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gustave roud
essai pour un paradissuivi de
pour un MoissonneurPréface de Maryline Desbiolles
Ce livre a bĂ©nĂ©ficiĂ© de lâaide dâune fondation privĂ©e genevoise et de Pro Helvetia,Fondation suisse pour la culture.
© association des amis de gustave roud et,pour cette Ă©dition, Ăditions ZoĂ©
Couverture et images intérieures :© Fonds photographique gustave roud/subilia,
BCuL, aagr
Ăditions ZoĂ©, chemin de la Mousse 46, CH-1225 ChĂȘne-Bourg, genĂšve, 2021
www.editionszoe.chMaquette de couverture : notter + vigne
isBn 978-2-88927-893-0ISBN EPUB 978-2-88927-894-7
ISBN PDFWEB 978-2-88927-895-4
Les Ăditions ZoĂ© bĂ©nĂ©ficient du soutiende la RĂ©publique et Canton de GenĂšve,
et de lâOffice fĂ©dĂ©ral de la culture.
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Ce livre a bĂ©nĂ©ficiĂ© de lâaide dâune fondation privĂ©e genevoise et de Pro Helvetia,Fondation suisse pour la culture.
© association des amis de gustave roud et,pour cette Ă©dition, Ăditions ZoĂ©
Couverture et images intérieures :© Fonds photographique gustave roud/subilia,
BCuL, aagr
Ăditions ZoĂ©, chemin de la Mousse 46,CH-1225 ChĂȘne-Bourg, genĂšve, 2021
www.editionszoe.chMaquette de couverture : notter + vigne
isBn 978-2-88927-893-0
Les Ăditions ZoĂ© bĂ©nĂ©ficient du soutiende la RĂ©publique et Canton de GenĂšve,
et de lâOffice fĂ©dĂ©ral de la culture.
Me voici nu
Jâinvente que je lis gustave roud comme si je nâavais jamais rien lu de lui, comme si je ne savais rien de lui, comme si je nâavais jamais vu son grand corps longiligne tout droit sorti des doigts de giacometti qui lui est presque exactement contemporain. « Me voici nu » Ă©crit le poĂšte dans Pour un moissonneur. aussi nu que le sera Lâhomme qui marche, pĂ©tri de tout le savoir de la sculpture mais quâil sâagit de porter en avant et de ne pas rĂ©pĂ©ter. Lâhomme qui marche ne sâapprĂȘte pas Ă mettre un pied devant lâautre encore et toujours, il est sur le point de se dĂ©faire, de nâĂȘtre rien, rien dâautre que le mouvement. guettĂ© par le vacillement, la chute peut-ĂȘtre bien.
nu, dĂ©nudĂ© plutĂŽt, non pas nu comme au premier jour, la nuditĂ© nâest pas un don,
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mais un effort, une ambition, lâhomme qui marche, « impossible âje suisâ », est tendu vers un perpĂ©tuel devenir. Le nuage qui ouvre Essai pour un paradis de gustave roud porte dans ses flancs incertains Lâhomme qui marche de giacometti. Comme si le poĂšte avait une longueur dâavance, une lĂ©gĂšretĂ© dâavance, ai-je envie de dire, lui qui, sa vie durant, nâaura pas quittĂ© le Haut-Jorat dâenfance, ni mĂȘme la ferme familiale, mais qui est tout aussi incertain de sa demeure que les flancs du nuage. rien moins que repliĂ© sur un terri-toire mais Ă©tendu Ă lui et jusquâau ciel. offert Ă la dispersion, offert au vent « comme une femme » â trois fois la comparaison revient dans ces pages â, comme les graminĂ©es qui parsĂšment le livre et seront fauchĂ©es puis moissonnĂ©es par les paysans quâardemment il dĂ©sire.
Jâinvente que je lis gustave roud comme si je nâavais jamais rien lu de lui. Jâinvente et je nâinvente pas. une image mal saisie, un mot lu trop vite qui soudain Ă la relec-ture me saute aux yeux, et toute la page en est Ă©clairĂ©e. Je la dĂ©couvre pour la premiĂšre fois. Chaque mot ici compte, entre dans la composition. Comme la touche de couleur sur laquelle tombe un Ă©clat de lumiĂšre qui rĂ©vĂšle le tableau, le fait prendre. Le poĂšte Ă©crit et voit, le lecteur avec lui. Le lecteur lit et voit. Me voici nu, pourrait-il sâĂ©crier
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lui aussi devant les mots qui lui donnent le ciel commun et prodigieux, me voici nu pourrait-il sâĂ©crier en buvant avec le poĂšte et « avec dĂ©lice le vent cru ».
gustave roud convoque la splendeur de poussin, mais câest Ă de plus proches peintres que je pense en le lisant. Ă Braque, ses col-lages, comme je dĂ©couvre le paquet de tabac rouge et gris, avec les mots Ă©crits en gros qui trouent la page, taBaCCo virginia Forte, assorti du foulard gris dâaimĂ©. Confrontation si frappante quâil nây aurait « plus rien Ă dire ». Ă CĂ©zanne surtout. sa soli-tude entĂȘtĂ©e. entĂȘtante. son obstination. Ă peindre le mĂȘme. Montagne sainte-victoire, Madame CĂ©zanne, ou pommes. Ă se dĂ©livrer du sujet. Ă dĂ©livrer le sujet pour quâenfin il apparaisse. Ă absorber le rĂ©el dans le tableau, lâagencer selon lâintelligence du tableau, couleurs et formes, afin dâexhausser le rĂ©el, quâil soit digne dâĂȘtre peint, que la faucheuse dâaimĂ©, lâhabit dâaimĂ©, « dâune douceur cha-toyante, inĂ©puisable, exquise », soient dignes dâĂȘtre chantĂ©s comme de figurer dans Les FunĂ©railles de Phocion, le tableau de poussin.
nous nous moquons bien cependant de phocion dont le cadavre est cachĂ© sous un drap, mais pas dâaimĂ©, vivant pour toujours, dont le « vrai » nom brille dans la seule dĂ©di-cace, olivier Cherpillod de sarandin. on sait combien lâamoureux se plaĂźt Ă prononcer le
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nom de celui quâil aime. Le nom est la chair dâaimĂ©, son corps dĂ©sirable. La dĂ©dicace irradie vers Essai pour un paradis.
« Hier soir avec aimĂ©, notre lente cause-rie », aimĂ© nâest pas amant, mais nul doute quâil est une prĂ©sence amie, jâen veux pour preuve quâamie est lâanagramme dâaimĂ©, la vĂ©ritĂ© contenue dans les mots. Mais contrai-rement Ă Pour un moissonneur, Essai pour un paradis nâest pas seulement une adresse, aimĂ© nâest pas seulement tu mais il. aimĂ© est la prĂ©-sence mĂȘme. il nâest pas assujetti, pas sujet, le poĂšme est son royaume. de mĂȘme quâil nâest pas seulement celui qui est peint mais celui qui peint, il peint le paysage avec sa faux et sculpte des andains comme des cannelures de colonnes. Colonnes couchĂ©es dans les champs. Le dĂ©sir que le poĂšte a dâaimĂ© se propage au champ touchĂ© par aimĂ©. Le poĂšte est le champ fauchĂ©. Ăpis, herbes et fleurs mĂ©langĂ©es. voici la moisson. Ces pages dâor et de lumiĂšre que le poĂšte a recueillies sous la lame dâaimĂ©, ces pages plus que vivantes comme le poĂšte a consenti Ă disparaĂźtre pour que lĂšve la joie. sans doute ne survivra-t-elle pas Ă lâĂ©tĂ©, quâimporte, une fois elle a levĂ©.
Pour un moissonneur paraĂźt en 1941, un peu moins de dix ans le sĂ©parent dâEssai pour un paradis. une Ă©ternitĂ© dâombre. il est Ă©galement dĂ©dicacĂ© Ă celui qui est dĂ©sirĂ©, Fernand Cherpillod, le neveu dâolivier. Mais
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il nâest pas aimĂ©, sa prĂ©sence nâest pas amie. ses mains ne sont pas « bonnes » ni « chargĂ©es dâamitiĂ© vers les choses ». ses mains sont blessĂ©es. sa prĂ©sence nâest pas amie, elle est mĂȘme sujette Ă caution. gagnĂ©e par lâhiver, la forĂȘt. « oĂč es-tu ? » on dirait que le poĂšte appelle un chevreuil, farouche, insaisissable, une bĂȘte des bois qui a commerce avec les morts. ChĂąteau Noir de CĂ©zanne. envers, ombre portĂ©e de La Montagne Sainte-Victoire dont la roche est fauchĂ©e par le soleil. Le chĂąteau peint par CĂ©zanne nâest pas noir, au contraire, il est ocre, orange mĂȘme, dĂ©si-rable, mais il est dĂ©fendu par le dĂ©sordre des branches, de la broussaille, la confusion de lâobscuritĂ©. aucune faux ne lâa sĂ©parĂ© du chaos. Le chevreuil sâenfonce dans les terres incultes, inquiĂ©tantes. on frissonne, on le perd. il faut se perdre aussi, mourir Ă soi-mĂȘme, il faut Ă©crire depuis sa mort pour avoir une chance dâatteindre le chevreuil, de parler aux vivants.
Me voici nu. on nâoublie pas encore ce qui nous a portĂ©s. poussin, Bach, novalis, ou plus surprenant peut-ĂȘtre, Mansfield, de quelques annĂ©es lâaĂźnĂ©e de gustave roud mais Ă©ternellement plus jeune que lui, comme elle est morte il y a longtemps dĂ©jĂ , en 1923. Katherine Mansfield Ă laquelle je pen-sais lâautre soir Ă Menton oĂč une rue porte son nom, oĂč elle vĂ©cut quelque temps, Ă©crivit
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des nouvelles, atteinte par la tuberculose qui allait bientĂŽt lâemporter mais refusant de plier le genou devant le dĂ©sespoir, se rappe-lant « quâĂ chacun de leurs sĂ©jours au bord de la mer, elle Ă©tait partie se promener toute seule, quâelle sâĂ©tait avancĂ©e le plus prĂšs pos-sible de lâeau et avait chantĂ© quelque chose, quelque chose quâelle avait inventĂ©, tout en contemplant cette mer qui ne connaissait pas le repos. » Chantant Ă lâoreille de gustave roud et par son entremise Ă la mienne. Frise de trois personnages se tenant par lâĂ©paule au bord de la mer, et se donnant le mot sans connaĂźtre de repos.
on nâen finit jamais de lire. Je nâai rien lu. Je nâai rien lu de gustave roud. Le mot rĂ©clame encore et toujours dâĂȘtre examinĂ©, soupesĂ© dans la paume, portĂ© Ă la lumiĂšre et tenu au secret, frottĂ© aux autres mots pour voir si quelque feu en jaillirait. Lecteur, oĂč es-tu ? Le mot est un chevreuil. si on lui met la main dessus, son cĆur cesse de battre, si on le laisse sâĂ©chapper, on risque de le perdre de vue. Lecteur, oĂč es-tu ? Lecteur aux aguets qui ne fait pas du mot sa proie mais son ver-tige. Lire est une histoire dâamour.
Je me reprends. Je reprends tout du dĂ©but. Je relis les deux poĂšmes en prose de gustave roud en entier, Ă toute allure, portĂ©e par leur musique dont je monte le son, je lis si vite que jâai le sentiment de ne rien comprendre
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mais que les mots me comprennent. Les mots et moi nous respirons en grand. Je balaie mon bureau, je mâapplique, je passe bien le balai dans les coins. depuis longtemps jâai le projet dâĂ©crire quelque chose avec le mot balayer. il serait question Ă nouveau de ma grand-mĂšre qui sâĂ©chinait Ă faire propre. Faire propre, mettre au propre. passer la serpilliĂšre, lâeau de Javel, balayer surtout, et mĂȘme la route Ă grande circulation devant sa minuscule mercerie-bonneterie. Ă un cer-tain moment de la journĂ©e, quand elle savait quâil nây avait presque plus de voitures ni de camions, elle balayait vigoureusement le trot-toir et la chaussĂ©e. elle balayait la route. on se moquait dâelle mais aujourdâhui je ne suis pas loin de croire Ă lâhĂ©roĂŻsme de cet achar-nement dĂ©raisonnable, envers et contre tout. Balayer ne sâinscrit pas dans Les Travaux et les Jours, nâa aucune lettre de noblesse, balayer nâest pas faucher ni moissonner, mais je compte sur gustave roud pour mâaider.
Faire propre, mettre au propre. vite, les camions grondent dĂ©jĂ tout prĂšs, et la guerre nâest pas loin qui enleva un deuxiĂšme enfant Ă ma grand-mĂšre. « La route est pleine de corps Ă©tendus, les hommes, les femmes qui courent çà et lĂ sây heurtent comme des aveugles. » Câest le dernier rĂȘve que dĂ©livre le poĂšte Ă la fin dâEssai pour un paradis, le rĂȘve qui nous relie aux dĂ©chirements du monde.
aimĂ© sâest fait ange, non pas tombĂ© du ciel mais nĂ© de la moisson. Celui qui voit, celui par qui on voit. il faut compter sur aimĂ© pour ne pas ĂȘtre aveugle Ă son tour, pour soutenir « de tout son regard cet orage dâĂ©pouvante et de lumiĂšre sur le monde ». il faut comp-ter sur le poĂšte pour regarder le monde fĂ»t-il irregardable. il faut compter de tout son cĆur sur les viatiques quâil nous tend, « le ciel de juin comme un morceau de nacre », « une toute petite Ă©toile », un oiseau qui porte « aux vivants les messages des morts ».
ai-je écrit là une préface, une présenta-tion, un préambule ? allons donc ! dans un champ fauché de frais, quelques épis glanés, disposés dans la main ouverte.
Que le vent les disperse
La Fontaine de Jarrier, août 2020,
Maryline desbiolles
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note Ă©ditoriale
LâĂ©dition originale dâEssai pour un paradis a paru dans les Cahiers dâAujourdâhui publiĂ©s par les Ăditions Mermod, Ă Lausanne, en mai 1933 (no 121, antidatĂ© de novembre 1932). roud a repris ce texte, avec des modifications, dans le premier tome de ses Ăcrits de 1950 (Lausanne, Mermod). dans lâĂ©dition augmentĂ©e des Ăcrits (Lausanne, BibliothĂšque des arts), publiĂ©e en 1978 par philippe Jaccottet, les suppressions opĂ©rĂ©es par roud en 1950 ont Ă©tĂ© rĂ©tablies, et les ajouts conservĂ©s. nous donnons ici le texte de lâĂ©dition de 1933, qui sera aussi celui des Ćuvres complĂštes Ă paraĂźtre en 2022.
publiĂ© en 1941 Ă lâenseigne dâaujourdâhui (Lausanne, Ăditions Mermod), Pour un moissonneur est repris, lĂ©gĂšrement modifiĂ©, dans le deuxiĂšme tome des Ăcrits de 1950, puis dans lâĂ©dition posthume de 1978. Câest le texte de lâĂ©dition originale qui est donnĂ© ici, comme il le sera dans les Ćuvres complĂštes Ă venir.