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Ferdinand de Saussure, traducteur Author(s): Claudia Mejía Quijano and Natalia Restrepo Montoya Source: Cahiers Ferdinand de Saussure, No. 61 (2008), pp. 175-198 Published by: Librairie Droz Stable URL: http://www.jstor.org/stable/27758777 . Accessed: 15/06/2014 09:35 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Librairie Droz is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Ferdinand de Saussure. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.58 on Sun, 15 Jun 2014 09:35:49 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Ferdinand de Saussure, traducteur

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Ferdinand de Saussure, traducteurAuthor(s): Claudia Mejía Quijano and Natalia Restrepo MontoyaSource: Cahiers Ferdinand de Saussure, No. 61 (2008), pp. 175-198Published by: Librairie DrozStable URL: http://www.jstor.org/stable/27758777 .

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CFS 61 (2008), pp. 175-198

Claudia Mejia Quijano & Natalia Restrepo Montoya

FERDINAND DE SAUSSURE,

TRADUCTEUR

Cet article est une pr?sentation des manuscrits concernant la traduction r?alis?e

par Saussure de VAgamemnon d'Eschyle que nous publions ci-apr?s. Nous avons

choisi ces manuscrits comme mat?riel de notre recherche Pratique et th?orie chez Ferdinand de Saussure, men?e ? 1'Universidad de Antioquia, parce qu'ils t?moi

gnent de fa?on singuli?re et ?tendue de la pratique traductive de Saussure. Nous devons pr?ciser d'embl?e que dans cette pr?sentation il ne s'agit pas

d'une analyse de la traduction du grec ; nous nous sommes born?s ? reconstituer l'ensemble de la traduction, ? dater ce document en pr?cisant les circonstances de sa r?daction et, pour finir, ? offrir un rapide aper?u du processus traductif de Saus sure ? la lumi?re de quelques notions convergentes de traductologie et de linguis tique g?n?rale. Nous esp?rons que la mise ? disposition de cette traduction susci tera le d?sir des hell?nistes de nous en procurer une analyse approfondie et une

interpr?tation ? partir de leur champ.

Place de la traduction dans Vactivit? intellectuelle de Saussure

Le go?t de la traduction chez Saussure semble avoir commenc? tr?s t?t, par les travaux de version latine et grecque qu'il devait pr?senter ? l'?cole entre 1872 et

1876, et dont un petit ensemble a ?t? donn? en 1996 ? la Biblioth?que de Gen?ve (BGE

- Archives de Saussure 369 et 370). A l'?poque, la traduction n'est pas encore une pratique r?pandue comme profession, mais en revanche tous les ?coliers ont contact avec ce que l'on appelle actuellement la traduction p?dago gique, utilis?e dans les cours de langues ? des fins, non pas traductives, mais d'en

seignement de la langue. Les travaux de traduction de Saussure d?passent large ment le cadre du devoir d'?cole. On peut y voir le plaisir que prend l'adolescent ? ce jeu raffin? qui combine imitation et cr?ativit? : mettre en mots dans sa langue ce

qu'un autre a exprim? dans une autre langue. Le jeune Saussure aime notamment la traduction po?tique qui lui permet de

jouer, sur la base d'un sens circonscrit, non seulement avec les mots mais aussi avec les sons. Il traduit ainsi en vers rim?s plusieurs odes, en particulier d'Horace ;

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176 Cahiers Ferdinand de Saussure 61 (2008)

mais citons ici quelques vers du Chant XIV de l'Odyss?e concernant la rencontre

d'Ulysse et son porcher, qui montrent comment Saussure s'amuse en fourrant sa

traduction de mots familiers, de mots du patois suisse, d'anglicismes et de n?olo

gismes form?s sur des racines grecques :

?[2] Des altiers pr?tendants la cohorte affam?e

Ne se nourrissait plus que des cochons d'Eum?e.

D?s qu'il s'apercevait qu'un m?le ?tait ? point, Le porcher l'envoyait, tout luisant d'embonpoint, Pour servir aux repas des insolents mn?st?res(1)

[...]

?Mais viens te reposer: suis-moi noble vieillard, ?Et fais-moi le plaisir de t?ter de mon lard !?

[...]

Puis il court aux boitons o? des peuples de porcs Avaient leur domicile : il saisit ? la gorge Deux ?normes cochons qu'aussit?t il ?gorge ; Il en br?le le poil ; puis tirant son canif

Il en fait des jambons, il en fait du roast-beef ;

[...]

?Tape-moi sur ces porcs,? dit-il, ?et sur ces raves, ? Seuls mets qui puissent ?tre offerts par des esclaves ;

[...]

Pendant ce long discours le h?ros en silence

Tout en rageant de c ur contre les pr?tendants N'en perdait pour cela pas un seul coup de dents

Et se r?confortait du doux jus de la treille

(En buvant, para?t-il, au cou de la bouteille, Car il est bien constant que ce n'est qu'? la fin

Du repas qu'il re?ut un verre plein de vin

Des mains de son porcher) ; lui d'une main avide

Empoigne cette coupe et d'un seul trait la vide ; Puis il fait au porcher ce speech int?ressant : ? Quel est donc ce mortel si riche et si puissant ? Qui t'acheta, dis-tu, pour lui servir de p?tre ?

?Tu me dis qu'il est mort sur le lointain th??tre

?Des guerres o? l'avait conduit Agamemnon: ?H?, peut-?tre, qui sait? si tu me dis son nom, ? Je te pourrai de lui donner quelque nouvelle ? Car il se peut fort bien qu'un jour je me rappelle

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C. Mej?a Quijano & N. Restrepo Montoya: Saussure traducteur 177

? Avoir vu quelque part un semblable p?kin :

?J'ai voyag? beaucoup et vu plus d'un coquin.?1 (1)

MvT|(jTr|p en grec = pr?tendant [note de Saussure]

Plus s?rieusement, ? la m?me ?poque de ces traductions, l'adolescent ?tudie aussi le langage figur? d'Hom?re et fait un petit recensement de comparaisons hom?riques. Il discute les traductions de quelques unes en donnant une place

importante au lien entre l'identification pr?cise des objets-r?f?rents du discours et

le sens figur? de ces comparaisons (Papiers Ferdinand de Saussure, Ms. fr. 3974a). Ce lien constitue encore ? l'?ge adulte un trait remarquable de son savoir traductif.

Lors du s?jour ? Paris, Saussure est ?galement invit? ? exercer cette pratique. Il

traduit, par exemple, de l'allemand un article ?crit par un ancien camarade de

Leipzig, Johannes Baunack. Il s'agit probablement de l'article Remarques sur les

formes du pronom personnel dans les langues ariennes, en grec et en latin, publi? dans les M?moires de la Soci?t? de linguistique en 18822.

A la fin de sa vie, la traduction, et notamment sa place dans l'univers langagier des diff?rentes cultures, n'est pas absente des cours de linguistique g?n?rale. Au Troisi?me cours3, par exemple, Saussure tient ? montrer la fonction paradoxale de conservation de la langue que remplissent les traductions. Il apprend ? ses ?tudiants comment le linguiste est redevable aux travaux des traducteurs, qui donnent des informations au sujet de la langue, servant pr?cis?ment ? dater des ?tats de langue ou

permettant de suivre son ?volution. Lors de ses aper?us historiques, il mentionne bien entendu des traducteurs comme Cyrille et M?thode, mais encore le grand r?le

jou? par les traductions dans la transmission des cultures et de la langue elle-m?me tout au long de l'Antiquit?, notamment en Asie et sous l'impulsion du bouddhisme4.

1 La transcription int?grale de ce ?devoir d'?cole?, r?alis?e par Elodie Paillard, ainsi qu'une

autre petite traduction d'Horace sont publi?es dans les Documents du premier tome de la biographie de Saussure de C. Mejia Quijano: Le cours d'une vie. Portrait diachronique de Ferdinand de

Saussure, Editions C?cile D?faut, Nantes, 2008. 2 MSL, V, p. 1-16. Dans l'article lui-m?me, on ne trouve pas de mention explicite du traducteur,

mais Saussure signale qu'il traduit un article de M. Baunack dans une lettre ? sa m?re du 3 mai 1881

(publi?e dans Le cours d'une vie, op. cit., p. 369), et Daniele Gambarara note cet article, le seul de Baunack en fran?ais, parmi les trois qui figurent dans l'inventaire des ouvrages ayant appartenu ?

Saussure (cf. Daniele Gambarara, ?La Biblioth?que de Ferdinand de Saussure?, Geneva 20, 1972,

p. 319-368). 3

Cf. Emile Constantin, ?Linguistique g?n?rale. Cours de Monsieur le professeur Ferdinand de

Saussure 1910-1911 ?, CFS 58,2005. 4

Concernant la transmission du savoir on peut encore mentionner l'aide que Saussure apporta ? un jeune historien, devenu le ma?tre de plusieurs g?n?rations d'historiens romands, ? savoir Paul-E.

Martin qui publia ?La destruction d'Avenches dans les Sagas Scandinaves. D'apr?s des traductions et

des notes de F. de Saussure?, Indicateur d'histoire suisse, K.J. Wyss, Berne, 1915, p. 1-13.

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En tant que produits publi?s, les traductions ont en effet une influence ind?

niable dans le cours historique des soci?t?s, mais on peut encore envisager l'im

portance de la traduction en tant que processus. Dans l'histoire des id?es et des

d?couvertes, l'activit? traductive, impliquant un exercice dfexploitation de l'arbi

traire du signe linguistique et une utilisation m?talinguistique des langues, a

certainement jou? un r?le consid?rable. Dans l'histoire des sciences humaines le nom de Saussure reste uniquement attach? aux bases ?pist?mologiques et aux

fondements th?oriques, le travail du g?n?raliste n'est pas souvent reli? ? celui des

praticiens du langage, ?crivains, professeurs de langue, traducteurs. Peu savent, par

exemple, que Saussure exer?a la traduction tout au long de sa vie. Pourtant, nous

avons constat? que la pratique traductive de Saussure n'est nullement rest?e ?tran

g?re ? ses th?ories linguistiques ; au contraire, elle a nourri sa r?flexion tout au long de la gen?se de cette nouvelle optique humaniste dans les ?tudes du langage qu'est la linguistique g?n?rale.

C'est dans le but de mieux pr?senter ce lien entre la pratique traductive de Saus sure et sa th?orie linguistique que nous avons entrepris la publication de cette

traduction de Y Agamemnon d'Eschyle. Le premier pas, plut?t simple - la trans

cription du manuscrit, s'est en fait av?r? laborieux car il a fallu recomposer un v?ri

table puzzle.

Reconstitution de la pi?ce

Du point de vue du contenu des manuscrits, le catalogue de la BGE concernant

Ferdinand de Saussure est en effet quelque peu en d?sordre: ? cause de l'histoire

des dons s'?tendant durant plus de 50 ans, les manuscrits sur un seul sujet se trou

vent ?parpill?s dans diff?rentes cotes. On a d? ainsi explorer minutieusement tout

le fonds manuscrit, y compris celui de 1'? ancien catalogue ? (Papiers Ferdinand de

Saussure), ? la recherche des feuillets de cette traduction. Le tout concernant

VAgamemnon conserv? ? la BGE, consiste en 36 feuillets, certains ?crits recto

verso, dont

3 avaient ?t? donn?s en 1955-1958 et ont ?t? class?s par Robert Godei dans le

fonds Papiers Ferdinand de Saussure sous la cote Ms.fr. 3957, enveloppe 7

intitul?e Notes sur divers sujets: Les faits d'intonation, Ad. Pictet, La langue

fran?aise (F?nelon), Ithaque, Commentaire d'Eschyle. Godei a bien reconnu dans ces trois feuillets la trag?die en question, qu'il

signale par une note ajout?e ? l'int?rieur de cette enveloppe 7: ?Commentaire

d'Eschyle, Agamemnon v. 855-876 (822-843)5?.

5 L'?quivalence donn?e par Godei correspond ? la num?rotation actuelle de la pi?ce, Saussure

utilisant la num?rotation des philologues allemands qu'il cite souvent.

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C. Mej?a Quijano & N. Restrepo Montoya: Saussure traducteur 179

Ces trois feuillets partagent le m?me format (13.5cm x 21.5cm) et la m?me

qualit? de papier quadrill?, mais ils se trouvent en d?sordre. Selon l'ordre de la

pi?ce la num?rotation devrait ?tre: 27recto, 29recto-verso, 28recto-verso.

22 feuillets ont ?t? donn?s en 1996 et class?s par Rudolf Engler sous la cote

Archives de Saussure 381, Agamemnon, V 529 - 620. Cette derni?re pr?cision sur la pi?ce et les vers correspond au titre ?crit par Saussure sur une petite enve

loppe (ayant contenu quelques uns de ces feuillets?).

Engler note qu'il s'agit & Agamemnon mais il n'explicite pas qu'il s'agit de la

pi?ce d'Eschyle ce qui ne permet pas de relier du premier coup cet ensemble avec les manuscrits pr?c?dents. De plus, sous cette cote on trouve principale ment des travaux sur Hom?re (Illiade, Odys?e) et l'indication du catalogue est

pr?cis?ment ?Grec traduction Hom?re Agamemnon?. Ces feuillets correspondent grosso modo aux vers 506-854, mais les feuillets se

trouvent ? nouveau en d?sordre. Ainsi selon l'ordre de la pi?ce la num?rotation

des feuillets devrait ?tre :

11 recto-verso, 12recto-verso, 13recto-verso, 14recto, 1 recto, 2recto, 3recto, 4recto, 5recto, 6recto, 7recto, 8recto, 9recto, lOrecto,

16recto, 15recto-verso, 17recto-verso, 19recto-verso, 18recto-verso,

20recto, 21 recto-verso, 22recto-verso.

Ils partagent un m?me format (environ 10-11cm x 30-32cm). Les feuillets 6,7, 8 et 9 correspondent assur?ment ? une seule grande feuille de 43.5cm x 32cm,

d?coup?e en quatre segments. La qualit? du papier est la m?me ? l'int?rieur de deux groupes : feuillets 1 ? 16 en papier uni, feuillets 17 ? 22 en papier quadrill? plus fin que les feuillets pr?c?dents.

10 feuillets ont ?galement ?t? donn?s en 1996 mais, entre autres, ? cause de la mort d'Engler, ont ?t? class?s par la suite sous la cote Archives de Saussure 382, intitul?e Grammaire compar?e.

Dans l'enveloppe 7 de cette cote, parmi des manuscrits sur divers sujets, on

trouve des feuillets correspondant ? peu pr?s aux vers 280-365. Ils sont encore

en d?sordre; la num?rotation selon l'ordre de la pi?ce serait: 102 (= recto de

103), 103 (= verso de 102), lOlrecto, 116 (= recto de 117), 117 (= verso de 116), 113 (= recto de 112), 112 (= verso de 113), 105 (= recto de 106), 106 (= verso

de 105), 109recto.

Ces feuillets sont de diverses qualit?s de papier et le format varie ?galement, m?me si la pr?dominance verticale est partout conserv?e.

1 feuillet correspondant aux vers 681-682, donn? en 1996, a ?t? class? par

Engler sous la cote Archives de Saussure 372 f. 274.

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C'est un petit bout de papier d?coup? dans une feuille, de qualit? et format

semblables ? ceux du groupe non quadrill? de la cote Archives de Saussure

3816.

A l'heure actuelle, et malgr? une fouille extensive de tout le fonds de la BGE, on ne peut pas ?tre s?rs que d'autres feuillets, m?connaissables car tr?s partiels, ne se trouvent pas sous une autre cote qui aurait ?chapp? ? notre attention7. Gr?ce au

fait qu'il s'agissait d'une traduction et que la pi?ce d'Eschyle offrait l'ordre des

manuscrits ? original ?, on a pu reconstituer la traduction des vers 280 ? 365 et 506 ? 854 (avec quelques petits ?trous?). Le tout d?but et le reste de la pi?ce n'ont

malheureusement pas ?t? retrouv?s.

C'est en reconstituant cette traduction que nous avons compris qu'en fait il ne

s'agissait pas d'une commande de traduction faite ? Saussure ou d'une traduction r?alis?e pour son propre plaisir, mais d'un cours donn? ? Gen?ve.

Datation des manuscrits

De par le contenu des manuscrits, il est en effet indiscutable que la traduction a

?t? r?alis?e pour un cours. En commen?ant ? tenter de dater ce cours, nous avons

envisag? la p?riode 1895-1898 par le rapprochement dans le catalogue de quelques vers avec des feuillets sur d'autres sujets: une ?lettre politique? concernant des massacres des Arm?niens durant cette p?riode, des notes sur un suffixe ethnique en

grec qui correspondent ? l'appendice II de l'article sur les Inscriptions phrygiennes paru en 1898 : ?Les noms grec en -t\voq et le phrygien?8. Durant les ann?es 1895

1897, Saussure a travaill? tout particuli?rement le grec dans ses cours et l'on peut

ajouter qu'il a r?alis? en automne 1897 un long voyage en Gr?ce. Notons aussi une sp?cificit? terminologique du feuillet 116, que Daniel Petit

nous a fait remarquer: l'expression n?ologique de fondation qui est utilis?e par Saussure dans son article sur l'accentuation lituanienne de 1894 et que l'on retrouve ?galement dans l'appendice mentionn? de 1898. Saussure travaille au

d?chiffrement des inscriptions phrygiennes d?s 1895 comme on peut l'inf?rer des

informations contenues dans l'article lui-m?me. N'ayant jamais rep?r? auparavant cette expression dans les manuscrits post?rieurs ou ant?rieurs ? cette p?riode, il est

significatif de la retrouver encore dans la traduction d'Eschyle.

6 Nous remercions chaleureusement Daniele Gambarara qui nous a indiqu? l'existence de ce

dernier feuillet. 7 Maria Pia Marchese, qui a ?tudi? et publi? nombreux manuscrits saussuriens se trouvant ? la

Houghton Library nous indique l'absence dans ce fonds de manuscrits concernant VAgamemnon. 8

Recherches arch?ologiques dans l'Asie Occidentale. Mission en Cappadoce 1893-1894, par E. Chantre. Paris, 1898, p. 165 seq. (= Recueil, p. 542-575).

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De quel cours s'agissait-il? Les cours donn?s par Saussure durant cette p?riode ont les intitul?s suivants :

1894- 1895 : Langue sanscrite.

Lecture d'hymnes v?diques. Etude d'un choix d'inscriptions grecques archa?ques. Etude de la d?clinaison grecque.

1895- 1896: Langue sanscrite.

Inscriptions perses des rois ach?m?nides.

Dialectes grecs et inscriptions grecques archa?ques. Etudes ?tymologiques et grammaticales sur Hom?re.

1896- 1897 : Langue sanscrite.

Lecture du lexique d'H?sychius avec ?tude des formes impor tantes pour la grammaire et la dialectologie grecque. Grammaire gothique et interpr?tation d'Ulfilas.

1897- 1898 : Langue sanscrite. Etude du vieux haut-allemand.

Dans cette p?riode Saussure n'a donc pas donn? de cours de litt?rature grecque ? proprement parler et Eschyle ne semble pas ?tre en rapport avec ses cours ; ce qui

paradoxalement permet d'apporter une pr?cision. En effet, Pierre-Yves Testenoire nous a rendus attentifs ? cet extrait d'une lettre

d'Adrien Bovy du 29 juin 1949, adress?e ? L?opold Gautier concernant les cours

de Saussure:

Au d?but d'un semestre d'?t?, M. Jules Nicole ?tant malade, il le suppl?a

pendant quelques semaines. Je me souviens de notre ?tonnement ? la

premi?re le?on. Il s'agissait de lire Prom?th?e encha?n?, et nous n'avions

pas d?pass? le premier vers ! Chaque mot avait eu son sort et ses titres de

noblesse : il nous semblait que Saussure inventait devant nous des langues inconnues. (BGE, Ms. fr. 1599/5, f. 8).

On peut adopter avec Pierre-Yves Testenoire l'hypoth?se d'un cours de remplace ment de grec, car dans le manuscrit lui-m?me, au feuillet 28recto, Saussure ?crit une remarque ? faire aux ?tudiants concernant un examen du cours :

Note pr?liminaire. Je supprime absolument le vers 838 [...]. Si le passage est

l'objet d'un examen, dites que ce vers a ?t? formellement mis ? part, comme

n'?tant pas interpr?table autrement que par conjectures.

Cette remarque prend du sens si l'on pense que Saussure n'est pas celui qui choi sira le passage objet dudit examen. S'agissait-il du cours de Nicole auquel fait allu

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sion Bovy, dont la m?moire, pr?s de 40 ans apr?s, n'aurait pas ?t? tout ? fait exacte ?

Ou bien, Saussure aurait-il donn? d'autres cours de remplacement? Parmi les cours dict?s par Jules Nicole, brillant hell?niste et l'un des premiers

papyrologues qui, entre autres, publia Les Scolie s genevoises de l'Iliade9, nous

trouvons un cours intitul? ? Interpr?tation des auteurs grecs ?, donn? r?guli?rement au semestre d'hiver. Eschyle y revient souvent, notamment les deux pi?ces en ques tion sont au programme des cours pour les ann?es suivantes :

Prom?th?e encha?n?:

1876-1877, 1894-1895,

1879-1880, 1898-1899,

1884-1885, 1899-1900, 1889-1890, 1906-1907.

Agamemnon:

1880-1881, 1896-1897, 1900-1901, 1904-1905.

Afin de recueillir des papyrus (dont il a du reste l?gu? une belle collection ? la

BGE), Jules Nicole part en Egypte ? la fin de l'automne 1896 et n'a donc pu assurer

le semestre d'hiver o? est justement annonc? Agamemnon dans le programme10. Il

serait donc probable que Saussure ait remplac? Nicole pr?cis?ment pour ce cours

l?. Si l'on ajoute ? cela la co?ncidence terminologique concernant le n?ologisme de

fondation, trouv? dans l'article sur l'accentuation lituanienne de 1894 et dans celui sur les Inscriptions phrygiennes publi? en 1898, on peut avancer le semestre

d'hiver 1896-1897 comme le moment de la r?daction de cette traduction... ou bien, de ces notes de cours ?

Type de texte

L'?tat du d?sordre th?matique des manuscrits catalogu?s m?rite encore une note

explicative car il vient aussi des manuscrits eux-m?mes. En effet, non seulement

les textes constituant cette traduction ont ?t? donn?s ? diff?rentes dates et class?s

sous diff?rentes cotes, mais surtout les manuscrits sont tr?s h?t?rog?nes. Comme

mentionn? auparavant, malgr? une relative homog?n?it? de format ? l'int?rieur

d'un groupe, le papier et l'encre des feuillets dans leur ensemble sont de couleur et

9 Publi?es avec une ?tude historique, descriptive et critique sur le Genevensis 44 ou codex

ignotus d'Henri Estienne et une collation compl?te de ce manuscrit. Paris: Hachette; Gen?ve; B?le:

H.Georg, 1891. 10 Nous remercions Barbara Roth de nous avoir facilit? le travail en nous indiquant l'existence

d'un Fonds Jules Nicole conserv? au D?partement des manuscrits de la BGE o? toutes ces informa

tions ont ?t? trouv?es. La liste des cours donn?es par Nicole a ?t? ?tablie par Christian de Preux et se

trouve sous la cote Ms. fr. 7297.

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de qualit? diff?rentes, ce qui est compr?hensible si l'on pense que Saussure ?crivait ses notes au fur et ? mesure de l'avancement du cours. Plus signifiant encore, ces

feuillets contiennent diff?rents ?types? de textes. Le morcellement du manuscrit selon les diverses classifications du catalogue (Commentaire d'Eschyle, Traduc tion Hom?re, Grammaire compar?e), met fortement en relief l'h?t?rog?n?it? de ce

travail, h?t?rog?n?it? qui est en fait la caract?ristique principale de la d?marche

saussurienne.

Dans ce cours de remplacement, Saussure se donne une grande libert? de

travail : en signalant des questions pr?cises de grammaire qui influencent le choix d'une traduction plut?t qu'une autre, il d?veloppe ? la fois les techniques de

traduction et de critique de traduction. Il remarque des tournures stylistiques qui prennent leur valeur eu ?gard au genre de la trag?die grecque et qui demandent ? ?tre traduites plus pr?cis?ment dans ce contexte ; il fait preuve de ses capacit?s

po?tiques dans la traduction d'images qui re?oivent une formulation ?tonnamment

plastique en fran?ais, t?moignant autant de la modernit? du traducteur vis-?-vis

m?me des versions actuelles d'Eschyle, que de la clart? de la commande sp?cifique qu'il con?oit pour cette traduction et qui le guide dans ses choix. Il s'agit claire ment d'une traduction po?tique, les choix stylistiques d'Eschyle ayant la priorit? sur les crit?res linguistiques et culturels.

Cependant, Saussure introduit aussi des ?l?ments philologiques par la mention des travaux ant?rieurs sur les manuscrits grecs de la pi?ce, des remarques sur la

langue grecque elle-m?me, accompagn?es des comparaisons avec d'autres auteurs notamment Hom?re.

Les manuscrits portent ?galement des traces de la pratique de renseigne ment que Saussure est en train d'exercer en r?alisant cette traduction avec ses

?l?ves : il ?crit des observations ? ne pas oublier de donner aux ?tudiants et des

consignes concernant le cours lui-m?me, comme nous l'avons d?j? mentionn?. A quel type de texte avons-nous donc affaire? Des notes pr?paratoires d'un

cours? Le style t?l?graphique ainsi que le fait de donner un ordre pr?cis aux feuillets

selon la suite logique d'un expos? (notamment avec l'utilisation des ?TSVP?) exhibent l'usage de ces notes comme aide-m?moire pour un discours futur. Ainsi,

par exemple, les feuillets 116-117 o? l'ordre explicitement donn? pour la lecture des paragraphes ne correspond plus ? l'ordre d'?criture, mais ob?it de toute ?vidence ? l'ordre ?p?dagogique? du discours ? r?aliser face aux ?tudiants.

Ce cadre permet d'envisager que Saussure n'a pas en fait traduit l'ensemble de la pi?ce et on pourrait ainsi proposer une explication possible ? l'absence des

manuscrits correspondant au d?but et ? la fin de la pi?ce: Pour le d?but, Nicole

ayant pu commencer le cours avant son d?part, Saussure aurait seulement repris les

le?ons en cours de route. Pour le reste de la pi?ce, prenons seulement en compte l'affirmation de Bovy quant ? l'allure de Saussure: ? raison de quelques vers par

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184 Cahiers Ferdinand de Saussure 61 (2008)

semaine, il est peu probable qu'ils aient fini les quelques 1670 vers de la pi?ce en un seul semestre.

Cependant, Saussure r?alise effectivement la traduction de presque la moiti? de la pi?ce, sommes-nous alors en pr?sence d'un exercice de traduction p?dagogique! Les diverses versions des traductions propos?es, les renvois ? d'autres traductions, l'adresse aux ?l?ves quant ? la meilleure solution ? choisir, sont des arguments pour cette interpr?tation.

Par ailleurs, n'est-il pas ?vident que l'on trouve ici plut?t un exercice philolo gique! L'analyse et correction des mots m?mes de la copie, les renvois aux diff? rents manuscrits, ? d'autres philologues notamment allemands - F. W. Schneide win et G. Hermann qu'il discute de pr?s dans ses commentaires, les comparaisons entre les auteurs grecs (Hom?re, Euripide), voil? ce qui peut soutenir cette derni?re

hypoth?se. Et n'oublions pas que certaines remarques sont plut?t de l'ordre du

?d?chiffrement?. En effet, enfant du XIXe si?cle, Saussure est tout naturellement un d?chiffreur

dans l'?me. Il passe un voyage en Italie en 1905 ? tenter de d?chiffrer l'Inscription du Forum et ?tudie avec ses ?tudiants en 1894-1896 les inscriptions des Tables

d'H?racl?e, sans parler de celles d?couvertes en Cappadoce en 1894, dont il publie l'article d?j? mentionn? de 1898. La co?ncidence terminologique concernant l'ex

pression de fondation signe ainsi en fait une rencontre de pratiques, celle entre le d?chiffrement des ?critures anciennes, l'analyse philologique et la traduction litt? raire.

A cet ?gard, il faut pr?ciser qu'au niveau des op?rations mentales qu'il implique, le d?chiffrement des ?critures peut ?tre envisag? comme une sorte de

traduction, particuli?re du fait que l'on ne conna?t pas la langue de d?part, et que l'on doit donc retrouver aussi cette langue ? partir du texte ?tudi?, au moyen de la

comparaison avec d'autres textes en d'autres langues, celles-l?, bien connues. Le

type de traduction qu'est le d?chiffrement des ?critures anciennes convoque ? la fois le calcul statistique de la m?thode comparative et l'imagination de la cr?ativit? litt?raire.

Que peut-on alors r?pondre ? la question du ? type de texte ? que constitue ce

manuscrit, qui tient en fait de plusieurs ? Il est certes hybride mais non pas incoh? rent: Saussure passe d'un type de travail ? l'autre suivant une logique rigoureuse. C'est d'abord, on l'a dit, des notes pour un cours, mais ? l'int?rieur de ce cadre de

l'enseignement, Saussure d?veloppe deux exercices: la traduction p?dagogique et

l'analyse philologique. Toutefois, pour bien tisser le tout, Saussure est oblig? de r?aliser lui-m?me la traduction et ? ce moment il se r?v?le un d?chiffreur-traduc teur hors pair.

Ces notes de cours ne sont donc pas des notes pour un cours ex cathedra comme les cours de linguistique g?n?rale, ce sont plut?t les notes d'un ?TP? o? un ensei

gnant fort engag? dans l'apprentissage de ses ?l?ves, ? qui on demande au pied lev?

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C. Mej?a Quijano & N. Restrepo Montoya: Saussure traducteur 185

d'assurer un cours qu'il n'a jamais donn?, se met ? construire le savoir qu'il veut

leur transmettre.

Ces ?notes de TP? sont ainsi la trace d'un exercice langagier impliquant la

prise en compte de plusieurs pratiques langagi?res ? la fois - ce qui ne veut pas dire

n?cessairement ?en m?me temps?.

U imbrication des pratiques, un processus

Entre l'analyse philologique, l'exercice traductif et le d?chiffrement, le passage d'une pratique ? l'autre ne comporte pas de chevauchements ni de ruptures chez Saussure. Dans ces manuscrits on ne trouve que la continuit? d'une pens?e, certes

complexe mais harmonieuse dans l'?tendue de sa dur?e. Les diverses observations se compl?tent et, comme en ?cho et par contraste, chaque observation prend un

surplus de valeur sur le fond de ce r?seau serr? de pratiques langagi?res qui ?mer

gent au fur et ? mesure de l'avancement de la traduction, des obscurit?s de certains vers et des trouvailles po?tiques. Pas ? pas cet ensemble de pratiques engage et

revivifie ? la fois la connaissance de la langue grecque, la r?flexion philologique et

le produit traductif.

Les vers des feuillets 116-117, o? l'on trouve l'expression n?ologique de fonda tion, pour lesquels Saussure a propos? un ordre explicite par ses corrections, sont aussi un exemple int?ressant de cette imbrication des pratiques. D'abord Saussure se bat avec la traduction de la comparaison entre l'huile-vinaigre et les vainqueurs vaincus, ? laquelle il semble vouloir donner la structure d'un dicton et, cela faisant, il remarque une sp?cificit? de langue (le duel ob (J>lX?j) qui le m?ne ? corriger la

copie grecque, ce qui ensuite lui permet de mieux r?diger l'image en fran?ais. Pour

finir, il revoit l'ordre des id?es ? exposer aux ?tudiants en inscrivant des indications m?tadiscursives sur ses notes, dont le fameux TS VP qui a tant intrigu? les saussu

riens dans certains manuscrits. Un autre exemple de cette imbrication de pratiques langagi?res est point? par

les virgules que Saussure, avec bien de libert?, supprime et ajoute chaque fois que cela lui convient selon les diff?rents sens de la traduction qu'il arrive ? envisager, comme dans ce passage du feuillet 28recto

Observation 1. Il est tout ? fait essentiel de supprimer la virgule entre i

8'fjv TeGvT?Kwc et eoe ?ir\r\Qvov X?yoi; car cela ne signifie pas ?et s'il ?tait

mort, comme abondaient ? le dire les r?cits?, mais: s'il ?tait mort dans la mesure o? = <autant de fois que> abondaient les r?cits ?.

De m?me dans ce passage du feuillet 16 o?, alors qu'il a d?j? propos? deux

possibles traductions, il en ?voque une troisi?me en faisant appel ? la ponctuation:

Troisi?me traduction. - Les honneurs ? rendre aux dieux restent de toute

fa?on une chose sacr?e (litt?ralement un sujet r?serv? ; x??Plc) - c'est-?-dire

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186 Cahiers Ferdinand de Saussure 61 (2008)

dans la bonne comme dans la mauvaise fortune nous sommes ?galement tenus avant tout ? honorer les dieux, mais etc.... - Et dans cette interpr?ta tion, il faut une simple virgule apr?s Qe6?v.

On peut donc conclure que l'exercice r?alis? ne correspond pas ? une traduction telle qu'on la comprend souvent, c'est-?-dire ? une traduction comme produit.

Cependant, il s'agit bien d'une traduction, la complexit? des pratiques pr?sentes est une condition sine qua non du travail traductif : nous avons affaire en fait ? une

traduction comme processus. Ces manuscrits rev?tent ainsi une importance consid?rable ?galement en

traductologie o? la recherche est actuellement pour une bonne part ax?e sur la

description du processus traductif, difficile ? d?limiter par un corpus objectivable. Le processus traductif est en effet, pour utiliser des notions s?miologiques, un objet psychique spatio-temporel, un objet qui poss?de ?galement une ?tendue tempo relle11. Les avanc?s technologiques permettent de nos jours l'enregistrement,

lorsque le traducteur r?alise sa traduction ? l'ordinateur, de tous les effets mat?riels de ce processus, (temps de lecture et de pauses, corrections r?alis?es, etc.)12. Mais

pour que ces donn?es mat?rielles soient parlantes, elles doivent ?tre compl?t?es par

l'explicitation, de la part du traducteur lui-m?me, de sa d?marche traductive13. C'est l? que la recherche sur le processus traductif trouve une limite car peu de traducteurs professionnels, qui constituent la population la plus int?ressante ?

?tudier, sont habitu?s ? expliciter leur travail mental. Or, ces notes de Saussure, montrant que cette explicitation est justement le propre de la pratique p?dagogique, ouvrent une piste non n?gligeable pour la recherche sur le processus traductif.

Quand faire, c'est penser

Ces manuscrits permettent donc d'observer les caract?ristiques du processus traductif de Saussure, dont nous allons mentionner celles qui ont pu d'embl?e ?tre li?es au travail du linguiste g?n?raliste.

Unit?s

Ainsi ? l'?gard de la d?limitation des unit?s - probl?matique saussurienne s'il en

est, il est int?ressant de remarquer que Saussure est amen? ? fixer, spontan?ment

11 Pour la d?finition de l'objet spatio-temporel, cf. Luis Prieto, ?Entre signal et indice: l'image

photographique et l'image cin?matographique?. CFS 50,1997. 12 Voir par exemple le logiciel Translog, d?velopp? par Arnt Lykke Jakobson (1998), Universit?

de Copenhague. 13

Cf.Hannelore Lee-Jahnke, ?New Cognitive Approaches in Process-Oriented Translation Trai

ning?, Meta : Journal des traducteurs, Volume 50, num?ro 2 Processus et cheminements en traduc

tion et interpr?tation, Avril 2005, p. 359-377.

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C. Mej?a Quijano & N. Restrepo Montoya: Saussure traducteur 187

d'abord mais ensuite tr?s explicitement, ce que les traductologues appellent l'unit?

de traduction. Une unit? de traduction est un ?ensemble d'?l?ments du texte de d?part qui

poss?dent des traits s?mantiques communs, et que le traducteur interpr?te en y associant des compl?ments cognitifs?14. Entendons Saussure expliciter ? ses

?tudiants une de ces unit?s au feuillet 22recto :

Observation 1. C'est ici que finit la deuxi?me partie du discours d'Aga memnon. - Premi?re partie prologue de salutation aux dieux. - Deuxi?me

partie, r?flexions philosophiques sur la sinc?rit? des paroles et des senti

ments, dont avait parl? le ch ur, donc r?ponse au ch ur. Puis la troisi?me

partie commen?ait par r? 8 aXXa... est un sujet nouveau.

La plus grande partie du travail philologique r?alis? sur la copie grecque, comme

la prise en compte des virgules ou d'autres signes de ponctuation non pr?sents dans la copie, ainsi que les diff?rentes possibilit?s d'erreurs dans les copies, ob?issent

principalement ? la tentative de bien d?limiter ces unit?s de traduction. Ainsi au

feuillet 113:

C'est au hasard, et au gr? de ce que chacun a tir? pour son lot, qu'on les voit s'?tablir dans les demeures conquises (litt?ralement dans les habitations

prisonni?res des Troyens), d?livr?s d?s maintenant des gel?es et des ros?es

qu'il fallait subir ? ciel ouvert ; et profitant de leur bon 8ai |jlq)v de leur bonne ?toile (ox 8'ei>8(iL|iov ?), ils se promettent de dormir pour cette fois la nuit enti?re sans garde ni veille ? fournir. <Avec le m?me texte (coc 8'eu8ai

l?ove?), mais avec point d'exclamation apr?s ev<\>p?vr\v comme chez Schnei dewin>: et comme ils vont dormir en bienheureux toute cette nuit, ce qui est

l?g?rement ridicule. - D'autre part nous repoussons le texte des manuscrits eoe 8ua8aL|iov ?, pas tant ? cause de 8w8ai|ioov que parce que cela

supprime le 8? n?cessaire pour lier la fin de la phrase au commencement>

Remarquons que ces unit?s de traduction n'existent telles quelles que durant le

processus m?me de traduction puisqu'elles sont ?activ?es? par les langues cibles. C'est pourquoi les traductologues donnent encore une deuxi?me d?finition de l'unit? de traduction: ? Ensemble form? de l'appariement d'un ou de plusieurs ?l?ments du texte de d?part et de leur ?quivalence dans le texte d'arriv?e?15. En

effet, le m?me texte peut recevoir un d?coupage en unit?s de traduction l?g?rement diff?rent selon s'il est traduit en deux langues (contemporaines), voire en deux

14 Delisle, J., Lee-Jahnke, H. et M. C. Cormier (ed.), Terminologie de la traduction, John Benja

mins, Amsterdam, Philadelphie. 1999, p. 91. 15

Terminologie de la traduction, op. cit., p. 92. C'est nous qui soulignons.

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188 Cahiers Ferdinand de Saussure 61 (2008)

?tats ?loign?s de la m?me langue. Dans ce dernier cas les unit?s de traduction

peuvent m?me ?tre davantage distinctes, ? l'arbitraire linguistique s'ajoutant l'ar bitraire ?pist?mologique. Ainsi Saussure suit soigneusement les traces syntaxiques

pr?sentes dans le texte de d?part qui lui permettent de d?limiter l'unit? ? traduire

selon la langue fran?aise, par exemple dans ces feuillets 4,3:

Traduction des trois vers ? isoler (548-550 [=568-572]). Deux observations pr?liminaires :

a) Une premi?re obscurit? r?side dans tl xpA (Tl xpa X?yeLV et tl xpA ?kye?v). Ordinairement ?pourquoi faut-il?. Or le sens du passage n'est

pas pourquoi faut-il compter les morts, et que les vivants ressentent

V amertume de la fortune irrit?e. On pourrait donc se demander si tl xpA peut signifier ? qui sert, ? quoi cela avance-t-il de. Mais cela est d?cid? ment forcer le sens de tl XP^

- En revanche un emploi connu de tl xpA est qu 'est-ce qui oblige, qu 'est-ce qui force et avec l'accusatif tl oe xpA Ta?rra X?yeaGou Hom?re qu'est-ce qui te force ? dire cela.

b) La deuxi?me observation vient de t?xt|C ttclXlykotou fortune rancu

ni?re, dont la rancune revient. Il est ?vident que l'id?e fait attendre l'id?e

de rancunier non avec tvxi) , mais avec t?v C vTa qui garde rancune ?

la fortune. J'ose donc dire la conjecture TraXiyKOTov pour Verrou.

Alors le sens devient absolument clair : ? qu'est-ce qui force de faire le compte des morts, ou qu'est-ce qui oblige les

survivants ? se d?soler du destin accompli avec aigreur et r?criminations?.

Apr?s cela le troisi?me vers a n?cessairement le sens que lui donne Hermann : c'est-?-dire ? Mon avis est qu'il faut souhaiter le bonjour ? toutes

les infortunes (quand elles sont surmont?es)? <Et pas du tout: J'estime que nous n'avons qu'? nous r?jouir des heureuses

ca>|i(j)opaL o? nous nous trouvons en ce moment> C'est surtout cela qui brise

absolument le fil du discours entre les vers 548 et 551.

[f. 3] Trois vers

Ici tl to?j? ?vaXooG?vTcx? jusqu'? Kcrra^Loa interrompt l'id?e.

Non seulement l'id?e mais m?me la construction car le \iev de tolql \iev T 0v?]kck7lv r?pond au S? def||?Tv 8e tolc XolttoIcjlv 551

Saussure cherche ici ? d?passer ce qui ? brise le fil du discours ? en r?cr?ant une

unit? de traduction plus ?tendue qui harmonise les traits s?mantiques de plusieurs vers ?loign?s.

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L'arbitraire du signe

A c?t? de cette notion d'unit? de traduction ? en acte ?, on peut observer dans la

pratique traductive de Saussure un autre ph?nom?ne discut? en traductologie. Il

s'agit de ce que l'on nomme la d?verbalisation, notion qui s'inscrit dans la th?orie du sens d?velopp?e en particulier par Marianne Lederer et D?nica Selestkovitch16. La d? verbalisation est 1'? ?tape du processus de la traduction qui intervient entre la

compr?hension du texte de d?part et sa r?expression dans une autre langue, et qui consiste en un affranchissement des signes linguistiques pr?alable et n?cessaire ? la

synth?se du sens?17. La d? verbalisation est compl?t?e par la ?r? verbalisation?, les

deux moments ne faisant en fait qu'un seul acte. Saussure excelle dans la d?verba lisation-r? verbalisation, ce qu'on peut observer en d?tail ? travers sa particuli?re technique p?dagogique.

Le ma?tre genevois utilise principalement deux strat?gies de traduction - la traduction litt?rale et la traduction idiomatique, mais d'une fa?on compl?mentaire :

apr?s avoir r?alis? par lui-m?me le passage de l'une ? l'autre, Saussure propose souvent aux ?tudiants les deux traductions en soulignant la dynamique entre elles,

dynamique comprenant le double acte de d? verbalisation-r? verbalisation. Par

exemple, au feuillet 21 verso il corrige sa traduction en barrant le mot double, mais trouve imm?diatement un verbe qui contient pr?cis?ment le trait de sens que le mot barr? comportait dans l'original. Ensuite, il note ce qu'il vient de faire pour bien

l'expliciter aux ?l?ves :

Le poison d'envie (??o^ptov l??) s'attachant au c ur, double envenime la

plaie de celui qui est atteint de quelque autre mal (litt?ralement double la

peine de celui qui poss?de une maladie): il n'est pas seulement accabl? de ses propres d?boires, mais il g?mit de voir comme ? sa porte le succ?s d'au trui.

Saussure fait ainsi des deux strat?gies de traduction une suite dans un raisonne ment traductif qui permet aux ?l?ves d'avoir ? la fois une meilleure compr?hension des particularit?s du texte grec et une r?daction fran?aise ad?quate. Le passage de la formulation litt?rale ? la formulation idiomatique est un double processus de

pr?cision du sens : il implique d'abord une sorte de d?tachement de l'arbitraire de la langue de d?part (la d? verbalisation), gr?ce ? la prise en compte de la valeur

syntagmatique des mots, laquelle est mise en relief par les ?l?ments de l'acte de

parole, comme par exemple dans ce passage du feuillet 29recto :

16 Cf. les r?f?rences en fin d'article.

17 Terminologie de la traduction, op. cit., p. 29.

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190 Cahiers Ferdinand de Saussure 61 (2008)

C'est d'abord une indicible situation (litt?ralement un extraordinaire mal

?KTiayXov KdK?v) que celle d'une femme assise solitaire dans sa demeure, loin de l'homme qui lui sert de soutien (apaevo? Sixa), et condamn?e ?

entendre les plus diverses et les plus p?nibles nouvelles sur son sort. (Litt? ralement entendant beaucoup de rumeurs qualifi?es de TTaXiyk?tou? ce qui pourrait avoir le sens de rancuni?res, haineuses, mais a ?videmment le seul sens de ennemies, par leur contenu, p?nibles ? recevoir). (Sur ce point aussi rectifier l'interpr?tation.

- Il ne s'agit pas de calomnies contre Clytemnestre, mais de mauvaises nouvelles d'Agamemnon.

Ce passage du litt?ral ? l'idiomatique, en mettant en ?vidence la gaucherie de la

traduction litt?rale, permet ? l'?tudiant d'envisager l'?tranget? de la langue sp?ci fique ? chaque culture, autrement dit, l'arbitraire du signe en acte, tout autant que la base commune de sens apport? par l'acte de parole dans lequel le texte est inter venu et qui pr?cise la valeur syntagmatique des mots.

Dans ce parcours du litt?ral ? l'idiomatique, c'est ainsi la valeur syntagmatique dans les deux langues qui est mise ? l'honneur, ce qui est ?vident tout d'abord pour les syntagmes fig?s, v?ritables peaux de banane que les meilleurs traducteurs rencontrent toujours dans leurs chemins. Par exemple, au feuillet 5, Saussure d?c?le la possibilit? de l'existence d'un syntagme fig?, et choisit, apr?s analyse, une traduc

tion fort simple plut?t que l'alambiqu?e traduction litt?rale du syntagme :

Pour nous qui revenons sains et saufs le triomphe est si grand qu'aucune perte n'entre en balance. Tellement qu'il n'est que juste ? ceux qui ont vol?

aujourd'hui par-dessus terre et mer de jeter ? la lumi?re de ce soleil ce cri

d'orgueil [...] Observation. -?rrr?p 0aX?aar|C rai x9?y?c TTOTG0|i?voi? reste malgr? tout assez obscur; en somme c'est uniquement le Kv\pv^ qui dans sa course verti

gineuse de Troie ? Argos en quelques heures peut se vanter d'avoir vol? sur

terre et sur mer. -

On peut s?rieusement se demander s'il n'y a pas l? une locution proverbiale

signifiant tout simplement: ne plus toucher terre, ? force de joie, comme le

latin exultare exulter, litt?ralement sauter de joie. De sorte que le sens serait:

?tellement qu'il n'est que juste aux Grecs exultants de jeter ce cri d'or

gueil?. - et qu'il n'y aurait aucune allusion ? leur retour de Troie.

Chimiste langagier conscient de l'arbitraire du signe, Saussure en quelque sorte ? sublime ? la combinaison syntagmatique grecque pour en extraire les ?vanescents

traits du sens et tente ensuite de les rendre ? nouveau consistants en les r?organi sant selon le sens global de l'acte de parole et les valeurs syntagmatiques des mots

fran?ais qu'il peut invoquer (la ?r?verbalisation?). La richesse de son vocabulaire et la pr?cision du registre litt?raire lui permettent de combinaisons en fran?ais bien

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Page 18: Ferdinand de Saussure, traducteur

C. Mej?a Quijano & N. Restrepo Montoya: Saussure traducteur 191

efficaces notamment en ce qui concerne les images po?tiques, comme ces deux

images des feuillets 102-103, que nous comparons ici avec la belle traduction

d'Andr? Bonnard pour bien saisir le caract?re plastique de la proposition de Saus sure:

Traduction d'Andr? Bonnard:

Puis, par-dessus la mer, comme on s'appuie sur un dos pour bondir, la flamme emport?e par la joie saute ? travers l'espace et

retombe, soleil d'or, sur la falaise de Macis tos.

[...] Il n'est pas encore las, le feu courrier. Le voici que d'un bond, franchit la plaine de

l'Asopos - on dirait la lune en plein ciel -

et, tombant sur le Cith?ron, y fait lever un camarade.

Traduction de Saussure:

L? ?clatant dans toute sa force culminante, assez pour dominer les mers, et comme le soleil qui se l?ve sur elles, le signe voya geur lan?a comme message aux postes ?lev?s du mont Makistos la flamme dor?e des pins flambant ? plaisir. [...]

Loin de s'?teindre encore, et reprenant une nouvelle vigueur la flamme s'?lance par dessus la plaine de l'Asope, atteint comme une lune radieuse les rochers du Cith?ron o? d'autres gardes attendent le lumineux

messager.

La condensation de traits s?mantiques contenus dans les combinaisons utilis?es

par Saussure en fran?ais cr?e la visualisation de l'image qui repr?sente pourtant un

v?ritable signifi? du syntagme propos?.

La distinction langue-parole

Fond? sur l'arbitraire du signe, le travail de d? verbalisation-r? verbalisation n'est toutefois possible, et pour nous n'est visible, que par la prise en compte de la

dynamique langue-parole. En effet, dans un texte, dans un tissu de mots enlac?s par des liens associatifs et syntagmatiques divers, c'est-?-dire un tissu qui poss?de une

syntaxe, apparaissent in?vitablement dans la filigrane m?me du texte les ?l?ments

de parole. Saussure est fort conscient des caract?ristiques des actes de parole de la

pi?ce d'Eschyle, qu'il tente de faire comprendre ? ses ?l?ves en inscrivant dans sa

traduction justement ces donn?es sp?cifiques, comme, par exemple, l'adresse au

destinataire des mots de Clytemnestre au feuillet 27recto :

S'adressant au ch ur

Citoyens de cette ville, vous qui ?tes ce qu'il y a de plus v?n?rable dans

Argos je n'?prouve pas d'embarras ? m'adresser ? vous, si libres que puisse sembler de telles mani?res de la part d'une femme

(Litt?ralement je n'aurai pas de honte de cette mani?re famili?re avec les hommes cjxXavopa. de m'adresser ? vous.

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Page 19: Ferdinand de Saussure, traducteur

192 Cahiers Ferdinand de Saussure 61 (2008)

- Interpr?t? faussement : je n'aurai pas honte de vous expliquer les mani?res

trop libres qu'on a pu me reprocher en g?n?ral? to?jc Tpcmou? r?gime de

X??ai Observation 2. - On peut s'?tonner que Clytemnestre s'excuse ici de parler sur la place publique aux hommes alors qu'elle ne s'en ?tait nullement

excus?e lors de ses premiers entretiens avec le ch ur - Mais trois explications :

Io Ce discours pouvait ?tre entendu d'Agamemnon, la pr?caution oratoire

s'adresse plus ? Agamemnon qu'. 2? D'un autre c?t? ?fi?? et a?? - 3? c'est elle qui parle la premi?re, tandis que t^koo ae?iCoov aov.

?Le sens d'une phrase, c'est ce qu'un auteur veut d?lib?r?ment exprimer, ce

n'est pas la raison pour laquelle il parle, les causes ou les cons?quences de ce qu'il dit. Le sens ne se confond pas avec des mobiles ou des intentions. Le traducteur qui se ferait ex?g?te, l'interpr?te qui se ferait herm?neute transgresseraient les limites

de leurs fonctions ?, ?crit D?nica Seleskovitch18, propos auquel on pourrait ajouter pour notre part: le sens c'est ce que l'auteur veut dire, mais aussi ce que le lecteur

doit pouvoir comprendre, gr?ce aux combinaisons syntagmatiques propos?es par le

traducteur.

Apr?s une sorte de visualisation de l'action et de la r?alit? d?crite dans son

contexte spatio-temporel, Saussure proc?de ? prendre en compte uniquement les

caract?ristiques de l'acte de parole pertinentes pour le sens selon la langue d'arri

v?e. Ce qu'on peut envisager dans cette simple correction du feuillet 116 :

Oui, en

Clytemnestre : Ce jour m?me Troie je vous l'affirme est au pouvoir des

Grecs...

Le passage du litt?ral ? l'idiomatique donne l'impression de l'existence d'un

sens existant en soi-m?me qui pourrait ?tre ? d? verbalis? ? et ?r? verbalis??, comme un liquide passant d'un contenant ? un autre, impliquant l'existence de

Vid?e ind?pendante des langues, ce qui a naturellement ?t? objet de controverse

aussi en traductologie. Cette notion semble en effet comporter les probl?mes soule

v?s par la notion hjelmsl?vienne de ? substance/mati?re du contenu ?. Cependant, ?

la diff?rence de la fameuse exp?rience de comparaison que le linguiste danois

proposa avec les mots holz, b?um, wald, trae, skov, arbre, bois, for?t, etc., lors

qu'on se trouve face ? un texte, et non pas face ? des mots isol?s, on peut prendre

appui sur le sens de l'acte de parole dans lequel le discours a ?t? cr??.

18 Selestkovitch, D?nica et Lederer, Marianne. Interpr?ter pour traduire, Paris, Didier Erudition,

1986,p. 269.

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C'est le sens de l'acte de parole qui permet la ? d? verbalisation-r? verbalisa tion? que tout traducteur efficace r?alise effectivement ? la recherche des ?quiva lences de traduction. Soulignons toutefois que le sens ne saurait exister ? part enti?re que dans l'?ph?m?re instant de la compr?hension de l'acte de parole, compr?hension qui est absolument n?cessaire au passage d'une langue ? l'autre,

passage in?vitablement model? par les diff?rents arbitraires des langues en

pr?sence. C'est le sens de l'acte de parole dans son ensemble qui prend du relief dans le processus traductif eu ?gard, mais aussi ?gr?ce?, aux valeurs des deux

langues en pr?sence, c'est lui qui permet justement de traduire d'une langue dans une autre19. Ni langue ni acte de parole isol?s, mais ? la fois langue et parole dans leur dynamique interne.

Magistral par la belle simplicit? de la solution trouv?e ? la fin du paragraphe, voici encore un exemple de ce passage de la traduction litt?rale ? la traduction idio

matique qui montre bien la ma?trise de la dynamique langue-parole chez Saussure, notamment lorsqu'il s'agit d'un ? signe ?!:

A l'heure qu'il est la ville prise n'est plus signal?e ou reconnaissable que par une colonne de fum?e. <Ou peut-?tre plus exactement: ?maintenant encore

l'e?jar||ioc ttoXi? est euarifioc, toujours encore ?clatante et remarquable mais par la fum?e qui s'?chappe de ses cendres >. Ce qui vit encore dans les ruines de Troie ce sont les rafales de la destruction (oltt\? QveXkai, les bouf f?es de flamme et de fum?e de la catastrophe). <On a corrig? G?eXXai en

6ur|Xai, les holocaustes, des offrandes fumant, encens ou victimes. - Mais on

comprend moins bien dans ce cas C?at)

?Le seul signe de vie c'est la vie de l'incendie?, (f. 18verso)

La s?miologie

On sait que durant la p?riode 1894-1898, Saussure travaille sp?cifiquement aux

fondements de la s?miologie, et pr?cis?ment ? la d?finition de la notion de

?signe?. C'est pourquoi, pour finir cette pr?sentation, on ne peut passer sous

silence, ne serait-ce que par une br?ve mention, le travail terminologique que Saus sure r?alise sur les mots ayant trait au ? signe ?, utilis?s ? plusieurs reprises dans la

pi?ce. Ainsi cette correction du terme signe en fran?ais du feuillet 117 o? l'on pour rait envisager la distinction entre le caract?re conventionnel de 1'??tiquette? et le caract?re arbitraire d'un vrai ? signe?.

19 Pour une compr?hension s?miologique de la distinction langue-parole cf. Luis Prieto, Perti

nente et Pratique, Paris, Minuit, 1975, en particulier le paragraphe ?La double conception du sens ?; et de Marie-Claude Capt- Artaud, Rh?torique et po?tique, une distinction fond?e sur la linguistique saus sur ienne, CFS 43,1989, ainsi que le livre Petit trait? de rh?torique saussurienne, Publications du

Cercle Ferdinand de Saussure, Gen?ve, Droz, 1994.

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Page 21: Ferdinand de Saussure, traducteur

194 Cahiers Ferdinand de Saussure 61 (2008)

q?;? (?t??^ i^'T^^S^ ? far* Ceux-l?, les vainqueurs, la fatigue nocturne de la bataille les pousse affam?s par bandes sans ordre vers les tables o? s'?tale ce qu'on a pu trouver dans la ville (Litt?ralement les

range autour de d?je?ners de ce que fournit la ville, selon aucune signe ?tiquette ou classe (T K|ir|piov) ?tablie par tour ou par ordre, ev |i?p i)

Le signe par excellence est dans cette uvre le ?feu? qui est, dans la bouche

d'Agamemnon, empreinte et ? la fois s?me de la destruction de Troie dans le

feuillet 18verso pr?c?demment cit?, tout autant que, dans les l?vres de Clytem nestre, signal de la chute/victoire relay? par les veilleurs20. Comment ne pas

?voquer ? propos de cette description de Clytemnestre le savoir pratique de l'ini

tiateur de la s?miologie ? Au premier ao?t les Alpes suisses comm?morent toujours de leurs feux cet antique acte de parole.

Et, enfin, que dire de ce feuillet 274, qu'Engler a tr?s justement class? parmi les

notes de linguistique g?n?rale, en pensant probablement ? la probl?matique des noms propres et de l'?tymologie, qui s'?tend, telle une toile invisible, sur toute la

r?flexion concernant l'arbitraire du signe?

n)JH^^ ? ̂?.rt^^Sfe^w. Qui donc inventa le nom si sinistrement Stoff

i'?yw* f*?t'j ^ proph?tique d'H?l?ne dont la main devait se

Wfr t'Muyi -f^r~ _ discuter!

A ?-if

Pierre-Yves Testenoire nous fait remarquer que le passage est d'autant plus int?

ressant que juste apr?s se trouve la tr?s c?l?bre figure ?tymologique sur le nom

d'H?l?ne, et l'on sait que l'?tymologie ancienne est fond?e sur la naturalisation des

signes: 0' cEX?vav; ?uel TTpeTT?vTcoc ?X?va?, ?XavSpoc, eX?nroXic jeu de mot sur les compos?s d'un verbe qui veut dire d?truire: ?X?vac (qui d?truit, provoque la perte des navires), ?Xav?po? (qui d?truit, provoque la perte des hommes), ?X??n

toXi? (qui d?truit, provoque la perte des villes). Peut-?tre existent-ils encore quelque part les feuillets correspondants (il s'agit

justement d'un des petits ?trous? mentionn?s au d?but) qui nous feraient voir

20 Nous reprenons ici les termes s?miologiques et notions correspondantes, propos?es par Luis

Prieto ? la suite d'Eric Buyssens (cf. R?f?rences en fin d'article).

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comment Saussure s'y prend pour traduire ce jeu de mots, ph?nom?ne g?n?rale ment r?put? comme intraduisible. Voici la traduction de Bonnard du passage :

Qui donc se pla?t ? jouer sur nos l?vres avec le nom dont on nous nomme, le

jeu des dieux? Qui donc, dans l'Invisible, le premier pronon?a le nom d'H?

l?ne, ce nom qui dit les vaisseaux engloutis et des cit?s et des soldats la perte, le nom de la royale ?pouse qui du lit d'or et de soie s'enfuit, furtive, sur les

eaux, insoucieuse de la fureur des vents?

Des processus traductifs utilis?s par Saussure, notamment dans la partie de traduc

tion po?tique, il y aurait encore beaucoup ? extraire, mais il en r?sulterait un article

d?passant largement le cadre de cette pr?sentation, tant la finesse de la traduction est

fond?e sur une r?flexion linguistique ?en acte?, convoquant dans un cadre s?miolo

gique des ?l?ments qui composeront plus tard la th?orie g?n?rale saussurienne. D?s ? pr?sent cependant, la mise ? disposition de ce texte d?montre que la

th?orie linguistique de Saussure est fonci?rement ancr?e dans l'exp?rience et la

pratique du langage, dont la traduction est l'une des plus complexes et des plus int?ressantes d'un point de vue s?miologique.

Claudia Mej?a Quijano, [email protected] Natalia Re strepo Montoya, [email protected] .co

Universidad de Antioquia, Colombie

R?F?RENCES

Buyssens, Eric. Les langages et le discours. Office de Publicit?, Bruxelles, 1942.

Capt-Artaud, Marie-Claude. ?Rh?torique et po?tique, une distinction fond?e sur la

linguistique saussurienne?, CFS 43,1989. - Petit trait? de rh?torique saussurienne, Publications du Cercle Ferdinand de

Saussure, Droz, Gen?ve, 1994.

Constantin, Emile ?Linguistique g?n?rale. Cours de Monsieur le professeur Ferdinand de Saussure 1910-1911 ?, CFS 58,2005.

Delisle, Jean, Lee-Jahnke, Hannelore et Cormier, Monique C. (ed.), Terminologie de la traduction, John Benjamins, Amsterdam, Philadelphie. 1999.

Eschyle, Agamemnon - In Aeschyli tragoediae, recensuit Godofredus Hermannus, Tomus secundus,

Lipsiae, Apud Weidmannos, 1852. - Erklaert von Friedrich Wilhelm Schneidewin, Berlin, Weidmannsche Buch

handlung, 1856.

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Page 23: Ferdinand de Saussure, traducteur

196 Cahiers Ferdinand de Saussure 61 (2008)

- Trag?die mise en fran?ais par Andr? Bonnard, Editions Rencontre, Lausanne, 1952.

- Bollack, Jean et Judet de La Combe, Pierre, ? Agamemnon 1 ? Cahiers de philo logie vol. 6. Lille, Publications de l'Universit? de Lille III; [Paris]: Ed. de la

Maison des Sciences de l'homme, 1981. - Judet de La Combe, Pierre, ?Agamemnon 2?. Cahiers de philologie vol. 8,

Lille, Publications de l'Universit? de Lille III; [Paris]: Ed. de la Maison des Sciences de l'homme, 1982.

- Hodoi elektronikai. Du texte ? l'hypertexte. Site de l'Universit? catholique de Louvain : http ://hodoi .fltr.ucl.ac.be

Gambarara, Daniele ?La Biblioth?que de Ferdinand de Saussure?, Geneva 20,

1972,p.319-368.

Lederer, Marianne, La traduction aujourd'hui. Le mod?le interpr?tatif. Paris, Hachette, 1994.

Lee-Jahnke, Hannelore. ?L'introspection ? haute voix: recherche appliqu?e?, in

Enseignement de la traduction et traduction dans l'enseignement, J, Delisle and H. Lee-Jahnke (ed.), Les Presses de l'Universit? d'Ottawa, Ottawa, 1998,

p.155-183. - ?New Cognitive Approaches in Process-Oriented Translation Training?,

Meta: Journal des traducteurs, Volume 50, num?ro 2: Processus et chemine ments en traduction et interpr?tation, Avril 2005, p. 359-377.

- Traductologie. Cours donn? au semestre d'?t? 2006. Ecole de traduction et d'in

terpr?tation. Universit? de Gen?ve.

Martin, Paul-E. ?La destruction d'Avenches dans les Sagas Scandinaves. D'apr?s des traductions et des notes de Saussure?, Indicateur d'histoire suisse, K.J. Wyss, Berne, 1915, p. 1-13.

Mej?a Quijano, Claudia: Le cours d'une vie. Portrait diachronique de Ferdinand de Saussure, Pr?face d'Olivier Flournoy, Editions C?cile D?faut, Nantes, 2008.

Prieto, Luis. Pertinence et Pratique, Paris, Minuit, 1975. - ?Entre signal et indice: l'image photographique et l'image cin?matogra

phique?. CFS 50,1997. -

?L'interpr?tation d'indices et son r?le dans la communication?. CFS 50,1997.

Selestkovitch, D?nica. ?Traduire de l'exp?rience aux concepts?. Etudes de

linguistique appliqu?e 24, Didier, 1976.

Selestkovitch, D?nica et Lederer, Marianne. Interpr?ter pour traduire, Didier

Erudition, Paris, 1984.

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Page 24: Ferdinand de Saussure, traducteur

C. Mej?a Quijano & N. Restrepo Montoya: Saussure traducteur 197

Crit?res de transcription

Tous les manuscrits ici transcrits peuvent ?tre observ?s en d?tail dans les photos num?riques contenues dans le CD accompagnant ce num?ro que nous proposons

gr?ce ? la g?n?reuse collaboration de la Biblioth?que de Gen?ve.

Les avanc?s technologiques actuelles sont heureusement venues all?ger le

travail philologique en permettant une grande libert? ? l'heure de transcrire les

documents puisque les lecteurs peuvent acc?der directement aux images des manuscrits et corroborer par eux-m?mes la transcription propos?e. C'est la raison

pour laquelle nous nous permettons de pr?senter ici une transcription ? interpr?t?e ?:

Nous avons opt? pour ne pas marquer les corrections de Saussure et ne repro duire que ce qui nous semble avoir ?t? son dernier choix, afin de donner un texte suivi et facile ? lire. Pour l'analyse des ratures et des h?sitations, veuillez vous

r?f?rer aux images contenues dans le CD.

Nous n'avons pas transcrit le feuillet 20 qui ne contient qu'une phrase, reprise et corrig?e au feuillet 21.

Nous avons tent? de conserver la distribution graphique des paragraphes dans la mesure des possibilit?s de la mise en page, et afin de mieux montrer la valeur de ces ?l?ments visuels, nous proposons de petites reproductions des manuscrits en

regard de la transcription.

Nous rendons attentifs les lecteurs au fait que les crochets pointus et les crochets

carr?s, ainsi que d'autres signaux graphiques (lignes courbes et droites) que nous avons conserv?s, sont utilis?s par Saussure lui-m?me pour bien distinguer ses propres commentaires du texte d'Eschyle traduit.

Nous avons r?solu les abr?viations courantes ainsi que celles sp?cifiques ? la

pi?ce (Ch ur; Clytemnestre, etc.), ? l'exception de seq et TSVP ? cause de leur valeur m?tadiscursive en tant qu'abr?viation.

Nous avons compl?t? certains mots en signalant notre interpr?tation ? l'int? rieur des crochets carr?s, coll?s au mot en question.

Nous n'avons pas reproduit la pagination de Saussure lui-m?me pour ?viter la confusion avec la pagination de la BGE. Nous rendons attentifs les lecteurs au fait que les num?ros des vers signal?s par Saussure ne correspondent pas ? la num?rotation actuelle de la pi?ce (d?calage de 20-30 vers), mais concordent avec celle de Schneidewin et de Hermann.

Les soulignements de Saussure sont en italique.

Nous n'avons pas corrig? les mots fran?ais ou grecs de Saussure, en particulier les accents et esprits not?s parfois avec peu de soin.

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Page 25: Ferdinand de Saussure, traducteur

198 Cahiers Ferdinand de Saussure 61 (2008)

Les chiffres sont en toutes lettres, sauf celles des vers.

Nous remercions la Biblioth?que de Gen?ve et en particulier le personnel du

D?partement des manuscrits pour sa gentillesse et l'aide apport?e ? notre travail de

recherche et v?rification.

C.M.Q.etN.R.M.

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