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Introduction / 1
KARINE ZBINDEN
Eloge de la nuance: un entretien avec Tzvetan Todorov
Introduction Il peut sembler Ă©trange de âprĂ©senterâ Tzvetan Todorov aux lecteurs de la Revue Canadienne de LittĂ©rature ComparĂ©e. En effet, Ă partir des annĂ©es 60 dĂ©jĂ , il jouit dâune renommĂ©e internationale au sein des humanitĂ©s, dĂ©veloppant dâabord la poĂ©tique et la narratologie, pour ensuite se consacrer, entre autres, Ă la sĂ©miotique, lâhistoire et lâanthropologie philosophique. Loin dâĂȘtre lâindice dâune fragmentation de sa pensĂ©e, cette diversitĂ© tĂ©moigne dâun intĂ©rĂȘt constant pour tout ce qui a trait Ă lâhumain. Ses livres, dont beaucoup sont devenus des bestsellers, ont Ă©tĂ© traduits en une quantitĂ© de langues. Toutefois, il nâexiste que peu dâĂ©tudes de sa pensĂ©e. Cette disparitĂ© entre lectorat et commentaire critique sâexplique peut-ĂȘtre par le fait que son activitĂ© Ă©chappe aux catĂ©gories traditionnelles: est-il historien, philosophe, critique littĂ©raire, voire mĂȘme, aux yeux de certains, Ă©crivain ou linguiste? Il partage cette caractĂ©ristique avec un autre penseur, MikhaĂŻl Bakhtine, qui a jouĂ© un rĂŽle important dans lâĂ©volution intellectuelle de Todorov.
Todorov a franchi des frontiĂšres de diffĂ©rents types: au sens littĂ©ral, dâabord, par le simple fait dâĂ©migrer de sa Bulgarie natale Ă lâĂąge de vingt-quatre ans pour sâĂ©tablir en France; mais aussi sur le plan intellectuel, ayant opĂ©rĂ© comme mĂ©diateur entre diffĂ©rentes cultures. Peu aprĂšs son arrivĂ©e Ă Paris, il a traduit un certain nombre de textes des Formalistes russes et contribuĂ© Ă la dĂ©couverte de lâĆuvre de Roman Jakobson en France; ensuite, il a Ă©crit une introduction critique Ă la pensĂ©e de MikhaĂŻl Bakhtine et du Cercle Bakhtine Ă un moment oĂč il nâexistait encore que peu de leurs textes en traduction française. Plus rĂ©cemment, il sâest spĂ©cialisĂ© dans la pensĂ©e humaniste française classique, rĂ©tablissant ainsi un lien entre ses contemporains et leur hĂ©ritage intellectuel en connectant les idĂ©es de certains premiers penseurs modernes avec les prĂ©occupations de notre temps. Cet aspect est liĂ© de prĂšs Ă sa conception de la subjectivitĂ© dans les sciences humaines, selon laquelle il est impossible de considĂ©rer les faits indĂ©pendamment des valeurs. En bref, Todorov ne peut concevoir une Ă©tude productive dâun âobjetâ humain qui ne requiert pas une prise de position, Ă©tant donnĂ© que lâhumanitĂ© est une caractĂ©ristique partagĂ©e par le su jet et lâobjet dâĂ©tude dans les bien nommĂ©es sciences humaines. Au contraire, il considĂšre la rupture entre âvie et mots, faits et valeursâ non pas simplement hypocrite (ainsi quâon pourrait qualifier ses amis bourgeois-bohĂšme qui nourrissent des idĂ©aux rĂ©volutionnaires en contradiction complĂšte avec leur style de vie) â mais franchement ânĂ©fasteâ (Nous et les autres 9-10). Ce passage contient certaines rĂ©sonnances bakhtiniennes, en particulier avec les Ă©crits mĂ©thodologiques plus tardifs. Mais Todorov va plus loin que Bakhtine, en partie de par le contraste entre sa vie sous le totalitarisme en Bulgarie et sous un rĂ©gime dĂ©mocratique en France, lorsquâil dĂ©clare que la âpensĂ©e qui ne se nourrit pas de lâexpĂ©rience personnelle du savant dĂ©gĂ©nĂšre vite en scolastique, et nâapporte de satisfaction quâau savant lui-mĂȘme ou aux institutions bureaucratiquesâ (Nous et les autres 11). Câest pourquoi lâessai moral et politique paraĂźt prĂ©fĂ©rable Ă Todorov, puisquâil fait justement le lien entre les abstractions philosophiques et lâexpĂ©rience quotidienne (Nous et les autres 11).
Mais sa vocation de mĂ©diateur sâexprime aussi par le biais de sa passion pour la littĂ©rature. En dĂ©pit de la variĂ©tĂ© de domaines abordĂ©s, Todorov est restĂ© fidĂšle Ă la littĂ©rature, mĂȘme si son approche a changĂ© radicalement. La
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littĂ©rature ne connaĂźt pas de frontiĂšres, ni dans le temps, ni dans lâespace ou entre cultures, et les meilleurs exemples jouent avec les limites propres de la littĂ©rature ou entre genres littĂ©raires. En tant que moyen dâaccĂšs Ă lâexpĂ©rience humaine, la littĂ©rature est le fil dâAriane qui nous guide Ă travers la diversitĂ© des Ćuvres de Todorov. Câest le matĂ©riau de base de la plupart de ses Ă©tudes, que ce soit les rĂ©cits aztĂšques ou les chroniques des missionnaires relatant la conquĂȘte de lâAmĂ©rique, les tĂ©moignages des survivants des camps de concentration, les rĂ©flexions philosophiques et politiques sur la dĂ©mocracie dans les travaux de Montesquieu, Jean-Jacques Rousseau ou Benjamin Constant pour nâen mentionner que quelques-uns. Mais lâaspect le plus original de sa pensĂ©e pourrait bien sâavĂ©rer ĂȘtre son recours personnel Ă la littĂ©rature pour exprimer ses idĂ©es. Au cours des vingt derniĂšres annĂ©es, son style a Ă©voluĂ© en un nouveau genre, le rĂ©cit exemplaire, quâil dĂ©crit comme une forme hybride âĂ mi-chemin entre le pur rĂ©cit et le dĂ©bat abstrait.â
De maniĂšre quelque peu singuliĂšre, Todorov est restĂ© en marge de lâintelligentsia parisienne et de ses divers engouements au cours des annĂ©es. Une brĂšve explication sâavĂšre nĂ©cessaire. Le rĂŽle de mĂ©diateur, ou de passeur selon le titre dâun livre dâentretiens rĂ©cent dans lequel Todorov retrace son cheminement intellectuel, implique un degrĂ© de marginalitĂ©: comme consĂ©quence de sa traversĂ©e des frontiĂšres, le mĂ©diateur devient une espĂšce de migrant intellectuel, Ă lâaise dans la pensĂ©e en tant que tout plutĂŽt que dans un quelconque domaine particulier. CrĂ©er des liens entre disciplines apparemment distantes condamne, dans une certaine mesure, le mĂ©diateur Ă lâentre-deux. Pourtant, si lâon retourne Ă Bakhtine, lâon sâaperçoit que câest une conception commune, bien que lĂ©gĂšrement erronĂ©e, de lâactivitĂ© intellectuelle, pour le moins dans les sciences humaines, qui la confine Ă un territoire au sens littĂ©ral du mot. Bakhtine considĂ©rait la pensĂ©e comme dialogique, en dâautres termes, comme Ă©tablissant des connections, et dĂ©clarait que tout est situĂ© sur des frontiĂšres qui la traversent de toute part. Cela implique une situation dâextĂ©rioritĂ© (ou exotopie, dans la traduction que Todorov donne du terme de Bakhtine, vnenakhodimostâ) comme premiĂšre Ă©tape nĂ©cessaire Ă la cognition de lâobjet. Ensuite, le sujet peut rĂ©intĂ©grer sa position. Cette notion dâexotopie est chĂšre Ă Todorov et forme la base de la mĂ©diation. Lâexotopie est prĂ©cieuse aussi pour lâimportance accrue quâelle accorde Ă la culture. GrĂące Ă lâacquisition dâune nouvelle culture, un projet long mais rĂ©aliste, la comprĂ©hension quâa le sujet de sa culture dâorigine peut en ĂȘtre augmentĂ©e et affinĂ©e.
Ainsi, dĂšs ses premiers travaux que lâon qualifierait sans hĂ©siter de âstructuralistes,â lâon observe une approche lĂ©gĂšrement marginale: il se consacre en effet au dĂ©veloppement de la poĂ©tique, se concentrant sur les formes que la littĂ©rature peut prendre plutĂŽt que sur les Ćuvres elle-mĂȘmes. Il poursuit en somme le programme des Formalistes russes en investigant les formes du discours, lâexemple le plus caractĂ©ristique de ce genre de travaux Ă©tant son Introduction Ă la littĂ©rature fantastique. LâoriginalitĂ© de cette Ă©tude rĂ©side dans le fait que sa dĂ©finition du genre fantastique incombe au lecteur, en dâautres termes quâelle repose sur son attitude par rapport Ă un texte donnĂ©: un texte ne peut ĂȘtre qualifiĂ© de fantastique que sâil relate des Ă©vĂ©nements qui ne peuvent ĂȘtre dĂ©finis comme ânormauxâ mais ne tombent clairement ni dans la catĂ©gorie de lâĂ©trange (rĂ©el) ou ni dans celle du merveilleux (surnaturel), autrement dit sâil y a hĂ©sitation du lecteur quant Ă la nature des Ă©vĂ©nements. Il est intĂ©ressant de remarquer quâĂ la fin de la lecture du texte, alors que le lecteur est en mesure de dĂ©cider de la nature des phĂ©nomĂšnes, il a par lĂ -mĂȘme Ă©mergĂ© du fantastique.
A la fin des annĂ©es soixante-dix, dans des ouvrages de sĂ©miotique, lâĂ©tude de la âlittĂ©raritĂ©â cĂ©dera le pas Ă une exploration de la signification comme trait caractĂ©ristique de lâactivitĂ© humaine. Ainsi, ThĂ©ories du symbole constitue la somme impressionnante de diverses traditions et conceptions du symbole de lâantiquitĂ© au XXe siĂšcle, alors quâun volume plus mince, Symbolisme et InterprĂ©tation examine les modalitĂ©s de lâinterprĂ©tation dâun sens indirect dans un Ă©noncĂ©. Dans le courant des annĂ©es quatre-vingts, Todorov consomme sa rupture dâavec le structuralisme; ainsi quâil le dĂ©crit lui-mĂȘme, il avait passĂ© assez longtemps Ă perfectionner son outil dâanalyse, et il Ă©tait temps de lâutiliser. Un thĂšme majeur apparaĂźt alors: la question de lâaltĂ©ritĂ© et la rencontre des cultures. Sâinscrivent tout particuliĂšrement dans cette nouvelle thĂ©matique La ConquĂȘte de lâAmĂ©rique, son travail sur les thĂ©ories racialistes et
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lâexotisme dans Nous et les autres, sur la place de la sociĂ©tĂ© dans lâhomme dans La Vie commune et plusieurs ouvrages sur des penseurs humanistes français â FrĂȘle bonheur: essai sur Rousseau, Benjamin Constant: la passion dĂ©mocratique et Le Jardin imparfait: la pensĂ©e humaniste en France, rĂ©cemment traduit en anglais. A cette liste, lâon devrait ajouter une Ă©tude importante qui expose sa conception de la morale, Face Ă lâextrĂȘme, ainsi que des travaux de nature historique, Une tragĂ©die française, Ă©tĂ© 1944, scĂšnes de guerre civile, qui reconstitue les Ă©vĂ©nements conduisant Ă un massacre de Juifs en France sous lâOccupation ou La FragilitĂ© du bien: le sauvetage des Juifs bulgares qui examine un autre Ă©pisode de la DeuxiĂšme Guerre mondiale.
Au sein de cette diversitĂ©, il est possible de discerner un certain nombre de constantes: la dĂ©termination de mettre en relation diffĂ©rentes cultures et de dĂ©cloisonner les disciplines, comme nous lâavons vu plus haut, mais aussi le souci de relier le particulier Ă lâuniversel pour mieux comprendre le monde, les Ă©vĂ©nements historiques et le comportement humain, et plus rĂ©cemment, un intĂ©rĂȘt pour lâhistoire abordĂ©e dâun point de vue moral. Lâuniversel et le particulier Todorov sâest toujours efforcĂ© dâĂ©viter, dans sa quĂȘte de lâuniversel, les gĂ©nĂ©ralisations simplistes et les rĂ©ponses toutes faites. Au contraire, il a toujours cherchĂ© Ă comprendre les particularitĂ©s de chaque Ă©vĂ©nement, situation ou Ćuvre dans leur contexte, sâattachant Ă lâanalyse des dĂ©tails qui font lâunicitĂ© dâune expĂ©rience, afin dâen identifier la valeur universelle. Si dans les annĂ©es soixante-dix, lâobjet dâanalyse Ă©tait la nature du genre ou la structure du langage, il a depuis longtemps Ă©tĂ© remplacĂ© par des principes Ă©thiques et des postulats humanistes. Nous et les autres fournit un exemple prĂ©gnant de cette dĂ©marche: le livre suit le destin dâidĂ©es dĂ©veloppĂ©es durant le siĂšcle des LumiĂšres, qui ont par la suite Ă©tĂ© adoptĂ©es et modifiĂ©es par une variĂ©tĂ© de penseurs, notamment dans le but de dĂ©fendre des intĂ©rĂȘts nationalistes et colonialistes, comme ça a Ă©tĂ© le cas pour la notion de diversitĂ© humaine. Lâuniversalisme est dâailleurs une de ces notions quelque peu problĂ©matiques. Ainsi, bien que Rousseau nâait pas considĂ©rĂ© lâhumanitĂ© comme homogĂšne, il nâa pas abandonnĂ© lâidĂ©e de lâunitĂ© de lâespĂšce humaine. Au contraire, il considĂ©rait que connaĂźtre la spĂ©cificitĂ© de chaque peuple pouvait donner accĂšs aux caractĂ©ristiques communes ou Ă lâunitĂ© de lâespĂšce. En dâautres termes, il sâagit, une fois effectuĂ©e lâobservation de la diversitĂ© culturelle et des variations individuelles, de rĂ©embrasser lâidĂ©e de lâuniversalitĂ© de lâhumanitĂ©. Ces trois Ă©lĂ©ments que sont diversitĂ© de cultures, variations individuelles et universalitĂ© de lâhumanitĂ© constituent le cĆur de la pensĂ©e humaniste de Rousseau et Montesquieu et forme la base de la position de Todorov. Toutefois, cette universalitĂ© ne doit pas ĂȘtre le rĂ©sultat dâune gĂ©nĂ©ralisation Ă partir de notre particulier (en dâautres termes une distorsion ethnocentriste de lâuniversalisme), mais le rĂ©sultat dâun examen dâau moins deux particuliers et de leur mise en dialogue. Câest ce que Todorov appelle le âbonâ universalisme, car il âne dĂ©duit pas lâidentitĂ© humaine dâun principe, quel quâil soitâ (Nous et les autres 34). Il est opposĂ© non pas au particulier, comme nous venons de le voir, mais au relativisme, car câest le relativisme qui refuse lâexistence de lâunitĂ© de lâhumanitĂ© (au sein de la diversitĂ©) pour ne considĂ©rer que les diffĂ©rences. Notons, toutefois, que Todorov souligne le fait que le relativisme repose sur un paradoxe puisquâil ne considĂšre pas sa propre position comme relative, mais la voit bien comme universelle, et utilise cette universalitĂ© pour hiĂ©rarchiser les diffĂ©rences, lĂ©gitimant malheureusement bien souvent le racisme.
De plus, dans une discussion de Claude LĂ©vi-Strauss, Todorov dĂ©finit trois types dâuniversalisme: un universalisme de âdĂ©part,â un universalisme dââarrivĂ©eâ et, entre les deux, un universalisme de âparcoursâ (Nous et les autres 111). Lâuniversalisme de dĂ©part consiste en la capacitĂ© humaine dâacquisition dâune culture (en fait un trait distinctif de lâhumain), alors que lâuniversalisme dâarrivĂ©e nâest autre que le rĂ©sultat projetĂ© dâune conception tĂ©lĂ©ologique de lâuniversa-lisme qui postulerait non seulement lâunitĂ© mais aussi lâuniformitĂ© de lâhumanitĂ© â Todorov a ici Ă lâesprit lâidĂ©e dâĂ©tat universel promulguĂ©e par Condorcet, rĂ©alisĂ©e dans le totalitarisme et son rĂȘve de suprĂ©matie mondiale. Lâuniversalisme de parcours ou mĂ©thode est de loin le plus intĂ©ressant car il se contente dâoffrir
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un cadre de rĂ©fĂ©rence au dialogue entre soi et lâautre; câest un horizon commun posĂ© afin de rendre le dialogue possible et il est constituĂ© de catĂ©gories qui ne peuvent ĂȘtre que plus ou moins universelles. Todorov dĂ©finit lâuniversalitĂ© comme âun instrument dâanalyse, un principe rĂ©gulateur permettant la confronta-tion fĂ©conde des diffĂ©rences, et son contenu ne peut ĂȘtre fixĂ©: elle est toujours sujette Ă rĂ©visionâ (Nous et les autres 513). Il revient Ă la question de lâuniversalitĂ© dans Les Morales de lâhistoire, arguant que lâuniversalitĂ© est ânon dans lâobjet, mais dans le
projetâ et que âles choses ne sont pas universelles, mais que les concepts peuvent lâĂȘtreâ (49). Les valeurs morales et la vie quotidienne Le rapport entre universel et particulier est essentiel Ă la morale, car câest prĂ©cisĂ©-ment le lien entre lâaction particuliĂšre et la valeur universelle quâelle incarne qui constitue son statut Ă©thique. NĂ©anmoins, Todorov insiste sur le fait quâune action ne peut ĂȘtre morale que si son sujet lui/elle-mĂȘme endosse lâimpĂ©ratif moral: en dâautres termes, les demandes morales ne peuvent ĂȘtre faites quâĂ soi-mĂȘme et par soi-mĂȘme. Dans le cas contraire, il sâagit dâun comportement moralisateur, admones-tant dâautres que nous Ă accomplir des actions morales que nous-mĂȘmes nâaccomplissons pas, et il nây a aucune dimension morale Ă cette maniĂšre dâagir. Todorov rĂ©sume la situation ainsi: âMoralement, on ne peut demander quâĂ soi-mĂȘme; aux autres, on ne doit que donner.â Dans Face Ă lâextrĂȘme, Todorov explore lâimportance des actions morales pour la survie. En effet, contrairement Ă lâavis gĂ©nĂ©ral qui veut que les camps, aussi bien nazis que communistes, soient lâexemple incarnĂ© de la sentence hobbesienne de la guerre de tous contre tous et de la disparition de tout sens moral chez les prisonniers, la prĂ©sence de nombreux contre-exemples a poussĂ© Todorov Ă chercher pourquoi ces cas spĂ©cifiques ne correspondent pas au principe gĂ©nĂ©ral dâimmoralitĂ©. En fait, il a dĂ©couvert quâil en Ă©tait tout autrement: le monde dans lequel nous vivons aujourdâhui est le mĂȘme monde oĂč les camps ont Ă©tĂ© en existence pendant plusieurs dĂ©cennies et, ce qui est peut-ĂȘtre plus dĂ©rangeant, la vie quotidienne nâest pas aussi diffĂ©rente de lâexpĂ©rience des camps, dans la mesure oĂč il y a une certaine continuitĂ© entre les deux types dâexpĂ©rience. En dâautres termes, les gens impliquĂ©s dans lâexpĂ©-rience des camps, que ce soit les prisonniers ou les gardiens, sont des ĂȘtres humains comme nous. Todorov ne minimise aucunement la diffĂ©rence Ă©vidente entre eux, ou entre nos vies quotidiennes et la vie dans les camps, mais rĂ©siste Ă lâexplication rĂ©ductrice des camps comme lâexpression de la monstruositĂ© des nazis. En voici les raisons.
De maniĂšre surprenante, Todorov trouve dans sa lecture des compte-rendus du soulĂšvement du ghetto de Varsovie que ce ne sont nis les hĂ©ros ni les saints qui survivent aux conditions extrĂȘmes, mais des gens non moins rares ou exemp-laires. Ce constat le conduit Ă opposer les actions faites au nom dâune abstraction, du bien de lâhumanitĂ© Ă lâamour de Dieu, aux actions dirigĂ©es vers un individu particulier, quâil soit un proche ou un parfait inconnu. Câest pourquoi, selon Todorov, âtous les hĂ©ros ne sont pas dignes dâĂ©logeâ (Face Ă lâextrĂȘme 65). Mais de maniĂšre plus significative, la conduite morale dans les situations extrĂȘmes des camps nâest pas lâattribut exclusif du hĂ©ros. Celle-ci se manifeste en effet dans toutes sortes de petites actions ou gestes qui passeraient inaperçus. Comme pendant des vertus hĂ©roĂŻques, telles la bravoure ou le sacrifice de soi pour une cause, Todorov identifie ce quâil appelle les âvertus quotidiennes,â soit la dignitĂ©, le souci et la vie de lâesprit. La dignitĂ© permet au sujet de prĂ©server son estime de soi, mais, pour que la dignitĂ© soit une vertu, encore faut-il quâelle nâaille pas Ă lâencontre du bien de lâhumanitĂ©. Le souci est peut-ĂȘtre la vertu la plus surpre-nante dans le contexte des camps. Câest lâattitude maternelle par excellence, et câest probablement de lâavis gĂ©nĂ©ral une caractĂ©ristique plus fĂ©minine que mascu-line, ce qui expliquerait du moins en partie pourquoi les femmes ont dans lâensemble mieux survĂ©cu physiquement et psychologiquement (proportionnelle-ment) que les hommes. Le souci couvre une variĂ©tĂ© dâactions, du partage dâune maigre portion de pain Ă la dĂ©cision de mourir pour ou avec quelquâun, en passant par la tentative de cacher quelquâun. Le souci permet Ă lâagent de donner un sens Ă sa vie et par lĂ -mĂȘme tend Ă augmenter ses ressources personnelles. NĂ©anmoins, dans les situations extrĂȘmes des camps, le souci peut aussi rendre lâagent plus vulnĂ©rable Ă
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la culpabilitĂ© de nâavoir pas fait assez ou au chagrin au cas oĂč le bĂ©nĂ©ficiaire vendrait Ă mourir. La derniĂšre de ces vertus âquotidiennesâ est la vie de lâesprit, qui en elle-mĂȘme est amorale, mais peut avoir un effet moral sur lâagent qui sâamĂ©liore ou sur lâhumanitĂ©, en contribuant Ă rendre le monde un tout petit peu plus comprĂ©hensible. Todorov organise les vertus quotidiennes selon leur bĂ©nĂ©ficiaire principal: la dignitĂ© contribue ainsi principalement au bien de lâagent, ou je, alors que le souci sâadresse avant tout Ă lâautre, ou tu (bien que nous ayons vu que lâagent bĂ©nĂ©ficie Ă©galement du souci), et la vie de lâesprit est dirigĂ©e vers beaucoup plus dâindividus, ou ils. Selon ce point de vue quelque peu schĂ©matique, les vertus quotidiennes correspondent Ă la structure de lâintersub-jectivitĂ© mĂȘme si dans la pratique, les choses ne sont pas aussi bien dĂ©limitĂ©es que lâĂ©lĂ©gance de cette analyse ne le suggĂšre (105-11).
Le souci, comme le remarque Todorov, est généralement sous-estimé dans notre société:
LâactivitĂ© de lâesprit, pas plus que lâargent, ne rend un ĂȘtre plus digne de vivre quâun autre, mĂȘme si lâHistoire retient le nom des poĂštes et des savants de prĂ©fĂ©rence Ă celui des personnes qui leur apportent du thĂ© dans leur chambre ou recousent leurs boutons. (115)
En Europe de lâOuest, cette dĂ©valorisation de la vie quotidienne et de ses activitĂ©s connaĂźt une exception en histoire de lâart: la peinture de genre hollandaise du XVIIe siĂšcle, oĂč les gestes quotidiens font soudain irruption dans le monde de lâart; ainsi, une femme pelants une pomme sous le regard attentif de son enfant, une autre buvant en compagnie dâhommes, une mĂšre tenant son enfant fiĂ©vreux sur ses genoux ou une femme regardant par la fenĂȘtre, etc. deviennent des sujets dignes dâĂȘtre peints. La vie de tous les jours nâest plus opposĂ©e Ă la beautĂ© durant ce bref intervalle, mais lâabrite Ă©galement.
De plus, le souci est la seule vertu dont les gardiens fassent rarement preuve, alors que la dignitĂ© et la vie de lâesprit, particuliĂšrement par la musique, sont trĂšs rĂ©pandues parmi eux. Ceci explique en partie la nature du mal Ă lâĆuvre dans les camps. La plupart des nazis, loin dâĂȘtre des monstres extraordinaires, Ă©taient au contraire plutĂŽt banals, ce qui ne signifie aucunement que leurs crimes Ă©taient banals ni ne justifie ces crimes. Mais Todorov recherche lâexplication de lâexistence des camps dans lâĂ©tat totalitaire qui les a produit plutĂŽt que dans la nature du peuple allemand et ainsi Ă©vite le piĂšge de la culpabilitĂ© collective, une simpli-fication Ă laquelle on a trop souvent recours. Sous un rĂ©gime totalitaire, câest lâĂ©tat et non lâhumanitĂ© qui dĂ©termine les buts ultimes de la sociĂ©tĂ© ainsi que la mesure du bien et du mal. Lâeffet en est double: dâune part, cela instrumentalise les gens en ne demandant dâeux que le simple accomplissement dâactions sans re-mettre en question leur valeur morale, Ă savoir si elles sont bonnes ou mauvaises, et dâautre part, cela exige dâeux une soumission totale (grĂące Ă la terreur si cela est nĂ©cessaire). Le rĂ©gime totalitaire parvient ainsi Ă forcer les gens Ă accomplir des actes prescrits sans avoir Ă modifier leur structure morale et sans avoir Ă extirper tout sens moral de leur personnalitĂ©. Les gardiens ne sont donc pas privĂ© de sens moral, ce qui les dĂ©nuerait du statut dâĂȘtres humains, mais reçoivent une nouvelle morale de lâĂ©tat mĂȘme. Ceci a pour effet de les dĂ©responsabiliser â Ă titre de rappel, la plupart des accusĂ©s Ă Nuremberg ont plaidĂ© non coupables. Mais de maniĂšre encore plus perverse, cela assure leur soumission en mĂȘme temps que la soumission de leurs victimes, ce qui contribue Ă expliquer pourquoi les Juifs ne se sont pas rĂ©voltĂ©s avant lâholocauste. La nature totalitaire du rĂ©gime rendait toute rĂ©volte impossible (139-42).
Lâavantage dâune Ă©tude de la vie dans les camps de concentration est double: en premier lieu, quelque extrĂȘmes que soient les conditions de vie dans un camp sous un rĂ©gime totalitaire, Todorov considĂšre quâelles rĂ©vĂšlent la vĂ©ritĂ© de la condition humaine en agissant un peu Ă la maniĂšre dâun verre grossissant.
1 En second lieu, la
1 Jan Philip Reemstma a exprimé son désaccord à ce sujet, déclarant que Todorov non seulement ne démontre pas la vérité de cette
affirmation de maniĂšre convaincante, mais aussi quâil se contredit puisquâil dĂ©clare par ailleurs que les camps sont lâexpression la plus intensive et concentrĂ©e du rĂ©gime totalitaire et la nĂ©gation de notre idĂ©al dĂ©mocratique (Reemstma 86). Bien que cela soit une question difficile, que Todorov traite peut-ĂȘtre un peu lĂ©gĂšrement, la notion selon laquelle les camps totalitaires recĂšlent la vĂ©ritĂ© de la condition
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connaissance du passĂ© est cruciale pour la connaissance du prĂ©sent et constitue le seul rempart contre la rĂ©pĂ©tition de lâhistoire. Dans Le Jardin im-parfait, Todorov argumente en faveur de la connaissance du passĂ©. La comprĂ©-hension et la connaissance du monde sont des besoins, pense-t-il, fondamentale-ment humains et le prĂ©sent peut ĂȘtre transformĂ© par la connaissance du passĂ©: le jugement Ă©clairĂ© des hommes peut Ă son tour inflĂ©chir leur volontĂ©. La position de Todorov peut paraĂźtre soit lĂ©gĂšrement optimiste soit complĂštement cy-nique, Ă©tant donnĂ© quâelle repose sur la notion selon laquelle les hommes veulent toujours leur bien mais ne savent pas toujours oĂč le chercher (323). De plus, il est difficile de concevoir comment ce rĂ©sultat peut ĂȘtre obtenu uniquement par la lecture, quelque Ă©clairants que soient les textes en question, et en lâabsence de tout programme politique. NĂ©anmoins, câest cette conviction de la nĂ©cessitĂ© dâĂ©clairer le prĂ©sent par une meilleure comprĂ©hension du passĂ© qui est Ă lâorigine du style propre Ă Todorov. Mis Ă part la clartĂ© de sa prose qui atteste de son dĂ©sir dâĂ©tablir une communication vĂ©ritable avec ses lecteurs, il a dĂ©veloppĂ© un genre hybride particulier, Ă mi-chemin entre, dâune part, le commentaire pur et le dĂ©bat dâidĂ©es et, dâautre part, la reconstitution dâĂ©vĂ©nements dans leur dĂ©veloppement narratif. Dans Face Ă lâextrĂȘme, il utilise une forme particuliĂšre dâhybriditĂ© textu-elle, entremĂȘlant son analyse des Ă©vĂ©nements historiques avec des rĂ©flexions personnelles, se situant ainsi en tant que sujet de son Ă©tude par rapport Ă son objet et jouant littĂ©ralement le jeu de la critique dialogique. Mais il a pratiquĂ© le genre du rĂ©cit exemplaire de diffĂ©rentes maniĂšres au cours des annĂ©es, la premiĂšre fois dans La ConquĂȘte de lâAmĂ©rique. La notion dâexemplaritĂ© est ainsi cruciale pour la pensĂ©e de Todorov et mĂ©rite plus ample discussion. Un poĂšte dans la citĂ© LâexemplaritĂ© ayant partie liĂ©e avec la vĂ©ritĂ©, il est indispensable de se pencher sur la conception de la vĂ©ritĂ© de Todorov. Il distingue deux types de vĂ©ritĂ©: la vĂ©ritĂ© dâadĂ©quation et la vĂ©ritĂ© de dĂ©voilement. Le premier type fait rĂ©fĂ©rence aux faits et Ă la prĂ©cision du compte-rendu. Câest donc la part vĂ©rifiable de lâĂ©noncĂ©: pour reprendre lâexemple citĂ© par Todorov, le plus grand gĂ©nocide de lâhistoire de lâhumanitĂ© a suivi la dĂ©couverte et la conquĂȘte de lâAmĂ©rique, puisque la popula-tion indigĂšne a diminuĂ© de soixante-dix millions en Ă peu prĂšs cinquante ans (Les Morales de lâhistoire 242). NĂ©anmoins, lâinterprĂ©tation historique dĂ©passe la simple adĂ©quation aux faits â qui reste absolument essentielle â et ne peut que sâappro-cher de la vĂ©ritĂ© de dĂ©voilement. Dans ce cas, le critĂšre ultime nâest plus seule-ment rĂ©fĂ©rentiel mais intersubjectif. Une fois encore, Bakhtine est Ă la source de cette distinction, Ă©tant donnĂ© que Todorov relie explicitement ces deux types de vĂ©ritĂ© Ă lâopposition que propose Bakhtine entre exactitude de la connaissance et profondeur de la pĂ©nĂ©tration (216). Chez Bakhtine, ceci est liĂ© Ă la diffĂ©rence de nature des âobjetsâ Ă©tudiĂ©s: un objet dans les sciences naturelles mais un sujet dans les sciences humaines. Au vu de cette diffĂ©rence essentielle dans la nature de leurs objets, Bakhtine qualifie les sciences naturelles de âmonologiquesâ et les sciences humaines de âdialogiques.â Cette distinction entre sciences naturelles et humaines est toute nĂ©o-kantienne et a Ă©tĂ© tout particuliĂšrement dĂ©veloppĂ©e par Dilthey. Pour en revenir Ă Todorov, lâinterprĂ©tation historique permet de donner un sens aux simples faits. Alors que dans le cas de la vĂ©ritĂ© dâadĂ©quation il y a le seuil infĂ©rieur de âfaussetĂ©,â il ne peut y avoir de seuil supĂ©rieur dans la vĂ©ritĂ© de dĂ©voilement: une interprĂ©tation ne peut quâĂȘtre plus ou moins rĂ©vĂ©latrice (216-17).
Todorov situe cette articulation par rapport Ă une opposition ayant une longue histoire au sein de la tradition occidentale. Il la rĂ©sume ainsi dans Les Morales de lâhistoire: Platon (et Socrate) considĂ©raient que la relation essentielle se situait entre les mots et les objets. Ils rejetaient donc la rhĂ©torique pour la bonne raison quâelle privilĂ©gie la dimension intersubjective de la communication, câest-Ă -dire la relation entre locuteur et allocutaire (soit la
humaine repose sur sa conviction quâil y a une continuitĂ© entre notre vie en dĂ©mocracie et la vie sous le totalitarisme et, de maniĂšre plus significative, que la premiĂšre nâest pas une garantie absolue contre la seconde, ou, quâen dâautres termes, tout pourrait arriver Ă nouveau.
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personne Ă qui sâadresse le locuteur) et sâintĂ©resse donc plus Ă lâeffet du discours sur lâauditoire quâĂ sa vĂ©ritĂ© dâadĂ©quation aux faits. Câest pour cette raison que Platon et Socrate considĂšraient que leur rĂ©publique idĂ©ale se trouverait mieux sans poĂštes ni rhĂ©toriciens, tels les Sophistes, qui nĂ©gligent lâaspect moral de leurs propos. Aristot e sâest immĂ©diatement mis en porte-Ă -faux avec la position morale de Platon et Socrate; il considĂ©rait en effet que la rhĂ©torique en tant que telle nâĂ©tait rien dâautre quâune technique et nâavait donc pas de dimension morale. Seul le but pour lequel elle est utilisĂ©e peut ĂȘtre moral ou immoral. En rĂ©sumĂ©, Aristote dĂ©clare que le langage nâest pas un medium transparent pour dĂ©crire le monde mais peut ĂȘtre utilisĂ© pour des fins diverses. Plus tard, durant le premier siĂšcle de notre Ăšre, Quintilien critiquera la dĂ©finition de la rhĂ©torique purement en fonction des buts Ă atteindre, soit comme un art de la persuasion. Il dĂ©finira au contraire la rhĂ©torique comme âla science de bien dire.â Sa position consiste Ă voir la beautĂ© et lâharmonie comme des vertus et Ă considĂ©rer un beau discours comme vertueux. Kant adoptera cette attitude esthĂ©tique par rapport Ă la morale, attitude qui, par le biais du romantisme allemand, sera Ă la base de la conception moderne de la littĂ©rature (225-40).
La position de Todorov diffĂšre lĂ©gĂšrement par rapport aux attitudes polarisĂ©es quâil Ă©voque. Il considĂšre que la relation entre le langage et le monde, dâune part, et la relation Ă lâallocutaire, dâautre part, ne sâexcluent pas mutuellement. Tout dâabord, la dĂ©cision de produire un effet sur autrui a un rapport avec le sujet dont on veut parler (241). Il souligne de plus que la dimension intersubjective de la vĂ©ritĂ© de dĂ©voilement signifie que la forme de lâinterprĂ©tation est de premiĂšre importance pour lâeffet produit sur lâauditeur: âDans cette nouvelle optique, lâinterprĂ©tation est indissociable de sa propre forme littĂ©raireâ (243). Ces considĂ©rations sont importantes pour la comprĂ©hension de son usage du style dâĂ©criture spĂ©cifique quâest le ârĂ©cit exemplaire.â
LâinterprĂ©tation est Ă©galement au centre de son livre La ConquĂȘte de lâAmĂ©rique, dont la plus grande partie traite des tentatives des conquistadors espagnols, et tout particuliĂšrement de CortĂ©s, et des Indiens dâinterprĂ©ter et de comprendre lââautre.â Todorov commence par expliquer le genre quâil adopte: âJâai choisi de raconter une histoireâ (12). Il ajoute que cette histoire est Ă la fois vraie et exemplaire. Il dĂ©crit ensuite le livre comme alternant vues dâensemble sommaires et scĂšnes, citations et omissions, âun peu comme dans un romanâ (12). En dĂ©pit de ou peut-ĂȘtre grĂące Ă son apparence romanesque, cette interprĂ©tation rĂ©pond Ă une double exigence, que Todorov considĂšre comme un devoir: chercher la vĂ©ritĂ© et la faire connaĂźtre (307). Il a rĂ©ussi, puisque non seulement lâhistoire tra-gique de la femme maya, dĂ©vorĂ©e par les chiens et Ă la mĂ©moire de qui le livre est dĂ©diĂ©, nâest pas oubliĂ©e, mais encore la puissance de son rĂ©cit transmet avec urgence au lecteur lâimportance de la âdĂ©couverte de lâautre.â EspĂ©rons toutefois que cela suffira Ă Ă©viter quâune telle chose ne se reproduise. La position de Todorov suggĂšre en effet, de maniĂšre quelque peu problĂ©matique, que son esthĂ©tique permet de surmonter les limites de lâargumentation logique.
Le premier volume de la recherche de Todorov sur la pensĂ©e humaniste et les principes de la dĂ©mocratie, Nous et les autres, se terminait sur une note optimiste. Les dĂ©fauts dâun individu sont aussi caractĂ©ristiques de la nature humaine que le sens de lâĂ©quitĂ©, la morale et la capacitĂ© Ă se surpasser. Seuls un effort constant et la volontĂ© personnelle permettent de faire prĂ©valoir ce quâil y a de mieux en lâĂȘtre humain. Lâhumanisme nâest pas une doctrine qui procure des rĂ©ponses toutes faites, mais qui au contraire permet de nous Ă©clairer quelque peu quant aux complexitĂ©s de la vie humaine:
La sagesse nâest ni hĂ©rĂ©ditaire ni contagieuse: on y parvient plus ou moins, mais tou-jours et seulement seul(e), non du fait dâappartenir Ă un groupe ou Ă un Etat. Le meilleur rĂ©gime du monde nâest jamais que le moins mauvais, et, mĂȘme si lâon y vit, tout reste encore Ă faire. Apprendre Ă vivre avec les autres fait partie de cette sagesse-lĂ . (524)
Une autre partie de cette sagesse consiste Ă accepter le jardin imparfait comme symbole de notre condition humaine
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et à poursuivre notre recherche de la vérité.
Lâentretien qui suit a Ă©tĂ© conduit par e-mail, suite Ă une rencontre le 14 juin 2002 Ă Paris.
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âJe voudrais que ma maniĂšre dâĂ©crire ne constitue pas un rideau ou un Ă©cran devant ma pensĂ©e, mais une voie qui y conduise.â
Tzvetan Todorov, 14 juin 2002 RĂ©trospective Tzvetan Todorov, votre carriĂšre intellectuelle couvre maintenant quatre dĂ©cennies, et fait peut-ĂȘtre plus remarquable encore, votre activitĂ© sâĂ©tend Ă une grande variĂ©tĂ© de domaines. Comment dĂ©signez-vous votre profession? La rĂ©ponse Ă cette question nâest effectivement pas facile. Je pourrais, bien sĂ»r, Ă©numĂ©rer les diffĂ©rentes disciplines que jâai pratiquĂ©es. Mon point de dĂ©part Ă©tait les Ă©tudes littĂ©raires; mon approche mettait en valeur les propriĂ©tĂ©s linguistiques des Ćuvres. Je mâintĂ©ressais donc aussi aux thĂ©ories du langage et du sens, mĂȘme si je nâai jamais Ă©tĂ© Ă proprement parler linguiste (ma participation Ă un Dictionnaire encyclopĂ©dique des sciences du langage, rĂ©digĂ© en commun avec Oswald Ducrot, a pu produire cette illusion). Par la suite, jâai Ă©tĂ© attirĂ© par lâanalyse de la rencontre entre cultures; ainsi, dans La ConquĂȘte de lâAmĂ©rique, je pratique une sorte dâanthropologie historique. Jâai Ă©tudiĂ© Ă©galement dans cette perspective les formes picturales, la peinture du XVe siĂšcle flamand, du XVIIe siĂšcle hollandais. Ce qui, Ă son tour, mâa conduit vers lâhistoire de la pensĂ©e, ainsi en particulier dans Nous et les autres et dans Le Jardin imparfait. Pour mieux conduire cette recherche, il a fallu que je me familiarise avec les thĂšmes de la philosophie morale et politique. Jâai consacrĂ© Ă lâhistoire du XXe siĂšcle plusieurs livres qui y trouvent leur point de dĂ©part.
LittĂ©raire, linguiste, historien â des idĂ©es, de lâart, des Ă©vĂ©nements politiques â, anthropologue, philosophe ? A vrai dire, lâĂ©tiquette mâimporte peu. Il est vrai que la matiĂšre Ă©tudiĂ©e change, mais lâobjet de connaissance, conceptuellement Ă©laborĂ©, reste toujours le mĂȘme: ce sont les activitĂ©s spĂ©cifiquement humaines, langagiĂšres et culturelles, morales et politiques, observĂ©es dans leur spĂ©cificitĂ© historique. Jâai le sentiment de suivre la circonfĂ©rence dâun cercle dont tous les rayons conduisent au mĂȘme centre: la vie sociale des ĂȘtres humains, ce que les Anciens appelaient la condition humaine. Au XVIe siĂšcle, on aurait appelĂ© une personne qui partage mes intĂ©rĂȘts un humaniste; aujourdâhui on sĂ©pare les diffĂ©rentes sciences humaines et sociales, puis on ajoute quâil faut pratiquer lâinter- ou la trans-disciplinaritĂ©.... LittĂ©raire Ă lâorigine donc, vous avez manifestĂ© un intĂ©rĂȘt constant pour lâenseignement de la littĂ©rature, depuis la confĂ©rence que vous avez organisĂ©e avec Serge Doubrovsky Ă Cerisy, Ă la fin des annĂ©es soixante, jusquâĂ vos articles plus rĂ©cents dans la presse française sur la rĂ©forme scolaire; vous ĂȘtes aussi membre du Conseil National des Programmes, un service du MinistĂšre de lâEducation nationale. En revanche, votre activitĂ© personnelle a essentiellement Ă©tĂ© celle, solitaire, du chercheur; vous avez relativement peu enseignĂ©, et ce principalement aux Etats-Unis. A quoi est dĂ» ce contraste, qui peut lĂ©gĂšrement surprendre, entre votre intĂ©rĂȘt et votre pratique? En France, il existe une institution assez exceptionnelle, le Centre National de la Recherche Scientifique, CNRS, au sein duquel on peut faire toute sa carriĂšre, sans avoir lâobligation dâenseigner (mais en en ayant la possibilitĂ©, si lâon le souhaite sporadiquement). Jây ai Ă©tĂ© admis en 1967 â et jây suis toujours! A lâĂ©poque, je nâavais pas le choix: câĂ©tait la seule institution de ce genre qui acceptait dâemployer des Ă©trangers, or jâavais encore ma nationalitĂ© bulgare; le travail Ă lâuniversitĂ© Ă©tait rĂ©servĂ© aux citoyens français. Il est vrai quâen cette mĂȘme annĂ©e 1967, on mâa proposĂ© un poste de Visiting Lecturer Ă Yale; je lâai acceptĂ©, en repoussant donc dâun an mon entrĂ©e au CNRS. Yale Ă©tait pour moi une
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expĂ©rience enrichissante, passionnante mĂȘme, mais je ne voulais pas changer une fois de plus de pays, de langue et de profession: je nâĂ©tais en France que depuis 1963.
Plus tard, jâai Ă©tĂ© naturalisĂ© français et jâaurais donc pu travailler Ă lâUniversitĂ©, mais cette perspective ne mâattirait pas personnellement. Lâune des raisons de ce choix Ă©tait une certaine mĂ©fiance globale envers la vie publique, que jâai dĂ» hĂ©riter de mon enfance. Mon pĂšre Ă©tait un homme beaucoup plus engagĂ© publiquement que je ne lâai jamais Ă©tĂ©. Il Ă©tait dâabord Directeur de la BibliothĂšque Nationale, puis dâun institut de documentation, il Ă©tait aussi professeur Ă lâUniversitĂ©. Or, Ă la maison familiale, je voyais surtout les frustrations que lui apportait cette position: câĂ©tait un combat incessant dont il sortait rarement vainqueur. Bien sĂ»r, une partie de ses malheurs sâexpliquait par le fait quâil vivait dans la Bulgarie communiste; mais dâautres Ă©taient liĂ©s aux conditions de tout engagement public. Jâai donc choisi, par contraste, la voie de lâĂ©crivain: je ne me coupe pas du monde environnant, mais je prĂ©fĂšre agir sur lui par lâintermĂ©diaire des textes que jâĂ©cris.
Quant Ă mon intĂ©rĂȘt pour lâenseignement, il a sensiblement Ă©voluĂ©. Dans les annĂ©es 60 et 70, quand jâanimais avec GĂ©rard Genette la revue PoĂ©tique, je ne mâen occupais pas directement, jâencourageais simplement le dĂ©bat lĂ -dessus. En revanche, aprĂšs avoir rejoint le Conseil National des Programmes en 1994, jâai Ă©tĂ© confrontĂ© Ă lâenseignement du français et de la littĂ©rature, tel quâil se pratique au jour le jour Ă lâĂ©cole, avec des enfants dont lâĂąge va en moyenne de 6 Ă 18 ans. Cette responsabilitĂ© est bien sĂ»r un peu paradoxale puisque, Ă©tranger dâorigine, je garde toujours mon accent â est-ce Ă moi dâorienter lâenseignement du français? Toujours est-il quâĂ cette occasion jâai fait une petite dĂ©couverte pas entiĂšrement agrĂ©able. Dans les annĂ©es 60 et 70, jâavais cherchĂ© Ă faire Ă©voluer lâenseignement littĂ©raire dans le sens dâune conceptualisation renforcĂ©e, dâune meilleure prise de conscience thĂ©orique. Je mâopposais Ă lâomniprĂ©sence de lâhistoire littĂ©raire, rĂ©duite souvent, Ă ce niveau, Ă un dĂ©filĂ© de noms, dates et anecdotes biographiques, saupoudrĂ© de jugements esthĂ©tiques impressionnistes. Mais cette action avait, en quelque sorte, trop bien rĂ©ussi; le rĂ©sultat en Ă©tait maintenant que les enfants de 12, 13 ou 14 ans connaissaient les concepts de lâanalyse structurale du rĂ©cit, ou les noms des figures de rhĂ©torique, mais ils ignoraient encore plus les Ćuvres et nâentraient pas en contact avec leur sens. Or, tout de mĂȘme, lâessentiel est dâaider les Ă©lĂšves Ă connaĂźtre et comprendre Shakespeare et DostoĂŻevski, Baudelaire et Flaubert, Ă ĂȘtre bouleversĂ© par le sens et la beautĂ© qui Ă©mane de leurs Ćuvres, non dâapprendre les fragiles constructions conceptuelles de Genette, Todorov et leurs collĂšgues! Changement dâapproche Dans Critique de la critique vous narrez vos rencontres avec Arthur Koestler et Isaiah Berlin comme ayant jouĂ© un rĂŽle capital dans la rĂ©Ă©valuation de votre conception du monde. Vous avez aussi Ă©voquĂ© lâacquisition de droits civiques en France comme particuliĂšrement importante Ă cet Ă©gard. Personnellement, jâai une hypothĂšse supplĂ©mentaire que jâaimerais vous soumettre. DâaprĂšs les Ă©vocations Ă©mouvantes de la naissance de lâindividu et du dĂ©veloppement du petit enfant en interaction avec son parent dans La Vie commune, je me suis posĂ© la question de savoir si la paternitĂ© nâavait pas jouĂ© un rĂŽle significatif dans votre passage des formes au sens, de la recherche de la vĂ©ritĂ© Ă celle des valeurs, dans votre intĂ©rĂȘt pour lâaltĂ©ritĂ©? Parmi les Ă©vĂ©nements de ma biographie qui ont dĂ» influencer ma maniĂšre de penser, deux me semblent particuliĂšrement importants: le fait dâĂȘtre devenu français (en 1973, dix ans aprĂšs mon arrivĂ©e en France) et celui dâĂȘtre devenu pĂšre (en 1974).
AcquĂ©rir la nationalitĂ© française, devenir membre de plein droit dâune sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique et libĂ©rale, mâa permis de me rĂ©concilier avec la partie publique de mon ĂȘtre. En Bulgarie, mon pays dâorigine, oĂč jâai vĂ©cu jusquâĂ lâĂąge de 24 ans, ma vie se partageait en deux moitiĂ©s qui avaient du mal Ă communiquer entre elles: lâune privĂ©e, faite dâamitiĂ©s, dâamours, de livres, dâengouement pour la peinture ou le thĂ©Ăątre, une moitiĂ© oĂč jâavais le sentiment de
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choisir librement ma voie; lâautre publique, relative aux rĂ©unions officielles, aux organisations politiques ou parapolitiques dont tout le monde devait faire partie, au monde du travail: cette moitiĂ©-lĂ Ă©tait entiĂšrement soumise Ă la tutelle idĂ©ologique, elle devait se dĂ©rouler en conformitĂ© avec la vulgate communiste du jour â Ă moins quâon ne fĂ»t prĂȘt Ă perdre son travail, son logement, le droit dâhabiter sa ville, voire Ă se retrouver dans un camp de concentration. Le rĂ©sultat de cette situation schizophrĂ©nique Ă©tait que la vie publique Ă©tait fortement dĂ©valorisĂ©e Ă nos yeux: câĂ©tait le royaume de lâhypocrisie, du faire-semblant, de lâillusion. La vie publique dans un pays comme la France nâest pas libre de tout dĂ©faut, mais la situation est tout de mĂȘme diffĂ©rente. En devenant son citoyen, jâai pu, au bout de quelques annĂ©es, prendre de lâintĂ©rĂȘt pour elle.
Quand un enfant arrive dans votre vie quotidienne, il est difficile de lâignorer: il rit et il pleure, il demande votre prĂ©sence et votre attention. Il vous oblige de vivre ici et maintenant, et non seulement dans lâunivers des idĂ©es, comme câest le cas de beaucoup de personnes dans ma profession. A partir de lĂ , un choix se prĂ©sente: ou bien vous compartimentez solidement votre vie et ne permettez aucun contact entre ses diffĂ©rents secteurs; ou bien vous laissez le sens circuler librement entre eux. Jâai prĂ©fĂ©rĂ© la seconde option. A la fois parce que la rupture, la sĂ©paration Ă©tanche, me rappelait trop les expĂ©dients dont nous usions en Bulgarie; et parce que jâai acquis petit Ă petit la conviction que la connaissance de lâhomme et de la sociĂ©tĂ© ne progresse rĂ©ellement que si lâon peut se mettre en qu estion soi-mĂȘme, donc que lâon intĂšgre sa propre expĂ©rience dans son champ de travail; autrement on reste condamnĂ© Ă des exercices scolastiques et rhĂ©toriques. Remarquez cependant que cette âcirculation du sensâ ne signifie pas que lâun se substitue Ă lâautre. Il ne sâagit pas de remplacer la connaissance du monde par de lâautobiographie. ConsidĂ©rez-vous votre changement dâapproche philosophique comme une rupture ou plutĂŽt comme un tournant? Je le vois comme un tournant. Il ne sâagit pas dâun reniement mais dâun changement de fonction: ce qui Ă©tait but devient moyen. Je mâexplique: dans un premier temps, mon intĂ©rĂȘt se portait sur lâinstrument dâanalyse, sur les concepts dont je me servais pour interprĂ©ter les textes. Un jour je me suis dit quâil Ă©tait temps de commencer Ă me servir de cet instrument, au lieu de toujours chercher Ă le perfectionner. Jâaurais ressemblĂ© autrement Ă un charpentier qui passe sa vie Ă fabriquer un outil dont il ne se sert jamais â qui polit son marteau au lieu dâenfoncer des clous et de bĂątir une maison. Notre maison Ă nous, ce sont les textes, et notre but, câest une meilleure comprĂ©hension de leur sens, non un dĂ©veloppement de la thĂ©orie pour la thĂ©orie. La rĂ©flexion mĂ©thodologique nâest utile que si elle reste Ă sa place, celle dâun moyen, non dâune fin. Engagement Dans vos Ă©crits de ces dix derniĂšres annĂ©es Ă©merge un portrait de ce que vous jugez ĂȘtre le rĂŽle de lâintellectuel dans la sociĂ©tĂ©, de ses responsabilitĂ©s. Pouvez-vous nous lâesquisser ? (En particulier, vous vous opposez au modĂšle amĂ©ricain oĂč les intellectuels sont regroupĂ©s dans des campus Ă lâĂ©cart des villes et se dissocient du monde qui les entoure...) La relation entre une sociĂ©tĂ© et ses intellectuels, câest-Ă -dire ceux qui lâinterprĂštent et la reprĂ©sentent afin de la rendre intelligible Ă leurs contemporains, a suivi deux grands modĂšles: la sĂ©paration-opposition et lâinterpĂ©nĂ©tration; ici encore je suis partisan de la continuitĂ©, donc du second modĂšle. Au Moyen Ăąge, lâactivitĂ© intellectuelle se concentrait dans les monastĂšres, dont les habitants avaient peu de contacts avec la population environnante, mais des Ă©changes constants avec les autres monastĂšres, les autres abbayes: les mĂȘmes problĂšmes thĂ©ologiques y Ă©taient dĂ©battus. De nos jours, le Campus joue un rĂŽle comparable, souvent aux Etats-Unis, parfois aussi en Europe; les discussions sur la
valeur marchande de tel ou tel professeur, sur ses chances dâobtenir la tenure titularisation ici, un meilleur salaire lĂ -bas, occupent une place importante. Le second modĂšle, lui, pourrait prendre comme emblĂšme la Ville: un lieu oĂč
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se cĂŽtoyent nĂ©cessairement les traces dâĂ©poques diffĂ©rentes, des classes sociales variĂ©es, tous les Ăąges de la population. A mon sens, il est prĂ©fĂ©rable pour la CitĂ© quâelle ne soit pas coupĂ©e de sa matiĂšre grise; mais aussi pour les savants et les penseurs quâils habitent le monde de leurs concitoyens.
On disait souvent, Ă une certaine Ă©poque, que les intellectuels devaient âsâengager,â sâenrĂŽler au service dâune vision politique, gĂ©nĂ©ralement de gauche. Or il nây a aucun mĂ©rite Ă ĂȘtre âengagĂ©,â câest la chose la plus commune du monde : tout un chacun a ses prĂ©fĂ©rences partisanes. Il me semble quâon devrait plutĂŽt demander aux intellectuels dâĂȘtre âresponsables,â jâentends par lĂ de prĂ©server une cohĂ©rence entre leur discours et leur action. PrĂ©cisĂ©ment dans la mesure oĂč ils font de lâinterprĂ©tation de la sociĂ©tĂ© leur mĂ©tier, nous sommes en droit dâen attendre quâils ne prĂȘchent pas aux autres ce quâils ne sont pas prĂȘts Ă assumer pour eux-mĂȘmes. Cette âresponsabilitĂ©â peut du reste ĂȘtre entendue de plusieurs maniĂšres, comme une exigence de connaissance approfondie de lâobjet dont on parle, ou comme un engagement de fidĂ©litĂ©. En France, un Raymond Aron illustre bien la premiĂšre forme de responsabilitĂ©; un Albert Camus, la seconde. Vous avez aussi critiquĂ© lâaveuglement Ă partir des annĂ©es 50 des intellectuels français face au communisme, ce qui a contribuĂ© Ă maintenir en existence les camps en Union soviĂ©tique et dans les pays de lâEst... En quoi ces Ă©crivains et philosophes ont-ils pu avoir une influence sur la politique intĂ©rieure de lâURSS et des pays frĂšres? Dans les annĂ©es cinquante, lâexistence de dictatures sanglantes Ă lâEst de lâEurope nâĂ©tait plus un secret pour qui voulait le savoir. Le seul moyen pour intervenir et sauver des vies humaines et diminuer tant soit peu les souffrances Ă©tait de les dĂ©noncer publiquement. Cette pratique a portĂ© ses fruits vingt ou trente ans plus tard, Ă lâĂ©poque des dissidents, et elle a permis que nombre dâentre eux soient expulsĂ©s Ă lâĂ©tranger, plutĂŽt que de croupir dans les camps ou les hĂŽpitaux psychiatriques. Mais dans les annĂ©es cinquante les voix de protestation Ă©taient rares; quand elles se manifestaient, comme celles de David Rousset ou de Germaine Tillion, anciens dĂ©portĂ©s des camps nazis qui sâĂ©taient mobilisĂ©s pour combattre les camps soviĂ©tiques toujours en activitĂ©, elles devenaient lâobjet de calomnies et de persĂ©cutions. TantĂŽt les intellectuels choisissaient dâignorer ce qui les dĂ©rangeait (ainsi pour ceux qui gravitaient dans lâorbite du Parti communiste), tantĂŽt ils admettaient les faits mais, jouant aux fins politiques, choisissaient de ne pas les divulguer afin, selon la formule de lâĂ©poque, de âne pas dĂ©courager Billancourt.â Vous avez pris position par rapport au relativisme et au nihilisme nietzschĂ©en comme ayant crĂ©Ă© un climat qui a rendu possible les pires atrocitĂ©s qui distinguent le 20Ăšme siĂšcle des prĂ©cĂ©dents. Pouvez-vous nous expliquer le lien entre philosophie et totalitarisme? Les idĂ©ologies ne crĂ©ent pas les rĂ©gimes politiques mais elles leur fournissent des lĂ©gitimations qui les consolident et renforcent. LâidĂ©ologie qui a contribuĂ© Ă lâavĂšnement des totalitarismes du XXe siĂšcle est le scientisme. Cette conception du monde postule que les lois de lâĂ©volution et de lâhistoire nous sont dĂ©jĂ connues; que la science non seulement produit de la connaissance mais quâelle permet aussi de fabriquer les idĂ©aux de la sociĂ©tĂ©; enfin que la connaissance doit se prolonger en action â quâaprĂšs avoir analysĂ© la vie sociale il faut la transformer dans la direction voulue. La maĂźtrise des (prĂ©tendues) lois de lâhistoire sert de lĂ©gitimation Ă LĂ©nine et Trotsky pour entreprendre lâĂ©limina-tion de la bourgeoisie âcomme classeâ â ou en tous les cas pour considĂ©rer son extinction comme une perte nĂ©gligeable.
Le relativisme et le nihilisme ont plutĂŽt partie liĂ©e Ă lâindividualisme contemporain. Si lâon se dit que chaque individu est le meilleur juge du bien et du mal, que toute soumission aux exigences de la sociĂ©tĂ© est une survivance de lâesclavage, on aboutit Ă lâextrĂȘme atomisation quâon observe dans certaines parties de notre sociĂ©tĂ©. Les hiĂ©rarchies traditionnelles sâeffondrent, le lien social sâeffrite. De plus, se rĂ©clamant dâun âdroit Ă la diffĂ©renceâ hypertrophiĂ©,
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lâindividualisme contemporain aboutit au rĂ©sultat inverse, lâuniformisation des individus. Humanisme critique Vous dĂ©crivez votre position actuelle comme celle de lâhumanisme critique; en quoi lâhumanisme critique se distingue-t-il de lâhumanisme tout court? Peut-ĂȘtre devrait-on commencer par dire en quoi consistent les principes humanistes. Dans Le Jardin imparfait, un livre consacrĂ© Ă ses plus importants reprĂ©sentants en France, je les rĂ©duis Ă trois: lâaffirmation selon laquelle le sujet humain dispose dâune marge de libertĂ© qui lui permet dâexercer sa volontĂ© et dâopĂ©rer certains choix; le fait de considĂ©rer lâĂȘtre humain individuel comme une fin lĂ©gitime de nos actions; et lâidĂ©e de lâunitĂ© du genre humain, entraĂźnant lâĂ©gale dignitĂ© de tous ses membres. Ou en abrĂ©gĂ©: autonomie du je, finalitĂ© du tu, universalitĂ© des ils.
Lâhumanisme critique met en garde contre une interprĂ©tation hyperbolique ou naĂŻve des principes humanistes. Par exemple, lâexigence dâuniversalitĂ© a souvent Ă©tĂ© pervertie: ceux qui sâen rĂ©clamaient confondaient, naĂŻvement ou hypocritement, lâuniversel avec ce qui Ă©tait pour eux simplement habituel; lâuniversalisme nâĂ©tait plus alors quâun masque de lâethnocentrisme. Lâaffirma-tion de lâautonomie devient intenable si elle est absolutisĂ©e et conduit Ă ignorer toutes les dĂ©terminations subies par nous. Nous sommes conditionnĂ©s biolo-giquement, socialement, culturellement, historiquement et mĂȘme individuelle-ment, par notre configuration familiale et les Ă©vĂ©nements de notre petite enfance. Lâhumanisme non-critique risque dâignorer ces dĂ©terminations (comme on peut le voir parfois chez Descartes). Lâhumanisme critique ne les mĂ©connaĂźt pas mais persiste Ă affirmer que, malgrĂ© elles, lâĂȘtre humain dispose aussi dâune marge de libertĂ© â quâil peut toujours, comme le dit Rousseau, âacquiescer ou rĂ©sister.â Depuis votre changement dâapproche, vous vous ĂȘtes concentrĂ© surtout sur le monde français ou francophone, en tout cas en ce qui concerne vos travaux sur lâhistoire de la pensĂ©e, comme en tĂ©moigne Le Jardin imparfait; en histoire, par contre vous avez Ă©tudiĂ© les camps de concentration nazis et communistes et lâOccupation en France. Critique dialogique et humanisme semblent ainsi inextricablement liĂ©s Ă lâunivers français dans vos travaux... RevĂȘtent-ils la mĂȘme importance pour le monde anglo-amĂ©ricain? La pensĂ©e humaniste est un phĂ©nomĂšne europĂ©en et non français; son rĂŽle dans le monde anglo-saxon est tout aussi central. Si je mâen suis tenu essentiellement Ă des auteurs français, câest simplement parce que je vis en France et que je mâadresse, en premier lieu, aux lecteurs français. Or la littĂ©rature humaniste est immense, toute personne voulant la connaĂźtre doit faire des choix. Pensez-vous que lâaversion quasi viscĂ©rale pour lâhumanisme dont fait preuve une grande partie de la communautĂ© acadĂ©mique provient du fait que celle-ci privilĂšge â dans sa conception de lâhumanisme â Voltaire et le rationalisme des EncyclopĂ©distes au dĂ©triment de Rousseau et de la notion de sociabilitĂ© ? Dans Le Jardin imparfait, vous dĂ©veloppez un argument trĂšs intĂ©ressant, selon lequel lâhumanisme est travesti par ses dĂ©tracteurs en ethnocentrisme, en scientisme, en individualisme, etc., soit en des formes perverties de lâhumanisme qui ne gardent quâune partie des caractĂ©ristiques qui, lorsquâelles sont prises toutes ensemble, forment lâhumanisme. Est-ce la raison pour laquelle vous avez dĂ©cidĂ© dâĂ©crire ce livre, pour remettre lâĂ©glise au milieu du village? Je vois deux grandes raisons aux rĂ©sistances contre lâhumanisme (qui, en France, ne sont pas aussi rĂ©pandues que vous le dites). La premiĂšre est, en effet, lâidentification de lâhumanisme avec une seule de ses variantes â quand ce
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nâest pas avec lâune de ses perversions. Lâhumanisme ne se confond pas avec lâethno-centrisme, je viens dâen parler, ni avec la politique impĂ©rialiste des puissances europĂ©ennes du XIXe siĂšcle, qui sâen sont servis comme dâun camouflage commode (tout comme le christianisme ne se confond pas avec les guerres de conquĂȘte conduites en son nom). Lâhumanisme ne nie pas lâinconscient, mĂȘme sâil dĂ©fend certains droits de la conscience; ne refuse pas les dĂ©terminations sociales, mĂȘme sâil chĂ©rit la libertĂ©. Lâhumanisme ne se confond pas avec le rationalisme, une attitude beaucoup plus gĂ©nĂ©rale, mais partage avec lui le postulat universaliste (la raison, elle aussi, se veut universelle).
La seconde cause de lâaversion acadĂ©mique pour lâhumanisme est liĂ©e Ă la discontinuitĂ© entre thĂ©orie et pratique, que je dĂ©plorais prĂ©cĂ©demment. Demandez Ă ces mĂȘmes universitaires sâils sont contre les droits de lâhomme: ils seront beaucoup moins nombreux. Or on ne peut adhĂ©rer Ă la doctrine des droits de lâhomme sans embrasser en mĂȘme temps une forme dâhumanisme. Jâen dirais autant du rĂ©gime politique dĂ©mocratique, fondĂ© lui aussi sur les postulats humanistes: souverainetĂ© du peuple, Ă©galitĂ© des citoyens, libertĂ© des individus, expression de leur volontĂ© par le suffrage universel, etc. Je nâarrive pas Ă croire que la grande partie de la communautĂ© acadĂ©mique dans les pays occidentaux prĂ©fĂšre les dictatures militaires, les thĂ©ocraties ou les rĂ©gimes totalitaires: leurs partisans existent bien mais ils ne sont pas si nombreux. Je pense donc que la communautĂ© acadĂ©mique oublie de coordonner ses choix pratiques et ses options thĂ©oriques.
De plus, dans deux de vos publications rĂ©cemment traduites en anglais (Benjamin Constant et Le Jardin imparfait), vous placez au centre de la tradition humaniste un Ă©crivain qui est gĂ©nĂ©ralement un peu nĂ©gligĂ©, Benjamin Constant... Le grand penseur humaniste français est Rousseau; mais, un demi-siĂšcle plus tard, Constant apporte des complĂ©ments prĂ©cieux Ă la doctrine. Câest quâentre lâun et lâautre a eu lieu la RĂ©volution française. Constant y a pris une part tardive et modeste, mais il a beaucoup rĂ©flĂ©chi Ă ce quâil a vu et entendu (voici un bel exemple de relation fĂ©conde entre thĂ©orie et pratique). Il sâest aperçu que le passage du pouvoir des mains du monarque entre celles des reprĂ©sentants du peuple ne sâest accompagnĂ© dâaucun accroissement des libertĂ©s; plutĂŽt au contraire, puisque la RĂ©volution a produit la Terreur. Il a compris alors que, plus encore que lâidentitĂ© du souverain, importait la forme mĂȘme de la souverainetĂ©: illimitĂ©e ou bien circonscrite Ă lâintĂ©rieur de certaines limites. Aucun pouvoir , dira Constant, aussi lĂ©gitime soit-il, ne doit pouvoir empiĂ©ter sur un certain territoire de lâindividu.
Constant mâest prĂ©cieux aussi pour des raisons qui ne sont pas liĂ©es Ă la doctrine humaniste: son analyse pĂ©nĂ©trante des relations affectives, sa quĂȘte dâune religiositĂ© dĂ©pourvue des contraintes des institutions, ses interrogations sur lui-mĂȘme. Câest un des premiers Ă©crivains français que lâon peut lire comme un contemporain. Rousseau et Constant sont en fait les deux suisses (du moins en partie) et protestants. Vous mentionniez tout Ă lâheure le rĂŽle des monastĂšres dans la vie intellectuelle au Moyen-Age; pensez-vous que la RĂ©forme doive ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme un facteur important dans lâĂ©laboration de la doctrine humaniste? Le rĂŽle de la RĂ©forme dans lâavĂšnement de la modernitĂ© est trĂšs important (et bien connu). Mais câest un rĂŽle ambigu. Dâun cĂŽtĂ©, la RĂ©forme favorise lâindivi-dualisme et lâĂ©galitarisme modernes (tout un chacun peut accĂ©der directement Ă Dieu), tout comme la tendance Ă lâintrospection, source de lâautobiographie; dâun autre, elle sâoppose Ă la libertĂ© de lâindividu, lâun des grands postulats humanistes. Pour Luther, le salut ne peut venir que de la grĂące divine, non des Ćuvres que lâon accomplit soi-mĂȘme; câest pourquoi il sâoppose Ă lâidĂ©e du libre arbitre. De ce point de vue, le protestantisme est un fondamentalisme â un retour en arriĂšre, non une annonce de lâavenir. Rousseau et Constant ont absorbĂ© certains Ă©lĂ©ments de la tradition protestante, mais ils subissent aussi dâautres influences â par exemple, pour Constant, celle des combats pour la tolĂ©rance religieuse.
Entretien / 15
Morale humaniste: le jardin imparfait Depuis quelques annĂ©es, vous privilĂ©giez une forme particuliĂšre, le rĂ©cit exemplaire, dont lâexemple le plus abouti est probablement Une tragĂ©die française: nây a-t-il pas risque de collusion entre esthĂ©tique et Ă©thique? Ne risquez-vous pas de revenir Ă la notion romantique de lâart comme expression de lâindicible? Le rĂ©cit exemplaire se situe Ă mi-chemin entre le pur rĂ©cit et le dĂ©bat abstrait; mon choix de ce genre hybride tĂ©moigne de ma propre position, quelque part entre historiens et philosophes. Son choix nâest pas entiĂšrement volontaire: cette forme sâest imposĂ©e Ă moi comme une nĂ©cessitĂ©. Ainsi dans Une tragĂ©die française, mais aussi, en grande partie, dans La conquĂȘte de lâAmĂ©rique, Face Ă lâextrĂȘme ou La FragilitĂ© du bien. Le rĂ©cit exemplaire ne se range pas du cĂŽtĂ© de lâindicible, puisquâil est lui-mĂȘme fait de mots et quâil est de plus interrompu par des discussions abstraites. Mais je profite de la force suggestive du rĂ©cit, plus grande que celle de lâargumentation logique, et aussi de lâouverture quâil mĂ©nage pour lâinterprĂ©tation. Comme le dit joliment Arendt (dans son essai sur Lessing): âAucune philosophie, aucune analyse, aucun aphorisme, quelque profonds quâils soient, ne se peuvent comparer en intensitĂ© et en plĂ©nitude de sens avec une histoire bien racontĂ©e.â
Vous faites une distinction trÚs nette entre morale et moralisme Vous opposez aussi valeurs héroïques et valeurs
quotidiennes ainsi que leur distribution sociale qui contribue Ă dĂ©valoriser les secondes La rĂ©flexion morale a subi, au cours des annĂ©es prĂ©cĂ©dentes, les attaques conjuguĂ©es des scientistes (pour qui nous vivons dans un monde nĂ©cessaire, dĂ©terminĂ©, par consĂ©quent sans place pour la libertĂ©, ni donc pour le choix entre bien et mal) et des individualistes (selon lesquels nous devrions vivre dans un monde sans normes sociales objectives: est bon ce qui est dans mon intĂ©rĂȘt, qui me plaĂźt, qui me fait plaisir). Pour ma part, je crois Ă la fois aux normes sociales et Ă la libertĂ© de lâindividu, je suis donc amenĂ© Ă me pencher sur les questions de morale. Mais il faut dâemblĂ©e Ă©carter le malentendu qui nous amĂšne Ă confondre morale et moralisme. Le moralisme consiste Ă faire la morale aux autres, Ă les fustiger pour leurs dĂ©fauts et Ă leur prĂȘcher le bien. Or prĂȘcher la morale nâest pas un acte moral. Moralement, on ne peut demander quâĂ soi; aux autres, on ne doit que donner.
Les vertus hĂ©roĂŻques â courage, force, endurance â ont Ă©tĂ© traditionnelle-ment attachĂ©es au monde masculin; les vertus quotidiennes, quâon trouve mises en valeur pour la premiĂšre fois peut-ĂȘtre dans ce quâon appelle la peinture de genre flamande et hollandaise, sont au contraire associĂ©es souvent aux femmes: douceur, souci pour autrui, amour, tendresse. Il ne sâagit pas, dans mon esprit, de prĂŽner la disparition des premiĂšres et leur remplacement par les secondes; mais de mettre en valeur aussi les vertus quotidiennes, qui servent bien tant dans la vie de tous les jours que dans les circonstances exceptionnelles de la guerre ou des camps. Dans quelle mesure la morale peut-elle nous guider dans nos vies quotidiennes Ă lâaube du XXIĂšme siĂšcle, alors que sa disparition au profit du progrĂšs technologique semble unanimement acceptĂ©e? Je ne suis pas sĂ»r de bien comprendre en quel sens on peut dire que le progrĂšs technologique Ă©limine la morale. Le progrĂšs technologique est un effet de la connaissance; non la morale. Celle-ci nous dit si nos dĂ©sirs sont lĂ©gitimes ou non; la science ou la technologie nous apprennent sâils sont rĂ©alisables ou non. Le rĂ©el et le souhaitable appartiennent Ă deux ordres diffĂ©rents. Les robots ne connaissent pas la morale, les animaux non plus. Les ĂȘtres humains, dont la volontĂ© peut orienter lâaction, qui jouissent donc dâune certaine libertĂ©, savent que ces actions peuvent contribuer au bonheur ou au malheur des autres autour dâeux: la morale leur permet dây voir plus clair. A cĂŽtĂ© dâelle, nous Ă©coutons aussi dâautres appels: celui de nos sens, celui de la joie intĂ©rieure que nous procure notre propre accomplissement,
16 / Tzvetan Todorov et Karine Zbinden
celui de la solidaritĂ© Ă lâintĂ©rieur de notre groupe. Câest lâĂ©quilibre de ces appels qui guide notre vie quotidienne beaucoup plus que le progrĂšs technologique. Dans votre livre sur la pensĂ©e humaniste en France, vous dĂ©veloppez certains aspects de votre position morale Ă lâaide dâauteurs des siĂšcles prĂ©cĂ©dents comme Montaigne, Montesquieu, Rousseau et Constant, pour nâen citer que les plus importants. Vous rĂ©servez une place de choix Ă lâamour dans votre systĂšme de valeurs et vous montrez une certaine prĂ©dilection pour la phrase de Montaigne: âParce que câĂ©tait lui, parce que câĂ©tait moi,â tirĂ©e de sa rĂ©flexion sur lâamitiĂ©. En quoi lâamour est-il une valeur spĂ©cifiquement humaniste? Par rapport aux grands penseurs des siĂšcles prĂ©cĂ©dents, jâai souvent lâimpression que nous sommes des nains juchĂ©s sur les Ă©paules des gĂ©ants: pour peu quâon se donne la peine de les entendre, ils nous aident Ă penser notre prĂ©sent mĂȘme. Ainsi Ă propos de lâamour. Dans lâamour-joie, la personne de lâaimĂ© devient irremplaçable et elle est la fin derniĂšre de celui qui aime. CâĂ©tait la raison pour laquelle la religion chrĂ©tienne (pour ne rien dire des autres) regardait lâamour avec suspicion: on ne devait pas aimer les ĂȘtres humains pour eux-mĂȘmes (câest de lâidolĂątrie) mais seulement en tant que voie de lâamour pour Dieu. En ce sens, ceux qui ont su dire la spĂ©cificitĂ© de lâamour humain â par exemple HĂ©loĂŻse dans ses lettres Ă AbĂ©lard â sont parmi les prĂ©curseurs de la pensĂ©e humaniste. Nâavez-vous pas parfois le sentiment dâĂȘtre bien seul parmi les penseurs contemporains, qui sont prĂȘts Ă fustiger lâhumanisme comme Ă©tant idĂ©aliste, voire un peu naĂŻf, si ce nâest carrĂ©ment comme une position de compromis, Ă la recherche dâun point dâĂ©quilibre entre des oppositions irrĂ©conciliables (entre lâindividu et la sociĂ©tĂ©, la nature et la volontĂ©)? En ce qui concerne la recherche de compromis, je rĂ©pondrai de la maniĂšre suivante: dâune part, la pensĂ©e humaine procĂšde par affirmation et nĂ©gation, et donc par des dichotomies quâelle cherche ensuite Ă surmonter. La dialectique nâest pas inventĂ©e par hasard, elle est liĂ©e Ă la structure mĂȘme du langage et du concept. Dâautre part, lâhumanisme peut donner lâimpression dâun juste milieu (la formule se trouve dans le Discours sur lâorigine de lâinĂ©galitĂ©, lorsque Rousseau dĂ©crit lâhomme heureux situĂ© entre lâignorance totale des autres et la soumission aux autres); mais il ne faudrait pas prendre cette formule dans son sens courant actuel. Lâhumanisme nâest ni un Ă©clectisme, ni un art du compro-mis. Les humanistes ont cherchĂ© avant tout Ă mettre au jour une certaine hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© de lâĂȘtre humain et son incomplĂ©tude constitutive. Non un compromis entre deux extrĂȘmes, mais une attaque contre la vision moniste appauvrissante de lâhumanitĂ©. Lâhumanisme affirme une irrĂ©ductible complexitĂ© de lâĂȘtre humain. Entre individu et sociĂ©tĂ©, nature et volontĂ©: le dĂ©bat ancien oppose les tenants dâune origine purement conventionnelle des valeurs et les partisans dâune origine naturelle. Les humanistes cherchent Ă surmonter cette opposition car il leur semble que si lâon affirme que lâesclavage est un mal, ce nâest pas simplement parce que telle est leur volontĂ©. Ils cherchent une lĂ©gitimation ânaturelleâ Ă cette condamnation et la trouvent dans notre apparte-nance Ă la mĂȘme espĂšce. Mais lâhumaniste ne dit pas pour autant que nous nous soumettons mĂ©caniquement Ă un ordre qui serait donnĂ© de lâextĂ©rieur. Ce satut de la valeur exige une position complexe qui nâest nullement un juste milieu au sens pĂ©joratif du terme, câest-Ă -dire un vague compromis pour que tout le monde soit content.
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Un humaniste dans son siĂšcle
1 Cette question-rĂ©ponse a Ă©tĂ© reprise dâun entretien antĂ©rieur qui dĂ©veloppait ce point de telle maniĂšre quâune actualisation nâĂ©tait pas
requise (âJe, tu, ils: grammaire de lâhumanismeâ 102).
Entretien / 17
Vous avez Ă©tĂ© Ă plusieurs reprises trĂšs critique vis-Ă -vis de la Cour PĂ©nale Internationale et du Tribunal PĂ©nal International. Pourtant dans Face Ă lâextrĂȘme vous appeliez de vos voeux la crĂ©ation dâun âNuremberg permanent ,â alors que plus rĂ©cemment vous avez dĂ©clarĂ© que Nuremberg devrait rester un cas exceptionnel. Quâest-ce qui vous a fait changer dâavis? Peut-on dire que dâune certaine maniĂšre lâidĂ©e de justice internationale est condamnĂ©e dâemblĂ©e par la contradiction interne irrĂ©ductible que Rousseau avait dĂ©jĂ identifiĂ©e dans la notion de droits de lâhomme (pour jouir de droits il faut ĂȘtre non pas homme mais citoyen et seuls les Etats ont des citoyens, non le monde)? Jâai changĂ© dâidĂ©es parce que jâai vu comment fonctionne la justice internationale aujourdâhui: pour ne pas se condamner Ă lâimpuissance, elle se met au service des forts. Inculper les dirigeants de la Yougoslavie de crimes contre lâhumanitĂ© au moment mĂȘme oĂč lâOTAN bombardait Belgrade Ă©tait rendre un sacrĂ© service Ă la coalition occidentale, qui Ă ce moment manquait de lĂ©gitimitĂ©. Le conflit du Kosovo Ă©tait beaucoup plus prĂšs de la guerre civile que du gĂ©nocide, mais il fallait le prĂ©senter ainsi pour justifier le travail du TPI. Ses piĂštinements actuels, dans le procĂšs de Milosevic en cours, illustrent cette mĂȘme difficultĂ© dâune justice internationale impartiale. Et ces difficultĂ©s ne sont pas fortuites, elles sont structurelles: la frontiĂšre entre justice et politique, dans ces circonstances, est difficile Ă tracer. En ce sens, nous sommes bien dans lâaporie entrâaperçue par Rousseau: il nâexiste pas, il ne peut y exister de âsociĂ©tĂ© gĂ©nĂ©rale,â de super-Etat universel. Le droit est distinct et indĂ©pendant de la force, mais pour ĂȘtre mis en pratique il en a besoin, or seuls les Etats disposent de la force. Pourtant je con-tinue Ă ne pas regretter Nuremberg, car son jugement a permis aux Allemands de jeter un regard diffĂ©rent sur leur passĂ© et leurs pratiques; il a permis en mĂȘme temps aux vainqueurs dâĂ©chapper Ă la tentation de la vengeance. Vous vous ĂȘtes Ă©galement exprimĂ© contre le droit dâingĂ©rence humanitaire; cela signifie-t-il pour autant que vous souteniez une attitude de laisser-faire, autrement dit, cela Ă©quivaut-il Ă accepter la âloi de la jungleâ comme seul principe rĂ©gulateur entre Etats? On appelle âdroit dâingĂ©renceâ la possibilitĂ© dâenvoyer son armĂ©e dans un pays Ă©tranger pour des raisons humanitaires. Cette stratĂ©gie soulĂšve de nombreux problĂšmes. Admettons, ce qui nâest pas toujours le cas (lâhistoire coloniale fournit ici de nombreux exemples: LĂ©opold, roi des Belges, envahit et soumet le Congo âpour combattre lâesclavageâ), que ces âraisonsâ ne sont pas un pur prĂ©texte. Mais les transgressions des droits de l âhomme sont trĂšs nombreuses, quotidiennes, dans beaucoup de pays. Il est inconcevable dâintervenir partout; on choisit donc. En fonction de quels critĂšres? On Ă©carte dâabord les pays trop puissants: mieux vaut ne pas se quereller avec eux. Par exemple, je considĂšre que la peine de mort est une barbarie; pourtant, je mâabstiens dâenvahir les Etats-Unis pour la supprimer par la force... On met ensuite de cĂŽtĂ© les pays âamis,â ceux qui nous assurent des bases militaires dans la rĂ©gion ou qui y dĂ©fendent nos intĂ©rĂȘts: ils peuvent toujours nous rendre de nouveaux services. On âcorrigeâ donc un coupable parmi ceux qui restent: mais peut-on encore parler dans ce cas dâun exercice de la justice?
Dâautre part, il ne faudrait pas faire comme si lâon devait obligatoirement choisir entre Munich et Dresde, entre la capitulation devant lâarrogance du barbare et lâĂ©limination de sa population ou de ses moyens de subsistance Ă lâaide de bombes que les belles Ăąmes qualifient dâhumanitaires ou de misĂ©ricordieuses. Dâautres types dâintervention sont Ă©galement possibles, Ă©conomiques, diploma-tiques ou proprement politiques. Les bombes sur Belgrade nâont servi quâĂ renforcer le pouvoir de Milosevic; lâaide discrĂšte Ă ses opposants, quelques mois plus tard, a permis Ă renverser son rĂ©gime sans verser une goutte de sang.
Je suggĂšre de promouvoir, Ă la place du âdroit dâingĂ©rence,â le âdevoir dâassistance,â lequel exclut lâaction militaire. Câest celui que pratiquent dĂ©jĂ les organisations non-gouvernementales indĂ©pendantes, qui refusent de se mettre au service dâun gouvernement. Leur action nâest pas toujours spectaculaire, elle nâest pas moins efficace pour autant.
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Comment rĂ©concilie-t-on le renoncement Ă la justice internationale, du moins telle quâelle est incarnĂ©e par le TPI, avec le devoir de mĂ©moire exemplaire qui exige de dĂ©noncer les crimes contre lâhumanitĂ© oĂč quâils soient perpĂ©trĂ©s et par nâimporte quel rĂ©gime? Nous en sommes arrivĂ©s Ă ne concevoir dâaction politique internationale que comme un bombardement de haute altitude ou comme un Tribunal prononçant peines et acquittements. Mais la guerre et la justice nâĂ©puisent pas les formes du politique, loin de lĂ . Pour faire condamner les crimes contre lâhumanitĂ©, une fois quâils sont constatĂ©s, les justices nationales suffisent amplement. La mĂ©moire ne doit pas se mettre au service exclusif de la justice. La mĂ©moire peut servir lâĂ©ducation; la justice ne doit pas se mettre sous sa tutelle, sinon elle pourrait condamner des innocents sous prĂ©texte que cette condamnation (âpour lâexempleâ) est nĂ©cessaire Ă la santĂ© morale du peuple. LâĂ©cole, les mĂ©dias, les reprĂ©sentants politiques ont leur rĂŽle Ă jouer; ne rĂ©duisons pas tout Ă un problĂšme juridique (encore moins Ă une âriposte militaireâ). Vous parlez de âguerres justes ,â citant lâexemple du combat contre lâAllemagne nazie. Cela implique quâil y a aussi des guerres injustes. Comment peut-on faire cette distinction sans faire appel Ă une notion de justice universelle? Et cette justice universelle ne pourrait-elle pas ĂȘtre lâidĂ©al vers lequel tendrait la justice inter-nationale? Il ne faudrait pas confondre lâidĂ©e dâune justice qui traverse les frontiĂšres (la peine de mort est une barbarie sous tous les climats) et les institutions particuliĂšres qui se chargent de lâincarner, tel aujourdâhui le Tribunal PĂ©nal International. Lâhorizon de la justice universelle est ce qui permet dâasseoir chaque systĂšme national de justice. La justice internationale dâaujourdâhui, telle que je la souhaite, procĂšde de la rencontre de ces justices nationales, et cette adaptation mutuelle est Ă©videmment nĂ©cessaire. Par exemple, une certaine harmonisation lĂ©gale est en cours entre les pays membres de la communautĂ© europĂ©enne. Ce travail de coordination progressive, en partant du bas, est tout diffĂ©rent dâun projet venant dâen haut, qui prĂ©tend dire partout le juste et lâinjuste. La guerre contre le terrorisme est-elle juste dâaprĂšs vous? Le combat contre le terrorisme â le terme de âguerreâ nâest peut-ĂȘtre pas appropriĂ© â me paraĂźt parfaitement lĂ©gitime. Mais lâest aussi celui contre dâautres formes de violence et dâoppression. Il ne faut pas isoler les actes de leur contexte si lâon veut les comprendre. Câest pourquoi pour moi les attentats organisĂ©s par al-Qaeda et ceux commis par des Palestiniens-kamikazes nâont pas la mĂȘme signification, pas plus que ceux commis en AlgĂ©rie au temps de la lutte pour lâindĂ©pendance (les bombes posĂ©es dans les cafĂ©s frĂ©quentĂ©s par des Français) et ceux pratiquĂ©s par les islamistes dâaujourdâhui. Par âguerre contre le terrorisme,â je faisais rĂ©fĂ©rence aux termes employĂ©s par George W. Bush et dĂ©signais les frappes amĂ©ricaines et des alliĂ©s des Etats-Unis contre le rĂ©gime taliban qui abritait les rĂ©seaux dâal-Qaeda en Afghanistan. Jugez-vous cette forme de âcombatâ lĂ©gitime, alors que la confusion entre humanitaire et militaire semblait alors totale, Ă©tant donnĂ© que les avions alternaient bombardements et distribution dâaide humanitaire pour le peuple afghan? Autrement dit, ne vaudrait-il pas mieux que le combat contre le terrorisme se concentre prĂ©cisĂ©ment sur des formes dâaction politique internationale autres que militaires? Dâautre part, vous soulevez un problĂšme trĂšs important: vous condamnez lâassociation sous le terme de âterrorismeâ dâactes trĂšs diffĂ©rents, en particulier les attentats des Palestiniens-kamikazes. Pouvez-vous prĂ©ciser ce dernier point, en particulier votre comparaison avec lâAlgĂ©rie?
Entretien / 19
Les situations de guerre, de conflit ouvert sont peu propices aux jugements nuancĂ©s: on vous somme de choisir entre deux partis opposĂ©s, âqui nâest pas avec nous est contre nousâ (la formule du prĂ©sident Bush se trouve dĂ©jĂ , hĂ©las, dans lâEvangile). Concernant les rĂ©cents attentats terroristes et la riposte des Etat-Unis, je voudrais avoir le droit de prĂ©server ma libertĂ© de juger et de ne pas approuver inconditionnellement ce que fait lâun des belligĂ©rants.
Je condamne lâattaque contre New York sans aucune rĂ©serve, je prĂ©fĂšre de loin la dĂ©mocratie amĂ©ricaine, malgrĂ© tous ses dĂ©fauts, Ă la thĂ©ocratie prĂŽnĂ©e par les dirigeants dâal-Qaeda, je considĂšre aussi que les Etat-Unis Ă©taient dans leur droit en voulant punir ceux qui les avaient agressĂ©s. Lâont-ils fait de la maniĂšre la plus appropriĂ©e? La vie rĂ©elle nâĂ©tant pas un laboratoire scientifique, nous ne pourrons pas tester parrallĂšlement plusieurs solutions; la rĂ©ponse Ă cette question reste donc purement spĂ©culative. Al-Qaeda a incontestablement reçu des coups durs qui lâont immobilisĂ© pour lâinstant, et ceci est une bonne chose. Les victimes civiles de lâintervention en Afghanistan sont estimĂ©es Ă environ 3 000, soit Ă peu prĂšs autant que celles de lâattaque contre le World Trade Center â comment ne pas souhaiter que cette âbavureâ nâait pas eu lieu, comment ne pas regretter que pour punir le meurtre des innocents il faille tuer des innocents? Le rĂ©gime rĂ©trograde des talibans est tombĂ© et cela me rĂ©jouit personnellement, mais je ne crois pas que ce but aurait justifiĂ© lâintervention militaire: toutes sortes de rĂ©gimes politiques de par le monde nous dĂ©plaisent, pourtant personne ne rĂ©clame de leur dĂ©clarer une guerre sans merci. La confusion entre interventions militaires et humanitaires Ă©tait, en effet, constante, et je la regrette profondĂ©ment, car elle rend suspecte lâaide humanitaire, nourrit le soupçon que celle-ci est simplement le masque commode de la volontĂ© politique et militaire. Je dĂ©sapprouve aussi, je suis loin dâĂȘtre le seul, la formule âlâaxe du mal,â qui camoufle lâaction politique derriĂšre le vocabulaire moral ou religieux. Et je trouve bien inquiĂ©tant que certaines libertĂ©s civiques fondamentales soient suspendues, Ă lâintĂ©rieur mĂȘme des Etats-Unis.
La âguerre contre le terrorismeâ est une formule inconsistante: nous ne pouvons faire abstraction du contexte dans lequel est commis un acte, et ne retenir que sa forme, explosion de bombes posĂ©es par des individus anonymes, tuant la population civile. Lorsque ce contexte inclut une grande injustice politique ou sociale, on ne cesse pas de condamner les actes terroristes, Ă compatir avec les victimes; mais on sait quâon ne peut les combattre efficacement sans agir sur leurs causes, sans Ă©liminer cette injustice. Ainsi les attentats anti-français en AlgĂ©rie, pendant la guerre dâindĂ©pendance: leurs rĂ©sultats Ă©taient atroces, ils tuaient des jeunes gens dans les cafĂ©s, qui ne sâĂ©taient personnellement rendus coupables de rien. Pourtant, pour arrĂȘter ces attentats, il ne suffisait pas de poursuivre les âterroristes,â il fallait agir sur les causes du terrorisme â et donc, finalement, accorder lâindĂ©pendance Ă lâAlgĂ©rie. Les Palestiniens-kamikazes sont Ă leur tour coupables de la mort et des souffrances dâinnocents; mais si lâon veut que le âterrorismeâ palestinien sâarrĂȘte durablement, il faut crĂ©er un Etat palestinien viable, plutĂŽt que de dĂ©truire les rudiments de celui qui existe; un Etat qui ne soit pas morcelĂ© par des routes contrĂŽlĂ©es par son puissant voisin, qui soit aussi dĂ©barrassĂ© des colonies installĂ©es sur son territoire, de plus en plus nombreuses. Je ne vois aucune injustice comparable, motivant lâaction des kamikazes dâal-Qaeda, donc la riposte ici peut ĂȘtre plus purement policiĂšre ou militaire. Dans MĂ©moire du Mal, Tentation du Bien, vous suggĂ©rez que la montĂ©e de lâextrĂȘme droite en France sâexplique moins par la situation actuelle et ce que les mĂ©dias dĂ©signent par lâinsĂ©curitĂ©, qui recouvre les problĂšmes de chĂŽmage, les difficultĂ©s dâintĂ©gration sociale, le racisme, mais plutĂŽt par le passĂ©, plus spĂ©cifiquement par la v ictoire sur le fascisme Ă la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui a crĂ©Ă© de maniĂšre un peu paradoxale ce que vous appelez le nĂ©o-antifascisme, qui est une sorte de bonne conscience collective. Plus prĂ©cisĂ©ment, la gauche socialiste avait besoin, pour affermir sa propre position tout en affaiblissant celle de la droite, dâune extrĂȘme droite trĂšs forte. Est-ce quâau vu des rĂ©cents rĂ©sultats Ă©lectoraux en France, vous souscrivez toujours Ă cette interprĂ©tation du rĂŽle de lâextrĂȘme droite ou est-ce que la situation a un peu changĂ©?
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Je ne peux accepter sans rĂ©serves lâinterprĂ©tation que vous faites de ces pages de MĂ©moire du Mal, Tentation du Bien. Les faits que vous rappelez existent bien, mais je ne les prĂ©sente pas comme une explication globale de la montĂ©e actuelle de lâextrĂȘme droite. Je me contente, plutĂŽt, de relever ce paradoxe: câest aprĂšs la dĂ©faite du fascisme, en 1945, que tout le monde sâest empressĂ© de devenir antifasciste! Du reste cette identification de lâextrĂȘme droite avec la tradition fasciste est elle-mĂȘme problĂ©matique, il est probable quâil sâagisse lĂ dâun hĂ©ritage stalinien, car Staline prĂ©fĂ©rait Ă©viter de parler de national-socialisme, ce nom rappelait trop son propre nationalisme socialiste.
Quel est aujourdâhui le noyau idĂ©ologique dur des mouvements dâextrĂȘme droite en Europe? Pendant des dĂ©cennies, câĂ©tait lâanti-communisme. CâĂ©tait une situation un peu gĂȘnante pour les dĂ©mocrates authentiques, puisque eux aussi combattaient les dictatures communistes. Mais la situation a Ă©videmment changĂ© depuis lâeffondrement du camp soviĂ©tique, et mĂȘme plusieurs annĂ©es auparavant; or câest Ă partir de ce moment-lĂ seulement que lâextrĂȘme droite est redevenue forte. Son thĂšme de prĂ©dilection nâest pas non plus, comme pour les fascistes entre les deux guerres, lâĂ©loge de la force, un certain culte de la violence. Les partis dâextrĂȘme droite aujourdâhui jouent le jeu de la dĂ©mocratie, sâimposent â lĂ oĂč ils le font â grĂące au vote des Ă©lecteurs. Leur thĂšme favori câest, on le sait bien, la peur des Ă©trangers, la crainte pour lâidentitĂ© nationale. Une crainte nourrie aussi bien par lâintĂ©gration europĂ©enne, qui affaiblit les structures nationales, que par le mouvement des populations, plus fort que jamais, provoquĂ© notamment par lâattraction quâexerce le Nord (ou lâOuest) riche pour les ressortissants du Sud (ou de lâEst) pauvre.
LâextrĂȘme droite tente de rĂ©cupĂ©rer toutes les rĂ©actions populistes: lĂ rĂ©side le danger, car les sentiments populistes sont, le nom le dit bien, fort populaires. Comment rĂ©agir face Ă cette menace? Dâabord en tournant rĂ©solument le dos Ă toutes les facilitĂ©s du âpolitiquement correctâ (qui est souvent un âmoralement correctâ), pratiquĂ© volontiers par les âĂ©litesâ mais dont le âpeupleâ nâest pas dupe. Ensuite en sĂ©parant attentivement les exagĂ©rations et simplifications dĂ©magogiques des problĂšmes rĂ©els. Il ne faut pas, sous prĂ©texte que lâextrĂȘme droite aime sâemparer de ces thĂšmes, ignorer les craintes liĂ©es Ă lâinsĂ©curitĂ© dans les rues ou Ă la perte de lâidentitĂ© culturelle. Mais il ne faut pas non plus prĂ©tendre quâon peut les supprimer en renvoyant chez eux tous les immigrĂ©s et en fermant les frontiĂšres. Dans ce cadre, lâĂ©cole, les mĂ©dias et surtout les reprĂ©sen- tants politiques du pays ont un rĂŽle Ă©ducatif Ă jouer, en mettant en Ćuvre les principes dĂ©mocratiques quâils chĂ©rissent.
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Commentaire Reemstma, Jan Philipp. âTheorie der Moral nach Todorov und Luhmann.â âWie hĂ€tte ich mich verhalten?â und andere nicht nur
deutsche Fragen: Reden und AufsÀtze. Munich: Verlag C.H. Beck, 2001. 75-100.
22 / Tzvetan Todorov et Karine Zbinden