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Embauche d’un aspirant compagnon (vers 1830) .............................................................. 2
Entrée dans une société de compagnonnage (vers 1830) ................................................... 2
Maçons de la Creuse et paysans berrichons vers 1830 ...................................................... 4
Maître compagnon maçon à 24 ans .................................................................................... 5
Un apprenti rebelle à l’usine du Creusot (1854) ................................................................ 7
Jeune manœuvre dans la métallurgie parisienne (1860) .................................................... 9
Récit de César Danglot, rescapé de la catastrophe de Courrières de 1906 ...................... 11
Les enfants des verreries .................................................................................................. 15
Patrons de combat ............................................................................................................ 17
Le mouvement des Limousinants ..................................................................................... 18
Les fleurs de chapeaux. .................................................................................................... 19
Les racoleurs en Bretagne ................................................................................................ 21
À l'usine Berliet, à vingt ans au sein du gratin de l’atelier (années 1920) ....................... 23
L’usine Citroën de Saint-Ouen : dans le vacarme d’une grande usine ............................ 25
Embauche d’un aspirant compagnon (vers 1830)
Carcassonne-le-Cœur-Aimable, Provençal-la-Justesse, excellents ouvriers, galants hommes,
me conseillèrent, lorsque je sortis de chez M. Poussin, de me faire embaucher et de devenir
membre de la Société des compagnons du devoir de liberté. J'y consentis sans peine, en les
priant, toutefois, de me faire placer chez M. Ponson, ancien ami de mon père, dont j'avais
souvent entendu parler, et que j'avais vu une fois, une seule, dans notre maison à Morières. On
parla pour moi à Languedoc-la-Douceur, alors premier compagnon. Il répondit qu'il pouvait
satisfaire à ma demande.
Le rouleur ou compagnon de service, ayant reçu du chef de la Société l'ordre de m'aller
embaucher, me prend avec lui, et nous nous présentons devant le bourgeois dans son atelier,
rue d'Amphoux. Etant tous les trois en présence, chapeau bas, M. Ponson tire cinq francs de sa
poche et les met dans la main du rouleur. Celui-ci me les présente en disant : « Voilà cinq
francs que le bourgeois vous avance, j'espère que vous les gagnerez. » Je répondis que j'en
gagnerais certainement davantage. Telle est la cérémonie d'embauchage. Elle n'a rien de
différent pour les compagnons que pour les nouveaux adeptes ; dans cette Société-là du
moins. Une fois embauché, M. Ponson, pour lequel je me croyais un inconnu, me dit
familièrement : « Dis donc, toi, il ne faut pas faire comme ton père... Dans le temps, il devait
partir avec moi pour faire son tour de France : il me faisait attendre huit jours, et puis dix, et
puis quinze, et c'était toujours à recommencer. A la fin, je partis seul ; et ton père ne quitta
point le pays. Toi, il faut voyager. » Je répondis à M. Ponson que c'était bien là ma pensée. «
Tant mieux ! » répliqua-t-il.
Chez M. Ponson, je fis des armoires en noyer, avec traverses rampantes aux portes, moulures
poussées à la main ; et étoiles, coeurs et autres ornements sculptés sur les grandes traverses du
haut et du bas. J'étais aux pièces. Dans ces travaux, mon gain était faible. Je me suffisais
toutefois. J'allais manger chez la mère. J'y couchais aussi.
Agricol Perdiguier, Mémoires d’un compagnon, Paris, éditions Maspero, 1977, p. 102-103.
(1ère édition 1854)
Entrée dans une société de compagnonnage (vers 1830)
Il y avait là [chez M. Ponson] un compagnon qui démontrait, tous les soirs après la journée, et
pour une faible rétribution mensuelle, le dessin linéaire à ses confrères ; c'était Lyonnais-
l'Ami-du-trait. Je voulus profiter d'une si bonne occasion. Je me fis une tablette, des équerres.
Mon père m'acheta de l'encre de Chine, des couleurs, des pinceaux, un crayon, un compas. Je
dessinai des profils de moulures, les cinq ordres d'architecture. J'avais de la facilité, du goût,
de la passion ; je voulais m'instruire ; je faisais de mon temps le meilleur emploi.
Arrivons au compagnonnage, qui devra occuper une partie de ma vie.
Chaque premier dimanche de mois les compagnons, dans toutes les Sociétés, se réunissent en
assemblée générale, pour faire supporter à chacun pour sa part, les frais communs à tous.
J'avais été embauché ; je devais être introduit au milieu de mes confrères en séance.
Le rouleur avait parcouru les ateliers le samedi et recommandé à chaque membre de la Société
de se trouver le lendemain chez la mère. Le dimanche, à l'heure indiquée, il fait monter en
chambre les compagnons, puis les affiliés. Je restais seul dans la pièce inférieure. Il vient me
prendre par la main, me fait monter avec lui, frappe d'une certaine façon à une porte qui
s'ouvre aussitôt, et m'introduit dans la salle d'assemblée, au milieu d'hommes formés en
cercle, debout, calmes, silencieux, proprement vêtus, décorés de rubans bleus et blancs... Je
fus ébloui, étonné, embarrassé. Il me fait traverser la salle dans sa longueur, me présente au
premier compagnon, qui présidait, en lui disant : « Voici un jeune homme qui demande à faire
partie de la Société. — Vous demandez, me dit le chef, à faire partie de la Société ? – Oui. –
Savez-vous qu'elle est cette Société ? – C'est la Société des compagnons. – Il est vrai, mais il
y a plusieurs Sociétés : celle des compagnons du devoir, ou devoirants ; celle des compagnons
du devoir de liberté, ou gavots. Laquelle des deux avez-vous l’intention de fréquenter ? –
Celle des compagnons du devoir de liberté. – Elles sont toutes les deux bonnes, et si vous
vous êtes trompé d’adresse, vous pourriez vous retirer. – C’est de celle-là que je veux être
membre. »
Après ce dialogue, le premier compagnon ordonna au secrétaire de me lire le règlement,
auquel tous les membres de la Société, sans exception, doivent se soumettre. La lecture fut
faite à haute voix. Ce règlement portait que chacun devait participer aux frais de la société,
qu’il fallait être polis les uns pour les autres, ne point se tutoyer, ne point se donner de
sobriquets ; qu’on devait être respectueux envers la mère, envers le père, envers les sœurs et
les frères, envers tous les membres de la Société, compagnons et affiliés ; qu’on devait être
propre, rangé ; que, dans la semaine, il ne fallait pas se présenter chez la mère en bras de
chemise, ou avec son tablier, et le dimanche, sans être cravaté et sans avoir des bas ou des
guêtres aux pieds. Enfin, tous mes devoirs et tous mes droits y étaient exactement décrits.
La lecture achevée, le premier compagnon me dit : « Pouvez-vous vous soumettre à ce
règlement ? – Oui », répondis-je. Il ajouta que, si je ne me sentais pas capable de l’observer,
j’étais toujours libre de me retirer.
Ce que j’avais entendu, je l’approuvai, et je promis de m’y conformer. Le premier compagnon
me conduisit à la place qui m’était réservée. Étant le plus nouveau de la Société, je devais être
le dernier en rang.
Agricol Perdiguier, Mémoires d’un compagnon, Paris, éditions Maspero, 1977, p. 103-104.
(1ère édition 1854)
Maçons de la Creuse et paysans berrichons vers 1830
Un fait que je dois mentionner, et qui montre bien la supériorité de notre civilisation
d'aujourd'hui sur celle des années dont il est ici question : c'est qu'alors les émigrants maçons
ne jouissaient d'aucune considération. Pendant notre voyage, on nous accablait de quolibets
les plus humiliants et d'insultes parfois grossières. Disons aussi que notre conduite n'était pas
toujours irréprochable. Comme nous partions tous à la fois le matin d'une ville ou d'un bourg,
nous commencions à pousser le vieux cri des Creusois, quand ils sont en train de danser au
son de la musette dans nos granges : « Hif, hif, hif fou, fou ! » Nous faisions donc un tapage
étourdissant, et cela, bien entendu, sans craindre de réveiller les habitants qui pouvaient
dormir encore. Ces airs de bravade et de sans-gêne, joints à notre marche momentanément
déréglée, ne nous faisaient pas grand honneur ; mais on voyait du moins que les Marchois
avaient toujours du sang gaulois dans les veines.
A peine fûmes-nous à une heure ou deux de Vierzon que des ouvriers qui taillaient des haies
dans les jardins se mirent à crier à leur tour : « Aux dindes, à l'oie ! » ; d'autres paysans, qui se
trouvaient dans des prés, firent chorus ; naturellement, nous, nous étions indignés d'être
comparés à des bandes de dindes et d'oies.
Je dois avouer que ma surprise ne fut pas très grande ; mon père nous avait entretenus bien
des fois, pendant nos veillées, de ces genres d'accueil vieux comme l'émigration, de sorte que
mon émotion fut moins grande que ma curiosité. Alors, des deux côtés, on s'insulta ; les plus
hardis de notre bande s'attroupèrent ; on voyait dans leurs regards que ces insultes ne
pouvaient pas rester impunies. Il y avait dans notre groupe deux forts-à-bras, Vacheron, du
grand Blessac, et Gadoux, le fameux maître de chausson. Aussitôt, ils dirent à mon père qui
était aussi un fort luron : « Léonard, sautons-y ! » Ils mirent sac à terre ; Dizier, de Beaumont,
et plusieurs autres furent vite décidés. Voyant qu'on se préparait à escalader les haies, nos
insulteurs se sauvèrent dans les prés en nous faisant à distance toutes sortes de grimaces. Il
était facile de voir que ces hommes n'avaient aucune haine contre nous ; leur satisfaction était
simple, ils voulaient nous vexer et se moquer de nous.
A cette époque, on le sait, une grande animosité prévalait entre tous les métiers. Suivant une
habitude séculaire, les compagnons de tous les devoirs ne se rencontraient jamais sur les
routes sans s'assommer à coups de canne, et cette coutume barbare s'était étendue dans la
France entière.
Mais il était sûr que, si nous nous fussions conduits en poltrons, ils auraient recommencé le
lendemain contre d'autres émigrants, puis on n'aurait pas manqué de le savoir à Paris dans les
garnis ; car, à aucun prix, les insultes collectives adressées à la corporation des maçons ne
devaient rester impunies.
Après cette petite algarade, nous nous acheminâmes vers Salbris, où nous devions coucher. Le
bruit d’une lutte et même d’une bataille rangée s’y était répandu, et nous trouvâmes les
gendarmes sur pied ; mais, là comme ailleurs, nous connaissions notre auberge, nous allâmes
droit chez Labonne, si ma mémoire m’est fidèle ; car j’écris ces lignes à soixante ans de date.
Là, on soupa gaiement, ces braves gens offrirent à mon père un des lits de leurs enfants, c’est
dire que nous eûmes, chose rare, des draps propres et que le sommeil fut aussi bon que
possible.
Martin Nadaud, Léonard, maçon de la Creuse, Paris, éditions Maspero, 1976, p. 45-46. (1ère
édition, 1895)
Maître compagnon maçon à 24 ans
Arrivé à Paris, j'allai sans perdre de temps voir mon ami Claude Lefaure à son chantier de la
rue de Seine, qui devait être le mien le surlendemain.
Les premières paroles qu'il m'adressa furent les suivantes : « Tu arrives à temps pour me
remplacer, il faut que j'aille commencer la nouvelle institution des jeunes aveugles. Je vais
donc te présenter au patron, M. Leloir ; je ne dois point te laisser ignorer que ce dernier veut
absolument donner ses plâtres à la tâche. Pour ne pas laisser entrer d'étrangers à la maison, je
les ai pris à mon compte. »
Sur ce point, je savais à quoi m'en tenir. Les travaux donnés à la tâche par un patron à un de
ses ouvriers amènent presque toujours des procès entre les parties contractantes. Quand on
arrive à la fin des travaux, le patron fait réviser et réviser encore les mémoires de l'ouvrier,
c'est-à-dire qu'il taille et rogne à sa convenance et à son bon plaisir. Le tâcheron refuse-t-il de
se soumettre aux conditions léonines qui lui sont présentées, alors commence un procès entre
les deux intéressés. L'ouvrier poursuivant presque toujours sans argent, et tourmenté par les
ouvriers non payés qui le harcèlent et lui montrent le poing, est obligé de faire une cote mal
taillée qui lui enlève les bénéfices de son opération.
Voilà ce qu'on appelait alors et ce qu'on appelle encore aujourd'hui la liberté de travail,
doctrine fausse et menteuse que ceux qui ont été mes guides en démocratie et en socialisme
m'ont conseillé de ne jamais accepter pour vraie.
Mon ami Lefaure me parla d'abord des conditions qu'il avait l'intention de m'offrir : « Tu
auras d'abord cinq francs par jour et, à la fin des travaux, s'il y a des bénéfices, nous les
partagerons. »
Je trouvais ces conditions satisfaisantes et je me mis à l'œuvre. À ce moment, en 1839, la
journée de maçon valait 3 francs 50 et pour quelques-uns 3 francs 75 et même 4 francs, mais
il était d'usage de donner dix sous de plus par jour aux tâcherons.
Je me trouvais donc parmi les plus favorisés des ouvriers et j'avoue que, au point de vue de
l'amour-propre, cette situation me flattait beaucoup, d'autant plus que c'était la première fois
que je faisais l'office de maître compagnon.
En arrivant dans ce chantier, je commençai par embaucher deux équipes de bons et solides
camarades et nous nous mîmes à l'œuvre avec le plus grand courage.
Ce bâtiment qui donnait sur trois rues était important. Mon désir de bien débuter comme
maître compagnon était, on le comprend, bien grand.
Le désir aussi de donner satisfaction à mon ami Lefaure n'était ni moins vif ni moins ardent.
Je travaillai donc pendant toute la durée des gros plâtres, autant que mes forces me le
permettaient. Comme à ce moment le plâtre nous venait sans être battu, dès que je
m'apercevais que les garçons pouvaient en laisser manquer à leurs compagnons, je descendais
au galop les échelles, je sautais sur une batte et j'aidais à écraser la couche. J'avais pour
garçon un nommé Bouny, dit le Frisé, de Pontarion, l'homme le plus fort pour porter sur la
tête qu'on pût rencontrer dans les chantiers de Paris.
Bouny m'arrivait toujours avec des auges pleines de bord à bord et contenant au/moins deux
seaux d'eau.
Aider à le décharger, remuer le plâtre qui était pris souvent à moitié, l'étaler sur des bardeaux
pour former l'aire, ou en ourder les pans de bois, voilà le métier que je fis pendant plus de
trois mois.
Plus mon Bouny me voyait fatigué, plus il était content. Il ajoutait en riant de son gros rire de
bon enfant : « Je t'ai toujours dit que les Pontarion auraient la peau des Martinèche ; il me faut
la tienne. »
Nous nous aimions bien avec ce colosse d'homme, pas plus méchant qu'un enfant, et qui
pourtant était la terreur des autres garçons.
Une fois ce gros travail terminé, les menuisiers posèrent les châssis des portes et des cloisons.
Je plaçai alors deux compagnons dans chaque pièce et nous nous en donnâmes toujours à
plein collier. Puis, aux heures de repas, quand nous avions un moment, ou le soir, après la
journée, chacun coupait ses angles. On n'aurait pas pu exiger plus de travail des bœufs liés
sous le joug.
Il y a une manière de faire travailler les hommes vigoureusement sans être même dans la
nécessité de leur commander et sans cesser d'être non plus leur camarade. Il faut leur faire
gagner des journées supérieures à celles qu'ils pourraient avoir dans d'autres chantiers ; il faut
qu'ils vous reconnaissent capables de leur tenir tête, n'être auprès d'eux ni arrogant ni fier. S'ils
vous offrent un canon, ne pas être chiche pour payer votre tournée. On méprise les ingrats et
les écornifleurs.
Ces qualités qui constituent ce que l'on appelle « les bons enfants » ne m'ont pas trop
manqué ; aussi ai-je trouvé des ouvriers qui s'éreintaient pour me faire plaisir. Ce fut mon cas
pendant les six mois que durèrent l'ensemble de tous ces travaux. Je vis bien, dès la première
fois que je commandais des camarades, tout ce qu'il y a de cœur et de dévouement chez
l'ouvrier quand on se fie à lui et qu'on le traite avec certains égards.
Martin Nadaud, Léonard, maçon de la Creuse, Paris, éditions Maspero, 1976, p. 142-144.
(1ère édition, 1895)
Un apprenti rebelle à l’usine du Creusot (1854)
Vers ma douzième année, je me mis à être un peu plus assidu à l'école, sans négliger mes
lectures, et je passai dans l'espace de 6 mois de la 3e classe à la 2e , puis à la l'"; je ne fus
toutefois jamais assez bon élève pour obtenir le moindre prix, pas même un accessit, je le dis
à ma honte.
J'arrivai ainsi à atteindre ma treizième année.
A cette époque l'administration des Usines du Creusot, comme encore actuellement du reste,
recrutait tous les apprentis de ses ateliers dans les écoles communales que l'on appelait "les
écoles de M. Schneider", les bonne gens du pays ne faisant pas de différence entre
l'administration de l'Usine et l'administration de la Ville, les deux étant dans les mêmes mains
et s'enchevêtrant assez souvent au détriment des contribuables (le bureau de bienfaisance
municipal secourait parfois des infirmités contractées sur les chantiers de l'Usine). Les futurs
mineurs étaient recrutés autant que possible dans les familles de ceux qui exerçaient cette
profession. On les embauchait dès l'âge de onze ans (je rappelle qu'à cette époque il n'existait
aucune loi de protection de l'enfance), mais ceux destinés aux ateliers extérieurs n'y entraient
pas avant l'âge de 12 ans. On les prenait par série de six, dix ou douze, selon les besoins. Le
Directeur des écoles, M. Nolet, venait d'abord dans la première classe et disait aux élèves : "Il
faut tant d'apprentis aux forges, tant à l'ajustage ou à la chaudronnerie ! qui veut y aller ? " Et
chacun de lever la main pourvu qu'il ait au moins douze ans, et cela sans aucun conseil des
parents, souvent sans vocation aucune pour l'emploi disponible, mais poussé par ce seul
mobile : le plaisir de quitter l'école.
J'avais pris le parti sans consulter personne de ne sortir de l'école que lorsque l'on demanderait
des élèves pour le montage, car j'avais l'amour des voyages et j'espérais satisfaire mes désirs
sur ce point en allant comme les autres en déplacement lorsque je serais un ouvrier ; mais un
beau jour on demanda des apprentis tourneurs, et comme le maître d'école m'avait giflé le
matin pour une faute quelconque j'étais de mauvaise humeur et je me fis inscrire. Je fus
accepté, et c'est ainsi que n'ayant pas encore 13 ans j'entrai apprenti à l'Usine du Creusot, au
printemps 1854.
Il y avait à peine un mois que j'étais à l'atelier que j'avais pris mon métier en dégoût, et le
dégoût s'accentua d'autant plus que le système d'apprentissage pratiqué dans cette partie de
l'usine était absolument désastreux pour les jeunes gens qui s'y fourvoyaient, mais il était en
revanche avantageux pour l'usine. On groupait les apprentis tourneurs au nombre d'une
trentaine environ, et chacun était spécialisé sur des boulons ou des écrous toujours à peu près
les mêmes pendant 6 mois, un an, deux ans, et même plus, et on arrivait à une dextérité de
main extraordinaire avec la routine. Un jeune apprenti gagnant un franc par jour arrivait à
faire dans une journée jusqu'à 200 boulons dont la main-d'œuvre eut été payée au moins dix
francs s'ils eussent été faits en fabrique, et comme il en fallait des quantités de toutes
dimensions pour cette vaste usine de 8 000 ouvriers on pouvait en faire à satiété, il n'y en
avait jamais de trop.
J'avais conservé en entrant en apprentissage ma passion de la lecture dont j'ai parlé plus haut,
et plus je lisais, plus l'amour du voyage m'empoignait, et plus je prenais en dégoût un travail
que je considérais comme absolument abrutissant, et cela me révoltait. D'autre part je voyais
dans cette usine tant d'injustices, tant d'arbitraire, qu'une haine violente contre cette
administration jésuitique venait encore se greffer sur le dégoût d'un' apprentissage qui n'en
était pas un, et où j'étais aussi avancé après 3 ans qu'au bout de six mois, et mon esprit de
révolte s'accentuait de jour en jour. Je passais ma colère en apposant à chaque instant sur tous
les points de l'usine des affiches appelant les ouvriers à la révolte, et ce fut un vrai miracle que
les nombreux gardes qui pullulaient dans ce vaste établissement ne purent jamais mettre la
main sur l'auteur de ces affiches qui les horripilaient, d'autant plus qu'ils recevaient les plus
durs reproches sur leur négligence chaque fois que mes appels s'étalaient sur les murs. En
même temps je m'efforçais de répandre autour de moi dans l'atelier, et cela d'une façon
ostensible, l'esprit de révolte dont j'étais animé. J'étais donc très mal noté, et cela dura jusqu'à
la fin de 1859, c'est à dire quelques mois après que j'eus atteint mes .18 ans.
Lors de la crise industrielle de 1858, l'administration des Usines du Creusot informa son
personnel ouvrier qu'en raison des conditions dans lesquelles la firme Schneider était obligée
d'entreprendre des travaux pour éviter le chômage il serait fait une diminution générale des
salaires dans une proportion de 10 % (4). Je gagnais à ce moment, comme tous les apprentis
de mon âge, 1 fr.25 par jour ; notre journée fut de ce chef réduite à 1 fr15. Ce n'était pas fait
pour m'encourager. Je prévins alors mes parents que j'en avais assez et que je voulais quitter
le pays. Le peu que je gagnais apportant une petite aise à la famille où il y avait encore quatre
autres enfants du second mariage de ma mère, mes parents se récrièrent, puis le principe de
l'obéissance passive que mon beau-père professait envers l'administration des Usines du
Creusot, furent deux obstacles à mon départ, et finalement je patientai encore pendant
quelques mois. Mais à la fin de 1859, je suggérai à nos camarades d'apprentissage de réclamer
notre ancienne journée et de faire à cet effet une démarche collective auprès au chef des
travaux, qui était alors un tyranneau de la pire espèce nommé Renaud, lequel fut littéralement
épouvanté de nous voir arriver ainsi une trentaine de réclamants ensemble.
II déclara ne pas vouloir recevoir de délégation, mais que chacun de nous lui exposerait ses
désirs personnels isolément, et demanda quel était celui qui voulait être reçu le premier. Je
m'avançai résolument en disant : moi ! Il devina tout, me fit entrer dans son bureau, et il me
traita de meneur et de toutes les autres épithètes marchant de pair avec celle-ci ; il me
morigéna de son mieux et finalement me menaça de renvoi. Lorsqu'il appela un deuxième
réclamant toute la bande s'enfuit, et alors je fus appelé de bureau en bureau pour recevoir un
tas d'admonestations. On appela même ma mère et mon beau-père pour le menacer de renvoi
s'il ne me réduisait pas au silence. Mais je devins de plus en plus agressif et finalement je me
coltinai quelque peu avec le dit Renaud qui s'était permis de me prendre au collet pour me
faire sortir de son bureau. Après trois ou quatre jours d'inutiles pourparlers dans lesquels on
me demandait de faire des excuses, je fus finalement renvoyé de l'Usine.
Jean-Baptiste Dumay, Mémoires d’un militant ouvrier du Creusot, 1841-1906, Paris-
Grenoble, éditions Maspero – Presses universitaires de Grenoble, 1976, p. 82-84.
Jeune manœuvre dans la métallurgie parisienne (1860)
Finalement ce fut la perspective du séjour à Paris qui l'emporta, et dans les premiers jours de
janvier 1860 je me mis en route pour la capitale avec pour tout viatique trois pièces de cinq
francs en poche, mon voyage en chemin de fer payé. Je n'étais pas riche. Parmi mes
camarades d'apprentissage, il s'en était trouvé un seul qui eut comme moi tenu tête à M.
Renaud. C'était un nommé Thomas, qui eut peut-être une certaine influence sur ma destinée,
puisque ce fut à son instigation que nous quittâmes Paris après un séjour de 8 mois, alors que
mon intention première était de rester dans la Capitale jusqu'au tirage au sort. 11 fut renvoyé
en même temps que moi. Nous arrivâmes ensemble à Paris dans les premiers jours de janvier
1860. Nous débarquâmes dans le quartier de Grenelle, dans un hôtel meublé où prenaient
pension une douzaine de nos compatriotes du Creusot qui se mirent à notre disposition pour
nous aider à trouver du travail. Spécialisé comme je l'ai dit plus haut dans le travail des
boulons, je n'étais pas très au courant des divers travaux de ma profession, et de plus je n'étais
pas très robuste, mais j'avais du courage et de la bonne volonté, et j'étais décidé, vu mes
faibles ressources financières, à faire n'importe quel travail pour gagner ma vie. Nous
cherchâmes d'abord, Thomas et mois, à nous procurer du travail de notre métier de tourneur,
mais n'en n'ayant pas trouvé au bout de 8 jours et nos ressources étant épuisées, nous fûmes
obligés l'un et l'autre de nous embaucher comme manœuvre à la Maison Cail (5). Je me
souviens toujours de ce commencement de misères professionnelles. Je fus mis avec un autre
compagnon à la disposition d'un traceur de tôles pour la fabrication de poutres. C'étaient des
tôles de un à deux centimètres d'épaisseur, très lourdes, qu'il fallait prendre dans la neige,
enlever les glaçons qui les recouvraient, et les apporter mains nues sur le marbre, à deux
seulement, devant le traceur, qui rigolait en nous voyant souffler dans nos doits.
Aussi lorsque je rentrais le soir dans une mansarde que j'avais louée 6 frs. par mois, je me
couchais l'esprit aussi meurtri que les mains. Au bout de 15 jours de cette existence, je quittai
cet enfer pour aller dans une grosse forge à côté, toujours comme manœuvre, mais pour un
travail moins pénible. Il ne s'agissait du reste que de patienter quelques jours, car on montait
dans cette forge un tour à cylindres que je devais conduire aussitôt que le montage en serait
achevé. Mais je jouais de malheur. Il y avait dans cette forge 4 fours à puddler. Or il arriva
qu'un soir le garçon d'un puddleur ne vint pas prendre son travail, et sous prétexte qu'étant du
Creusot j'avais vu maintes et maintes fois quelle était la besogne à faire dans un four à
puddler, le contremaître me demanda de passer la nuit avec le puddleur pour remplacer le
garçon manquant. Je refusai d'abord, mais on me donna à comprendre qui si je ne rendais pas
ce service on ne me donnerait pas le tour que j'attendais. Force me fut de céder, car je
commençais à me fatiguer de faire le manœuvre. Je m'en fus donc chercher à manger pour la
nuit et je pris mon service à 7 heures du soir. J'ai passé par de dures épreuves dans ma vie,
mais jamais je n'ai passé une aussi cruelle nuit. J'ai fait là une expérience, renouvelée depuis,
hélas, que les ouvriers de certains métiers sont des brutes indignes du nom d'homme. J'avais
vu en effet travailler les garçons puddleurs du Creusot, mais avec un autre outillage, une
organisation bien supérieure, et de plus il y avait deux aides par four au lieu de seul que j'étais
dans cette forge rudimentaire de Grenelle. A peiné arrivé et revêtu de mes vêtements de
travail le chef puddleur m'envoya à 150 mètres du four chercher la charge de fonte dans une
brouette ; je commençai par me meurtrir les mains aux aspérités des blocs, car mon chef
s'était gardé de me dire qu'il y avait tout exprès pour ce travail des mains de peau qui
s'attachaient au poignet ; quand j'eus amené la fonte près du four, il me fallut mettre chaque
morceau l'un après l'autre sur la pelle du puddleur pour les enfourner, et m'en aller ensuite
tirer la chaîne du balancier qui levait la porte du four. Mon chef commença à m'invectiver de
la façon la plus grossière parce que tantôt je levais la porte trop haut et la chaleur lui brûlait la
figure, tantôt je ne la levais pas assez et alors il ne voyait pas suffisamment l'intérieur du four
et ne pouvait pas placer convenablement ses lingots. Après, il me fallut décrasser ; je n'étais ni
assez fort ni assez adroit pour enlever les barreaux de la grille à bout de bras, et comme je les
tirais en traînant ils s'abattaient lourdement sur une tôle qui était placée verticalement entre
moi et le cendrier, la renversaient sur mes jambes où elle me blessait, et l'incandescence du
charbon que j'avais fait tomber en tirant la barre mettait le feu à mon pantalon de toile, ce que
voyant je lâchai tout et je fis le tour de l'usine pour tâcher de trouver une issue par où me
sauver, mais les murs étaient trop hauts pour être escaladés, et je vins sonner chez le
concierge qui se refusa à m'ouvrir la porte sans un bon de sortie du contremaître de nuit. Je
revins exténué, brûlé et blessé, m'asseoir sur un tas de fonte où je déclarai en pleurant à mon
puddleur que je ne toucherais plus un outil. C'était un homme de 30 à 35 ans taillé comme un
hercule ; il m'injuria de plus belle et parla de me ficher une volée si je ne continuais pas, car
j'allais, disait-il, lui faire perdre sa journée. Je lui répondis que s'il me frappait je me
défendrais avec tout ce qui me tomberait sous la main. Ma réponse faite sur un ton qui ne
laissait aucun doute sur mes intentions le calma subitement, et il me dit sur un ton plus doux
qu'il ne fallait pas faire attention à ses brutalités de langage, que les ouvriers des forges ne
parlaient jamais autrement à leurs aides — ce qui est la vérité — et que si je voulais continuer
à travailler il m'aiderait dans la mesure du possible. Je finis par me laisser convaincre et je
repris le travail, mais ce fut pour mon malheur. La fonte en ébullition dans le four était mise
en boule par le puddleur, il s'agissait de la mener au pilon pour la faire marteler puis de la
reprendre ensuite pour la mener au laminoir, travail qui se faisait au Creusot par des ouvriers
différents. Je conduisis la première boule avec mon chariot de fer jusqu'au pilon, mais au lieu
de la renverser sur l'enclume je la laissai tomber à côté, et le marteleur qui dut se faire aider
par un autre ouvrier pour la remettre en place me traita de gauche, fainéant, propre à rien et
autres aménités de ce genre. Puis quand la boule fut réduite en une barre carrée de 15
centimètres de côté sur 60 à 80 centimètres de long, je me mis en devoir de la conduire au
laminoir. Je sus mal choisir mon chemin, et un lamineur qui marchait à reculons en tirant avec
ses tenailles une barre qui sortait du cylindre butta des reins dans mon chariot qu'il ne voyait
pas, et fou de colère, lâcha le rail qu'il tirait et me lança ses tenailles par la figure.
Heureusement pour moi, j'avais fait quelques pas et son but fut manqué, je reçus les tenailles
dans le flanc droit. Le coup fut néanmoins terrible ; je lâchai le chariot et je chancelai, on
s'empressa autour de moi et on me conduit sur une caisse où je restai près d'une heure sans
pouvoir parler. Enfin à 3 heures du matin je sonnai au concierge en disant que j'étais blessé,
que je voulais m'en aller. J'eus toutes les peines du monde à le décider à m'ouvrir, ce qu'il ne
voulut faire du reste que sur l'ordre du contremaître qui avait encore le toupet de me dire de
finir ma nuit. Je m'en fus me coucher et restai 3 jours malade, au bout desquels je fus chercher
dans cette forge les quelques journées qui m'étaient dues, en me promettant bien de ne plus
jamais refaire l'aide d'un puddleur.
Jean-Baptiste Dumay, Mémoires d’un militant ouvrier du Creusot, 1841-1906, Paris-
Grenoble, éditions Maspero – Presses universitaires de Grenoble, 1976, p. 85-88.
Récit de César Danglot, rescapé de la catastrophe de Courrières de 1906
Ce récit, publié par les Houillères du bassin du Nord – Pas de Calais dans les journaux d’entreprise et aussi par Paris Match, date du second semestre 1907.
Avant-propos
Seize mois sont passés depuis la terrible catastrophe de Courrières. Des flots d'encre ont
coulé au sujet de ce cataclysme sans précédent, auquel l'univers entier a donné attention
sympathique et compassion généreuse.
À tous les récits ingénieusement et savamment écrits, je viens ajouter la simple narration de
ce que j'ai fait, de ce que j'ai souffert avec mes compagnons d'infortune pendant vingt jours et
vingt nuits de fatale séquestration dans la mine transformée en tombeau.
Je dédie ces quelques pages au public, ami de l'ouvrier, à ce bon public qui s'est tant
intéressé à la situation spéciale des rescapés.
César DANGLOT, Rescapé de la catastrophe de Courrières
À travers les galeries et les éboulements
C'était le 10 mars 1906.
Nous travaillions dans la grande Adélaïde au midi. J'étais occupé à boiser la voie avec mon
aide Albert Alphonse ; j'avais fait le mur.
Nous nous trouvions dans le quartier qui sépare l'accrochage de 280 mètres de profondeur de
celui de 326 mètres ; nous étions tout à fait au centre des deux accrochages.
Les deux rouleurs arrivent un moment après notre mise en besogne. Ils nous disent bonjour
comme de coutume. La politesse ne perd pas ses droits au fond de la mine. Ingénieurs,
porions comme ouvriers, tous se donnent un respectueux salut quand ils se rencontrent à
l'arrivée.
Lorsqu'on est enfoui à 300 mètres et plus sous la terre, la fraternité s'impose, on se considère
comme camarades et comme soutiens réciproques. Les distances sociales n'existent guère là.
Il n'y a ni grands ni petits ; en réalité, on est tous petits et bien faibles et bien impuissants en
face de l'imprévu redoutable dans la poussière et les ténèbres.
Ceci dit, j'en reviens à nos deux rouleurs. C'étaient les nommés Vandenoffe Léon et Dubois
Albert.
« Eh bien ! leur dis-je, on va trimer dur et ferme aujourd'hui, il faut absolument tout nettoyer
pour placer les tôles au daine, cela donnera une grande facilité pour charger les berlines et
pour assurer la plus grande propreté du charbon ». Et j'ajoutais gaiement : « On va abattre des
berlines ! préparez-vous à en rouler au moins une vingtaine. » Aussi résolument, ils me
répondent : « Nous les roulerons, César. Mettez le travail en ordre et allez-y de bon cœur. »
La journée commençait donc bien. On s'attelait avec ardeur à la besogne. Hélas ! la suite
devait être singulièrement décevante et combien terrible !
Me voici donc au détroussage, c'est-à-dire en bas de la taille, prenant un mètre de largeur en
montant et posant les queues et les bois postiches jusqu'à la hauteur de trois mètres, pour y
poser ensuite une rallonge de trois mètres soutenue par quatre bois. En termes de mineurs, on
appelle ceci faire une brèche.
Je recommande à mon aide Alphonse de frapper plus haut. Le charbon se détache aux coups
de pioche et les rouleurs commencent à charger la berline.
Soudain une détonation se fait entendre ; le bruit paraissait venir de très loin.
Nous nous regardons tout surpris, nous avons un vague pressentiment que ce bruit sourd,
anormal, annonce le malheur.
« Qu'est-ce qu'il y a? »
La même question est sur toutes les lèvres.
Comme ouvrier, je donne le premier mon opinion : « C'est probablement un coup de terrain »
dis-je. En effet, il arrive fréquemment qu'à mesure qu'on extrait le charbon, le toit s'affaisse,
alors le rocher ou le charbon se décident (tombent facilement) ; ce mouvement de terrain
s'accompagne d'une sorte de détonation. Quand on est abruti dans le métier, on n'y fait plus
guère attention.
Quelques minutes s'écoulent, silencieusement, et nous nous remettons au travail ; la pioche
frappe sur la veine. Les rouleurs reprennent le chargement. La berline bientôt pleine roule
vers sa destination.
Mais à 200 mètres à peine, les rouleurs rencontrent les ouvriers Lefebvre Élie et Noiret
Romain qui disent : « Vous avez entendu le bruit ? pour nous ce bruit vient du recoupage qui
a été fait dans la veine Adélaïde pour aller rejoindre la veine Augustine. » Au même instant
apparaît le nommé Couplet, conducteur de cheval à l'étage 326. Il remontait le beurtiat
Adélaïde ; il arrive près de nous ; il ne peut dire un mot et tombe évanoui.
Nous le relevons avec l'aide de Lefebvre et Noiret qui nous rejoignent et nous disent qu'il fait
très mauvais à 326, que le cheval ne peut plus marcher à cause des puteux (mauvais gaz).
Les rouleurs effrayés viennent avec la berline vide.
« C'est peut-être un sauve qui peut, disent-ils ; il faut partir tout de suite. » Alors le danger
m'apparaît réel aussi.
« C'est sans doute le feu qui fait ébranler les terrains, leur dis-je à mon tour. Le malheur peut
être grand pour tous ; ne perdons pas une minute. »
E. Cuvelier et L. Castel travaillaient à 24 mètres plus haut sur le treuil Danglot (c'est un
travail que j'avais fait et il est d'usage dans la compagnie de Courrières que le treuil ou la voie
spéciale établis par une équipe portent le nom du plus ancien ouvrier). Je jette le cri d'alarme à
ces deux camarades qui, à leur tour, appellent le raccommodeur Pruvot et son galibot
Delplanque, tous deux occupés un peu plus haut encore. Ils descendent ensemble. Ils avaient
eux aussi entendu le bruit en roulement de tonnerre, sans en soupçonner ni la cause, ni
l'importance, ni les conséquences.
Nous voici donc une petite troupe de onze. Nous tenons conseil sommaire et nous partons,
descendant la voie 326 ; il y avait des puteux (de l'acide carbonique).
Le malheur se révèle
Nous fuyons vite et arrivons à la bowette 326.
Le petit Delplanque fait une découverte terrifiante : un homme est couché inerte sur le daine.
Il pousse un cri de stupeur. Je secoue l'homme par les épaules et par les jambes, Pruvot fait
comme moi.
Le malheureux n'avait pour tenue que son pantalon. Nous levons l'une de ses épaules pour
découvrir la figure et le reconnaître. Le côté droit est raplati, je reconnais le camarade de mon
oncle Lucien
Je fais demi-tour. J'aperçois un second mort. Il était couché sur le ventre et portait son jupon
(veste de toile) ; je le retourne et reconnais le camarade Dussart qui travaillait à la veine
Joséphine. Le malheureux est venu mourir là en se sauvant.
Que faut-il faire ?
La situation apparaît donc avec toute sa gravité. Nous sommes dans le royaume de la mort; il
va falloir lutter pour sauver notre existence.
Nous délibérons quelques instants. Je demande l'avis de tous et m'arrête sur celui de Pruvot
qui est le plus ancien de notre groupe. Nous partons au pied du beurtiat Adélaïde. Là, nous
nous croyons sauvés ; nous montons le beurtiat et la cheminée qui correspond à 260. Quand
tout le monde est monté, je prends la tête de la colonne, Cuvelier marchant second. Il faisait
très lourd à marcher. Nous voici enfin dans la bowette qui correspond à Joséphine.
Je me retourne sur Cuvelier. Il a les yeux égarés. Je réponds : « Immédiatement demi-tour. »
Je comprends le malheur. Quelle désillusion ! Nous espérions le salut et c'est la mort qui nous
menace.
Je me sens plus énergique que jamais pour lutter contre elle ; ce n'était que le commencement
; il allait en falloir de l'énergie pour résister à toutes les incertitudes, à toutes les angoisses, à
toutes les souffrances et à tous les désespoirs dans le noir labyrinthe.
Nous voici donc retournant sur nos pas. Je dépasse Cuvelier, Pruvot, Noiret et Alphonse
Albert. Le petit Delplanque était avant moi. La fatigue et le découragement le gagnent. Il
tombe en disant : « Danglot, je m'assis ! » Je voulus le soutenir pour lui faire continuer la
route, mais il ne pouvait plus faire un pas et il resta.
Nous marchons anxieusement. Je réclame Cuvelier qui me suivait. Il ne répond plus. Je me
frappe le front. Cuvelier n'est plus là, mais où est Alphonse Albert ? Lui aussi est resté en
arrière, nous le retrouvons plus tard en léthargie dans la cheminée. Nous touchons en haut du
beurtiat. Il fait plus frais mais l'air est encore malsain.
Noiret tombe. J'ôte mon jupon et le balançant de droite à gauche, je fais éventail pour ranimer
l'infortuné camarade. Vandenoffe ôte également son jupon ; nous faisons des moulinets pour
donner de l'air à tous. Nos efforts ne sont pas inutiles heureusement. Chacun peut tant bien
que mal reprendre la marche ; nous descendons et nous reposons un bon moment à un endroit
où l'air est respirable ; mais nos lampes sont éteintes et nous souffrons et nous sommes
inquiets dans cette obscurité perpétuelle et menaçante.
En route de nouveau
Nous repartons, toujours sans lumière ; nous suivons les tuyaux à air comprimé qui
correspondent à l'accrochage. À plusieurs reprises, nous frappons. Nous constatons
malheureusement que les tuyaux sont brisés à la suite des éboulements qui se sont produits
par l'effet de l'explosion. Néanmoins, comme l'espoir est tenace au cœur des malheureux
abandonnés, à l'entrée de la bowette nous frappons à nouveau sur les tuyaux à air et sur le fer.
Hélas! Nous n'entendons rien, les coups sont sourds et n'ont pas d'écho.
En face un obstacle !
La voie est obstruée ; nous rampons sur les terres éboulées ; on consulte, il faut déblayer.
Nous nous mettons à l'œuvre ; difficilement et péniblement, avec nos mains, nous nous
frayons un chemin à travers cet éboulement qui se prolonge et n'a pas moins de 60 à 70 mètres
de longueur. C'est de la besogne terrible que nous accomplissons à tâtons. Nos mains
rencontrent des cadavres ; nous tirons des lambeaux de vêtements ; c'est horrible, mais il faut
avancer quand même, il faut vaincre ou mourir et, naturellement, nous voulons vaincre.
Le formidable obstacle est enfin franchi ; c'est un soulagement à courte durée car nous allons
de mal en pis. Tout espoir paraît perdu.
Nous passons à la voie Dupire. Cette voie, qui correspond à un recoupage à 326, se dirige vers
Sallaumines. C'était pour nous un grand espoir de revoir bientôt le jour. Hélas! Impossible !
Nous redescendons sur les terres éboulées. L'explosion a donc fait ravage partout. Par où aller
maintenant ? Et comment continuer notre marche si pénible quand nous manquons de tout : de
lumière, d'aliments, de boissons. La faim nous tenaille. Il y a longtemps que nous avons
mangé nos briquets ; la soif nous altère. Quelle torture physique ajoutée à la torture morale !.
Les enfants des verreries
Le travail des enfants. Comment on les racole. Comment on les surmène. Supprimez le travail de nuit.
Nous avons indiqué ici même, il y a quelque trois mois, les excellentes raisons au non
desquelles nos amis des Syndicats d’ouvriers boulangers réclament la suppression du travail
de nuit. Leur propagande énergique et tenace trouve sa récompense : l’opinion publique
s’intéresse à la réforme ; la Ligue sociale d’acheteurs dont les intentions sont louables et dont
l’influence sur les consommateurs peut être très puissante, étudie cette question et adopte les
conclusions des ouvriers ; M. Godard, député du Rhône, dépose une proposition de loi portant
suppression du travail de nuit en boulangerie.
« Et dans nos usines, nous ont demandé les camarades de la Chambre syndicale des ouvriers
verriers de la Seine, continuera-t-on à laisser travailler la nuit, en une atmosphère insalubre,
en des conditions d’hygiène incomparablement malsaines, de malheureux gosses de treize
ans, et moins ? »
Nous sommes allés revoir les pauvres petits bonshommes qui, onze heures durant, du matin
au soir, séjournent dans les halles de soufflage où les fours projettent leur haleine infernale, où
flambe l’aveuglant éclat du verre en fusion. Nous les connaissions bien. Nous les avions vus
dans le Nord, en haillons, blêmes, luisants de sueur, les yeux rougis par l’insomnie, courir
pieds nus, huit cent fois en une nuit, de la plateforme où l’on souffle les bouteilles à l’arche,
où elles recuisent. Nous les avions vus, dans les verreries à vitres, porter sous les bras et sur
les épaules, des places à l’étendrie, les fragiles canons de verre qui, parfois, les égorgent en se
brisant. C’est eux que le bon dessinateur Granjouan, notre compagnon en ces inoubliables
visites, campa d’un crayon que l’indignation n’empêcha pas d’être véridique. Ils font une
semaine de jour – 8 heures du matin à ,5 heures du soir – une semaine de nuit – six heures du
soir à cinq heures du matin. Ils ont officiellement treize ans an moins. Mais dans les équipes
de nuit, il est fréquent de trouver des gamins de douze et de onze ans même. Dame ! le
recrutement des apprentis est difficile, il faut que des parents soient venus à bout de
ressources pour livrer leur enfant à la verrerie ; les « patronages », les « sociétés
philanthropiques » laïques et religieuses, fournissent à l’industrie meurtrière un large
contingent de petits protégés qui se préparent à faire rapidement « une bonne mort ». et puis,
les industriels pratiquent le racolage direct. Des rabatteurs leur indiquent les maisons où la
misère sévit le plus durement, où le pain manque, où le propriétaire menace, où le père est à
l’hôpital. Aux hôtes de ces maisons, on expédie une lettre bonasse :
Madame,
J’ai appris que vous désirez placer votre fils dans l’industrie et comme dans notre genre de
fabrication, nous en avons l’emploi, je viens vous demander de bien vouloir nous le confier et,
le cas échéant, il serait placé en pension dans une famille de braves et vieux ouvriers pour la
nourriture, le couchage et l’entretien, dont nous payons le montant. En outre de cela, tous les
mois, cinq francs lui sont attribués et inscrits à son nom sur un livret de Caisse d’épargne,
jusqu’au moment où, par son intelligence et sa bonne conduite, nous l’augmenterons, afin de
lui donner un bon métier. Si mes propositions vous conviennent, veuillez venir me trouver
avec lui à mon bureau et après entente, s’il y a lieu, je l’enverrai à mon usine. Agréez, etc.
Alors, si le petit garçon que l’on amène « au bureau » n’a pas tout à fait treize ans, q’il n’en a
pas tout à fait douze, pas tout à fait dix même, qu’importe ! On en sera quitte pour le faire
travailler de préférence la nuit. Car si M. l’Inspecteur du travail visite quelquefois la verrerie
dans la journée, on ne le voit guère après neuf heures du soir.
Les enfants au travail
Dans la « Gobletterie », dans le « service de table », les enfants sans cesse en mouvement
transportent les cannes brûlantes, les seaux d’eau ; accroupis aux pieds du souffleur, ils
ouvrent et ferment les moules tandis que la fumée qui s’en dégage les prend à la gorge ;
agenouillés à hauteur de la canne que le second ouvrier tient horizontalement sur son bloc, ils
soufflent à pleines joues, s’arrêtant pour reprendre sur un commandement bref. À minuit, ils
font la pause et prennent leur repas – du pain, du fromage, du café noir, teinture de chicorée
étendue d’eau – assis sur un tas de charbon, sur une grosse pièce moulée, ou par terre, dans les
poussières, les gravats, les débris de toute sorte qui recouvrent le sol d’une verrerie. La loi
prescrit des réfectoires ? Nous n’en connaissons pas dans les usines de la banlieue parisienne.
Ils sont encore à construire, ainsi que les vestiaires.
A cinq heures du matin, ils sortent, emportant leurs bidons, leurs paniers vices. Ah ! ce défilé
de pauvres moutards grêles dont les yeux clignotent de sommeil, dont le visage semble déjà
vieilli. Ils rentrent dans la maison ouvrière où, le jour, il n’est point de sommeil possible.
Or, les « besoins de l’industrie », ces implacables besoins devant quoi disparaît toute autre
considération, n’exigent pas le surcroît de peine que le travail de nuit impose aux enfants.
Dans le Lyonnais, à Clairet (Vosges), à Bayel (Aube), à Nancy, on ne travaille pas la nuit.
Dans les creusets, remplis le soir, la matière première fond toute la nuit. On débouche les
creusets le lendemain. Pourquoi le travail de nuit, subsiste-t-il dans la région parisienne ? se
demandent les verriers de la Seine. Uniquement par la faute d’un esprit de routine et de
cupidité que des scrupules d’humanité ne contrarient Pas. La production serait-elle diminuée
si la verrerie ne produisait que le jour ? Non point : les usines où le verre n’est pas travaillé
durant la nuit produisent autant que les autres. La Verrerie de Saint Ouen, qui – seule de la
région parisienne – se range dans la première catégorie, n’en est pas moins prospère. La
Verrerie de Souvigny (Allier) produit 4000 kilogs de verre en 10 heures de travail avec un
seul four à douze creusets. Elle comprend 7 places doubles ; une grand’place ; deux places de
presse ; deux places de coupage ; elle occupe 130 personnes avec les relais. Aucune usine
similaire de la région de Paris, travaillant jour et nuit, n’obtient avec un personnel égal, un
rendement supérieur. La suppression du travail de nuit est donc très possible. Elle s’impose en
ce qui concerne les enfants. L’abrogation du très regrettable article 6 de la loi du 6 novembre
1892, qui autorise l’emploi des enfants, la nuit, « aux travaux indispensables », doit être
réclamée par tous ceux qu’intéresse l’avenir de la race. Car c’est un crime contre la race
qu’imposer à des êtres en pleine croissance l’exécution de travaux manuels, en des
circonstances particulièrement défavorables, aux heures normales du repos. Et nous comptons
bien voir notre campagne et celle de la Chambre syndicale des ouvriers verriers de la Seine,
vigoureusement appuyée par les philanthropes plaintifs qui se lamentent sur le dépeuplement
de notre pays : en attendant qu’augmente le taux des natalités, n’est-il pas urgent de conserver
les vivants ?
Léon et Maurice Bonneff, L’Humanité, 11 juin 1909
Patrons de combat
Ce qu’a osé écrire le Maître verrier de Brardville
Nous avons signalé ici le singulier état d’esprit, commun à nombre d’employeurs, qui leur fait
considérer comme un indice de faiblesse les essais loyaux de négociation que les syndicats
ouvriers leur proposent.
Certains ne répondent pas. D’autres raillent. Par leur attitude, ils semblent vouloir contraindre
leurs salariés à l’emploi des méthodes violentes. La Voix des Verriers nous apporte une
preuve nouvelle de cette mentalité, dangereuse pour celui qui en est affligé.
Le journal des Travailleurs du verre publie la courte lettre que le maître verrier de Brardville
vient d’adresser à l’un de ses anciens ouvrier, victime des derniers conflits, qui demandait sa
réintégration à l’usine. Lisez et appréciez :
« Monsieur, ne voulant pas vous priver du plaisir de faire grève, il est préférable pour
vous de rester sur le champ d’action et de combattre vaillamment auprès de vos
camarades. Je ne désire pas introduire parmi mon personnel des verriers grévistes qui ne
pourraient que donner le mauvais exemple à mes ouvriers. Salutations, Delas »
Nous pensons avoir toujours évité le reproche d’aider à la démagogie. Dans le compte-rendu
de nos enquêtes à travers la vie ouvrière, nous nous sommes efforcés constamment de faire
taire nos émotions et nos colères et de demeurer dans les généralités qui ne permettent aucun
détail d’usine, aucun nom. Mais ici, comment cacher son indignation ? Voici un ouvrier – un
père de famille sans doute, nous ne sommes pas encore exactement renseignés sur ce point –
qui, à la veille de l’hiver, sollicite l’emploi dont il attend sa subsistance et celle des siens.
On le lui refuse, en ajoutant à la rigueur du refus brutal la méchanceté d’une raillerie
particulièrement cruelles, puisqu’elle prétend le blesser dans l’idéal qu’il s’est donné, dans sa
foi de militant, dans sa dignité d’homme libre qui avait pensé pouvoir librement disposer de
sa personne. « Ah ! mon gaillard, tu t’es cru en droit de faire la grève ? Nous te dénions,
maintenant, celui de travailler pour vivre. Tu combattais vaillamment auprès de tes
camarades ? Eh bien, chôme à présent. Et voilà qui t’apprendra que sous le régime de
l’asservissement économique, il n’est pout de liberté. »
Car c’est le seul grief que l’on élève contre cet homme pour lui retirer son gagne-pain. De
faute professionnelle, il n’est pas question. Il a osé faire grève, il a osé revendiquer pour lui et
pour ses camarades plus de bien-être et plus de liberté ; il s’est servi de la seule arme
« légale » qu’on lui accorde : il faut l’éliminer. Cette lettre n’est pas seulement la marque
d’une rancune qui s’exerce à distance et se conserve en s’aiguisant ; ce n’est pas seulement la
preuve d’un manque total de générosité, c’est aussi la manifestation d’une inhabileté insigne.
Cette lettre est un levain de haine. Ceux qui l’ont lue ne l’oublieront pas. Vous irez, à certains
jours, leur parler de « modération », de « calme » et de « courtoisie ». ils vous la jetteront à la
figure.
C’est d’une rare maladresse, c’est d’une folle imprudence que de mettre la haine au cœur des
hommes qui n’ont plus rien à perdre, puisque vous refusez insolemment d’utiliser le seul bien
dont ils disposent : la force de leurs bras.
Léon et Maurice Bonneff, L’Humanité, 15 novembre 1909
Le mouvement des Limousinants
Que demandent ces ouvriers du bâtiment ? L’action syndicale et l’élévation des salaires. Les Limousinants sur les échafaudages.
Le retour des longues journées donne aux travaux de la bâtisse une impulsion nouvelle. Aussi
la Chambre syndicale de la maçonnerie-pierre annonce-t-elle sa résolution de redoubler
d’efforts pour obtenir « l’unification des salaires » parmi les ouvriers qu’elle groupe.
L’agitation a été inaugurée par un meeting dont L’Humanité a rendu compte. Les
Limousinants ont affirmé là leur volonté de conquérir une rétribution égale à celle de leurs
camarades les maçons.
Dans la grande bataille que les compagnons du bâtiment ont livrée ces dernières années pour
l’amélioration de leur sort, les limousinants ont remporté des avantages moins considérables
que les autres corps de l’armée ouvrière. Oh, non que la victoire ait été pour eux sans effets
appréciables : leurs salaires, extrêmement bas avant que s’exerçât l’action syndicale, ont été
relevés grâce à elle dans la proportion de quarante pour cent. Il n’est pourtant aucune raison
pour que ces salaires demeurent encore inférieurs à ceux des corporations similaires. C’est
cette différence dont ils paient les frais que les limousinants veulent faire disparaître.
Les limousinants au travail
Quelle est exactement la tâche du limousinant ? On ne le connaît sous ce nom qu’à Paris et
dans les grandes villes. Dans le reste de la France, limousinant, bardeur, briqueteur sont des
maçons qui édifient tous les murs, bâtissent les voutes, etc. A Paris, tandis que le maçon
exécute les besognes qui nécessitent l’emploi du plâtre ; que le bardeur et le ficheur montent
les murs en pierre de taille ; que le briqueteur édifie les murs en briques, le limousinant fait les
murs en meulière. Son aide, le garçon limousinant, transporte les seaux, prépare le mortier,
roule la brouette, porte l’auge et les pierres. Le compagnon dresse l’échafaudage et l’abat.
C’est lui qui plante les grands mâts, les échasses que les moises horizontales relient entre
elles ; c’est lui qui dispose les boulins ; ce sont les pièces qui, partant des moises, supportent
les planches sur lesquelles les ouvriers travaillent en sabots. Les sabots sont de tradition : ils
embarrassent les limousinants et gênent leurs mouvements, mais ils protègent les pieds de
l’humidité, et puis ils rappellent la mode du pays, de la Marche, de la Creuse, du Berry, où
l’on retourne l’hiver venu, quand l’hiver interrompt la montée des bâtisses.
Les limousinants la taillent pour placer la meulière, avec un marteau à pointes, le têtu ; ils font
les parements, les embrasures de portes et de fenêtres ; les escaliers des caves, ; les houris qui
sont les assises des planchers. Ils font aussi les contres, et c’est une besogne malaisée qui
exige des ouvriers de choix. Enfin, c’est à eux qu’il revient de couler dans les fouilles des
couches de béton qui assurent la solidité de l’immeuble.
La manipulation du béton, dont la nappe, lourde, peu malléable, résistante, atteint jusqu’à
cinquante centimètres d’épaisseur, est des plus pénibles. C’est à l’aide d’un long outil, la
griffe, que l’on opère le mélange, que l’on étend et que l’on retourne la pâte caillouteuse, vite
durcie. On la presse, on la pilonne, on la fait résistante ensuite comme le rocher. Les murs
peuvent s’élever ensuite : pas de danger qu’ils s’écroulent !
De l’avis des gens de métier, ce travail du béton est le plus dur qui puisse échoir aux
limousinants. D’après les prix de série, la tâche de ces ouvriers est l’une des plus
rémunératrices que fassent exécuter les patrons de l’entreprise : elle leur rapporte environ
trente-trois pour cent.
Aussi comprend-on que les ouvriers qui produisent ces profits demandent à être au moins
traités sur le pied d’égalité avec leurs camarades.
Léon et Maurice Bonneff, L’Humanité, 14 mars 1912
Les fleurs de chapeaux.
Celles qui les fabriquent gagnent vingt sous par jour
L’Office du travail vient de publier les résultats d’une enquête sur le Travail à domicile dans
l’industrie des fleurs artificielles. C’est un gros livre de 400 pages dont la lecture fait peur, fait
mal, grave dans la mémoire d’ineffaçables tableaux. Il nous montre les ouvrières qui
fabriquent les fleurs des chapeaux : qui font de la gaieté et de la grâce dans une effroyable
misère : nous les voyons, courbées sur leurs tables, de l’aube à la nuit, réduites par des
salaires qui ne dépassent pas en moyenne 20 sous par jour, à s’alimenter de rebuts, de
nourritures suspectes, serrées dans de petites chambres sans air ni lumière, qui sont à la fois
des ateliers, des réfectoires, des dortoirs et des cuisines ; il nous en montrent qui crachent le
sang en travaillant et pourtant ne s’interrompent point ; il nous en montrent qui peinent auprès
d’enfants agonisants, de petits diphtériques qui étouffent auprès des gracieuses parures que
leur mère assemble fiévreusement.
Les salaires des fleuristes
L’enquête conduite avec beaucoup de conscience et une grande précision, à Paris par Mlle
Caroline Milhaud qui, de plus, a rédigé le rapport, et en province par M. Sylvain Pitt, a porté
sur plus de quatre cents personnes, ouvrières et petites entrepreneuses. Elle a établi ceci :
parmi les fleuristes à domicile les plus misérables sont celles qui produisent la petite fleur
(violette, coucou, pâquerette, myosotis, lilas). Un quart d’entre elles gagne au maximum un
franc par jour. Encore ce gain n’est-il pas toujours net ! Il faut acheter différentes
« fournitures » ; pour fabriquer la violette de Parme, il faut chauffer l’outil et dépenser trois
sous de combustible. Quarante-neuf pour cent des ouvrières gagne moins d’un franc par jour.
En province, les trois-quarts des fleuristes sont dans ce cas. Dans l’ensemble, dix pour cent
seulement gagnent de 4 à 5 francs par jour en fabricant des roses une partie de l’année. Vingt-
deux pour cent des ouvrières ne sont pas frappées par le chômage ; toutes les autres en
souffrent durant des périodes qui atteignent jusqu’à six mois. En saison, cinquante-deux pour
cent des ouvrières font plus de dix heures par jour ; trente-trois pour cent dépassent les douze
heures ; certaines font dix-sept et dix-huit heures. Surmenage en certains mois, chômage en
d’autres : voilà qui brise l’organisme des malheureuses femmes, mal nourries, mal logées,
accablées de peines et de soucis. Mais il faut les voir chez elles : l’enquête nous promène dans
ces logis ouvriers.
Comment elles se nourrissent
Voici Mme C…, qui doit, avec son gain, nourrir ses six enfants dont l’ainé à 12 ans. Son mari,
journalier sans métier, chôme souvent. Elle a 31 ans. On lui en donnerait 50. Elle gagne vingt
sous par jour, et pour chauffer son outil à gaufrer elle dépense quinze centimes. Elle travaille
la nuit afin de trouver le temps nécessaire pour aux livraisons, car pour épargner les frais de
transport, elle descend à pied du quartier Saint Fargeau au centre de Paris et remonte de
même : huit kilomètres aller et retour. L’Assistance publique lui a donné 336 francs pour
alimenter son dernier enfant.
Trente deux pour cent des ouvrières de cette industrie sont secourues par l’Assistance
publique !
Voici Mme A…, 60 ans, qui fait du « petit capillaire ». C’est une fleur très délicate dont on
orne les robes de soirée. Celle qui les fabrique gagne vingt sous par jour et se nourrit
exclusivement de soupe. Elle travaille de onze heures du matin à minuit, parce qu’elle veut
chaque jour tenir propre sa petite mansarde. Elle est si fatiguée la nuit qu’elle s’endort en
travaillant. Elle se réveille et reprend sa tâche.
Voici madame F… qui travaille avec sa fille âgée de onze ans. C’est le grand-oncle, un
pauvre vieux verrier « déclassé, à quatre francs par jour, qui paye la chambre d’un loyer
mensuel de 16 francs. On chôme souvent. « Quand je n’ai pas de fleurs, on jeûne ».
Voici madame S…, restée veuve à trente ans, avec cinq petits enfants, sans autre ressource
que son métier de fleuriste. Elle fabriquait de belles fleurs auprès du berceau du tout petit
atteint du croup.
Voici madame S…, 65 ans, petite entrepreneuse. Elle travaille avec deux ouvrières de son
âge. « Patronne » et ouvrières sont également misérables. Toutes les trois sont secourues par
l’Assistance publique. Et c’et madame S… qui dit à l’enquêteuse ce mot profond, ce mot
terrible : « Ce qu’on gagne, c’est trop pour mourir et pas assez pour vivre. »
Les remèdes ?
Les remèdes à cette situation ? M. Arthur Fontaine, directeur du Travail au ministère, écrit
dans sa préface au compte-rendu de l’enquête : « La fixation du minimum de salaire pour les
ouvrières de l’industrie à domicile semble d’ailleurs le seul remède qui permette, à l’heure
actuelle, de donner satisfaction dans une certaine mesure aux ouvrières les plus déshéritées. »
Mais à l’heure actuelle, on ne se soucie guère des « ouvrières les plus déshéritées ».
Léon et Maurice Bonneff, L’Humanité, 15 06 1913
Marchands d’hommes
Les racoleurs en Bretagne
Sur les carrières de granit
Il est en France un « réservoir d’hommes » où – pour combien d’années encore ? – les
employeurs trouvent à bon compte cette main d'œuvre qu’ils considèrent trop souvent comme
une marchandise, une « matière première » qu’il s’agit d’acquérir aux conditions les plus
avantageuses et dont il faut tirer le « rendement » le plus élevé. C’est la Bretagne, plus
exactement les départements du Finistère et du Morbihan. Pendant longtemps, des racoleurs
se sont rendus là pour le compte d’entrepreneurs parisiens et ont levé des régiments de
terrassiers dociles dont la présence sur les chantiers paralysait les mouvements de
revendication et permettaient de maintenir les salaires à des taux infimes. Mais les effets de la
propagande syndicaliste, s’ils ne tarirent point les sources du recrutement, le rendirent inutile :
les terrassiers bretons, dès leur arrivée à Paris, embrassait la cause de leurs camarades et
participaient à leur agitation.
Là où il n’est pas d’organisation les ouvriers agricoles bretons, déracinés pour les besoins de
l’industrie, sont encore traités comme une « main d'œuvre » à qui on peut tout demander sans
lui donner autre chose que le strict indispensable à la subsistance.
C’est dans le Finistère et le Morbihan que des recruteurs plus habiles que scrupuleux vont
chercher les hommes qu’il faut pour exploiter nombre de carrières de granit disséminées dans
l’ouest de la France.
La caravane en marche
Le marchand d’hommes arrive dans un village de l’intérieur – au bord de la mer, les gars sont
plus avertis. Il parle le dialecte breton, il offre à boire avec facilité et il promet « un travail
facile et peu fatiguant », des salaires incomparables (incomparables au moins à ceux qu’il est
d’usage de payer dans la région) 6 francs, 7 francs par jour. Nombreux sont les jeunes
hommes qui se présentent ; le racoleur choisit les meilleurs, laissant à la terre ce qu’il
considère comme le déchet. Et la caravane se met en route.
Au départ, on chante, on rit, on boit. Puis la gaité tombe. Le train roule, traverse des villes
inconnues. Le soir vient, on n’est pas encore arrivé. Alors le marchand d’hommes tire gaiment
de sa poche de petits papiers et, les distribuant à ses compagnons : « Tiens, écris ton nom ici,
toi, dit-il. Si tu ne sais pas écrire, ça ne fait rien, mets une croix. » Et les gars signent
généralement sans lire le papier. Certains seraient bien embarrassés de lire : il y a encore
aujourd’hui des jeunes hommes de vingt ans, originaires du Morbihan, qui ne comprennent
pas un mot de français ! De temps en temps, un ouvrier plus avisé lit et proteste, et crie, et
refuse de signer. Celui-là, on le débarque à la prochaine gare. Qu’il s’arrange sans argent, sans
billet de retour, loin de chez lui ! Les autres ont signé ceci : « Je, soussigné, reconnais avoir
reçu de la Société X…, à titre d’avance, la somme de 28 francs pour les frais de voyage de
Bretagne à Z… ; je m’engage vis-à-vis de cette société à travailler sur les chantiers au prix de
0,45 frs de l’heure pendant au moins six mois consécutifs et l’autorise à se rembourser de
l’avance qu’elle m’a faite sur les salaires qui me seront dus. »
Les abandonnés
Et le tour est joué. Les hommes arrivent liés, enchaînés par leur dette. Quant au racoleur, il
recevra cinq francs « par tête d’ouvrier ». ce pauvre racoleur ! Il a parfois des mécomptes.
Il arrive que la société n’accepte pas toutes les « têtes d’ouvrier » qu’il a engagées pour elle,
après un examen vigilant, cependant. Elle refuse les hommes qui lui paraissent chétifs : le
travail facile ; le « travail facile et peu fatiguant » des carrières est un travail terrible en réalité,
les accidents y sont fréquents, la Société n’aime que les hommes forts, ceux qui donnent un
bon « rendement » ; elle repousse les autres ; le pauvre racoleur, à chaque refus, perd cinq
francs, trop heureux de ne pas perdre les frais de voyage dont il a fait l’avance. Mais les
ouvriers repoussés, demandera-t-on ? Qu’advient-il d’eux ? Va-t-on les rapatrier ? Les
indemniser ? Pour faire doubles frais ? Merci ! On les abandonne sur le pavé de la ville, du
village voisin. Qu’ils « se débrouillent ». Ce sont les communes qui les recueillent : le bureau
de bienfaisance de Cherbourg dut, une année, prendre en charge et rapatrier trente de ces
malheureux.
Le travail des carrières
Les Bretons arrachent le granit aux carrières ; ils font sauter à ,la poudre des blocs énormes
que des treuils soulèvent et placent sur des wagons plats et bas. Parfois ils ébranlent toute la
montagne par un coup de grande mine. Ils creusent une galerie qu’ils emplissent de 1200
kilogs d’explosifs ; ils en murent les extrémités ; un avis avertit la population ; le détonateur
électrique fait exploser la grande mine, la détonation, le frisson de la terre se perçoivent à six
kilomètres ; dans l’éboulement causé par l’explosion les hommes se précipitent pour achever
la désagrégation des blocs. D’autres fois, ils attaquent le granit à flancs de falaise ; assis sur
d’étroites sellettes qui se balancent au bout de longues cordes, suspendus à cinquante mètres
de hauteur, ils creusent le trou de mine en plein rocher. Ils allument la mèche et grimpant en
hâte le long de la corde, s’aidant des genoux et des coudes, ils atteignent le sommet de la
falaise, ayant failli cent fois se rompre les os.
Au pied de la montagne, sur les chantiers des carrières, environnés de poussières, souvent
éborgnés, travaillent les bijouteurs et les bijouteuses ; ce sont les casseurs et casseuses de
cailloux, généralement mari et femme, qui brisent à coups de marteau les pierres destinées
aux travaux des ponts et chaussées et gagnent 1 fr. 25 par wagon de pierre cassée. À leurs
côtés s’agitent les mousses, des enfants du pays à cinq sous l’heure ; ils sont serre-frein sur les
wagonnets, porteurs de burins, apprentis carriers. Enfin, aux concasseurs mécaniques qui
broient le granit en un dégagement effroyable de poussières, on envoie les « vieux », les
ouvriers affaiblis, ceux dont le travail en souterrain, et que les particules de pierre longtemps
aspirées ont fait des vieillards précoces : les poussières dures du lieu ont tôt fait de les
achever.
En un prochain article, nous suivrons les carriers bretons dans leurs cantines et dans leurs
« cabanes ».
Léon et Maurice Bonneff, L’Humanité, 30 avril 1914
À l'usine Berliet, à vingt ans au sein du gratin de l’atelier (années 1920)
De retour à Lyon, j'entrai aux usines Berliet de Vénissieux. Après les petits ateliers de
mécanique, c'était mon premier contact avec la grande usine.
Les grandes usines de constructions mécaniques où la machine permet l'emploi d'une foule de
manœuvres rapidement dressés, spécialisés, ont toujours besoin de main-d'œuvre
professionnelle. Si une masse d'hommes sont devenus des robots du travail de série, une
minorité de régleurs de machines, d'outilleurs, doit sans cesse élever son niveau de capacités
pour répondre aux exigences du travail moderne. Mon apprentissage dans l'atelier archaïque
ne m'avait pas rendu familier l'usage des machines qu'utilisent les ajusteurs. C'était mon côté
faible. Mais je trouvai à l'atelier d'outillage où l'on m'avait admis après un essai, de bons
compagnons disposés à m'aider au besoin. J'étais Plus propre au travail purement manuel, plus
à l'aise avec la lime ou la scie à métaux que si je devais recourir au travail des machines qui
demande plus d'attention. Elles m'étaient un peu mystérieuses. Je n'avais pas assez le goût de
la mécanique. Je n'étais à l'aise que dans la partie artisanale. Avec la meilleure volonté, je ne
parvenais pas assez à me concentrer sur ma besogne. J'étais trop rêveur. J'aurais dû pouvoir
me vider la tête.
Mon chef d'équipe était patient, paterne, un peu froid. J'aurais voulu plus de sympathie.
L'habileté ne me faisait pas défaut, mais l'attention. Aussi, devant lui, j'étais souvent honteux
d'un travail mal exécuté.
Pour cesser d'être manœuvre, j'avais choisi au hasard un métier pour lequel je n'avais peut-être
pas le fond d'aptitudes nécessaires, mais surtout je n'avais pas suivi la bonne filière.
C'était une bonne usine, de construction récente, bien conçue. Elle passait pour être un bagne.
C'était assez vrai hors du régime encore privilégié des outilleurs. D'abord à cause de la
rationalisation. Les fraiseurs, les perceurs, les tourneurs professionnels ou les manœuvres
spécialisés, ce qu'on peut appeler les robots, ceux dont le travail de série est d'une
désespérante monotonie, devaient fort se démener pour usiner le nombre de pièces qui leur
était demandé comme production normale. Tout leur travail était chronométré.
Chronométreurs, démonstrateurs luttaient contre l'ouvrier. En l'observant travailler, montre en
main, le chronométreur paraissait compter loyalement le tem nécessaire à l'usinage d'une
pièce. Après quoi, il fixait le temps valable pour toute la série. Si les gestes d l'ouvrier étaient
gauches, trop lents, c'était au démonstrateur à lui faire sa leçon de choses. Le temp d'exécution
du démonstrateur ou de l'ouvrier le plu habile, le mieux entraîné servait de base. C'était
l'application bien connue du système Taylor. Inhumain, absurde, appliqué dans le sport, il
exigerait du premier venu dans le saut, la nage, le lancement du disque, qu'il parvienne au
record des champions. C'était ça qui donnait à l'usine une réputation de bagne d'abord, puis le
nombre excessif de gardiens en casquette qui ne cessaient de circuler dans l'usine, poussant
même la porte des cabinets ou jetant un coup d'œil par-dessus les box pour s'assurer que des
ouvriers accroupis n'étaient pas en train de fumer. C'était rigoureusement interdit, même là où
le risque d'incendie était inexistant.
L'usine était spacieuse. Une série de grands halls clairs avec de larges travées pareilles à des
avenues. L'intérieur du hall n'était pas sans beauté par les proportions, la hauteur, la légèreté
de la construction métallique. Les fumées montaient haut. Quand le soleil pénétrait, il jouait
sur les teintes variées des bleus de travail. Le bruit des machines n'était pas trop assourdissant.
On aurait pu arriver à le trouver musical.
Ce qui était triste, il me semble que c'est la tristesse fatale à la grande industrie. Ce qui était
triste, c'était la foule du matin des bataillons ouvriers en marche vers l'usine, le long de ses
murs, vers son portail. Qu'il pleuve, c'est triste. L'eau dégouline sur les pardessus, les
parapluies, la foule des pieds dans la boue sent le papier de journal ; elle est aussi triste que
les faits divers qu'elle a lus. C'est triste encore quand il fait beau parce qu'elle va s'enfermer.
Triste en hiver, parce qu'il fait noir le matin quand elle entre et noir le soir quand elle sort.
Triste en été de s'enfermer dans une usine de banlieue qui touche à la campagne. Le train du
matin qu'il fallait prendre sentait le vieux mégot, le schnik, le café crème, le soulier mouillé.
Dans le noir du wagon, je reprenais un supplément de sommeil près des ombres transies. Le
train filait dans cette banlieue d'usines à produits chimiques. C'était beau de temps à autre, en
passant près des vitrages d'une fonderie violemment éclairée.
[…]
Mon morceau de pain, mon plat de lentilles, de haricots, à la cantine de l'usine, mes
vêtements, ma chambre, je les payais de la liberté. Quelle vie morne ! Chaque jour la même
chose. Le train matinal, à la descente, le moutonnement des dos dans le petit jour, la même
odeur, dans le vestiaire, un peu croupie, de serviette mouillée, de savon noir et de bleus de
travail, le même bruit des petites portes de fer quand les compagnons refermaient leur placard.
La silhouette usée du vieux manœuvre qui balaie. Le hall, l'étau, le tiroir, les poignées de
main machinales « Bonjour, ça va ? Oui, très bien. » Les moteurs démarrent. On est dans la
même journée qu'hier et que demain.
Je regardais, en leur disant bonjour d'un signe, les gars de l'équipe des calibres, isolée par un
grillage. Tous de fins ouvriers, ils grattaient le métal, les calibres d'acier trempé, avec une
petite pierre indienne qu'ils mouillaient dans le pétrole quand elle s'encrassait. Leurs mains ne
faisaient qu'un petit mouvement de va-et-vient. Ils accomplissaient un travail d'une extrême
précision. Leurs calibres iraient dans les mains des tourneurs, des rectifieurs, pour le contrôle
des pièces usinées en série.
Je me voyais derrière cette cage grillagée plus ta leur ressemblant comme ils se ressemblaient,
grands ou petits. Tous les visages étaient intelligents, mais les corps ne vivaient pas, empâtés
par l'inertie de leur travail. Ils paraissaient bien portants mais lymphatiques. Les gros avaient
du ventre, et les maigres les joues pleines de la même graisse blanche. Dans chacun de leurs
gestes, car depuis longtemps leur travail n'exigeait d'eux aucune tension, il y avait de l'ennui
mais de l'ennui accepté, digéré. Aucun d'eux n'avait envie de devenir terrassier pour retrouver
la vie corps.
Je le savais avec les yeux. Dans la vie ordinaire, on ne va pas très loin dans les confidences.
Qui parle vie ? Personne. On dit « ça va » même quand ça ne y pas. « Ça va » arrive après
« bonjour ». Je regardais assez souvent les calibristes. L'un ou l'autre rendait mon regard avec
un sourire de sympathie. Sans le vouloir, on se souriait comme ça vingt, cinquante fois par
jour, sans insistance et en restant dans la besogne.
Dans la matinée, les compagnons ouvraient le tiroir et mangeaient leur casse-croûte sans
interrompre leur ouvrage, à la dérobée. Ils l'arrosaient d'une petite fiole de vin. Le fumeur qui
languissait partait aux cabinets rouler une cigarette et lire les faits divers de son journal pour
se donner des idées qui l'occuperaient.
Je ne pouvais pas prendre si aisément l'ennui en patience. Dans l'ensemble, les ouvriers de
l'outillage, à part les calibristes, étaient assez absorbés par l'intérêt changeant de leur tâche,
tout en ayant besoin, eux aussi, de la cigarette clandestine, de la lecture du journal et des
minutes de conversation aux cabinets.
Dans le vitrage on entendait moins le bruit de l'usine. On se dessaoulait là sans le savoir de ce
ronron étourdissant. Le bruit saoule, abrutit, et l'homme ne peut pas vivre sans lui-même,
entièrement livré à la vie réelle, sans le secours de ses songeries. C'est aussi un animal. Il lui
faut marcher, se délivrer de temps à autre de la station debout immobile devant l'étau ou la
machine, remuer ses jambes, entendre le bruit de sa voix ou de celle d'autrui, parler même
pour ne rien dire mais se libérer des toiles d'araignée de son silence à lui.
Georges Navel, Travaux, Paris, Gallimard Folio, 1994, p. 63-66 et 71-73. (1ère édition Stock,
1945)
L’usine Citroën de Saint-Ouen : dans le vacarme d’une grande usine
C'est avec effroi que j'entrai pour la première fois dans le hall de l'usine Citroén, de Saint-
Ouen. En pénétrant dans le boucan formidable, je me disais :
« Mon vieux, tu vas souffrir. Est-ce que tu pourras tenir dans ce vacarme ? »
Je voyais les autres, d'abord les traceurs dont le travail exige calme, concentration. Debout
devant de vastes marbres, ils poussaient le trusquin, un trait, s'arrêtaient pour lire, sur de
grandes feuilles bleues, les dessins, une nouvelle cote à reporter. Je voyais ça dans le bruit
comme un tour de force, en m'étonnant aussi qu'un hall si bruyant, si agité, puisse être un
atelier d'outillage. Comment faisaient-ils les fraiseurs, les tourneurs, les rectifieurs, pour ne
pas perdre le nord ?
Les autres devaient être bâtis d'une matière spéciale, nécessaire à l'industrie. J'essaierais d'être
fait comme eux.
Tout l'espace, du sol à la toiture du hall, était haché, occupé, sillonné par le mouvement des
machines. Des Ponts roulants couraient au-dessus des établis. Au sol, dans d'étroites travées,
des chariots électriques se gênaient pour circuler. Il n'y avait plus de place pour la fumée. Des
presses colossales, dans le fond du hall, découpaient des longerons, des capots, des ailes, avec
un bruit pareil à des explosions. Entre-temps, la mitraillade des marteaux-revolvers de la
chaudronnerie reprenait le dessus sur le vacarme des machines.
Je me répétais : « Mon pauvre vieux, est-ce que tu pourras vivre là, est-ce que tu seras aussi
fort que les autres ? » serrant sous mon bras mon paquet d'outils personnels, joint à un casse-
croûte dans un journal. Ce pain qui sentirait le fer me semblait bien dur à gagner.
Les équipes d'ajusteurs-outilleurs travaillaient au montage des matrices à emboutir et à
découper, nécessaires aux grosses presses.
Dans le travail les équipes devenaient rivales, les compagnons se disputaient l'aide des ponts
roulants, l'usage des petites meules pneumatiques plus dévorantes de métal que les plus
grosses limes. Il n'y avait pas assez de machines à percer, le petit outillage manquait. Les
matrices dont nous faisions l'assemblage pesaient souvent plus d'une tonne. Au moment de les
essayer, les ponts roulants qui les soulevaient faisaient besoin partout à la fois.
On gueulait dans le vacarme pour séduire le conducteur dans sa cabine, en essayant
d'exprimer par des gestes la détresse et l'indignation : « A nous, mon pote. C'est notre tour. Tu
ne penses qu'aux autres. »
Dans chaque équipe la finition de la matrice sur laquelle travaillaient une dizaine d'ajusteurs
pressait.
Les presses monumentales en avaient besoin pour entretenir leur mouvement de mâchoires. Si
elles s'arrêtaient, c'était la paralysie dans divers secteurs de l'usine. Les voitures d'un modèle
nouveau ne sortiraient pas à la date prévue. C'était aussi une grosse perte d'argent pour «
Citroën ». Pressants, flatteurs, excités, les chefs en blouse blanche talonnaient les chefs
d'équipe, nous tenaient en haleine, nous éperonnaient, toujours cordiaux. En se dépêchant il
semblait qu'on leur rendait un service personnel. Jamais de menaces, leur insistance cordiale
suffisait pour nous maintenir sous pression, rapides, fébriles, avançant la tâche autant que
nous le pouvions. Pour ressaisir une meule pneumatique que l'équipe voisine nous avait
chipée la veille, on se faisait plat, jovial, caressant, dans un échange hâtif de mots décisifs et
de sourires, pour revenir avec victorieusement.
On parvenait à une vitesse de gestes étonnante. Ouvrir un tiroir, l'explorer, en retirer un outil,
repousser un tiroir, ne prenait qu'un instant. On était déjà occupé à une perceuse. On agissait
comme dans les films fous où les images se suivent à une vitesse extrême. On gagnait du
temps. On le perdait à attendre la meule, la perceuse, le pont roulant. Ces trous dans
l'organisation d'une usine qui passait pour fonctionner à l'américaine, c'était de la fatigue pour
nous.
Plus encore que l'insistance des chefs, l'énorme tam-tam des machines accélérait nos gestes,
tendait notre volonté d'être rapides. Le cœur essayait de s'accorder à la vitesse des
claquements de courroies. Dehors l'usine me suivait. Elle m'était entrée dedans. Dans mes
rêves j'étais machine. Toute la terre n'était qu'une immense usine. Je tournais avec un
engrenage.
Le temps dans le hall passait vite. Midi atteint, avec un rapide mouvement de mâchoires, en
un quart d'heure en prenant l'air de la rue, les compagnons dévoraient leur casse-croûte.
Reprise jusqu'à deux heures et demie. Au coup de sirène les équipes partantes vidaient
l'atelier. Au vestiaire, chacun raclant un peu de savon noir et le mêlant de sciure se lavait en
hâte, vite essuyé, vite dévêtu de ses bleus d'usine. Les compagnons étaient rapides à fuir, à
fermer leur placard, à tourner le coin de la rue, la casquette ajustée sur l'oreille, à filer vers le
métro avec une petite valise de carton à la main. Hâte de marcher et de changer d'air, de se
délivrer de là.
En les quittant, je serrais les mains d'une foule changeante, toujours hâtivement. Les poignées
de main étaient distraites, machinales. L'usine embauchait. De nouvelles têtes apparaissaient.
D'anciennes disparaissaient. Elles se ressemblaient à la sortie. C'étaient les mêmes faces
blêmes, grises, comme si l'usine nous avait fabriqués, découpés avec ses grosses presses dans
de la pâte industrielle.
Par roulement, une quinzaine mon équipe était de nuit. Les quinzaines filaient. Le temps, les
saisons n'existaient plus. La nuit, le travail était moins fébrile, les chariots, les ponts roulants
moins actifs. Dans de vastes carrés sombres, beaucoup de machines sommeillaient, les grosses
presses souvent travaillaient au ralenti. Les chalumeaux crépitaient à la chaudronnerie en
jetant dans le hall de grands éclairs bleus. C'était beau la nuit, l'éclairage, les parties d'ombre,
des lumières isolées, un homme seul à sa machine. La vie était plus lente, les compagnons
sympathisaient davantage, se voyaient. Nous redevenions là des êtres humains. Le hall malgré
ses vitres, ses murs, communiquait avec la nuit, le grand repos de la terre. Mieux que dans la
journée, je savais que j'étais au monde, bien présent, avec une certaine douceur à songer à la
mort, plein de souvenirs qui se réveillaient, tout en ayant plein contact avec le moment. La
beauté ou l'étrangeté de la vie m'apparaissait. Je jouissais des mouvements de mon corps, à
travers lui du privilège de vivre, présent à la perceuse, au bruit de la mèche s'enfonçant dans
la fonte, ramenant en tournant de la poussière grise, à la pression que j'exerçais, la main sur le
volant poli de la perceuse, heureux d'être éveillé, d'être un corps qui travaille et qui songe.
Puis venait la fatigue. Sur les deux heures du matin mes forces déclinaient. Pompé, un brin
hagard, quelques heures plus tard, quand les équipes de relève arrivaient, voix neuves, joues
colorées par l'air du matin, je serrais des mains comme en rêve.
Georges Navel, Travaux, Paris, Gallimard Folio, 1994, p. 99-103. (1ère édition Stock, 1945)