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Christian BARDOT Géopolitiques de l’Inde Plan de l’exposé I - Le cadre général A - Une ou des Indes ? 1. La mosaïque indienne 2. « Gouverner Babel » (J.-L. Racine) 3. « Idée de l’Inde » et forces centrifuges B - Acteurs et leviers de l’influence dans le monde 1. La diplomatie : les principes fondateurs, non-alignement et multilatéralisme 2. L’économie : du développement autocentré à la mondialisation acceptée 3. Une société ouverte au monde 4) l’outil militaire II - L’Inde en Asie A - L’Asie du Sud, une aire d’insécurité 1. L’Inde, un géant contesté 2. Les relations difficiles avec le Pakistan 3. Un espace faiblement intégré B - La Chine, partenaire ou adversaire ? 1. De l’affrontement au partenariat 2. Les limites du rapprochement sino-indien C - L’Asie du Sud-Est D - Le reste du continent : du pétrole et des armes III - Une puissance mondiale A- Les Etats-Unis, un partenaire devenu essentiel 1. Les mobiles du rapprochement 2. Une relation stratégique B - Des liens moins denses avec l’Union européenne ; le cas de la France C - L’Inde et le monde en développement ; l’exemple de l’Afrique D - Le multilatéralisme préservé 1 1

Géopolitiques de l’Inde (C · II - L’Inde en Asie A - L’Asie du Sud, une aire d’insécurité 1. L’Inde, un géant contesté 2. Les relations difficiles avec le Pakistan

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Christian BARDOT

Géopolitiques de l’Inde

Plan de l’exposé

I - Le cadre général

A - Une ou des Indes ?1. La mosaïque indienne 2. « Gouverner Babel » (J.-L. Racine) 3. « Idée de l’Inde » et forces centrifuges

B - Acteurs et leviers de l’influence dans le monde1. La diplomatie : les principes fondateurs, non-alignement et multilatéralisme 2. L’économie : du développement autocentré à la mondialisation acceptée 3. Une société ouverte au monde 4) l’outil militaire

II - L’Inde en Asie

A - L’Asie du Sud, une aire d’insécurité1. L’Inde, un géant contesté 2. Les relations difficiles avec le Pakistan 3. Un espace faiblement intégré

B - La Chine, partenaire ou adversaire ?1. De l’affrontement au partenariat 2. Les limites du rapprochement sino-indien

C - L’Asie du Sud-EstD - Le reste du continent : du pétrole et des armes

III - Une puissance mondiale

A- Les Etats-Unis, un partenaire devenu essentiel1. Les mobiles du rapprochement 2. Une relation stratégique

B - Des liens moins denses avec l’Union européenne ; le cas de la France

C - L’Inde et le monde en développement ; l’exemple de l’Afrique

D - Le multilatéralisme préservé

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BIBLIOGRAPHIE

J. Assayag, La mondialisation vue d’ailleurs, L’Inde désorientée, Seuil,2005.

C. Bardot, L’Inde au miroir du monde. Géopolitique, démocratie etdéveloppement de 1947 à nos jours, Ellipses, 2007.

J.-J. Boillot, L’économie de l’Inde, La Découverte, collectionRepères, 2006.

M. Foucher, Asies nouvelles, Belin, 2002.

C. Jaffrelot, directeur, L’Inde contemporaine de 1950 à nos jours,Fayard, Ceri, 2006.

S. Khilnani, L’idée de l’Inde, Fayard, 2005 (1ère édition en anglais en1997 ; 3 rééditions).

B. Manier, Quand les femmes auront disparu. L’élimination des filles enInde et en Asie, La Découverte, 2006.

Pavan K.Varma, Le défi indien. Pourquoi le XXIème siècle sera le siècle del’Inde, Actes Sud, 2005 (paru à New Delhi, Penguin Books India, en 2004).

Y. Thoraval, Les cinémas indiens, L’Harmattan, 1998.

Revues, périodiques :

La Documentation française, Questions internationales N° 15, sept.-oct.2005, « L’Inde grande puissance émergente » ; - id., La Documentation photographique N° 8060, nov.-déc. 2007, FrédéricLandy, « L’Inde ou le grand écart ».

Le Monde diplomatique, Manière de voir N° 94, août-sept. 2007, « Réveil del’Inde ».Courrier international, hors série de mars-avril 2006, « Inde, unautoportrait ».

A.Montaut, « L’anglais en Inde et la place de l’élite dans le projet national »,Hérodote, N° 115 : « Géopolitique de l’anglais », 4ème trimestre 2004.J. - L.Racine, « L’Inde et l’ordre du monde », Hérodote, N° 108, 2003.J.- L.Racine, « L’Inde, l’Europe, le monde. Une politique étrangèrepragmatique », Revue internationale et stratégique, N° 59, 2006.J.- L.Racine (direct.), dossier « l’Asie du Sud », Cahiers de Mars, N° 187,2006.

L’Inde contemporaine en quatre fictions :

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Suketu Mehta, Bombay, maximum city, Knopf, 2004 : un reportage sur lesmondes de Bombay : habitants ordinaires, miséreux des bidonvilles,policiers, danseuses de bar, gangsters…

Raddhika Ja, L’éléphant et la Maruti, P.Picquier, 2004 : trois nouvellesévoquent la « shining India » sur le mode satirique.

Salman Rushdie, Les enfants de minuit, Stock, 1983 : roman burlesquedont le héros, né le 15 août 1947, vit les péripéties de l’Inde depuisl’indépendance.

Tarun J.Tejpal, Loin de Chandigarh, Buchet-Castel, 2005 : récit d’unepassion amoureuse qui relie le passé au présent de l’Inde.

Pour un aperçu général sur une littérature très riche : Belles étrangères :vingt écrivains indiens (les), collectif, introduction de Rajesh Sharma,P.Picquier, 2002.

Sites internet :

Information générale sur le pays : www.indiainfoline.com Portail francophone sur tous les aspects de l’Inde : www.inde-en-

ligne.com Presse indienne : www.samachar.com Cybergéo, site d’information géographique de l’ENS de Lettres et

sciences humaines de Lyon : www.geoconfluences.ens-lsh.fr (trèspédagogique : plusieurs mises au point traitent des interactions entrel’Inde et le monde).

QUELQUES REPÈRES ESSENTIELS

Les grandes périodes avant la colonisation britannique

Les premières civilisations, avant notre èreIIIème millénaire : civilisation urbaine de l’Indus : Mohenjo-Daro…Entre 2000 et 1500 : arrivée des Aryens dans la vallée de l’Indus

La civilisation indienneVers 563 av.J.C. : naissance du prince Gautama Siddharta (le Bouddha)264-226 av. J.C. : règne d’Ashoka ; l’Inde est presque unifiéevers 320-450 après J.C. : dynastie Gupta : apogée artistique et littéraire

La domination musulmane712 : les Arabes conquièrent le Sind : échanges commerciaux et culturelsavec l’Inde1193-1526 : sultanat de Delhi. Il y a parfois unification de l’Inde

L’empire Moghol (musulman)1526 : Babur, descendant de Tamerlan, fonde l’Empire Moghol1556-1605 : règne d’Akbar, premier des « Grands Moghols » : son empirecouvre toute la péninsule indienne1628-1658 : Shah Jan : Grande Mosquée de Delhi, Taj Mahal d’Agra,mausolée pour l’épouse favorite, devenu le symbole de l’Inde.

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1658-1707 : Aurangzeb rétablit l’impôt sur les « infidèles »

Les Européens en Inde1600 : fondation de l’East India Company 1664 : compagnie des Indesorientales (Colbert)1763 : traité de Paris : l’Angleterre évince les Français de l’Inde,qu’administre l’East India Company1857 : révolte des cipayes, suivie de l’établissement d’une tutelle directe del’Etat anglais sur les Indes1876 : la reine Victoria est proclamée impératrice des Indes1885 : fondation du parti du Congrès, que Gandhi guide à partir de 1915

L’Inde indépendante

1947 : indépendance de l’Union indienne : Nehru devient Premier ministre.Partition, naissance du Pakistan : massacres et exodes 1948 : un nationaliste hindou assassine Gandhi ; guerre indo-pakistanaise auCachemire 1955 : conférence de Bandung1962 : courte guerre contre la Chine, défaite de l’Inde1966 : Indira Gandhi, la fille de Nehru devient Premier ministre ; criseagricole, début de la « révolution verte »1971 : traité d’amitié indo-soviétique ; l’armée indienne aide les Bangladaiscontre le Pakistan1975-77 : état d’urgence ; le Congrès perd les élections en 19771984 : assassinat d’I. Gandhi par un séparatiste sikh 1991 : M. Singh, ministre des Finances, engage le tournant libéral1992 : violences intercommunautaires après la destruction de la mosquéed’Ayodhya par des extrémistes hindous1998 : les élections portent au pouvoir le parti nationaliste hindou : essaisnucléaires2003 : normalisation des relations sino-indiennes2004 : dialogue indo-pakistanais ; retour du Congrès au pouvoir : M.Singh estPremier Ministre2006 : traité de coopération nucléaire entre les États-Unis et l’Inde2008 : l’industriel Tata présente la voiture la moins chère du monde : la« Nano », vendue 100 000 roupies (1 700 euros)2009 : ralentissement de la croissance dans le contexte récessif mondial (7% prévu pour l’année fiscale 2008-2009) ; élections générales en mai

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LES CHIFFRES-CLẾS, données 2007 (rang mondial)Superficie en km² 3 287 263 (7e)

Population

- nombre d’habitants

- densité : habitants par km²

- taux d’accroissement naturel en %par an

- fécondité (enfants par femme)

- % des moins de 15 ans dans lapopulation

- % des plus de 65 ans

1 169 016 000 (2e)

356

1,6

2,9

32 %

5 %

PIB en milliards de dollars

PIB par habitant en dollars

1 089 (12e)

964

Indicateurs de développement :

mortalité infantile

IDH 2005 (rang)

58 ‰

0,619 (105e)

D’après Images économiques du monde 2009, A.-Colin, 2008

ÉVOLUTIONDÉMOGRAPHIQUE

1951 1971 2007

Population totale (en millions d’hab.)

361 548 1 169

Taux d’accroissementnaturel (en ‰ par an)

12,5 22 16

Taux de natalité(en ‰)

45,4 37,9 24

Indicateur de fécondité 6,1 5,1 2,9

Sources : C. Jaffrelot, 2006 ; Images économiques du monde 2009, A.Colin.

INDICATEUR

S DE

DÉVELOPPE

MENT

HUMAIN

IDH 2005

(rangmondial)

espérancede viemoyenne

FH

Mortalitéinfantile

(en ‰)

PIB parhab., en $

% de lapopulationvivantavecmoins de 2$ / jour(2004)

INDE 0,619

(105e )

6463

58 964 80

CHINE 0,777 74 27 2 459 35

5

5

(69e) 71

Données : Images économiques du monde 2009, A.Colin, 2008.

Géopolitiques de l’IndeChristian Bardot, Limoges, 1er avril 2009

« La géopolitique…a pour objet l’étude des rivalités territoriales de pouvoirset de leurs répercussions dans l’opinion » (Yves Lacoste).

L’Inde constitue pour une telle étude un laboratoire fascinant. Voilà eneffet un Etat qui rassemble le sixième de l’humanité et résulte d’une histoiremillénaire marquée par de multiples contacts avec des puissancesextérieures qui ont laissé chacune leur empreinte : c’est donc un mondeextraordinairement divers. La gestion de cette complexité pose deredoutables problèmes de géopolitique interne.

Le pays s’est fait le champion de la sécurité collective et du non-alignement : cette posture géopolitique externe a-t-elle quelque chose à voiravec les réalités précédentes ? Que devient-elle à l’heure de lamondialisation ?

La ligne de force = mutation du rapport de l’Inde au monde

Il y a toujours eu grande ouverture à l’universel dans la socio-cultureindienne : Nehru devant l’Assemblée constituante le 14 août 1947, jour de laproclamation d’indépendance, dit vouloir se consacrer « au service de l’Indeet de son peuple, et à la cause plus grande encore de l’humanité ». Maisl’Inde indépendante a souhaité rester à distance du monde.

Et ce n’est que depuis 1991 que l’attitude change en tous domaines,aussi bien la place de l’Inde dans le système économique mondial que sadiplomatie.

Spectaculaire émergence de l’Inde sur la scène mondiale depuis peud’années. En 2006, Mittal conquiert Arcelor, fleuron de l’industrieeuropéenne ; New Dehli voit se succéder les chefs des États les pluspuissants de la planète ; succès du label « Bollywwod » ; le pays publie 80000 livres par an et ses jeunes auteurs renouvellent le roman contemporain.Le stéréotype d’un pays englué dans la misère et l’immuable hiérarchie descastes laisse place à des représentations plus complexes.

Mon propos n’est pas ici les modalités, raisons, effets de lamondialisation de l’Inde mais les géopolitiques de l’Inde au sens de Lacoste :à la fois interne et externe : les deux à penser ensemble, en emboîtant lesdifférentes échelles : chacune retentit sur les autres. Il sera questionincidemment de l’intégration de l’Inde dans l’économie mondiale dans lamesure où elle interfère avec la géopolitique.

I - Le cadre général

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A - Une ou des Indes ?

1. La mosaïque indienne

Sur une superficie équivalente à six fois la France vivent aujourd’huiplus d’un milliard d’habitants. La population indienne est extraordinairementvariée à tous égards, en raison des distances (le Nord du Cachemire estaussi éloigné du cap Comorin que Narvik de Naples, les frontièrespakistanaise et birmane autant que Brest de la Moldavie) et des intensesbrassages migratoires et contacts avec le monde extérieur que l’espaceindien a connus au fil des siècles.

- A l’échelle du pays, Inde du sud et Inde du nord sont trèsdifférentes par leur trajectoire historique, leurs paysages, les caractéristiquessocioculturelles, les niveaux de développement. La pointe méridionale du triangle indien présente des paysagesspécifiques, marqués par la tropicalité. Le peuplement est dravidien plusqu’indo-européen (peau plus sombre) ; les langues sont étrangères à lafamille indo-européenne, à laquelle appartiennent les parlers du nord. Cetespace a le plus souvent échappé au contrôle des empires centrés sur laplaine indo-gangétique, il a vu proliférer des royaumes qui ont multiplié lesvilles, les temples et forteresses. Des expressions culturelles spécifiques sesont affirmées et restent bien vivantes : styles de danses et de musiques,littératures, cinématographies. S’ils gardent chacun leur personnalité, cestraits communs confèrent aux cinq États méridionaux une originalitémarquée par rapport au monde hindiphone. Ils forment un espace depuistoujours ouvert au monde extérieur. Espace qui a accueilli marchands etmissionnaires venus du Proche-Orient, ce qui a suscité, à côté del’hindouisme, l’apparition précoce de communautés chrétiennes puismusulmanes : la confrontation des trois religions a produit là un remarquablepluralisme. Cet espace a rayonné sur les archipels et péninsules de l’Asie dusud-est, où il a répandu ses modèles artistiques et ses croyances ; lesEuropéens y ont fondé ou développé d’actifs comptoirs (Calicut, Cochin,Pondichéry…). Les populations voient naturellement dans le renforcementdes liens avec l’étranger un contrepoids à la volonté hégémonique, réelle ousupposée, du Nord hindiphone. Il n’est en conséquence pas surprenant quele Sud soit devenu un espace moteur de la mondialisation indienne. Lesniveaux de développement sont globalement supérieurs au sud et latransition démographique y est plus avancée. Les structures socialesdiffèrent aussi : la proportion des intouchables et leur sort ne sont pas lesmêmes selon que l’on se trouve dans la « hindi belt » du nord ou ailleurs ; lapartie sud compte proportionnellement moins de brahmanes que le nord,mais aussi moins de basses castes ; l’hindouisme s’y trouve équilibré parl’influence fort ancienne de courants chrétiens ou musulmans, qui ontcontribué à une relative émancipation des plus défavorisés. Les personnalités régionales sont également renforcées par lesspécificités culturelles.

- Les religions contribuent i à l’hétérogénéité : si l’hindouisme estreligion majoritaire, on compte aussi 120 à 140 millions de musulmans, cequi fait de l’Inde le troisième ou quatrième pays d’islam au monde, des

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millions de chrétiens et de sikhs, sans compter les communautés plusréduites (parsis, bouddhistes…). Ces identités religieuses prennent unesignification géopolitique quand leur distribution n’est pas homogène dansl’espace indien : les sikhs sont majoritaires au Pendjab, les musulmans auCachemire, les chrétiens très nombreux au Kerala…Partout, la diversité deslangues (on en compte 1 600, dont 18 ont statut de langues officielles) etdes traditions fait du pays une mosaïque de cultures.

- Une multitude de nuances locales compliquent ce contraste majeur :même au nord, après les migrations venues de l’actuel Iran, certainesrégions sont restées majoritairement peuplées par les habitants d’origine, les« adivasi ». Leurs descendants se distinguent tant du point de vuelinguistique que social et religieux. Ces « populations tribales » sont trèsvariées et dispersées dans les espaces difficiles d’accès.

- Outre la religion et la langue, la caste produit des situationspersonnelles d’une extrême diversité. Ces identités entrecroisées font dechaque Indien « un monde en soi » disait Nehru. Le champion desintouchables, Ambedkar, formulait un jugement plus brutal : « Dans chaquehindou, la conscience qui existe est celle de sa caste…La société hindoue entant que telle n’existe pas. Ce n’est qu’une collection de castes »(Annihilation of castes, 1936). Question controversée …

2. « Gouverner Babel » (J.-L.Racine)

- Construire la nation Sur le plan interne, la priorité est en 1947 de conforter l’unité en

contrariant les forces centrifuges. L’idée même de nation forgée en Indedurant la longue présence britannique : il y avait avant le XIXème siècle desIndes. L’Angleterre se garde bien de les combattre de front : fidèle aupragmatisme qui lui fait préférer autant que faire se peut l’administrationindirecte, elle laisse en place les princes pour peu qu’ils lui prêtentallégeance. Cependant, son action crée les conditions d’une unification defait de la péninsule, par la mise en œuvre de règles juridiques communes,telle l’interdiction de l’esclavage ou du suicide des veuves (le sati),l’établissement d’un réseau ferroviaire, la création d’un corps defonctionnaires largement recrutés localement à la veille de l’indépendance(l’Indian Civil Service), la diffusion d’une langue commune aux élites dans lecadre de « colleges » et Universités calqués sur le moule anglais….Selon unschéma qui se rencontre dans tout le monde colonial, elle favorise ce faisantl’émergence d’une conscience nationale qui se retourne finalement contreelle. Cependant, l’unité est loin d’être achevée en 1947 : à côté des dix« provinces » britanniques, 562 États princiers ou indigènes (Native States)occupent une bonne partie du pays. La partition a creusé le fossé entre lescommunautés religieuses.

- Nehru met au point les formules qui permettent de « gouvernerBabel » :

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- En matière religieuse, Nehru a tenu à ce que les symboles de l’Indesoient neutres : le chakra central est la roue du Dharma cher aux hindous,mais l’emblème officiel reproduit le chapiteau des lions d’Ashoka, le grandempereur bouddhiste et tolérant du IIIème siècle avant J.C. ; l’hymne nationalcomposé pour le Congrès en 1911 par le grand écrivain Rabindranath Tagoreexalte l’unité de l’Inde.

Il ne peut cependant imposer totalement ses vues. Concessions auxtraditionalistes hindous : le terme sanskrit Bharat (nom du premier souverainde l’Inde dans la mythologie hindoue) figure dans la Constitution ;l’interdiction d’abattre des vaches, animal sacré, est recommandée aux Étatspar la Constitution ; alors que Nehru souhaitait un droit civil aligné sur lesnormes occidentales, il lui faut transiger avec la coutume hindoue en matièrede mariage, d’héritage, de divorce, d’adoption. Il doit par ailleurs exempterles musulmans et les parsis de l’Hindu Code Bill : les uns et les autresconservent leur loi personnelle en matière civile.

- Le « compromis territorial » imaginé sous Nehru marie centralisation etprincipe fédéral : les États princiers perdent leurs particularismes, ils sontabsorbés dans l’Union, mais celle-ci est divisée en territoires relevantdirectement de New-Delhi (anciens comptoirs de Pondichéry ou de Goa, villenouvelle de Chandigarh… ) et États (-pradesh) qui perpétuent largement lesanciennes entités et disposent d’institutions calquées sur celles du Centreavec une large autonomie en matière d’action économique, sociale,éducative. Cependant, au sein de chaque État fédéré un gouverneurreprésente le président de l’Union, lequel peut décréter l’état d’urgence encas de « trouble à l’ordre public », ce qui laisse ouverte la possibilité d’unereprise en mains centralisatrice.

Tableau 1 :

Au niveau de l’Union, pouvoir central (le « Centre »)

Pouvoir exécutif :Président de la Républiqueindienne élu par un collège électoral, pour 5ans : il symbolise l’unité nationaleet nomme le Premier Ministre

Premier Ministre (PrimeMinister)Il dirige l’action du gouvernement etdoit maintenir la cohésion de lacoalition qui le soutient auParlement

Pouvoir législatif : un Parlement bicaméral vote les lois et le budget,contrôle l’action du gouvernement, que la Lok Sabha peut renverser.Chambre du peuple (Lok Sabha)543 députés élus au SU direct tousles 5 ans

Chambre des Etats (RaiyaSabha)250 membres élus par lesassemblées des Etats pour 6 ans etrenouvelables par 1/3 tous les 2 ans

Pouvoir judiciaire ultime : la Cour suprême se prononce sur laconstitutionnalité des lois et des actes de l’exécutif

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Au niveau des Etats : 28 Etats et 7 territoiresExécutif dirigé par un Ministre en chef (Chief Minister), responsable devant l’Assemblée législative de l’Etat élue au SU direct.

3. Idée de l’Inde et forces centrifuges

Le pays est marqué par la dialectique des deux tendances : il faut lespenser ensemble : coexistent dans un équilibre mouvant des forcescentrifuges et des ferments d’unité.

a) Des forces centrifuges :

- Poussées régionalistes : fin XXe s., affirmation souvent virulented’identités régionales qui contestent « l’idée de l’Inde » dont le Congrès deNehru était porteur : une nation riche de sa diversité. Ce parti entendaitsusciter un profond sentiment national sans nier pour autant les identitésrégionales.

Plusieurs faits suggèrent que cet équilibre est rompu et que les forcescentrifuges ont le vent en poupe. Les partis régionaux se multiplient.L’émiettement touche en particulier le Congrès : des scissions donnentnaissance à des formations locales, au Tamil Nadu, au Bengale… Dans la viesyndicale, la moitié des 16 millions de salariés syndiqués appartiennent àdes organisations locales ou régionales ; le mouvement s’accentue audétriment des groupements proches de la gauche ou du Congrès : il n’estpas rare de voir ces nouvelles organisations mêler à la revendication d’unmeilleur salaire l’exigence d’emplois réservés aux natifs des régionsconcernées. Dans les cas extrêmes, la contestation du « Centre »alimente un radicalisme qui peut aller jusqu’à la violence.

La revendication d’un État sikh séparé, un Khalistan, dégénéra enaffrontements qui firent plus de 20 000 morts en 1983-1984 : les extrémistessikhs multiplient les attentats et provocations afin de pousser au départ leshindous et les musulmans vivant au Pendjab et au retour des sikhs installésailleurs, en misant sur leur volonté d’échapper aux représailles déclenchéesà leur encontre. La réponse musclée choisie par le gouvernement d’IndiraGandhi en 1984, à travers l’assaut contre le Temple d’Or d’Amritsartransformé en arsenal par les sécessionnistes, lui coûta la vie, ce quientraîna une vague de violences contre les sikhs. L’agitation s’est calméedepuis à tel point qu’en 2006 le gouvernement central et l’armée sontdirigés par des sikhs.

Mais de nouvelles logiques fragilisent la cohésion nationale.L’accélération de la croissance économique creuse les inégalités entre lesrégions bénéficiaires – pour l’essentiel, les villes et littoraux les plus ouvertssur l’échange international, de New-Delhi au sud, via Mumbaï (anciennementBombay) – et les secteurs en marge, au centre-nord et à l’est. Ce qui favoriseles revendications d’autonomie, voire séparatistes, en particulier au nord-estexcentré, mal relié au reste du pays par l’étroit corridor de Siliguri et peupléde populations tibéto-mongoles largement christianisées qui s’estimentdélaissées par le Centre. La création de nouveaux États n’a pas apaisé les

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activistes qui rêvent d’indépendance de l’Assam. Mosaïque ethnique auxconfins de la Birmanie et de la Chine, riche en ressources naturelles, le nord-est suscite bien des convoitises. Les troubles fomentés par les groupesséparatistes y ont occasionné 50 000 morts depuis l’indépendance et lecycle de la violence n’est pas clos.

- Surtout, le phénomène planétaire qu’est la montée en puissance desfondamentalismes religieux n’épargne pas l’Inde : le nationalisme hindou quiprétend identifier la nation à la religion, le radicalisme musulman et celui dessikhs qui revendiquent l’indépendance du Pendjab se répondent en miroir.Les heurts entre communautés se multiplient à la suite de l’assaut donné parl’armée au Temple d’Or des sikhs à Amritsar en 1984, puis après ladestruction de la mosquée construite par l’empereur Babur à Ayodhya pardes fanatiques hindous. Le Centre doit sans cesse composer avec les intérêtslocaux pour préserver l’unité de l’Union : de fragiles équilibres restent à lamerci de provocations pouvant à tout moment dégénérer en d’incontrôlablesflambées de violence.

b) Cela dit, les ferments d’unité existent aussi :

- « Terre de toutes les religions », l’Inde n’est pas vouée pour autant à lesvoir s’affronter. Malgré les flambées d’intolérance, la cohabitation est envérité la règle. Plus encore, les spiritualités n’ont cessé d’emprunter les unesaux autres. Le sikhisme naît à l’intersection de l’hindouisme et de l’islam.C’est sous l’influence du christianisme que les réformateurs hindous duXIXème siècle ont proscrit les sacrifices d’animaux ou insisté sur l’unicité duCréateur. Le christianisme et l’islamisme indiens sont marqués par le milieuhindou : y compris dans les lieux de culte, les pratiquants sont divisés engroupes de statuts inégaux. En matière de culte, les «métissages» ne sontpas rares : musulmans ou chrétiens touchés par un malheur sollicitentl’intercession de divinités hindoues ; chrétiens ou hindous peuvent, danscette circonstance, se rendre sur la tombe d’un saint musulman local. Cesidentités religieuses entremêlées participent à la pluralité de la sociétéindienne.

- L’Inde est vaste et extraordinairement diverse. Il est fatal que lestensions y soient nombreuses. Comparons à notre Europe dans sonensemble : l’Inde est à cette échelle , la pauvreté en sus, terreau desviolences. Chacun sait que l’histoire du continent fut jusqu’au milieu du XXème

siècle celle des guerres dressant ses peuples les uns contre les autres,tragédie qui se poursuit encore dans les Balkans. On voit donc mal par quelmiracle l’Inde aurait pu échapper aux crises internes. L’étonnant est plutôtqu’elle ait survécu.

- On le comprend mieux si l’on prend l’exacte mesure de problèmes quele biais médiatique, qui réduit le réel au nouveau, surtout s’il est dramatique,tend à amplifier. On constate en effet que les violences intercommunautairesdemeurent plutôt l’exception, à l’échelle de l’Inde. Elles sont localisées, pourl’essentiel, dans la partie nord du pays et notamment dans les villes quiconcentrent de lourds problèmes sociaux. Elles se superposent à la carte du

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nationalisme et ce dernier n’est pas parvenu (pas encore ?) à s’implanter surtout le territoire.

La règle est bien davantage la coexistence pacifique de communautésqui, on l’a dit, empruntent beaucoup les unes aux autres au fil du temps.

La multiplicité des identités est au fond l’essentiel : ainsi dans ledomaine des langues.

- La question de la langue suscite après 1947 d’âpres et longs débats àl’Assemblée Constituante. Tandis que des députés hindous veulent faire del’hindi la langue nationale, les représentants du Sud dravidien s’y opposent.Ils entendent utiliser leurs langues vernaculaires au sein de leurs États etl’anglais dans leurs relations avec le Centre et les autres États. Uncompromis est finalement trouvé : l’usage régional de quatorze langues estreconnu dans la Constitution de 1950 tandis que l’hindi est déclaré langueofficielle du pays, l’anglais conservant ce statut pour quinze ans, le tempsjugé nécessaire pour que tous les Indiens apprennent l’hindi. En fait, l’OfficialLanguages Act de 1963 pérennise la situation : l’anglais devient « langueofficielle associée ». Son statut et celui des langues vernaculaires ne pouvantêtre remis en cause qu’à l’unanimité des États fédérés, le provisoire durera :fussent-ils analphabètes, les Indiens resteront polyglottes. Annie Montautévoque ce marchand du Gujarat parlant gujarti en famille, deux ou troislangues vernaculaires selon ses interlocuteurs en affaires, lisant la presseanglaise et regardant des films en hindoustani – langue de communicationmêlant l’ourdou et l’hindi. Que l’Inde soit plurilinguistique peut compliquerl’affirmation du sentiment unitaire, mais représente aussi un formidable gaged’agilité intellectuelle et d’ouverture. Notamment sur le monde anglophone :si l’anglais, pratiqué par quelque 65 millions de bilingues seulement, reste unmarqueur social, il est aussi la « chance d’une voix donnée à l’Inde…pourentrer de plain-pied dans le dialogue des cultures du monde » (A. Montaut,2004).

B - Acteurs et leviers de l’influence extérieure

1. La diplomatie

Quand elle accède à l’indépendance, les dirigeants de l’Inde jugentqu’elle est, malgré sa pauvreté, « potentiellement…une grande nation etune grande puissance » (Nehru). Contraste entre vastes ambitions etmodicité des résultats quelques décennies après.

a) De vastes ambitions

L’Inde ne limite pas ses ambitions à l’Asie du Sud. En Asie, elle estpionnière. La lutte contre la colonisation est ancienne, son succès précèdeles indépendances indonésienne et indochinoises. Il intervient alors que leJapon est passé sous tutelle américaine depuis sa défaite en septembre 1945et que la Chine est plongée dans les convulsions d’une guerre civile qui lalaisse exsangue et divisée en octobre 1949. Les nouveaux maîtres de l’Indese considèrent donc tout naturellement comme les champions du « réveil de

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l’Asie » : ils avaient organisé du reste dès mars 1947 une conférencepanasiatique à New-Delhi.

De façon générale, l’Inde se fait spontanément le porte-parole despeuples pauvres de la planète. Elle tire argument de son étendue, de sapopulation, de l’ancienneté de sa civilisation. La géographie fait de lapéninsule indienne tout à la fois un espace à l’écart des conflits qui peuventdéchirer le reste de l’Asie (l’Himalaya et les mers font barrière) et uncarrefour mettant en contact ce quasi-continent avec le Proche-Orient,l’Afrique et l’Europe.

Mais son histoire est aussi faite d’échanges avec toutes les parties del’Ancien Monde et le pays n’entend pas rompre les liens avec Londres. Lesdirigeants du Congrès ont combattu sans faiblesse la présence anglaise maisne souhaitent pas pour autant répudier tout ce qu’elle a légué : plus quel’hindi, l’anglais reste la langue commune aux élites ; la culturedémocratique est préservée ; s’ils donnent une large part à l’Etat, les choixde développement préservent la liberté d’entreprise ; l’Inde rejoint leCommonwealth... Pays pauvre, à la fois libéral et « socialiste », asiatique,anglophone : « le génie de l’Inde » combine des identités multiples.

Ces données conduisent à une posture diplomatique longtempsimmuable : à l’heure où débute la guerre froide, défiance à l’égard desgrandes puissances, que l’on espère contrer en s’appuyant sur l’unitéprésumée du Tiers Monde et le non-alignement ; active participation à l’ONU,censée préfigurer le « One-World » laissant à chaque nation sa voie auquelaspire Nehru. Cette diplomatie planétaire relativise le « tête-à-têtedramatique » avec le voisin pakistanais et renforce au passage la cohésionnationale : quoi de mieux que la « grandeur » pour éteindre les discordesintérieures ? Sur le plan économique, cette posture s’accompagne d’uneparticipation à minima aux jeux de l’échange international, dominés, juge-t-on, par les pays riches.

b) Un bilan décevant

Pour n’être pas négligeables, les résultats ne sont pas à la hauteur desambitions. Ni sur le plan géopolitique, ni sur le plan du développement (vuen 2).

Sur le plan géopolitique : il y a eu abandon de fait du non-alignement. Si l’Inde des années 1950 devient l’un des grands leaders duTiers Monde, les décennies suivantes lui valent de brutales déconvenues : en1962, la brève guerre perdue contre une Chine qui conteste la frontièreétablie par l’Angleterre en 1914 (ligne Mac-Mahon) confirme que l’unité dumonde pauvre reste un vœu pieux, même à l’échelle de l’Asie. Vraie causede la guerre : Mao Zedong vient de rompre avec Moscou dont New-Delhi estproche ; il entend montrer qu’il ne craint pas les « révisionnistes » du Kremlinet veut tester leurs réactions ; l’Inde, populaire dans le Tiers Monde, fait del’ombre au « grand Timonier » qui veut lui aussi s’en faire le champion.

La brutale offensive de l’Armée Populaire de Libération bouscule lesforces indiennes. Leur déroute est totale et ne s’achève qu’avec la décisionprise unilatéralement par Pékin d’arrêter les combats, après avoir pris lecontrôle du nord du Cachemire (Aksaï Chin). Nehru voit s’écrouler son rêved’entente sino-indienne. L’échec est d’autant plus grave que lerapprochement entre la Chine et le Pakistan fait peser sur son pays une

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pression sur deux fronts. Dans ces conditions, New-Delhi se résout àquadrupler son budget militaire et à se rapprocher de l’Union soviétique.Cette dernière avait accru son aide à partir de 1956, dans le contexte decoexistence pacifique puis de détente : la « patrie du socialisme » renonce àcombattre frontalement « l’impérialisme capitaliste », mais espère endétacher le monde pauvre pour affaiblir à long terme son adversaire. Moscouaccorde à l’Inde une assistance technique, en matière d’extractioncharbonnière, de métallurgie, et lui vend beaucoup d’armements. Les deuxpays en viennent à signer en 1971 un traité d’amitié et de coopération. Enoutre, le Pakistan reste une menace et le rapprochement sino-américain quis’amorce en 1971 isole encore un peu plus l’Inde, avant que la disparition del’Union soviétique ne la prive de son principal appui et vide le slogan de non-alignement du peu de crédibilité qui lui restait.

New-Delhi affiche désormais en toutes circonstances sa sympathie pourMoscou, même au lendemain de l’invasion de l’Afghanistan par l’ArméeRouge. Au fond, l’Inde n’a pu échapper à la logique bipolaire.

2. L’économie : du développement autocentré à lamondialisation acceptée

a) A l’origine, un développement autocentré privilégiantl’industrie.

Les réalités et le contexte idéologique suggèrent cette voie auxfondateurs de l’Inde nouvelle. La taille du pays et l’abondance en ressourcesnaturelles lui permettent d’envisager un appareil économique complettourné vers le marché local, d’autant que des bases industrielles existentdéjà. Les théories du développement qui font autorité dans les décennies1950-60 privilégient une industrialisation soutenue par la protectiondouanière. S’appuyant sur les exemples soviétique mais aussi mexicain oubrésilien des années 1930, nombre d’experts jugent que seul un tissuindustriel complet peut impulser ce développement. Ce qui suppose uneconcentration des ressources sur les industries de base, gourmandes encapital et peu rentables à court terme, ainsi qu’une protection des autresbranches contre la concurrence étrangère afin de les faire émerger par« substitution aux importations ». Telles sont les conclusions qu’avancent les« théoriciens de la dépendance », qui dénoncent l’exploitation des payspauvres par le monde riche : celui-ci vendrait ses biens manufacturés entirant profit de la dégradation des termes de l’échange dont pâtiraient lespremiers, exportateurs de produits bruts. Cf. Thèses d’un organisme cheraux pays nouvellement indépendants, la Commission économique desNations Unies pour l’Amérique latine (CEPAL), animée par Celso Furtado, RaulPrebish…La thèse a été depuis contredite par les historiens de l’économie,en particulier P. Bairoch (Mythes et paradoxes de l’histoire économique, LaDécouverte, 1994).

Cette orientation implique peu ou prou le sacrifice de l’agriculteur et duconsommateur qui fourniront de fait le capital nécessaire à « l’accumulationprimitive ». Nehru, conseillé par le groupe d’économistes marxistes réuni parP.C. Mahalabonis, s’engage dans cette voie en 1955. Le second planquinquennal concentre les fonds publics sur les industries de base et limite

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strictement les échanges extérieurs : droits de douane élevés, licencesd’importations réservées aux secteurs prioritaires, restrictions àl’investissement étranger.

Les résultats ne sont pas au rendez-vous : les difficultés agricoles de1965 ne sont surmontées que grâce à l’aide américaine et le « taux indiende croissance », bloqué à 3,5% l’an, ne permet pas d’arracher le pays à lapauvreté. Il y a sur le fond échec d’une stratégie qui néglige la majorité dela population qui vit de l’agriculture : son pouvoir d’achat reste faible ; ellene peut constituer un débouché pour les produits de l’industrie ; d’autantque celle-ci produit à coûts élevés en raison du protectionnisme.

b) Depuis 1991

En 1991, la rupture avec la voie indienne est consommée : le pilotagede l’économie est confié à Manmohan Singh. Depuis, une orientation« libérale » est poursuivie par les diverses majorités avec des nuances.

Cet économiste sikh né en 1932 au Jhelum, formé à Oxford etCambridge, est la figure de proue des réformateurs indiens depuis 1991,date à laquelle il devient le ministre des Finances du gouvernement dirigépar Nasarimha Rao. Il a été durant plusieurs années secrétaire général de laCommission Sud, une émanation du mouvement des non-alignés, à Genève.Il compare le fonctionnement de l’économie nationale et la réussite des« dragons asiatiques » pour dénoncer les « vieilles méthodes qui ne nous ontconduits nulle part ». Il s’entoure de responsables qui partagent ses vues. Ilincarne cette nouvelle génération de dirigeants soucieux de redonner àl’Inde une place de premier plan dans un monde qu’ils ont longtemps vuchanger sans elle.

La nouvelle équipe prend tout d’abord les mesures d’urgence qu’exigentles institutions financières mondiales : coupes budgétaires, dévaluation de laroupie pour stimuler l’exportation…. Elle relance les réformes esquissées parRajiv Gandhi. Le carcan bureaucratique qui brimait le secteur privé estallégé : la déclaration de politique industrielle de juillet 1991 supprime lesautorisations d’investir et la myriade de restrictions qui encadraient lesgrandes entreprises ; le monopole public est limité à huit secteurs jugésstratégiques. La Commission du Plan, bastion de la tutelle étatique devientun simple organe de consultation et de discussion. La déréglementations’accompagne d’une libéralisation des échanges extérieurs : l’investissementétranger dans les sociétés indiennes est facilité ; les autorisations d’importersont abolies sur la quasi totalité des biens de production intermédiaires etdes biens d’équipement.

Il y a arrivée au pouvoir en 1998 des nationalistes du Parti du PeupleIndien (Bharatiya Janata Party : BJP) Mais l’orientation engagée en 1991 n’estpas contestée. La libéralisation des échanges extérieurs se poursuit : lesrestrictions à l’importation de biens de consommation sont complètementlevées ; les taxes douanières diminuent graduellement ; la roupie devientconvertible pour les opérations courantes. Des secteurs publics sont ouvertsau capital privé, national ou étranger, sous conditions : les assurances, labanque, les télécommunications.

Le retour au pouvoir du Congrès à l’issue des élections législatives de2004 entraîne une modulation. Écarté du pouvoir en 1998, M. Singh reprendson programme en tant que Premier ministre cette fois, à la tête de la

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coalition emmenée par le Congrès. Tandis que le BJP mettait exclusivementl’accent sur les réussites économiques de « l’Inde qui brille » (« shiningIndia»), le nouveau gouvernement insiste sur le nécessaireaccompagnement social de la libéralisation. Le programme commun qui lie leCongrès à ses partenaires de l’Alliance progressiste unie, dominée par lesdeux partis communistes, prévoit tout un volet social. Rien n’indique,cependant, une volonté de retour en arrière. La libéralisation se poursuit,même si certains projets sont suspendus à la demande des alliés degauche (privatisation d’entreprises publiques, flexibilité du travail) : le droitmoyen consolidé (qui s’applique à la majorité des articles effectivementimportés) tombe de 72,5% en 1990 à 30% en 2005 ; des restrictions pesantencore sur les IDE sont progressivement levées.

c) Une économie en voie d’internationalisation

Croissance :Dès la décennie 1980, le taux moyen de croissance du PIB s’élevait à

5,7% par an. La moyenne, à 6,1%, est légèrement supérieure dans ladécennie suivante. Des sécheresses exceptionnelles entraînent un freinageen 2000-2002 avant que la croissance ne rebondisse par la suite. Lesperformances de « l’éléphant » (indien) se rapprochent de celles du« dragon » (chinois) et des espérances des réformateurs.

… et ouverture :Une économie plus extravertie : la part des exportations de

marchandises dans le PIB est passée de 6 à 12 % entre 1990 et 2006.Autrefois regardés avec suspicion, les investissements étrangers

passent en moyenne annuelle de 100 millions de dollars avant les réformes àquelque 5 milliards de dollars depuis 2000. Dans cette dernière phase, lesinvestissements indiens à l’étranger ont pour leur part plus que triplé. Tandisqu’auparavant, quelques grandes firmes s’implantaient dans des pays duSud, asiatiques avant tout, pour échapper aux contraintes limitant leurcroissance sur le marché domestique, on voit de plus en plus les championsindiens intervenir dans l’ensemble du monde, y compris, les pays de laTriade. Le mouvement concerne aussi bien les secteurs d’excellence del’Inde, l’informatique et les biotechnologies, que « l’ancienne économie » -activités pétrolières, sidérurgie… Les hommes d’affaires indiens deviennenttrès actifs en-dehors des frontières Soit par rachat d’entreprises existantes,soit par création de filiales : plus de 300 firmes indiennes sont implantéesaux Etats-Unis ; la division informatique du groupe Tata réalise un quart deson chiffre d’affaires à l’étranger : ces firmes se rapprochent de leurs clients.Le fait nuance les rapports Nord-Sud tels qu’on les décrit traditionnellement :les stratégies d’entreprises ne sont pas à sens unique ; celles des paysémergents ne restent pas passives face à celles de la Triade.

Le rôle de l’Inde dans le système économique mondial grandit. La partde l’Inde dans le commerce international de marchandises, après avoirlongtemps régressé, passe de 0,5% en 1991 à près de 1,5 % en 2005. Enparallèle, l’Inde devient le second exportateur mondial de servicesinformatiques, derrière les États-Unis.

d) Quels effets sociaux ? Des progrès limités (cf. statistiques) :

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- L’essor des classes moyennesLa notion est partout difficile à cerner ; elle donne lieu en Inde aux

estimations les plus contradictoires. Pour la plupart des études, la classe moyenne au sens large rassemble

14 % des foyers. En 2006, on estime que 250 à 300 millions de personnessont capables d’acquérir des biens durables, tels des appareilsélectroménagers.

Ces classes moyennes et supérieures englobent des groupes trèsdifférents. On y rencontre les élites urbaines traditionnelles : fonctionnairesde rang moyen ou élevé et professions libérales, qui furent longtemps ledomaine réservé des castes lettrées ; hommes d’affaires anciens. S’yajoutent dans les métropoles les ingénieurs et informaticiens, lesgestionnaires, juristes et financiers qu’appelle l’essor des NTIC. Dans lemonde rural, la révolution verte a favorisé l’émergence d’une paysannerieaisée qui dispose de surplus confortables et diversifie ses activités : elleajoute au prêt et au commerce des produits agricoles qu’elle pratique depuislongtemps l’industrie agroalimentaire, les transports, voire l’exploitation d’uncinéma…Ses enfants font des études et accèdent aux classes supérieures.Son influence politique grandit à l’échelon local voire régional. Ces« capitalistes à bœuf de trait » (« bullock capitalists », selon l’expression deL.I et S.H. Rudolph) adoptent des modes de vie qui les apparentent auxdominants urbains.

Le pouvoir d’achat de ces groupes ne progresse pas uniquement enraison de l’évolution du revenu moyen mais aussi sous l’effet dechangements de comportements. La réduction du nombre d’enfants et lagénéralisation du travail féminin améliorent le niveau de vie familial : dansplus du tiers des foyers des classes moyennes, l’épouse travaille.L’abaissement du loyer de l’argent permis par les progrès du secteurbancaire (le taux d’intérêt moyen a reculé de 15 à 6-8 % durant ces vingtdernières années) et l’insistante suggestion publicitaire et médiatiqueincitent la jeune génération à rompre avec le comportement prudent desanciennes, convaincues des vertus de l’épargne : elle prend l’habitude devivre à crédit.

De nouveaux marchés progressent à une vitesse fulgurante. De 1995 à2005-2006, les ventes annuelles de voitures passent de 300 000 à 1,1million ; celles de motocyclettes et scooters s’envolent : le quart desménages urbains en est équipé ; il se vend 3 millions de téléphone mobilespar mois. Des lotissements pavillonnaires, souvent clos et engazonnés,apparaissent dans les faubourgs des métropoles : les « colonies ».D’immenses centres commerciaux (les malls) s’y installent et les firmesindiennes multiplient les grandes surfaces de vente (Reliance). Elles veulentdevancer les géants mondiaux de la distribution qui lorgnent vers le marchéindien.

L’entrée dans l’ère de la consommation de masse se signale aussi par ladiffusion accélérée des appareils radio et autres téléviseurs : plus du tiersdes ménages en sont équipés. Ils intègrent l’Inde au « village planétaire ».Les feuilletons des chaînes étrangères diffusées par satellites, leursimitations en hindi, les productions « bollywoodiennes » répandent dans lesfoyers les images de l’univers occidental, en même temps que des modes decomportement qui s’écartent des traditions. On sait l’impact de ces

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messages sur les attentes des habitants, partout à la surface du globe : lamondialisation, avant d’être une réalité, est un horizon nouveau, unbouleversement des représentations, une promesse d’abondance entretenuepar le flot d’images que déversent les « étranges lucarnes ».

Elle modifie, en même temps, hic et nunc, les manières de vivre, le styledes rapports humains. Les « global Indians » adoptent, non sans excèsostentatoire ou imitation servile, de nouveaux styles de vie. Fréquentantmalls et discothèques, fast food ou cyber-cafés, ils voyagent, entretiennentleur corps par le sport ou la fréquentation des instituts de beauté.L’expansion conjuguée à la mondialisation produit ainsi une Inde nouvellequi ressemble, apparemment, à l’Occident. Elle existe, mais reste minoritaireà côté des centaines de millions de déshérités dont l’existence est touteautre.

- Les ménages pauvres (45 millions) et très pauvres (33 millions)forment plus de la moitié de la population.

Au total, une société qui change mais une pauvreté qui reste massive. La mondialisation génère, ce faisant, une immense frustration : le

gouffre entre le vécu et le possible devient tangible. Les progrès, quand ilsexistent, paraissent lents et décevants, toujours en retard d’un espoir. « Lamondialisation ne tient pas ses promesses…elle a, à ce jour, davantagemodifié les attentes des peuples qu’accru leurs capacités d’agir » (D.Cohen,La mondialisation et ses ennemis, Hachette, Pluriel, 2004, p.256).

Cf . La littérature indienne ou le cinéma indien contemporains,chambres d’écho de ces mutations d’une Inde « entre deux mondes »(sociologue Dipankar Gupta).

3. Une société ouverte au monde

a) Le rôle de la diaspora

Les diasporas constituent l’un de ces réseaux qui font la mondialisation.Selon un rapport officiel, la diaspora indienne compte 20 millions depersonnes réparties dans 134 pays : les unes sont des citoyens étrangersd’origine ou de descendance indienne (People of Indian Origins : PIO), lesautres des citoyens indiens résidant à l’étranger pour une duréeindéterminée (Non-Resident Indian : NRI). Cette diaspora joue un rôleimportant dans l’ouverture du pays sur le monde extérieur, tant sur le planéconomique que socioculturel.

- L’émigration indienne n’est pas un fait nouveau. C’est à partir desannées 1830-1840 que l’on assiste à une première vague conséquente.L’abolition de l’esclavage par l’Angleterre, imitée peu après par la France(1848), puis les Pays-Bas, conduit les planteurs de leurs colonies à faireappel à des travailleurs agricoles venus de Chine et d’Inde, les coolies.Pourvus de contrats de travail de cinq ans (indenture system), plus d’unmillion d’Indiens partent vers les colonies britanniques ou françaises desCaraïbes (Guyanes, Jamaïque, Guadeloupe…) ou de l’Océan Indien (îleMaurice, Réunion…). Environ 6 millions d’autres, dans un cadre différent,sont employés sur les plantations de caoutchouc ou de thé de Malaisie,

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Birmanie, Ceylan. En parallèle, mais aussi durant l’entre-deux-guerres, descommerçants, des médecins ou des avocats, des employés del’administration britannique, s’embarquent comme « passagers libres » versles mêmes destinations ou aussi vers l’Amérique du Nord, l’Afrique du Sudou de l’Est. Au total, quelque 28 millions d’Indiens se sont expatriés entre1834 et 1940. Leur contribution au peuplement des territoires de destinationest parfois conséquente.

- Tendances actuelles La phase en cours voit se juxtaposer deux émigrations bien différentes.

Depuis les années 1970, des ouvriers quittent l’Inde pour le Golfe Persique,où le boom suscité par les chocs pétroliers engendre une pénurie d’actifs.Leur sort est peu enviable et les perspectives d’intégration sont nulles : ils nesont que des travailleurs « invités », qui gardent des liens étroits avec leurpays d’origine. Peu auparavant, aux États-Unis, le Hart-Celler Act de 1965abroge les quotas par lesquelles le pays avait cherché depuis 1920-21 àstopper l’immigration non-WASP (blanche, anglo-saxonne et protestante) etla nouvelle politique migratoire favorise l’entrée de travailleurs qualifiés. Lecourant s’est amplifié depuis les années 1980, tant en Amérique du Nordqu’en Europe occidentale. Le passage à des « économies de laconnaissance » requiert de nombreux ingénieurs et informaticiens ; l’Inde enproduit beaucoup et ils sont anglophones. Ils sont nombreux dans la SiliconValley où ils forment une bonne partie des cadres de Microsoft, Dell, Intel…Ladiaspora indo-américaine est bien intégrée : elle affiche un revenu par têtede 60 000 $ par an alors que la moyenne nationale américaine est de 38 000$. On peut lui associer les 74 000 étudiants indiens recensés aux États-Unis :c’est la première communauté d’étudiants étrangers, venus préparer undoctorat en sciences ou un Master in Business Administration (MBA).Beaucoup ont ensuite une expérience professionnelle sur place, au moinsdurant quelques années. Certains créent des start-up : une étude de la DukeUniversity (Caroline du Nord) établit que le quart des 28 000 entreprises dehaute technologie apparues aux États-Unis entre 1995 et 2005 ont pourfondateurs ou principaux dirigeants des immigrés. Or le quart des cesderniers est indien.

- Changement de regard sur la diaspora La vision qu’a l’Inde de ses expatriés a radicalement changé depuis

une dizaine d’années. Ils étaient auparavant mal considérés et déchus deleur nationalité. Ils sont désormais officiellement recensés, ont obtenu ladouble nationalité, un ministère en charge des Indiens d’outre-mer a mêmeété créé en 2004. Plusieurs facteurs interviennent. Les transferts financiersdes émigrés sont conséquents : près de 23 milliards de dollars en 2003-2004 ; cette entrée de devises atténue le déficit commercial ; elle est vitalepour les familles restées sur place (cause majeure du niveau de vie supérieurau Kerala). Le gouvernement nationaliste au pouvoir a intégré les « desi »(ceux du pays) dans sa conception ethnique de la nation tandis que lesassociations de la diaspora financent le mouvement nationaliste. Lesautorités indiennes ont fait leur la vision nouvelle qui voit dans le séjour àl’étranger de diplômés un «brain gain» plutôt qu’un «brain drain» : la« circulation des cerveaux » induit un transfert de connaissances, detechnologies et de capitaux. Nombre des sociétés américaines qui font appel

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à des sous-traitants indiens en matière de services informatiques ont descadres originaires du sous-continent ; ceux-ci soutiennent volontiers l’essordes hautes technologies en Inde, en subventionnant par exemple les Institutsqui les ont formés ou y reviennent pour créer leur société.

- Sur un plan socioculturel, la diaspora est un agent majeur del’internationalisation de l’Inde. Elle entretient des liens étroits avec la mèrepatrie, via la télévision par satellite ou l’Internet. Ses élites culturellesservent d’interface entre leur pays et le reste du monde : hautsfonctionnaires internationaux, universitaires, chercheurs, écrivains ouartistes, ils le font connaître dans les sociétés d’accueil et contribuent dansl’autre sens à ouvrir au changement la société indienne. Ce n’est pas hasardsi les réformateurs les plus convaincus ont souvent été eux-mêmes desexpatriés. L’imaginaire valorise les « desi » qui ont réussi : le retour au paysde celui qui a fait fortune au-delà des mers, ne serait-ce que pour l’acted’allégeance à la famille que reste le choix de l’épouse, inspire maintsscénarios « bollywoodiens ». La littérature interroge les traditions à partir dudécentrement qu’entraîne l’exil.

Les diasporas éduquées présentes dans le monde anglo-saxon facilitentles échanges entre l’Inde et les pays d’accueil constituent aussi des lobbies àl’influence politique non négligeable : tel est le cas aux Etats-Unis, où lacommunauté indienne dispose de relais efficaces aussi bien auprès dupatronat organisé, via l’India-US Business Council, que du Congrès et de laMaison Blanche.

b) Une société civile active

Mais la société civile indienne est également partie prenante d’unetoute autre façon dans les débats de portée planétaire, à travers son densetissu d’organisations qui militent pour un « autre » ordre économique :associations paysannes qui combattent en lien avec des structuresinternationales le libre-échange agricole, les multinationales del’agroalimentaire ou les OGM ; groupes de protection de l’environnement ;mouvements de défense des minorités (la question est planétaire…)…Les 80000 participants rassemblés en 2004 au Forum Social mondial de Mumbaïont attesté de cette forme d’ouverture à l’universel, qui voit, par exemple,les dalits indiens chercher à inscrire leur sort dans le cadre des luttesonusiennes contre les discriminations. La société indienne participe ainsi à lamondialisation à travers sa contribution à la réflexion sur ses impasses, voireses dégâts. Cette globalisation des questions collectives constitue aussi unefacette du processus, et non la moindre.

4. L’outil militaire

Par le nombre de soldats et les armements conventionnels, l’arméeindienne figure au 3ème rang mondial. Cela lui donne une incontestableprééminence en Asie du Sud. Mais les décideurs indiens, politiques etmilitaires, forts de l’essor économique du pays, estiment qu’il a vocation àdominer un « voisinage élargi » qui s’étend de l’Asie centrale au détroit deMalacca. Dans ce cadre, ils jugent nécessaire de le doter d’une capaciténucléaire susceptible d’équilibrer celle de la Chine, seule grande puissance

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nucléaire dans cette zone. C’est sur ce fond, bien plus qu’en relation avec leproblème pakistanais, que s’inscrit le programme nucléaire indien. Il ad’abord conduit le pays à refuser en 1995-96 la prorogation du Traité de non-prolifération (TNP) avant de procéder en mai 1998 à cinq essais nucléairessouterrains près de Pokhran, dans le désert du Rajasthan – en réponse, lePakistan fait de même deux semaines plus tard. Cet acte vaut à l’Inde unecondamnation aussi unanime que de courte durée. Elle est rapidementreconnue par les grands acteurs internationaux comme une « puissanceresponsable », et peut en conséquence moderniser ses forces en cherchant àaméliorer conjointement les missiles terrestres, les bombardiers et sous-marins chargés d’emporter les têtes nucléaires tandis que son programmespatial améliore ses capacités en matière de renseignements stratégiques.Pour ce faire, l’Inde coopère avec les pays disposant de technologiesmilitaires avancées.

Elle développe aussi beaucoup sa marine de guerre, dans l’océanIndien : manœuvres navales communes en 2008 avec l’Afrique du Sud et leBrésil.

Conclusion

Inde des 20 dernières années a modifié profondément son rapport aumonde ; Elle peut mobiliser des leviers d’influence nouveaux . Comment celase traduit-il dans ses orientations diplomatiques ?

Le voir aux trois niveaux distingués en 1996 par le ministre des AffairesÉtrangères indien, Indar Kumar Gujral, distingue trois cercles concentriques :le sous-continent indien, l’Asie dans son ensemble, le monde. La « doctrineGujral » juge que l’Inde doit s’affirmer par étapes à chacune des échellesQu’en est-il ?

II. L’Inde en Asie

A - L’Asie du Sud, une aire d’insécurité

Les Indes britanniques rassemblaient la totalité du sous-continentindien. Londres avait même éprouvé le besoin de conforter l’empire enl’encadrant d’un Afghanistan neutralisé au contact de la Russie des tsars etd’une Birmanie colonisée aux marges de l’Empire chinois. La sécurité desIndes semblait à ce prix. Or le processus d’indépendance a fait éclater cetensemble. Le sous-continent est aujourd’hui fragmenté en sept États. L’Indea hérité de l’essentiel de l’espace et des peuples qui faisaient l’empireanglais – par ailleurs, elle seule maintient vivant son caractère pluraliste. Elle

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est du coup un colosse parmi ses voisins, ce qui complique en vérité sonaction.

Tableau 2 : L’Inde, un géant en Asie du Sud (données 2006 pour la population et le PIB, 2005 pour la défense)

Population(millions

d’habitants)

Superficie(milliers de km2)

PIB (milliards

de $)

Effectifs militaires(en milliers)

et budget de ladéfense en millions

de $ (% du PIB)INDE 1 121,8 3 287 793 1 325

22 000 (2,99 %)

Pakistan 165,8 803 107,3 5703 740 (3,51%)

Bangladesh

1146,6 144 66,2 125785 (1,32 %)

SriLanka

19,9 65 22,8 110564 (2,6 %)

Népal 26 140 7,3 70151 (1,61 %)

Bhoutan 0,9 47 0 ,8 Défense assuméepar l’Inde

Maldives 0,3 0,3 0,8 ND

Sources : P. Boniface, dir., L’année stratégique 2007, IRIS et Dalloz, 2006 etLe Monde, Bilan du monde 2007, janvier 2007.

1. L’Inde est un géant contesté

L’Inde occupe les trois quarts du quasi-continent, tant en superficiequ’en population ou en poids économique. Elle est la seule à disposer d’unefrontière commune avec chacun des six autres pays, alors que ceux-ci n’enont pas entre eux. Elle dispose d’une supériorité militaire que seul lePakistan lui conteste.

Une telle prédominance alimente un double mouvement : tentationd’influence chez les Indiens et inquiétude chez les voisins. Les premiersestiment que leur sécurité dépend non seulement de la non-intrusion d’unepuissance extérieure dans la zone mais aussi de la stabilité des Étatslimitrophes. Les difficultés de ces derniers affectent en effet le territoireindien, en raison de continuités ethniques ou politiques.

- C’est ainsi que la guérilla tamoule qui déchire le Sri Lanka depuis1983 intéresse directement New-Delhi. Les Tamouls constituent une minoritélargement hindoue dans une île majoritairement bouddhiste : leurs ancêtressont venus d’Inde du Sud travailler dans les plantations de l’île à l’ère

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coloniale. Certains, qui s’estiment méprisés par le pouvoir cinghalais ontfondé des groupes activistes armés, qui, à l’instar des Tigres Tamuls,pratiquent le terrorisme et disposent de bases arrières dans le Tamul-Naduindien, où la mouvance régionaliste est puissante, d’où un risque decontagion. L’enlisement du conflit amène l’Inde à intervenir en 1987, parl’envoi d’un corps expéditionnaire chargé en principe d’imposer une trêveentre les deux camps. Ce fut un échec qui conduisit New-Delhi à rapatrierses troupes. Malgré des espoirs d’apaisement en 2005, le conflit n’esttoujours pas réglé à ce jour. Il empoisonne les relations entre l’Inde et le SriLanka, en même temps qu’il hypothèque les chances de progrès de ce pays.

- De même, la guérilla maoïste qui conteste depuis des années lamonarchie népalaise a des liens avec les naxalistes indiens, ce qui a pousséNew-Delhi à faire pression sur le pouvoir de Katmandou pour qu’il négocieavec ses opposants.

- Même le Bangladesh que l’Inde a aidé à naître en 1971 entretient demédiocres relations avec elle : les deux pays peinent à s’accorder sur lepartage des eaux du Gange ; la pression croissante des forces islamistes auBangladesh dissuade Dacca de se rapprocher de l’Inde ; l’afflux dans cepays d’immigrants bangladais chassés par la misère suscite de brutalespoussées de xénophobie que ne manque pas de dénoncer le Bangladesh,tandis que New-Delhi accuse son voisin de soutenir les groupes séparatistesqui s’activent dans les États du Nord-Est.

Dans ces conditions, les voisins de l’Inde sont tentés d’échapper à sonhégémonie, réelle ou supposée, en cherchant un contrepoids extérieur ausous-continent, la Chine au premier chef, ce qui inquiète évidemment New-Delhi.

2. Inde et Pakistan : du « tête-à-tête dramatique » au dialogue

La question majeure est depuis l’indépendance celle des rapports avecle Pakistan. Revendiquée depuis les années 1930 par la Ligue musulmaneanimé par Mohammed Ali Jinnah, la création d’un « Etat des purs »rassemblant les terres à majorité musulmane du Raj britannique fut acceptéela mort dans l’âme par un parti du Congrès qui rêvait pour sa part d’une Indeunie et sécularisée. Elle s’est accompagnée en 1948 d’un bain de sang lorsdes gigantesques transferts de populations qu’impliquait la Partition : plus dedix millions de sikhs, d’hindous, de musulmans dans l’autre sens ont dûfranchir la nouvelle frontière, laissant derrière eux leur terre et, trop souvent,des proches. Ce traumatisme originel n’a jamais été oublié.

D’autant qu’il a tout de suite trouvé à se cristalliser sur la question duCachemire. Ces 200 000 km2 de hautes terres sont peuplés aux trois-quartsde musulmans en 1947 mais une dynastie hindoue y règne. Au moment dela Partition, le maharaja, menacé par des tribus venues du Pakistan,demande le rattachement du Cachemire à l’Inde. Contre lui, ungouvernement dissident se rend maître du nord de la province, qu’occupel’armée pakistanaise tandis que les forces indiennes prennent position ausud. Les deux armées s’affrontent durant plusieurs mois avant qu’un cessez-le-feu négocié sous l’égide de l’ONU n’entérine en 1949 une division de factodu Cachemire contre la promesse, jamais tenue, d’un retrait des troupessuivi d’un référendum d’autodétermination. Depuis, la région reste une

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pomme de discorde entre les deux voisins. Le conflit a rebondi en 1965,1971 et 1999, sans rien modifier : l’Inde en contrôle les deux tiers, avec lafertile vallée de la Jehlum, tandis que le nord-ouest montagneux est rattachéau Pakistan. Dans l’Etat indien du Jammu-Cachemire des mouvements plusou moins radicaux contestent la présence indienne, les uns voulant unCachemire indépendant tandis que d’autres souhaitent le rattachement auPakistan : New-Delhi soupçonne derrière tous la main d’Islamabad.

De 1948 à 1991, les tensions internationales ont aggravé les tensionsentre les deux pays : tandis que le Pakistan était soutenu par Washington,dans le cadre de la stratégie d’ « encerclement » de l’empire continental dessoviets par la mer (le Pentagone s’est aussi appuyé sur lui pour combattre,par guérillas interposées, l’Armée rouge en Afghanistan dans la décennie1980 ; après 2001, il a besoin de sa coopération pour y combattre lestalibans et Al-Qaida). Pakistan soutenu également par Pékin après le schismesino-soviétique de 1960 ? Du coup, l’Inde glissait du non-alignementproclamé à l’origine par le « Père de la Nation », Nehru, à un étroitpartenariat avec Moscou, cultivé surtout par sa fille Indira Gandhi à partir de1971 quand le soutien de l’Inde à l’indépendance du Pakistan orientall’entraîne dans un nouveau conflit contre Islamabad.

La fin en 1991 du conflit Est-Ouest et la priorité accordée depuis 2001par Washington à la lutte contre le terrorisme international créent un climatnouveau qui favorise la détente entre les « frères ennemis » (voir ci après).

« Un dialogue composite » s’engage en 2004 entre les deux pays : ilporte notamment sur la question du Cachemire. Des mesures d’apaisementsont prises : en 2005, la « diplomatie de l’autobus » rend à nouveau possiblela circulation quotidienne entre les deux parties de la province tandis quel’Inde apporte son aide aux victimes du violent séisme qui dévaste l’Azad-Cachemire sous contrôle pakistanais en octobre. Promesse d’unenormalisation ? Beaucoup dépend en vérité de la volonté et de la capacité dupouvoir pakistanais à réduire l’influence des extrémistes qui ont fait duCachemire une base de repli après la chute des talibans et ont intérêt àentretenir la tension avec l’Inde. L’apaisement reste fragile cependant : àl’occasion d’un attentat à Bombay en juillet 2006, des officiels indiensincriminent des groupes terroristes opérant au Cachemire mais basés auPakistan. Idem en novembre 2008 : fusillades et explosions en plusieurspoints de Bombay (dont le prestigieux hôtel Taj) plus de 100 tués.

3. Un espace peu intégré

Au total, l’Inde peine à instaurer des rapports équilibrés avec sesvoisins. L’Asie du Sud reste une source de difficultés de toute nature bienplus qu’un point d’appui. Le médiocre bilan de l’Association de CoopérationRégionale en Asie du Sud (SAARC : South Asia Association for RegionalCooperation) qui réunit depuis 1985 les sept pays de la zone est à l’image desa faible cohésion. L’objectif était d’accélérer le développement par lapromotion des échanges entre voisins. En vérité, la coopération reste minceet l’union douanière prévue initialement pour 1995 reste inachevée ; leséchanges intra-régionaux ne dépassent pas 5 % du commerce extérieur desÉtats membres, contre 38 % dans l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est

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(ASEAN). Les raisons de l’échec sont autant géopolitiques qu’économiques.La faible complémentarité des systèmes productifs, le fait que celui de l’Indeait été longtemps tourné vers le marché domestique freinent les échanges.Mais le progrès de la SAARC est aussi contrarié par les craintes des voisinsde voir l’intégration profiter avant tout au géant indien et par la tensionentre ce dernier et le Pakistan : celle-ci a souvent ajourné les sommetsprévus et brisé les courants commerciaux antérieurs - l’Inde absorbe 1 % desexportations pakistanaises contre 56 % en 1948-49. Du coup, un levierpossible de dynamisme, via les gains de productivité et les économiesd’échelle, fait défaut, pour l’Asie du Sud dans son ensemble.

Sans compter que l’effort de défense qu’impose la défiance nuit auprogrès économique. Le Pakistan qui compte 50 % d’analphabètes et 36 %de moins de 15 ans, consacre 3,2 % de son PIB à l’armement contre 2,3 % àl’éducation : c’est rarement le gage du développement !

On est là devant une situation qui illustre les effets de la géopolitiquesur l’économie.

B - La Chine, partenaire ou adversaire ?

L’Inde de Nehru appelait au « réveil » d’une Asie qu’elle entendaitguider. Mais les impasses du non-alignement et du développementautocentré l’ont marginalisée : par d’autres voies, ce sont le Japon, les« petits dragons » puis la Chine qui sont devenus les pôles structurants ducontinent asiatique, sur le plan économique mais aussi diplomatique. New-Delhi doit surtout composer avec une Chine redevenue « Empire du Milieu ».Les relations sont ambivalentes : réconciliation et essor des échanges depuisune dizaine d’années : certains évoquent une Chindia (comme Japamerica).Qu’en est-il ?

1. De l’affrontement au partenariat

Les rapports sino-indiens se sont réduits à peu de choses après le brefaffrontement de 1962. Les deux pays ont suivi des chemins opposés : unefois fermée la parenthèse du maoïsme flamboyant des années 1960, laChine, tout en continuant à dénoncer le « social-impérialisme » soviétique,s’est tournée vers les États-Unis puis le « socialisme de marché » tandis quel’Inde se rapprochait de Moscou et perpétuait son « brahmano-socialisme »(l’expression est de l’historien français J.-A. Bernard).

Il faut attendre la conversion indienne pour voir la situation changer ; lanormalisation des rapports avec la Chine s’accélère au début du XXIème

siècle. Des officiels chinois multiplient les déplacements en Inde ; en 2003, lePremier ministre nationaliste A.B.Vajpaye se rend à Pékin : les deux payss’engagent à construire un « partenariat global » et de long terme. Ladétente permet l’apaisement des conflits frontaliers : tandis que l’Indereconnaît sans ambiguïté la souveraineté chinoise sur le Tibet, la Chineaccepte l’annexion, déjà ancienne, du Sikkim par l’Inde ; le sort du Nord-Cachemire annexé par la Chine est discuté, les deux pays agissent deconcert au Népal pour mettre fin à la guerre civile…

Le rapprochement se traduit plus encore par l’explosion des échangeséconomiques : le commerce bilatéral bondit de 1 milliard de dollars en 2000

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à 20 milliards en 2006. La Chine est devenue le premier importateur deproduits indiens en Asie : achetant logiciels, acier, produits pharmaceutiques,elle absorbe le dixième de ses ventes. Pékin a chargé en 2004 une entrepriseindienne de former à l’informatique 25 000 étudiants chinois. Mais la Chineest aussi, grâce à ses matériels informatiques ou ses produits deconsommation courants, le premier des fournisseurs de l’Inde en tantqu’État. Les coopérations entre entreprises des deux géants se multiplientdans des pays tiers, en particulier dans le secteur de l’énergie : en 2005, lasociété pétrolière publique indienne ONGC acquiert 20 % du principalgisement iranien, exploré et possédé à 50 % par la compagnie d’Étatchinoise Sinopec ; en 2006, ces deux firmes prennent une participationconjointe dans Omimex, un groupe d’exploration pétrolière colombien ; lesco-entreprises pétrolières concernent aussi le Soudan, l’Iran, la Syrie…

2. Les limites du rapprochement

Doit-on pour autant accréditer l’idée d’une « Chindia » organisant unpaisible condominium sur l’Asie ? Ce serait négliger trois éléments.

a) L’asymétrie des deux puissances n’incite pas New-Delhi à laconfiance.

Tableau 3 : Inde et Chine : géants inégaux (données 2005 saufindication contraire)

INDE CHINEPOPULATIONmillions d’habitants (2006)

taux d’accroissementnaturel (en ‰)% des – de 15 ans

1 121,8

14,2 ‰32,1%

1 311,4

6,1 ‰21,4 %

ÉCONOMIE PIB en milliards de $ (2006)

exportations en milliards de$

793

76,3

2 263,8

593,3

DÉFENSE- effectif global (en millionsde soldats)- budget en milliards de $- avions de combat- sous-marins

1,32522

70016

2,229,52 300

66

Sources : P.Boniface, dir., L’année stratégique 2007, Iris & Dalloz, 2006 et LeMonde, Bilan du monde 2007.

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L’économie chinoise pèse près du triple du PIB indien, elle exporteprès de 8 fois plus et le partenaire indien reste pour elle secondaire ; la Chineest une grande puissance reconnue, membre permanent du Conseil desécurité de l’ONU ; ses missiles à tête nucléaire basés au Tibet peuventatteindre en quelques minutes la plaine du Gange, cœur politique,symbolique et démographique de l’Inde, tandis que New-Delhi ne disposepas pour l’heure de missiles à longue portée susceptibles de détruire Pékin.

b) Les Indiens, qui gardent un cuisant souvenir de l’agression subie en1962, s’inquiètent des

menées chinoises en Asie méridionale. Si elle refuse de le soutenir sur laquestion du Cachemire, la Chine reste cependant l’indéfectible allié duPakistan : après une brève visite à New-Delhi en novembre 2006, leprésident Hu Jintao se rend à Islamabad et signe avec Pervez Musharraf unaccord de libre-échange mais aussi de coopération nucléaire. Pékin aentrepris de moderniser sa flotte de guerre se donne les moyens de laprojeter dans l’océan Indien en supervisant la construction de ports enBirmanie (Kyaukpyu), au Pakistan (Gwadar) et au Sri Lanka (Hambantoa), cequi heurte de plein fouet les ambitions indiennes. New-Delhi s’alarme del’influence chinoise à sa porte. L’enjeu birman est jugé si décisif que l’Inde a choisi de normaliser en1993 ses relations avec la junte militaire au pouvoir, abandonnant le soutienapporté jusque-là à l’opposition démocratique incarnée par Aung San SuuKyi. Il s’agit pour elle tout à la fois de priver les groupes armés du nord-estde leurs bases arrières situées en territoire birman, de renforcer les liensavec l’Asie du sud-est, d’élargir son accès aux hydrocarbures birmans et decontenir la Chine, qui s’intéresse aussi à cette ressource et entretient depuistoujours d’excellentes relations avec les généraux birmans, qui lui ont mêmeconcédé le droit d’entretenir des stations de renseignements sur plusieursîles de la mer d’Andaman.

c) La rivalité sino-indienne prendra rapidement un touréconomique. Les deux pays sont actuellement complémentaires : ensimplifiant, l’un produit des logiciels, l’autre assemble des ordinateurs. L’unest laboratoire du monde, l’autre son usine (cliché simplificateur). Mais l’Indedevra nécessairement développer des industries de masse : textile, jouet,activités d’assemblage… Elle rencontrera, ce faisant, la concurrencechinoise, qui a misé sur ce créneau. À l’inverse, la Chine montera en gamme,et ne négligera pas l’économie de l’immatériel : elle se donne déjà lesmoyens d’y réussir, à travers l’énorme effort consenti en faveur de larecherche et de l’enseignement supérieur. Ses entreprises viendront doncchasser sur les terres des concurrentes indiennes. La rivalité pour accéderaux gisements d’hydrocarbures que l’on observe actuellement en Birmanieou ailleurs s’aiguisera au fur et à mesure que s’accroîtra la dépendanceénergétique des deux géants (études de J.-F.Huchet, économiste françaisspécialisé sur l’Asie).

C - L’Asie orientale

Une double perspective là aussi : économique et diplomatique.

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1. Intérêts économiques

En même temps qu’il libéralise l’économie, le gouvernement NarasimhaRao lance en 1991 la politique du « regard vers l’Est » qui consiste àrapprocher l’Inde de l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN).Cette structure, fondée en 1967 pour contenir le communisme en Asie, semétamorphose à cette époque en entente commerciale (l’admission du Viêt-nam en 1995 illustre cette mue, qui débouche sur le projet d’édifier une zonede libre-échange asiatique : l’AFTA). Les économies et leur intégration onteffectivement progressé, malgré la crise de 1997-1998. L’Inde y voit unmoyen d’échapper à « l’enfermement » dans le sous-continent, de se lier àune zone dynamique et offrant les marchés, les sources d’énergie et lesmatières premières dont son industrie a besoin. Les liens qu’elle a tissésdepuis une dizaine d’années avec l’ASEAN ont débouché sur l’institution derencontres régulières entre les deux parties et sur sa participation aupremier sommet de l’Asie orientale en 2005 ; les autorités indiennes signentdes traités commerciaux bilatéraux et un accord de coopération économiqueavec Singapour. Elles investissent dans la construction de routes vers laThaïlande à travers la Birmanie. Elles promeuvent la coopération entre lesmembres de l’association BIMST-EC (Bangladesh, India, Myanmar, Sri Lanka,Thaïland - Economic Cooperation), née en 1997. Ces démarches sontsoutenues par la présence de nombreux cadres indiens : près de troismillions d’Indiens au Myanmar, deux millions en Malaisie qui manqued’informaticiens et cherche à attirer les diplômés indiens, tout commeSingapour.

2…et considérations stratégiques

Mais l’Inde a aussi dans la région des visées stratégiques, qui renvoientaux relations avec la Chine. Elle a confirmé ses intentions à l’occasion du raz-de-marée du 26 décembre 2004. Elle-même affectée, elle a non seulementrefusé toute aide étrangère mais apporté son concours à tous les paystouchés, des Maldives à la Thaïlande par une « diplomatie du tsunami » (C.Raja Mohan) qui a mobilisé sa marine de guerre et des aides financièresconséquentes. New-Delhi intensifie les échanges militaires et navals avecles pays qu’inquiète la montée en puissance de Pékin, en premier lieul’Indonésie, le Viêt-nam et le Japon.

L’archipel nippon est non seulement le premier pourvoyeur d’aidepublique à l’Inde mais aussi une de ses principales sources d’IDE. S’il resteun partenaire commercial modeste, il constitue un point d’appui pourcontenir la Chine et forme avec l’Inde elle-même, l’Allemagne et le Brésil leGroupe des Quatre pays qui entendent devenir membres permanents duConseil de Sécurité de l’ONU.

D - Le reste du continent : du pétrole et des armes (Asie centrale,monde russe, Moyen-Orient)

En revanche, c’est avant tout dans une perspective économique quel’Asie centrale et le Moyen-Orient intéressent l’Inde. Ces régions lui

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fournissent plus de 70 % des hydrocarbures qu’elle importe. Les lienscommerciaux avec les pays du Golfe Persique sont étroits depuis longtemps :il fut un temps où leurs marchands utilisaient la roupie. Aujourd’hui, ils luilivrent pétrole et gaz naturel et lui achètent en retour produits intermédiaireset bijoux, dont raffolent les riches familles de Doha ou Dubaï : les ÉmiratsArabes Unis sont un client de premier ordre pour l’Inde. Par ailleurs, les plusde trois millions d’Indiens qui travaillent dans les pays du Golfe apportentd’appréciables revenus de transfert, notamment au Kerala d’où ils viennentpour moitié.

Il est trois pays dans la région avec lesquels les relations sont plusdenses mais tributaires du contexte mondial. - Dans le prolongement de l’amitié indo-soviétique, la Russie reste unpoint d’appui non négligeable. Un sommet annuel réunit depuis 2000 leschefs d’État russe et indien : les deux pays s’alarment tous deux des menéesislamistes en Asie ; Moscou vend à l’Inde non seulement des hydrocarburesmais aussi les avions de combat les plus récents et des technologiessensibles à la jonction du civil et du militaire, pour ses centrales nucléaires etses missiles. Le lien avec Moscou a cependant perdu de son importance.L’Inde ne réalise plus que 1 % de son commerce extérieur avec la Russie,elle rechigne à participer au « triangle stratégique » que celle-ci voudraitorganiser avec elle et la Chine : l’Inde n’a qu’un statut d’associée àl’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) animée par la Russie et laChine en vue de stabiliser la zone, très prometteuse sur le plan pétrolier, etd’en écarter Washington, fort actif depuis 2001 (y compris à travers desbases militaires). - L’Iran est aussi un partenaire à part. L’Inde est attirée par sesressources énergétiques, lui vend des équipements militaires et coopèreavec Téhéran pour aider à la reconstruction de l’Afghanistan d’Amid Karzaï.Mais elle est exposée aux fortes pressions internationales qui visent à isolerla République islamique : après un intense débat intérieur, New-Delhi afinalement fait cause commune en 2005 avec les Occidentaux sur le dossierdu nucléaire iranien. De toute évidence, la relation avec Téhéran suppose laneutralité américaine. - Est-ce une interférence analogue qui a conduit l’Inde à réviser sonattitude à l’égard d’Israël ? Après avoir établi des liens diplomatiquestardivement (en 1992), elle apporte depuis quelques années un appui sansambiguïté aux gouvernements israéliens, rompant avec son soutientraditionnel au monde arabe et à la cause palestinienne : les nationalisteshindous au pouvoir évoquaient une coalition de Tel-Aviv, Washington et New-Delhi contre le terrorisme islamiste. Cette orientation est minorée par legouvernement de M. Singh, qui préserve néanmoins d’excellentes relationsavec l’État hébreu. C’est le second pourvoyeur d’armes de l’Inde, derrière laRussie, et la collaboration entre les armées et services de renseignementsest étroite.

III - Une puissance mondiale

A- Les Etats-Unis, un partenaire devenu essentiel

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Les Etats-Unis furent longtemps très mal vus par les milieux dirigeantsindiens : impérialistes, soutien du Pakistan… Complet retournement depuisune dizaine d’années. La tournée qu’effectue en Asie du Sud en mars 2000le président Bill Clinton marque un double revirement : deux ans seulementaprès leur condamnation des essais nucléaires de Pokhrat, les États-Unis serapprochent de l’Inde ; celle-ci s’empresse de saisir l’offre : six moisseulement après cette visite, le Premier ministre A.B. Vajpayee se rend àWashington. Depuis, les rencontres au plus haut niveau se multiplient.

1. Les mobiles

Parmi les raisons qui président de part et d’autre au revirementdiplomatique, les calculs stratégiques sont essentiels.

Côté indien, les nationalistes préconisent depuis longtemps lerapprochement avec l’Amérique : ils considèrent que le non-alignementdégradé en philosoviétisme et le multilatéralisme prônés par le Congrès ontmarginalisé le pays sur la scène mondiale. Toutes tendances confondues, laclasse politique indienne attend deux choses des États-Unis : qu’ils fassentpression sur le Pakistan pour qu’il mette fin aux agissements des groupesislamistes basés sur son sol et qu’ils fassent entériner par la communautéinternationale le statut de puissance nucléaire de l’Inde.

Pour leur part, les États-Unis se convainquent qu’il leur faut trouver uncontrepoids à une Chine aux ambitions décuplées par son insolenteprospérité, d’autant que la disparition en 1991 de la menace soviétique sursa frontière nord la laisse sans rival à sa mesure en Asie ; peut-être influencépar Huntington qui évoque la menace d’une coalition contre l’Occident descivilisations musulmane et chinoise, le Pentagone évoque désormaisouvertement « la menace chinoise » (Report on China’s Military Strength,publié en 2005). « L’Inde qui brille », méfiante à l’égard de Pékin, aspirant àun rôle mondial et dotée de capacités militaires conséquentes, peut tenir cerôle de contrepoids, mieux qu’un Japon soumis à une stricte limitation de soneffort de défense et dont la population est majoritairement pacifiste depuisHiroshima.

La convergence stratégique entre les deux pays s’affirme d’autantmieux qu’elle peut mobiliser une vaste gamme d’affinités. Les États-Unissont depuis longtemps un partenaire commercial de premier plan pourl’Inde : elle leur adresse près du cinquième de ses exportations, pourcentagequi augmente après avoir décru dans les décennies 1960-70. La nouveautéde la période post-1991 est l’essor des flux de capitaux entre les deux pays :les firmes multinationales états-uniennes sont très présentes sur le marchéindien tandis que les grands groupes indiens multiplient ces dernièresannées les acquisitions en Amérique.

Les dirigeants exaltent volontiers les sentiments nouveaux de proximitéentre les sociétés. L’anti-américanisme qui s’exprimait haut et fort dansl’Inde des Nehru-Gandhi n’a pas disparu : une partie de l’intelligentsia et dela classe politique lui reste fidèle. Mais dans l’opinion il a laissé place à unelarge fascination pour le mode de vie américain. Les médias et le cinémaindiens l’entretiennent en célébrant la réussite d’une diaspora bien intégréeaux États-Unis. Bien des membres des classes dirigeantes, qui ont suivi desétudes dans ce pays ou sont liés à cette diaspora, partagent cette empathie,

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que favorise l’usage commun de l’anglais. Les commentateurs mettent enavant un égal attachement à l’idéal démocratique et soulignent que les deuxsociétés sont apparentées par la diversité ethnique, culturelle, religieuse.Cette diversité résulte de processus très différents dans les deux pays, maisle fait est que ce trait rapproche les deux peuples : ce sont des mondes alorsque la Chine, le Japon ou les vieilles nations européennes, sont beaucoupplus homogènes. Cette « extraordinaire aptitude à cumuler les différences età vivre avec elles » (S. Khilnani) est commune aux deux pays et crée sansdoute un sentiment de connivence en même temps qu’elle les disposed’égale façon à accueillir la mondialisation.

2. Un « partenariat stratégique »

La menace islamiste à l’échelle mondiale a accéléré le rapprochement.Dès lors qu’elle donne priorité à la lutte contre cet adversaire,l’administration Bush accorde à l’Inde, également exposée, une attentionprivilégiée.

La Maison Blanche considère désormais avec circonspection un Pakistanallié de la Chine et soupçonné de contribuer à la prolifération nucléaire, versla Corée du Nord ou l’Iran. Il est en outre un « État d’insécurité », souventaux mains des militaires (tel fut le cas de 1999 à 2008 après le coup d’Étatdu général Pervez Moucharraf), avec une bonne partie de l’opinion, ainsi quedes secteurs entiers de l’armée, gagnés aux thèses islamistes. Du coup,l’Inde, exposée elle aussi au risque islamiste, devient un partenaireintéressant. Washington va donc insister auprès du Pakistan pour qu’ilengage le dialogue avec son rival. New-Delhi, qui donne priorité à l’économieet souhaite figer la situation au Cachemire, y trouve intérêt.

Celle-ci se traduit spectaculairement en 2005-2006 par la signature denombreux accords de coopération bilatéraux en matière d’investissement,de santé, d’agriculture, mais avant tout de nucléaire. L’Inde se voitreconnaître le droit de développer son parc nucléaire, avec possibilitéexplicite de consacrer certaines centrales à des applications militaires,moyennant acceptation des visites de contrôle de l’Agence Internationalepour l’Énergie Atomique (AEIA) dans les autres, que Washington s’engage àalimenter à perpétuité en uranium. Quoique dérogeant au traité de non-prolifération, la filière atomique indienne acquiert ainsi une reconnaissanceinternationale et peut bénéficier de transferts de technologies interditsauparavant.

Auprès d’un Congrès réticent, la Maison Blanche justifie le traitement defaveur accordé à l’Inde par un double impératif : équilibrer la Chine etaccroître son indépendance énergétique pour réduire ses appels au marchémondial des hydrocarbures dans les décennies à venir – ce qui estévidemment l’intérêt de l’Amérique, comme de tout l’Occident, inquiets de lapénurie annoncée d’ « or noir ». Les deux motifs sont puissants ; ils fondentun « partenariat stratégique » qu’on peut croire durable. Ce qui ne veut pasdire qu’il soit dépourvu d’arrière-pensées : New-Delhi ne souhaite pass’enfermer dans un tête-à-tête indo-américain et Washington n’entend pasprécipiter l’accession d’une Inde souvent incommode, à l’OMC par exemple,au rang de grande puissance.

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B - Des liens moins denses avec l’Union européenne

Face au nouvel axe Washington-New-Delhi, le partenariat stratégiqueprojeté en 2004 entre l’Inde et l’Union européenne (UE) fait pâle figure. Unsommet annuel réunit certes les deux parties depuis l’an 2000. L’Europe est,comme entité économique, le premier partenaire économique de l’Inde : en2004-2005, l’UE à Quinze absorbait 21 % de ses ventes et lui fournissait 17,3% de ses achats. Mais, outre que la part de l’Europe dans le commerce indien alégèrement diminué ces dernières années, l’Inde ne représente pasglobalement un partenaire de premier plan pour l’UE : elle ne lui adresse que0,3 % de ses IDE. Les échanges sont en outre largement polarisés par leRoyaume-Uni. En matière de commerce aussi bien que d’IDE, les entreprisesbritanniques se taillent la part du lion : l’agence de presse Reuters, le géantde la distribution Tesco, la banque HSBC, la compagnie d’assurances Aviva ettant d’autres ont massivement délocalisé vers l’Inde ces dernières années…Comme dans le cas états-unien, la possibilité de recourir à une main d’œuvreanglophone est un argument de choix. À l’inverse, Allemagne exceptée, laplupart des pays européens n’entretiennent que de modestes relations avecl’Inde. Plus encore, les liens économiques restent sans répondant politique. Icicomme en d’autres circonstances, l’Union, cinquante ans après les traités deRome, a toujours le plus grand mal à parler d’une seule voix. Elle privilégie,ce faisant, le rappel de principes et une défense du statu quo : c’est le pluspetit dénominateur commun. Les autorités indiennes apprécientmodérément les reproches que leur adresse Bruxelles sur les manquementsaux droits de l’homme au Cachemire et ne s’effraient pas de la remise encause de l’ordre international, l’état de chose actuel ne leur convenantguère. C’est ainsi que l’Inde est moins critique que l’Europe – ou plusexactement de la fraction de l’Europe entraînée par Paris et Berlin – sur lapolitique américaine de « démocratisation musclée » d’un « grand Moyen-Orient » s’étendant, vu de Washington, du Maroc au Pakistan. Ce n’est qu’auterme de longs débats dans l’opinion et au Parlement que le pays acondamné l’intervention américano-anglaise en Irak en 2003 et refusé d’yprendre part.

Une relation Nord - Sud : la France et l’Inde

La France a une relation à éclipses avec l’Inde. Celle des rois s’y estintéressée sans esprit de suite : après que Colbert ait créé en 1664 laCompagnie des Indes orientales, les « Messieurs de Saint-Malo » se lancentdans le commerce avec « les Indes ». Quelques centaines de Françaisfondent des comptoirs, deviennent médecins ou conseillers des princeslocaux, bâtissent des palais, évangélisent... L’aventure tourne court : Dupleixqui avait établi la prépondérance française sur le Deccan est désavoué, lestroupes françaises sont vaincues par celles de Sa Gracieuse Majesté, biendécidée à étendre l’influence anglaise en Orient. Après quelques vicissitudes,la France, plus terrienne que maritime, ne conserve que cinq comptoirs,transférés à l’Inde en 1954. Le passé français subsiste aujourd’hui à

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Pondichéry, « fenêtre culturelle de l’Inde vers la France » (Nehru) : desbâtiments y évoquent le souvenir de la Troisième République, quelquesmilliers d’habitants y sont de nationalité française. Les Pondichériensconstituent une bonne partie de la maigre colonie indienne installée enFrance : autour de 100 000 personnes, concentrées à Paris, dans la modeste« Little India » du quartier de La Chapelle. Nos établissements d’enseignement supérieur n’attirent pas davantage desétudiants indiens prompts, pourtant, à s’expatrier : en 2005, plus de 100 000se trouvent à l’étranger, mais 1 200 seulement en France contre 15 000 auRoyaume-Uni, 5 000 en Allemagne... Rares sont les grandes écoles qui onttissé des liens étroits avec l’Inde : l’INSEAD de Fontainebleau, l’Ecole desmines de Paris, l’ESSEC…Ces contacts humains réduits sont à l’image des relations économiques :l’Inde n’absorbe que 0,5 % des exportations françaises ; alors que notre paysest le 5ème exportateur mondial, la part de marché des quelques 3 000entreprises françaises vendant en Inde est de 1,7 %. C’est du même ordreque dans l’ensemble de l’Asie, 1,5 % : une présence étriquée dans l’Asieémergente qui pénalise lourdement notre commerce extérieur. La Francevend surtout des Airbus et des armements, elle achète, pour près de lamoitié, des articles textiles, puis des produits chimiques et sidérurgiques :l’éventail reste étroit. Les investissements français sont tout aussi faibles :avec moins de 3 % du total des IDE en Inde, ils viennent au 7ème rang. Entre270 et 350 entreprises françaises sont implantées en Inde, un chiffrerestreint, qui tend à augmenter. On y trouve les grands groupes du CAC 40 :Saint-Gobain, les ciments Lafarge, les parfums et cosmétiques l’Oréal ;Danone est le premier biscuitier du pays ; Accor a signé avec un groupe localpour lancer des hôtels pour hommes d’affaires, type Ibis…À côté de cesfirmes qui entendent avant tout produire en Inde pour vendre sur le marchélocal, d’autres s’y installent pour tirer parti des ressources indiennes enpersonnel qualifié dans les NTIC : Axa, Société Générale, Cap Gemini quigère à partir de Bangalore le réseau informatique de TXU, la premièrecompagnie électrique du Texas… Mais beaucoup de firmes hésitent : manquede cadres vraiment anglophones ; complexité du marché indien,particulièrement déroutant pour un esprit cartésien et voltairien ; faiblepropension au « grand large » du capitalisme hexagonal converti à l’Europepar la volonté des politiques mais peu enclin à regarder au-delà ? Le décalage est flagrant avec des relations politiques qui se sont étofféesces dernières années : lancement d’un partenariat stratégique en 1998,venue du Premier ministre indien à Paris en 2005, visites des présidentsfrançais en Inde en Inde en 2006 et 2007. L’intérêt français pour l’Indes’affirme également sur le terrain culturel : les traductions d’auteurs indiensse multiplient, le centre Beaubourg a organisé en 2004 une vasterétrospective du cinéma indien, la manifestation Lille 3 000 a célébréBombay, le salon du Livre de Paris met l’Inde à l’honneur en 2007 ; la Francedispose de centres de recherche renommés sur l’Inde, tels le CERI, le CEIAS àl’EHESS, l’INALCO. Notre relation à l’Inde, un miroir du « génie français » : lapolitique et la culture avant le commerce ?

C - L’Inde et le monde en développement

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L’Inde de Nehru se voulait championne du monde pauvre. Où en est-onaujourd’hui ? Les liens restent étroits avec le reste de l’Asie (supra). Maisaussi avec l’Afrique.

Une relation Sud-Sud : l’Inde et l’Afrique

L’Inde a toujours entretenu d’étroites relations avec l’Afrique orientale etaustrale. Ses marchands y étaient très actifs avant la colonisation, près dedeux millions de personnes d’origine indienne y sont installées, l’usagecommun de la langue anglaise facilite les contacts avec des pays tels que leKenya, l’Ouganda, le Zimbabwe. Elle fut en pointe dans les campagnesinternationales contre l’apartheid en Afrique du Sud et des dirigeants telsque Nkrumah au Ghana et Nyerere en Tanzanie s’inspirèrent des principes denon-violence défendus par Gandhi pour mener leur combat pourl’indépendance. Puis, confrontée à ses difficultés économiques etinternationales (tensions avec le Pakistan, échec du non-alignement), l’Indevit son influence s’affaiblir : le commerce avec l’Afrique sub-sahariennereprésente aujourd’hui moins de 4 % de ses échanges extérieurs.Il a cependant presque doublé de volume entre 2000 et 2004. Les liens sesont resserrés notamment avec l’Afrique du Sud qui absorbe le quart desexportations indiennes vers le continent noir et lui fournit des quantitéscroissantes d’uranium. Cela dit, les grandes firmes indiennes multiplient lesimplantations dans toute l’Afrique : Tata Motors est présent en Afrique duSud ; Ranbaxy a construit des usines en Zambie, à l’ile Maurice, au Nigeria etmême en Côte-d’Ivoire. L’Afrique occidentale devient en effet à son tour unchamp d’expansion. Si les liens avec le Ghana qui fut le champion dupanafricanisme sont anciens, la percée dans l’ancien « pré carré » françaisest aussi récente que spectaculaire : l’Inde est devenue le premier client duSénégal ; depuis 2004, elle fait bénéficier huit pays d’Afrique de l’ouest decrédits, d’aides et de transferts de technologies. Deux motifs inspirent la « nouvelle diplomatie » indienne, les mêmes enAfrique qu’en Asie ou en Amérique latine : le pétrole et la volonté de peser àl’échelle planétaire. Ici comme ailleurs, l’Inde rencontre une Chine qui est àla fois partenaire et rivale. Le besoin croissant d’ « or noir » conduit àmultiplier les investissements sur un continent qui fournit à l’Inde 20 % deson pétrole importé. Ses firmes publiques s’associent aux campagnes deprospection en Afrique orientale comme dans le golfe de Guinée, sontprésentes en Libye aussi bien qu’en Côte-d’Ivoire. Au Soudan, dans leconsortium chargé d’exploiter les riches gisements locaux, la sociéténationale Oil and Natural Gas Corporation (ONGC) a racheté les parts de lafirme Talisman, contrainte au départ par les critiques d’organisations nord-américaines défendant les populations du Darfour ; elle est associée, àhauteur de 25 % du capital, au chinois CNPC (China National PetroleumCorporation), qui en détient 40 % et à la société de Malaisie Petronas (30% ). L’Inde entend également s’appuyer sur l’Afrique noire pour améliorer sespositions sur la scène mondiale. Elle y conforte son image de puissanceresponsable. Soucieuse de se distinguer de Pékin, elle cultive la dimensionéquitable de son partenariat avec les pays africains. Jouant de ses avantagesen la matière, elle favorise par exemple le transfert de technologies de

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l’information : elle a participé à l’aménagement en Côte d’Ivoire d’un centrebaptisé « Kofi Annan », qui vise à les développer en Afrique occidentale ; unefirme indienne est à l’origine du projet SofComp de construction d’unordinateur bon marché pour les pays du Sud. L’Inde apporte une fortecontribution aux opérations onusiennes de maintien de la paix sur lecontinent noir : plus de 8 000 « casques bleus » indiens sont présents auCongo, au Burundi, au Soudan, en Érythrée (ils forment les contingents lesplus nombreux dans ces deux derniers pays). New-Delhi compte sur l’appuides pays africains pour obtenir le statut de membre permanent du Conseilde sécurité des Nations unies : deux des six nouveaux sièges permanentsqu’elle exige leur seraient réservés, en échange. Il n’est pas certain que l’intérêt nouveau manifesté par l’Inde et la Chine àl’Afrique soit pour elle une bonne nouvelle. Les deux géants asiatiquess’intéressent avant tout à ses sources d’énergie et à ses matières premières,ce qui risque d’aggraver la « malédiction » dont souffre depuis deux sièclesce continent : ses produits bruts attisent les convoitises des puissances et lesconflits locaux ; la rente qu’ils en tirent conforte les régimes autocratiques etfavorise la corruption. Du moins est-il évident que l’Occident n’est plus seul àmener le jeu : les sociétés françaises, en Afrique du nord et de l’ouest,enregistrent coup sur coup la concurrence chinoise, en matière deconstruction par exemple, puis indienne, au Sénégal, en Côte-d’Ivoire, àMadagascar... L’Afrique est un bon miroir du nouvel ordre mondial qui sedessine sous nos yeux : les rapports Sud-Sud compliquent l’axe Nord-Sud, silongtemps dominant.

Source : F. Lafargue, «L’Inde : une puissance africaine », Défense nationaleet sécurité collective, n° 1, Stratégies africaines, janvier 2007.

Liens nouveaux aussi avec le Brésil : entente Afrique du Sud, Inde,Brésil (IBAS)

D - Le multilatéralisme préservé

En dépit de sa conversion au réalisme diplomatique, l’Inde n’a pasrenoncé à promouvoir un ordre multipolaire dans lequel elle-même et lespays pauvres auraient une meilleure place. Elle y travaille en densifiant sesrelations avec les puissances émergentes du Sud et en participantactivement aux grandes organisations internationales.

Son attachement de la première heure à l’Organisation des nations

unies – elle en fut membre fondateur dès 1945, avant même sonindépendance – ne se dément pas. L’ONU concilie les deux passions quianiment les Indiens : la fierté nationale et l’universalisme. Gandhi déclarait :« Je veux penser en termes de monde comme un tout. Mon patriotismeintègre le bien de l’humanité en général ». Un universalisme qui est ensomme la projection à l’échelle de la planète de la Babel qu’est l’Inde : quoid’étonnant à ce que ses hauts fonctionnaires s’y sentent à l’aise et soientnombreux à y travailler ? Ses soldats participent régulièrement auxopérations de maintien de la paix : Afrique, Liban… Le pays, les médiasfaisant chorus aux officiels, demande avec insistance depuis la fin de la

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guerre froide un élargissement du Conseil de sécurité : pour le rendre plusreprésentatif de la communauté internationale, New-Delhi souhaite lanomination de seize nouveaux membres, dont six permanents. Les cinqmembres permanents actuels ont exprimé un soutien de principe à lacandidature indienne, mais sans droit de veto. En revanche, la liste desautres nouveaux entrants ne fait pas consensus – en particulier parce que leJapon est rejeté par la Chine, peu désireuse, de toute façon, de voir entrer unautre pays asiatique, quel qu’il soit, dans le cercle restreint des membrespermanents. Ce qui bloque pour l’instant toute évolution, au grand damd’une Inde en quête de reconnaissance.

Elle obtient cependant des résultats sur le terrain de la« gouvernance» de l’économie mondialisée. Membre fondateur del’Organisation mondiale du commerce (OMC), elle a poussé à la création duG20 lors de la conférence de Cancun, en 2003, devenant ainsi, encompagnie du Brésil, un des champions du Sud dans le combat pour uncommerce international plus équitable. Elle a joué à ce titre un rôle-clé dansla mise au point de l’accord-cadre de juillet 2004 qui prévoit l’éliminationcomplète des subventions agricoles à l’exportation pratiquées par les États-Unis et l’Union européenne ainsi qu’une ouverture asymétrique des marchésagricoles des pays en développement, de manière à laisser le temps à leursexploitants de s’adapter à la nouvelle donne. C’est là un succès pour lemonde pauvre en général, même si la mise en œuvre de cet accord susciteinterrogations et résistances, y compris en Inde. D’autant qu’il implique encontrepartie l’ouverture du marché indien aux produits industriels et auxservices vendus par les entreprises du Nord, ainsi que l’acceptation desrègles du libre-échange en matière de propriété intellectuelle : New-Delhi afait à cet égard une concession de taille en alignant en 2005 sa législationrelative aux brevets pharmaceutiques sur les normes internationales.

Conclusion

Les ambitions de l’Inde sont stimulées et modifiées par sa prospériténouvelle et le bouleversement de la scène diplomatique asiatique etmondiale. Elle entend tout d’abord garantir sa sécurité, ce qui suppose lanormalisation des relations avec ses proches voisins, dont la Chine. Au-delà,la stratégie sépare mal la géo-économie de la géopolitique. Il importe tout àla fois de bénéficier pleinement des opportunités de marchés, en Asie dusud-est comme dans la Triade, tout en garantissant l’accès aux ressourcesstratégiques : les armes, le pétrole, les technologies avancées, les capitaux.Cela passe de plus en plus par Washington ou ses alliés. L’Amérique est plusencore essentielle pour obtenir la reconnaissance internationale dont rêvel’Inde. Mais New-Delhi ne souhaite pas pour autant s’enfermer dans le rôlede contrepoids à la Chine que veulent lui voir jouer les États-Unis. Elle n’apas répudié le multilatéralisme et fait entendre sa voix dans les enceintesinternationales. Elle nourrit sans doute d’autres ambitions, au-delà de cela.

Quelles perspectives ?

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« Pourquoi le XXIème siècle sera indien », tel est le sous-titre que lediplomate et essayiste indien Pawan K. Varma donne au livre iconoclastedans lequel il entend expliquer aux Occidentaux les attitudes de sescompatriotes (Le défi indien, Actes Sud, 2005). Il faut bien entendu faire lapart de la fibre patriotique dans une telle prophétie – celle, aussi, de lastratégie éditoriale. Peut-on imaginer ce que sera demain le poids de l’Indedans notre monde ? Quels scénarios ? Quels ressorts ?

Comme dans le Japon d’après 1945, ou la Chine d’aujourd’hui, àl’arrière-plan du décollage indien, la volonté collective de revanche surl’Histoire se combine à de puissants ressorts individuels. Pavan K. Varmarappelle que « pour la grande majorité des Indiens, la vie est un défiquotidien. Même pour une famille de la classe moyenne, presque rien ne vade soi ». Les mille difficultés pratiques sont éprouvantes, certes, maisdéveloppent chez ceux qu’elles n’écrasent pas les qualités cardinales quifont la réussite : la ténacité et l’énergie. D’autant que des opportunitésnouvelles attisent le désir d’améliorer son sort : l’optimisme, troisièmeingrédient nécessaire au progrès.

L’essor indien tire également parti des aptitudes d’une socio-culture.

État-civilisation et élites cosmopolites, vieille tradition marchande,démocratie compensant, au moins partiellement, la pesante hiérarchie descastes, société de débats : l’Inde est douée pour l’échange. Le modèlenehruiste bridait ces dispositions : il a construit une « puissance pauvre » àl’influence finalement limitée. Le nouveau cours décidé en 1991 produitd’heureux effets : l’économie progresse, le pays retrouve un prestige perdu.

L’Inde représentait il y a trois siècles, vers 1700, 24 % du PIB mondial(A. Maddison, L’économie mondiale, statistiques historiques, OCDE, 2003).Cela faisait d’elle un ensemble économique équivalent à la Chine et àl’Europe occidentale (22 % chacune) et son poids économique équilibrait sapopulation : 27 % de l’humanité. Au seuil du XXIème siècle, elle pèse 17 % dela population mondiale mais seulement 5 % du PIB, en parité de pouvoird’achat, alors que l’Europe occidentale en représente respectivement 6 et 20%. L’essor récent des géants asiatiques est loin d’annuler la « dérive descontinents » qu’a provoquée l’industrialisation. Pour peu que les dynamiquesde rattrapage se confirment, hypothèse raisonnable, elles fermeraient unelongue parenthèse de plus de trois siècles d’hégémonie occidentale. Ce seralent, de toute manière, mais le monde est en train de changer sinon «debase », comme l’espéraient les révolutionnaires du XIXème siècle, du moinsd’axe. Les pays émergents représentent plus de 40 % des exportations et 50% de la richesse mondiale, si on l’évalue en parité de pouvoir d’achat. EnAfrique, en Asie, en Amérique latine, les dynamiques Sud-Sud concurrencentde plus en plus les rapports Nord-Sud. Le monde qu’avaient inauguré lesGrandes Découvertes des XVème-XVIème siècles change de visage sous nosyeux. La Chine est évidemment un acteur majeur de ce changement. Onaurait tort toutefois de négliger l’Inde, qui s’impose aussi.

« Le bouleversement indien nous concerne tous », explique J.-L. Racine.

Non pas seulement par les effets économiques qu’un pays tel que le nôtrepeut en attendre. En la matière, la peur est injustifiée : fondamentalement,la richesse n’est pas une grandeur fixe, un « gâteau » à partager ; dans ladurée, le progrès des uns non seulement ne nuit pas aux autres mais accroît

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leur prospérité. Seuls se développent les espaces mis en contact avecd’autres, qu’ils soient plus avancés ou bien engagés dans une dynamique derattrapage : s’isoler appauvrit, toujours, les exemples abondent dans lalongue histoire des économies. Ou parce que sur un plan général, un peuplequ’anime l’espérance de voir s’améliorer son sort est plus porté à la paixqu’une masse de miséreux sans perspective : notre tranquillité de « nantis »est à ce prix. Mais aussi parce que le seul moyen d’accroître notre partd’humanité est «d’apprécier des poètes et des artistes d’autres pays »(Ashoka) : les évolutions en cours multiplient les voix, les images et lesrythmes qui nous viennent d’ailleurs– et quel Ailleurs plus radical pour unOccidental qu’un monde indien ayant sur le sacré, le temps, les âges de lavie des vues tout à fait autres ?

L’Inde nous concerne enfin parce que sa relation à la mondialisation

nous tend un miroir. Loin de tout exotisme, et avec les spécificités d’unedémocratie pauvre, les questions qu’affronte aujourd’hui ce pays sont peu ouprou les nôtres. Comment combiner croissance et justice sociale ? Queléquilibre inventer entre dynamisme du marché et régulation préservantl’intérêt général ? Quel ordre international acceptable et propice audéveloppement durable instaurer ? Comment, enfin, faire vivre ensemble descommunautés aux identités diverses - linguistiques, religieuses, culturelles ?Sur ce point, un monde guetté par « le choc des civilisations » gagneraitsans doute à entendre la leçon de l’Inde.

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