer. Philos. Soc., New Series, vol. 48, part. 3, Philadelphie,1958) : à utiliser avec circonspection; cf. compte rendu de H. Van WERVEKE dans MA,LXVI, 1960, pp. 199-2.04. - ID., British Medieval Population (Albuquerque, 1948) :quelques résultats importants : la population de l'Angleterre est évaluée à 1 100 000 pourl'époque du Domesday Book, et à 2 33°000 en 1377.

H. PIRENNE 14

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210 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

P. 60. - En Angleterre, les défrichements dus aux cisterciens, quoique réels, nesemblent pas avoir été très importants : R. A. DONKIN, The Marshland Holdings of theEnglish Cistercians before c. 1350 (Cfteaux, IX, 1958, pp. 262-275); ID" The CistercianSettlement and the English Royal Forests (Cfteaux, XI, 1960, pp. 38-55, 117-132). ­Sur la crise qui, en France comme ailleurs, frappa le système d'exploitation agricole descisterciens à partir du milieu du XIIIe siècle, voir: Ch. HIGOUNET, Cisterciens et bastides(MA, LVI, 1950, pp. 68-84), et ID., Les types d'exploitations cisterciennes et prémontréesdu XIIIe siècle et leur rôle dans la formation de l'habitat et des paysages ruraux (Géogra­phie et histoire agraire. Actes du colloque international. Annales de l'Est, Mém. nO 2l,

Nancy, 1959, pp. 26"0-271). - Voir aussi G. FOURNIER, La création de la Grange deGergovie par les Prémontrés de Saint-André et sa transformation en seigneurie(XIIe-XVIe siècles). Contribution à l'étude de la seigneurie (MA, LVI, 1960, pp. 3°7-366),et D. Van DERVEEGHOE, Le domaine du Val-Saint-Lambert de 120,'2 à 1887. Contributionà l'histoire rurale et industrielle du Pays de Liège (Paris, 1955) : la crise se produisit icivers 128o; elle fut surmontée grâce à l'introduction du faire-valoir indirect et à uneorientation vers l'industrie charbonnière. - Ch. HIGOUNET, La Grange de Vat/lerent.Structure et exploitation d'un terroir cistercien de la plaine de France, Xlle-XVe siècle(Paris, 1965).

P. 62. - A signaler trois travaux de portée régionale: R. LATOUCHE, Défriche­ment et peuplement rural dans le Maine, du 1Xe au XIIIe siècle (MA, LIV, 1948, pp. 77-87) :explication d'une série de termes techniques; P. FEUCHÈRE, Le défrichement des forêtsen Artois du IXe au XIIIe siècle (Bull. Soc. acad. des antiquaires de la Morinie, XVIII, fasc. 333,1952, pp. 33-45) : le défrichement y fut surtout important entre le début du XIIe siècleet le milieu du XIIIe. - R. FOSSIER, Les défrichements en Picardie (Bull. philol. et hist.,1963, pp. 75-91).

P. 64. - Ch.-E. PERRIN, Chartes de franchise et rapports de droit en Lorraine (MA,LII, 1946, pp. 11-42) : à la charte de franchise, en usage en France, s'oppose, en Allemagne,pour la codification du droit des seigneuries, le Weistum. L'auteur délimite leurs airesd'extension et détermine leurs différences essentielles. - W. MAAS,« Loi de Beaumont»und Jus Theutonicum (VSWG, 32, 1939, pp. 2°9-227), au contraire, met l'accent surles ressemblances entre les chartes de franchise et le droit allemand des pays de colonisa­tion. - Dans le Maine l'érection d'un« bourg» (marché non fortifié) avait généralementla même signification que la fondation d'une « ville neuve» : R. LATOUCHE, Un aspectde la vie rurale dans le Maine au XIe et XIIe siècle. L'établissement des bourgs (MA,LXVI, 1937, pp. 44-64).

P. 65. - Pour les Pays-Bas septentrionaux, une étude de portée générale :S. J. FOCKEMA ANOREAE, Studie'n over waterschapsgeschiedenis (I-VII, Leyde, 1950), dontl'essentiel se retrouve dans un article du même auteur, intitulé : Embanking and DrainageAuthorities in the Netherlands during the Middle Ages (Spec., XXVII, 1952, pp. 158-167),et une autre, relative à une aire géographique limitée: M. K. E. GOTTSCHALK, Historischegeografie van westelijk Zeeuws- Vlaanderen (2 tomes, Assen, 1955-1958) (= Géographie histo­rique de la Flandre zélandaise occidentale).

Pour l'Angleterre, deux études montrant comment l'assèchement du « Fenland »se fit pratiquement de la fin du XIe siècle à la seconde moitié du XIIIe, dans le cadre del'expansion démographique de l'époque: H. C. DARBY, The Draining of the Fens (Cam­bridge, 1940), et H. E. HALLAM, The new Lands of Elloe. A Study of early Reclanlationin Lincolnshire (Department of English local History, Occasional Papers, nO 6. Leicester,1959, 42 p.).

P. 67. - La dernière étude en la matière: J. M. Van WINTER, Vlaams en Hollandsrecht bij de kolonisatie van Duitsland in de XIIe en XIIIe eeuw (Tijdschrift voor rechts­geschiedel1is - Revue d'histoire du droit, XXI, 1953, pp. 2°5-224) (= Droit flamand et

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ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE 211

droit hollandais en rapport avec la colonisation de l'Allemagne aux XIIe et XIIIe siècles) :les expressions jus flamingicum et jus hollandicum désigneraient les modes d'organisationdes colonies lors de leur fondation, non le droit des colons en général.

P. 68. - Pour la colonisation dans le cadre de l'Europe: R. KOEBNER, The Settlementand Colonization of Europe (The Cambridge Economie History, l, 1966, pp. 1-91). ­Pour 1'Allemagne : K. QUIRIN, Die deutsche Ostsiedlung im Mittelalter (Goettingue-Francfort­Berlin, 1954) : recueil de textes précédé d'une introduction donnant un aperçu du sujet;R. KOEBNER, Dans les terres de colonisation: marchés slaves et villes allemandes (AHES,9, 1937, pp. 547-569) : le marché, entreprise du prince slave en Bohême, Silésie, Pologne,destiné à « l'organisation périodique d'assemblées où venaient des étrangers et deshabitants du pays », s'oppose à la ville allemande de type occidental, auquel il cèdegraduellement le pas; R. KOTZSCHKE et W. EBERT, Geschichte der ostdet/tschen Kolonisatiol1(Leipzig, s.d.); R. KÔTZSCHKE, Liindliche Siedlung und Agrarwesen in Sachsen (Remagen, s.d.) :ouvrage posthulne, synthèse des recherches de K ôtzschke, dont les résultats furentpartiellement détruits par la guerre; l'auteur s'attache à montrer comment les formesde peuplement et la structure agraire permettent de reconnaître les villages de colonisationallenlande; K. KASISKE, Die Siedlungstatigkeit des Deutschen Ordens inl ostlichen Preuszenbis zum Jahre 1410 (Konigsberg, 1934) : deux modes de colonisation: fondation devillages, et défrichelnent du désert dans des buts de sécurité militaire. - Voir, pourles causes de l'émigration: S. EpPERLEIN, Bauernbedrückung und Bauermviderstand im hoheltMittelalter. Zur Brforschung der Ursachen biiuerlicher Abwanderung nach Osten im 12. und13. Jahrhundert (Berlin, 1960).

P. 72.. - M. POSTAN, dans The Chronology of Labour Services (Trans. Roy. His/.Soc., 4th Series, XX, 1937), observe que la tendance au remplacement des corvées parles rentes en argent a parfois été interrompue par un accroissement temporaire desréserves, et conséquemment des corvées.

P. 72.. - Sur les contrats nouveaux de la fin du Moyen Age on consultera:H. P. H. JANSEN, Landbouwpacht in Brabant in de veertiende en de vijftiende eeuw (Assen, 1955)(= Le bail agricole en Brabant au XIVe et au XVe siècle). - H. Van der LINDEN, De Cope.Bijdrage tot de rechtsgeschiedenis van de openlegging der Hollands-Utrechtse laagvlakte (Assen,1955) (= La« Cope ». Contribution à J'histoire juridique du défrichement de la plaine de Hollandeet d'Utrecht) : important pour l'histoire du peuplement, la technique et l'aspect socialdes défrichements; l'interprétation juridique des faits est discutable. - G. SICARD,Le métayage dans le Midi toulot/sain à la fin du Moyen Age (Mém. Acad. de législation, II,Toulouse, 1957).

CHAPITRE IV

LE MOUVEMENT COMMERCIAL JUSQU'A LA FIN DU XIIIe SIÈCLE

1. LA CIRCULATION

P. 76. - O. STOLZ, Zur Entwicklungsgeschichte des Zollwesens innerhalb desalten Deutschen Reiches (VSWG, 41, 1954, pp. 1-41), donne un aperçu général del'histoire du tonlieu en Allemagne (bibliographie, terminologie, histoire institutionnelle,administration, but et fondement, distribution géographique, tarifs, types de tonlieux).

P. 77. - L'ouvrage de LEFEBVRE DES NOËTTES, cité en note par Pirenne, doit êtrerectifié et complété au moyen de A.-G. HAUDRICOURT, De l'origine de l'attelage moderne(ARES, 8, 1936, pp. 515-52.2.), qui insiste sur les origines orientales des perfectionne­ments de la traction animale.

P. 77. - R. LOPEz, L'evoluzione dei transporti terrestri nel medio evo (BollettinoCivico lslituto Colombiano, l, 1953), montre que, si les transports fluviaux ont joué un

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212 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

rôle dominant pendant la plus grande partie du Moyen Age, les routes terrestres ontrepris de l'importance vers la fin de cette période.

P. 78. - En général: Le navire et l'économie maritime du Moyen Age au XVIIe siècle,principalement en Méditerranée (Travaux du Deuxième Colloque international d'histoiremaritime, sous la direction de M. MOLLAT, Paris, 1958), et notamment les contributionssuivantes: M. LOMBARD, Arsenaux et bois de marine dans la Méditerranée musulmane(VIle-XIe siècle); abbé GARNIER, Galères et galéasses; J. HEERS, Types de navires etspécialisations des trafics; commandant TEIXEIRA DA MOTA, L'art de naviguer enlvféditerranée du XIVe au XVIIIe siècle. F. C. LANE, Tonnages, Medieval and Modern(EHR, 2d ser., 17, 1964, pp. 213-233).

P. 78. - G. LA ROËRIE, Les transformations du gouvernail (AHES, 7, 1935,pp. 564-583) : substitution, aux environs du XIIIe siècle, au gouvernail latéral d'un gou­vernail placé dans l'axe de l'extrême-arrière.

P. 79. - R. DOEHAERD, Les galères génoises dans la Manche et la mer du Nordà la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle (Bull. Inst. Hist. belge de Rome, XIX, 1938,pp. 5-76) : relève les premières mentions connues de voyages commerciaux de galèresgénoises en Flandre (1277) et en Angleterre (1278).

P. 79. - P. HEINSIUS, Das Schiff der hansischen Frühzeit (Weimar, 1956), précise quele type du navire de la Hanse, la kogge, s'est constitué vers la fin du XIIe siècle, et qu'ilgarda son ascendant jusque vers 1400. - H. WINTER, Das Hanseschiff im ausgehenden15. Jahrhundert. (Die letzte Hansekogge) (Rostock, 1961).

P. 79. - Au sujet des types de navires scandinaves, qui ont précédé la kogge, voirl'exposé étendu et à jour de A. W. BROGGER et H. SHETELIG, The Viking Ships : theirAncestry and Evolution (Oslo, 1951. - Traduit du norvégien).

P. 81. - Se séparant sur ce point de Pirenne, plusieurs auteurs ont insisté sur lescaractères propres des gildes marchandes d'une part, des hanses de l'autre. E. COORNAERT,Des confréries carolingiennes aux gildes marchandes (MHS, II, 1942, pp. 5-21), etLes ghildes médiévales. Ve-XIVe siècles. Définition. Évolution (RH, CIC, 1948, pp. 22-55,208-243), montre que les gildes marchandes urbaines ont emprunté certains usagesaux gildes qui les ont précédées depuis l'époque franque, les utilisant toutefois pour des«tâches spécialement économiques». - H. Van WERVEKE, Das Wesen der flandrischenHansen (HG, 76, 1958, pp. 7-20), met en lumière que le droit de hanse était perçu, etles associations dites hanses, antérieurement au XIVe siècle, étaient fondées, dans le butde réserver le commerce extérieur à un petit nombre de bourgeois privilégiés.

P. 82. - Voir maintenant, au sujet de la Hanse flatnande de Londres: H. VanWERVEKE,« Hansa» in Vlaanderen en aangrenzende gebieden (Annales Émulation Bruges,XC, 1953, pp. 5-42) (=« Hansa » en Flandre et régions voisines), et C. WYFFELS,De Vlaamse Hanze van Londen op het einde van de XIIIe eeuw (ibid., XCVII, 1960,pp. 5-30) (= La Hanse flamande à la fin du XIIIe siècle). Cette hanse semble avoir étéfondée entre 1212 et 1241. Elle n'était pas à proprement parler «une association de gildesurbaines », mais recrutait ses membres au sein de ces gildes. Dans les deux dernièresdécades du XIIIe siècle toutefois, à Bruges du moins, elle perdit son caractère exclusiviste.- C. WYFFELS, Hanse : grands marchands et patriciens de Saint-Omer (Saint-Omer, s.d.= 1962) : malgré le montant très élevé du droit d'entrée, un très grand nombre demarchands en faisaient partie dès 1240.

P. 82. - Sur certaines associations de marchands des pays méditerranéens, analoguesaux gildes, voir A. GRUNZWEIG, Les origines de la Mercanzia de Florence (Studi inonore di Gino Luzzatto, l, Milan, 1950, pp. 220-253), et R. S. SMITH, The Spanish Gui/dMerchant : a History of the Consulado. 1250-1700 (Durham, N. C., 1940). Le Consuladoespagnol se composait surtout de marchands en gros s'adonnant au commerce d'outre­lner.

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ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE

II. - LES FOIRES

21 3

Bibliographie générale. - Le volume La foire (Recueils de la Société Jean Bodin,V, Bruxelles, 1953) contient une série de monographies, dont quatre sont importantespour le sujet du présent livre : R.-H. BAUTIER, Les foires de Champagne. Recherchessur une évolution historique (pp. 97-147); H. AMMANN, Die deutschen und schwcize­rischen Messen des Mittelalters (pp. 149-173); J. A. Van HouTTE, Les foires dans laBelgique ancienne (pp. 175-2°7); R. FEENsTRA, Les foires aux Pays-Bas septentrionaux(pp. 2°9-239). Parmi les conclusions du volume, notons celles relatives aux conditionsfavorables ou défavorables au développement des foires : leur rôle est minime dans lesgrands empires centralisés; par contre, elles prospèrent dans les sociétés où l'autoritépublique est faible, à condition d'y jouir d'une protection spéciale. - L'article deE. COORNAERT, Caractères et mouvement des foires internationales au Moyen Age etau XVIe siècle (Studi in onore di Armando Sapori, l, l\1ilan, 1957, pp. 355-371), est surtoutimportant pour les questions qu'il met à l'ordre du jour, notamment à propos des foiresde Champagne et de Flandre.

P. 85. - A la vérité on connaît quelques traces d'une foire à Gand au Moyen Age.La dernière mention date de 1199.

P. 85. - E. CHAPIN, Les villes de foire de Champagne des origines au début dtl XIVe siècle(Paris, 1937), confirme les vues de Pirenne, d'après lesquelles les foires n'ont pas provoquéle développement des villes où elles se sont fixées. L'auteur montre cependant qu'ellesl'ont favorisé.

P. 86. - Voir maintenant sur les foires de Champagne l'article fort importantde R.-H. BAUTIER cité ci-dessus. Les conclusions de cet auteur, quant au développementrelativement tardif de ces foires comme centres du commerce international, ont étécontestées par R. D. FACE, Techniques of Business in the Trade between the Fairs ofChampagne and the South of Europe in the XIIth and XIIIth Centuries (EHR, 2d ser.,X, 1958, pp. 427-438), qui estime que, déjà vers 1180, ces foires assumaient pleinementle rôle international qui leur est attribué pour une période postérieure, et que la techniquecomn1erciale y avait déjà atteint un niveau correspondant.

P. 87. - Voir au sujet des foires de Flandre: S. POIGNANT, Lafoire de Lille. Contri­bution à l'étude des foires flamandes au Moyen Age (Lille, 1932).

Autres groupes de foires: J. COMBES, Les foires en Languedoc au Moyen Age(AESC, 13, 1958, pp. 231-259) : groupe de foires, dont l'importance alla croissant,même après la décadence des foires de Champagne, même au xve siècle; importantespour le commerce des draps et les règlements par lettres de change; A. TOURNAFOND,Les marchés et les foires de Limoges au Moyen Age et à la Renaissance (Limoges, 1941). ,­W. KOPPE, Die Hansen und Frankfurt-am-Main im XIV. Jahrhundert (HG, 71, 1952,pp. 30-49) : Francfort fut d'environ 1320 à environ 1390 un important marché de fourrureset de cire amenées de Russie par Lubeck; H. AMMANN, Die Friedberger Messen (RheinischeViertefjahrsbliitter, XV/XVI, 1950/195 l, pp. 192-225) : leur période de prospérité auXIVe siècle correspond à peu près à celle de Francfort.

P. 89. - R. de ROOVER (RBPH, XXXIII, 1955, p. 144), d'accord avec l'articlede R.-H. Bauder cité ci-dessus, précise ces causes comme suit: « un concours de cir­constances et, notamment, ... un·· changement dans la structure du grand commerceaccompagné d'un boule~ersement des courants commerciaux et d'une modificationprofonde dans l'équilibre des règlements' internationaux », ainsi que « le développementde l'industrie drapière à Florence et la perte pour l'industrie flamande d'une partie deses marchés ».

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21 4 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

III. - LA MONNAIE

Bibliographie générale. - Ph. GRIERSON, Bibliographie numismatique (Bruxelles, 1966).- M. BLOCH, Esquisse d'une histoire monétaire de l'Europe (Paris, 1954) : aperçu synthé­tique en tout point remarquable d'une histoire monétaire, réflexions sur ses problèmes.Ouvrage posthume; pour certaines réserves, voir c.r. dans RBPI-I, XXXIII, 1955,pp. 716-722. - C. M. CIPOLLA, Moncy, Priees and Civilization in the Mediterran~an World.XVth to XVllth Century (Princeton, 1956) : série de cinq conférences sur une suited'importants problèmes d'histoire monétaire. - W. TXUBER, Geld und Kredit im Mittelalter(Berlin, 1933) : œuvre d'un économiste, combattant des thèses adverses au moyen defaits empruntés à l'histoire du Moyen Age, mais sans grand profit pour celle-ci. ­J. D. A. THOMPSON, Inventory of British Coin Hoards. A.D. 600-1500 (Royal NumismaticSociety, 1956). - A. BLANCHET et A. DIEUDONNÉ, Manuel de numismatique française(IV, Monnaies féodales françaises, Paris, 1936). - A. SUHLE, Deutsche Münz- und Geld­geschichte von den Anfangen bis zum XV. Jahrhundert (2e éd., revue, Berlin, 1964) : pendant,pour l'Allemagne, du Manuel de BLANCHET et DIEUDONNÉ; contient en outre des donnéesd'histoire économique.

P. 90. - A consulter également sur ce point : M. BLOCH, Économie-nature ouéconomie-argent. Un pseudo-dilemme (AHS, l, 1939, pp. 7-16) : au haut Moyen Agela monnaie avait parfois des fonctions différentes de celle de notre époque: elle était« étalon de valeurs », mais « très imparfaitement moyen de payements ». Souvent aussiles objets donnés en paiement dit en nature avaient-ils été au préalable achetés par ledébiteur moyennant argent. - H. Van WERVEKE, Monnaies, lingots ou marchandises?Les instruments d'échange aux XIe et XIIe siècles (AHES, 4, 1932, pp. 452-468) montreque de 1000 à 1200 environ, alors que le nombre et l'ampleur des transactions avaientgraduellement augmenté, l'instrument de ces échanges, le denier, n'avait pas varié dansson essence; peut-être l'économie-nature avait-elle regagné quelque terrain. - Parcontre G. DUBY, Économie domaniale et économie monétaire: le budget de l'abbayede Cluny entre 1080 et 1155 (AESC, 7, 1952, pp. 155-171), constate vers la fin du XIe siècleun surcroît de revenus en espèces, suivi toutefois, vers 1125, d'une dépréciation de lamonnaie et d'un retour à l'exploitation du domaine avec mise en valeur de la réserve.

P. 93. - Le problème de la monnaie de compte, auquel Pirenne ne fait qu'une simpleallusion, a fait l'objet de plusieurs études. D'après H. Van WERVEKE, Monnaie de compteet monnaie réelle (RBPH, XIII, 1934, pp. 123-152), le sort de la monnaie de compteresta toujours lié à l'existence de l'une ou l'autre monnaie réelle, de valeur soit fixesoit variable; cette monnaie réelle de base ne cessa d'avoir en monnaie de compte lavaleur que le pouvoir décida de lui assigner. - L. EINAUDI, dans Teoria della monetaimmaginaria nel tempo da Carlomagno alla rivoluzione francese (Rivista di storia econo­mica, l, 1936, pp. 1-35), soutient la thèse contraire. - M. BLOCH (AHES, 10, 1938,p. 358) estimait que les vues d'Einaudi ne pouvaient se soutenir qu'à partir de « la granderévolution monétaire du XIIIe siècle ». BLOCH développa ses propres vues dans sonEsquisse, pp. 45-46. - T. ZERBI, Moneta effettiva e moneta di conto nolle fon# contabili distoria economica (Milan, 1955), adopte pour Milan, au XIVe siècle, un point de vue voisinde celui de Van Werveke.

P. 94. - R. DOEHAERD, Les réformes monétaires carolingiennes (AESC, 7, 195 2,pp. 13-20), estime pouvoir expliquer les variations de la valeur intrinsèque du deniercarolingien par les rapports commerciaux avec la Méditerranée musulmane, thèse quel'on retrouve dans l'étude de St. BOLIN citée ci-dessus, p. 199; l'article de Mme Doehaerdest basé en grande partie sur la présence du mancus en Occident, qualifiée par Ph. GRIERSONde « mythe» (v. article cité p. 199).

P. 97. - Ph. GRIERSON, Sterling (Anglo-Saxon Coins, 1961, pp. 265-283) : essai

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ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE 21 5

d'une étymologie et d'une interprétation du terme; il signifierait « solide », et désigneraitle penny de la période anglo-normande; la constance de la valeur intrinsèque de cepenny contrastait avec l'instabilité des monnaies d'avant la Conquête.

P. 100. - R. S. LOPEz, Settecento anni fa: il ritorno all' oro nell' occidente duecentesco(Quaderni della Rivista storica jtafiana. 4. Naples, 1955); ID., Back to Gold, 1252 (EHR,2d ser., IX, 1956, pp. 219-24°) : l'auteur défend la thèse, assez plausible, que Gênesaurait précédé Florence de quelques mois dans la reprise de la frappe de l'or. Lopezadmet les vues de Bloch quant à l'intensité de la circulation de l'or à l'époque antérieure;la reprise de la frappe de l'or aurait été une réforme, non une révolution; Gênes auraitadapté la valeur intrinsèque de ses pièces d'or à celle du tari sicilien. Ces vues sont misesen doute par GRIERSON (EHR, 2d ser., IX, 1956, p. 371).

P. 100. - Ph. GRIERSON, La moneta veneziana neIl' economia mediterranea deITrecento e Quattrocento (La Civi/tà dei Quattrocento, 1957, pp. 77-97) : aperçu surl'ascendant croissant du ducat vis-à-vis du florin, d'abord dans la Méditerranée orientale,ensuite dans l'Europe entière. - H. E. IVES, The Venetian Gold Ducat and its Imitations,edited and annotated by Ph. GRIERSON (New York, 1954) : illustre à divers points de vuel'étude précédente.

P. 101. - A. GIRARD, La guerre monétaire (XIVe-XVe siècles) (AHES, TI, 1940,pp. 2°7-218) : aperçu, discutable, des conditions qui entouraient les mutations duXIVe siècle; étudie dans le détail les mouvements des deux métaux de pays à pays. ­H. A. MISKIMIN, Moncy, Priees and Foreign Exchange in Fourteenth Century France (New York­Londres, 1963). - A. GRUNZWEIG, Les incidences internationales des mutations moné­taires de Philippe le Bel (MA, LIX, 1953, pp. 117-173), attribue le premier affaiblissementde Philippe le Bel (1295) à un manque de métal-argent, causé par les subsides octroyéspar le roi à divers princes, surtout dans l'Empire. - H. Van WERVEKE, Currency Mani­pulation in the Middle Ages. The Case of Louis de Male, Count of Flanders (Trans.Rcry. Hist. Soc., 4th Ser., XXXI, 1949, pp. 115-127) : montre, à la lumière d'un casparticulièrement suggestif, dans quelle mesure l'attrait du bénéfice provenant du sei­gneuriage peut avoir incité les princes à recourir à des mutations monétaires. - H. LAU­RENT, La loi de Gresham au Moyen Age. Essai sur la drculalion monétaire entre la Flandreet le Brabant à la fin du XIVe siècle (Bruxelles, 1933), met l'accent sur la rivalité de deuxprincipautés voisines comme facteur d'explication. L'auteur croit en outre, à tort,pensons-nous, qu'il « y avait une opinion publique qui demandait un accroissement dessignes monétaires, qui poussait aux mutations des monnaies ». - R. CESSI, Problemimonetari veneziani (fino a tullo il secolo XIV) (Padoue, 1937) : recueil de documents,précédés d'une introduction, importants e.a. pour l'étude des mutations monétaires. ­A. d'HAENENS, Les mutations monétaires du XIVe siècle et leur incidence sur les financesdes abbayes bénédictines. Le budget de Saint-Martin de Tournai de 1331 à 1348 (RBPH,XXXVII, 1959, pp. 317-342) : les revenus des abbayes n'étaient pas affectés par lesmutations; ils étaient partiellement payables en nature, partiellement en espèces, maisadaptés dans ce dernier cas aux fluctuations des cours en vertu de clauses spécialesinsérées dans les contrats agricoles. - C. M. CIPOLLA, Studi di storia della moneta. l, l movi­menti dei cambi in Itafia dal secolo XIII al XV (Pavie, 1948). Il s'agit dans ce livre de changesintérieurs, c.-à-d. de rapports de valeur entre les monnaies d'or et les monnaies d'argent:hausse considérable de l'or de 1250 à 1320, stabilité de 1320 à 1400, nouvelle et très fortehausse de 1400 à 1450. L'auteur attribue ces variations au besoin croissant de moyensde paiement dans les phases d'expansion économique.

IV. - LE CRÉDIT ET LE COMMERCE DE L'ARGENT

P. 101. - Ajouter: F. VERCAUTEREN, Note sur l'origine et l'évolution du contratde mort-gage en Lotharingie, du XIe au XIIIe siècle (Miscellanea L. Van der Essen, 1947,

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216 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

pp. 217-227) : « la pratique du mort-gage a été plus anciennement répandue dans le paysmosan qu'en Flandre », mais a cessé plus tôt d'y jouer un rôle important.

P. 105. - Il est utile de distinguer ici la commenda, contrat par lequel le comman­ditaire avance le capital entier, et la vera sodetas ou sodetas 111aris, dans laquelle le comman­dité fournit également une partie du capital. Ces formes de contrat se retrouvent dansle monde hanséatique: A. E. SAYOUS, Le « Sendevegeschaft» et la « Widerlegung »,pendants germaniques de la commande et de la « societas maris » du bassin de la Médi­terranée, au Moyen Age (Acad. Inscr. et Belles-Lettres, C.R. des séances de l'année 1936,pp. 189-200). A Venise, la commenda s'appelait colleganza; elle y céda au XIVe siècle lepas à la sodetas : G. LUZZATTO, La commenda nella vita economica dei secoli XIII e XIV(a Venezia) (Atti deI Congresso lnternazionale di studi storici deI diritto marittimo ad Amalfi,Naples, 1934, 26 p.). Sur les origines orientales possibles de la cOlnJJJenda, v. A. L. UDO­VITCH, At the Origins of the western Commenda : Islam, Israel, Byzantium? (Spec., 37,1962, pp. 198-207).

P. 105. - G. STEFANI, L'assicurazione a Venezia dalle origini alla fine della Serenissima.Documenti pubblicati in occasione deI 125eannuale dellacompagnia (Trieste-Venise, 1956,2 voL):publication de nombreux documents extraits des archives de l'État à Venise; illustra­tion importante au point de vue iconographique; l'introduction donne une histoiregénérale de l'assurance maritime centrée sur Venise. - F. EDLER DE ROOVER, EarlyExamples of marine Insurance (The Journal of Economic History, V, 1945, pp. 172-200) :guide excellent pour les origines de l'assurance maritime. Elle apparut sous ses premièresformes vers la fin du XIIe siècle, cent ans plus tard sous celle de prêts d'assurance(Palerme). - R. DOEHAERD, Chiffres d'assurance à Gênes en 1427-1428 (RBPH, XXVII,1949, pp. 73 6-75 6), décrit également les premières formes d'assurance maritime, dèsle XIIe siècle, cette fois à Gênes, ainsi que les transformations de la fin du XIIIe. La primeapparaît dans cette ville au milieu du XIVe. L'auteur calcule pour 1427-1428 le montantdes capitaux assurés. - A. E. SAYOUS, Les transferts de risques, les associations commer­ciales et la lettre de change à Marseille pendant le XIVe siècle (Rev. hist. de droit franf.et étrang., 4e s., 14e année, 1935, pp. 469-494), note que dans ce siècle de trafic peuintense pour Marseille les formes d'assurance ne se développèrent guère dans cetteville.

P. 105. - F. EDLER, Glossary of mediaeval Terms of Business. ltalian Series, 1200-1600(Cambridge, Mass., 1934).

P. 106. - A l'étude de PIRENNE, citée p. 101, n. l, se rattachent plusieurs études plusrécentes, e.a., pour l'Italie: A. FANFANI, La préparation intellectuelle et professionnelleà l'activité économique en Italie du XIVe au XVIe siècle (lvIA, LVII, 195 1, pp. 327-346);A. SAPORI, La cultura deI mercante medievale italiano (Rivista di storia economica.Réimpression dans A. SAPORI, Studi di storia economica medievale, sec. éd., pp. 53-93). Pourl'Allemagne: H. KELBERT, Die Berufsbildung der deutschen Kat/fleute im Mittelalter (Berlin,1956), qui insiste plutôt sur la formation professionnelle que sur l'instruction.

P. 106. - La bibliographie relative à l'histoire de la comptabilité s'est considérable­ment enrichie depuis 1933 : R. de ROOVER, The Development of Accounting prior toLuca Pacioli according to the Account Books of medieval Merchants (Studies in theHistory of Accounting, Londres, pp. 114-174). - F. MELIS, Storia della ragioneria. Contributoalla conoscenza e interpretazione della fonti più significative della storia economica (Bologne,1950). - R. de ROOVER, Le livre de compte de Guillaume Ruyelle, changeur à Bruges(1369) (Annales Émulation Bruges, LXXVII, 1934, pp. 15-95). - T. ZERBI, Il nlastroa partita doppia di una azienda mercantile deI Trecento (Côme, 1936). - R. de ROOVER,Aux origines d'une technique intellectuelle. La formation et l'expansion de la comptabilitéà partie double (ARES, 9, 1937, pp. 171-193). - T. ZERBI, Le origini della partitadoppia, gestioni aziendali e situazioni di mercato nei secoli XIVe XV (Milan, 1952). -

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ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE 21 7

B. S. YAMEY, Scientific Bookkeeping and the Rise of Capitalism (EHR, 2d ser., l,1949, pp. 99-11 3).

On a longtemps considéré comme le plus ancien exemple de comptabilité à partiedouble les livres des massari (receveurs urbains) de Gênes de 1340. On admet aujourd'huique la comptabilité à partie double est née en Toscane vers la fin du XIIIe siècle. Ellen'était pas en usage dans le nord de l'Europe avant 15°°.

P. 106. - Le plus ancien livre de comptes actuellement connu pour l'Allemagnea été étudié par A. von BRANDT dans Bin Stück kaufmannische Buchfühtung aus demletzten Viertel des 13. Jh. (Zeitschr. des Vereins für Lübeckische Geschichte, 44, 1964,pp. 5-34)·

P. 108. - Ici encore, littérature abondante, spécialement pour le midi de l'Europe.A.-E. SAYOUS, L'activité des banquiers italiens en Italie et aux foires de Champagnependant le XIIIe siècle (RH, CLXX, 1932, pp. 1-31). - A. P. USHER, The Origin ofBanking: the primitive Bank of Deposit, 1200-1600 (EHR, IV, 193 2-1933, pp. 399-428).- T. ZERBI, La banca nell' ordinamento finanziario visconteo, dai mastri dei banco Guissano,gestore della Tesoreria di Piacenza, 1356-58 (Come, 1935). - A. P. USHER, The early Historyof Deposit Banking in Mediterranean Europe, l (Cambridge, Mass., 1943). - R. de ROOVER,New Interpretations of the History of Banking (Cahiers d'Histoire mondiale, II, nO l,

pp. 38-77). - F. MEL1S, Note di storia della banca pisana nel trecento (Pise, 1955). ­R. S. LOPEz, La prima crisi della Banca di Genova (1250-1259) (Milan, 1956). - ID., l primicento anni di storia documentata della banca a Genova (Studi in onore di Artltando Sapori,l, Milan, 1957, pp. 21 5-253).

Ces études mettent en lumière que la banque au sens propre, la banque de dépôts,est née des opérations de change (change manuel et change étranger). A Gênes, aumilieu du XIIe siècle, les bancherii étaient des tenanciers de « bancs » de change manuel.Dans la première moitié du XIIIe ils se mirent à accepter des dépôts et à s'adonner àde véritables opérations de banque. Ces banquiers étaient souvent des étrangers; lesPlacentins en particulier restèrent longtemps à l'avant-plan. Les virements de compteà compte se faisaient primitivement à la suite d'un ordre donné de vive voix, pratiquerestée longtemps en vigueur, surtout à Venise. Il semble toutefois bien établi que, à partirde 1374 au plus tard, à Pise du moins, de véritables chèques étaient en usage (Melis).

P. 111. - T. ZERB1, Studi eproblemi di storia economica : credito ed interesse in L0111bardianei secoli XIVe XV (Milan, 1955) : les marchands milanais ne dissimulaient pas l'intérêtdans leurs livres, alors que leurs confrères d'autres villes, même en Toscane, étaientplus scrupuleux.

P. III. - Nombreuses études au sujet de la lettre de change. On lira encore avecquelque profit: A.-E. SAYOUS, L'origine de la lettre de change: les procédés de créditet de paiement dans les pays chrétiens de la Méditerranée occidentale entre le milieudu XIIe siècle et celui du XIIIe siècle (Rev. hist. de droit fr. et étrang., 4e série, 12e année,1933, pp. 60-112). Toutefois de grands progrès ont été réalisés depuis. Voir les exposésextrêmement précis du mécanisme de la lettre de change dans R. de ROOVER, Le contratde change depuis la fin du XIIIe siècle jusqu'au début du XVIIe (RBPH, XXV, 1946­1947, pp. 111-128); et ID., Appunti sulla storia della cambiale e deI contratto di cambio(Studi in onore di Gino Luzzatto, l, Milan, 1950, pp. 193-219). L'auteur les a repris dansson livre L'évolution de la lettre de change. XIVe-XVIIIe siècles (Paris, 1953), dont le sujetest plus général. De ROOVER fait dériver la lettre de change de l'ùzstrumentum ex causacambii, acte passé devant notaire et reconnaissance de dette contenant une clause dechange, c.-à-d. de remboursement en une monnaie étrangère. - Il n'était pas encorequestion au Moyen Age d'escompte de lettres de change au sens strict. On a cru d'autrepart jusqu'en ces dernières années que l'endossement ne se pratiquait pas non plus àcette époque et même pas avant le début du XVIIe siècle. Grâce aux recherches de

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218 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

H. Lapeyre et de F. Melis on a pu maintenant remonter progressivement jusqu'en 1410.Voir en dernier lieu: H. LAPEYRE, Une lettre de change endossée en 1430 (AESC,13, 195 8, pp. 260-264), et F. MELIS, Una girata cambiaria deI 1410 nell' archivio Datinidi Prato (Economia e Storia, 1958, pp. 412-421).

P. 112. - A. SAPORI, Le Compagnie mercantili toscane deI Dugento e dei primideI Trecento : la responsabilità dei Compagni verso i terzi (Studi di storia in onore diEnrico Besta, II, Milan, 1938. Réimpression dans : A. SAPORI, Studi, pp. 765-808). Lefinancement des compagnies, d'abord assuré par le capital familial, s'accrut successive­ment par l'apport de participations et de dépôts. Malgré cette évolution, la responsabilitéresta illimitée et solidaire, sauf exception temporaire, à Sienne, quant au dernier point.

Ajouter, pour la technique financière en général: A.-E. SAYOUS, Le capitalisme com­mercial et financier dans les pays chrétiens de la Méditerranée occidentale, depuis lapremière croisade jusqu'à la fin du Moyen Age (VSWG, 29, 1936, pp. 270-295).

P. 112. - Pour l'activité financière à Bruges, dominée par les Italiens, on disposemaintenant du livre capital de R. de ROOVER, Money, Banking and Credit in mediaevalBruges. ltalian Merchant-Bankers, Lombards and Money-Changers. A Study in the Origins ofBanking (Cambridge, Mass., 1948), à corriger et à compléter, mais seulement du pointde vue local, au moyen de J. MARÉCHAL, Bijdrage tot de geschiedenis van het bankwezen teBrugge (Bruges, 1955). A ajouter, de ce dernier auteur, Geschiedenis van de Brugse beurs(Bruges, 1949) : prouve que la « bourse » de Bruges, place publique qui doit son nomà celui d'un « hostelier » local, était fréquentée, contrairement à l'opinion d'Ehrenberg,non par les seuls Italiens, mais par des marchands originaires de divers pays.

P. 112. - Série de travaux étudiant les étapes successives de l'activité de ces compa­gnies en Angleterre. E. von ROON-BASSERMANN, Die ersten Florentiner Handelsgesell­schaften in England (VSWG, 39, 1952, pp. 97-128) : se rapporte aux années 1224 à 1266.- A. SAPORI, Le compagnie italiane in Inghilterra (Moneta ecredito, n. 12, 1950. Réimpres­sion dans ID., Studi, 1955, pp. 1°39-1°7°). - ID., Le compagnie dei Frescobaldi inInghilterra (préface de l'édition du Liber tercius Friscumbaldorum, Florence, 1947. Réim­pression dans ID., Studi, 1955, pp. 579-646 : fin du XIIIe siècle-début du XIVe). ­E. B. FRYDE, The Deposits of Hugh Despenser the Younger with Italian Bankers(EHR, 2d ser., III, 1951, pp. 344-362) : dépôts auprès des Bardi et des Peruzzi(± 1321-1326). - A. SAPORI, Storia interna della compagnia mercantile dei Peruzzi(Archivio Storico ltaHano, sere VII, vol. XXII, 1934. Réimpression: ID., Studi, 1955,pp. 243-284 : jusqu'à la catastrophe de 1343). - G. MURÉ, Struttura e funzionamentodella Compagnia mercantile dei Peruzzi (Rome, 1950) : étudie spécialement la filiale deLondres. - G. BIGWOOD-A. GRUNZWEIG, Les livres des comptes des Gallerani (2 t., Bruxelles,1961-1962). Se rapporte à l'activité de cette compagnie siennoise à Londres et à Paris.Le tome II constitue l'introduction.

P. 113. - Au sujet des revenus de la papauté, voir: W. E. LUNT, Papal Revenuesin the Middle Ages (2 vol., New York, 1934) : publication de documents, précédée d'unelongue introduction décrivant le système administratif fiscal de la papauté, et analysantles revenus pontificaux. - V. PFAFF, Die Einnahmen der rômischen Kurie am Endedes XII. Jahrhunderts (VSWG, 40, 1953, pp. 97-118) : relatif au Liber Censuum de CENCIUSde 1192; surtout important pour l'histoire de la monnaie et des prix. - W. E. LuNT,Financial Relations of the Papacy with England to 1327 (Cambridge, Mass., 1939) : étudeapprofondie des taxes pontificales, et de la part (croissante) de ces revenus attribuée àla royauté. - Du même: Financial Relations of the Papacy with England, 1327-1534 (Cam­bridge, Mass., 1962). - J. FAVIER, Les finances pontificales à l'époque du Grand Schismed'Occident, 1378-1409 (Paris, 1966).

Pour le rôle des marchands-banquiers italiens dans les transferts des différents paysde la Chrétienté vers la Chambre apostolique, voir le livre fondamental de Y. RENOUARD,

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ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE

Les relations des papes d'Avignon et des compagnies commerciales et bancaires de 1316 à 1378(Paris, 1941).

P. 113. - Quelques ouvrages ont été consacrés à l'histoire des juifs au Moyen Ageen général, ou spécialement à leur situation juridique et sociale: E. SCHOPEN, Geschichtedes Judenttm2s im Abendland (Berne, 1961). - The World History of the Jewish People,2 e s., Medieval Period, vol. II, The Dark Ages : Jews in Christian Europe, 711-1096,éd. C. ROTH (Rutgers University Press, 1966). - H. G. RICHARDSON, The English Jewryunder Angevin Kings (Londres, 1960). - G. KISCH, The Jews in medieval GerlJlany. A studyof their legal and social status (Chicago, 1949). - ID., Forschungen zur Rechts- und Sozial­geschichte der fuden in Deutschland wiihrend des Mittelalters (Zürich, 1955). - A. MILANO,Storia degli ebrei in Italia (Turin, 1963). - Y. BAER, A History of the Jews in ChristianSpain. l, Fro111 the Age of Reconquest to the Fourteenth Century (Philadelphie, 1961). ­B. BLUMENKRANZ, Juifs et Chrétiens dans le monde occidental, 430-1096 (Paris-La Haye,1960), et Les auteurs chrétiens du Moyen Age sur lesjuifs et le judaïsme (Paris-La Haye, 1963).- L. DASBERG, Untersuchungen über die Ent1vertmzg des fudenstatus im 11. Jahrhundert(Paris-La I-Iaye, 1965).

P. 114. - Sur l'activité économique des juifs: J. BRUTZKUS, Trade with EasternEurope, 800-1200 (EHR, XIII, 1943, pp. 31-41) : traite surtout de l'activité des juifs« Rhodanites », qui contribuèrent largement à maintenir les relations entre l'Occidentet l'Orient. - L. 1. RABINOWITZ, The Herem Hayyishub. A Contribution to the MedievalEconomie History of the Jews (Londres, 1945) : révèle, d'après des sources inédites, l'exis­tence d'une sorte de pendant juif de la gilde marchande. - R. W. EMERY, The Jewsof Perpignan in the Xlllth Century : an Economie Study based on notarial records (New York,1959) : intéressant pour la technique des prêts et la condition sociale des emprunteurs.- P. ELMAN, The economic Causes of the Expulsion of the Jcws in 1290 (EHR, VII,1937, pp. 145-154) : lorsque les juifs furent expulsés d'Angleterre en 1290, ils avaientdéjà perdu toute utilité pour le roi; les Lombards se trouvaient prêts à prendre leurplace. - L. POLIAKOV, Les banchieri juifs et le Saint-Siège du XIIIe au XVIIe siècle (Paris,1965).

P. IIG. - Le livre de J. PIQUET, Des banquiers au Moyen Age. Les Templiers. Étudede leurs opérations financières (Paris, s.d. = 1939), constitue un progrès sur celui deL. DELISLE, cité p. 101, n. 1, par l'analyse serrée des opérations financières; l'auteur croitdéceler un embryon de comptabilité à partie double et une forme primitive du chèque.

P. 119. - B. N. NELSON, The Idea of Usury,· from Tribal Brotherhood tot UniversalOtherhood (Princeton, 1949) : insère les vues des théologiens en matière d'usure dans uneévolution des idées dont le point de départ est la conception de l'usure dans l'AncienTestament. - A. SAPORI, Economia e morale aile fine deI Trecento. Francesco di MarcoDatini e Ser Lapo Mazzei (Studf senesi, s. III, n. l, 1952, pp. 44-76. Réilnpression dansStudi, 1955, pp. 155-179). - L. DELLA NOLLE, Il contratto di calnbio nei 1110ralisti dalsecolo XIII alla metà deI sec% XVII (Rome, 1954).

CHAPITRE V

IMPORTATIONS ET EXPORTATIONS JUSQU'A LA FIN DU XIIIe SIÈCLE

l. - LES OBJETS ET LES DIRECTIONS DU GRAND COMMERCE

P. 121. - Bibliographie. - Fr. RÔRIG, Mittcla/terliche Weltwirtschaft. Blfile und Elldeeiner Welhvirtschaftperiode (Iéna, 1933) : abonde dans le sens de Pirenne quant à l'impor­tance du commerce international; insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas seulement de pro­duits de luxe, mais également d'articles de consommation courante. - A. SAPORI,

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220 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

Il COl1tmercio internazionale nel medioevo (Archivio di Studi corporativi, 1938, fasc. III.Réimpression: Studi di storia economica, 1955, pp. 495-533) : esquisse générale du sujet,avec multiples incitations à la recherche. - J. LAcoUR-GAYET, Histoire du commerce.II, Le commerce de l'ancien monde jusqu'à la fin du XVe siècle, livre II : Marguerite BOULET,Le commerce médiéval européen (S.P.I.D., 1950, pp. 189-357) : bon traité de vulgarisation.- R. S. LOPEZ et R. IRVING, Medieval Trade in the Mediterranean World (New York,1955) : traduction de 200 documents concernant les aspects les plus divers du commerceméditerranéen, avec notes introductives et autres. - R.-H. BAUTIER, Les grands pro­blèmes politiques et économiques de la Méditerranée médiévale (RH, CCXXXIV, 1965,pp. 1-28). - S. Y. LABIB, Handelsgeschichte Aeg)'Ptens im Spatmittelalter (1171-1517)(Wiesbaden, 1965). - V. CHaMEL et J. EBERsoLT, Cinq siècles de circulation internationalevue de Jougne. Un péagejurassien du XIIIe au XVIIIe siècle (Paris, 1951) : Jougne se trouvaitsur les principales routes reliant l'Italie aux pays du nord de l'Europe, du moins depuisle milieu du XIIIe siècle jusqu'au milieu du Xve.

P. 122. - H. C. KRUEGER, The Wares of Exchange in the Genoese-African Trafficof the XIIth Century (Spec., XIII, 1937, pp. 57-71) : à signaler, parmi les nombreux articlesécoulés en Afrique, les draps du Nord.

P. 124. - L'alun était utilisé dans l'industrie drapière pour dégraisser les fibreset pour fixer les couleurs. Le commerce de l'alun a été étudié à partir du principal centrede distribution (M. L. HEERS, Les Génois et le commerce de l'alun à la fin du MoyenAge, RHES, XXXII, 1954, pp. 31-53) et à partir du principal pays consommateur(L. LIAGRE, Le commerce de l'alun en Flandre au Moyen Age, MA, LXI, 1955,pp. 177-206).

P. 124. - Le livre de H. LAURENT, Un grand commerce d'exportation au Moyen Age.La draperie des Pays-Bas en France et dans les pays méditerranéens (XlIe-XVe siècle) (Paris,1935), constituait, au moment de sa parution, un pas en avant considérable, grâce àl'étude systématique et détaillée des marchés dans les pays de langue romane (e.a. lemarché de Paris). - Ch. VERLINDEN apporta des retouches au tableau pour la péninsuleIbérique : Contribution à l'étude de l'expansion commerciale de la draperie flamandedans la péninsule Ibérique au XIIIe siècle (RN, XXll, 1936, 5-20) et Draps des Pays-Baset du Nord de la France en Espagne au XIVe siècle (MA, XLVI, 1937, pp. 2"1-36). ­Récemment H. AMMANN modifia sensiblement la perspective sur le commerce des drapsen reculant jusque vers 1100 à 1150 les débuts de leur diffusion dans le bassin de laMéditerranée: Die Anfange des Aktivhandels und der Tucheinfuhr aus Nordwesteuropanach dem Mittelmeergebiet (Studi in onore di Armando Sapori, Milan, 1957, l, pp. 273-308).- Dans une deuxième publication (Deutschland und die Tuchindustrie Nordwest­Europas im Mittelalter, HG, 72, 1954, pp. 1-63) Ammann montra que Laurent avaitsous-évalué l'importance de l'exportation vers l'Allemagne des draps du nord-ouest del'Europe (Pays-Bas, Angleterre); les draps de Flandre gardèrent leur importance dansl'Allemagne du Nord jusque tard dans le Xve siècle. Ajouter: Ch. VERLINDEN, Brabantschen Vlaamsch laken te Krakau op het einde der XIVe eet/w (Anvers-Utrecht, 1943) (= Drapsbrabançons et flamands à Cracovie à la fin du XIVe siècle). - Au Recueil de documents relatifsà l'histoire de l'industrie drapière en Flandre publié par G. ESPINAS et H. PIRENNE, citéci-dessus, p. 153, et qui ne comprend guère de documents postérieurs à 1400, fait suite,à partir de la période bourguignonne, la publication de H.-B. de SAGHER, éditée sousle même titre général (trois tomes, Bruxelles, 1951-1966). - Pour deux des localitésenvisagées dans ce dernier recueil, les documents qu'il contient ont déjà été utiliséspar E. COORNAERT dans des monographies exhaustives: Une industrie urbaine du XIVeau XVIIe siècle. L'industrie de la laine à Bergues-Saint- Winoc (Paris, 1930), et Un centreindustriel d'autrefois. La draperie-sayetterie d'Hondschoote (XIVe-XVIIIe siècle) (Paris,1930). - Du même auteur, un article fort suggestif, d r os lequel il met-en garde contre

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ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE 221

tout contraste trop marqué entre la draperie urbaine médiévale et l'industrie ruraledu XVIe siècle : Draperies rurales, draperies urbaines. L'évolution de l'industrie flamandeau Moyen Age et au XVIe siècle (RBPH, XXVIII, 1950, pp. 59-96).

L'étude de la draperie anglaise au Moyen Age a été renouvelée par les travaux deE. M. CARUS-WILSON, The English Cloth-Industry in the late xnth and early xInth Cen­turies (EHR, XIV, 1944, pp. 32-5°. Réimpression : Medieval Merchal1t Venturers,Londres, 1954, pp. 211-238); An Industrial Revolution in the xnth and xlnth Centuries(EHR, XI, 1941, pp. 39-60. Réimpressions: Essays in EcononJic History, Londres, 1945,et Med. hierch. Vent., pp. 182-210); Trends in the Export of English Woollens in thexIvth Century (EHR, 2d ser., III, 1950, pp. 162-179. Réimpression: Med. Merch. Vent.,pp. 239-264). Voici quelques résultats de ses recherches: la draperie urbaine d'Angleterre,florissante vers 1200, avait une structure comparable à celles des villes flamandes, à ceciprès que ce n'était pas le marchand importateur de laine, mais le marchand importateurde guède qui y jouait le rôle d'entrepreneur. Faute d'avoir consulté les sources rurales,on avait cru à un déclin de la draperie anglaise au XnIe siècle. Elle a connu bien plutôtà cette époque une révolution industrielle consistant en une mécanisation du foulage,grâce à l'utilisation du moulin à eau. Le résultat fut le transfert de l'industrie vers lesrégions accidentées du Nord et de l'Ouest.

Divers travaux ont signalé, à côté de l'importance de la draperie, celle de l'industrieapparentée du lin. H. AMMANN, Die AnHinge der Leinenindustrie des Bodenseegebiets(Alemannisches Jahrbuch, 1953, pp. 253-313), signale que les premières traces d'une expor­tation de ses tissus remontent à 12°5, et non à 1289, comme on l'admettait jusqu'ici. ­E. SABBE, De Belgische vlasnijverheid. l, De Zuidnederlandsche vlasnijverheid tot het verdragvan Utrecht (1713) (Bruges, 1943. - Il en existe une version plus concise en français,avec continuation jusque 1900 : E. SABBE, Histoire de l'industrie linière en Belgique, Bruxelles,1945) : montre comment l'industrie linière des Pays-Bas méridionaux se développa à lasuite de la guerre de Cent Ans, au détriment de l'industrie champenoise; c'était uneindustrie rurale, florissante dans le Hainaut, le Cambrésis et le Nivellois, avant de l'êtreen Flandre.

P. 125. - Sur les origines de Bruges, comme place de commerce, voir :A. E. VERHULST, Les origines et l'histoire ancienne de Bruges (IXe-Xne siècles) (MA,LXV1, 1960, pp. 37-63) : des recherches récentes ont montré que, quel qu'ait pu êtrele rôle joué par Bruges au IXe siècle, son importance maritime ne se dessina qu'au XIe,lorsqu'un canal fut creusé reliant la ville à l'estuaire du 2win, qui s'était formé entre­temps. - J. A. Van HouTTE, dans Bruges et Anvers: marchés « nationaux» ou « inter­nationaux» du XIVe au XVIe siècle (RN, XXXIV, 1952, pp. 89-108), estime que, siBruges a été un« marché d'intérêt majeur, mais marché seulement« national» », Anversau XVIe siècle fut« un marché véritablement« international»». - L'ascension d'Anvers,selon le même auteur (La genèse du grand marché international d'Anvers à la fin duMoyen Age, RBPH, XIX, 1940, pp. 87-126), était due à différents facteurs, dont lepremier en date fut l'importation de draps anglais, à l'intention surtout de la clientèleallemande. - Du même auteur: The Rise and Decline of the Market of Bruges (EHR,2e s., 19, 1966-1967, pp. 29-47), et Bruges. Essai d'histoire urbaine (Bruxelles, 1967).

P. 126. - Des colonies brugeoises, appartenant à deux nationalités différentes, ontfait l'objet d'études pénétrantes: R. de RoovER, La communauté des marchands lucquoisà Bruges de 1371 à 1404 (Annales de la Société d'Émulation de Bruges, LXXXVI, 1949,pp. 23-89), et J. MARÉCHAL, La colonie espagnole de Bruges du XIVe au XVIe siècle(RN, XXXV, 1953, pp. 5-40). Les Lucquois se constituèrent en « nation» en 1369;ils apportaient sur le marché de Bruges en ordre principal des soieries et des draps d'oret d'argent. Quant aux Espagnols, ils formaient, non pas une, mais cinq colonies diffé­rentes, soumises au total à quatre consulats.

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222 I-IISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

P. 126. - On sait, depuis les travaux de R. DOEHAERD (ci-dessus, p. 213), que lespremiers voyages commerciaux de galères génoises en Flandre et en Angleterre doiventse placer, non dans la première moitié du XIVe siècle, mais au plus tard respectivementen 1277 et en 1278. - Pour l'usage que les Vénitiens firent des galères, voir A. TENENTIet C. VIVANTI, Le film d'un grand système de navigation. Les galères marchandes véni­tiennes. XIVe-XVIe siècles (AESC, 16, 1961, pp. 83-86), commentaire d'une carte empruntéeà une étude en préparation sur les galères marchandes de Venise, et montrant l'évolutiondes principales lignes de navigation. F. C. LANE, Venetian Merchant Galleys, 13°0-1334(Spec., 38, 1963, pp. 179-2°5). - Pour Florence: W. B. WATSON, The structure of theFlorentine Galley Trade with Flanders and England in the Fifteenth Century (RBPH,XXXIX, 1961, pp. 1°73-1°91, et XL, 1962, pp. 317-347).

P. 126. - Sur la marine marchande allemande à travers les âges, voir W. VOGEL,Die Deutschen ais Seefahrer (Hambourg, 1949), où l'auteur traite du Moyen Age sur labase de ses recherches personnelles.

P. 127. - Le livre de J. H. BEUKEN, De Hanze en Vlaanderen (Maastricht, s.d.)(= La Hanse et la Flandre), est une vue d'ensemble peu originale. - \V. FRICCIUS,Der Wirtschaftskrieg aIs Mittel hansischer Politik im XIV. und xv. Jahrhundert (HG, 57,193 2, pp. 38-77; 58, 1933, pp. 52-121), étudie les mesures de boycottage par lesquellesla Hanse s'efforça à diverses reprises d'arracher à la ville de Bruges des conditions plusfavorables pour les marchands allemands qui y trafiquaient.

P. 127. - G. HOLLIHN, Die Stapel- und Gastepolitik Rigas in der Ordenszeit (1201­1562). Ein Beitrag zur Wirtschaftsgeschichte Rigas in der Hansezeit (HG, 60, 1935,pp. 89-2°7) : parmi les points traités signalons le Gasthandelverbot, c.-à-d. l'interdictionfaite dans certaines villes aux marchands étrangers d'entrer en relations commercialesles uns avec les autres.

P. 127. - Le livre de P. JOHANSEN, Nordische Mission, Revals Grtïndul1gul1d die Schweden­siedlul1g in Estland (Stockholm, 1951), démontre l'existence à Reval d'un centre de commercescandinave, antérieur à la ville allemande d'orientation hanséatique.

P. 127. - C'est de la collaboration dont firent preuve en Prusse l'Ordre teutoniqueet la Hanse, antérieurement à leurs divergences politiques au xve siècle, que s'occupespécialement H. G. von RUNDSTEDT, Die Hanse und der Deutsche Orden Ùt Preuszen biszur Schlacht bei Tannenberg (1410) (Weimar, 1937).

P. 127. - A l'activité des Hanséates en Suède il y a lieu d'ajouter celle qu'ilsdéployèrent en Norvège. Leur rôle dans ce pays et leur influence sur son développementéconomique ont été appréciés différemment par les historiens allemands et par leursconfrères norvégiens. Cf. M. WETKI, Studien zum Hanse-Norwegen Problem (HG, 70,195 1, pp. 34-83), et J. SCHREINER, Bemerkungen zum Hanse-Norwegen Problem(HG, 72, 1954, pp. 64-78). Le livre de J. A. GADE, The Hanseatic Control of NorwegianCommerce during the Late Middle Ages (Leyde, 1951), n'apporte rien de bien neuf.Ajouter : A. von BRANDT, Die Hanse und die nordischen Machte im Mittelalter (Kôln­Opladen, 1962).

P. 128. - L'étude de la période de formation de la Hanse, antérieurement à la paixde Stralsund (1370), qui consolida sa prépondérance dans les relations entre les bassinsde la mer du Nord et de la Baltique, a été renouvelée durant la génération précédentesous l'impulsion de Fr. RÔRIG. Outre les études de cet auteur déjà mentionnées parPIRENNE p. 121, citons : Die Gestaltung des Ostseeraums (Deutsches Archiv für Landes­und Volksforschung, 2, 1938-1939), et Unternehmerkrafte im flandrisch-hansischen Raum(HZ, 159, 1939). Elles furent rééditées, avec modifications, dans Vom Werden und Wesender Hanse (Leipzig, 1940, pp. II-54 et 83-114). A consulter en outre, du même auteur,les recueils d'articles intitulés Hansische Beitrage zur deutschen Wirtschaftsgeschichte (Breslau,1928), et Wirtschaftskriifte im Mittelalter. Abhandlungen zur Stadt- und Hansegeschichte

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ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE 223

(Cologne-Graz, 1959). - De nouvelles directions de recherches ont été indiquées parH. SPROEMBERG dans deux articles, portant le même titre (Die Hanse in europaischerSicht) et de tendance identique, mais de rédaction sensiblement différente; ils ont paru,l'un dans XXXVIIe Congrès de la Fédération archéologique et historique de Belgique, Bruxelles,1958. Annales (Bruxelles, 1961), pp. 211-224; l'autre dans Danewerc. apstellen aange­boden aan Prof. Dr. D. Th. Enklaar (Groningue, 1959), pp. 126-151. L'auteur insistesur la nécessité d'étudier les échanges Est-Ouest non seulement du point de vue de laHanse, mais encore de celui des pays avec lesquels elle avait des rapports économiques. ­L'ouvrage de K. PAGEL, Die Hanse (2e éd., Brunswick, 1952), est un ouvrage de vulga­risation, non sans mérites, mais tenant insuffisamment compte des recherches récentes. ­Par contre, le livre de Ph. DOLLINGER, La Hanse (XIIe-XVIIe siècle) (Paris, 1964),constitue une excellente synthèse. Traduction allemande: Die Hanse (Stuttgart, 1966).- E. G. KRÜGER, Die Bevôlkerungsverschiebung aus den altdeutschen Stadten überLübeck in die Stadte des Ostseegebietes bis zum Stralsunder Frieden (Zeitschr. d. Ver. f.Lübeckische Gesch. u. Altertumsk., 27, 1935, pp. 101-158, 263-313) : étude détaillée del'émigration de citadins originaires de l'Allemagne occidentale dirigée vers les villesde l'Est en passant par Lübeck. - K. Fr. OLECHNOWITZ, Handel und Seeschijfahrt derspaten Hanse (Weimar, 1965). - R. VOLLAND, Die Rolle Bordeaux' s inJ Handel ZJVischenden Hansestadten und Westfrankreich im Mittelalter, besonders im 15. Jahrhundert (Ham­bourg, 1962). - Fr. BRUNS-H. WECZERKA, Hansische Handelsstrassen (2 vol., Weimar,1962-1967).

P. 128. - Il n'est pas inutile d'observer que l'unité de vues dans la politique desvilles hanséatiques fut loin d'être permanente et générale. L'entente entre Lübeck etles villes prussiennes quant à l'attitude à adopter vis-à-vis de la Flandre laissa de plusen plus à désirer. Certaines villes d'autre part exploitèrent leur situation géographiquefavorable à des fins personnelles: ce fut le cas de Stettin, située près de l'embouchure del'Oder, dotée d'importants privilèges par les ducs de Poméranie, ce qui lui permit derésister victorieusement tant à la concurrence de Lübeck que des villes situées en amontsur l'Oder: E. ASSMANN, Stettins Seehandel und Seeschiffahrt im Mittelalter (Kitzingen/Main,1950).

P. 129. - Depuis que Pirenne écrivit ces lignes, plusieurs études de valeur ontillustré l'importance primordiale de l'axe commercial Bruges-Lübeck-Novgorod, surlequel se greffaient, surtout dans sa moitié orientale, plusieurs itinéraires secondaires.Le commerce de Reval (= Tallinn), p.e., était déterminé en premier lieu par l'attractiondu marché flamand : W. KOPPE, Revals Schiffsverkehr und Seehandel in denJahren 1378/1384 (HG, 64, 1940, pp. 111-152). - Le travail de V. NUTEMA, DerBimzenhandel in der Politik der livlandischen Sté/dte if!} Mittelalter (Helsinki, 1952), suit,jusque dans ses ramifications les plus orientales, le commerce des villes de colonisationallemande (Riga, Dorpat, Reval, etc.) en Livonie entre ± 1250 et ± 1550. - Dansl'étude de M. LESNIKOV, Die livlandische Kaufmannschaft und die Handelsbeziehungenzu Flandern am Anfang des xv. Jahrhunderts (Zeitschrijt für Geschichtswissenschaft,Berlin, VI, 1958, pp. 285-3°3), ce sont au contraire les expéditions faites à partir de cesmêmes villes vers Bruges en passant par Lübeck qui sont mises en valeur. En insistantsur le fait que ces relations ne doivent pas être exclusivement étudiées du point de vuede la Hanse, l'historien russe rejoint la manière de voir de Sproemberg à laquelle nousfaisions allusion ci-dessus. Il estime aussi qu'il ne peut être question d'un commerce« colonial », la marge des bénéfices étant trop étroite. - Du même auteur: Beitrage zurBaltisch-Niederlandischen Handelsgeschichte am Ausgang des XIV. und zu Beginn desxv. Jahrhunderts (Wissenschaftliche Zeitschrijt der Karl-Marx-Universitat, Leipzig, 7,1957-195 8, pp. 613-626) : Lesnikov estime qu'aux environs de 1400 encore les exporta­tions de blé du bassin de la Baltique vers les Pays-Bas étaient peu considérables. - Pour

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224 HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

B. ZIENTARA, Einige Bemerkungen über die Bedeutung des pommerschen Exportsim Rahmen des Ostsee-Getreidehandels im XIII. und XIV. Jahrhundert (Hansische StudienHeinrich Sproemberg zum 70. Geburtstag, Berlin, 1961, pp. 422-431), l'exportation de bléde Poméranie fut réellement importante de 1250 à 1350, plus importante qu'au sièclesuivant, mais elle était dirigée plutôt vers la Norvège que vers la Flandre. - Deuxétudes de M. LESNIKOV esquissent le rôle de Lübeck comme intermédiaire entre l'Estet l'Ouest (l'activité proprement économique de la ville n'ayant pas jusqu'ici, choseétrange, fait l'objet d'une étude approfondie) : Lübeck aIs Handelsplatz für Osteuro­pawaren im XIV. Jahrhundert (Hans. Stud., pp. 273-292), et Lübeck aIs Handelsplatzfür osteuropaische Waren im xv. Jahrhundert (HG, 78, 1960, pp. 67-86). La premièreest basée sur l'étude de la comptabilité des Wittenborg, la seconde sur celle des Veckinc­husen (début du Xve siècle). L'impression qui se dégage de la première est que lesmarchandises achetées en Livonie et en Russie étaient mises en vente par les marchandsde Lübeck dans leur ville natale: elles n'auraient pu concurrencer à Bruges les produitsamenés directement de la Baltique. La documentation des Veckinchusen au contrairenous fait connaître un commerce Est-Ouest aux mains de marchands de Lübeck, avecacheminement des marchandises à partir de cette ville vers Bruges, soit par lner, soitpar voie de terre via Cologne. LESNIKOV est enfin l'auteur d'une étude pénétrante sur laproduction et sur le commerce des fourrures, basée également sur les archives desVeckinchusen: Der Hansische Pelzhandel zu Beginn des xv. Jahrhunderts (Hans. Stud.,pp. 219-272. - Traduction d'un article paru en russe en 1948). - L'importance pri­mordiale de la Flandre pour le commerce de la Hanse ressort encore du travail deFr. RENKEN, Ver Handel der Konigsberg9r Grosschafftrei des Veutschen Ordens mit Flandernum 1400 (Weimar, 1937) : l'Ordre teutonique expédiait vers Bruges de l'ambre, ducuivre (originaire de Hongrie et du Harz), de la cire et des fourrures, mais la défaitedes chevaliers à Tannenberg (1410) porta un coup mortel à cette activité. - Sur l'iti­néraire Novgorod-Bruges se greffait le courant commercial Stockholm-Lübeck :W. KOPPE, Lübeck-Stockholmer Handelsgeschichte im XIV. Jahrhundert (Neumünster, 1933) :les produits étaient généralement réexpédiés à partir de Lübeck en direction de la Flandre,plusieurs même dans leur totalité (cuivre).

P. 130. - H. KLEIN, Zur alteren Geschichte der Salinen Hallein und Reichenhall(VSWG, 38, 19, pp. 306-333).

P. 130. - J. de STURLER, Le port de Londres au XIIe siècle (Rev. de l'Univ. deBruxelles, 1936, pp. 61-77).

P. 130. - Pour les travaux relatifs à la draperie anglaise, voir p. 221.P. 1;0. - E. POWER, The Wool Trade in English Mediaeval History (Oxford, 1941) :

série de six conférences, formant une admirable synthèse, premier jet d'une œuvre qu'undécès prématuré a empêché de réaliser. - G. BIGWOOD, La politique de la laine enFrance sous les règnes de Philippe le Bel et de ses fils (RBPH, XVI, 1936, pp. 79-102,429-457; XVII, 1937, pp. 95-129) : il s'agit surtout de laine anglaise, dont les villesitaliennes étaient grandes consommatrices; la politique française tendait à interdire laréexportation, mais Philippe le Bel, pour des raisons fiscales, autorisa de nombreusesexceptions. - Pour la production des abbayes cisterciennes anglaises: R. A. DONKIN,The DisposaI of Cistercial Wooi in England and Wales during the xuth and XIIIth Cen­turies (Citeaux, VIII, 1957, pp. 1°9-131, 181-202). - E. M. CARUS-WILSON-O. COLEMAN,Englands Export Trade. 1275-1547 (Oxford, 1963). - M. VEALE, The English Fur Tradein the Later Middle Ages (New York-Oxford, 1966).

P. 131. - G. A. HOLMES, Florentine Merchants in England, 1346-1436 (EHR,2d ser., XIII, 1960, pp. 193-208), met particulièrement l'accent sur le rôle de la maisonflorentine des Alberti. - Divers travaux récents jettent une vive lumière sur l'importancedu port de Southampton, particulièrement de 1378 au début du XVIe siècle, pour le

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ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE

trafic des galères italiennes; voir e.a. : A. A. RUDDOCK, Italian Merchants and Shippingin Southampton (1270-1600) (Southampton, 1951).

A noter en outre: J. de STURLER, Les relations politiques et les échanges commerciauxentre le duché de Brabant et l'Angleterre au Moyen Age (Paris, 1936) (v.e. les pages relativesà l'étape des laines et celles qui mettent en lumière l'importance de l'Angleterre pourle commerce anversois au XIVe siècle), et M. R. THIELEMANS, Bourgogne et Angleterre.Relations politiques et économiques entre les Pays-Bas bourguignons et l'Angleterre (Bruxelles,1966). - N. J. M. KERLING, Commercial relations of Holland and Zealand with Englandfrom the late Xlllth century to the close of the Middle Ages (Leyde, 1954) (quelque peu insuffi­sant). - Studies in English Trade in the XVth Century (Londres, 1933), publié par E. POWERet M. M. POSTAN. Recueil d'études dues à divers auteurs; à noter spécialement :M. M. POSTAN, The economic and political Relations of England and the Hanse from 1400to 1475; E. M. CARUS-WILSON, The Iceland Trade; ID., The Overseas Trade of Bristol(ces deux dernières études sont reprises dans E. M. CARUS-WILSON, Medieval MerchantVenturers, Londres, 1954).

P. 132. - Après que Pirenne eut écrit ces lignes, de nombreuses études furent consa­crées au sujet. Elles trouvèrent en partie leur point de départ dans un article de H. PIRENNElui-même: Un grand commerce d'exportation au Moyen Age: les vins de France (AHES,5, 1933, pp. 225-243. - Réimprimé dans : Histoire économique de l'Occident médiéval,pp. 588-6°9). L'auteur prête surtout attention au vin de La Rochelle, exporté dès le milieudu XIIe siècle tant vers l'Angleterre que vers la Flandre. (Pour le premier de ces pays,voir : M. K. JAMES, The Fluctuations of the Anglo-Gascon Wine Trade during thexlvth Century (EHR, 2d ser., IV, 1951, pp. 17°-196).) Le problème a été repris unepremière fois par Y. RENOUARD dans Le grand commerce du vin au Moyen Age (Revuehistorique de Bordeaux et du départe1Junt de la Gironde, 1952, pp. 5-18), où l'on trouvera uneesquisse de la distribution géographique des vignobles français. Il a été également repris,pour les Pays-Bas seulement, mais d'une manière extrêmement approfondie, parJ. CRAEYBECKX, Un grand commerce d'importation: Les vins de France aux anciens Pays-Bas(XIIIe-XVIe siècle) (Paris, 1958). L'auteur souligne l'importance de la consommationaux Pays-Bas. Il insiste sur les méthodes primitives en vigueur dans le commerce du vin,qui restait en dehors de la sphère d'activité des marchands italiens. - Dans l'entre­temps R. DION publia sur la viticulture et l'histoire du vin une série de solides étudesdont on ne pourra désormais se passer : Grands traits d'une géographie vinicole de laFrance: la viticulture médiévale (Publ. de la Soc. de Géogr. de Lille, 1948-1949, pp. 6-45);Viticulture ecclésiastique et viticulture princière au Moyen Age (RH, 212, 1954, pp. 1-22),article mettant en lumière le « prestige» du vin dans la société du Moyen Age; Hisloirede la vigne et du vin en France des origines au XIXe siècle (Paris, 1959) : l'auteur met en évidencel'effort des hommes comme facteur de localisation et de spécialisation. - A ajouter:R. DOEHAERD, Un paradoxe géographique: Laon, capitale du vin au XIIe siècle (AESC,5, 1950, pp. 145-165), et la discussion qui a suivi la publication de cet article: J. de SruRLER,A propos de commerce de vin au Moyen Age. Questions de fait et de méthode (MA, LVII,1951, pp. 93-128), et R. DOEHAERD et J. de STURLER, Correspondance (MA, LVII, 1951,pp. 359-3 81).

P. 133. - Dans l'article Le grand commerce des vins de Gascogne au Moyen Age(RH, CCXXI, 1959, pp. 261-304), où il reprend une deuxième fois le sujet en amplifiantconsidérablement l'exposé, Y. RENOUARD fait observer que Pirenne confondait les vinsdu Bordelais et ceux dits de La Rochelle : en réalité « les vins d'Aunis et de Poitou[étaient] exportés par La Rochelle, les vins de Gascogne... par Bordeaux» (RENOUARD,p. 270).

P. 134. - On peut ajouter que vers la fin du Moyen Age l'Angleterre, qui avaitjusqu'alors produit elle-même le sel nécessaire à sa consommation, dépendait de plus

H. PIRENNE 15

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

en plus de l'importation de sel étranger, en provenance e.a. de la baie de Bourgneuf(A. R. BRIDBURY, England and the Salt Trade in the Later Middle Ages, Oxford, 1955).

P. 135. - Voir sur ce point le livre capital de Ch. VERLINDEN, L'esclavage dans l'Europemédiévale, 1 (Bruges, 1955). Les 632 premières pages de ce tome, seul paru, sont précisé­ment consacrées à la péninsule Ibérique.

P. 135. - On a accordé jusqu'ici trop peu d'attention à l'expansion commercialede l'Espagne chrétienne au Moyen Age. Ch. VERLINDEN, The Rise of Spanish Tradein the Middle Ages (EHR, X, 1940, pp. 44-59), donne une excellente esquisse du sujet.Outre les données fournies par Pirenne, et qu'il amplifie, Verlinden montre commentvers 125° les Catalans atteignaient par voie de terre les foires de Champagne, ainsi quela Flandre. - ID., Le problème de l'expansion commerciale portugaise au Moyen Age(Bihlos, XXIII, Coïmbre, 1948, 15 p.) : indique une série de recherches à faire, surtoutà propos des pays situés le long de la route maritime reliant le Portugal aux Pays-Bas. ­R. S. LOPEZ, Majorcans and Genoese on the North Sea Route in the xlIIth century(RBPH, XXIX, 1951, pp. 1163-1179), note qu'un navire originaire de Majorqueest signalé à Londres en 1281, c.-à-d. trois ans seulement après la première galèregénoise.

P. 138. - S'il n'est pas possible d'évaluer le volume du commerce médiéval en chiffresabsolus, on peut cependant établir dans une certaine mesure le sens de la balance commer­ciale entre divers pays. C'est du moins ce que R. de ROOYER a tenté de faire avec uncertain succès dans: La balance commerciale entre les Pays-Bas et l'Italie au Xye siècle(RBPH, XXXVII, 1959, pp. 374-386).

II. - LE CARACTÈRE CAPITALISTE DU GRAND COMMERCE

P. 138. - On trouvera dans M. POSTAN, Medieval Capitalism (EHR, IV, 1932-1933,pp. 212-227), un aperçu de la littérature du sujet vers le moment où écrivait Pirenne.Depuis lors il a paru un certain nombre d'études relatives aux marchands capitalistesitaliens. Deux d'entre elles donnent une vue d'ensemble remarquable de la classe toutentière : Y. RENOUARD, Les hommes d'affaires italiens au Moyen Age (Paris, 1949), etA. SAPORI, Le marchand italien au Moyen Age (Paris, 1952) (comporte le texte de quatreconférences, ainsi qu'une importante bibliographie). D'autres ont trait au capitalismecommercial dans une ville déterminée: pour Gênes: R. LOPEZ, Aux origines du capi­talisme génois (AHES, 9, 1937, pp. 429-454) (une grande partie du capital initial auraitété acquise dans les guerres contre les Sarrasins par des nobles propriétaires fonciers,et confiée par eux à des marchands professionnels); ID., Le marchand génois. Un profitcollectif (AESC, 13, 1958, pp. 5°1-515) : « ... ni les galères, ni la commenda, ni la parti­cipation de toutes les classes aux activités commerciales ne sont propres à Gênes seule­ment, mais ce qui distingua Gênes des autres villes italiennes, c'est l'intensité avec laquelleces activités se déployèrent et leur prédominance absolue sur toutes les autres formesde la vie urbaine» (p. 505). Pour Venise: A. E. SAYOUS, Le rôle du capital dans la viesociale et le commerce extérieur de Venise entre 1050 et 1150 (RBPH, XIII, 1934,pp. 657-696) : dans le contrat dit collegalttia le bailleur de fonds n'intervient que trèsindirectement dans les opérations commerciales; c'est un « vrai et pur capitaliste »;en outre: G. PADOVAN, Capitale e lavoro nel commercio veneziano dei secoli XI e XII(Rivista di storia economica, VI, année 1941). - D'autres travaux enfin sont consacrés àdes figures isolées: R. S. LOPEz, Genova marinaria nel Ducento : Benedetto Zaccaria, ammi­raglio e mercante (Messine, 1933) : Zaccaria joua un rôle politique à Gênes, servit, enqualité d'amiral, sa patrie et à l'occasion d'autres puissances, s'occupa dans l'entre-tempsd'entreprises commerciales qui firent dè lui un capitaliste d'envergure, devint propriétaire

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ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE 227

de gisements d'alun en Asie Mineure. - 1. ORIGO, The Merchant of Prato : Francescodi Marco Datini (Londres, 1957. - Trad. ital. : Il mercante di Prato, Milan, 1958) : bio­graphie du fameux marchand toscan (± 1335-1410) dont les archives ont été précieuse­ment conservées; par là l'étude du personnage est intéressante, bien que son envergurene soit pas exceptionnelle, contrairement à l'avis de PIRENNE, p. 184, n. 2. Le livre està manier avec beaucoup de prudence; cf. le compte rendu de 27 p. sévère et instructifdû à la plume autorisée de F. MELIS, A proposito di un nuovo volume « Il Mercantedi Prato» (Economia e Storia, 1959); on dispose depuis lors du tome l de l'ouvrage fonda­mental de F. MELIS, Aspetti della vita economica medievale (Studi ne'" archivio Datini diPrato) (Sienne, 1962); A. FANFANI, Un mercante deI Trecento (Milan, 1935) : il s'agit deGiubileo Carsidoni, marchand de Borgo San Sepolcro (1368-1396), marchand en groset en détail, convertissant graduellement ses bénéfices commerciaux en sources de revenusfonciers; F. C. LANE, Andrea Barbarigo, Merchant of Venice, 1418-1449 (Baltitnore, 1944) :marchand débutant avec un capital initial peu important, laissa à ses héritiers une fortunecomposée partiellement de biens fonciers. Ajouter: R. DELORY, Un aspect du commercevénitien au xve siècle: Andrea Barbarigo et le commerce des fourrures (MA, 71, 1965,pp. 29-70, 247-273).

G. ESPINAS a étudié quelques types de capitalistes flamands: Les origines du capitalisme.l, Sire Jehan Boinebroke. Patricien et drapier douaisien ( ?-1286 environ) (Lille, 1933); II, SireJean de France, patricien et rentier douaisien. Sire Jacques Le Blond, patricien et drapier douaiJ'ien(seconde moitié du XIIIe siècle) (Lille, 1936). Boinebroke et Le Blond représentent le typedu marchand-entrepreneur drapier, tandis que Jean de France appartient à un stadeplus avancé de l'évolution, celui du patricien retiré des affaires et vivant de ses revenusfonciers. - Pour l'Angleterre: E. M. CARUS-WILSON, Medieval Merchant Venturers(Londres, 1954; 2e éd. : 1967).

P. 140. - A ces considérations doivent se rattacher les études relatives au « justeprix» : A. FANFANI, dans Le origini dello spirito capitalistico (Milan, 1932), estime, à tort,semble-t-il, qu'au XIIIe siècle encore les laïques se conformaient aux conceptions del'Église en matière économique, et que ce n'est qu'au XIVe que triomphe chez eux« l'espritcapitaliste ». - A. SAPORI, Il « giusto prezzo» nella dottrina di San Tommaso e nellapratica deI suo tempo (Archivio Storico Italiano, série VII, vol. XIX, 1932. Réimpression:Studi di storia economica medievale, 1955, pp. 265-3°3), précise que saint Thomas admettaitdéjà un juste prix, basé sur les coûts de la matière première et de la main-d'œuvre, maiségalement sur la situation du marché, c.-à-d. sur l'offre et la demande. - Les historiensavaient, semble-t-il, jusqu'ici accordé trop de crédit à un scolastique de second rang,Heinrich von Langenstein, qui, en effet, tenait seulement compte du coût de la matièrepremière et de la main-d'œuvre. C'est ce que montre R. de ROOVER, The Concept of theJust Priee. Theory and Economie Policy (Journal of Economie History, 195 8, pp. 418-434).L'auteur rejoint Sapori en ce qui concerne saint Thomas. - C'est aussi le point devue de J. W. BALDWIN, The Medieval Theories of the Just Priee. Romanists, Canonistsand Theologians in the XIIth and XIIIth Centuries (Transactions of the American Phi/o­.fophica/ Society, New Series, vol. 49, part. 4, July 1959), chez qui l'on peut suivre l'évolu­tion des doctrines.

P. 142. - Le point de vue développé par Pirenne a donné lieu à une discussion,à laquelle ont pris part J. LESTOCQUOY (contra) et G. ESPINAS (pro) : Les originesdu patriciat urbain. Henri Pirenne s'est-il trompé? (AESC, 1, 1946, pp. 139-152).Lestocquoy a certes eu le mérite de mettre en valeur le cas des patriciens cl'Arras issusd' « hommes de Saint-Vaast »; il semble toutefois qu'il ait sous-évalué la portée destextes sur lesquels se fonde PIRENNE (cf. de ce dernier : Les périodes de l'histoiresociale du capitalisme, p. 26 et suive de la réimpression dans Histoire économique deJ'Occident médiéval).

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

CHAPITRE VI

L'ÉCONOMIE URBAINE ET LA RÉGLEMENTATION DE L'INDUSTRIE

1. - LES VILLES COMME CE...~TRES ÉCONOMIQUES. L'ALIMENTATION URBAINE

P. 145. - Bibliographie. - Joindre à la publication de Cuveller, citée par Pirenne,celle, en tout con1parable, de M.-A. ARNOULD: Les dénombrements de foyers dans le comtéde Hainaut (XIVe-XVIe siècles) (Bruxelles, 1956).

Ajouter à la bibliographie donnée par Pirenne un choix, nécessairement restreint,d'ouvrages étudiant du point de vue économique les destinées d'une seule ville.G. LUZZATTO, Studi di storia economica veneziana (Padoue, 1954) : réédition de seize articles,parus de 1924 à 1952, parmi lesquels: Les activités économiques du patriciat vénitien(Xe-XIVe siècle), paru antérieurement dans ARES, 9, 1937, pp. 2.5-2.7). Du même :Storia economica di Venezia dall' XI al XVI secolo (Venise, 1961). - G. P. BOGNETTI,E. BESTA, E. ARSLAN, G. ROSA, Storia di Milalto. II, Dall' invasione dei barbari al governovescovile. 493-1002 (Milan, 1954) : on y relève certaines divergences de vues quant à lacontinuité Antiquité-Moyen Age entre les contributions de Besta (pour) et Bognetti(contre); il y a accord quant à l'éveil économique au xe siècle. - C. VIOLANTE, Lasocietà milanese nel età precomunale (Bari, 1953). - G. BARBIERI, Economia e politica nelducato di Milano (1386-1535) (Milan, 1938) : insiste sur les interventions de l'État dansla vie économique et sur les liens économiques entre la capitale et les localités subor­données. - La cité de Gênes au XIIe siècle (Copenhague, 1953). - E. ROSSI-SABATANI,L'espansione di Pisa nel Mediterraneo (Florence, 1935). - F. SCHEVILL, History of Florence(éd. revue, Londres, 1961). - J. HEERS, Gênes au XVe siècle. Activité économique etproblèmes sociaux (Paris, 1961). - R. PERNOUD, Essai sur l'histoire du port de Marseille desorigines à la fin du XIIIe siècle (Marseille, 1935) : simple mise au point. - Histoire ducommerce de Marseille, sous la direction de G. RAMBERT; t. l (des origines à 1291), parR. BUSQUET et R. PERNOUD; t. II (de 12.91 à 1480), par E. BARATIER et F. RAYNAUD(Paris, 1949, 1952.) : le deuxième tome est plus neuf que le premier, bien qu'il traite d'unepériode de décadence. - Ph. WOLFF, Commerces et marchands de Toulouse (vers 1350­vers 1450) (Paris, 1954) : ville de marchands sans doute (important commerce de draps),mais où ce sont les nobles et les « bourgeois » (= ceux qui vivent du produit de leursdomaines) qui occupent les premières places. - J. SCHNEIDER, La ville de Metz aux XIIIeet XIVe siècles (Nancy, 1950) : type de ville à rayon économique restreint, répondantplus ou moins à la conception de la Stadtwirtschaft à laquelle PIRENNE fait allusion p. 147.-Augusta. 955-1955. Forschungen undStudien zur Kultur- und Wirtschaftsgeschichte Augsburgs,sous la direction de H. RINN CMunich, 1955. - Œuvre collective, due à 2.9 collaborateurs).- F. KETNER, Handel en scheepvaart van Amsterdam in de vijftiende eeuz'JJ (Leyde, 1946)(= Commerce et navigation d'Amsterdam au XVe siècle). Ces deux derniers ouvragestraitent de villes dont la grande prospérité ne date que de l'extrême fin du Moyen Age,voire des temps modernes.

Des aperçus de l'organisation économique et sociale de villes groupées par paysont été réunis dans l'un des Recueils de la Société Jean Bodin, notamment dans VII, La Ville.Deuxième partie. Institutions économiques et sociales (Bruxelles, 1955). On y trouvedes communications relatives aux villes d'Allemagne, d'Angleterre, de Belgique et deFrance.

P. 147. - Citons pour mémoire le rapport collectif de C. CIPOLLA, J. DHONDT,M. POSTAN et Ph. WOLFF, Anthropologie et démographie. Moyen Age (IXe Congrèsinternational des Sciences Historiques, l, Rapports, Paris, 1950, pp. 55-80), actuellementdépassé pour la démographie urbaine par l'ouvrage capital de R. MOLS, Introduction à la

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ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE

démographie historique des villes d'Europe du XIVe au XVIIIe siècle (3 tomes, Gembloux­Louvain, 1954-1956), instrument indispensable pour toute recherche dans ce domaine. ­J. BELOCH, Bevolkerungsgeschichte Italiens (3 vol., Berlin, 1937-1961). - F. LOT, Recherchessur la population et la superficie des cités remontant à la période gallo-romaine (3 vol. en 4 tomes,Paris, 1945-1946, 1954) : ouvrages précieux; tendance à adopter des chiffres plutôtmodestes. - H. REINCKE, Bevôlkerungsprobleme der Hansestadte (HG, 70, 195 1,pp. 1-33)·

P. 148. - H. Van WERVEKE, Het bevolkingscijfer van de stad Gent in de veertiendeeeuw (Miscellanea Leonis Van der Essen, l, Bruxelles-Paris, 1947, pp. 345-354) (= Lechiffre de la population de la ville de Gand au XIVe siècle) : conclut à un chiffre minimumde 56 000 habitants.

P. 148. - Le scepticisme de Pirenne s'avère justifié. On admet aujourd'hui que lechiffre de 61 000 feux pour Paris doit être faux. La capitale française ne semble avoircompté à cette époque que 80 000 habitants environ : Ph. DOLLINGER, Le chiffre depopulation de Paris au XIVe siècle. 210 000 ou 80000 habitants? (RH, CCXVI, 1956,pp. 35-44). Cf. R. MOLS, op. cit., l, pp. 323-324; II, pp. 512-514. - Pour Toulouse, àcette époque sans doute après Paris la ville la plus peuplée de France, on peut conjecturerle chiffre 32 000 (antérieurement à la Peste noire) : Ph. WOLFF, Les estimes toulousainesdes XIVe et XVe siècles (Toulouse, 1956).

P. 149. - Voir à ce propos le livre de F. L. GANSHOF, cité p. 204. Dans le cas deGand, il serait plus exact de parler d'agrandissements de l'échevinage. Ceux-ci datentde 1241, 1254, 1274 et 1300.

P. 152. - On trouvera un exposé général dans J. A. Van HOUTTE, Les courtiersdu Moyen Age (Rev. hist. de droit fr. et étrang., XV, 1936, pp. 1°5-141); des études dansle cadre local ou régional dans : J. A. Van HOUTTE, Makelaars en waarden te Bruggevan de XIIIe tot de XVIe eeuw (Bijdragen voor de Geschiedenis der Nederlanden, V, 195°-1951,pp. 1-30 et 177-197) (= Courtiers et hosteliers à Bruges du XIIIe au XVIe siècle);E. SCHMIEDER, Unterkaufer im Mittelalter (VSWG, 30, 1937, pp. 229-260) (se rapporteà l'Allemagne méridionale).

P. 154. - Deux traités ont vu le jour concernant l'histoire des corporations enFrance jusqu'à la Révolution: F. OLIVIER-MARTIN, L'organisation corporative de la Franced'ancien régime (Paris, 1938) (concerne non seulement les corporations de métier, maistous les « corps» laïques), et E. COORNAERT, Les corporations en France avant 1789 (Paris,1940).

P. 156. - L'origine des corporations de métiers a fait l'objet de nombreux travaux.P. S. LEICHT a publié à ce sujet: L'origine delle arti nell' Europa occidentale (Rivistadi storia deI diritto italiano, VI, 1933) et Ministeria et officia (Rivista italiana per le scienzegiuridiche, N. S., IX, 1934), et Corporazioni romane e arti medievali (Turin, 1937). L'auteurcroit pouvoir en faire remonter quelques formes, en Rhénanie et dans le nord de laFrance, à la politique des Carolingiens. Quant aux traditions romaines, il n'est tentéd'en admettre l'influence qu'en Italie seulement. - M. G. MONTI, dans l'exposé synthé­tique qui forme la première partie de son livre Le corporazioni nell' evo antico e nell' altomedio evo; lineamenti e ricerche (Bari, 1934), rejette toute continuité entre les collegia romainset les corporations de métiers du Moyen Age, même pour l'Italie. - A. GODRON professela même opinion pour le Languedoc, dans La réglementation des métiers en Languedocau Moyen Age (Genève-Paris, 1958). - Le livre de G. MICKWITZ, Die Kartellfunktionender Zünfte und ihre Bedoutung bei der Entstehung des Zunftwesens (Helsinki, 1936), constitueun essai d'explication de l'origine des corporations de métiers dans l'ensemble del'Europe, sur la base d'un seul facteur, ou du moins d'un seul facteur prédominant:elles seraient nées d'une action des artisans - comparable à celle des cartels modernes ­tendant à éliminer la concurrence mutuelle par des mesures appropriées. - G. ESPINAS,

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dans Les origines de l'association. l, Les origines du droit d'association dans les villes de l'Artoiset de la Flandre franfaisejusqu'au début du XVIe siècle (2 tomes, Lille, 1941-1942), entrepritune étude extrêmement détaillée d'une région limitée; il aboutit à la conclusion que leseul facteur rendant compte du phénomène est le facteur religieux. - C'est essentielle­ment sur les données de la Flandre flamingante que C. WYFFELS basa son exposé : Deoorsprong der aJJlbachten in Vlaanderen en Brabant (Bruxelles, 1951. - Avec résumé français:«L'origine des corporations de métiers en Flandre et en Brabant »). L'auteur conclut «qu'ilfaut distinguer quatre facteurs, dont deux d'importance fondamentale: la surveillanceorganisatrice exercée par l'autorité urbaine en matière industrielle et commerciale, etl'action corporative des artisans dans le cadre créé par l'autorité; et deux facteurs deportée secondaire, l'organisation militaire des métiers et la confrérie de métier ». Il estintéressant d'observer que ces constatations se rapprochent sensiblement de celles que faitGouron pour le Languedoc.

P. 161. - Au sujet de l'industrie de la soie, en général: W. F. LEGGETT, The Storyof Silk (Lifetime Editions, 1949); à Lucques en particulier: F. PARDI et E. LAZZARESCHI,Lucca nella storia, nell' arte e nell' industria (Lucques, 1941), et F. EDLER-de ROOVER,Lucchese Silks (Ciba Revie1v, Bâle, 1950, pp. 2902-2930).

P. 161. - Le nombre d'habitants de la ville de Gand au milieu du XIVe siècle doitêtre porté à 56 000 au minimum. Mais le nombre des ouvriers de la draperie lui aussi doitêtre augmenté; ils étaient plus de 7 000, de sorte qu'ils représentaient une fraction dutotal plus considérable encore que ne l'indiquait Pirenne (voir ci-dessus, p. 229, VanWERVEKE, op. cit.).

CHAPITRE VII

LES TRANSFOR1tfATIONS DU XIVe ET DU XVe SIÈCLE

1. - CATASTROPHES ET TROUBLES SOCIAUX

P. 165. - « 011 peut considérer le commencement dit XIVe siècle comme la fin de la périoded'expansion de l'économie médiévale. »

La pensée exprimée ici par Pirenne s'est révélée extrêmement féconde. M. POSTANest l'un de ceux qui l'ont développée avec le plus de vigueur. Dans son bref articleThe xvth Century (ERR, IX, 1939, pp. 160-167), il s'opposait déjà aux vues, courantesalors en Angleterre, selon lesquelles le Xve siècle aurait été une simple transition entrele XIVe et le XVIe. De l'avis de Postan il faut considérer la fin du Moyen Age comme unepériode de récession, d'arrêt du développement économique et de diminution du revenunational. S'il y eut progrès, ce fut plutôt sur le plan social. - Du même auteur: Sorneeconomic Evidence of Declining Population in the Later Middle Ages (EHR, 2d ser.,II, 1950, pp. 221-246) : l'attention se porte cette fois sur le recul démographique commesymptôme en n1êlne temps que cause de la récession. Sans doute n'en peut-on fournirla preuve, en Angleterre, que d'une manière indirecte, en se basant notamment sur lahausse des salaires. Dans ce nouvel aperçu Postan place le début de la période de déclinaux environs de 1320, rejoignant sur ce point l'opinion de Pirenne. - Enfin, dans l'excel­lent chapitre qu'il a consacré au commerce médiéval du nord de l'Europe dans ledeuxième volume de The Cambridge Economie History, l'historien anglais répartit nettementla matière dans deux subdivisions chronologiques distinctes : « The Age of Expansion»et « The Age of Contraction». - E. Prrz, Die Wirtschaftskrise des Spatmittelalters(VSWG, 52, 1965, pp. 347-367). - J. HEERS, L'Occident aux XIVe et XVe siècles.Aspects économiques et sociaux (Paris, 1963). - R. DELATOUCHE, La crise du XIVe siècle enEurope occidentale (Études sociales, 1959, pp. 1-19).

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ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE

Si les débuts de la récession semblent donc antérieurs au milieu du XIVe siècle, iln'en est pas moins vrai que c'est l'épouvantable épidémie des années 1347-1352 quilui a imprimé son caractère catastrophique. Il était donc légitime d'examiner de prèsles répercussions de la Peste noire sur le plan économique et social. - C'est ainsi queCh. VERLINDEN, dans La Grande Peste de 1348 en Espagne. Contribution à l'étude deses conséquences économiques et sociales (RBPH, XVII, 1938, pp. 10;-146), étudieles ordonnances promulguées à la suite de la Peste dans le but de combattre certainesde ses conséquences, et notamment la hausse des prix et salaires. - L'ouvrage deJ. SCHREINER, Pest og Prisfall i Sennmiddelalderen (Oslo, 1948) (= Peste et chute des prixau bas Moyen Age), sans perdre de vue l'aspect européen du problème, fait connaîtredes données nouvelles pour la Scandinavie; il semble que la mortalité due à la pesten'ait eu que des effets passagers; la dépression de longue durée y aurait été le résultatde certaines circonstances propres à la Suède et la Norvège. - Plusieurs auteurs ontattiré l'attention sur le fait que, si les répercussions de la peste des années 1347-1352furent profondes, il importe de ne pas sous-évaluer celles des épidémies subséquentes:J. SALTMARSH, Plague and economic Decline in England in the later Middle Ages (TheCambridge Historical Journal, VII, 1911), ainsi que E. KELTER, Das deutsche Wirtschafts­leben im XIV. und xv. Jahrhundert im Schatten der Pestepidemien (JNoS, 165, 1953,pp. 161-208). - En Alsace, le dépeuplement des campagnes, qui fit suite à la Peste noire,fut aggravé par l'émigration vers les villes: H. DUBLED, Conséquences économiques etsociales des « mortalités» du XIVe siècle, essentiellement en Alsace (RHES, XXXVII,1959, pp. 273-294). - J. M. W. BEAN, Population and Economic Decline in Englandin the Later Middle Ages (EHR, 2e s., 15, 1962-1963, pp. 42;-437), conteste le déclincontinu de la population, admis par A. R. BRIDBURY, Economie Growth : England in theLater Middle Ages (Londres, 1962). - Voir aussi: G. A. HOLMES, The Later MiddleAges, 1272-1485 (Edimbourg, 1962).

Ce dépeuplement a donné lieu à plusieurs études spéciales. Après avoir donné unaperçu d'ensemble de la répercussion du prix des céréales sur le mouvement de la popu­lation depuis le XIIIe siècle (Agrarkrisen und Agrarkonjunktur. Eine Geschichte der Land­und Erniihrungswirtschaft Mitteleuropas seit dem hohen Mittelalter, éd. augmentée, Ham­bourg, 1966). W. ABEL a concentré son attention sur les villages abandonnés (Wüs­tungen) de la fin du Moyen Age: Die W üstungen des ausgehenden Mittelalters (Iéna, 1943. ­2e éd. foncièrement revue: 1955) : le dépeuplement est mis en rapport avec les calamitésdu XIVe siècle, y compris celles qui ont précédé la Peste noire. Du même auteur : Wüs­tungen und Preisfall im spatmittelalterlichen Europa (JNoS, 165, 1953, pp. 380-427) :étudie l'influence du facteur démographique sur la courbe des prix, et l'influence desprix sur la production agricole. - A ajouter deux publications de K. F. HELLElNER,Population Movements and agrarian Depression in the later Middle Ages (CanadianJournal of Economie and Political Science, XV, 1949, pp. 368-377) et Europas Bevôlkerungund Wirtschaft im spateren ~fittelalter (Mitt. des Instit. f Oest. Geschichtsforschung, LXII,1954, pp. 254-269). - On trouvera un bon status quaestionis, ainsi que des donnéesnouvelles pour les Pays-Bas septentrionaux, dans T. S. JANSMA, De « Wüstungen »der late middeleeuwen (Landbouwgeschiedenis, pp. 123-138) (= Les villages abandonnésde la fin du ~foyen Age. - Publication du ministère néerlandais de l'Agriculture et de laPêche). A paru depuis: Villages désertés et histoire économique. XIe-XVIIIe siècle (Paris,1965). - Pour l'Allemagne: H. POHLENDT, Die Verbreitung der mittelalterlichen Wüs­tungen in Deutschland (Gottinger geographische Abhandlunge11, Heft, 3, 1950, 86 p.). Pourl'Angleterre: M. W. BERESFORD, The lost Villages of England (New York, 1954; 4e éd.,Londres, 1963), et, quant aux moyens de repérer ces« villages perdus» : M. W. BERES­FORD et J. K. S. St.-JOSEPH, Medieval England. An aerial Survey (Cambridge, 1958). Ilimporte cependant d'observer avec Beresford que la peste ne fut pas seule responsable

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de la disparition de ces villages. En Angleterre du moins, la substitution de l'élevage dumouton à l'agriculture y contribua beaucoup. - A consulter en outre: G. FOURQUIN,Les campagnes de la région parisienne à la fin du Moyen Age (du milieu du XIIIe au début duXVIe siècle) (Paris, 1964).

Plusieurs chercheurs ont spécialement prêté attention à l'évolution des prix et dessalaires: I. BOG, Geistliche Herrschaft und Bauer in Bayern und die spiHmittelalterlicheAgrarkrise (VSWG, 45, 1958, pp. 62.-75); R. et L. FOSSIER, Aspects de la crise frumentaireen Artois et en Flandre gallicante au xve siècle (Recueil de travaux offerts à CI. BruneI,l, Paris, 1955, pp. 436-447); E. J. HAMILTON, Money, Prices and Wages in Valencia, Aragonand Navarre, 1351-1500 (Cambridge Mass., 1936); F. LÜTGE, Das XIV.-XV. Jahrhundertin der Sozial- und Wirtschaftsgeschichte (fNoS, 162., 1950, pp. 161-2.13). D'une manièregénérale la raréfaction de la main-d'œuvre provoqua une hausse des salaires, alors quele prix des céréales était stationnaire ou en baisse. - Dans un article fort suggestif,intitulé A l'origine d'une économie contractée: les crises du XIVe siècle (AESC, 4,1949, pp. 167-182.), E. PERROY distingue « une série de crises rapprochées - crise fru­mentaire de 1315-20, crise financière et monétaire de 1333-45, crise démographiquede 1348-5° », qui « ont exercé une action paralysante sur l'économie et l'ont maintenue,pour un siècle, dans un état de contraction durable» (p. 168). - Excellent exposéd'ensemble des problèmes relatifs à la fin du Moyen Age: L. GENICOT, Crisis. From theMiddle Ages to Modern Times (Cambridge Econonzic History, l, 1966, pp. 660-741 et834-845). - C'est de la crise monétaire que s'occupe spécialement l'historien tchéco­slovaque F. GRAUS, dans: La crise monétaire du XIVe siècle (RBPH, XXIX, 1951,pp. 445-454); il croit pouvoir, à tort, pensons-nous, en trouver l'explication dans unedemande de monnaie « singulièrement accrue ». Ajoutons encore: W. C. ROBINSON,Money, Population and Economie Change in Late Medieval Europe (EHR, 2d ser.,XII, 1959, pp. 63-76; à noter les observations justifiées placées par M. POSTAN à la suitede cet article, pp. 77-82.).

P. 168. - H. Van WERVEKE, La famine de l'an 1316 en Flandre et dans les régionsvoisines (RN, XLI, 1959, pp. 5-14) : fournit des données numériques analogues pourBruges : 1 938 décès dus à la famine, pour une population d'environ 35 000 âmes.

P. 168. - P. GRAS, Le registre paroissial de Givry et la Peste noire en Bourgogne(Bibliothèque de l'École des Chartes, C, 1939, pp. 2.95-308) : le petit bourg de Givry connut,durant la Peste noire, une mortalité vingt fois aussi forte qu'en temps normal. ­H. REINCKE, Bevôlkerungsprobleme der Hansestadte (HG, 70, 1951, pp. 1-33) et ID.,Bevolkerungsverluste der Hansestadte durch den Schwarzen Tod 1349/1350 (HG, 72.,1954, pp. 88-90) : l'auteur estime que dans les villes allemandes, et surtout dans les villeshanséatiques, le nombre des victimes de la peste, en 1350, dépassa, souvent de beaucoup,la moitié du chiffre de la population. - D'après les recherches de H. Van WERVEKE,De Z1varte Dood in de Zuideliike Nederlanden (Bruxelles, 1954. - Avec résumé français),il en fut tout autrement dans les Pays-Bas du Sud: sauf à Ypres et à Tournai, la pesten'y sévit guère; dans les Pays-Bas du Nord, seuls Deventer et la Frise furent sérieusementatteints. - Aperçus d'ensemble : E. CARPENTIER, Autour de la Peste noire : famines etépidémies dans l'histoire du XIVe siècle (AESC, 17, 1962, pp. 1062-1°92.), et J. VanKLAVEREN, Die wirtschaftlichen Auswirkungen des Schwarzen Todes (VSWG, 54,1967, pp. 187-2.02). - J. SALTMARSH (op. cit., p. 217) et J. C. RUSSELL (op. dt., p. 197)insistent sur les effets relativement désastreux des épidémies de peste qui suivirent laPeste noire à intervalles relativement rapprochés.

P. 169. - Les conséquences sociales de la guerre de Cent Ans ont fait l'objet d'uneétude approfondie, due à R. BOUTRUCHE : La crise d'une sodétë : seigneurs et paysans duBordelais pendant la guerre de Cent Ans (Paris, 1947. - Résumé de la main de l'auteur,dans AESC, 2., 1947, pp. 336-348) : la crise affecta aussi bien les seigneurs que les paysans;

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ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE

elle eut e.a. pour conséquence la substitution, aux redevances de quotité en nature, deredevances fixes en numéraire.

P. 169. - L'objet du travail de F. W. N. HUGENHOLTZ, Drie boerenopstanden uitde veertiende eeuw (= Trois soulèvements agraires du XIVe siècle) (Haarlem, 1949), est préci­sément de comparer les trois soulèvements mentionnés par Pirenne. La conscience révolu­tionnaire semble avoir été plus nette dans le soulèvement flamand de 1323-1328 quedans la Jacquerie, et plus nette encore dans l'insurrection anglaise de 1381.

P. 171. - R. H. HILTON, Peasant Movements in England before 1381 (EHR, 2d ser.,II, 1949, pp. 117-136), estime que le début du XIIIe siècle était marqué par une recrudes­cence considérable, et peut-être subite, de l'exploitation des paysans par les seigneurs.

P. 171. - R. H. HILTON et H. FAGAN, The English Rising of 1381 (Londres, 1950).Essai d'interprétation de la révolte du point de vue marxiste-léniniste. - P. LINDSAYet R. GROVES, The Peasants Revoit 1381 (Hutchinson, 1950) : les auteurs estiment qu'ils'agit d'une révolte concertée d'avance par des paysans exploités par leurs seigneurs.

P. 172. - Bien que Pirenne ne traite que brièvement du patriciat, il semble utiled'indiquer ici les principaux travaux qui étudient cette classe, dont les grands mar­chands faisaient partie: J. LESTOCQUOY, Les villes de Flandre et d'Italie sous le gouvernementdes patriciens (XIe-XVe siècles) (Paris, 1952) : tentative méritoire, mais peut-être pré­maturée, d'une vue d'ensemble de cette classe. - ID., Patriciens du Moyen Age. Lesdynasties bourgeoises d'Arras du XIe au XVe siècle (Arras, 1945) : certains lignages descen­dent de fonctionnaires comtaux ou abbatiaux. - Fr. BLOCKMANS, Het Gentsche stads­patriciaat tot omstreeks 1302 (Anvers-La Haye, 1938) (= Le patriciat gantoisjusque vers 1302.- Résumé français de six pages de la main de l'auteur dans RN, XXIV, 1938) : riche­ment documenté; abonde dans le sens de Pirenne. - G. LUZZATTO, Les activités écono­miques du patriciat vénitien (Xe-XIVe siècles) (AHES, IX, 1937, pp. 25-37) : « le patriciatvénitien est resté, avant tout, marchand ». - A. E. SAYOUS, Aristocratie et noblesse àGênes (AHES, IX, 1937, pp. 366-381) : dualité dans le patriciat, composé de nobleset de grands marchands. - S. L. THRUPP, The Merchant Class of Mediaeval London (1300­1500) (Chicago, 1948) : étude d'histoire sociale, dans le sens large du terme, mais nonéconolnique, de cette classe de « marchands », dont les activités étaient en réalité fortcomplexes. - Ph. DOLLINGER, Patriciat noble et patriciat bourgeois à Strasbourgau XIVe siècle (Revue d'Alsace, 99, 1950-1951, pp. 52-82); In., Le patriciat des villes duRhin supérieur et ses dissensions internes dans la première moitié du XIVe siècle (Revuesuisse d'histoire, III, 1953, pp. 248-258) : dualité et dissensions dans le patriciat, composéd'une part de nobles (souvent marchands anoblis), d'autre part de « bourgeois» (surtoutgrands marchands).

P. 174. - Ph. WOLFF, France du Nord, France du Midi. Les luttes sociales dansles villes du Midi français (AESC, 2, 1947, pp. 443-454). L'intérêt principal de cetarticle réside dans le fait que le groupe de villes pris en considération n'avait pas étéétudié par Pirenne; il s'agit de villes dont la classe populaire se composait surtout depetits artisans; d'autre part « une fraction très importante de la population urbaine se(consacrait) à la culture du sol» (p. 445); il n'en est pas moins vrai que certaines cir­constances du conflit et certains de ses enjeux suggèrent une situation analogue à celleque présentent certaines villes des Pays-Bas.

P. 177. - Sur le soulèvement des Ciompi, on consultera désormais le livre fondamentalde N. ROOOLICO, l Ciompi. Una pagina di storia deI proletariato operaio (Florence, 1945). ­Pour les vues marxistes-léninistes sur ce soulèvement on peut se référer à E. WERNER,Der Florentiner Frühkapitalismus in marxistischer Sicht (Studi Medievali, Spoleto, 3e s.,l, 1960, pp. 661-686). - Sur les mouvements populaires en Italie en général: P. S. LEICHT,Operai, artigiani, agricoltori in Italia dal secolo VI al XVI (Milan, 1946).

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

II. - PROTECTIONNISME, CAPITALISME ET MERCANTILISME

P. 184. - R. de ROOVER, dans The Medici Bank. Its Organization, Management, Opera­tions and Decline (New York-Londres, 1948), et, d'une manière beaucoup plus approfondie,dans The Rise and Decline of the Medici Bank (Cambridge, Mass., 1963), a indiqué lesdifférences de structure entre la maison des Medici et les firmes italiennes qui l'avaientprécédée: elle détenait il est vrai la plus grande partie du capital de ses filiales et autresentreprises secondaires, mais n'était pas juridiquement responsable de leur gestion. ­H. M. A. FITZLER, Portugiesische Handelsgesellschaften des xv. und beginnendenxvI.Jahrhunderts (VSWG, 25, 1932, pp. 2°9-25°), signale la formation, peu avant oupeu après 1450, généralement sous l'impulsion de Henri le Navigateur, d'une série desociétés commerciales, présentant des traits tantôt archaïques, tantôt annonciateurs detemps nouveaux. Voir cependant: V. RAU et B. W. DIFFIE, Alleged xvth century por­tuguese Joint-stock Companies and the Articles of Dr. Fitzler (Bull. of the Inst. of Hist.Research, XXVI, nO 74, 1953, pp. 181-199).

P. 185. - Au sujet de Jacques Cœur: H. de MAN, Jacques Cœur, derkonigliche Kaufmann(Berne, 1950. - Trad. française: Jacques Cœur. Argentier du Roy, Bourges, 1951) : statusquaestionis des connaissances acquises au moment de la rédaction de l'ouvrage. Depuislors a paru une importante publication de sources: Les affaires de Jacques Cœur, Journaldu Procureur Dauvet (2 tomes, Paris, 1950-1953), éditée par M. MOLLAT, qui est égalementl'auteur d'une excellente esquisse de l'activité du personnage: Les opérations financièresde Jacques Cœur (Revue de la Banque, Bruxelles, 18, 1954, pp. 125-142). - M. REY, Ledomaine du Roi et les finances extraordinaires sous Charles VI, 1388-1413, et les financesroyales sous Charles VI, les sources du déficit, 1388-1413 (2 vol., Paris, 1965).

P. 186. - Autre exemple dans J. BARTIER, L'ascension d'un marchand bourgui­gnon au xve siècle. Odot Molain (Annales de Bourgogne, XV, 1943, pp. 187-206). Voir enoutre le livre du même auteur: Légistes et gens de finances au XVe siècle. Les conseillersdes ducs de Bourgogne Philippe le Bon et Charles le Téméraire (Bruxelles, 1955-57, 2 fasc.),dont le sujet est apparenté à celui de l'étude précédente.

P. 189. - M. YANS, Histoire économique du duché de Limbourg sous la Maison de Bour­gogne. Les forêts et les mines (Bruxelles, 1938), montre que Philippe le Bon fut égalementun souverain moderne par sa politique minière.

F. 189. - Voir maintenant au sujet de Louis XI : R. GANDILHON, Politique économiquede Louis XI (Paris, 1941).

P. 189. - La Normandie fut l'une des provinces françaises qui souffrirent le pluspendant la dernière phase de la guerre de Cent Ans. M. MOLLAT, Le commerce maritimenorn,and à la fin du Moyen Age. Étude d'histoire économique et sociale (Paris, 1952), décritcette crise, en guise d'introduction à une étude de la restauration du commerce, quiforme à proprement parler le sujet du livre.

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TABLE DES MA TIÈRES

Pa.;ee

Préf~lce. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. v

Introduction .

1 .Rupture de l'équilibre économique de l'Antiquité, 1 / Sarrasins etchrétiens en Occident, 3 / Disparition du commerce en Occident, 4 /Régression économique sous 1es Carolingiens, 5.

II. . . . . . . .. .. . . . . 6Caractère agricole de 1a société dès le IXe siècle, 6 / Les grandsdomaines, 7 / Absence de débouchés, 7 / Le commerce occasionnel, 8 /Les marchés locaux, 9 / Les juifs, 9 / Caractère de la société depuis leIXe siècle, 10 / Prépondérance de l'Église, 1 1 / Idéal économique del'Église, II/Interdiction de l'usure, 12.

Chapitre 1. - La renaissance du commerce . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13

l. - La Méditerranée . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . .. . . .. .. . . . . . . . . . . . . 13Continuation du comlnerce méditerranéen dans l'Italie byzantine, 13 /Commerce de l'Italie byzantine et de Venise avec l'Islam, 14/ Déve­loppement économique de Venise, 15 / L'expansion vénitienne, 16 /Venise et l'Empire byzantin, 16.

II. - La mer du Nord et la mer Baltique.................... 17Les incursions normandes, 18 / L'expansion commerciale des Scan­dinaves, 18 / Le commerce scandinave en Russie, 19 / Le commercescandinave dans la Baltique, 20 / Le commerce scandinave dans la merdu Nord, 21.

III. - La renaissance du commerce............................ 22

Premiers rapports économiques de Venise avec l'Occident, 23 /L'Église et les marchands, 23 / Pise et Gênes, 24 / La première croi-sade, 25 / Réouverture de la Méditerranée au commerce occidental, 26 /Les croisades et la navigation italienne, 26 / Prépondérance desItaliens dans la lVléditerranée, 28 / Déclin de la navigation byzan-tine, 28 / Le comlnerce de l'Italie, 28 / Le commerce au nord desAlpes, 29 / La draperie flamande, 30 / Le commerce des draps, 31.

Chapitre II. - Les villes...................................... 35

J. - Le renouveau de la vie urbaine............................ 35Disparition de la vie urbaine au VIne siècle, 35 / Les cités épisco-pales, 36 / Les bourgs, 36 / Les premières agglomérations mar­chandes, 37 / Les « ports », 37 / Concentration de l'industrie dans lesvilles, 38.

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

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II. - Les marchands et la bourgeoisie 39Hypothèse de l'origine domaniale de la classe marchande, 39/ Aven-turiers et marchands, 40 / Godric de Finchal, 41 / Les premiers béné-fices commerciaux, 42 / Influence de la navigation sur le com-merce, 42 / Les premières fortunes commerciales, 43.

1TI. - Les institutions et le droit urbains...................... 44La bourgeoisie et la société agricole, 44 / Liberté de la bourgeoisie, 45 /Transformation du droit dans les villes, 46 / Autonomie judiciaire etautonomie administrative des villes, 47 / Le mur urbain, 47 / Lesfinances urbaines, 48 / Les magistratures urbaines, 48 / Les villeset les princes, 49 / Privilèges de la bourgeoisie, 49.

Chapitre III. - La terre et les classes rurales................ 5 l

J. - L'organisation domaniale et le servage.............. . . . . . . 5 l

Prédominance numérique des campagnes sur les villes, 51 / Lesgrands domaines, 52 / Les «cours» domaniales, 53 / Les manses et laréserve seigneuriale, 53 / Les tenanciers et les serfs, 54 / Unité judi-ciaire et religieuse des domaines, 55 / Caractère patriarcal de l'orga­nisation domaniale, 56 / Caractère économique des domaines, 56 / Lerégime agraire, 57 / Les droits seigneuriaux, 58.

Il. .- Trans.formations de l'agriculture à partir du XIIe siècle · . . 59Augmentation de la population, 59 / Les domaines cisterciens, 60 /Les hôtes, 61 / Les premiers défrichements, 62 / Les villes neuves, 62 1Travaux d'endiguement, 65 / Colons flamands en Allemagne, 67 / Lacolonisation allemande au-delà de l'Elbe, 67 / Influence des villes surla situation des campagnes, 68 / Les progrès de la circulation moné-taire et leurs conséquences, 69 / Transformation de l'organisationdomaniale, 71 / Influence du commerce sur les campagnes, 72/ Pro-grès de la mobilité du sol, 74.

Chapitre IV. - Le mouvement commercial jusqu'à la fin duXIIIe siècle .. · .. · · . · . · . · . · · . · . · · · . · .. · . · . . . . . . . . 75J. - La circulation · . · · · . · · . . 75

Les péages, 75 / État de la voirie, 76 / Moyens de transport, 77 /Rivières et canaux, 77 / La navigation, 78 / Absence de protection­nisme, 79 / Attitude des princes vis-à-vis du commerce, 79 / Lesgildes et les hanses, 8 1 / Diminution du commerce errant, 83.

II. - Les foires .. · . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83Les foires et les marchés, 84 / Origine et développement des foires, 84/Le droit des foires, 85 / Les foires de Champagne, 86 / Les foires deChampagne et le commerce, 87 / Les foires de Champagne et lecrédit, 88 / Décadence des foires de Champagne, 89.

Ill. - La monnaie · · · . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89Économie-nature et économie-argent, 89 / Origine carolingienne dusystème monétaire, 92 / Caractère de la monnaie carolingienne, 93 / Lamonnaie à l'époque féodale, 94/ Exploitation de la monnaie par lesprinces, 96 / La monnaie royale, 97 / Apparition de la monnaie degros, 98 / Reprise de la frappe de l'or, 99.

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TABLE DES MATIÈRES 237

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IV. - Le crédit et le com/nerce de l'argent.................... 101

Ancienneté du crédit, lOI/Prêts de consommation des établisse-ments ecclésiastiques, 102 / Origines du crédit commercial, 104/ Pre-mières formes du crédit en Italie, 104 / L'instruction des marchandset le crédit, 105 / Le commerce et le crédit, 107 / Le commerce del'argent, 108 / Opérations financières des marchands, 109 / Le prêt àintérêt, llo/Progrès du crédit en Italie, III/Les financiers italiensdans le Nord, 112 / Les juifs, 113 / Les tables de prêt, 115 / Les chan-geurs, 116 / Les rentes foncières, 117 / Les rentes à vie, 117 / Lalégislation sur l'usure, 118.

Chapitre V. - Importations et exportations jusqu'à la fin duXIIIe siècle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121

1. - Les objets et les directions du grand cO!JJmerce 121

Les épices, 122 / Le commerce des épices dans la Méditerranée, 122 /Le commerce des produits orientaux, 123 / Le commerce desdraps, 124/ Le port de Bruges, 125 / La Hanse teutonique, 126 /Le commerce hanséatique, 128 / Le commerce de l'Allemagnecontinentale, 129 / Le commerce de l'Angleterre, 130 / Le commercede la France, 131 / Le vin et le sel de France, 132 / Le commercede l'Espagne, 135 / Prédominance des produits naturels dans lecommerce, 135 / La métallurgie et les mines, 136 / Supériorité dela technique commerciale en Italie, 136 / Le volume du commercemédiéval, 137.

Il. - Le caractère capitaliste du grand commerce. . . . . . . . . . . . . . . 158

Les objections contre l'existence du capitalisme médiéval, 138 / Lecapital, résultat du commerce à longue distance, 139 / Importancedes bénéfices commerciaux, 140 / Provenance des premières mises defonds des marchands, 141 / Placements fonciers des gains commer-ciaux, 142 / Commerce de gros et commerce de détail, 143.

Chapitre VI. - L'économie urbaine et la réglementation del'industrie 145

l. - Les villes COmflJe centres économiques. L'alimentation urbaine 145

Caractère économique des villes médiévales, 145 / Le clergé et lanoblesse dans les villes, 146 / Densité des populations urbaines, 147 /Accroissement de la population urbaine jusqu'au commencement duXIVe siècle, 148 / La politique alimentaire des bourgeoisies, 149 / Leravitaillement des villes et le commerce, 151 / Les courtiers, 152 /Exclusion des non-bourgeois du commerce de détail, 152.

II. -- L'industrie urbaine · · · . · · · · · · · · · . · . · · · · · · · · .. · · · · .. · · · 153Clientèle de l'industrie urbaine, 153 / Origine des corporations demétiers, 154 / Monopole industriel des métiers, 156 / Tendance desmétiers à l'autonomie, 158 / Protection du producteur, 158 / Pro-tection du consommateur, 159 / La hiérarchie des artisans, 159 / Lesmétiers des industries d'exportation, 16o / Condition sociale desouvriers de l'exportation, 162 / Les grands patrons, 163.

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DU MOYEN AGE

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Chapitre VII. - Les transformations du XIVe et du xve siècle 000 165

10 - Catastrophes et troubles sociaux 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 • 165Caractères économiques du XIVe et du xve siècle, 165 / Stabilisationdu mouvement économique, 166 / La famine de 1315 et la pestenoire, 167 / La révolte de la Flandre maritime, 169 / L'insurrectionanglaise de 1381, 171 / Mécontentement contre les oligarchiesurbaines, 172 / La révolution démocratique, 173 / Aire d'extension desagitations sociales, 173 / Le conflit des «petits» et des «grands », 174 /Agitation sociale des ouvriers de l'exportation, 175 / Réforme desgouvernements municipaux, 176 / Les conflits sociaux en Flandre, 176 /Les compagnonnages, 177.

II. - Protectionnisme, capitalisme et 1Jlercantilisme 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 179Progrès du protectionnisme urbain, 179 / Métiers et capitalistes, 181 /Formes nouvelles du commerce capitaliste, 183 / Formation d'unenouvelle classe de capitalistes, 184 / Les princes et les capitalistes, 186 /Intervention de l'État dans la vie économique, 187 / Débuts d'unepolitique mercantiliste, 188.

Bibliographie générale 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 • 0 0 •• 0 0 0 • 0 • 0 0 0 0 0 0 0 • 0 0 • 0 0 0 0 0 191

Annexe bibliographique et critique . 0 • 0 • 0 0 • 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 • 0 0 •• 0 195

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IMP. No 21 287

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