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Essai de poétique médiévale

Essai de poétique médiévaleactuelles posées par la littérature. L’Essai de poétique médiévale a paru en 1972, l’année où Paul Zumthor quittait définitivement les universités

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    Date : 27/11/2015 10h6 Page 1/5

    Essai de poétiquemédiévale

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    Paul Zumthor

    Essai de poétiquemédiévaleAvec une préface de Michel Zinket un texte inédit de Paul Zumthor

    Éditions du Seuil

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    Date : 27/11/2015 10h6 Page 4/5

    ISBN 2-02-039646-7(ISBN 2-02-002038-6, 1re publication)

    © Éditions du Seuil, mars 1972,novembre 2000 pour la préface de Michel Zink

    © Éditions du Seuil, 200 pour la postface de Paul Zumthor,à l"exception de la langue anglaise.

    LeCode de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisationcollective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédéque ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue unecontrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

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    Préface

    Voici réédité en format de poche un livre qui, plus qu’au-cun autre au cours des trente dernières années, a su attirerl’attention sur les lettres médiévales, les a fait connaître etreconnaître, a montré combien leur étude peut éclairer lesquestions les plus générales, les plus radicales et les plusactuelles posées par la littérature.

    L’Essai de poétique médiévale a paru en 1972, l’année oùPaul Zumthor quittait définitivement les universités euro-péennes pour celles du continent américain. De 1969 à 1971,il avait enseigné à la jeune université de Vincennes, sansrenoncer encore à sa chaire d’Amsterdam. Dans un beau livre« d’entretiens et d’essais » intitulé, d’une façon qui lui res-semble, Écriture et Nomadisme, où il répond longuement en1989 à un questionnaire de Jean-François Duval sur sa vie,sa carrière (le mot lui va si mal !), son œuvre, les choix etles hasards qui l’ont guidé, Zumthor ne mentionne qu’enpassant son expérience vincennoise. Il ne paraît y voir, vingtans après, qu’une étape dans l’itinéraire du détachement quiallait lui faire traverser l’Atlantique 1.

    Pourtant, lors de sa parution, en ces années post-soixante-huit où Paris avait l’impression d’être une ville importanteet où, de fait, l’intellectuel parisien se vendait très bien,l’Essai de poétique médiévale fut accueilli comme un produitdu mouvement qui agitait le Paris des sciences humaines etun signe de sa fécondité. Zumthor lui-même précisait alorsqu’il l’avait écrit « entre octobre 1969 et mars 1971 »– période qui coïncide exactement avec celle de son ensei-gnement à Vincennes. Mais c’est son regard rétrospectif qui

    1. Paul Zumthor, Écriture et Nomadisme. Entretiens et essais, Québec,L’Hexagone, 1990, p. 21.

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    est juste. Ce livre, bien à lui et seulement à lui, n’avait quesuperficiellement à voir avec ses deux années parisiennes. Lenomade, généreusement ouvert à tous les contacts maishabile à se protéger, l’avait apporté avec lui. Plus encore, ill’avait, en un sens, déjà écrit. Car l’essentiel de l’Essai depoétique médiévale se trouvait déjà, plus brièvement et sousune forme en apparence plus traditionnelle, insoucieuse des’harmoniser avec des courants qui existaient à peine oun’existaient pas encore, dans un livre publié presque dix ansplus tôt, Langue et techniques poétiques à l’époque romane(XIe-XIIIe siècles) 2. Mais cet ouvrage, qui venait trop tôt pourqu’on en mesurât sur le moment pleinement l’importance,fut loin d’obtenir le succès et d’exercer l’influence qui atten-daient l’Essai de poétique médiévale.

    Un succès et une influence servis, il faut le reconnaître,par les circonstances et plus encore par l’extrême aptitude dePaul Zumthor à saisir le mouvement des idées et des sensi-bilités, non pas pour s’y soumettre docilement, mais pourentretenir un dialogue ininterrompu avec son temps et pourpermettre à sa voix inimitable à la fois de trancher sur lesautres et d’être entendue. Voyez le titre du livre : poétique,dans l’esprit du temps, rachetait médiévale, mais le MoyenÂge était là tout de même. Voyez les premiers mots :« L’emploi, dans le titre de ce livre, des mots Poétique etmédiéval exige quelque justification. Ni de l’un ni de l’autrele sens n’est manifeste. » Mais dans la suite de l’introduction,la réflexion porte sur médiéval – non sans provocation, caren 1972 on croyait mieux savoir ce qu’est le Moyen Âge quece qu’est la poétique – et celle-ci est abordée dans l’imma-nence de cette réflexion. Voyez les derniers mots de l’intro-duction : « Ce livre a été écrit entre octobre 1969 et mars1971. Du train dont nous allons, certaines parties en serontprobablement démodées lorsqu’il paraîtra. » Sensibilité auxmodes, mais plus encore à leur fragilité ; refus d’être dupede ces modes, mais émerveillement devant l’effervescenceintellectuelle dont elles sont porteuses ; forte implication del’auteur, mais implication modeste – une modestie en la cir-constance bien excessive. Tout Paul Zumthor est là.

    Poétique : la notion, au sens où on l’entendait désormais,

    2. Paris, Klincksieck, 1963.

    8 Préface

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    était de définition encore fraîche. La revue Poétique deGérard Genette et de Tzvetan Todorov avait deux ans, commela collection du même nom, qui accueillait le livre de Zum-thor. Certains répugnent aujourd’hui à se réclamer du struc-turalisme, pour de mauvaises et pour de bonnes raisons. Lesmauvaises raisons résident dans l’illusion qu’il est oublié oudépassé, alors que, s’il n’est plus guère visible, c’est seule-ment parce qu’il appartient désormais trop profondément àla vie quotidienne de l’esprit : qui refuse d’être attentif à lastabilité des relations au-delà du changement des objets ? Lesbonnes raisons, s’il y en a, tiennent au fait qu’avec le reculdes années, il semble parfois qu’il n’y ait jamais eu que trèspeu de véritables structuralistes. Peut-être Lévi-Strauss fut-ille seul. Mais l’ambition structuraliste était alors partout pré-sente, visant, dans l’ordre de la littérature, à mettre en lumièrele fonctionnement (mot important des années soixante-dix)et l’équilibre interne des textes, cherchant à fonder unescience littéraire qui, dans le cadre d’une sorte de classifica-tion des sciences humaines, serait comme un prolongementcomplexe de la linguistique. En 1970, la nouvelle universitéParis-VII avait baptisé « science des textes » le départementqui partout ailleurs s’appelait « langue et littérature françai-ses ». Cette tendance s’accompagnait d’une critique de l’his-toire littéraire. En 1967, Hans Robert Jauss avait intitulé saleçon inaugurale à l’université de Constance, texte appelé àun grand retentissement : « L’histoire littéraire comme pro-vocation à la science littéraire. » Trois ans plus tard, dans lepremier numéro de Poétique, il appliquait les principes qu’ilavait énoncés à l’analyse critique de la notion de genre dansla littérature médiévale.

    L’Essai de poétique médiévale, par son titre même, s’ins-crivait dans ce courant et apparaissait comme une invitationà la « science littéraire » face à « l’histoire littéraire ». Maiscomment, s’agissant d’un passé aussi reculé que le MoyenÂge, échapper à l’histoire de la littérature ou du moins nepas se laisser écraser par elle ? L’organisation du livre endeux grandes parties – « Problèmes et méthodes », « Lesmodèles d’“écriture” » – paraît récuser la perspective his-torique au profit d’une réflexion théorique débouchant surune typologie du discours littéraire. Pourtant la question durapport à l’histoire et de l’éloignement du Moyen Âge est

    9Préface

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    posée avec force dès le début par le premier chapitre (« Lanuit des temps »), particulièrement dans sa première partie(« Histoire et historicité »). « Il s’agit, écrit d’emblée Zum-thor, d’ouvrir un certain formalisme critique à la perceptiond’une présence silencieuse de l’histoire. » D’autre part « troispoints d’histoire », reprenant des éléments classiques del’histoire littéraire, sont rejetés – mais aussi récupérés – enannexe à la fin de l’ouvrage. Paul Zumthor récusait ainsi lepoint de vue traditionnel de l’histoire littéraire tout en recon-naissant implicitement qu’il ne pouvait être toujours ignoré.Mais surtout, il le récusait au nom même d’une approcheréellement historique et dans le cadre d’une réflexion surl’histoire qui se situait elle aussi dans l’esprit du temps :dévalorisation de l’histoire événementielle au profit d’unehistoire structurelle, décryptage ethnologique des comporte-ments et des mentalités.

    Pourtant, ce souci restait chez lui second. Le projet dulivre, tel que le définissait la quatrième de couverture, étaitde « tenter une description systématique de la littératuremédiévale » en vue de l’intégrer à une « Poétique générale » :tel était le « dessein de l’auteur ». Ce projet entrait bien dansle cadre du « formalisme critique ». Il y entrait d’autant plusaisément que le formalisme était reconnu comme un traitessentiel de la poésie médiévale. En 1960, dans un articlefameux, intitulé précisément « D’une poésie formelle enFrance au Moyen Âge », Robert Guiette avait soutenu que,si le lyrisme médiéval nous paraît aisément convenu et mono-tone, c’est que nous y cherchons à tort, comme dans la poésieplus récente, une originalité et une sincérité auxquelles il neprétend pas. La poésie du Moyen Âge n’est rien d’autre quel’inscription de son discours dans un code. Le plaisir qu’elleveut procurer est tout entier dans l’exactitude de cette ins-cription et dans les menues transgressions qu’elle s’autorise.Publiée la même année, la thèse de Roger Dragonetti, LaTechnique poétique des trouvères dans la chanson courtoise,s’engageait dans des voies analogues, qui allaient bientôtcroiser celles de la théorie de la réception que Hans RobertJauss élaborait à partir de la littérature médiévale ; car, defaçon typique, le jeu de la poésie formelle ne peut être pra-tiqué que dans un dialogue avec l’attente du lecteur ou del’auditeur. Pour l’essentiel, l’Essai de poétique médiévale fait

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    siennes ces conceptions, mais avec une ampleur, unerichesse, une fécondité inégalées, tant dans l’ordre théoriqueque dans les admirables microlectures de poèmes particuliersqui sont pour beaucoup dans la richesse et l’originalité dulivre. Paul Zumthor dégage ainsi la proposition qui allait sifortement marquer les études médiévales dans les décenniesultérieures : « L’objet essentiel du discours poétique médié-val n’est rien d’autre que ce discours lui-même, qui se fascineet se réjouit de son propre jeu. » C’est ce qu’il appelle « lacircularité du Chant », introduite et illustrée par les pagesfondamentales qu’il consacre aux divers sens de la proposi-tion je chante dans la poésie du Moyen Âge et à son équi-valence avec la proposition j’aime.

    La rencontre entre le formalisme critique de la fin duXXe siècle et le formalisme poétique du Moyen Âge était unecirconstance favorable de plus pour l’Essai de poétiquemédiévale. Cette rencontre était-elle bien réelle ? N’est-il pasillusoire de chercher dans le passé une prémonition et unejustification de ce que nous sommes ? N’est-il pas suspectde les y trouver ? Peut-on soupçonner la critique formelled’avoir inventé la poésie formelle ? Ou plutôt, n’est-il pasinévitable que les traits formels soient les seuls que nouspercevions encore d’une poésie défunte, arrachée à un passérévolu ? Si des archéologues exhumaient les ossementsd’Hélène de Troie, seraient-ils fondés à en déduire que lecanon de la beauté au temps d’Homère était le squelette ?De fait, à partir du milieu des années quatre-vingt, l’accentde la critique s’est un peu déplacé. Mais l’essentiel des ana-lyses de Paul Zumthor n’a jamais été réellement mis en cause.Quant à l’arbitraire et à l’éphémère auquel nul choix critiquen’échappe totalement, personne n’en était plus conscientque lui.

    Le relever, ce n’est pas lui adresser un compliment vide.Encore moins est-ce l’exonérer perfidement, sous les cou-leurs de l’éloge, d’une faiblesse supposée. C’est au contraire,j’en suis persuadé, désigner un point essentiel de sa person-nalité intellectuelle, et même de sa personnalité tout court.Paul Zumthor n’était ni sceptique ni dédaigneux des idées,des gens et des choses. Il mettait une grande passion et unegrande jubilation à penser et à vivre. Il avait une extrêmecapacité à être présent au monde. Il savait être lui-même avec

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    le plus grand naturel et le plus grand bonheur. Il avait horreurde tout ce qui est figé et posé. Mais pour ces raisons mêmes,il n’avait dans les théories, et même dans la théorie littéraire,qu’une confiance limitée. Dès les premières pages de l’Essaide poétique médiévale apparaît sa méfiance à l’égard de cesthéories ou de ces méthodes qui « ne font qu’approcher dutexte sans y pénétrer, ou qu’y entrer sans le voir » (c’est,dans le contexte, un petit coup de patte à Erich Köhler), àl’égard des commentaires « thématiques » qui « s’égarentloin du texte… et demeurent… cantonnés au niveau d’unpré-texte ». Ce philologue à la formation rigoureuse, quin’avançait qu’en se fondant à chaque instant sur une infor-mation minutieuse, sentait profondément qu’il n’y a pas delecture féconde sans une passion vivante pour le texte, sansune implication entière du lecteur tel qu’il est – arbitraire,éphémère –, persuadé qu’il était que, si l’on peut atteindreune vérité du texte – et on le peut, en effet –, c’est en passantpar la reconnaissance et par l’acceptation de cet arbitraire etde cet éphémère. Il n’aimait pas que la parole d’un critique,même celle de Paul Zumthor, fût canonisée.

    C’est du moins ainsi que je l’ai connu et que j’ai cru lecomprendre. Et c’est ainsi que j’ai cru comprendre le légeragacement qu’il manifestait souvent quand il entendait citeravec componction l’Essai de poétique médiévale 3. Ou plutôtcet agacement me semble avoir eu deux raisons. La premièreétait d’ordre « scientifique » et touchait sa relation à l’his-toire. S’il y a une opposition entre l’histoire et la structure,le livre était du côté de la structure, mais, on l’a vu, de façonnuancée. Dans l’usage qui en a été fait, la nuance a parfoisété oubliée. Or Zumthor a donné une place plus grande àl’histoire dans la suite de son œuvre. Dès 1978, son livre surles « Grands Rhétoriqueurs », Le Masque et la Lumière, mon-tre comment les manipulations du langage auxquelles selivrent ces poètes doivent être mises en relation avec leurstatut social d’écrivains fonctionnaires, dont il décrit longue-

    3. Voir en fin de volume la brillante mise au point sur son propre ouvragequ’il a écrite en 1986 et qui a été publiée en introduction de la traductionanglaise de l’Essai de poétique médiévale (Toward a Medieval Poetics, trad.Philipp Bennett, University of Minnesota Press, Minneapolis et Oxford,1991, p. XI-XVI). Il était déjà revenu avec acuité sur la démarche qui avaitété la sienne dans Parler du Moyen Âge (Paris, Minuit, 1980).

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    ment, sur la base d’une documentation étendue et précise,les emplois et les fonctions auprès des princes qui lesemploient, la situation plus servile que flatteuse, les revenusmédiocres au regard de ceux des autres officiers de la cour.La comparaison avec les tentatives modernes de déstructu-ration du langage s’ancre donc dans une analyse proprementhistorique et s’inscrit sans ambiguïté dans la perspective del’histoire. Cette attention accrue à l’histoire, les zélateurs duseul Essai de poétique médiévale paraissaient l’ignorer.

    Mais du coup – et là était la seconde raison, certainementla plus profonde, de ce que j’ai perçu comme un agacement –ils figeaient Paul Zumthor dans un moment de son itinéraireintellectuel. Or Paul Zumthor était l’homme du mouvement,non par agitation, impatience ou activisme, mais par le sen-timent que la vérité de soi-même est dans ce que l’on penseet que l’on éprouve présentement, et par la conviction quel’on ne peut atteindre la vérité de l’objet de son étude horsde cette vérité de soi-même.

    Un homme en mouvement. L’un de ses derniers livres, LaMesure du monde (1993), explore l’espace médiéval. Unhomme qui se voyait comme un nomade, à qui les épreuvespersonnelles n’ont pas été épargnées, et dont l’optimisme, legoût de vivre, et jusqu’à la stabilité et la paix trouvées dansla dernière partie de sa vie à Montréal, semblaient se nourrirdu sentiment de la précarité. Un homme, non pas inquiet – ilne l’était guère –, mais curieux de suivre ses chemins. Celuidu médiéviste, du professeur, du savant mondialement connun’a été que l’un d’eux. Il y en a eu d’autres, des sentiers plussecrets, parfois inattendus et dont seuls des écrits de jeunessegardent la trace, écrits de foi et de révolte. Des traverses, loinde son pré carré, de Charles le Chauve à Victor Hugo.D’autres chemins encore, où chacun était invité à le suivremais où peu l’ont suivi. Ni le poète ni le romancier PaulZumthor n’ont peut-être reçu l’attention qu’ils méritent.Comme poèmes et romans, pourtant, répondent à l’œuvrecritique et marquent l’itinéraire d’une vie ! Les derniers motsdes deux derniers recueils de poèmes se font écho :

    Me voici videme voici propre

    13Préface

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    j’appelle l’heureTombe, ma nuit de paix

    C’est dans Point de fuite (1989).

    Dure l’heure dure sempiternelle Rocoù se brise l’inutile colère la vainerévolte du corps trop lourd de l’âmeéphémère du cœuroù la Mort dès le matin grava son chiffre

    Torrent tari d’images À l’écran videpalpite absurde le mot FIN

    C’est dans Fin en soi, recueil publié en 1996, un an aprèssa mort. Fin en soi. Le poème est une fin en soi : l’auteur del’Essai de poétique médiévale l’aurait dit. Le poète de Finen soi et de Point de fuite annonçait sa propre fin, le bout duchemin, l’heure dernière dans la paix ou l’heure arrêtée dansle vide.Point de fuite, Fin en soi. Le tout dernier livre, posthume,

    s’appelle Babel ou l’inachèvement 4. Il est très légèrementinachevé. Un nomade. Mais non un inconstant. Dans la fuitedu nomade, Babel n’a cessé d’être présent. Son roman le plusconnu, paru en 1969, est Le Puits de Babel. Paul Zumthor,professeur à l’université d’Amsterdam, y croise Pierre Abé-lard, professeur aux écoles de Paris : toujours le souci detrouver le sens des textes dans le présent de la vie, et aussibien l’inverse, puisque le professeur Zumthor a d’autre parttraduit la correspondance d’Abélard et d’Héloïse 5. Zumthorétait trop un homme de son temps pour que le fait d’êtremédiéviste allât pour lui de soi et pour ne pas sans cesse se

    4. Paris, Le Seuil, 1997. Paul Zumthor, né en 1915, est mort le 11 janvier1995.

    5. Pour suivre les itinéraires de Paul Zumthor, on pourra lire, outre Écri-ture et Nomadisme, Paul Zumthor ou l’invention permanente. Critique, His-toire, Poésie. Études publiées par Jacqueline Cerquiglini-Toulet et Christo-pher Lucken, Genève, Droz, 1998 (Recherches et rencontres, 9). Ce livrerassemble les contributions présentées lors d’une journée consacrée àl’œuvre de Paul Zumthor à l’université de Genève le 16 décembre 1996,auxquelles est jointe celle qu’Yves Bonnefoy avait donnée le 13 décembrede la même année lors d’une rencontre à la mémoire de Paul Zumthor à laFondation Hugot du Collège de France.

    14 Préface

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    demander comment parler du Moyen Âge : c’est le titre d’unde ses livres (1980). Le critique et le poète, le philologue etle romancier, l’éditeur qui le premier a créé une collectionde poche sérieuse pour les textes médiévaux, ont tour à tourrépondu à cette question. Ils ne peuvent être séparés. Ils ontcheminé ensemble, n’ont cessé de s’entretenir l’un avecl’autre.

    Au long de tous ces cheminements, l’Essai de poétiquemédiévale marque une étape essentielle, éclatante, et enmême temps plus qu’une étape. Plus qu’une étape, car ilconstitue la meilleure réponse à la question : comment parlerdu Moyen Âge ? Une étape cependant car, à qui le relitaujourd’hui, les jalons de l’œuvre ultérieure de Paul Zumthor,le nomade constant, apparaissent à l’évidence dans des cha-pitres qui s’intitulent « Les échos de la chanson », « Chantet récit », « Le triomphe de la parole ». Il s’agit, pour l’essen-tiel, de la parole opposée au chant. Mais les formulationsrévèlent l’attention portée à la voix. Une attention qui, dansles années quatre-vingt, allait entraîner Paul Zumthor àl’écoute de toute l’oralité du monde pour le ramener à lapoésie médiévale : l’Introduction à la poésie orale (1983)parcourt tous les continents et toutes les cultures pour donnerune assise ethnologique et comparatiste à La Lettre et laVoix : De la « littérature » médiévale (1987).

    Les guillemets encadrant le mot « littérature » : Paul Zum-thor y tenait. Il a toujours insisté sur l’anachronisme de cemot et sur son inadéquation à la réalité médiévale. L’Essaide poétique médiévale l’évite au profit de « poésie » ou de« texte ». C’était l’époque du texte et de sa science. Mais lapréférence de Zumthor va à « poésie ». Le texte, c’est l’écrit.La poésie est une voix. Langue, Texte, Énigme (1975), LeMasque et la Lumière (1978) satisferont son goût pour lesjeux du texte. Ensuite, il se tournera vers sa vraie passion,celle de la voix. Encore une fois, l’ensemble formé parl’Essai de poétique médiévale, l’Introduction à la poésieorale et La Lettre et la Voix a une extrême cohérence dansle mouvement de la pensée et de la curiosité.

    Dans la poésie, Paul Zumthor a donc fini par s’intéresserde façon privilégiée aux effets de la voix. Pas seulement àla relation entre le chant et le dit. Pas seulement aux sono-rités, aux rythmes, aux mètres. Mais à la qualité même de la

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    voix. Une recherche paradoxale, apparemment désespérée,lorsque le point de départ et d’arrivée est une poésie qui s’esttue voilà des siècles. Comme s’il espérait la ramener à la vie.On l’a compris, ce que poursuivait Paul Zumthor, ce n’étaitpas quelque froide vérité définitive que produirait la sciencedes mots, ce n’étaient pas en eux-mêmes les mots, les idées,les expressions diverses de la pensée, de l’imagination ou del’affectivité, c’était la vie qui les animait, leur mouvement,leur changement, leur modulation. La poésie est une voix.La voix est vivante. Paul Zumthor était vivant. C’était unhomme extraordinairement vivant. Sa voix, pour ceux quil’ont connu, est vivante et résonne encore. Heureusement, ilavait tort de faire tant de crédit à l’oralité et si peu à l’écriture.Car sa voix, cette même voix vivante, s’entend toujours dansses livres.

    Michel Zink

    16 Préface

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    Introduction

    L’emploi, dans le titre de ce livre, des mots Poétique etmédiéval exige quelque justification. Ni de l’un ni de l’autrele sens n’est manifeste ; mais l’imprécision ou l’obscuritéprovient, pour chacun d’eux, de causes tout à fait différentes.

    C’est par simple commodité que j’utilise l’adjectif médié-val comme une enseigne, pour laquelle il vaut mieux, je lepense, recourir à un terme d’usage, même approximatif (maiséclairé par le contexte), que d’ajouter inutilement au jargonen cours. Il en va de même de l’expression de moyen âge,que je n’ai pas cherché à éviter : son plus grand défaut estde référer à deux autres termes dont elle ferait la« moyenne ». Elle fut calquée en français, au début duXVIIe siècle, sur le latin media aetas (ou medium aevum),lui-même forgé vers 1500 par des philologues humanistes :ceux-ci entendaient désigner ainsi l’époque charnière quisépare la chute de l’Empire romain de la première manifes-tation écrite des langues modernes, vers le Xe siècle ; puisl’acception du mot s’étendit jusqu’à embrasser tout ce quiavait précédé la « renaissance des lettres » dont on se mon-trait si glorieux 1. Environ 1800, le « moyen âge » tomba dansle domaine public, ce qui ne contribua guère à en préciser lanotion. C’est alors qu’apparut médiéval, substitué à moyen-âgeux, devenu péjoratif. Comme d’autres termes créés parles historiens, dans leurs premiers défrichements, pour mettreen perspective le passé, moyen âge et médiéval n’ont qu’unevaleur opératoire, sommairement quantitative, et ne compor-tent aucune dénotation qualitative. Dans ce livre, j’admettraiqu’ils renvoient à un ensemble de formes culturelles assezéloignées de nous dans le temps pour échapper totalement à

    1. Baldinger, 1962.

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    notre expérience vécue d’hommes du XXe siècle. Au mieux,nous pouvons en repérer çà et là une image fossilisée parmiles débris de civilisations préindustrielles encore entremêlésà la trame de la nôtre.

    En ce qui concerne les formes de parole et d’écriture, objetde mon étude, le point de départ chronologique coïncide,à peu près, sur un point capital, avec un commencementabsolu : l’émergence et la cristallisation, entre le VIIIe et leXIe siècle, des langues mêmes qui les réalisèrent. La zoned’arrivée, ou de chute, correspond, de façon moins nette, àune période de mutations précipitées dans la structure de ceslangues, entre le XIVe et le XVIe siècle : période où triomphel’écrit et où va (lentement) s’instaurer le règne du livre. Unedouble ligne de clivage se dessine ainsi, en gros traits, confir-mée par d’autres relevés : le processus de maturation desidiomes romans, germaniques et slaves fut probablement l’undes aspects de la grande révolution commerciale (non moinsimportante historiquement que la révolution industrielle desXVIIIe-XXe siècles) qui, autour et à partir de la Méditerranée,se déroula durant la même période 2. Sans doute y a-t-il quel-que paradoxe à rapprocher ainsi les faits. Nous n’en consta-terons pas moins, à chacun des chapitres de ce livre, que deprofondes altérations surviennent et s’accusent, à partir duXIIIe, XIVe, XVe siècle, dans tous les systèmes et les codes enquestion.

    Inversement, une unité se dégage entre ces termes extrêmes.Très hétérogène dans ses constituants, la civilisation « médié-vale » apparaît homogène dans ses formes et peu variable dansson fonctionnement ; d’où la diversité, du reste, des jugementsqu’elle suscite. La distinction, désormais classique, proposéepar Braudel, entre longues, moyennes et courtes durées,s’applique bien à cette complexe unité, où chaque fait peut êtrecontradictoirement perçu selon qu’on l’intègre à l’une oul’autre d’entre elles. C’est dans ses formes et son fonctionne-ment que je considère ici l’unité médiévale (sous l’un seul deses aspects : celui des textes), non dans ses sources. Je tente desaisir une continuité autant, et plus encore, qu’une successiond’événements : en deçà des sources, de grandes tendances qu’ilconvient de dégager (sans les en couper néanmoins) de leur

    2. Folena, 1970, p. 331.

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    environnement épisodique. Cela, en toute prudence. L’unitéparfaite ne se rencontre que dans les formes utopiques parfoisrêvées par une société en voie de désagrégation. La chrétientémédiévale ne s’est pensée elle-même avec cohérence qu’à par-tir du moment où se développaient les États nationaux quiallaient la faire éclater. En elle-même, la société féodale étaitd’une grande fragilité : d’où sa tendance à se replier sur elle-même. En fait, elle ne tarda pas à s’émietter quand elle futentrée en contact avec le monde extérieur. Je me contenteraide postuler une certaine unité globale des formes de pensée etde parole entre le XIe et le XVe siècle. C’est là une simplificationnécessaire au départ : les choses se nuanceront par la suite, envertu, soit de spécifications partielles, soit d’oppositions dia-chroniques. Peut-être en résultera-t-il finalement que les ter-mes de moyen âge et médiéval ne s’appliquent (en ce quiconcerne nos textes) qu’aux XIe, XIIe, XIIIe siècles, alors qu’auxXIVe et XVe les définitions se diluent : telle structure caractéris-tique du XIIe siècle fonctionne encore au XVIe, voire au XVIIe ;telle autre se sclérose dès le milieu du XIIIe siècle.

    L’étude des textes médiévaux devrait embrasser, si l’onvoulait s’élever à un niveau suffisant de généralité, plusieurslangues. On sait les relations complexes qu’entretinrent, dessiècles durant, les idiomes vulgaires avec le latin. Mais, entreces idiomes mêmes, les frontières étaient inégalement tran-chées. Au sein d’une unité géographique à peu près circons-crite, comme l’Italie septentrionale ou l’ancienne Gaule, ilest, du moins à l’époque la plus ancienne, assez artificiel dedistinguer entre florentin et génois, entre français et proven-çal. Ces « langues » apparaissent, dans une large mesure,comme des ensembles de structures dialectales en chevau-chement réciproque.

    Néanmoins, des raisons pratiques m’ont amené à ne retenir(sauf exceptions inévitables) que des textes « français » :c’est-à-dire écrits dans l’une ou l’autre des formes prises parla langue vulgaire d’une région s’étendant de la frontière ger-manique jusqu’à une ligne en arc de cercle joignant l’Ain à laVendée par Bourges et Châteauroux. Cette limitation est trèsdiscutable ; je la considère comme un moindre mal. Une seuleconsidération, d’ordre didactique, pourrait la justifier : le désir

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    de distinguer franchement, aux yeux du lecteur moderne,comme les termes d’une opposition binaire, ce « français » leplus ancien et la langue actuelle, afin d’éviter les erreursde perspective. Le mythe, en effet, de la « naïveté », du« charme », du Moyen Âge, provient principalement d’un rap-prochement abusif de ces états de langue : le premier en date,moins codifié et grammaticalisé que le plus récent, apparaîtainsi à tort comme du français moderne approximatif et bal-butiant. L’« ancien français » me servira de terrain d’expé-rience, sinon de laboratoire. Beaucoup des observations quel’on y fait concernent aussi bien les autres langues vulgaires,et plusieurs de mes conclusions, me semble-t-il, pourraientêtre extrapolées. J’éviterai toutefois les généralisations.

    De cette langue à sa « littérature », quel rapport ? La ques-tion se pose ici en termes pratiques. Les documents écrits delangue vulgaire que nous a légués le Moyen Âge se rangenten effet, jusqu’au début du XIIIe siècle, en deux classes : l’une,de beaucoup la plus abondante, comporte des textes marquésd’un indice formel bien reconnaissable, le vers ; l’autre negroupe qu’un très petit nombre d’écrits à contenu souventjuridique et formalisés au niveau d’une phraséologie à fonc-tion pratique. Pour cette époque ancienne, la définition ducorpus est aisée : il coïncide avec la première classe, etembrasse la quasi-totalité de l’espace couvert par l’écriture.À partir du XIIIe siècle, l’éventail s’ouvre, et les définitionsdeviennent plus hésitantes. La constance de certaines mar-ques stylistiques permet cependant d’opérer un tri : je n’aipas à reprendre ici ce que j’ai récemment publié à ce sujet 3.

    Telle est l’une des raisons pour lesquelles, à l’ensembleainsi défini, je donne le nom de poésie plutôt que de littéra-ture médiévale. Les autres raisons apparaîtront par la suite.Il me paraît inutile de maintenir, fût-ce implicitement, entreles termes de poésie et de littérature, une opposition que rienne justifie hors de quelque usage romantique 4. Poésie dési-gnera, pour moi, d’une part une collectivité des textes dits

    3. Zumthor, 1971 a, p. 59-60.4. Cf. Mounin, 1962, p. 89 ; Kibedi-Varga, 1970, p. 8 et 22 ; Meschonnic,

    1970, p. 145-150.

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    « poétiques », d’autre part l’activité qui les a produits.J’enlève au mot toute connotation d’ordre émotif et ne pré-juge rien de l’évolution du concept 5. Pour la simplicité del’exposé, il m’arrive çà et là d’employer poète, voire poème :ces termes doivent être pris comme des dérivés de poésie,dans sa deuxième acception.

    Avec les limitations ainsi imposées par la nature du corpus,avec les exigences résultant de l’impossibilité où l’on est, levoudrait-on, de sortir des textes, la poésie médiévale constitueaujourd’hui un domaine de recherche et de réflexion privilé-gié ; parce qu’elle nous place, sans alibi, dans la nécessitéd’affronter le phénomène historique le plus troublant : dans levide, certes fortuit (dû à l’effet des durées et aux lacunes denotre documentation), mais un vide expérimental presque par-fait, le phénomène de la manifestation, du développement et dudépérissement d’un sens. Nous l’affrontons du reste sans pou-voir le saisir : par suite de son éloignement dans le temps, cettepoésie a cessé d’être productive. Les règles qui régirent sonfonctionnement au XIIe ou XIIIe siècle sont pour nous des règlesd’interprétation. Ce qui fut un jour posé dans l’ordre du fairen’est plus concevable que comme modèle génératif. Même si(comme on peut le penser) il existe un niveau où se définisseuniversellement et intemporellement toute poésie, les transfor-mations du contexte culturel rendent cette définition presqueillusoire, car elles affectent la fonction même des éléments encause. Le texte est le produit d’une opération d’encodage, pra-tiquée à partir de l’intégrité structurelle et culturelle d’un étatde langue. Un élément intentionnel y a été introduit, qui a pourfonction d’orienter le décodage : mais rien ne résiste plus malà la durée que cet effet. Dans le meilleur des cas, les décodagessuccessifs actualisent les potentialités toujours nouvelles dutexte. Mais nous retrouvons ici le facteur temps : la capacitéd’étirement du texte a des limites, au-delà desquelles tout cra-que, et il n’y a plus de communication possible.

    La littérature médiévale, dans sa transmission jusqu’ànous, a été conditionnée par les techniques, alors très impar-faites, de fixation de l’écrit. D’où un ensemble de difficultés

    5. Lotman, 1970, p. 69.

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    proprement philologiques, dont la solution doit précédertoute lecture 6. La notion d’établissement du texte est icitellement capitale que G. F. Contini et ses élèves l’utilisentcomme point de départ, non seulement pratique, mais théo-rique, de toute interprétation. Cette phase initiale de l’étudefonde la Poétique proprement dite. Elle nous renseigne defaçon à la fois indirecte, préliminaire, mais indispensable,sur le processus de production du texte et sur son fonction-nement interne. L’histoire traverse l’écriture, moyennant unjeu complexe de médiations mal connues : les méthodesphilologiques permettent au moins d’en constater l’exis-tence.

    J’admettrai comme acquis ce préalable. Quelle que puisseêtre en effet la complexité des questions qui lui sont liées,force nous est (pour dépasser ce stade de l’analyse) de lessupposer résolues. Je travaillerai sur des textes « établis »,sans plus m’interroger sur les principes ayant présidé à leurétablissement. Mettons que je prends ce risque.

    Le double point de départ concret, c’est ce texte particulier,et le lecteur moderne (le médiéviste) auquel il s’offre : dia-lectique production-produit-consommation, mais faussée ence que le premier et le dernier de ces termes impliquent deuxhistoricités différentes. D’où l’opposition que je ferais entre« lecture » et « interprétation », entendant par « lecture » uneacceptation bienveillante, une imprégnation et comme unedécouverte initiatique ; l’« interprétation » l’implique, maisla dépasse à partir d’un moment où elle bascule dans unesorte d’agressivité conquérante, de volonté d’appropriationactive et dominatrice. La lecture est immédiate ; l’interpré-tation, médiate, c’est-à-dire rapportée à une réalité d’un autreordre. La lecture est contact avec un fait ou une série de faitspremiers ; l’interprétation est constitutive d’un fait second.En ce sens, la philologie paraît plus généralement lectricequ’interprétatrice ; elle tend davantage à dégager et à rendremanifestes des unités significatives qu’à revendiquer la pro-priété d’un sens... un sens, du reste, aussitôt étranglé qu’ilcommence à se réaliser en moi.

    Plusieurs faisceaux de lignes diachroniques sont réelle-ment présents dans la synchronie du texte. Les uns concer-

    6. Micha, 1964.

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    vention s’accompagne de prodiges, bruits, effroi des hommesallant jusqu’à la paralysie. Il ne fait guère de doute qu’unsystème semblable pourrait être défini pour tous les person-nages typiques (les plus nombreux) du théâtre médiéval.Presque tout est encore à faire dans ce domaine.

    LE GRAND JEU

    Contrairement à la plupart des autres traditions médiéva-les, le théâtre nous est assez bien connu dans ses origines etses premiers développements 27. Ceux-ci ont eu lieu, aux Xeet XIe siècles, au sein de la tradition latine mais non dans lacontinuité du drame antique. Il s’agit d’un commencementabsolu. L’élément scénique du message théâtral, qui en ren-dait sans doute, dans les brefs jeux les plus anciens, la com-préhension globale aisée, pourrait expliquer que l’introduc-tion de la langue vulgaire y ait été relativement tardive.

    Ce théâtre est sorti de la liturgie : sur ce point, pas dedoute. Il ne faut pourtant pas négliger l’autre source de dyna-misme que constitua, durant dix siècles, la tradition des amu-seurs, histrions, funambules, jongleurs. Le théâtre, tel qu’ilnous apparaît à partir des XIIe et XIIIe siècles, se détache surce fond mouvant, vivant, auquel le lient plusieurs de sescaractères permanents : monde du geste factice, du gag, deseffets de voix, du déguisement, fortement fonctionnalisé ausein du corps social. À mesure que se développent et s’affir-ment les formes dramatiques, ce monde pèse davantage enelles, les investit. À l’origine, l’Église avait su l’intégrer à saliturgie, comme elle avait intégré tant d’autres élémentsculturels qu’en eux-mêmes elle condamnait. Elle finit parêtre débordée : d’où l’interdiction finale des mistères, auXVIe siècle. Mais, jusqu’au XIVe au moins, elle avait conservéle contrôle de ces énergies.

    Les formes les plus anciennes constituent une dramatisa-tion du rituel de Pâques ; plus tard, d’autres grandes fêtes.Autour d’un dialogue nucléaire, parfois tiré littéralement ducanon liturgique, se groupent des éléments empruntés soit àd’autres parties du cycle temporal (répons, antiennes), soit

    27. Jodogne, 1965, et 1968, p. 12-14.

    521Dialogue et spectacle

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    au texte biblique, soit à une tradition poétique (fragmentsd’hymnes, séquences). Des scènes s’ajoutent ainsi à l’épi-sode initial, et s’amplifient de façon relativement libre.L’« action » se décompose en une courte série d’unités, dontchacune est introduite par une formule canonique : les rela-tions de l’une à l’autre sont d’ordre additif 28. Le Sponsus,dramatisation de la parabole des Vierges (Matthieu, 1-13), etle plus ancien texte de cette espèce où apparaisse la langueromane 29, présente une composition apparemment plus com-plexe, due au fait qu’une version archaïque fut sans douteremaniée à la fin du XIe siècle. On y retrouve néanmoins, dansla distribution des strophes et les effets de bilinguisme, unecomposition analogue (éd. Avalle, p. 74-75) :

    FATUE

    VII Nos comites huius itineriset sorores eiusdem generis,quamvis male contigit miserispotestis nos reddere superis.

    Dolentas, chaitivas, trop i avem dormit !

    VIII Partimini lumen lampadibus,pie sitis insipientibus,pulse ne nos simus a foribus,cum vos sponsus vocet in sedibus.

    Dolentas chaitivas, trop i avem dormit !

    PRUDENTES

    IX Nos precari, precamur, ampliusdesinite, sorores, otius.Vobis enim nil erit meliusdare preces pro hoc ulterius

    Dolentas, chaitivas, trop i avem dormit !

    X Ac ite nunc, ite celeriter,ac vendentes rogate dulciterut oleum vestris lampadibusdent equidem vobis inertibus.

    Dolentas, chaitivas, trop i avem dormit !

    28. Noomen, 1969, p. 17, et 1971, p. 7-11.29. Avalle, 1965 a, p. 10-26.

    522 Les modèles d’« écriture »