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N. Kaufmann Éléments aristotéliciens dans la Cosmologie et la Psychologie de S. Augustin In: Revue néo-scolastique. 11° année, N°42, 1904. pp. 140-156. Citer ce document / Cite this document : Kaufmann N. Éléments aristotéliciens dans la Cosmologie et la Psychologie de S. Augustin. In: Revue néo-scolastique. 11° année, N°42, 1904. pp. 140-156. doi : 10.3406/phlou.1904.1832 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0776-5541_1904_num_11_42_1832

Éléments Aristotéliciens dans la cosmologie et la psychologie de S. Augustin

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Éléments Aristotéliciens dans la cosmologie et la psychologie de S. Augustin.

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  • N. Kaufmann

    lments aristotliciens dans la Cosmologie et la Psychologiede S. AugustinIn: Revue no-scolastique. 11 anne, N42, 1904. pp. 140-156.

    Citer ce document / Cite this document :

    Kaufmann N. lments aristotliciens dans la Cosmologie et la Psychologie de S. Augustin. In: Revue no-scolastique. 11anne, N42, 1904. pp. 140-156.

    doi : 10.3406/phlou.1904.1832

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0776-5541_1904_num_11_42_1832

  • VII.

    lments aristotliciens

    DANS

    la Cosmologie et la Psychologie' de 5- Rugustin. *)

    Aristoteles Platonis discipulus, vir excellents ingenii, et eloquio Pla- toni quidem impar, sed multos facile superans. >

    {De civitate Dei, VI II, 12.)

    Aprs Aistote, saint Augustin est le savant qui se trouve tre le plus souvent cit par saint Thomas. Et voil dj un titre suffisant pour justifier l'intrt que doit prsenter pour les amis de la philosophie thomiste la personnalit philosophique la plus significative de l'poque patristique. L'tude des uvres de saint Augustin offre de plus grosses difficults que celle de la Homme thologique. Saint Thomas est en pleine possession de la vrit ; il est le matre d'un systme achev qui satisfait souverainement l'esprit et qui en impose mme des hommes de science protestants, tels que Eucken, Paulsen et d'autres. Augustin au contraire cherche le vrai ltons ; il traverse diverses tapes o sa pense volue ; c'est ainsi, par exemple, qu'il se reprend dans ses Rctractalioncs. Dans cette volution progressive, Augustin commena par s'attacher au manichisme, puis quand il se fut dtach de cette secte, il se rallia au scepticisme des acadmiciens, enfin s'leva au-dessus de

    *) Traduit de l'allemand.

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    leurs doutes par l'tude de la philosophie de Platon et des no-platoniciens, principalement dans les crits de Plotin et de Porphyre. Ce fut notamment la vritable mise en valeur de la connaissance de soi-mme, telle qu'il In trouva chez Plotin, qui le dbarrassa du scepticisme. Par cette voie, . Augustin devint disciple de PI < don, et c'est en cette qualit que trs souvent on l'oppose saint Thomas l'aristotlicien. Le Mose attique , pour reprendre une expression de Clment d'Alexandrie au sujet de Platon, a manifestement exerc une profonde influence sur la philosophie patristique, et on a raison d'appeler Augustin un Platon transfigur la lumire du christianisme.

    Mais le clbre pre de l'Eglise est-il exclusivement platonicien, et Aristote n'a-t-il sur lui aucun ascendant? Les pavants catholiques ne s'accordent pas sur la rponse donner cette question. M. Von Hertling, professeur de philosophie l'universit de Munich, rpond ngativement. Dans sa monographie sur saint Augustin, il crit, propos des sources augustiniennes : - Aristote lui demeura tranger sa vie durant, partir des jours de sa premire jeunesse, o il lut sans jouissance et sans profit, l'opuscule sur les Qdgories 1). Par contre, le Dr Commer, de l'universit de Vienne, est d'avis que les doctrines du Stagirite, elles aussi, eurent de l'influence sur Augustin. Dans son remar-

    t quable ouvrage Die immenvhrende Philosophie, il parle d'Augustin comme d'un docteur de la philosophia perennis : Aristote aussi lui rendit des services. C'est de lui qu'Augustin apprit la logique. La signification de formes qu'il donne aux ides, comme moyens de la connaissance, est aristotlicienne. La species, l'image que nous connais- sons, est bien la forme qui constitue la ralit des choses. Au fond, l'idologie d'Augustin est aristotlicienne. L'intel-

    1) Augustin ( Weltgeschichte in KRrakterbildern). Kirchheim, Mainz, l02, p. -39, 2e colonne : Aristoteles ist ihm zeitlebens frerad peblieben, seitdem er in friihen Jahren ohne Genuss oder Forderung die klcine Schrift ber die Kategorien gelesen hatte.

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    ligence n'a pas d'ides innes, mais l'aide des sens elle lit les ides divines ralises dans le monde des corps, de sorte qu'elle les saisit dans leur vrit propre, et celle-ci n'est autre que la vrit ternelle et fonde sur Dieu. D'Aristote aussi Augustin recueille la thorie de l'tre potentiel et il en tire le concept pur de la matire, qui d'ores et dj devient plus clair que chez Aristote. De mme, le concept aristotlicien de l'me sert de base sa psychologie. Finalement Augustin emprunte la Koinonia aristotlicienne la thorie de l'amiti, dont il fait la base de sa sociologie 1). A cette enumeration nous pourrions ajouter le concept de temps (Confess. XI, 13 et suiv., et De civil. Dei, XI, 5 et 6), apparent la mesure du mouvement d'aprs Aristote. M. Commer, comme il convenait au caractre d'esquisse de son ouvrage, ne fournit pas la preuve des thses allgues et ne leur consacre pas de plus amples dveloppements. Il renvoie l'ouvrage de Nourrisson 2).

    Pour mettre mieux en relief l'influence d' Aristote sur saint Augustin, il ne faut pas oublier que le no-platonisme, auquel celui-ci rendait hommage l'exception des thories panthistes de l'manation, n'est pas une reproduction exclusive du platonisme, mais un syncrtisme de philosophie platonicienne et aristotlicienne. L'influence d' Aristote se remarque principalement en logique ; bien plus, Porphyre, le disciple de Plotin, est l'auteur d'une introduction l' Organon.

    1) Eine Skizze, 1889. Aber auch Aristoteles diente ihm. Von ihm lernte er die Logik. Die Bedeutung der Ideen als Formen fiir die Vermittlung der Erkenntniss 1st aristotelisch ; die Species, das Bild, welches wir erkennen, ist gerade die Form, von welcher die Wesenheit der Dinge gebildet wird. Seine Erkenntnistheorie ist im Wesentlichen aristotelisch: der Verstand hat keine eingeborenen Ideen, sondern er liest mit Hilfe der Sinne die in der Krperwelt verwirklichten Gottesgedanken heraus, so dass er sie in ihrer eigenen Wahrheit, die freilich eine gottbegrtindete und ewige ist, erfasst. Auch den Begriff des mglichen Seins liefert ihm Aristoteles und er schafft dauiit den reinen Begriff der Materie, der von jetzt ab heller wird, als er bei Aristoteles erschien. Auch fiir die Psychologie dient ihm der aristotelische Seelenbegriff als Grundlage. Endlich entnimmt er das Fundament fiir seine Sociologie, den Begriff der Freundschaft, aus der aristotelischen Koinonia.

    2) La philosophie de saint Augustin. Paris, 1865.

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    M. Willmann, professeur mrite l'universit allemande de Prague, consacre dans son ouvrage devenu classique Gcschichte des Ideatismus, un chapitre intressant au rle des lments aristotliciens dnns la formation intellectuelle des premiers crivains chrtiens 1). Aprs avoir parl du crdit dont Arislote jouit chez les no-platoniciens, il remarque : Le travail de pense fourni par Aristote a dtermin les conceptions gnrales de tant de manires, qu'il n'tait pas permis de ne pas en tenir compte 2).

    Willmann rapporte encore que saint Anatole, vque de Laodice depuis 270, fonda une cole de philosophie aristotlicienne Alexandrie, la capitale du no-platonisme.

    On peut donc admettre a priori que la philosophie d' Aristote ne devait pas tre inconnue de s;iint Augustin. Le texte choisi comme exergue de ce travail et emprunt au De cicitate Dei que saint Augustin crivit la fin de sa vie, montre qu'Aristote n.) lui demeura pas tranger sa vie durant , mais exera sur lui son ascendant de grand penseur.

    Dans son E pistol a contra Faustum Munich., c. 6, Augustin mentionne en gnral les uvres d'Aristote dont l'authenticit, comme celle des uvres de Platon, est tablie par la tradition 3). Les Confessions, IV, 16 nous fixent spcialement sur ce fait qu'Augustin tudia et comprit sans le secours d'aucun matre les Catgories d'Aristote 4).

    1) Band II, 1896, 67 : Aristotelische Elemente in der altchristlichen Gedanken- bildung .

    2) P. 165. Cfr. p. 175 : Plotin vt-rknpfte die aristotelischen Principien mit den platonischen und das Interesse, das die Christen an seinen und seiner Schiller Schriften nahmen, kam auch Aristoteles zu gute.

    3) Dans cette tude nous utilisons l'dition des thologiens de Louvain (Anvers, 1576) et celle des Maurins (Paris, 1678-1700). Voici le texte vis : Platonis, Aristotelis, Ciceronis, Varronis, aliorumque eiusmodi authorum libros, unde noverunt homines quod ipsorum sint, nisi eadem temporuin tiibimet succedentium contestatione continua ?

    4) Et quid mihi proderat, quod annos natus ferme viginti, cum in manus meas venissent Aristotelica quaedain, quas appellant decem categorias, quarum nomine cum eas rhetor Carthaginensis magister meus buccis typho crepantibus coramemo- raret, et alii, qui docti habebantur, tamquam in, nescio quid, magnum et divinum suspensus inhiabam ; legi eas solus et int llexi ? Quas cum contulissem cum eis, qui se dicebant vis eas magistris eruditissimis, non loquentibus tantum, sed multa in

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    Prit-il connaissance de cet crit dans sa forme originale ou l'aide d'une traduction latine ( Le texte ne permet pas de l'tablir. Cette question soulve d'ailleurs le problme plus gnral de savoir si Augustin possdait du grec une connaissance approfondie. Il rappelle (Conf. I, 7) qu'il tudia contrecur la grammatique grecque, manifestement parce que ses formes sches taient mal faites pour plaire au jeune homme potique et rveur. On n'en pourrait cependant conclure qu'Augustin ne connaissait le grec que d'une faon trs dfectueuse. A un ge plus avanc, Augustin semble s'tre convaincu de la ncessit de comprendre la langue grecque, et il aurait regagn le temps perdu. D. C. WolfgTiber (0. S. B.) fournit la preuve qu'Augustin, dans son exgse de l'criture sainte, aurait consult des manuscrits grecs, (ju'il les aurait collationns avec les versions latines et qu'il aurait lu plusieurs pres grecs tels Basile, Epiphanius dans le texte original I).

    Quoi qu'il en soit, le jugement port par Augustin sur les Catgories d'Aristote n'est pas favorable. Mais pour apprcier sa juste valeur le texte cit plus haut, il faut le replacer dans son milieu. Augustin y parle de la connaissance de Dieu, et regrette que pendant sa jeunesse il n'ait eu de Dieu que des conceptions sensibles et infrieures, par exemple qu'il se soit reprsent Dieu, la manire des Manichens, comme un corps lumineux incommensurable.

    pulvere depingentibus intellexisse : nihil inde aliud mihi dicere potuerunt, quam ego solus apud meipsum legens cognoverain. Et satis aperte mihi videbantur loquentes de substantiis, sicuti est homo ; et quae in illis essent, sicut est figura hominis ; qualis sit et statura, quot pedum sit, et cognatio, cujus frater sit, aut ubi sit constitutus, aut quando natus, aut stet, aut sedeat, aut calceatus vel armatus sit, aut aliquid faciat, aut patiatur aliquid : et quaecunique in his novem generibus, quorum exempli gratia quaedam posui, vel in ipso subbtantiae getiere innumerabilia reperiuntur. Quid hoc mihi proderat, quando et obrt ; cum etiam te, Deus meus, mirabiliter simplicem atque incommutabilem, illis decem praedicamentis putans, quidquid esset, omnino comprehensum, sic intelligere conarer, quasi et tu subjectus esses magnitudini tuae aut pulcritudini, ut ilia essent in te quasi in subjecto, sicut in corpore ; cum tua magnitudo et tua pulchritudo tu ipse sis ; corpus autem non eo sit magnum et pulcrum, quo corpus est, quia etsi minus magnum et minus pulcrum esset, nihilominus corpus esset. Falsitas enim erat, quam de te cogitabam, non veritas, et figmenta miseriae meae, non firmamenta beatitudinis tuae.

    1) Augustimis, Paderborn, 1898, p. 16, n 17.

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    Or il esprait trouver dans l'tude des Catgories de quoi perfectionner sa connaissance de Dieu. Mais, du dans son attente, il se mprit au point de croire que les attributs divins taient des accidents, dsigns par les Catgories, et inhrents cette substance comme par exemple les couleurs sont inhrentes au corps. Est-il besoin de faire remarquer qu'Aristote lui-mme ne versa pas dans cette fausse conception, puisqu'il appelle Dieu T acte pur ? Augustin s'attache avant tout montrer qu'aucune catgorie ne peut s'appliquer Dieu, pas mme la catgorie de substance, pour la raison qu'aucun accident ne peut se trouver en lui.

    Il rattache cette thorie la doctrine no-platonicienne d'aprs laquelle Dieu est au-dessus de l'tre et de la substance (uTrspoucno^y. Or Aristote ne conoit pas seulement la substance comme un substrat servant de support des accidents, mais comme l'auto-subsistant, l'tre existant par soi (ens per se existens). Ds lors il est permis de reporter la notion de substance en Dieu, dans un sens eminent, puisque Dieu existe en soi et pour soi de faon absolue. C'est donc relativement la connaissance de Dieu, et la suite de malentendus, qu'Augustin dprcie les Catgories ; mais ce serait aller trop loin d'en conclure qu'il a voulu combattre tous les points de vue les catgories aristotliciennes et notamment mconnatre leur valeur logique l).

    Aprs ces recherches prliminaires, abordons le sujet propos dans ce travail, et prenant pour base des tudes personnelles sur les sources, essayons de fixer les lments aristotliciens dans la Cosmologie et la Psychologie de

    1) L'ouvrage attribu Augustin sous le titre Categoriae decent ex Aristotele deceptae a t pendant longtemps considr comme authentique. Alcuin par exemple le tient pour tel (Categoriae Aristotelis ab Augustino de graeco in latinum mutatae) et il les soumit avec un prologue enthousiaste son mcne, Charlemagne. La critique moderne a combattu l'authenticit de cette transposition latine et de l'introduction qui l'accompagne ; et voici pour quelles raisons principales : l'auteur dcerne aux catgories d' Aristote des loges nombreux qui ne s'accordent pas avec le texte des Confessions cit plus haut (IV, 16). Nulle part dans ses ouvrages, pas mme dans ses Principia dialecticae, saint Augustin ne mentionne qu'il serait l'auteur d'un trait sur les catgories. Cfr. \' Adtnonitio qui prcde le trait dans le tome I de l'dition des Bndictins.

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    saint Augustin. Il faut noter expressment que par 'lments aristotliciens nous n'entendons pas des citations textuelles qu'Augustin aurait directement empruntes aux crits d'Aristote, mais des doctrines par lesquelles Augustin, consciemment ou inconsciemment, se range du ct d'Aristote, rencontre de Platon, qu'il ait abouti ces doctrines soit par l'tude d'crits aristotliciens, soit par sa rflexion personnelle, soit par l'intermdiaire du no-platonisme.

    I.

    La base proprement dite du systme aristotlicien est sans contredit la thorie de la matire et de la forme, de la puissance et de Vacte. Or on retrouve ces notions dans la cosmologie augustinienne. En triomphant de grosses difficults, et aprs s'tre reprsent d'abord la matire comme un chaos, le gnial penseur s'est lev au concept de matire amorphe, d'tre en puissance, correspondant la notion aristotlicienne de materia prima ; et il rend grces Dieu d'avoir acquis cette importante doctrine 1). Aristote dduit le concept de matire du processus du devenir, du changement substantiel2). Le devenir se parfait dans la succession des contraires ; il va d'une chose vers une chose . La matire est le substrat indtermin qui passe d'une forme une autre, ce dont une chose se fait*. Quant la forme substantielle, elle est le principe de dtermination, ce qui fait que la chose est t. Par une voie similaire, par la considration du devenir dans le monde corporel, Augustin aboutit au concept de matire informe. Je considrai les corps eux-mmes, je considrai attentivement leur mutabilit, grce laquelle ils cessent d'tre ce qu'ils sont et commencent d'tre ce qu'ils n'taient pas ; et je souponnai que ce passage d'une forme une autre s'accomplit par

    1) Nec ideo tamen cessabit cor meum dare tibi honorem et canticum laudis de iis, quae dictare non sufficit. Confess. XII, 6.

    2) Cfr. D. Mercier, Ontologie, pp. 413 et suiv.; Kaufmann, Elemente der aristotelibchen Ontologie, S. 118 ff.

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    quelque chose d'informe, qui cependant n'est pas le nant l). Voici comment, par voie ngative, Aristote prcise le concept de matire premire : elle n'est pas une substance, ni un des accidents prdicamentels ; elle n'est pas davantage un nant, mais un substrat indtermin 2). Quand Aristote remarque dans la Physique (V, 1) que le devenir est une transition /. w3 ^ 'vto; et par l il entend la matire, ce non -tre ne signifie pas le nant absolu, mais un non- tre relatif; l'tre dpourvu d'actualit, mais potentiel. La matire premire lient le milieu entre l'actualit et le nant. Or Augustin ne prcise pas autrement la matire. Elle n'est ni corps, ni esprit, ni couleur, ni figure, et cependant elle n'est pas un nant, mais un substrat dpourvu de forme 3).

    Aristote conoit aussi la premire matire par voie positive, relativement la forme. La matire est le premier sujet qui, ensemble avec la forme, constitue la substance corporelle, et pas seulement un tat accidentel del substance4). Et le Stagirite insiste que ce substrat n'est pas quelque chose d'extrinsque, mais qu'il est immanent l'tre en devenir, comme son principe constitutif. La matire est Y tre en puissance, appropri la forme, et par consquent actualis, organis par elle, pour donner naissance, en concours avec la forme, la substance complte du corps. En termes semblables Augustin dcrit la matire comme formabilis, capax formarum, capax formatiouis , quod

    1) .. et intend! in ipsa corpora eorumque mutabilitatem altius inspexi,qua desinunt esse quod fuerant, et incipiunt esse quod non erant ; eumdemque transitum de forma in form am per informe quiddam fieri suspicatus sum, non per omnino nihil. Cinfrs-, XTI. 0.

    2) Xsyto 8""jXtjv fj /.a3' oc'jt^v \>.r{zz xi ;j.tjts ~o(tov a^ts a'XXo iitiSvj Xs'ysTai tu; up'.atai to ov. Afe^. VII, 3.

    8) Nonne tu Domine docuisti me, quod priusquam istam informem materiam formares atque distingueres, non erat aliquid, non color, non figura, non corpus, non spiritus ? Non tamen omnino nihil, erat quaedam informitas sine ulla specie. Conf. XII, 3. Au chapitre 6 de ce livre il appelle la matire quiddam inter for- matiim ftt nihil. nec formatum nec nihil, informe prone nihil .

    *) Xsyto yp Xtjv x towtov 'j~oxEtasvov xaciTw, s; ou yt'vs-aTi vrjizipyoYto (xtj xat

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    potest accipere formant l). Il rfute fond la doctrine des Manichens, qui font de la matire le principe du mal. La matire est crature de Dieu, elle est bonne au mme titre que la forme, puisque l'une et l'autre sont des imitations de l'ide divine. En faisant de la matire informe un produit de l'acte crateur, Augustin a perfectionn la doctrine d'Aristote. Car celui-ci n'a pu s'lever l'ide de la cration et il a d souscrire l'ternit de la matire.

    tre en puissance, la matire aristotlicienne ne saurait exister par soi : seul le compos corporel peut tre ralis. Sur ce point Augustin s'accorde avec Aristote. Jamais la matire informe n'a exist comme telle ; elle a sur la forme une priorit de nature et non de temps. Dieu les a simultanment appeles l'existence2). Et pour l'expliquer Augustin recourt une comparaison. La voix inarticule de celui qui parle est le substrat, la parole est la voix informe ; or la voix et la parole sont coexistantes.

    Certains principes formels unis la matire par l'acte crateur n'y existent pas, suivant Augustin, dans leur plnier dveloppement, mais l'tat de rationes seminarian, sminales, germes idaux qui sous l'influence de l'action divine s'laborent progressivement, quand ils sont placs dans des circonstances favorables, et deviennent alors des formes substantielles 3).

    1) De nat. boni, contra Manichaeos. De gen. ad litt. Cont. advers. leg. et prophet., c. 8 :

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    La doctrine augustinienne des rationes sminales est emprunte au no-platonisme, principalement Plotin. Saint Thomas n'a pas repris cette doctrine ; il lui oppose la thorie de Yeductio formarum, qui est un dveloppement bien plus logique du concept aristotlicien de la passivit relle de la matire l).

    Ce qui prcde suffit montrer qu'on trouve chez Augustin les concepts aristotliciens de matire premire et de forme substantielle. Pour confirmer cette thse, empruntons quelques citations des monographies rcentes. Grassmann observe dans l'ouvrage signal plus haut (p. 19): Augustin a repris d'Aristote la thorie de matire et de forme, non par voie directe, mais par l'entremise de Plotin, qu'il avait appris connatre vraisemblablement dans la traduction du rhteur Victorinus. Storz remarque avec justesse dans sa monographie Die Philosophie des hi. Angus- tinus 2) : Le monde a t, parce que Dieu a fait surgir du nant une matire informe et plastique approprie des principes ternels de forme, et qu'il l'a organise grce ces formes. Ce principe du devenir est l'tre possible. De mme encore, dans son rcent ouvrage sur saint Augustin, l'abb Martin crit 3) : Les choses cres sont matire et forme. La matire, pure indtermination, ralit insaisissable, voisine du nant, de laquelle il faudrait pouvoir dire qu'elle est un rien ralis, Nihil aliquid, ou encore l'tre qui n'est pas, Est non est, la matire n'a pas eu d'abord une existence indpendante et isole ; elle a toujours t dtermine par quelque forme, sans quoi elle n'aurait pas subsist.

    M.Martin traduit exactement la pense de saint Augustin, sans se proccuper autrement du point de savoir quelle source celui-ci a puis cette doctrine. De son ct

    1) Cfr. Dr. M. Schneid, Nai ur philosophie im Geiste des hl. Thomas v. A., 1890. De Wulf, Histoire de In philosophie mdivale.

    2) Herder, Fribourg i. B., 1832. 8) P. 308. Collection Les Grands Philosophes, Alcan, 1901,

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    M. Baeumker remarque *), propos d'une tude sur les noplatoniciens : II est intressant d'entendre de la bouche mmo de saint Augustin (Conf. XII, 4) quelles peines il a cot ce grand penseur de se dtacher de la reprsentation d'une matire chaotique, pour se rallier au vritable concept platonicien de la matire informe. D'aprs cela, M. Baeumker est d'avis que le concept augustinien de la matire informe est d'origine purement platonicienne ; nous ne pouvons pas nous rallier cette faon de voir. Bien plus, les dclarations de Baeumker lui-mme nous ont confirm dans la conviction que chez Augustin on ne trouve pas le concept purement platonicien de la matire. Comme Baeumkor le remarque dans ses judicieuses recherches sur le concept de la matire chez Platon (pp. 110-212), la matire premire, telle qu'elle est dcrite dans le Time, n'est p. s la substance corporelle qualitativement indtermine, ni la possibilit de la substance corporelle, mais l'espace vide, c'est--dire la simple extension. Baeumker rfute victorieusement cette thse que Platon possde le concept de matire comme tre potentiel ; ce concept, ainsi qu'il le montre plus loin, se rencontre pour la premire fois chez Aristote 2) et plus tard chez les no-platoniciens, ceux-ci, suivant la remarque de Baeumker (pp. 153 et 154), avant runi d'une faon svncrtique les vues de Platon et d' Aristote 3). A propos d'une note (p. 114), Baeumker oppose le concept platonicien de la matire ou Vcspace qui reoit au concept aristotlicien, c'est--dire au potentiel et au faronnable.

    Or, comme nous l'avons vu, saint Augustin dsigne expressment la matire comme formubilis. De mme saint Augustin, tout comme Aristote, a obtenu le concept de matire par une analyse du devenir et des changements

    1) Das Problem der Materie in der griechischen Philosophie, Munster, 1890, p. 384.

    2) V. la troisime section : Aristoteles. Die Materie als Moglichkeit, 3) Cfr. la cinquime section : Der Neuplatonistnus,

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    substantiels dans le monde des corps. Baeumker l'admet expressment en ce qui concerne Aristote (p. 185) et remarque que le problme de la matire chez Platon a une tout autre signification Ici la question n'est pas de savoir comment d'une chose sensible une autre chose surgit, mais en gnral comment des choses sensibles. peuvent avoir un fondement ct des ides. Cette possibilit, Platon l'explique en ce que l'ide selon lui est l'exemplaire substantiel dont le phnomne sensible est l'image changeante. Or cette image ne peut pas tre conue sans un substrat, o les imitations des formes idales apparaissent et disparaissent. Certes, saint Augustin, lui aussi, enseigne que les formes apparaissent dans la matire, comme des imitations des ides de Dieu. Mais la matire pour lui n'est pas seulement un rceptacle tendu, elle est quelque chose de potentiel et capable de s'organiser. La matire ne reoit pas les formes de la faon dont un miroir rflchit les images, mais elle est faonne par la forme, et en cela Augustin est d'accord avec Aristote 1).

    En concluant cette premire tude, nous regrettons que parmi les auteurs contemporains, un si grand nombre raillent le concept de matire informe qui a si brillamment clair l'esprit gnial de saint Augustin.

    II.

    La thorie de la matire et de la forme reoit aussi dans les doctrines de saint Augustin des applications l'tude de l'me humaine et de ses rapports avec le corps. Suivant Platon, l'me intelligente de l'homme a prexist son union avec le corps ; cette union tait la consquence d'une faute et ne rpondait pas la destination naturelle et originaire de l'me intelligente. Celle-ci, dans son

    1) II a t dit que c'est par manire d'incidence et en note que Baeumker rencontre le concept augustinien de la matire. Un examen approfondi de cette question n'entrait pas dans les cadres de son tude.

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    alliance avec le corps mortel, ne ralise pas une unit de substance. L'me n'est que la cause motrice du corps, elle habite l'intrieur du corps pour le mettre en mouvement et le diriger, comme le conducteur se trouve sur son char. D'aprs Arislote, au contraire, l'me intelligente n'est pas seulement la cause motrice du corps, mais elle est son principe de vie, sa forme substantielle l). Avec le corps qui lui sert d'organe, elle constitue une substance humaine, la fois sensible et spirituelle. A laquelle de ces deux conceptions se rallie saint Augustin ? Nous n'hsitons pas rpondre : la conception aristotlicienne et non pas la thorie platonicienne. Sur ce point, Augustin s'exprime clairement dans son crit de immortalitate animae, c. 15, auquel nous empruntons le passage ci-contre : Quod si tradit speciem anima corpori, ut sit corpus inquantum est, non utique speciem tradendo adimit... Hoc autein ordine intelligitur a summa essentia speciem corpori per animam tribui, qua est in quantumcumque est. Per animam ergo corpus subsistit, et eo ipso est, quo animatur.

    Les textes montrent l'vidence que l'expression species chez saint Augustin a le mme sens que le mot slo? chez Aristote et forma chez les scolastiques. Augustin se sert indiffremment des mots species et forma. Or Willmann remarque fort bien ce propos 2) : Le mot species est l'quivalent de l'sTso d' Aristote dans cette phrase : tradit speciem anima corpori, ut sit corpus inquantum est . Chez Aristote sTo est Y hxzki/j.

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    mais cet esprit est uni un corps qu'il anime, faonne et maintient dans l'existence. Ainsi le corps appartient essentiellement la substance de l'homme, si bien que l'homme n'est vraiment homme que par l'union de ces deux principes constitutifs... L'me est sans doute l'lment principal, la forme organisatrice et le principe vital du corps, car ce qui appartient au corps ne lui appartient que par et avec l'me. Saint Augustin insiste (de gen. ad lilt. V, II, 27), par opposition la thorie platonicienne, sur cotte ide que l'me et le corps sont crs et existent l'un pour l'autre et que par consquent l'me porte en elle-mme une inclination de nature s'unir avec le corps. Ce que nous venons de dire suffit dmontrer cette thse que saint Augustin s'accorde avec Aristote et plus tard avec saint Thomas pour enseigner que l'me raisonnable de l'homme est la forme substantielle du corps, et s'unit avec lui dans l'unit de nature humaine.

    Malheureusement, cette interprtation de l'augustinisme, la seule qui soit conforme la vrit historique, n^ se trouve pas mise en valeur chez les rcents historiens de la philosophie de saint Augustin. Tel von Hertling qui dans la monographie cite crit (p. 50, col. 2) : Dans un de ses premiers ouvrages, Augustin dh'nit l'me une substance spirituelle dtermine rgir le corps. Lorsque, un millier d'annes plus tard, la philosophie du moven ge chrtien se fut assimil les doctrines aristotliciennes, cette dfinition fut dfinitivement remplace par cette aulre : l'me est la forme du corps. En vrit cependant, malgr les formules aristotliciennes, la pense de saint Augustin est demeure triomphante. La premire dfinition a t comprise dans le sens de la seconde, sans qu'on ait eu conscience de s'carter ainsi do la vritable interprtation du Stagirite. r Nous regrettons de ne pouvoir nous rallier cette faon de voir d'un savant que nous estimons hautement, et qui a rendu les plus grands services la science catholique. La dfinition laquelle von Hertling fait allusion, et qu'il ne

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    reproduit pas dans une tude de vulgarisation, se trouve dans le de quantitate animae, c. 13 : Si autem definiri tibi animum vis et quaeris, quid sit animus, facile res- pondeo. Nam mihi videtur esse substantia quaedam rationis particeps, regendo corpori accommodata. Or quand on compare cette phrase avec le texte cit plus haut du de immortalilate animae, c. 15, il appert que saint Augustin entend l'expression regendo corpori r, non seulement dans le sens de Platon pour qui l'me est le moteur du corps, mais qu'il fait do l'me le principe dterminateur du corps dans le sens aristotlicien, c'est--dire que l'me domine le corps comme son organe. Quand saint Thomas, le prince de la philosophie chrtienne du moyen ge, dsigne l'me intelligente comme la forme du corps, il entend dire la mme chose qu'Aristote, l o celui-ci dfinit l'me Yentlchie du corps 1). Aussi saint Thomas rfute longuement la doctrine platonicienne. L'me intelligente n'est pas unie au corps comme motor, mais comme forma 2). De mme, M. Clestin Wolfgruber, dans le travail que nous avons cit plus haut, lorsqu'il parle (pp. 765 et 766) des rapports de l'me et du corps, n'a pas mis en lumire que le clbre Docteur de l'glise conoit l'me intelligente comme la forme spcifique au sens aristotlicien du mot.

    Nous avons donc acquis la conviction que dans la philosophie de saint Augustin on trouve incontestablement des lments aristotliciens, et des doctrines sur lesquelles consciemment ou inconsciemment il s'accorde avec Aristote. Mme si l'on partait de cette hypothse que saint Augustin s'est lev par sa pense propre et sans connatre directement ou indirectement les crits du Stagirite o ces doctrines sont exposes, cette concordance de deux

    1) Cfr. Sum. Theol., I, q. 76, art. 1 et 3, 2) Cfr. Sum. contra Gent., II, 68.

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    gnies ne devrait pas tre apprcie moins favorablement pour saint Augustin que pour Aristote. Dans les temps modernes, on pout remarquer que plus d'un savant est aristotlicien sans le savoir, et faute d'tre vers suffisamment dans l'histoire de la philosophie. Tel est le cas du clbre naturaliste Bar, qui par ses tudes est arriv la conviction qu'on trouve dans la nature une tendance vers un but, une adaptation prconue de moyens vis--vis de fins dtermines. On lui lit remarquer qu'Aristote, depuis longtemps, avait tabli cette doctrine fondamentale, et on lui renseigna l'expos de la philosophie aristotlicienne dans l'histoire de la philosophie d'P]rdmann. Et Bar avoua que les principes d'Aristote s'accordent entirement avec ses thories. M. Stlzle, professeur de philosophie Wurz- bourg, qui nous empruntons ce fait, remarque juste titre : Pareille rencontre de deux penseurs minents vingt sicles de distance, est de nature nous rjouir grandement, car cette rencontre est une preuve de vrit de la tlologie ]).

    Saint Augustin tait principalement, mais non exclusivement platonicien, et son systme accuse des influences d'Aristote. Saint Thomas d'Aquin, comme son matre Albert le Grand, tait principalement aristotlicien, mais non titre exclusif; et par l'intermdiaire de saint Augustin, nous trouvons chez lui des lments platoniciens, notamment dans sa doctrine sur les ides divines. Albert le Grand d'ailleurs fait observer que la vritable philosophie consiste dans l'union des points de vue platonicien et aristotlicien. Le fondement du systme philosophique de saint Thomas rside dans la thorie aristotlicienne de la matire et de la forme, et c'est l un des lments principaux de la philosophie perennis. Or, en cela Augustin ne parle pas autrement que Thomas ; par consquent, entre saint Augustin et saint Thomas on ne trouve pas d'opposi--

    1) Karl Ernst von Bar und seine Weltanschauung, 1897.

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    tions principielles. Celui qui tudie et magnifie Thomas n'exile pas Augustin. Mais il est vrai de dire que le systme de saint Thomas, notamment en ce qui concerne la mthode, et grce ses connaissances approfondies des crits d'Aris- tote, ralise sur la philosophie patristique un progrs considrable.

    I)r N. Kaupmann, Professeur de philosophie Lucerne.

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