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RITUEL, PERFORMANCE, POLITIQUE : UN DEUIL KALI'NA Gérard Collomb Presses Universitaires de France | Ethnologie française 2007/HS - Vol. 37 pages 89 à 94 ISSN 0046-2616 ISBN 9782130563648 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2007-HS-page-89.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Collomb Gérard,« Rituel, performance, politique : un deuil kali'na », Ethnologie française, 2007/HS Vol. 37, p. 89-94. DOI : 10.3917/ethn.070.0089 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 188.80.113.152 - 22/04/2015 02h01. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 188.80.113.152 - 22/04/2015 02h01. © Presses Universitaires de France

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  • RITUEL, PERFORMANCE, POLITIQUE : UN DEUIL KALI'NA

    Grard Collomb

    Presses Universitaires de France | Ethnologie franaise

    2007/HS - Vol. 37pages 89 94

    ISSN 0046-2616ISBN 9782130563648

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2007-HS-page-89.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Collomb Grard, Rituel, performance, politique : un deuil kali'na , Ethnologie franaise, 2007/HS Vol. 37, p. 89-94. DOI : 10.3917/ethn.070.0089--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • Dossier : Bembo puf205295\ Fichier : EthnoHS Date : 18/5/2007 Heure : 11 : 30 Page : 89

    RITUEL

    Rituel, performance, politique : un deuil kalina

    Grard CollombLAIOS, [email protected]

    Dans Le feu vivant, Les noces de Marko et son dernierouvrage en date Penser le rituel, Jean Cuisenier a explorquelques-unes des dimensions de lactivit rituelle, ensoulignant notamment les rapports quelle entretientavec le mythe. La production symbolique que met enuvre le rite viendrait en quelque sorte dplier unepense informule, dployer ce quun mythe sous-jacent, implicite, nous dit du monde et de lhistoire.Cest l le cur de sa rflexion, auquel il consacre debelles pages qui nous disent que le rituel ne saurait trecompris hors de son contexte de performance, hors dumonde social dans lequel il est effectu et quil contribuedans le mme temps faire advenir. Cest ce que JeanCuisenier met en vidence, en particulier, dans le Feuvivant, en tudiant les rituels de la parent dans les soci-ts des Carpates propos desquels il rappelle que laparent admet divers modes dexercice, que le rite est un de sesmodes, et que dans ces socits tout au moins, cest selon cemode que naissent, se perptuent et voluent les formes les pluslabores de la culture [1994 : 415].

    La proposition sinscrit certes dans le champ de leth-nologie de lEurope, mais elle apparat particulirementstimulante pour aborder, en dautres mondes plus loin-tains ou plus exotiques, cette autre dimension de lactivitrituelle : au-del de sa fonction symbolique, elle contri-bue la production de la socit et des formes culturelles,dans un temps et dans un espace que sa performancemme comme action ritualise vient instituer et consa-crer. On voudrait ici esquisser, partir dune ethnogra-phie des crmonies qui marquent le lever dun deuilfamilial chez les Kalina de Guyane franaise et du Suri-name 1, une analyse de la manire dont stablissent cescorrespondances fortes entre un rite, sa performance etlinstitution dune forme politique.

    Epekotono

    La littrature ethnographique a soulign limportanceque revtent dans les Guyanes et plus largement danslensemble de lAmazonie les grandes crmonies quicirculent dans lespace social, rassemblant priodique-ment les populations bien au-del du groupe familialqui en est lorganisateur, autour de la consommation debire de manioc. Elles prennent des formes diverses,

    mais participent dune mme grammaire sociale, et ellessont gnralement associes aux grands rites de passageindividuels.

    Comme les autres socits indignes dAmazonie, lesKalina ont le sens et le got de la fte, dans laquelle ilsvoient un moment privilgi de rassemblement commu-nautaire et loccasion de donner libre cours une socia-bilit stimule par la consommation dalcool. Epekotono,qui vient mettre fin au deuil dune famille, reprsente lafte collective la plus importante leurs yeux. Attendue,annonce plusieurs mois lavance, largement commen-te, elle attire de nombreuses personnes venues de diff-rents villages, seule vritable occasion aujourdhui de telsrassemblements dans la socit kalina.

    Epekotono souvre dans laprs-midi par lapplicationdes peintures corporelles, qui marquent lespace et letemps de la crmonie, et se droule toute la nuit sui-vante ; la fte se prolongera encore un ou deux jours,tant que toute la boisson naura pas t consomme.Mais les temps forts prennent place dans cette nuit aucours de laquelle les parents voquent le dfunt et dan-sent une dernire fois avec son esprit. Les chants desfemmes, qui pleurent le disparu en saccompagnant duhochet kalawasi, les chants au tambour sanpula des hom-mes, qui invitent la danse, se mlent et se confrontentdans un mme espace, soulignant la dualit entre unple fminin et un ple masculin, entre la mort et lavie, celle-ci lemportant au petit matin lorsque lespritdu dfunt, dont on brle symboliquement quelqueseffets, entreprend son dernier voyage. Aprs un bain la rivire, les porteurs du deuil sont pars et superbementhabills, puis ils ont lhonneur douvrir les danses dumatin, marquant ainsi vritablement la fin dun deuilqui sest prolong pendant une anne, parfois plus. Dslors, ils pourront reprendre une vie sociale normale,librs des interdits qui accompagnent le temps du deuil,et le cas chant se remarier.

    Epekotono participe des grands rites de passage struc-turant le cycle de la vie individuelle kalina. Saisi danscette dimension, il a pour objet dintervenir sur les per-sonnes endeuilles en les reconstruisant socialement, etil se dveloppe autour dune composition symboliquecomplexe qui renvoie une lecture chamanique dumonde, mais aussi quelques apports chrtiens depuislongtemps intgrs la pense religieuse kalina

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    1. Application des peinturescorporelles sur les personnesportant le deuil, louverturedepekotono (Mana, Guyane,1997, photo de lauteur).

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  • Dossier : Bembo puf205295\ Fichier : EthnoHS Date : 18/5/2007 Heure : 11 : 30 Page : 91

    [Collomb, 2000, 2006]. Mais le temps de la performancede ce rituel, qui circule entre les villages au gr desdisparitions, reprsente galement un moment privil-gi qui donne loccasion au groupe de se penser commeun collectif et de raffirmer une identit partage. Ence sens, epekotono forme un objet proprement politique,non pas en ce que la crmonie serait loccasion duninvestissement de pouvoir, mais parce quelle ouvre unespace et un temps qui contribuent institutionnaliserune forme politique, laquelle elle confre une lgiti-mit chaque fois raffirme.

    Un espace priv

    La dcision dorganiser la crmonie est prise par lesproches du dfunt, le plus souvent lis lui par des liensde filiation, ou par lappartenance une mme fratrie.Il faut prparer les plantations de manioc en prvisionde la fabrication du kasili (bire), construire un grandcarbet (maison collective) pour abriter les participants,fabriquer les costumes, les tambours, les bancs crmo-niels et les cramiques destines la prparation et laconsommation du kasili.

    Toutes ces oprations requirent un travail prolongsur plusieurs mois, auquel sajoute aujourdhui lancessaire mise en commun dune somme dargent.Elles sont conduites partir de ce point focal quest lafamille tendue, qui reprsente dans la socit kalina 2lunit sociale pertinente. Elle constitue un groupe-ment rsidentiel autonome un village danslequel se rassemblent, autour du fondateur, ses filles etses gendres avec leurs enfants, et parfois dautres famil-les nuclaires qui ne lui sont pas troitement apparen-tes mais qui se sont jointes au groupement. Cest dansce cadre que sont organises les activits productives etque se mettent en place les formes de travail collectif.Au sein de chaque groupement rsidentiel, la chefferiesans pouvoir dcrite par Pierre Clastres [1974] estillustre par la figure du iopoto. Fondateur du village,cest un personnage gnralement g et respect, lipar des liens de parent directe ou dalliance avec laplupart des habitants. Il exerce sur sa clientle non pasune forme dautorit ou de coercition, mais plutt uneinfluence dcisive, et il assure une fonction de rgula-tion sociale et de mdiation dans le rglement desconflits interfamiliaux : cest un chef , selon lemodle amazonien 3. Cest gnralement cet hommeminent , en position dexercer une influence sur lesautres membres du groupe familial local, qui prendlinitiative de prparer epekotono et qui en sera le res-ponsable . La russite de la crmonie est donc dansune large mesure dpendante de sa capacit mobiliseret entraner sa clientle : Cest cela quon voit si lafamille est soude, si elle est capable dorganiser epeko-tono , disent les Kalina.

    Le jour venu, la famille est tenue davoir tout prpar :elle doit pouvoir distribuer suffisamment de kasili 4 etavoir achet en grande quantit diverses boissons (bire,rhum, boissons non alcoolises) qui ne doivent pas man-quer. Elle se sera galement efforce dattirer elle lesmeilleurs chanteurs et chanteuses, qui sauront entranerles gens la danse et qui les inciteront veiller jusquaumatin, indice dune fte russie : le dpart silencieuxdune partie des participants au milieu de la nuit est unsigne qui ne trompe pas Ds la sance dapplicationdes peintures corporelles dans laprs-midi, puis tout aulong de la nuit et de la matine suivantes, la maniredont la crmonie a t prpare, le bon enchanementdes diffrents temps du rituel sont ainsi livrs lvalua-tion des regards extrieurs et font lobjet de commen-taires changs dans lassistance. Epekotono est ainsi pourla famille qui lorganise le moment de raffirmer la placeet le rang quelle prtend occuper, et pour lensembledes participants loccasion de vrifier les hirarchiessociales subtiles qui existent en arrire-plan entre lesdiffrents groupes familiaux. Une image de soi et de songroupe familial se dgage de cette capacit conduireun bel epekotono , une image forme et value dansle miroir des autres.

    La formation dun espace public

    Si la dcision dorganiser epekotono et sa prparationtaient laffaire dun groupe de parent local, son drou-lement va ouvrir progressivement sur un autre niveaude lorganisation sociale kalina, qui se laisse dj deviner travers la manire dont se constitue lassistance lacrmonie : plusieurs semaines avant la date fixe, on ainvit des familles dautres villages, mais, plus gnrale-ment, il est admis que tous les Kalina, de quelque villagequils soient, sont les bienvenus et peuvent participer.En contraste, la prsence aujourdhui de non-Kalina Croles, Europens , venus en curieux ou parfois enamis, est soumise un traitement diffrent : elle est tol-re, mais la fte leur restera largement opaque, parun usage exclusif de la langue kalina et par une certainerticence en commenter, pour le visiteur, les diffrentsmoments.

    Un moment important de cette transformation prendplace lorsque sont prononcs les deux discours quiouvrent vritablement epekotono, au dbut de la soire.Dabord, le responsable voque devant lassistance ledeuil port par la famille ; cest un propos qui se placedans le registre de lmotion, et qui ressortit encore lasphre prive. Lautre discours, qui ne saurait manquer,est celui du capitaine du village. Trs attendu par lesparticipants, son contenu ne prsente toutefois gure devariations dune crmonie lautre, et pour les Kalinaprsents il est parfaitement prvisible. Cest un noncperformatif qui dveloppe classiquement deux thmes :

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    celui de la concorde ncessaire entre tous les participants( Que la soire se droule bien, amusez-vous sans dborde-ments et sans bagarres ) et celui dune identit culturellepartage ( Nous devons respecter nos traditions kalina ).

    Sexprimant au nom de lensemble des groupes fami-liaux du village et, au-del, au nom des tous les Kalinarassembls, le capitaine contribue par son allocution instituer un nouvel espace collectif, qui sest inscrit dansle lieu de la crmonie par un certain nombre dam-nagements : pour accueillir les participants on a disposde nombreux bancs tout autour des aires de chant et dedanse et on a dress la table officielle , o sinstallerontle capitaine, les invits de marque et les hommes quicomptent dans le tissu des villages chefs de famillerespects et chamans.

    Ds lors, la crmonie chappe progressivement lafamille organisatrice pour tre investie par lassistance et,jusquau petit matin, epekotono deviendra une scne surlaquelle chacun est tout la fois public et acteur. Chaquepersonne peut participer au rituel, notamment ensengageant dans les danses, mais elle est dans le mmetemps immerge dans cette sociabilit gnralise lib-re par labondance dalcool, qui est un caractre mar-quant de ces ftes, se livrant en apart un jeu crois

    de commentaires et de jugements 5, changeant la plai-santerie et contant ses histoires. Alors qu son ouvertureepekotono dessinait un espace priv lintrieur duquel sevivait un deuil familial, la crmonie sest ainsi peu peu ouverte sur un espace public, rassemblant potentiel-lement tous les Kalina , la famille du lieu et les famil-les venues de lextrieur, le soi et lautre, un espace ausein duquel va se mettre en forme et se donner lireune autre dimension de la socit kalina.

    Un politique kalina

    Llaboration qua faite Jrgen Habermas de cettenotion despace public [1997] semble en restreindre lechamp dapplication aux socits occidentales. Pourtant,le concept conserve sa pertinence et son intrt pourlanalyse ici esquisse si on accepte sa gnralisation, telleque la propose par exemple le philosophe tienne Tas-sin : lespace public, crit-il, cest le lieu institu dunvivre ensemble qui lie la pluralit des communauts particuli-res, qui fait accder les mondes vcus une visibilit politiqueet qui, maintenant les lieux communs dans leurs intervalles etleurs connexions, donne existence un monde commun 6

    2. Les danses du matin, quimarquent la fin du ritueldepekotono et le retour unevie sociale normale des per-sonnes endeuilles (Awala-Yalimapo, Guyane, 2001,photo de lauteur).

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    [1991]. Le monde social kalina ne rassemble pas ces communauts particulires quvoque lauteur en rf-rence aux ensembles nationaux modernes, mais il estcompos dune diversit de groupes familiaux qui sepensent comme singuliers et autonomes. Les changesconomiques, les enjeux ns de la confrontation avec lemonde europen ou avec la socit crole guyanaise,lorganisation dune dfense collective ou dune exp-dition guerrire autrefois, peuvent rassembler ponc-tuellement au-del des groupes tablis en un lieu.Cependant, ces formes dorganisation politique restentfluides et labiles et mettent en uvre une logique depouvoir rarement formalise au-del des moments quila suscitent.

    Sils sont organiss entre eux par la parent et parlalliance, ces groupes ne sont donc lis par aucuneforme politique permanente identifiable un niveausuprieur celui du groupement rsidentiel, mme lors-que lon considre le cas des nouveaux villages actuels, plurifamiliaux. Ils doivent pourtant, pour cesserde ntre que ce quils sont, sarticuler afin de formerun monde commun, sans cesse redfini et rinstitu. Les-pace public quouvre epekotono est ainsi un des lieux mais un lieu majeur de lgitimation dun politiquekalina, en permettant cette articulation de se raliser,et une des scnes sur lesquelles il se donne voir. Cestce politique qui sera en action lorsque la socit kalinasera amene mettre en uvre des pratiques dassem-ble [Detienne, 2003], runissant par exemple les chefsde famille des diffrents groupes rsidentiels pour dli-brer sur une dcision collective prendre.

    Au bout du compte, ce quvoquent les participantsau lendemain depekotono na souvent que peu voiravec ce que reprsente ce rituel marquant la fin du deuilport par une famille. Ce que lon a vcu pendant la fte sexprime volontiers travers une formule sim-ple : Ctait bien ! , qui dit avant tout le plaisir quelon y a pris. Cest--dire le plaisir de voir clbres etmises en uvre sur la scne depekotono, dans un espaceet dans un temps ritualiss et institutionnaliss, lesvaleurs de la socit kalina : valeurs du partage, quisinscrivent dans la consommation des boissons, valeursde la solidarit intrafamiliale affiches par la famille orga-nisatrice, valeurs associes lexpression dune sociabi-lit qui sait manier lhumour et manifester un talentoratoire On a en quelque sorte vrifi la permanencedun ethos kalina et on a cr les conditions dun entre-soi ; les participants la fte se sont trouvsdemble placs dans une situation qui nest pas sansanalogie avec ce que Victor Turner [1990] appelait lacommunitas : a communion of equal individuals , prlude une structuration sociale et politique venir.

    travers epekotono, la socit kalina sest reconstruitecomme un collectif, et elle a raffirm ce qui la constituecomme forme politique. Les femmes, dans leurs chantsimproviss, ont replac le dfunt dans lespace largi dela parent, en voquant dans leurs paroles le lien qui le

    relie elles. Le groupe rsidentiel que constitue lafamille tendue qui organisait la crmonie a su repren-dre sa place parmi les autres, venues de diffrents villages,sarticulant elles au sein dune sorte de pays kalina qui stendrait du village amrindien de la base spa-tiale de Kourou en Guyane aux faubourgs de Parama-ribo au Suriname. Le groupe familial rsidentiel reste leniveau social le plus important dans la socit kalina,mme dans les villages actuels qui sont souvent devenusdes rassemblements htrognes de plusieurs ensemblesfamiliaux. Inscrit dans une histoire que lon peut ordi-nairement suivre sur quelque trois gnrations, il esttoujours intimement associ un lieu, le plus souvent la rivire sur le bord de laquelle il est install. traversleurs chants au tambour, les hommes lont aussi rappelau cours de la nuit, en replaant les familles rassemblesdans leur temps et dans leur espace par lvocation dunpass collectif qui prend place dans les anciens villa-ges , sur des rivires aujourdhui dlaisses, o ellessituent leurs origines [Collomb, 2000, 2003].

    Pour terminer, on voudrait proposer une observationsur les transformations contemporaines que connat epe-kotono dans les villages kalina en Guyane franaise. Sicette fte reste bien pour tous une occasion majeurede se rassembler, sa prparation est parfois rendue diffi-cile aujourdhui du fait des changements des modes devie et dun relatif clatement familial li au travail salari.Aussi organise-t-on moins systmatiquement la crmo-nie, et ces dernires annes un certain nombre de famil-les ont pu laisser filer le temps sans prendre la dcisionde raliser epekotono. Paradoxalement, ce relatif affaiblis-sement de linstitution va de pair avec un appel unretour vers une forme canonique, lanc par les jeuneslites politiques kalina en raction contre ce qui taitperu comme une drive, notamment laccueil fait cesdernires annes aux non-Kalina dans des momentsimportants du rituel, ou la table officielle . Ce dsird authenticit sexprime par une pression sociale surles familles pour que la crmonie marque une plusgrande fermeture sur lentre-soi, et afin quelle soitautant que possible conforme un droulement rituelqui renvoie, pour beaucoup de personnes, ce que lonse souvient avoir vcu dans son enfance 7. Par l, onsefforce donc de conserver epekotono sa place et sonrle dans la socit kalina, dans une dmarche intellec-tuelle volontariste, mais avec, en contrepartie, unegrande attention accorde la forme, au dtriment dusens dont la crmonie est porteuse et de sa capacit gnrer du lien social.

    La cration rcente par la jeune commune kalinadAwala-Yalimapo dune cole de musique kalina destine enseigner les formes classiques du chant autambour est sans doute un effet de ces transformations.Elle illustre les changements en cours, qui placent dsor-mais ces acteurs minents de la crmonie que sont leschanteurs au tambour sanpula entre pratique sociale et

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    patrimonialisation, entre rituel et spectacle. En tant que chanteurs traditionnels , ils sont pris dans la tensionentre leur performance tout au long des nuits depeko-tono, au cours desquelles ils contribuent produire delidentit communautaire , et dautres performances

    venir sur les scnes de spectacle ou travers le disque,participant cette fois la fabrication dune identit ethnique au sein dun nouvel espace public la dimen-sion de la Guyane franaise, dont les Kalina sont dsor-mais galement partie prenante.

    Notes

    1. Les Kalina orientaux de Guyane fran-aise et de lest du Suriname, population delangue caribe, sont tablis de longue date dansles rgions littorales o sest dveloppe la colo-nie. En Guyane, partir des annes 1960, ltata procd au regroupement des familles en grosvillages installs proximit des bourgs croles,et organis la scolarisation gnralise desenfants. Les Kalina sont depuis entrs progres-sivement dans une conomie largement mon-tarise, notamment avec laccs dune partie deshommes des activits salaries, alors mmeque les familles allaient bnficier des aidessociales associes une citoyennet franaisequils ont acquise la mme poque [Chali-foux, 1992 ; Collomb, 1997, 2001].

    2. Et plus gnralement dans les socitscaribes des Guyanes [Rivire, 1984].

    3. Le terme capitaine est employ parladministration pour dsigner lextrieurdu groupe cette figure politique nommeiopoto par les Kalina. Aujourdhui, le regrou-pement des familles en de gros villages prochesdes bourgs et petites villes cre de nouvellesconfigurations, dans lesquelles chaque ensem-ble familial conserve son autonomie, maisreconnat le capitaine de la famille fonda-trice comme exerant une responsabilit surlensemble des familles qui se sont rassembles[Collomb, 1999].

    4. Il nest pas rare que la quantit de birede manioc fabrique pour une de ces ftesdpasse mille cinq cents litres.

    5. Dans les chants quelles improvisent enmmoire du dfunt, les chanteuses sauront ga-lement, le cas chant, exprimer publiquementun sentiment partag par lassistance, manifesterune rprobation ou porter une accusation.

    6. Lide est la mme chez le sociologueLouis Qur quand il construit cette notiondespace public comme un dispositif symboliquedinstitution de lespace social et du lien social [Qur, 1995].

    7. Cette volont a t concomitante undurcissement politique dans les rapports avecltat qui sest manifest la mme poque dansle cadre de la Fdration des organisations am-rindiennes de Guyane, au sein de laquelle lesleaders kalina ont jou un rle central [Col-lomb, 2001].

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