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VAUTOURS

SUR LE PLATEAU

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Œuvres de

JACQUES MASSOUL1ER

~r

ÉPISODES NORMANDSS

DANS LA PEAU D'aNNETTE

VAUTOURS SUR LE PLATEAU

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JACQUES MASSOULIER

Vautours

sur le plateauroman

rirf

GALLI31ARD

G* édition

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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptationréservés pour tous pays, y compris la Russie.

Copyright bg Librairie Gallimard, 1948.

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Sous l'allée ombragée de marronniers dont les feuillesmoites bercent les songes du passant, Emile s'interrogeaitavec anxiété. Toute action dans cette petite ville parais-sait dérisoire et à force de contempler les collines, il étaitimprégné d'une nostalgie qui fermait son horizon. LaSianne furetait en gémissant entre les roseaux comme sison flot également et lissement pressé jouait à cache-cache près du bord, se divisant en une bande de jeuneschiens dont les yeux étaient ces quelques bulles que leciel imprégnait d'infini transparent.

Cette rivière coulait à ses pieds et il restait au bordde l'ombre, tendant parfois ses grosses mains au soleilpiquant.

Pour un mois d'août, il fait juste tiède, dit-il à mi-voix, et il se dandina en sifflotant, mais un bref clappe-ment rompit le murmure de l'eau. Il se pencha mais nedistingua sous le soleil presque vertical que le reflet de safigure encore élargie avec ce fameux nez en pied de mar-mite qui l'avait rendu illustre au collège de Montmoril-lon et qui, au milieu d'un fuseau bombé d'eau mouvante,tournoyait comme une toupie de bois peint. Il haussa lesépaules et mijota quelques rancœurs. Le nez est dans lafamille, rien à faire, du reste il ne l'empêcherait nullementde se marier quand et comme il lui plairait quant auxpâles michetons des bals, il leur crachait dessus.

Il ne se déplaisait pas tant, après tout. Etre lourd, êtrebien posé sur la terre, avoir un coffre comme le sien, cen'était pas à la portée de tout le monde. Sa carrure le dis-

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pensait de s'agiter dans les réunions avec les copains, iln'avait qu'à rester les mains au fond des poches ou lescoudes sur la table, il était déjà un bon camarade par sonseul aspect, son épaisseur inspirait confiance. Les agace-ries des filles, il les rejetait par-dessus son épaule commeles seins d'une vieille négresse qu'il avait vue à la foiredu Trône, à Paris.

Tralala, Tralaboum; il se mit à rire sourdement etse releva, la tête bourdonnante.

Il était agréablement seul. La petite ville flottait à sadroite, grand vaisseau jaune, rose, violet, avec le mâtdu clocher. La rivière bruissait comme de la soie maniée

par le courant, durcissait par endroits comme un musclelong. Un chatouillement agréable parcourut son ventre,dont il massa doucement la place à travers le velours àcôtes de la culotte. Il se sentit exister, avec une pointed'orgueil, et un gros soupir sortit de lui.

Au diable la boutique, cria-t-il entre ses dents. IIsortit avec précaution de sa poche un objet plat et noirqui se mit, au bout de son bras tendu, à briller dans lesoleil et mitrailla une vieille casserole brèche et à demi

rongée qui gisait dans la vase. Elle lui rappelait la têteabsurdement désaxée d'un soldat tué au bord de la route

pendant la débâcle.Il remit le cran d'arrêt et glissa le pistolet au fond de

sa poche sous son mouchoir comme une souris apprivoi-sée. Il aimait ce petit objet pour lui-même et le considéraitcomme son fétiche. C'était un cadeau de son ami Jean

Lefranc, le fils de l'armurier, un véritable browning sixmillimètres trente-cinq, qui l'avait accompagné pendanttoute la drôle de guerre et ensuite sur les routes, quandil avait dû se débawasser de son Lebel, de la ridicule « ar-

balète ». Il avait gardé ce discret compagnon dissimulédans l'une des deux cartouchières de son ceinturon. Le

plus drôle c'est qu'une femme, une petite créature mai-grichonne, avait deviné son secret. Il revit la scène

« Couchez-vous,ils vont piquer.» Et, tandis que leonronnement d'abeilles là-haut devenait subitement dé-

chirant, il avait empoigné par le bras une forme noirequi se trouvait par hasard près de lui, l'avait bousculéedans le fossé et s'était jeté sur elle de tout son long. Lesbombes tombaient comme des chemins de fer verticaux.

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A chaque paroxysme d'éclatement, il se disait « Pourmoi, la voilà, non, celle-ci » mais une étrange luciditél'habitait, toutes ses facultés brusquement nouées dansl'unité par le danger, créant une extase dans l'angoisse.Alors un cri silencieux était monté de lui « Mère, proté-gez-moi », et il ne pensait pas à la sienne. Il se rappelaittrès bien ce cri venu de sa profondeur, sans tremblement,simple, confiant et vif comme une alouette, et chaque foisqu'il y repensait il était aussi déconcerté par la certitudequ'il ne s'adressait nullement à sa propre mère, mais àune mère, en quelque sorte unanime, impossible à voir,a circonscrire, et pourtant étonnamment présente, chaudeet vivante. Puis il se mit à tousser et ses soubresauts lui

rendirent conscience de l'être qui gisait aplati sous sonpoids. L'atmosphère devenait irrespirable, une odeur fa-rouche, âcre et chimique, lui brûlait les poumons, l'étouf-fait. Il se redressa un peu, saisit à bras-le-corps la formequi était sous lui, et courut en trébuchant, à l'aveugle, lelong du fossé.

Aussi absurde que le déchaînement précédent, le silencese fit, d'un bloc. Il regarda autour de lui de l'arrière d'uncamion la jambe d'une jeune fille pendait à moitié décol-lée pas encore de sang, mais le gras du mollet manquait,tranché avec un art professionnel, laissant une coupe in-curvée sans bavures, rouge comme un beau rumsteack. Lajeune fille regardait sa jambe comme si elle n'était pasla sienne son père sans doute, debout devant elle, hébété,tenait un grand mouchoir blanc roulé en boule, sans oserl'appuyer, figé comme dans un rêve.

Une pression à son bras l'inquiéta, est-ce que ça allaitse trouver mal ? Il éclata de rire, la forme noire qu'ilavait traînée dans le fossé était maintenant blanche, aussi

blanche qu'un meunier dans la fleur de farine lui aussi,il le vit à ses mains, à ses manches toute la poussière dela route soulevée par les explosions les avait revêtus de

blancheur, comme des anges, tout prêts pour aller là-haut!Elle le regardait rire, d'un air de doute et de pitié.

Qui pouvait-ce être quelque institutrice affolée, uneemployée des postes, du cadastre, ayant fui son encrierquotidien jolie tout de même, jugea-t-il avec un frémis-sement, les traits fins, mais le regard cafouillant, prêt àverser. Il voulut la protéger, mais juste à cet instant elle

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avait fixé son ceinturon à la place même où se tenait coile petit revolver, et elle avait dit d'un ton excédé, presqueagressif

Tuez-moi, vous êtes armé, n'est-ce pas ? Alors, tuez-moi, je vous en prie, pour l'amour de Dieu!

Quelle rage alors saisit Emile il l'engueula d'instinct,sans réfléchir. Il se souvenait exactement de ses paroles

Comment ? Qu'est-ce qui vous prend, en voilà desmanières, vous vous foutez de moi. Mais ce n'est qu'unmoment à passer, rien de plus, un épisode, un é-pi-so-de.

Et il était si furieux, qu'il prit la femme à bras-le-corps,la souleva (qu'elle était légère) et la flanqua sans ménage-ments dans le camion au beau milieu d'une masse gluantede civils stupéfiés.

Puis il était reparti, seul, libre et presque joyeux, oui,presque joyeux, puisqu'il s'était tapé sur les cuisses unpeu plus loin en regardant filer à toute vitesse les jeunesofficiers dans leurs petites Simca.

Ohé, les potes, une place, rien qu'une. Longchamp.Longchamp.

Il gesticulait au bord de la route, personne ne ralentis-sait et il en était très, très content.

« Longchamp, Longchamp.» Emile revit la pelouse del'hippodrome, pleine à craquer de marlous insolents encivil, pendant la drôle de guerre. Pas très costauds, cesParisiens, les quatre banlieusards qu'il avait avec lui surla route à la sortie d'Orléans s'étaient saoulés comme des

cochons ils fouillaient toutes les caves, puis s'étaient en-dormis sous les pommiers impossible de les réveiller.Emile était reparti seul avec le gros bâton qu'il s'étaittaillé dans une haie.

Un son cadencé le fit sursauter, la rivière reprit soncours, midi sonnait au clocher de Moirat. Il bâilla, puis

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s'étira, replia ses coudes et s'élança le long du chemin dehalage jusqu'au vieux pont en dos d'âne dont les lourdespiles étaient comme les tours maussades et accroupiesd'une forteresse enlisée. Chaque tour portait sur son terre-plein en demi-lune, de chaque bord, un homme qui pê-chait, éternel guetteur. Quand Emile était revenu au paysun soir de juin, deux jours avant l'armistice, il avaitremarqué avec étonnement ces mêmes pêcheurs, immo-biles et attentifs, sans aucun souci de ce qui dévalait der-rière leur dos les derniers charrois de l'armée, les

dernières batteries cahotant sur les pavés comme des cra-bes. Emile s'était engagé sur le pont venant des faubourgsoù personne ne l'avait reconnu, avec sa barbe de huitjours, ses yeux caves, sa, capote déchirée et surtout, aveccette déshonorante tache de cambouis au derrière qui lerendait furieux. Les pêcheurs ne s'étaient pas retournés.Alors, comme aujourd'hui, il y avait toujours à leurs piedsdans l'ombre du parapet un petit tas de poissons brillantsentrecroisés.

Le chapelier Stéphane l'avait reconnu, lui avait serréla main, mais il était passé, c'était la fin pour lui et sesjambes marchaient dans un rêve douloureux, pesantes etautomatiques. Peut-être qu'il titubait. C'est alors qu'ilrencontra François Gibelin, le fils du maquignon million-naire. François, qui, il faut le dire, est considéré ici commeun peu simple d'esprit, un peu arriéré, et c'est pourquoiil n'avait pas été mobilisé, s'arrêta devant Emile, éclatade rire. Emile remarqua que François était en costumede tennis, pantalons de flanelle grise, chemise Lacoste, ilportait une raquette sous le bras, une raquette

Je ne peux pas te serrer la main, dit gentiment lefils Gibelin, tu vois ce que je me suis fait.

Et il montra un doigt de sa main droite soigneusementbandé.

Comment t'es-tu fait ça ?En jouant au tennis.

La gifle partit, raide comme un coup de hache, pancomme s'il voulait venger en bloc tous les pauvres bougresqui crevaient au bord des routes de France, ce soir-là.

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A revoir cette courte scène, Emile sentit un éclair de

colère il branla la tête à plusieurs reprises en souriantdrôlement pour disperser le fluide. Mais la vue de sœurAugustine fut un meilleur remède il fut gêné de n'avoirpas de chapeau pour la saluer, ils se sourirent, et il serradans sa grosse patte sa petite main de momie-fourmi dontles doigts semblaient détecter comme des antennes les mul-tiples services qu'ils cherchaient à rendre.

C'est elle qui avait soigné ses jambés enflées de rhu-matismes pendant toute la semaine qui suivit son retour.Dans la cour de la Maison de l'Assomption, on n'entendaitrien de la guerre. Quel frais enclos sur le ciel. Les pasdes bonnes sœurs s'appliquaient sur les dalles avec uneonction furtive, délicate, des frôlements presque sensuels.

Tandis qu'il passait à travers la cour pour aller se fairehaigner, oindre et panser, il avait remarqué sous un appen-tis un sac tyrolien déposé contre une botte de paille. Lesac était gonflé et sa curiosité finit par surmonter sa timi-dité. Un officier qui avait couché là une nuit l'avait laissé.Il s'enhardit à la fin de sa cure à demander s'il pouvaitl'ouvrir devant elles. Les sœurs acquiescèrent il dénouales cordons et retira d'abord un calot plat de sous-lieute-nant, puis deux cravates civiles lourdes et souples quiIirent deux taches criardes et choquantes dans cette at-mosphère d'un gris reposé. L'une portait une marque« Doucet ». II sortit encore une écharpe de soie blanchecomme on en porte sur l'habit, puis ce fut le tour d'unblouson, également en soie blanche. « Comment et quandle mettre, se demanda aussitôt Emile, à cheval le matin,

ou le soir en jouant aux cartes?» Les sœurs firent un légersigne de main en se détournant avec un mince sourire.Emile s'en alla avec toute cette soie roulée, aussi douce

et fraîche qu'une poitrine de jeune fille, sous son bras.« Drôle de bagage pour faire la guerre », grommela-t-il.

Aujourd'hui il se rappelait cet incident et dit à sœurAugustine

J'ai retrouvé au fond de mon armoire deux gilets ensoie qui étaient pliés à l'intérieur du blouson, vous vous

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souvenez, il y a sept ans, le matin après l'armistice. Lesvoulez-vous, je ne les ai jamais portés, ils sont trop étroitspour moi.

La sœur fronça les sourcilsQue voulez-vous que j'en fasse. Si vous voulez, je

vous en broderai des pochettes pour votre veston du di-manche.

Ils rirent, se quittèrent avec une inclinaison de tête.Emile aimait beaucoup sœur Augustine. Il en fut heu-reux et sifflota, en remontant vers la place, un petit airobscène et bien rythmé. Cette chanson qu'il avait appriseà Nanterre l'avait bougrement réconforté pendant les nuitsde garde à l'arsenal de Puteaux, il y à, oui, il y a septans déjà. Mais pourquoi l'avait-on envoyé justement là,avec ces marlous de banlieue qui se faisaient branler dansles guérites et oubliaient leurs fusils le long des murs ?

Oh! Emile! tu n'oublies pas, cet après-midi.Emile sourit largement à son ami le seul vrai peut-

être, songea-t-il en se pressant vers le repas les autressont toujours sur leurs gardes comme s'ils avaient peurde laisser deviner leurs petites envies hargneuses. MaisJean, c'est mon vieux frère, bien qu'on ne se ressemblepas et peut-être bien pour ça. Voyez les couples, un grandhomme, une petite femme, un nerveux, une matrone, pourse comprendre il faut se compléter, on s'aime parce qu'onforme une unité, quelque chose de complet, une boule, çatourne rond. Mais voilà, il y a le nez Heurteaux, celui dela famille, le mien. Dans quel derrière fourrer un pareilnez ? L'image aérienne de la sœur de Jean se présentafurtivement et il se repentit de la grossière image qu'ilavait évoquée. Il en rougit tout seul jusqu'au bout du nez.Il avait essayé de l'amincir, ce nez, de l'appointer, en ti-rant dessus de l'intérieur avec persévérance pendant desjours, des mois et une partie des nuits chaque fois qu'ils'éveillait il tirait sur le bout de son nez, en crispait lescloisons, tâchait d'en amincir la pointe en la serrant entrele pouce et l'index et, dehors, pendant la journée, en pin-çant ses narines par un mouvement des muscles qui luiavait surajouté comme un masque en profil de lapin pen-dant les années d'adolescence. Cependant, la mobilisationlui avait du moins apporté cette délivrance, il ne s'occu-pait plus de son nez, il en était presque fier, c'était le nez

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Heurteaux qui, au Bas-Nanterre quand il gardait les ré-servoirs de pétrole de la Shell, lui avait conféré du succès,de l'estime, de l'amour même. Il est vrai qu'il s'était mislà-haut au gros rouge et la boule de son pif s'en étaittrouvée heureuse, s'était arrondie, épanouie, comme unefemme comblée et vraiment elle l'était puisque « Paris-Soir»la baisait à petits coups en pleine rue et la léchait goulû-ment les nuits où il pouvait s'échapper du poste et courirdans ses bras. Ils s'étaient rencontrés près des sablières,elle lui tendit la feuille et resta béante, ne pouvant pluscrier Paris-Soir. « Toi, on voit de suite que tu es honnête »,s'écria-t-elle elle confia son paquet au bistro à côté etils partirent bras dessus, bras dessous le long des bergespuantes aux herbes noircies de scories tout le long dumur de l'usine à gaz. Peut-être qu'elle l'aimait encore.

Le silence viscéral de la petite ville le sortit de son sou-venir. Les gens mangeaient, cachés dans leurs maisons.Il tourna vivement devant le magasin en béton armé quisemblait abandonné on pouvait encore lire les grandeslettres d'un rouge rouillé Matériel agricole, dépôt MacCormick, et sur la porte de verre:« Maison Heurteaux ».La boutique était pourtant en belle situation, juste àl'angle de la place et donnant largement sur la route deMontmorillon. Mais une fois de plus Emile remarqua avecune gêne résignée les'progrès des fissures qui s'ouvraientpeu à peu dans les angles grisâtres d'humidité, laissant en-trevoir de sinistres tentacules rouillés.

En se désagrégeant le fronton de gauche avait pesé etfait éclater la grande glace qui n'avait pas été remplacée.L'ouverture béante n'était plus séparée de la chaussée quepar le rideau de fer en losanges repliables qui ne pouvaitplus être remonté et bâillait un peu de guingois. Du côtéde la route qui donnait au midi, tout était resté en place,mais la glace était ternie. A l'intérieur, Emile devina levieux concasseur hors d'usage, le tarare aux tiroirs coin-cés et un gros ventilateur de batteuse qui attendait depuislongtemps d'être réparé.

Il poussa la porte qui suivait la boutique et entra dansle jardin.

La table était dressée à quelques pas sur un dallagecimenté au bord des deux marches incurvées par l'usagequi menaient à l'intérieur de la maison.

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Son père continua à mastiquer placidement, manifestantson humeur chagrine en retirant les bribes de lapin quise logeaient entre ses dents avec un couteau pointu dejardinier, d'un geste fréquent et agacé, presque cruel,comme s'il voulait briser les os de la tête d'un poulet.Emile s'assit sans bruit en face de lui.

Pourquoi es-tu toujours en retard puisque tu n'asrien à faire ?

Le père n'avait même pas levé les yeux. Son fils regardapendant quelques secondes ce front large et carré, cettecrinière blanche, un peu jaune par places, puis le boutdu nez au ras de l'assiette et remarqua une fois de pluscette pâleur égale et terne qui usait le visage. Il avaitgardé son embonpoint mais avait perdu son teint d'hommebien portant.

Je vais chez Germain, je te l'ai dit, murmura douce-ment Emile.

Il surveilla son père du coin de l'œil tout en commençantà manger. Il avait l'air de n'avoir pas entendu et fit cra-quer un os entre ses fortes mâchoires; le bout du nezsuivait leur mouvement en tournant sur son axe comme

s'il allait peu à peu mais inévitablement, à mesure queles bouchées s'avalaient, se dévisser et tomber dans l'as-siette.

C'était une impression d'enfance qui l'avait dégoûté dason père vers sa quinzième année. Et sentir ce même nezrivé à jamais sur lui quand il commençait à rougir de-vant les filles, l'avait exaspéré. Il avait haï farouchementson père. « Quand on a un pif comme ça, on ne fait pasd'enfants.»

Puis c'était passé tranquillement à mesure qu'il aidaitmieux son père, qu'ils partageaient le même travail, lesmêmes soucis. Dans ce temps-là on n'avait pas besoind'aller chercher les clients. Leurs carrioles s'assemblaient

à dix, quinze, sur le terre-plein du tournant, juste devantle magasin. Les jours de marché c'était un assemblagehétéroclite un vrai camp de bohémiens, disait son amiLefranc, d'où se dressaient des bras de faucheuses com-

me les pattes en dents de scie de mantes religieuses géan-tes des mancherons s'emmêlaient et il fallait soulever

tout le brabant pour en dégager des roues de brouettesrenversées se mettant à tourner toutes seules l'atelier

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Heurteaux crépitait de coups de marteau, la courroie dumoteur électrique claquait régulièrement comme un bat-toir de lavandière. On bousculait Emile qui n'avait mêmepas le temps d'aller pisser.

Et puis il y eut le grand jour, le jour de gloire desHeurteaux, il y a longtemps, longtemps de cela. -La nou-velle moissonneuse américaine ne donnait pas satisfaction,le peigne se brisait à ras des dents. L'agent n'y compre-nait rien: les aciers étaient de la meilleure qualité, ils sor-taient des hauts-fourneaux de Carnegie, vérifiés, estam-pillés par l'United Steel. A la fin, sans prévenir son père,car il y avait d'autant plus de travail à l'atelier, Emilemonta sur le plateau de Chazeille où se produisaient laplupart des accidents là, devant lui, dans le vent qui luiglaçait la figure, une dent sauta avec un claquement decristal d'une moissonneuse en pleine marche. Il se pencha,examina longuement la terre: pas de cailloux pour ainsidire, rien que de la terre friable, légère, un peu folle sousle vent, qui lui coulait des doigts. Il n'y avait pas de vieuxbarbelés à demi enfouis comme des ronces, on ne s'était

jamais battu ici depuis Vercingétorix. Ce ne pouvait êtreque la terre. Il en remplit un sac et redescendit à Moirat,il cacha le sac dans sa chambre pendant la nuit etlelendemain matin sortit furtivement de la maison et alla

frapper chez Jean Lefranc. Les .jeunes gens examinèrentl'échantillon à l'aide d'une forte loupe que l'armurier uti-lisait pour l'ajustement des pièces de culasse. Emile re-marqua de minuscules particules brillantes comme dumica.

Qu'est-ce que cela, Jean, tâche de distinguer ?Jean glissa plusieurs de ces particules entre deux min-

ces plaques de verre sur lesquelles on mélangeait les pou-dres de chasse et regarda derechef à la loupe par trans-parence.

Ce sont, dit-il enfin de cette sourde voix de gorgequi donnait du rêve à toutes ses paroles, de tout petitsfossiles siliceux; tu les as trouvés sur le plateau ?

Oui, dit Emile.

"Ça ne m'étonne pas, il y a pas mal d'ammonites dansce coin, mais de cette sorte-là, nous sommes peut-être lespremiers à les avoir remarquées. Je vais les porter au vieuxBoulois, tu te souviens l'ambre est translucide, le gypse

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est quoi? translucide; le cristal de roche est translucidequand il est coloré. Ah, j'oubliais, le feldspath d'Islandetu t'en souviens du père translucide, notre vieux prof desciences naturelles; la pierre en forme de parallélogramme,translucide, mais pas en forme de parallélépipède, pas dutout translucide alors, opaque, oui, mon cher, o-pa-que.

Emile s'impatientaJe pense à mes machines, moi, je ne suis qu'un mé-

canicien. Merci quand même.Il partit en courant et se mit à danser sur la place

en balançant dangereusement le précieux sachet. Il bouil-lait de joie, délirait de fierté.

Puis ce furent les essais, le père était vraiment ému,il regardait son enfant avec tendresse. « Il me comprendtout à fait maintenant », pensait Emile avec une chaudeplénitude. Il prenait l'air grave de son père, lourd d'es-pérance. Ils étaient égaux, copains, à la vie à la mort.

Les essais durèrent une bonne quinzaine à l'atelier.Il fallut inventer un système pour faire fonctionner surplace les lames de faucheuses dans leurs peignes. Jouan-not, le maréchal, fut d'un grand secours.

Enfin si le fils avait trouvé la cause, le père découvritle remède il fallait rendre l'écoulement de la terre allu-

vionnaire plus libre et plus rapide. On modifia le supportdes lames en le réduisant de moitié dans le sens de la lon-

gueur tout en le renforçant à la base on creusa unegorge d'écoulement dans le peigne. De nombreuses expé-riences eurent lieu devant les indigènes du plateau réunisen cercle comme une tribu devant le sorcier. Emile était

passionné pour ce bricolage comme tout bon FrançaisEnfin les astuces et les tours de main triomphèrent desmalfaçons de l'industrie lourde des milliardaires. Quel bontemps On décida d'écrire une lettre au représentant deParis qui s'arrachait les cheveux. Emile qui avait passé lapremière partie du baccalauréat de justesse, deux moisauparavant, fut. chargé de la rédiger il s'assura aussitôtle concours de Jean pour les expressions techniques, lestermes scientifiques lui, soignait le côté commercial,homme d'affaires. Le fils du maréchal et l'employé dumagasin, Hercule, tiraient la langue pour eux, un peuhaletants en les voyant s'escrimer devant la feuille blan-che à la table de famille. On expliqua la découverte en

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termes précis et académiques à la fois. Quand ce fut fini,le père signa d'un large paraphe qui englobait toute lafamille la lettre fut recommandée, puis on mijota. Aubout de deux mois, la réponse parvint de Paris le repré-sentant avait transmis copie de la lettre à Chicago, il com-muniquait les félicitations de la maison-mère, la modifica-tion était adoptée et serait appliquée sur tous les modèles,on ajoutait que les mêmes accidents s'étaient produits enAustralie, sur le territoire d'Adélaïde et l'on remerciait

d'autant plus.A l'autre bout du monde murmura Emile rouge de

fierté.

Enfin le représentant ajoutait que M. Heurteaux allaitrecevoir une lettre de remerciements signée de la main duprésident de la compagnie (là-bas dans son palais demarbre, servi par des nègres) et qu'une gratification de$ 1.000 lui était accordée par le conseil d'administration,gratification qu'il faisait virer au compte de M. Heurteauxà Montmorillon en argent français.

Emile se renversa sur sa chaise en souriant. Il rencontra

le regard brusque du père d'un gris acide dans son largevisage blafard.

Tu pourrais aider ta mère, au moins.Il sursauta

Maman, as-tu besoin de moi ?

Ce jour-là, pensa-t-il, elle portait son tailleur des di-manches, noir, en drap fin avec des petites pattes d'astra-kan et la longue chaîne en or enroulée deux fois autourde son cou. Une voix un peu hésitante mais presque tropcalme lui parvint du fond de la maison

Non.

Quand l'avis de virement était arrivé, le père avait passésa redingote de mariage à revers de soie, Emile son secondcostume noir, celui de sa première communion étant bientrop étroit et réservé à un frère qui ne devait jamais ve-nir. Ce nouveau costume était déjà trop étroit aussi, maisd'autant plus joliment cintré comme il était de mode après

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Page 21: Extrait de la publication… · Ohé, les potes, une place, rien qu'une. Longchamp. Longchamp.Il gesticulait au bord de la route, personne ne ralentis-sait et il en était très,
Page 22: Extrait de la publication… · Ohé, les potes, une place, rien qu'une. Longchamp. Longchamp.Il gesticulait au bord de la route, personne ne ralentis-sait et il en était très,

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