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Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue de Métaphysique et de Morale. http://www.jstor.org Ethique, langage et ontologie chez Emmanuel Levinas Author(s): Étienne Féron Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 82e Année, No. 1 (Janvier-Mars 1977), pp. 64-87 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40901730 Accessed: 11-08-2014 22:48 UTC Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. This content downloaded from 132.248.197.206 on Mon, 11 Aug 2014 22:48:42 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Ethique, Langage Et Ontologie Chez Levinas

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El artículo analiza la relación entre lenguaje y ética en la filosofía de Levinas

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Ethique, langage et ontologie chez Emmanuel Levinas Author(s): Étienne Féron Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 82e Année, No. 1 (Janvier-Mars 1977), pp. 64-87Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40901730Accessed: 11-08-2014 22:48 UTC

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Ethique, langage et ontologie chez Emmanuel Levinas

Dans Totalité et Infini, Levinas définissait le langage comme la mise en question éthique du moi, coextensive à la manifestation d' autrui dans le visage1. Loin d'être une appellation arbitraire d'un événement étranger à ce que l'on entend spontanément par le terme « langage », cette définition se justifie à partir de la situation première dans laquelle la totalité consti- tuée par le thème du discours se trouve dérangée en ce que le discours, quel que soit le contenu qu'il véhicule, s'adresse à autrui au-delà de tout concept ou de tout signifié2. Mais ce lien entre l'éthique et le langage n'énonce pas simplement le fait empirique d'un discours interpellant autrui ; il exprime au contraire la signification profonde du langage, à l'œuvre dans tout parler concret. La notion de visage, qui détermine la résistance éthique ¿'autrui au concept, traduit une signification irréduc- tible au pour-soi de la conscience représentative. L'essentiel du langage réside dès lors en ceci que le visage qui s'exprime assiste à son expression ou exprime cette expression même3, c'est-à-dire possède un sens au-delà du thème représenté par le discours. Cette manifestation d' autrui comme visage n'est pas un événement antérieur à la relation éthique. Elle est d'emblée discours4, relation qui met en question mon pouvoir de repré- sentation. Le visage d'autrui, c'est ma condition éthique et positivement ma responsabilité pour lui. La relation avec un visage m'assigne une res- ponsabilité radicale en deçà de toute conscience et de tout engagement. Mais dans cette passivité indéfectible « se passe » un Infini de bonté. La relation avec l'Infini - la transcendance - a une signification éthique. La signification éthique de l'Infini exige une relation qui ne soit pas

1. E. Levinas. Totalité et Infini. 4e édition. La Haye, M. Niihofî, 1971, p. 146. 2. Cf. déjà Le Moi et ta Totalité, dans Revue de Métaphysique et de Morale, 1954,

p. 369. 3. Cf. E. Levinas, La philosophie et l'idée de l'Infini, dans En découvrant l'existence

avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1967, p. 173 et Totalité et Infini, notamment p. 71. 4. Ci. Totalité et mjini, p. 37.

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Levinas : éthique, langage, ontologie

simplement une tension vers l'Infini mais une assignation marquée par l'Infini dans la passivité d'une détention. L'Infini demeure ainsi ab-solu ou Autre dans la relation, déliant la conjonction et la totalisation impli- quées par une relation.

Cette description éthique du langage se retrouve encore dans Autrement qu'être où le Dire - la signification du parler - est interprété comme exposition à autrui, signe fait à autrui, mais déjà signe de cette donation de signe, exposition de l'exposition sans assomption de cette exposition1.

L'éthique semble donc caractériser un mouvement irréductible à la connaissance, une mise en question de la conscience inconvertible en une prise de conscience de cette mise en question2. Tout le problème est alors de déterminer ce qui autorise Levinas à tenir un discours sur la significa- tion éthique. Mais puisqu'il est toujours possible en fait de conceptualiser autrui et de thématiser la mise en question de la conscience, ne faut-il pas avouer que l'éthique se laisse encore reprendre dans le champ de la connaissance ? Le moment conceptuel et représentatif impliqué dans tout discours semble donc s'inscrire en faux contre l'aspect éthique du langage. D'autre part, une ambiguïté domine Totalité et Infini : l'éthique met en question la totalité qu'établit la connaissance et cependant, précisément parce qu'elle est langage et qu'une pensée sans langage est impossible, elle instaure la connaissance et la raison. L'éthique paraît donc ne pouvoir s'accomplir autrement qu'en réhabilitant ce qu'elle mettait en question. N'est-ce pas à nouveau le signe de l'emprise, voire même de la primauté indétrônable de la connaissance sur l'éthique ? Une ambiguïté analogue subsiste encore dans Autrement qu'être où l'éthique apparaît comme un Dire sans Dit3, alors que ce même Dire est aussi ce sans quoi «aucun langage, comme transmission de messages, ne serait possible »4. Cette ambiguïté met aussi en évidence la tension entre Totalité et Infini qui situe l'éthique dans le langage même et Autrement qu'être qui semble faire reculer l'éthique dans un en deçà du langage. Quoi qu'il en soit, la pensée de Levinas serait prise dans un dilemme : ou bien l'éthique est langage, mais alors comment interpréter l'échec que l'aspect conceptuel du discours risque de faire subir à la prétention éthique du langage ? ou bien le Dire demeure en deçà de tout langage, mais dans ce cas comment peut-on en parler et comment ce Dire peut-il instaurer le langage ?

Cette problématique qui concerne la possibilité de justifier un discours sur l'éthique et qui nous conduira à un dialogue avec certaines interpré- tations de la pensée de Levinas 5 nous semble engager, plus fondamentale-

1. Cf. E. Levinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, La Haye, M. Niihoff, 1974, pp. 18, 61, 182.

2. Cf. E. Levinas, La Signification et le Sens, dans Humanisme de l'Autre Homme, Fata Morgana, Montpellier, 1972, p. 49.

3. Cf. Autrement qu'être..., p. Sô. 4. Autrement au être..., p. iy. 5. Nous nous limiterons ici à certaines questions posées par Jan de Greef et Jacques

Derrida.

65 Revue de Méta. - N° 1, 1977. 5

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ment encore, la relation entre l'éthique et la connaissance. Si le thème du langage suscite cette question, c'est aussi par lui qu'il conviendra de l'examiner. C'est le langage qui doit fournir l'espace où cette relation peut s'instituer parce que la connaissance s'effectue à l'intérieur du langage et que l'éthique est toujours décrite par Levinas sinon comme le langage même, du moins à travers le langage. Notre projet consiste à discerner l'apport de la conception du langage, contenue dans les derniers écrits de Levinas, en particulier dans Autrement qu'être, à cette relation qui s'y précise comme le rapport entre l'éthique et l'ontologie. Il apparaîtra que le développement du problème du langage s'oriente précisément vers un approfondissement de cette relation. On peut percevoir dans Autrement qu'être l'entrelacement de deux perspectives d'analyse du langage : le langage comme identification du divers sensible et comme appariteur de l'être. Ce double plan d'analyse ordonnera la progression de notre recherche.

A. Ethique et langage 1. Connaissance et langage

Le langage n'est pas essentiellement un système de signes doublant des entités et des relations déjà constituées avant leur traduction linguistique. Cette conception traditionnelle, qui traite le langage comme un instrument extérieur au processus de la connaissance et destiné au seul luxe de la communication, néglige en effet le plan du flux temporel de la sensibilité, à partir duquel seulement des entités identiques peuvent émerger en se prêtant à la thématisation. Tel est le point de départ du premier chemin d'analyse du langage dans Autrement qu'être, préparé par l'article intitulé Langage et Proximité et qui suit les traces laissées par Husserl.

Selon Levinas, la sensibilité ne se fait pas comme coïncidence instan- tanée entre le sentant et le senti mais s'inscrit dans la fluence temporelle où des qualités sensibles sont perçues. Cette immersion de la sensibilité dans le temps signifie que la sensibilité ne peut fonctionner qu'en s'écar- tant d'elle-même. L'impression sensible est déjà distance entre le sentir et le senti, sensation d'une chaleur ou d'une couleur, expérience de..,, ouverture à..., intentionalité. Dans ce minimal écart qui la constitue, la sensibilité recèle ainsi l'éveil de la conscience qui naît elle-même comme temporalité. Le temps, c'est le sentir du senti, intervalle suffisant pour qu'une lumière puisse s'infiltrer. D'autre part, le présent dans lequel la conscience tient son thème ne serait pas temporel, et donc pas présent, s'il ne s'écartait pas aussi de lui-même1. En d'autres termes, la conscience - ne pouvant assurer sa brillance que par la distension temporelle de la

1. Cf. Langage et Proximité, dans En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, p. 223.

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sensibilité - sera toujours re-présentation. Mais c'est dire aussi que la conscience retient aussitôt cet écart, que le passé n'est que tout juste passé, c'est-à-dire encore re-tenu dans le présent par la rétention et que le sensible est le re-présentable. Cette temporalité où sensibilité et conscience se conjuguent se déploie comme laps et retrouvailles, différence de l'identité ou diastase du Même, diachronie synchronisable dans la représentation1. A la recherche du temps perdu, tel est le titre de la conscience.

La conscience est toujours re-présentation et pour cette raison non pas coïncidence immédiate et intuitive mais identi-fication à travers la fluence du temps. Cette identification par laquelle la conscience rassemble la dispersion et constitue des unités identiques est d'emblée prestation de sens : ce qui se profile dans l'impression est entendu comme ceci ou comme cela. Identifier ceci en tant que cela, c'est tendre une intentionalité déjà linguistique qui donne un sens à quelque chose en lui donnant un nom. Mais les entités ne sont pas thématisées d'abord pour recevoir un sens ensuite ; elles sont données par ce sens2. C'est pourquoi le nom ne se laisse pas ramener sans résidu à la désignation. « Le nom doublant Vêtant qu'il nomme est nécessaire à son identité »3.

La conscience qui prête un sens à « ceci » en l'entendant comme « cela » devance le sensible pour le thématiser. La prestation de sens pose l'identité de « ceci », qui s'annonce dans l'impression sensible, avec « cela » dont le sens est déjà entendu. L'identification s'accomplit donc dans un déjà-dit, un ouï-dire ou une doxa préalables qui énoncent le caractère a priori de toute connaissance. Proclamation de ceci comme cela, la conscience est aussi entendement et écoute d'un déjà-dit sur lequel repose tout savoir4.

Ainsi la connaissance ne se réduit-elle pas au pur dit, au système de signes clos et immobiles, mais s'effectue dans un Dire tendu vers le Dit, thématisant et identifiant la durée. Le Dire noétique épouse la forme de l'intentionalité où se dessine la structure de corrélation inhérente à tout acte. Et par le déjà-dit qu'il écoute, ce Dire est tout entier tourné vers le Dit et s'y absorbe au point de s'y faire oublier et de donner l'impression qu'il se ferme en un système de dits. Tout se passe donc comme si le Dire intentionnel cherchait à se faire oublier.

Par rapport à cette interprétation de la connaissance, la signification éthique sera décrite comme Dire en tant qu'il se détend de sa corrélation avec le dit et dénoue le nœud de l'intentionalité. C'est ainsi qu'est intro- duite la notion de proximité indiquant l'inversion de la distance impliquée dans la conscience de...5 dans le contact immédiat où réside la significa-

1. Cf. Autrement qu'être..., p. 41. 2. Ibidem, pp. 45 et 47. à. Ibidem, p. 51. 4. Cf. Autrement qu être..., p. 4b. G est pourquoi aussi Le vinas ne traduit pas meinen

par viser mais l'interprète à travers l'ambiguïté de 1' « entendre » et du « prétendre ». 5. Cf. Autrement qu'être..., p. 113.

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tion de la sensibilité avant sa transformation en sensation, élément de la connaissance.

Le statut du connaître comme Dire tendu vers le Dit indique déjà que l'intervalle entre le Dire et le Dit ne pourra être superposé purement et simplement à une distinction entre l'éthique et la connaissance. La notion de Dire institue au contraire un plan sur lequel connaissance et éthique pourront apparaître dans leur lien intime. C'est ce que précise déjà l'ana- lyse du savoir et de la sensibilité. Que le savoir soit conceptuel et symbo- lique ne témoigne pas d'un défaut ou d'une défaillance accidentelle qu'une pensée capable de s'ouvrir intuitivement à son objet aurait pu éviter1. De même l'idéalisation du sensible ne le déforme pas simplement mais révèle le sensible comme ce qui est à identifier2. La connaissance ne fausse pas le sensible ; en le thématisant, elle se pose au contraire comme connais- sance dans laquelle seulement vérité et erreur ont un sens et fait dès lors accéder le sensible à sa vérité. C'est pourquoi le passage de la sensibilité déjà conceptualisée de la sensation à l'immédiateté de la proximité ne correspond pas à la réhabilitation, dans une autre sphère, d'une vérité du sensible que la sensation, toujours au service de la connaissance, aurait déjà perdue ou faussée. Levinas n'entend aucunement réduire le sensible de la sensation à l'idéalité du savoir pour faire place à une autre expérience sensible, inaccessible à une connaissance. Il ne s'agit donc pas d'affirmer que la sensibilité « comporterait un élément opaque résistant à la lumino- sité de l'intelligible, mais encore défini en termes de lumière et de vision »3. La pensée de Levinas ne dénonce pas une quelconque finitude du savoir pour délimiter un domaine impénétrable à la connaissance et dans lequel seraient exilées des significations éthiques. On peut sans doute dire que la sensibilité ne se réduit pas à l'idée qui s'en laisse tirer, mais en ajoutant aussitôt que cette irréductibilité ne détermine pas une région réfractaire à la connaissance, une obscurité imperméable à la clarté de l'idée, qui fixerait l'échec ou l'illusion de tout savoir. C'est dans la sensibilité de la connaissance seulement, mais certes avant sa transformation en sensation, que la proximité pourra recevoir un sens, au lieu qu'il faille déceler une signification éthique opposée au mouvement de la connaissance. En inter- prétant la connaissance comme langage où le nom re-présente le sensible, Levinas se dirige donc vers une prise en considération de la relation entre l'éthique et la connaissance. Le fond conceptuel et sensible du savoir annonce ainsi que le connaître s'accroche toujours au Dire de la proximité. Notre recherche doit dès lors se diriger vers une situation totale capable de faire apparaître le surgissement de la signification éthique à V intérieur du Dire thématisant le Dit, et non dans un deuxième Dire coupé de toute thématisation.

1. Ibidem, p. 78. 2. Cf. Lanqage et Proximité, dans En découvrant i existence..., p. ¿¿¿. 3. Autrement qu'être..., p. OU. (Jî. aussi Langage et rroximue, aans un aecouvrani

V existence..., p. 225.

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2. Éthique et connaissance A cette relation entre l'éthique et la connaissance on opposera la défi-

nition de l'éthique comme mise en question de la conscience inconvertible en prise de conscience de la mise en question. Car cette description n'iden- tifie-t-elle pas l'éthique à un mouvement hostile à la lumière de la cons- cience, à un irréfléchi irrécupérable par la réflexion ? Selon Jan De Greef qui exploite cette présentation de l'éthique dans La Signification et le Sens, il s'agirait dans l'éthique « d'un irréfléchi qui, ne surgissant qu'après la mise en question de la réflexion par ce qui déborde l'entendement, n'est pas récupérable après coup par la réflexion... L'irréflexion ici n'est pas un pré-réfléchi récupérable a posteriori... L'éthique ne peut relever du domaine du pré-réfléchi, parce qu'elle ne vient pas avant la réflexion - comme mise en question de la réflexion elle lui est postérieure - et parce qu'elle se constitue positivement comme résistance à la réflexion »*. A partir de là, l'auteur constate une ambiguïté dans le fait que la mise en question de la conscience ne permet plus la prise de conscience de cette mise en question et exige un mouvement antérieur à la réflexion portant sur lui, alors que d'autre part l'éthique en tant que mise en question devrait être postérieure à la réflexion2.

Mais que la mise en question demeure irréductible à la conscience ne signifie pas que cette prise de conscience soit impossible. La mise en question n'exclut pas la prise de conscience, de même que la résistance d'autrui à la thématisation n'empêche nullement qu'on puisse en fait le thématiser. Reste alors à déterminer si la mise en question éthique n'est qu'une équivoque ou si elle contient une ambiguïté remplie de sens. Dans Totalité et Infini, Levinas écrivait déjà que l'éthique ne dénonce pas la faiblesse ou l'impuissance de la conscience, mais la justifie en la rendant juste3, et que l'impossibilité du «meurtre » contemporain de la thémati- sation d'autrui n'est pas réelle mais éthique4 - distinction qu'il faudra préciser. Or, en affirmant que la mise en question ne permet plus la prise de conscience, on la considère déjà comme un obstacle qui tiendrait la conscience en échec. Si l'on prend au sérieux l'idée que l'éthique consiste en un dérangement de la conscience, peut-on encore soutenir qu'elle se joue dans un espace inaccessible, en dehors de toute prise de conscience ? La signification éthique ne se ferait pas simplement sans conscience ou contre la lucidité de la conscience, mais se glisserait entre la mise en ques- tion et la prise de conscience de cette mise en question. N'est-ce pas dans l'ambiguïté d'une conscience dérangée mais qui, dérangée précisément en tant que conscience, est encore capable de reprendre ce dérangement,

1. J. de Greef, Ethique, réflexion et histoire chez Levinas, dans Revue Philosophique de Louvain, 1969, pp. 438-439.

2. Ibidem, pp. 442-443. 3. Cf. Totalité et Infini, p. 55. 4. Ibidem, p. 173.

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qu'il faut déceler une signification éthique ? A proprement parler, un dérangement de la conscience qui ne se refléterait en aucune manière - ne fût-ce que par contraste - dans cette conscience, ne dérangerait rien du tout. Il est en tout cas insuffisant de considérer l'éthique comme un pur irréfléchi qui échapperait à tout jamais au savoir ou comme une puissance obscure et irrationnelle venant, de l'extérieur, brouiller la connaissance1. Sa signification se laisse plutôt déchiffrer dans la situation totale de la connaissance et de la mise en question et finalement dans l'ambiguïté fondamentale par laquelle la connaissance est toujours attachée au sen- sible et ainsi tenue de passer par le langage.

Pour De Greef, l'éthique ne peut relever du domaine du pré-réfléchi parce qu'elle serait alors récupérable après coup par la réflexion. N'est-ce pas précisément dans le fait que le dérangement se laisse reprendre après coup par la conscience, mais seulement après coup, que l'éthique accomplit sa signification ? La mise en question éthique demeure certes irréductible à la conscience qu'elle laisse encore subsister, mais seulement parce que la conscience est toujours anachronique, parce que la mise en question est déjà passée lorsque la conscience la re-prend2. En ce sens l'éthique reste en deçà ou même avant toute prise de conscience. C'est de cette dia- chronie - et non en tant qu'elle circonscrirait un domaine d'objets et d'expériences inaccessibles à la connaissance - que l'éthique tire son surplus de signification par rapport au connaître. La conscience ne peut précisément coïncider dans son présent avec la mise en question mais seulement la re-prendre. Cette reprise par la conscience n'est pas à son tour un réveil qui ferait suite à un sommeil accidentel qu'une conscience plus vigilante aurait pu éviter. Elle indique qu'à la conscience il faut du temps. La vie de la conscience est le temps. Dans le « déjà passé » de l'éthique, ou l'urgence tellement extrême qu'elle n'épouse aucun présent, apparaît le rythme temporel inhérent à toute conscience. Que la conscience ne soit pas pure présence immédiate et intuitive mais re-prise, re-trouvailles ou re-présentation, c'est cela qui doit retenir l'attention. C'est dans cette respiration naturelle de la conscience, dans cette temporalité que la conscience retrouve mais ne peut que re-trouver, dans cette non-coïnci- dence et cette diachronie grâce auxquelles la conscience fonctionne en tant que conscience, qu'une dimension éthique de signification peut avoir le temps de se glisser.

Il ne convient plus, dès lors, d'opposer le pré-réfléchi à l'irréfléchi pour ranger l'éthique du côté de celui-ci. La connaissance qui thématise le sensible le fait accéder à sa vérité. Ce sensible à partir duquel une signi- fication éthique se laisse décrire constitue ainsi un pré-réfléchi. En disso- ciant l'irréfléchi et le pré-réfléchi, on ne pourrait faire de la proximité qu'une région du sensible isolée de la sensation et qui formerait un domaine

1. Cf. Enigme et Phénomène, dans En découvrant l'existence..., pp. 210-211. 2. Cf. Autrement qu'être, p. 111.

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interdit à la connaissance. On ne peut pourtant identifier sans plus l'éthique avec le pré-réfléchi et l'expérience naïve d'avant la philosophie1 car l'éthique surgit, à travers la thématisation du pré-réfléchi, à la manière d'un excédent de sens par rapport à cette thématisation. Si ces termes ont encore une valeur, il faudrait dire que l'éthique est le pré-réfléchi et l'irré- fléchi sans pouvoir se réduire à l'un et à l'autre ou, plus précisément, que dans le mouvement de la connaissance récupérant le pré-réfléchi, émergent, non pas un « quelque chose » encore identifiable par une connaissance toute puissante et inaccessible à notre connaissance, mais un passé ou un passage et une diachronie que ne peut contenir le présent de la réflexion mais que la réflexion elle-même met en œuvre dans sa cadence temporelle.

Cette bipolarité de l'éthique dénote une situation globale où les phéno- mènes offerts à la connaissance donnent prise au dérangement bien que ce dérangement se laisse encore rappeler à l'ordre2. La synchronisation effectuée par la connaissance s'inscrit elle-même dans la temporalité et s'expose ainsi au dérangement ; mais cette exposition n'inhibe pas la connaissance puisque la diachronie se laisse à nouveau rassembler. L'éthique, c'est la signification que creuse le mouvement par lequel la connaissance re-présente sa diachronie mais, en la représentant, la syn- chronise ; c'est l'écart entre ce laps de temps et ces retrouvailles.

Toutes ces remarques mettent finalement en jeu la possibilité d'une justification du discours sur l'éthique. Selon De Greef, le fait que l'éthique résiste à la réflexion en tant qu'irréfléchi montre qu'une réflexion sur l'éthique telle que veut l'entreprendre Levinas est vouée nécessairement à l'échec. Cette tentative passe inévitablement à côté de son objet car elle ne peut reprendre que la structure formelle du langage et non son «essence» éthique3. Il est certes évident qu'une coïncidence adéquate entre la réflexion et l'éthique démentirait toute signification éthique. Mais cette non-coïncidence n'implique nullement que la réflexion soit incapable d'atteindre la signification éthique et précisément de la re-prendre. L'interprétation de De Greef postule un type de réflexion que la pensée de Levinas ne cesse de récuser. En exigeant une réflexion adéquate à son objet, quel qu'il soit, on mutile l'aspect intrinsèquement temporel que Levinas reconnaît à toute réflexion.

Cependant, écrit encore De Greef, le fait « que l'on puisse encore réflé- chir sur l'urgence de la mise en question éthique... atteste la maîtrise de la raison et de la réflexion sur la mise en question »4. A cette objection répondait déjà la notion de séparation dans Totalité et Infini. Etre séparé, c'est se poser comme origine, commencement et principe de soi-même, revenir à soi en assumant l'extériorité, s'éprouver comme conscience

1. Cf. Autrement Qu'être..., n. 116. 2. Cf. Enigme et phénomène, dans En découvrant l'existence..., p. 212. 3. Cf. J. de Greef, op. cit., p. 439. *. loiaem., pp. 44U-441.

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soutenant l'apparition de tout phénomène. Mais cette préséance n'est en aucune façon une illusion que viendrait corriger l'irruption de l'Autre en tant que visage. Cette manière de s'éprouver en fait comme antérieur à l'Autre qui fonde en droit cette antériorité, traduit l'intervalle de la sépa- ration entre moi et autrui, dans lequel se creuse la signification de la transcendance1. L'antériorité de droit qui est en fait postérieure, telle est la condition de l'être séparé, c'est-à-dire la manière d'être positive de la conscience en tant que telle ; ce n'est pas une erreur à rectifier. La séparation trahit ainsi un écart entre le fait et le droit, entre le « réel » et le dérange- ment, écart où l'éthique déploie son sens. Si la réflexion conserve un pou- voir de fait sur l'éthique, bien que celle-ci ne s'épuise en droit dans aucune réflexion, cette distance ne ruine pas la signification éthique et ne condamne pas la conscience à l'illusion mais constitue l'ouverture de sens de l'éthique dans la réflexion.

3. Le langage et le dire

Quel que soit l'angle sous lequel on vise la signification de l'éthique, on est placé en face de la situation totale d'une conscience exposée à la diachronie qui la traverse et d'une diachronie encore synèhronisable dans la conscience. Il devient impossible de penser l'éthique comme une rela- tion qui se nouerait en dehors de toute prise de conscience. Le Dire de responsabilité n'est en aucune façon un deuxième Dire juxtaposé au Dire de l'intentionalité. Ce n'est pas sans raison que Levinas écrit : « Uacte de parler est passivité de la passivité »2. C'est dans le Dire noétique corrélatif du Dit que se produit la diachronie de l'éthique. D'autre part, c'est encore ce Dire de proximité qui entre en corrélation avec le Dit et s'entend alors comme acte intentionnel tendu vers renonciation du Dit3. Le Dire du contact et de la proximité devient lui-même circulation d'informations4. C'est donc un même Dire qui signifie comme proximité en deçà de tout dit et qui apparaît en tant que proclamation du Dit, sans que pourtant le Dit et le Dire coïncident. La distinction entre le Dit et le Dire ne correspond pas à un dédoublement du langage qui procéderait du cloisonnement de deux régions particulières de la réalité, la connaissance et l'éthique. Mais que la proximité soit interprétée comme Dire et que ce soit ce même Dire qui thématise le Dit et se thématise en s'absorbant dans le Dit, signifie aussi que c'est toujours et seulement à travers le langage et dans tout langage qu'est à l'œuvre une signification éthique. Autrement qu'être ne renverse pas simplement les termes de Totalité et Infini. Il est insuffisant de constater que le langage, décrit dans Totalité et Infini comme la relation éthique elle-même, est maintenant abordé comme le mouvement de la

1. Cf. Totalité et Infini, p. 25. 2. Autrement qu'être..., p. 117, souligné par nous. 3. Ibidem, d. 59. 4. Ibidem, p. 126.

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Levinas : éthique, langage, ontologie

connaissance, et que l'éthique est renvoyée dans un en deçà du langage, car la proximité se passe à travers le langage même où s'effectue la connais- sance, au lieu que cette signification éthique tienne à un comportement moral déterminé, à une ouverture préalable à autrui, qui se passerait de langage ou exigerait un langage pur de toute rhétorique, invoquant l'autre sans le thématiser1. Définir l'éthique comme parole interpellante en face du discours conceptuel2, c'est d'emblée falsifier la pensée de Levinas puisque c'est séparer ce qui est d'abord envisagé dans une situation totale. En affirmant que la réflexion sur l'éthique considérée comme langage ne peut rejoindre que la structure formelle du langage et non son « essence» éthique, De Greef maintient l'idée que l'éthique posséderait une réalité subsistante dans le comportement pratique d'une parole invocative étrangère au discours conceptuel.

« La signification éthique de la responsabilité ne se comprend pas à partir de l'éthique »3. C'est-à-dire qu'elle n'émane pas simplement d'une expérience morale déterminée qu'il resterait à traduire dans le discours. L'éthique est la signification positive de la diachronie de la conscience et de l'expérience et non une expérience morale indépendante. En tant que simple expérience, elle se réduirait d'ailleurs à une espèce particulière d'intentionalité. Il n'y a donc pas de donné ou de réalité proprement éthique que l'on pourrait, de l'extérieur, élever au concept. Loin de s'épuiser dans une expérience particulière en dehors de la connaissance, l'éthique s'entend comme la résonance, sur toute la surface de l'expérience, d'un au-delà de l'expérience en général. « II ne s'agit pas dans la proximité d'une nouvelle « expérience » opposée à l'expérience de la présence objec- tive..., d'une « expérience éthique », en plus de la perception. // s'agit plutôt de la mise en question de /'Expérience comme source de sens »4. Le projet de Levinas ne consiste pas « à construire le fondement transcendan- tal de l'expérience éthique »5. C'est pourquoi sa pensée n'est pas fonda- mentalement une réflexion sur la morale, même si la signification de la proximité peut encore orienter une exigence morale. Peut-être est-ce la raison pour laquelle l'emploi du terme « éthique » tend à s'espacer dans Autrement qu'être.

Le caractère de « non-donné » ou l'incondition de la proximité signifie que l'au-delà qui s'annonce dans la proximité ne règne pas à sa façon dans

1. Dans Totalité et Infini, Levinas écrivait certes que « dans sa fonction d'expression, le langage maintient précisément l'autre à qui il s'adresse, qu'il interpelle ou invoque » (p. 45). D'autre part, aucun discours n'est exempt d'une certaine rhétorique (p. 42). Ainsi - et c'est ce que précise Autrement qu'être - 1' « invocation » ne requiert pas un type particulier de langage, elle est présente dans tout discours à la manière d'une signification transcendant le représentable. Mais puisque c'est le Dire éthique lui-même qui passe à la thématisation, cette signification pourra encore rester accessible à l'expérience, sans pourtant s'y réduire.

2. Cf. de Greef, op. cit., dès la page 431. 3. E. Levinas, Autrement qu être, p. 54. Cf. aussi Langage et Proximité, dans En

découvrant l'existence..., p. 234. 4. Humanisme de l Autre Homme, Avant-propos, p. 14. 5. Autrement quêtre..., p. 189.

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un deuxième monde au-dessus du monde de l'expérience. Par le même fait, la signification de la proximité ne pourra que se signaler - mais pourra ainsi se signaler - dans Tordre du langage et de la connaissance1 et scin- tillera dans Y ambiguïté de son attachement à la conscience, mais à une conscience encore susceptible d'en porter la trace. Le signalement de la proximité dans le langage, qui conditionne la possibilité d'un discours sur la proximité, tient donc paradoxalement au règne du langage capable de couvrir tout le champ de l'expérience. Règne ambivalent et peut-être ancillaire, car c'est en lui que se noue, dans l'ambiguïté du Dire et du Dit, la relation entre la proximité et le langage.

Cette ambivalence sous-tend la démarche fondamentale de Autrement qu'être par laquelle Levinas veut remonter en deçà du Dit vers le Dire qui l'anime et le porte et possède un sens « avant » sa corrélation avec un Dit. Ce processus de réduction qui orientera la suite de notre propos ne consiste pourtant pas en une évasion hors du domaine du langage et de la connais- sance2. C'est au contraire seulement à partir de la trace du Dire de respon- sabilité que conserve le Dit qu'il sera possible de faire apparaître énigma- tiquement une signification du Dire irréductible à l'apparaître3. La réduc- tion commence dans les structures du savoir et de l'intentionalité. L'ana- lyse de la configuration intentionnelle et linguistique de la connaissance n'est donc pas une étude préliminaire extérieure à la pensée propre de Levinas, elle est déjà prise dans le mouvement de la réduction. La réduc- tion serait-elle d'ailleurs possible si le Dire de proximité n'était pas déjà présent d'une certaine manière dès le point de départ, précisément dans le langage, dans la corrélation du Dire noétique et du Dit, c'est-à-dire dans sa corrélation avec le Dit ?

B. Langage et ontologie 1. L'Être et le dire

Qu'il soit question dans le Dire éthique d'un au-delà de l'expérience, conduit plus radicalement à l'idée d'un au-delà de l'être. Mais au lieu de se rapporter à un arrière-monde « métaphysique » et à des entités subsis- tantes, l'au-delà dont parle Levinas désigne, nous l'apercevons peu à peu, l'ouverture signifiante de la totalité et de l'expérience. Dans ce contexte peut se comprendre la quasi-totale disparition du terme « métaphysique » dans Autrement qu'être4. Cette perspective dirige la recherche de Levinas vers un dialogue avec la pensée heideggerienne.

1. Cf. Autrement qu'être..., pp. 127 et 128, en notes. 2. Ibidem, p. 56. 3. Ibidem, pp. 57 et 69. 4. ci. Autrement qu être..., pp. ö ̂ note;, lu et jluö laans i expression « iraaiuon méta-

physique »). La pensée de Levinas recherche certes un « autrement » ou un « au-delà » mais elle refuse d'identifier cet au-delà avec un Étant suprême, fondement de Tétant en totalité.

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La démarche de Levinas consiste à montrer que l'être, en tant qu'en lui s'entendent étant et essence (au sens verbal d'événement ou de processus d'être, d'esse) et leur « différence » essentielle, file son destin sur la trame du logos. Non seulement l'essence et l'étant résonnent et se reflètent dans le Dit, mais la « différence ontologique » elle-même tient à la structure du logos et peut se comprendre comme une amphibo-logie. Cette interpréta- tion ne vise pourtant pas à réduire la « différence ontologique » à un pur caprice syntaxique du langage, elle mesure au contraire la gravité et le sérieux ontologiques du langage1.

Selon Levinas, l'histoire de la philosophie occidentale s'est jouée depuis Parménide dans une étonnante complicité entre l'être et la pensée. Que l'être soit l'affaire de la pensée ne signifie pas seulement qu'il est ce qui donne le plus à penser mais aussi qu'il se donne comme ce qui est à penser. C'est pourquoi l'essence ou la geste de l'être est manifestation, lumière pour la pensée et déjà appel au langage. 'Jêtre est - c'est-à-dire déploie son essence - dans le Dit, dans le Logos : « l'être est inséparable de son sens ! Il est parlé. Il est dans le logos »2. L'essence se laissera interpréter comme le Dire du Dit où l'étant apparaît, comme apparoir du phénomène3. L'essence est manifestation et ainsi diastase de l'être par rapport à lui- même, différence de l'identique et temporalisation. Mais ce dé-couvrement où l'être ne coïncide plus avec lui-même et se défait en phénomènes ne s'accomplit que par le langage où se conjuguent verbes et noms et dans lequel le dé-couvrement se re-couvre en tant que vérité.

Le verbe peut certes s'entendre comme un signe désignant une action ou une modification d'un étant. Mais le verbe en tant qu'il désigne est encore nom, précisément parce qu'il désigne et nomme. Au contraire, dans une proposition telle que « le rouge est rouge », le verbe être ne désigne plus une modification quelconque du rouge ni même l'essence du rouge - qui serait par cette désignation simple quiddité - , il fait résonner le « rouge » comme essence du rouge (le rouge rougeoie) de telle sorte que l'adjectivé substantivé se temporalise et vibre comme une « façon » de YEssence. C'est par le verbe être comme verbe d'une proposition predi- cative que le verbe atteint sa verbalité essentielle4. Entre le langage nommant des étants et ce langage verbal s'instaure une mutation ambi- valente qui est l'amphibologie primordiale du Dit. De même que tous les attributs d'un étant énoncé par un nom peuvent, dans leur fonction de prédicats, se verbaliser en résonnant comme des modalités de l'essence de cet étant, de même le verbe être résonne comme essence, mais déjà sur le

1. Ibidem, pp. 55 et 58. 2. Ibidem, p. 58. 3. Ce lien entre phénomène et discours, tel que tout phénomène est dit ou que le « phénomène est lui-même phénoménologie » (Ibidem, p. 48) fait allusion à M. Hei-

degger, Sein und Zeit, zwölfte unv. Auflage, Tübingen, M. Niemeyer, 1972, pp. 28-34. 4. Ci. Autrement qu'être..., pp. 4y-51.

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point de se faire nom, en tant que copule désignant et consacrant l'identité des étants1.

Puisque cette amphibologie constitue l'essentiel du Logos, apparaît alors le statut ontologique primordial de la proposition dans laquelle seulement scintille l'amphibologie. L'être ne déploie son essence et sa vérité que dans la pro-position ; c'est pour cette raison qu'à titre secon- daire la vérité interprétée comme adéquation trouve son séjour dans le jugement. L'amphibologie du Dit signifie aussi que la résonnance verbale et temporelle dans laquelle l'essence ex-pose ou pro-pose des étants, elle-même s'expose et s'identifie comme un étant. Ce Dire de l'être est tendu vers le Dit parce que l'être est toujours l'être de l'étant qui lui-même apparaît comme étant dans le Dit. L'essence, ostensión des étants ou phénoménalité des phénomènes, elle-même se montre comme verbe d'une proposition predicative2. Le Dire de l'être est dit3.

Mais cette exposition de l'essence dans le thème doit encore s'accomplir amphibologiquement, dans une nouvelle résonnance de l'essence ne pouvant s'identifier à son tour que dans un autre dit. Le temps et l'essence « peuvent certes se nommer dans le thème mais cette nomination ne réduit pas au silence définitif la résonnance sourde, le bourdonnement du silence où l'essence, comme un étant, s'identifie. A nouveau un silence résonne autour de ce qui avait été assourdi »4. Puisque le Dire de l'être qui théma- tise le Dit ne peut se thématiser lui-même que dans un autre Dit vers lequel il se tend encore, tout se passe comme si le logos s'essoufflait à thématiser le non-thématisable5. Dès lors le Dire, dans le mouvement même par lequel il se tend vers le Dit, ne se détendrait-il pas du Dit pour signifier en deçà de l'être et du logos ? Le Dire de l'être est exposition du Dit, essence de l'étant qui se donne comme thème de la manifestation. Précisément, le Dire de l'être est dit, déploie son essence dans le Dit. La proposition « le Dire est dit » énonce la situation première de l'onto-logie. Ce n'est pas un Dire ontologique préalable qui serait ensuite et accidentel- lement dit. Le Dire n'est ontologique que par la copule qui le lie d'emblée au Dit. C'est pourquoi Levinas peut écrire qu'il « n'y a pas ̂ essence ni d'étant derrière le Dit, derrière le Logos »6.

Que le Dire exposant le Dit ne puisse être repris que dans un autre dit, témoigne de la diachronie et de la non-coïncidence du Dire et du Dit. C'est ce qu'exprime à sa façon la « différence ontologique » de Heidegger.

1. Ibidem, pp. 53-55. Cf. aussi M. Heidegger, Identité et Différence, dans Ques- tions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 298 (trad. A. Préau) : « «Tètre de Tétant » veut dire « l'être qui est Tétant ». Ici le verbe « est » a un sens transitif, il marque un passage. Ici Tètre se déploie dans le mode d'un passage vers Tétant ».

2. Cf. Autrement guêtre..,, pp. 51 et 54. 3. Le génitif est ici à la lois objecta et subjectif. L,'etre est en exposant r étant, mais

cette exposition est aussi Texposition de Tètre lui-même : l'être est dit. M A â Â --» AM _ Â r' 4. Autrement queire..., p. <k'). 5. Cela ne condamne pas la vérité à Tillusion. Cela signifie que la vérité est toujours

promise, toujours future, toujours à rechercher. Cf. Ibidem, p. 37. 6. Ibidem, p. 51.

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Et pourtant, selon Levinas, le processus d'être dont la connaissance épouse le mouvement effectue la synchronisation de cette diachronie car le Dire n'est marqué du sceau de l'être qu'en tant qu'il s'absorbe dans le Dit pour exposer des étants, l'être étant toujours l'être de l'étant. Diachronie qui se laisse synchroniser dans la vérité mais que la vérité - qui n'est pas donnée immédiatement mais toujours à faire - ne peut étouffer. Tout se passe donc comme si la lumière de l'être braquée sur les étants ne pouvait briller que dans la nuit, comme si l'être, pour se montrer, devait sortir de la nuit et se dé-voiler. Cela étonne et laisse poser la question : « cette nuit ou ce sommeil que l'être « quitterait » par le temps pour se manifester, sont-ils encore de Y essence, simples négations de la lumière et de la veille ? « Sont »-ils par contre un « autrement » ou un « en deçà » »* ?

L'être, qu'on aurait cru totalité fermée, se laisse mettre en question, laisse poser la question d'un en deçà. A partir de cette interrogation, une description ne connaissant au point de départ que les termes « être » et « autrement qu'être » s'efforcera de remonter en deçà du Dit et de l'être vers l'intrigue propre du Dire et sera amenée, dans cette remontée, à mettre en œuvre des significations éthiques2.

2. Du Dire au Dit Dans Autrement qu'être, ce processus de réduction s'accompagne d'un

mouvement en sens inverse par lequel Levinas veut rendre compte du Dit et de l'être à partir du Dire de responsabilité. Une double démarche préside donc à l'ensemble de l'œuvre et organise tout le propos de l'auteur. Si la pensée de l'autrement qu'être est appelée sur ce double chemin, c'est parce qu'elle fait problème aussitôt que la signification du Dire est pensée et énoncée. En effet, si le moment ontologique impliqué nécessairement dans tout discours synchronise la diachronie dans laquelle la proximité - qui se passe elle-même toujours à travers le langage - trouve son sens, le discours de Levinas, en tant que discours, risque d'infliger un démenti à la signification qu'il prétend atteindre. Pour demeurer cohérentes et philosophiques, les thèses de Levinas devraient être capables de rendre compte de cette situation et de renverser ce « démenti » en faveur de l'autrement qu'être, en montrant comment le logos et l'être procèdent encore de l'intrigue de responsabilité du Dire, en révélant l'être comme une modalité de ce Dire. Mais cette réponse ne pourra se justifier devant la force et la cohérence du logos que s'il s'avère possible de déchiffrer dans le Dit l'écho d'une signification qui ne se réduit pas à l'ontologie, à partir duquel la remontée du Dit au Dire d'en deçà pourrait s'effectuer. Aux moments décisifs de Autrement qu'être, quand il est explicitement question de ces deux mouvements3, il apparaît clairement que la préoccupation

1. Autrement qu'être..., pp. 38-39. ¿. ibidem, p. r¿v) en note. 3. Ibidem, pp. 56-58 et pp. 195 et suivantes.

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de Levinas réside dans ce problème du statut et de la justification du discours sur la proximité et ¡'autrement qu'être.

Cette problématique inscrit notre recherche dans la ligne de questionne- ment tracée par Derrida. Celui-ci se demandait si l'éthique, à cause de la violence contemporaine du concept et du verbe être par lequel la pré- dication ordonne à toute altérité de réintégrer la sphère du Même, peut encore mériter le nom de langage. Puisqu'il suppose toujours « l'entre- lacement de noms et de verbes », « c'est en son origine silencieuse seule- ment que le langage, avant l'être, serait non-violent »*. Ce contexte est tellement proche de Autrement qu'être, jusque dans les termes utilisés, que la problématique déployée dans Violence et Métaphysique peut être consi- dérée comme le motif déterminant pour lequel s'imposait un ouvrage de Levinas qui approfondît et explicitât Totalité et Infini. Si l'éthique est l'origine silencieuse du langage ou un Dire d'avant tout Dit, comment expliquer la nécessité du langage et de la phrase2 ? A cette question de Derrida fait directement écho l'interrogation de Levinas : « Pourquoi la proximité, pure signification du Dire,... retournerait-elle à l'être ou tombe- rait-elle en être, en conjonction d'étants, en essence se montrant dans le Dit »3 ? Pourquoi langage ? Cette question hante manifestement Levinas tout au long de sa dernière œuvre. Il est remarquable de constater avec quelle insistance il annonce qu'on peut et qu'il faut comprendre comment le Dire en appelle au Dit et à l'essence4.

Et pourtant, qu'il faille rendre compte d'une nécessité du langage et de l'être n'insinue-t-il pas une subordination du Dire à l'être et qu'un Dire sans Dit comporterait la pire violence et la pire injustice ? Le langage ne s'impose-t-il pas, écrivait Derrida, « parce que, si l'on n'arrache pas vio- lemment l'origine silencieuse à elle-même, si l'on décide de ne pas parler, la pire violence co-habitera en silence avec Vidée de la paix »5 ? Levinas ne répond-il pas positivement à cette question en affirmant qu'il « faut dire « ce qu'il en est », dire quelque chose - avant de ne dire que le dire » •?

Si l'on mesure la portée des remarques de Derrida, une interprétation apparaît selon laquelle le Dire ne parviendrait à son accomplissement qu'en traversant et assumant le logos et ainsi comme un au-delà du Dit. Il faudrait alors séparer l'en deçà du Dit de l'au-delà et opposer au Dire éthique un Dire ontologique manifestant le Dit. Mais ce schéma se détruit de lui-même parce que le Dire n'accéderait à une signification éthique que grâce au Dit et se laisserait encore comprendre comme une modification de l'essence.

1. Cf. J. Derrida, Violence et Métaphysique - Essai sur la pensée d'Emmanuel Levinas, dans L'écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, pp. 218-220.

2. Ibidem, p. 220. 3. E. Levinas, Autrement qu'être..., p. 199. 4. Cf. Ibidem, pp. 7, 9 (note), 19-20. 24, 37 (note), 48, 58, 59, 78, 84 (note), 89-90,

104, 116 (note), 148 (note), 152 (note), 165, 188. 5. J. Derrida, op. cit., p. '¿¿v. 6. Autrement qu'être..., p. 18d, en note.

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N'est-ce pas toutefois seulement quand on a séparé le Dire éthique du Dire thématisant le Dit, que toute signification pourrait s'épuiser dans la thématisation, l'éthique se ramener à l'ontologie et l'autrement qu'être se renverser en un « être autrement » ? L'interprétation de Derrida nous paraît constamment enchaînée à ce schéma d'opposition que Levinas cherche précisément à dépasser. Opposer, c'est présenter une alternative qu'il faut lever et dont la solution exige la suppression d'un terme au profit de l'autre. L'opposition est le propre d'un logos pré-critique récla- mant la réduction de tout Autre au Même. En opposant l'éthique à l'ontologie, on ne peut que la réduire à celle-ci. Ce que nous contestons, c'est qu'il soit impossible de penser la signification de la proximité autre- ment que comme un ordre - ou un désordre - antagoniste à celui de l'être. Parce qu'il est différence de l'identité, c'est-à-dire temporalisation et finalement langage, l'Etre peut demeurer sensible à la Différence de l' Autrement qu'être et à la diachronie de la responsabilité. Lorsqu'on déclare que la relation éthique doit être exclue du langage, sous prétexte que celui-ci contiendrait une violence contemporaine de son articulation essentielle et en vertu de laquelle langage et thématisation devraient coïncider, n'est-ce pas seulement parce que l'on a déjà opposé au logos conceptuel un langage éthique purement invocatif1 ? Et cette opposition, loin de protéger le logos contre toute irruption de l'Autre et d'affermir son pouvoir, oblitère le fond temporel et sensible, et par là conceptuel, grâce auquel seulement il peut fonctionner, le condamnant ainsi à l'illusion de la coïncidence intuitive et de la transparence. De même, ne faut-il pas avoir opposé à l'être une transcendance an-historique pour pouvoir intégrer cette transcendance à l'être parce qu'elle formerait alors un arrière-monde métaphysique et donc encore un monde et de l'être2 ? Enfin, n'est-ce pas seulement en posant une expérience morale et reli- gieuse juive face au logos grec que, vu la nécessité qui incombe au Juif de parler grec ou de mouler son langage dans le logos, l'on pourrait faire de ce logos la mesure ultime de toute signification3 ?

S'il faut abandonner ce schéma de l'opposition, ce n'est pas pour lui substituer celui de l'identité naïve. Lorsque Levinas parle d'un en deçà ou d'un au-delà du Dit, ne faut-il pas y discerner une tension et une ambiguïté signifiantes ? Dans cette ambiguïté qui transparaissait déjà à travers la description de l'éthique comme langage et de la proximité comme pure immédiateté et pourtant mise en question de la conscience, doit-on dénoncer l'hésitation d'une pensée encore incertaine et même une équivoque et une incohérence, ou bien faut-il surprendre la signification que Levinas s'efforce de dire ?

1. J. Derrida, op. cit., p. 218. 2. Ibidem, p. 220. 3. lOidem, p. 226.

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La signifiance de cette ambiguïté apparaît bien lorsque l'auteur déve- loppe le mouvement qui conduit du Dire au Dit par le thème de la justice. A la question « pourquoi langage ? » répond la justice réclamée par la pré- sence du tiers à côté du prochain approché1. Il n'est possible de parler de tiers que si, dans la relation de proximité, un autre est abordé comme autre que le prochain. Un tiers immédiat est un non-sens. Le tiers importe seule- ment comme tiers ou en tant que tiers. Ce « en tant que » exprime précisé- ment l'inversion de l'immédiateté de la proximité en conscience. Le tiers est toujours vu comme tiers, mis à distance par la médiation et l'inten- tionalité qu'apporte la conscience. C'est pourquoi la prise de « conscience naît comme présence du tiers »2. A partir de cette naissance latente de la conscience, on comprend aussi la nécessité du langage, de la manifestation et de l'essence.

Mais cette intervention du tiers n'est-elle pas un Deus ex machina qui serait invoqué pour rendre une place au langage et à l'être ? D'autre part, Levinas ne semble pouvoir rendre compte de l'universalité inhérente à l'être et au logos que par la pluralité de la société et suppose ainsi ce qu'il veut expliquer. Enfin, même si le passage du Dire à l'être se laissait élucider, pourrait-on l'interpréter autrement que comme une défaillance du Dire ?

La première objection suppose que la justice constitue un problème indépendant exposable d'une façon isolée et que la description de la proxi- mité ne nécessite aucun recours au thème de la justice. Il est clair au contraire que la proximité en tant que mise en question de la conscience implique déjà le moment de la conscience et du langage. Par ailleurs, la notion de substitution qui développe celle de proximité contient déjà une référence implicite à la justice et ainsi au langage3. Mais plus radicalement, le lien entre la proximité et la justice, c'est-à-dire l'attachement de la proximité au langage, ne relève pas seulement d'une nécessité de l'exposi- tion. Cet attachement tient à la signification même de l'éthique. Totalité et Infini montrait bien qu'il n'y a pas d'abord relation avec autrui et ensuite souci de justice et insistait sur la coïncidence de ces deux aspects dans le visage4. N'est-ce pas la raison profonde pour laquelle Levinas se devait d'annoncer le thème de la justice tout au long de Autrement qu'être ? La proximité est d'emblée justice et la justice impossible sans que celui qui la rend ne se trouve dans la proximité - ambiguïté de l'immédiateté et de la conscience. Mais cette ambiguïté traduit Y Enigme5 même de la transcendance, selon laquelle l'au-delà passe dans l'être et le

1. Cf. Autrement qu'être..., pp. 200 et suivantes. 2. Ibidem, p. ¿Vó. 3. « Personne ne peut se substituer à moi qui me substitue a tous ». Autrement

qu'être..., p. 162. Nous soulignons. 4. Cf. Totalité et infini, p. i»ö. 5. Cf. Enigme et Phénomène, dans En découvrant l'existence... et Autrement qu'être...,

pp. 11, 15, 118, 194, 196, 199, 206...

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langage qui ne peuvent le contenir, de telle sorte qu'il ne peut y passer qu'énigmatiquement et seulement y passer sans pouvoir s'y enfermer, à la manière d'un passé qui n'a jamais été présent et ainsi an-archique mais qui, pour cette même raison, laisse sa place au présent et garantit le règne de Yessence.

« II y a » toujours et d'emblée le langage. Le langage est l'origine de tout présent. C'est pourquoi le thème de la justice ne consiste pas à expliquer l'origine de l'être à partir d'une situation antérieure, c'est-à-dire à partir d'un présent antérieur à tout présent mais qui serait encore, en tant que présent, un événement d'être ou une essence. En ce sens, on ne pourrait expliquer l'être que par l'être. Affirmer que le Dire réclame essence et langage en tant que justice, ce n'est pas interpréter la présence de l'être à partir d'un événement antérieur, c'est plutôt faire apparaître le sens et l'orientation de l'être dans la justice, reconnaître à l'être son juste sens. A proprement parler, il ne s'agit pas non plus d'expliquer l'être par la justice. Ce serait vouloir lui trouver une origine dans une justice antérieure à l'être, c'est-à-dire dans une pensée d'avant l'être, alors que la justice est d'emblée la signification contemporaine de l'être et de la pensée. Dès lors l'articulation de la prise de conscience et de la responsabilité ne peut en aucune façon être comprise comme une défaillance quelconque de cette responsabilité1. S'il est encore possible de décrire le Dire comme un en deçà du Dit et l'autrement qu'être comme un en deçà de l'être, c'est seulement à partir du règne du langage, dans la mesure où le langage tend à révéler son véritable nom. Le Dire de responsabilité est en deçà du Dit en tant qu'il le fonde et l'anime. On comprend alors comment le Dire se passe toujours dans le langage, sans qu'il faille pourtant lui opposer un en deçà du Dit.

3. La Réduction II apparaît donc que le mouvement du Dire vers le Dit ne peut être

achevé et ne peut déployer toute sa signification que par la démarche de la réduction qui remonte au Dire à partir du règne du langage. Corrélative- ment, ce processus de réduction renvoie à la problématique de la justice. C'est ce que met en évidence la question fondamentale que fait surgir la réduction : si la réduction concerne la remontée au Dire à partir de la trace qu'en conserve le Dit, est-il possible de déterminer comment cette trace se donne comme trace ?

1. Le problème sous-jacent est celui de la création. Levinas refuse de considérer la création comme un acte ou un événement d'un Étant suprême présent avant le monde. Dans ce cas, il serait impossible, à la limite, de comprendre comment le fini est sorti de l'infini, sinon par une défaillance ou une chute. La notion de création n'énonce pas un processus relevant de Dieu, elle concerne l'être dont elle exprime le sens ultime. L'être n'est pas une négation de l'autrement qu'être et en ce sens une flnitisation de l'infini mais possède un statut positif qui lui permet précisément d'entrer en relation avec cet au-delà. D'autre part, l'autrement qu'être n'est pas simplement une négation de l'être mais le sens et l'ouverture de l'être. La plus grande prudence s'impose donc si l'on veut parler d'une flnitude de l'être.

81 Revue de Méta. - N« 1, 1977. 6

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Cette question ne suggère-t-elle pas l'impuissance de la réduction qui cherche à décrire le Dire en s'appuyarit sur la trace qu'il imprimerait au Dit, mais qui présuppose déjà l'apparition de cette trace comme trace ? Levinas semble même reconnaître cette faiblesse lorsque, reprenant le questionnement de Derrida, il se demande si son discours qui ne peut dire l'autrement qu'être qu'en termes ontologiques demeure cohérent et philo- sophique. En exigeant la cohérence du logos, « l'objection supposerait ce qui est en question : la référence à Y essence de toute signification »*. N'est-ce pas l'aveu de l'impossibilité de la réduction ? Car en se situant résolument dans le logos, en ne s'accordant que l'être pour unique axe de référence, la description pourra-t-elle jamais surmonter la préséance de l'ontologie ? Or, Levinas en convient, les structures où commence la réduction sont ontologiques2. Ne trahit-il pas lui-même son intention en écrivant que la signification éthique du Dire ne saurait se comprendre à partir de l'ontologie3 ?

Cette objection considère qu'on ne peut atteindre l'autrement qu'être qu'en le pré-supposant. La valeur de la réduction serait sujette à caution parce qu'elle ne pourrait éviter une présupposition sur laquelle l'ontologie n'aurait aucune prise et qui serait du même coup purement gratuite. Mais l'objection dénonce alors à bon droit un au-delà sans rapport avec l'être. Pour Levinas, la réduction ne consiste pas en une évasion hors de l'être et de ces catégories, elle est au contraire un travail de langage4. Le règne de Yessence et du langage signifie d'ailleurs que cette sortie hors de l'être est impossible. Et même s'il s'agissait de démontrer un autrement qu'être, cette démonstration resterait encore dans l'être car elle démontrerait que l'autrement qu'être est au-delà de l'être. En partant de l'être - et d'où pourrait-on partir si ce n'est de l'être ? - on atteindra toujours de l'être. Mais cette emprise ou cette permanence de l'être ne proclame pas l'impossibilité de la réduction. Elle protège l'autrement qu'être de la réification que lui ferait subir un règne dans un monde au-dessus de l'être et ainsi rival de l'être. Au lieu de viser à s'extraire de l'être - ce qui s'avère impossible - ou de partir d'un domaine étranger - ce qui met en œuvre un présupposé injustifiable devant l'être - la réduction ne consiste-t-elle pas plutôt à reconnaître une ouverture de Vêtre ? Si telle est sa tâche, la réduction est indissociablement liée à la découverte de l'être et du dit comme modalité du Dire, c'est-à-dire au mouvement de la justice. Cette compénétration et cette circularité des deux démarches dominantes de Autrement qu'être ne se laisseraient inter- préter comme un pré-jugé de l'au-delà que si l'on réifiait celui-ci en l'oppo- sant à l'être. Pour que la réduction soit possible, il faut certes pouvoir reconnaître une trace comme trace, mais cette reconnaissance n'est pas un

1. Autrement qu'être..., p. 198. ¿. L.I. Auiremeni queire..., p. o/. ó. iDiaem, p. oö. 4. Ibidem, p. 56.

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Levinas : éthique, langage, ontologie

pré-jugé arbitraire et sans fond. Elle implique un processus a priori par lequel la réduction reconnaît une ouverture de l'être, mais de cette ouverture de l'être qui est aussi une ouverture dans l'être, on peut encore rendre compte à partir de l'expérience et de l'ontologie par le mouvement de la justice. L'expérience révèle sa dimension dernière par cette reconnais- sance mais celle-ci se justifie dans l'expérience où l'être, en tant que justice, manifeste dans son essence même - la manifestation - un dépassement par rapport à lui-même1.

La circularité fondamentale qui s'impose ainsi à la réflexion exprime dès lors une ambiguïté signifiante. Au seuil de Autrement qu'être, Levinas n'écrivait-il pas que les thèses développées dans le livre ne peuvent être isolées et se prêter au déroulement linéaire, et cela à cause de la significa- tion même qu'elles essayent de dire2 ?

Puisque l'amphibologie de l'être et de l'étant constitue l'essentiel du logos, c'est en elle que devrait déjà se signaler l'ouverture de l'être. Cette amphibologie désigne l'ambiguïté, inhérente à la proposition, du verbe et du nom, de l'écoulement temporel et de l'identique. La connaissance est toujours conceptuelle et symbolique et, à son tour, c'est seulement dans la proposition que le concept acquiert sa véritable fonction. Dans la propo- sition, le temps se laisse rassembler et épouse le présent de la représenta- tion. Mais le temps se temporalise encore dans le mouvement où la propo- sition se pro-pose. La proposition est l'emboîtement des verbes et des noms et déjà leur déboîtement temporel. Le Dire thématisé dans le Dit n'y est pas faussé sans retour3, il résonne encore dans la proposition même qui effectue cette thématisation. En synchronisant la dispersion temporelle et en parvenant à une synthèse, le logos ne fausse pas mais refoule la durée qui lui donnait pourtant le jour. Le logos tient compte de tout, mais par là même il travestit déjà sa propre progressivité. La constitution interne du discours - la tension entre l'identique et la fluence temporelle, requise par l'être lui-même - montre qu'il n'est que le tenace rappel à l'ordre d'un dérangement qui le traverse. La diachronie du Dire garde un écho dans le déroulement du Dit, dans la fragmentation du logos en verbes et en noms au sein de la proposition et même dans la « transcendance » de l'objet intentionnel4 où s'accuse une distance entre le Dire et le Dit.

Ainsi le Dire se glisse-t-il dans le logos comme si tout le fonctionnement du Dit n'était qu'un lapsus trahissant un au-delà. Pourquoi la connais- sance est-elle représentation et non pure intuition ? Pourquoi ce qui se montre doit-il avoir été perdu pour être trouvé dans une vérité qui est toujours re-trouvailles ? Pourquoi la manifestation ne se produit-elle pas

1. La transcendance ne désigne pas une relation qui se jouerait dans un autre monde au-dessus de l'être, mais le fait, pour Vessence, de passer à l'autrement qu'être (Cf. Autrement qu'être..., p. 3).

2. Cf. Autrement qu'être..., p. 24. 3. Ibidem, p. 59. 4. Ibidem, p. 84.

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comme instant fulgurant d'ouverture où la totalité de l'être se montrerait à la totalité1 ? Et pourquoi finalement l'être doit-il se manifester, c'est-à- dire s'écarter de lui-même et se temporaliser pour s'identifier ? La puis- sance et la cohérence du dogme parménidien de l'unité de l'être s'exposent au parricide de Platon : l'Autre est dans le Même. Tout cela étonne. L'être qu'on croirait, en droit, totalité immobile et close où le Même coïncide sans distance et immédiatement avec lui-même, se laisse questionner et mettre en question, se laisse ouvrir par la question, ne s'identifie qu'en s'exposant à la différence, se temporalise et se pro-pose.

L'intuition fondamentale de Levinas dans Autrement qu'être réside peut-être dans la découverte du lien qui unit le caractère éminemment ontologique de la proposition et de son amphibologie avec la relation à autrui dont on peut faire l'expérience dans la proposition. L'intrigue du Dire « imprime sa trace à la thématisation elle-même, qu'elle subit hési- tant entre structuration, régime d'une configuration d'étants... d'une part, et le régime de l'apophansis non-nominalisée, de l'autre, où le Dit reste proposition - proposition faite au prochain, « signifiance baillée » à Autrui »2. Cette référence à autrui, dont on peut faire l'expérience, n'est pas simplement une expérience particulière à côté de l'expérience de la connaissance. En tant qu'expérience, elle demeure connaissance d'autrui. Mais comme toute expérience ou toute connaissance se constitue intrin- sèquement dans des propositions, cette relation avec autrui est aussi une dimension de l'expérience en général et indique le sens de l'expérience et de l'être. L'être qui accomplit sa vérité dans la proposition, s'y trouve déjà pro-posé ou ex-posé. L'être s'ouvre dans le mouvement même par lequel il se ferme en s'identifiant comme être. « En totalisant l'être, le discours comme Discours (c'est-à-dire en tant qu'il est paradoxalement dans la proximité) apporte ainsi un démenti à la prétention même de la totalisation »3. Montrer la trace du Dire dans le Dit, c'est discerner l'ambiguïté par laquelle l'être qui thématise des étants dans la proposition et s'érige ainsi en totalité demeure encore ouvert dans cette proposition où la proximité d'autrui a un sens. C'est pourquoi l'énoncé prédicatif « se tient à la frontière d'une déthématisation du Dit et peut s'entendre comme une modalité de l'approche et du contact »4.

La réduction renvoie ainsi à la découverte de l'être comme modalité du Dire, c'est-à-dire à la justice. Ce n'est pas par hasard que le paragraphe de Autrement qu'être consacré à la réduction se termine par une allusion à la justice5. En vertu de la circularité qui domine Autrement qu'être, on peut affirmer que la proximité, qui n'est pas elle-même une expérience de...,

1. Cf. Autrement qu'être.... pp. 31 et 36. 2. Ibidem, pp. 59-60. 3. iDiaem, p. zi/. 4. Ibidem, p. 60. 5. Ibidem, p. 58.

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reste encore accessible à l'expérience de la relation avec autrui que contient tout discours1. L'éthique, où rien de moral ne se signale au point de départ, c'est Vouverture signifiante de Vêtre avec toute l'ambiguïté que celle-ci révèle : pas simplement une expérience en tant qu1 ouverture signifiante, mais encore accessible à l'expérience en général en tant qu'ouverture de Vêtre et seulement à partir de là surgissement d'une exigence morale. On peut ainsi rendre compte de l'unité de Totalité et Infini et de Autrement qu'être, mais aussi mesurer le chemin parcouru. Autrement qu'être ne contredit pas Totalité et Infini qui définissait l'éthique comme le langage même et pouvait alors présenter la cohésion de la transcendance et de la justice dans la relation avec le visage, mais explicite et élucide les articula- tions souterraines de Totalité et Infini. Les ambiguïtés de cette œuvre ne sont pas démenties, elles sont au contraire exposées dans Autrement qu'être comme ambiguïtés, comme l'Énigme même de la transcendance. Autrement qu'être sollicite un retour à Totalité et Infini, sans que ce retour soit une Odyssée, car Totalité et Infini ne trouve sa véritable lumière que par Autrement qu'être. Les deux grandes œuvres de Levinas se laissent lire comme un dit et un dédit qui, en renvoyant sans cesse l'un à l'autre sans pouvoir se rassembler dans le présent d'une synthèse, signifient le Dire diachronique de la transcendance.

L'accessibilité de la proximité à l'expérience conditionne la possibilité d'un discours sur la proximité et l'au-delà qui l'anime. Réduire, c'est tendre la tension du logos par laquelle l'être se donne comme « ce qui est à penser » mais se laisse aussi comprendre comme une modalité du Dire. C'est exploiter les ressources ultimes du logos pour faire parler l'être au nom de l'au-delà. La réduction consiste en définitive à dire l'au-delà, proposition où l'être se diachronise et fait apparaître l'au-delà de tout apparaître dans l'ambiguïté. Le discours ne peut certes prononcer l'au-delà qu'en termes d'être. L'énoncé de l'autrement qu'être dit autre chose que ce qu'il veut dire, à savoir qu'au-delà de l'être est l'autrement qu'être. Mais par le même fait, le Dire se déboîte de son Dit et se diachronise, la proposition parvient à dire plus qu'elle ne dit et à signifier au-delà du dit où l'essence expose des étants. Dans cet énoncé résonne encore la trace de l'autrement qu'être, car il exerce (modalité de l'essence) l'ambiguïté par laquelle l'au-delà advient dans le dit comme un surplus de sens par rapport au dit. Trace et non simplement signe parce qu'elle ne désigne plus un étant, même suprême, mais « signifie » l'ouverture de l'être ; et pourtant trace qui peut être prise pour un signe2 puisque, par l'amphi- bologie du dit, la diachronie de l'au-delà peut encore s'identifier comme essence d'un étant. « Le fond du Dire n'est jamais proprement dit »3 et en ce

1. Levinas réalise ainsi ce qu'il annonçait dans Langage et Proximité, dans En décou- vrant l'existence, p. 227, en note.

2. Sur cette ambiguïté de la trace, cf. La Trace de V Autre, dans En découvrant V existence...

3. Autrement qu'être..., p. 73.

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sens n'est pas thématisable, mais il peut être signifié, dans le mouvement de la proposition où paradoxalement il se thématise. L'autrement qu'être se trahit dans le dit1, c'est-à-dire se montre et se réserve. Loin d'enlever à la signification du Dire l'exhaustivité de sa vérité2, la thématisation la montre, mais en la montrant la fait surgir sur le mode de la monstration, de l'essence et de la vérité. L'emprise de l'être sur l'au-delà n'est pas une maîtrise3. L'autrement qu'être passe « au-delà de l'être, pour céder sa place à l'être »4. Ainsi l'être règne et détient le pouvoir de tout exhiber dans la vérité. Mais du même coup, il est encore capable de porter et de montrer la trace du « passage » de l'autrement qu'être et de trahir son ouverture. Bien que l'énoncé de l'autrement qu'être soit la possibilité la plus extrême du logos, il en est aussi la possibilité la plus naturelle car il met en œuvre la diachronie même par laquelle l'être accomplit son essence et qui permet à la proposition de dire toujours plus qu'elle ne dit. Le sur- plus de la signification sur la manifestation se laisse encore déchiffrer dans la manifestation. L'énoncé diachronique de la Diachronie du Dire ne consiste donc en aucune façon à brouiller l'être, comme si la réduction cherchait à « dissiper une apparence transcendantale quelconque »5 pour faire apparaître une autre vérité qui réduirait au silence la prétention de l'être.

La pensée de Levinas ne dénonce pas l'être pour lui substituer un au-delà. Sa critique porte sur l'identification de l'être avec une totalité fermée adéquate à l'énoncé formel et au système représentatif du Dit. La justice est un autre nom de l'être, par lequel il révèle sa dimension fondamentale affleurant dans la connaissance mais que la connaissance sans cesse refoule. Au lieu de se figer en un réquisitoire contre l'être, la recherche de Levinas n'est-elle pas plutôt une « psychanalyse » de l'être indiscret qui exhibe tout et même les symptômes trahissant son ouver- ture ? On conviendra dès lors de la prudence avec laquelle on peut encore parler d'une finitude de l'être. Levinas ne vise pas à étaler une quelconque finitude de l'être afin de poser un au-delà comme une nouvelle essence en plus de l'être ou comme un Etant subsistant au-delà du monde6. L'au-delà ne limite pas l'être à la manière d'un objet transcendantal insaisissable qui circonscrirait le domaine de l'être et du connaissable.

1. Cf. Autrement qu'être..., pp. 7, 23, 62 (note), 84, 85, 88, 100, 173... 2. Cf. J. de Greef, op. cit. y p. 4,58. :■*. Cf. notamment Autrement qu'être..., p. 148 (note). 4. Enigme et Phénomène, dans ¿n découvrant ï existence..., p. ¿13. 5. Autrement qu'être..., p. 57: _ , . , 6. Cette pensée renvoie ainsi la question de 1 existence ae uieu ^entenau comme

Essence ou Étant suprême) au second plan (Cf. Autrement qu'être..., p. 120) et renou- velle le problème de la signification de Dieu. Poser Dieu comme un Etant suprême, c'est encore le mesurer à la totalité. Et cette commune mesure qu'apporterait l'être, au lieu de permettre une relation entre le monde et Dieu, la rendrait impensable. Car sur ce plan commun, est-il possible d'expliquer la naissance du fini autrement que par une défaillance de l'infini ? D'autre part, l'infini ne rendrait-il pas la finitude incompré- hensible ? Poser Dieu comme étant ou comme essence, c'est immédiatement l'opposer au monde.

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C'est au contraire parce que rien n'échappe à l'être, parce que l'être est totalité, que l'au-delà peut encore s'y montrer comme par effraction. Le règne de Vêtre trahit déjà Vouverture de Vêtre ou sa relation - identité et différence - avec V Au-delà. On comprendra ainsi comment c'est le Dire d'au-delà qui est dit, qui apparaît lui-même dans le Dit en tant qu'être mais qui, par le même fait, est déjà différent, s'est déjà retiré du Dit et n'a fait qu'y passer. C'est pourquoi aussi le recours superficiel au schéma « kantien », limitant la connaissance pour renvoyer l'au-delà au domaine de l'éthique, risque de fausser la pensée de Levinas plutôt que de l'éclairer.

Osera-t-on parler d'une proximité entre cette pensée et celle de Heideg- ger ? Il est certain en tout cas .qu'un dialogue constant avec celle-ci alimente la recherche de Autrement qu'être. Une double dénonciation de l'oubli de la « différence ontologique » nourrit en effet toute cette œuvre. Levinas récuse l'identification de l'être avec une conjonction d'étants se montrant dans le Dit, identité sans différence, de même qu'il refuse d'assimiler V essence à un Étant suprême, raison dernière de l'étant en totalité. Ajoutons encore que la finitude de l'être, chez Heidegger aussi bien que chez Levinas1, n'est nullement corrélative de la position d'un in-fini. Le danger d'une réapparition de l'onto-théologie mise en cause par l'un comme par l'autre impliquait le délaissement des termes « Endlich- keit » et « finitude » afin que fût possible une compréhension de la « posi- tivité » de l'être et de l'homme. Le chemin de pensée de Levinas se dirige là où commençait celui de Heidegger, vers la différence de l'être et de l'étant. La transcendance, pensée en termes encore métaphysiques dans Totalité et Infini, assume, dans Autrement qu'être, la « différence ontolo- gique » et se Y approprie précisément (identité de la différence) en y trou- vant la trace de sa Différence. Mais en un autre sens, le chemin de pensée de Heidegger semble s'arrêter là où commence la recherche de Levinas. Celui-ci, dépassant Heidegger qui, le plus souvent, désigne Dieu comme l'Étant suprême, pense autrement la différence (différence de l'identité). Mais peut-on faire ici autre chose qu'une esquisse dece double mouvement ? Car s'il n'y a de différence que dans la proximité, il n'y a aussi de proximité que, dans la différence.

Etienne Féron.

1. Cf. M. Heidegger, Was ist Metaphysik ?, in Wegmarken, Klostermann, Frankfurt a. ¡M., 1967; p. 17 (l'être ne se révèle que pour le Dasein). Cf. E. Levinas, Autrement qu'être, p. 168 (finitude de l'essence parce que l'être est « astreint à un autre lui, à un sujet appelé à recueillir la manifestation »). Mais déjà Totalité et Infini montrait, par la notion de séparation, que la flnitude n'est pas corrélative de la transcendance de l'Infini et que cette transcendance ne se laisse pas déduire de la séparation (pp. 23-24). La flnitude n'est pas une privation d'in flnitude ; elle se renverse en une positi vité de l'humain. Ainsi seulement est possible un Infini positif qui n'est pas un in-fini et qui ne nie pas la flnitude pour régner à sa façon comme un Étant suprême. L'Infini est positif parce qu'il se « passe » dans la responsabilité humaine (cf. Autrement qu'être..., p. 14). L' Infini ne limite pas l'être, il en constitue positivement l'ouverture.

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