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Dumas - La Bouillie de La Comtesse Berthe-39

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  • 1PrfaceIl faut dabord vous dire, mes enfants, que jai quelque peu parcouru le

    monde, et qu ce titre de voyageur je vous ferai probablement un jour unRobinson, qui ne vaudra sans doute pas celui de Daniel de Fo, mais quivaudra bien certainement tous ceux quon a faits depuis.

    Or, pendant un de ces mille voyages dont je vous parlais tout lheure,jtais sur un bateau vapeur remontant le vieux Rhin, comme lappellentles Allemands, et suivant des yeux, ma carte et mon guide sur la table, tousces beaux chteaux dont le temps, pour me servir dune expression dunpote de nos amis, a miett les crneaux dans le fleuve. Chacun venait au-devant de moi, me racontant son pass plus ou moins potique, lorsqumon grand tonnement, jen aperus un dont le nom ntait pas mme portsur ma carte ; jeus alors recours, comme je lavais dj fait plus dune foisdepuis Cologne, un certain M. Taschenburch, n en 1811, cest--dire lamme anne que ce pauvre roi qui na jamais vu son royaume. Celui auquelje madressais tait un petit homme reprsentant assez bien un carr long,tout confit de vers et de prose, quil dbitait au premier venu qui prenait lapeine de le feuilleter ; je lui demandai donc ce que ctait que ce chteau. Ilse recueillit un instant, et me rpondit :

    Ce chteau est le chteau de Wistgaw. Peut-on savoir qui il appartenait ? Certainement. Il appartenait la famille de Rosemberg, et tant tomb

    en ruine, vers le treizime sicle, il fut rebti par le comte Osmond et lacomtesse Berthe, sa femme. Cette reconstruction donna lieu une traditionassez singulire.

    Laquelle ? Oh ! cela ne vous amuserait pas, cest un conte denfant. Peste, mon cher monsieur Taschenburch, vous tes bien dgot. Ah !

    vous croyez que votre lgende ne mamuserait pas parce que cest un contedenfant. Eh bien, tenez.

    Je lirai de ma poche un petit volume fort joliment reli et je le lui montrai ;ce volume contenait le Petit chaperon rouge, Peau dne et lOiseau bleu.

    Que dites-vous de ceci ? Je dis, rpondit-il gravement, que ces trois contes sont tout bonnement

    trois chefs-duvre. Et alors vous ne faites plus aucune difficult de me raconter votre

    lgende. Aucune ; car je vois quelle sadressera une personne digne de

    lapprcier.

  • 2 Mais vous le savez, dans un conte de fe, car je prsume que votrelgende est un conte de fe ou peu prs

    Justement. Eh bien, dans un conte de fe, le titre est pour beaucoup ; voyez quels

    beaux titres : le Petit chaperon rouge, Peau dne et lOiseau bleu. Eh bien, mon titre moi nest pas moins intressant. Quel est-il ?La Bouillie de la comtesse Berthe. Mon cher monsieur Taschenburch, leau men vient la bouche. En ce cas, coutez donc. Jcoute. Et il commena ainsi :

  • 3Ce que ctait quela comtesse Berthe

    Il y avait un jour un vaillant chevalier nomm Osmond de Rosemberg,lequel choisit pour femme une belle jeune fille nomme Berthe. Berthenaurait pas pu se mesurer, je le sais bien, avec les grandes dames de nosjours, quoiquelle ft certainement aussi noble que la plus noble ; mais ellene parlait que le bon vieux allemand, ne chantait pas litalien, ne lisait paslanglais, et ne dansait ni le galop, ni la valse deux temps, ni la polka ; maisen revanche, elle tait bonne, douce, compatissante, veillait avec soin cequaucun souffle ne ternit le miroir de sa rputation. Et quand elle parcouraitses villages, non pas dans une lgante calche, avec un chien du roi Charlessur la banquette de devant, mais pied, avec son sac daumne la main, unDieu vous le rende, dit par la voix reconnaissante du vieillard, de la veuveou de lorphelin, lui paraissait plus doux loreille que la plus mlodieuseballade du plus clbre Minnesinger, ballade que parfois cependant payaientdune pice dor ceux-l mme qui refusaient une petite monnaie de cuivreau pauvre qui se tenait debout demi nu et grelottant sur la route, sonchapeau trou la main.

  • 4Les CoboldsAussi les bndictions de toute la contre retombaient comme une douce

    rose de bonheur sur Berthe et sur son mari. Des moissons dores couvraientleurs champs, des grappes de raisins monstrueux faisaient craquer leurstreilles, et si quelque nuage noir charg de grle et dclair savanait sur leurchteau, un souffle invisible le poussait aussitt vers la demeure de quelquemchant chtelain au-dessus de laquelle elle allait clater et faire ravage.

    Qui poussait ainsi le nuage noir, et qui prservait de la foudre et de lagrle les domaines du comte Osmond et de la comtesse Berthe ? Je vais vousle dire.

    Ctaient les nains du chteau.Il faut vous dire, mes chers enfants, quil y avait autrefois en Allemagne

    une race de bons petits gnies qui malheureusement a disparu depuis, dontle plus grand atteignait peine six pouces de haut, et qui sappelaientcobolds. Ces bons petits gnies, aussi vieux que le monde, se plaisaientsurtout dans les chteaux, dont les propritaires taient, selon le cur deDieu, bons eux-mmes. Ils dtestaient les mchants, les punissaient par depetites mchancets leur taille, tandis quau contraire ils protgeaient detout leur pouvoir, qui stendait sur tous les lments, ceux que leur excellentnaturel rapprochait deux ; voil pourquoi ces petits nains, qui, de tempsimmmorial, habitaient le chteau de Wistgaw, aprs avoir connu leurspres, leurs aeux et leurs anctres, affectionnaient tout particulirement lecomte Osmond, ainsi que la comtesse Berthe, et poussaient avec leur soufflebien loin de leurs domaines bnis le nuage charg de grle et dclairs.

  • 5Le vieux chteauUn jour Berthe entra chez son mari, et lui dit : Mon cher seigneur, notre chteau se fait vieux, et menace de tomber en

    ruines ; nous ne pouvons rester plus longtemps avec scurit dans ce manoirtout chancelant, et je crois, sauf votre avis, quil faudrait nous faire btir uneautre demeure.

    Je ne demande pas mieux, rpondit le chevalier, mais une choseminquite.

    Laquelle ? Quoique nous ne les ayons jamais vus, il nest point que vous nayez

    entendu parler de ces bons cobolds qui habitent les fondations de notrechteau. Mon pre avait entendu dire son aeul, qui le tenait dun deses anctres, que ces petits gnies taient la bndiction du manoir ; peut-tre ont-ils pris leurs habitudes dans cette vieille demeure ; si nous allionsles fcher en les drangeant et quils nous abandonnassent, peut-tre notrebonheur sen irait-il avec eux.

    Berthe approuva ces paroles pleines de sagesse, et son poux et elle sedcidrent habiter le chteau tel quil tait plutt que de dsobliger en rienles bons petits gnies.

  • 6LambassadeLa nuit suivante, la comtesse Berthe et le comte Osmond taient couchs

    dans leur grand lit baldaquin support par quatre colonnes torses, lorsquilsentendirent un bruit comme serait celui dune multitude de petits pas quisapprocheraient venant du ct du salon. Au mme moment la porte dela chambre coucher souvrit, et ils virent venir eux une ambassadede ces petits nains dont nous venons de parler. Lambassadeur, qui tait leur tte, tait richement vtu la mode du temps, portait un manteau defourrure, un justaucorps de velours, un pantalon mi-parti, et de petits souliersdmesurment pointus. son ct tait une pe du plus fin acier, et dontla poigne tait dun seul diamant. Il tenait poliment la main sa petitetoque charge de plumes, et, sapprochant du lit des deux poux, qui lescontemplaient avec tonnement, il leur adressa ces paroles :

    Auprs de nous ce bruit est parvenu.Que dans lespoir de vos destins prospres,Un grand dsir ce soir vous est venuDe rebtir le chteau de vos pres.

    Eh ! cest bien fait, car le manoir est vieux !Lge a min le noir gant de pierre.Et leau sur vous, dans les jours pluvieux,Filtre au travers de son manteau de lierre.

    Que lancien burg roule donc abattu :Et quil en sorte une maison plus belle ;Mais des aeux, que lantique vertuVienne habiter la demeure nouvelle.

    Le comte Osmond tait trop tonn de ce qui lui arrivait pour rpondre ces paroles autrement que par un geste amical de la main ; maislambassadeur se contenta de cette politesse, et se retira aprs avoircrmonieusement salu les deux poux.

    Le lendemain le comte et la comtesse se rveillrent fort satisfaits, lagrande difficult tait leve : en consquence, fort du consentement deses bons petits amis, Osmond fit venir un architecte habile, qui, le mmejour ayant condamn le vieux chteau tre dmoli, mit une partie deses hommes louvrage, tandis que lautre tirait de nouvelles pierres descarrires, abattait les grands chnes destins faire des poutres et les sapinsdestins faire des solives. En moins dun mois le vieux burg fut ras au

  • 7niveau de la montagne, et comme le nouveau chteau ne pouvait tre bti,au dire de larchitecte lui-mme, que dans lespace de trois ans, le comte etla comtesse se retirrent, en attendant cette poque, dans une petite mtairiequils avaient dans les environs de leur dlicieux manoir.

  • 8La bouillie au mielCependant le chteau avanait rapidement, car les maons y travaillaient

    le jour, et les petits nains y travaillaient la nuit. Dabord les ouvriersavaient t fort pouvants en voyant que chaque matin ils trouvaient, enrevenant la besogne, le chteau grandi de quelques assises. Ils en parlrent larchitecte, qui en parla au comte, lequel lui avoua que, sans en trecompltement sr, cependant tout le portait croire que ctaient ses petitsamis les nains qui, sachant combien il tait press dentrer dans son nouveaumanoir, se livraient ce travail nocturne. En effet, un jour, on trouva surles chafaudages une petite brouette pas plus grande que la main, mais siadmirablement faite en bois dbne cercl dargent, quon et dit quelquejoujou fait pour lenfant dun roi. Le maon qui avait trouv la brouette lamontra ses compagnons, et le soir lemporta chez lui pour la donner sonpetit garon ; mais au moment o celui-ci allait mettre la main dessus, labrouette se mit rouler toute seule, et se sauva par la porte avec une tellerapidit, que, quoique le pauvre maon court aprs elle de toute la force deses jambes, elle disparut en une seconde. Au mme moment il entendit depetits clats de rire aigus, stridents et prolongs : ctaient les cobolds quise moquaient de lui.

    Au reste, il tait bien heureux que les petits nains se lussent chargs dela besogne ; car sils nen eussent pas fait leur bonne part, au bout de sixans le chteau net pas encore t fini. Il est vrai que cela faisait juste lecompte de larchitecte, ces honorables remueurs de pierres ayant lhabitude,Dieu vous garde, mes chers petits bons hommes, de lapprendre un jour vos dpens, de mentir ordinairement de moiti.

    Donc, vers la fin de la troisime anne, au moment o lhirondelle,aprs avoir pris cong de nos fentres, prenait cong de nos climats ; cette poque o les autres oiseaux qui sont forcs de rester dans nosfroides contres devenaient eux-mmes plus tristes et plus rares, le nouveauchteau commenait prendre une certaine figure, mais tait cependant bienloin encore dtre fini. Ce que voyant la comtesse Berthe, un jour quelleprsidait au travail des ouvriers, elle leur dit avec sa douce voix :

    Eh bien, mes bons travailleurs, est-ce que louvrage avance autant quevous pouvez le faire avancer ? Voici lhiver qui frappe la porte, et le comteet moi sommes si mal logs dans cette petite mtairie, que nous voudrionsla quitter pour le beau chteau que vous nous btissez. Voyons, mes enfants,voulez-vous bien vous dpcher et tcher que nous y entrions dans un mois,et je vous promets, moi, le jour o vous aurez pos le bouquet sur la plushaute tour, de vous rgaler dune bouillie au miel, que jamais vous naurezmang la pareille ; et, il y a plus, je fais le serment quau jour anniversaire

  • 9de ce grand jour, vous, vos enfants et vos petits-enfants, recevrez mmepolitesse de moi dabord, puis ensuite de mes enfants et de mes petits-enfants.

    Linvitation manger une bouillie au miel ntait pas, dans le Moyen ge,si mince que parut le cadeau au premier abord, une invitation ddaigner,car ctait une manire de vous convier un bon et copieux dner. Ondisait donc : Venez manger demain une bouillie au miel avec moi, commeon dit aujourdhui : Venez manger ma soupe ; dans lun et lautre cas ledner tait sous-entendu, avec cette diffrence seulement, que la bouillie semangeait la fin du repas, tandis que la soupe, au contraire, se mange aucommencement.

    Aussi, cette promesse, leau vint-elle la bouche des travailleurs ; ilsredoublrent donc de courage, et avancrent si rapidement, que le 1er octobrele chteau de Wistgaw se trouva termin.

    De son ct, la comtesse Berthe, fidle sa promesse, fit prparer pourtous ceux qui avaient mis la main louvrage un splendide repas, quil fallut, cause de la quantit des convives, servir en plein air.

    Au potage, le temps paraissait on ne peut plus favorable, et personnenavait song cet inconvnient de dner ainsi sans abri ; mais au momento lon apportait dans cinquante normes saladiers la bouillie au miel toutefumante, des flocons de neige tombrent pais et glacs dans tous les plats.

    Cet incident, qui drangea la fin du dner, contraria si fort la comtesseBerthe, quelle dcida qu lavenir on choisirait le mois des roses pourcontinuer cette fte, et que lanniversaire du repas o devait tre servie lafameuse bouillie au miel fut fix au 1er mai.

    De plus, Berthe assura la fondation de cette pieuse et solennelle coutumepar un acte dans lequel elle sobligeait et obligeait ses descendants et sessuccesseurs, quelque titre que leur vnt le chteau, donner, cette mmepoque du 1er mai, une bouillie au miel ses vassaux, dclarant quellenaurait pas de repos dans sa tombe si lon nobservait pas ponctuellementcette religieuse institution.

    Cet acte, crit par un notaire sur parchemin, fut sign par Berthe, scelldu sceau du comte, et dpos dans les archives de la famille.

  • 10

    LapparitionPendant vingt annes, Berthe prsida elle-mme avec la mme bont et

    la mme magnificence au repas quelle avait fond ; mais enfin, dans lecourant de la vingt et unime anne, elle mourut en odeur de saintet, etdescendit dans le caveau de ses anctres au milieu des larmes de son mari etdes regrets de toute la contre. Deux ans aprs, le comte Osmond lui-mme,aprs avoir religieusement observ la coutume fonde par sa femme, mourut son tour, et lunique successeur de la famille fut son fils, le comte Ulrick deRosemberg, lequel, hritant du courage dOsmond et des vertus de Berthe,ne changea rien au sort des paysans, et fit au contraire tout ce quil lui futpossible pour lamliorer.

    Mais tout coup une grande guerre fut dclare, et de nombreuxbataillons ennemis, remontant le Rhin, semparrent successivement deschteaux btis sur les rives du fleuve ; ils venaient du fond de lAllemagne,et ctait lEmpereur qui faisait la guerre aux Burgraves.

    Ulrick ntait pas de force rsister ; cependant, comme ctait unchevalier extrmement brave, il se ft volontiers enseveli sous les ruines deson chteau, sil net song aux malheurs que cette rsistance dsespreallait attirer sur le pays. Dans lintrt de ses vassaux, il se retira en Alsace,laissant le vieux Fritz, son intendant, pour veiller aux domaines et aux terresqui allaient demeurer aux mains de lennemi.

    Le gnral qui commandait les troupes qui marchaient sur ce point senommait Dominik ; il se logea au chteau, quil trouva fort sa convenance,et cantonna ses soldats dans les environs.

    Ce gnral tait un homme de basse extraction, qui avait commenc partre simple soldat, et que la faveur du prince, bien plus que son courage etson mrite, avait port au grade de gnral.

    Je vous dis cela, mes chers enfants, pour que vous ne croyiez pas quejattaque ceux qui de rien deviennent quelque chose ; au contraire, de ceux-ci jen fais le plus grand cas lorsquils ont mrit le changement qui sestfait dans leur destine ; il y a deux genres dofficiers de fortune : ceux quiarrivent et ceux qui parviennent.

    Or, le gnral ntait quun grossier et brutal parvenu : lev au pain dubivac et leau de la source, comme pour rattraper le temps perdu, il se faisaitservir avec profusion les mets les plus dlicats et les vins les plus recherchs,donnant le reste de ses repas ses chiens, au lieu den faire profiter ceuxqui lentouraient.

    Aussi, ds le premier jour de son arrive au chteau, fit-il venir le vieuxFritz et lui donna-t-il une liste des contributions quil comptait lever sur le

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    pays, liste tellement exagre, que lintendant tomba ses pieds, le suppliantde ne pas peser dune faon si dure sur les pauvres paysans.

    Mais pour toute rponse le gnral lui dit que, comme la chose qui luitait la plus dsagrable au monde, ctait dentendre les gens se plaindre, la premire rclamation qui arriverait jusqu lui, il doublerait ses demandes.Le gnral tait le plus fort, il avait le droit du vainqueur, il fallut sesoumettre.

    On devine quavec le caractre connu de M. Dominik, Fritz fut assezmal reu quand il vint lui parler de la fondation de la comtesse Berthe : legnral se prit rire ddaigneusement, et rpondit que ctaient les vassauxqui taient faits pour nourrir leurs seigneurs, et non les seigneurs qui devaientnourrir les vassaux ; quen consquence, il invitait les convis ordinaires dela comtesse Berthe aller dner le premier mai o bon leur semblerait, leurannonant en tout cas que ce ne serait pas chez lui.

    Cette journe solennelle scoula donc pour la premire fois depuis vingt-cinq ans, sans avoir vu se rassembler autour de la table hospitalire lesjoyeux vassaux du domaine de Rosemberg ; mais la terreur quinspiraitDominik tait si grande, que nul nosa rclamer. Dailleurs, Fritz avaitaccompli les ordres reus, et les paysans taient prvenus que les intentionsde leur nouveau matre ntaient pas de suivre les anciennes traditions.

    Quant Dominik, il soupa avec son intemprance habituelle, et, stantretir dans sa chambre, aprs avoir pos comme dhabitude des sentinellesdans les corridors et aux portes du chteau, il se coucha et sendormit.

    Contre la coutume, le gnral se rveilla au milieu de la nuit ; il avait sibien lhabitude de dormir tout dun somme, quil crut dabord tre arrivau lendemain matin, mais il se trompait, il ne faisait pas encore jour, et, travers louverture faite au contrevent, il voyait briller les toiles au ciel.

    Dailleurs quelque chose dextraordinaire se passait dans son me : ctaitcomme une vague terreur, ctait comme le pressentiment dune chosesurhumaine qui allait arriver. Il lui semblait que lair frissonnait tout autourde lui comme battu par laile des esprits de la nuit ; son chien favori, qui taitattach dans la cour juste au-dessous de ses fentres, hurla tristement ; et ce cri plaintif le nouveau propritaire du chteau sentit perler sur son frontune sueur glace. En ce moment, minuit commena de sonner lentement,sourdement, lhorloge du chteau ; et chaque coup la terreur de cethomme, qui passait cependant pour un brave, croissait tellement, quaudixime coup il ne put supporter langoisse qui stait empare de lui ; et,se soulevant sur son coude, il se prpara ouvrir la porte et aller appelerla sentinelle. Mais au dernier tintement, et comme son pied allait toucher leparquet, il entendit la porte, quil se rappelait cependant merveille avoir lui-mme ferme en dedans, souvrir toute seule et rouler sur ses gonds comme

  • 12

    si elle navait ni serrures ni verrous ; puis une lumire ple se rpandit danslappartement, et un pas lger, et qui cependant le fit frissonner jusqu lamoelle des os, parut savancer de son ct. Enfin, au pied du lit apparut unefemme enveloppe dun grand linceul blanc, tenant dune main une de ceslampes de cuivre comme on a lhabitude den allumer auprs des tombeaux,et de lautre un parchemin crit, sign et scell. Elle approcha lentement, lesyeux fixes, les traits immobiles, ses longs cheveux pendant sur les paules,et quand elle fut prs de celui quelle venait chercher, rapprochant la lampedu parchemin, de manire ce que toute la lumire portt dessus :

    Fais ce qui est crit l , dit-elle.Et elle tint la lampe ainsi rapproche du parchemin tout le temps

    ncessaire pour que, de ses yeux hagards, Dominik pt lire lacte quiconstituait dune manire irrfragable la fondation laquelle il avait refusde se soumettre.

    Puis, lorsque cette lecture terrible fut termine, le fantme, morne,silencieux et glac, se retira comme il tait venu ; la porte se referma derrirelui, la lumire disparut, et le rebelle successeur du comte Osmond retombasur son lit, o il demeura clou jusquau lendemain matin dans une angoissedont il avait honte, mais que cependant il essaya vainement de surmonter.

  • 13

    Le pain de munition et leau claireMais aux premiers rayons du jour le charme svanouit. Dominik sauta

    en bas de son lit, et dautant plus furieux, quil ne pouvait se dissimuler laterreur quil avait prouve, il ordonna quon ft venir les sentinelles qui, minuit, taient de garde dans les corridors et aux portes. Les malheureuxarrivrent tout tremblants, car, au moment o minuit allait sonner, ilsstaient sentis pris par un invincible sommeil, et quelque temps aprsils staient rveills sans pouvoir calculer pendant combien de tempsils avaient dormi. Mais heureusement stant rencontrs la porte, ilsconvinrent entre eux quils avaient fait bonne garde ; et comme ils taientparfaitement veills quand on tait venu les relever de faction, ils esprrentque personne ne stait aperu de leur oubli de la discipline. En effet, toutes les interrogations de leur gnral, ils rpondirent quils ne savaientpas de quelle femme il voulait parler, et quils navaient rien vu ; mais alorslintendant, qui assistait linterrogatoire, dclara Dominik que ce ntaitpas une femme, mais une ombre qui tait venue le visiter, et que cette ombretait celle de la comtesse Berthe. Dominik frona le sourcil ; mais cependant,frapp de ce que lui disait Fritz, il demeura avec lui, et ayant appris de luique cette coutume avait t rendue obligatoire pour la comtesse Berthe, sessuccesseurs et les propritaires du chteau quels quils fussent, par un actepass devant notaire, et que cet acte tait dans les archives, il ordonna Fritzdaller chercher cet acte, et la premire vue il reconnut le parchemin que luiavait montr lombre. Jusque-l, Dominik navait eu aucune connaissancede ce parchemin ; car sil stait fait reprsenter avec une grande exactitudeles actes qui obligeaient les autres envers lui, il stait trs peu inquit deceux qui lobligeaient envers les autres.

    Cependant, si positif que ft lacte, si attentivement quil le ft, et quelqueinstance que lui et faite Fritz pour quil ne ngliget point lavertissementreu, Dominik ne voulut tenir aucun compte de ce qui stait pass, etconvoqua le jour mme tout son tat-major un grand repas. Ce repas devaittre un des plus splendides quil et encore donns.

    En effet, la terreur quinspirait Dominik tait si grande, qu lheureindique, quoique les ordres neussent t donns que le matin, la table taitservie avec une somptuosit merveilleuse. Les mets les plus dlicats, lesvins les plus excellents du Rhin, de France et de Hongrie, attendaient lesconvives, qui se mirent table en louant fort la magnificence de leur gnral.Mais en prenant sa place, celui-ci plit de colre, et scria avec un effroyablejurement :

    Quel est lne bt qui a mis prs de moi ce pain de munition ?

  • 14

    En effet, prs du gnral, tait un pain pareil celui que lon distribueaux soldats, et comme il en avait lui-mme tant mang dans sa jeunesse.

    Tout le monde se regarda avec tonnement, ne comprenant pas quil yet au monde une personne assez hardie pour faire une pareille plaisanterie un homme si fier, si vindicatif et si emport que ltait le gnral.

    Approche, drle, dit le gnral au valet qui se trouvait derrire lui, etemporte ce pain.

    Le valet obit avec tout lempressement quinspire la crainte ; mais ce futvainement quil essaya denlever le pain de la table.

    Monseigneur, dit-il aprs avoir fait des efforts inutiles, il faut que cepain soit clou votre place, car je ne puis lemporter.

    Alors le gnral, dont la force tait reconnue pour galer celle de quatrehommes, prit le pain deux mains, et essaya son tour de lenlever ; maisil soulevait la table avec le pain, et, au bout de cinq minutes, il tomba sur sachaise, puis de fatigue et la sueur sur le front.

    boire, drle ! boire, et du meilleur ! dit-il dune voix irrite et entendant son verre. Je saurai, je vous en rponds, qui a pris ce singulier passe-temps ; et soyez tranquille, il sera rcompens selon ses mrites. Dnez donc,messieurs, dnez donc ; je bois votre bon apptit.

    Et il porta le verre ses lvres ; mais aussitt il cracha ce quil avait dansla bouche en scriant :

    Quel est le coquin qui ma vers cet infme breuvage ? Cest moi, monseigneur, dit en tremblant le valet, qui tenait encore la

    bouteille la main. Et quy a-t-il dans cette bouteille, misrable ? Du tokai, monseigneur. Tu mens, drle, car tu mas vers de leau. Il faut que le vin se soit chang en eau en passant de la bouteille dans

    le verre de monseigneur, dit le valet, car jen ai vers aux deux voisins demonseigneur de la mme bouteille que lui, et ces messieurs pourront attesterque cest bien du tokai.

    Le gnral se retourna vers ses deux voisins qui confirmrent ce quevenait de dire le domestique.

    Alors, Dominik frona le sourcil : il commenait comprendre que laplaisanterie tait peut-tre plus terrible encore quil ne lavait cru au premierinstant, car il avait pens que cette plaisanterie venait des vivants, tandis que,selon toutes les probabilits, elle lui venait des morts.

    Alors, voulant sassurer par lui-mme de la vrit, il prit la bouteille dela main du laquais, et versa un verre de vin de Tokai son voisin. Le vinavait sa couleur ordinaire, et semblait de la topaze liquide ; alors, de la mme

  • 15

    bouteille il versa dans son verre ; mais, dans son verre, mesure quil ytombait, le vin prenait la couleur, la transparence et le got de leau.

    Dominik sourit amrement cette double allusion qui venait dtre faite la bassesse de son extraction, et ne voulant pas rester prs de ce pain noir,qui semblait clou l pour lhumilier, il fit signe son aide de camp, quitait un jeune homme de la premire noblesse dAllemagne, de changer deplace avec lui. Le jeune homme obit, et le gnral alla sasseoir de lautrect de la table.

    Mais il ne fut pas plus heureux ce nouveau poste qu lancien ; tandisque sous la main de laide de camp le pain se dtachait sans difficult de latable et redevenait du pain ordinaire, tous les morceaux de pain que prenaitDominik se changeaient linstant mme en pain de munition, tandis que,tout au contraire du miracle opr aux noces de Cana, le vin continuait dese changer en eau.

    Alors, Dominik, impatient, voulut au moins manger quelque chose ; iltendit le bras vers une grande broche dalouettes rties, mais au momento il la touchait de la main, les alouettes reprirent leurs ailes, senvolrentet sen allrent tomber dans la bouche des paysans qui regardaient de loince magnifique repas.

    Vous jugez si leur tonnement fut grand, en voyant laubaine qui leurarrivait. Pareil miracle tait chose rare ; aussi fit-il si grand bruit de par lemonde, quon dit encore aujourdhui dun homme qui a de folles esprances :

    Il croit que les alouettes vont lui tomber toutes rties dans le bec. Quant Dominik, lequel avait eu lhonneur de donner naissance ce

    proverbe, il tait furieux ; mais comme il comprit que ce serait vainementquil essaierait de lutter contre un pouvoir surnaturel, il dclara quil navaitni faim ni soif, et quil ferait les honneurs du repas, qui, malgr sa splendeur,fut fort maussade, attendu que les convives ne savaient trop quelle figurey faire.

    Le soir mme, Dominik annona quil venait de recevoir une lettre delempereur qui lui ordonnait de transporter son quartier gnral dans un autreendroit. Or, comme selon lui la lettre tait trs presse, il partit linstant.

    Je nai pas besoin de vous dire, mes chers enfants, que la lettre delempereur tait un prtexte, et que ce qui faisait que lillustre vainqueurdcampait en si grande hte, ce ntait pas son respect pour les ordres de SaMajest, mais bien la crainte, non seulement de recevoir, la nuit suivante,une visite de la comtesse Berthe, mais encore pendant tout le temps quilresterait dans ce chteau maudit, dtre condamn leau claire et au painde munition.

  • 16

    peine fut-il parti, que lintendant trouva dans une armoire, o la veilleil ny avait rien, un sac dargent trs lourd, sur lequel tait coll un papiero tait crit ce peu de mots :

    Pour la bouillie au miel. Le vieillard fut bien effray ; mais reconnaissant lcriture de la comtesse

    Berthe, il sempressa demployer cet argent bni pour le dner annuel, qui,pour avoir t retard de quelques jours cette anne, nen fut que plussomptueux.

    Et la mme chose se renouvela tous les 1er mai, largent tait toujoursfourni par la comtesse Berthe ; jusqu ce que les soldats de lempire stantretirs, Waldemar de Rosemberg, fils dUlric, revint habiter le chteau vingt-cinq ans aprs lpoque o son pre lavait quitt.

  • 17

    Waldemar de RosembergLe comte Waldemar navait point hrit de lesprit bienveillant de ses

    anctres ; peut-tre un long exil sur le sol tranger avait-il aigri soncaractre ; heureusement, il avait une femme qui corrigeait, par sa douceuret par sa bont, ce que lesprit de son poux avait dacerbe et de mordant ;de sorte qu tout prendre, les pauvres paysans, dsols par vingt-cinq ansde guerre, regardrent comme un bonheur le retour du petit-fils du comtedOsmond.

    Il y eut plus : comme malgr lexil, la tradition du vu de la comtesseBerthe stait perptue dans la famille, lorsque arriva le 1er mai, cettepoque que les paysans, chaque changement nouveau, attendaient avecimpatience pour juger leurs nouveaux matres, la comtesse Wilhelmineobtint de son mari de diriger toute la fte. Et comme ctait une charmantepersonne, tout se passa pour le mieux, et les paysans crurent quils taientrevenus cet ge dor du comte Osmond et de la comtesse Berthe, dont leurparlaient si souvent leurs pres.

    Lanne suivante, la fte eut lieu comme dhabitude, mais cette fois lecomte Waldemar ny assista point, dclarant quil regardait comme indignedun gentilhomme de sasseoir la mme table que ses vassaux. Ce fut doncWilhelmine seule qui fit les honneurs de la bouillie au miel, et nous devonsdire que, pour tre priv de la prsence de lillustre propritaire du chteau,le repas nen fut pas plus triste ; les paysans ayant dj pu apprcier quectait au bon cur de la comtesse et linfluence quelle avait prise sur sonpoux quils devaient le bonheur dont ils jouissaient.

    Deux ou trois ans scoulrent ainsi pendant lesquels les paysanssaperurent de plus en plus quil fallait toute la pieuse bont de Wilhelmine,pour leur adoucir sans cesse les clats de colre de son poux. Son nergiquedouceur tait sans cesse tendue comme un bouclier entre lui et ses vassaux ;mais, malheureusement pour eux, le ciel leur enleva bientt leur protectrice,elle mourut en donnant le jour un charmant petit garon que lon appelaHermann.

    Il et fallu avoir un cur de pierre pour ne pas regretter cet ange du ciel,que les habitants de la terre avaient baptis du nom de Wilhelmine ; aussi,le comte Waldemar pleura-t-il rellement pendant quelques jours la dignecompagne quil avait perdue. Mais le cur du comte ntait pas habitu auxsentiments tendres, et lorsque, par hasard, il en prouvait, il ne savait pasles garder longtemps. Loubli pousse sur les tombes encore plus vite que legazon ; au bout de six mois, le comte Waldemar avait oubli Wilhelmine etpris une seconde femme.

  • 18

    Qui fut la victime de ce second mariage ? Hlas ! ce fut le pauvre petitHermann : il tait entr dans la vie par une porte tendue de deuil ; et, avant desavoir ce que cest quune mre, il put sentir quil tait orphelin. Sa martre,reculant devant les soins quil lui faudrait donner un enfant qui ntait pasle sien, et qui, en qualit dan, hriterait des biens de la famille, le remitaux mains dune nourrice ngligente, qui laissait le petit Hermann des heuresentires tout seul et pleurant dans son berceau, tandis quelle allait courir lesftes, les bals ou les veilles.

  • 19

    La berceuseUn soir, que, croyant sans doute la nuit moins avance, elle tait reste

    au jardin se promener au bras du jardinier, elle entendit tout coupsonner minuit ; et se rappelant que, depuis sept heures du soir, elle avaitabandonn le petit Hermann, elle rentra prcipitamment, et se glissant laide de lobscurit, elle traversa la cour sans tre vue, atteignit lescalier,monta, regardant avec inquitude autour delle, assourdissant le bruit de sespas, et retenant son haleine, car, dfaut des reproches que lui pargnaientlinsouciance du comte et la haine de la comtesse, sa conscience lui disaitque ce quelle faisait l tait affreux. Cependant elle se rassura, lorsquenapprochant de la porte de sa chambre, elle nentendit point les cris delenfant ; sans doute, force de pleurer, le pauvre enfant stait endormi ;elle tira donc avec un peu plus de tranquillit la clef de sa poche, lintroduisitavec prcaution dans la serrure, et, la faisant tourner le plus doucementpossible, elle poussa lentement la porte.

    Mais mesure que la porte souvrait et que son regard plongeait dans lachambre, la mchante nourrice devenait plus ple et plus tremblante, car ellevoyait une chose incomprhensible. Quoiquelle et, comme nous lavonsdit, la clef de sa chambre dans sa poche, et quelle ft bien certaine quilnen existait point dautre, une femme tait entre dans la chambre en sonabsence, et cette femme ple, morne et sombre se tenait debout prs du petitHermann, remuant doucement son berceau, tandis que ses lvres blanchescomme le marbre laissaient chapper un chant qui ne semblait pas composde paroles humaines.

    Cependant, quelle que ft la terreur de la nourrice, comme elle croyaitavoir affaire une crature appartenant comme elle la race des vivants,elle fit quelques pas vers ltrange berceuse qui semblait ne pas la voir, etqui, toujours immobile, continuait sa monotone et terrible modulation.

    Qui tes-vous ? demanda la nourrice ; do venez-vous ? et commentavez-vous pu pntrer dans cet appartement, dont javais la clef dans mapoche ?

    Alors linconnue tendit solennellement le bras et rpondit :Je suis de ceux pour qui nulle porte nest close :Dans la tombe o depuis cinquante ans je reposeLes cris de cet enfant sont venus massaillir,Et jai senti soudain sur ma couche de pierreDans ce cadavre teint et tombant en poussire,Mon cur revivre et tressaillir.

  • 20

    Pauvre enfant quen ce monde un sort fatal apporte,Dont le pre est mauvais et dont la mre est morte,Quon remet en des mains qui blessent en touchant,Qui ne peux opposer au mal que ta faiblesse,Et qui tes endormi ce soir dans ta tristesseAinsi que loiseau dans son chant.

    Ici-bas, cette nuit, tu dormiras encore ;Mais lheure o demain se lvera laurore,Tarrachant pour jamais cette dure loi, ma voix descendu de la sphre ternelle,Un ange radieux te prendra sur son aileEt tapportera prs de moi.

    Et, ces mots, le fantme de laeule, car ctait lui, se pencha sur leberceau et embrassa son petit-fils avec une tendresse suprme. Lenfantstait endormi le sourire sur les lvres et les joues roses ; mais le premierrayon du matin, en glissant travers les vitraux de la fentre, le trouvrentple et froid comme un cadavre.

    Le lendemain, il fut descendu dans le caveau de la famille, et enterr prsde laeule.

    Mais, rassurez-vous, mes chers petits enfants, le pauvre Hermann ntaitpas mort : la nuit suivante, laeule se leva de nouveau, et, le prenant dansses bras, elle alla le porter au roi des Cobolds, qui tait un petit gnie trsbrave et trs instruit, lequel habitait une grande caverne qui stendait jusquesous le Rhin, et qui, sur la recommandation de la comtesse Berthe, voulutbien se charger de son ducation.

  • 21

    Wilbold de EisenfeldLa joie de la martre fut grande en voyant mourir le seul hritier de la

    famille Rosemberg, mais Dieu la trompa dans ses esprances ; elle neutni fils ni fille, et elle mourut elle-mme au bout de trois ans. Waldemar luisurvcut de trois ou quatre annes encore, et fut tu dans une chasse ; les unsdisaient par un sanglier quil avait bless, les autres disaient par un paysanquil avait fait battre de verges.

    Le chteau de Wistgaw et les proprits environnantes tombrent alorsen possession dun parent loign nomm Wilbold de Eisenfeld. Celui-lntait point un mchant homme, ctait bien pis que cela ; ctait un de ceshommes insoucieux de leur me, qui ne sont ni bons ni mauvais, qui font lebien et le mal sans amour ni haine, coutant seulement ce quon leur dit, etprs duquel le dernier qui parle a toujours raison. Brave, du reste, et estimantla bravoure, mais se laissant facilement prendre aux apparences du couragecomme il se laissait prendre aux apparences de lesprit et de la vertu.

    Le baron Wilbold vint donc habiter le chteau du comte Osmond et dela comtesse Berthe, amenant avec lui une charmante petite fille au berceau,quon appelait Hilda. Le premier soin du rgisseur actuel fut de mettreson nouveau seigneur au courant des revenus et des charges attachs laproprit ; au nombre des charges tait la bouillie au miel, dont lusage avaittant bien que mal subsist jusque-l.

    Or, comme le rgisseur dit au baron que ses prdcesseurs attachaient unegrande importance cette institution, et que lui-mme croyait fermementque la bndiction du Seigneur tait attache cette coutume, Wilbold nonseulement ne fit aucune observation contraire, mais encore donna lordreque, tous les 1er mai, la crmonie et lieu avec toute son antique solennit.

    Plusieurs annes scoulrent, et le baron donnait chaque anne une sicopieuse et si bonne bouillie, que les paysans, en faveur de cette obissanceaux commandements de la comtesse Berthe, lui passaient tous ses autresdfauts, et ses autres dfauts taient nombreux. Il y a plus : quelques autresseigneurs, soit par bont, soit par calcul, adoptrent lusage du chteau deWistgaw, et fondrent aussi, pour lanniversaire de leur fte ou pour cellede leur naissance, des bouillies plus ou moins sucres. Mais au nombre deces seigneurs, il en tait un que non seulement le bon exemple ne gagnapoint, mais encore qui empchait les autres de le donner ou de le suivre.Cet homme, qui tait un des amis les plus intimes du baron, un de sesconvives les plus assidus, un de ses conseillers les plus influents, se nommaitle chevalier Hans de Warburg.

  • 22

    Le chevalier Hans de WarburgLe chevalier Hans de Warburg tait, au physique, une espce de gant

    de six pieds deux pouces, dune force colossale, toujours arm dun ctdune grande pe, qu chaque geste de menace quil faisait, il frappaitsur sa cuisse ; et dun poignard quil tirait chaque moment par maniredaccompagnement ses paroles. Au moral, ctait lhomme le plus poltronque la terre ait jamais port ; et quand les oies de son domaine couraientaprs lui en sifflant, il se sauvait comme si le diable tait ses trousses.

    Or, nous lavons dit, non seulement le chevalier Hans navait pas adoptlusage de la bouillie, mais encore il lavait empch de stendre chezplusieurs de ses voisins sur lesquels il avait quelque influence. Mais ce nefut pas le tout ; enchant de ses russites en ce genre, il entreprit de fairerenoncer Wilbold cet antique et respectable usage.

    Pardieu, lui disait-il, mon cher Wilbold, il faut convenir que tu es bienbon de dpenser ton argent repatre un tas de fainants qui se moquent detoi avant mme quils aient digr le repas que tu leur donnes.

    Mon cher Hans, rpondait Wilbold, jai pens, crois-le bien, plus dunefois ce que tu dis l ; car, quoique ce repas ne se reprsente quune foispar an, il ne laisse pas que de coter lui seul autant que cinquante repasordinaires. Mais, que veux-tu, cest une fondation laquelle, dit-on, estattach le bonheur de la maison.

    Et qui te conte ces balivernes, mon cher Wilbold ? ton vieil intendant,nest-ce pas ? Je comprends ; comme il grappille au moins dix cus dor surton festin, il a intrt que le festin se perptue.

    Et puis, dit le baron, il y a encore autre chose. Quy a-t-il ? Il y a les menaces de la comtesse. De quelle comtesse ? De la comtesse Berthe. Tu crois tous ces contes de grand-mre, toi ? Ma foi, ils sont avrs ; et il y a dans les archives certains parchemins. Alors tu as peur dune vieille femme ? Mon cher chevalier, dit le baron, je nai peur daucune crature vivante,

    ni de toi, ni daucun autre, mais javoue que jai grand-peur de ces tres quine sont ni chair ni os, et qui se donnent la peine de quitter lautre monde toutexprs pour nous visiter.

    Hans clata de rire. Alors, ma place, dit le baron, tu ne craindrais rien ? Je ne crains ni Dieu ni diable, reprit Hans en se redressant de toute sa

    hauteur.

  • 23

    Eh bien, soit, dit le baron, au prochain anniversaire, et ce ne sera paslong, car le 1er mai arrive dans quinze jours, je ferai un essai.

    Mais comme de l au 1er mai le baron revit lintendant, il revint sur sapremire rsolution, qui tait de ne pas donner la bouillie du tout, et ordonnaquau lieu de donner un festin, on donnt un repas fort ordinaire.

    Les paysans, en voyant cette parcimonie laquelle ils ntaient pointhabitus, furent tonns, mais ne se plaignirent point ; ils pensrent que leurseigneur, ordinairement si gnreux cette occasion, avait cette anne desmotifs dtre conome.

    Mais il nen fut pas ainsi des tres qui savent tout et qui prsidaient,comme il faut bien le croire, aux destines des propritaires du chteau deWittsgaw ; ils firent, pendant la nuit qui suivit ce maigre repas, un tel remue-mnage, que personne ne put dormir dans le chteau, et que chacun passa lanuit aller ouvrir les portes et les fentres, pour savoir qui battait aux uneset qui frappait aux autres ; mais nul ne vit rien, pas mme le baron. Il est vraique le baron tira son drap par-dessus sa tte, comme vous faites quand vousavez peur, mes chers enfants, et se tint coi et couvert dans son lit.

  • 24

    HildaWilbold, comme tous les caractres faibles, tait facile sentter sur

    certains points ; puis, il faut le dire, il avait t encourag par limpunit ;car ce ntait pas une bien grande punition que de ne pas dormir de toute lanuit. Et si lon gagnait cette occasion un millier de florins, ctait encoreune bonne affaire faite.

    Ainsi donc, encourag par les exhortations de Hans et ne voulant pasavoir lair de dtruire une si religieuse coutume tout dun seul coup, le 1ermai suivant il convoqua les paysans comme dhabitude ; mais cette fois, setenant aux termes du contrat qui fondait une bouillie, et qui ne disait pasun mot du dner qui le prcdait, il fit servir une pure et simple bouillie,sans aucun accompagnement de viande, ni vin, et encore ceux qui avaientle palais exerc crurent-ils remarquer quelle tait moins sucre que lannedernire. Aussi, cette fois, non seulement le baron Wilbold avait supprimtous les accessoires du festin, mais encore il avait conomis sur le miel.

    Aussi cette fois les visiteurs nocturnes se fchrent-ils tout de bon : nonseulement pendant la nuit qui suivit on entendit un vacarme pouvantabledans toute la maison, mais encore le lendemain on trouva les carreaux, leslustres et la porcelaine casss. Lintendant fit le relev du dommage causpar cet accident, et il se trouva quil montait juste la somme que, dans lestemps ordinaires, les chtelains de Wittsgaw dpensaient pour le repas du1er mai.

    Lintendant comprit lallusion et ne manqua pas de mettre sous les yeuxde Wilbold, son compte tabli avec une balance gale.

    Mais cette fois Wilbold stait fch tout de bon. Dailleurs, quoiquilet entendu laffreux sabbat, qui pendant toute une nuit avait mis le chteausens dessus dessous, il navait encore vu personne. Il esprait donc que lacomtesse, qui navait pas reparu depuis la nuit o elle tait revenue bercerle petit Hermann, tait maintenant morte depuis trop longtemps pour sortirde son tombeau ; et puisquil fallait, au bout du compte, quil lui en cottchaque anne une somme fixe, il aimait autant que ce ft renouveler sonmobilier qu donner manger ses paysans. Lanne suivante, il se rsolutdonc ne rien donner du tout, pas mme la bouillie ; seulement, comme ilcomprenait que cette infraction totale aux anciennes coutumes mettrait lacomtesse Berthe dans une colre proportionne loffense, il se dcida quitter le chteau le 28 avril, et ny revenir que le 5 mai.

    Mais cette rsolution funeste, il trouva une douce opposition : quinzeans staient couls depuis que le baron Wilbold de Einsenfeld avaitpris possession du chteau, et pendant ces quinze ans, cette jolie petiteenfant, que nous y avons vue entrer dans son berceau, avait grandi et

  • 25

    avait embelli ; ctait donc maintenant une charmante jeune fille, douce,pieuse et compatissante, qui, toujours renferme dans sa chambre, avaitpris ses habitudes solitaires une douce et continuelle mlancolie qui allaitadmirablement lair de son visage et qui sharmoniait merveille avecson doux nom de Hilda. Aussi, rien qu la voir le jour se promener dansson jardin, en coutant le chant des oiseaux quelle semblait comprendre,ou la nuit assise la fentre, suivant dans les nuages, qui de temps en tempslobscurcissaient, la lune avec laquelle elle semblait parler, les curs lesplus rebelles sentaient quils pourraient aimer un jour, tandis que les curssensibles sentaient quils aimaient dj.

    Or, quand Hilda apprit que son pre tait dcid supprimer cette annela bouillie au miel, elle lui fit, toujours contenues cependant dans les bornesdu respect filial, toutes les observations possibles ; mais, ni sa douce voix,ni ses doux regards, ne purent rien sur le cur du baron, quavaient endurciles mauvais conseils de son ami Hans.

    Au jour fix par lui, il quitta donc le chteau, dclarant son intendantque cette sotte coutume de la bouillie au miel durait depuis dassez longuesannes, et qu partir du 1er mai suivant, il tait dcid abolir cette coutume,non seulement onreuse pour lui, mais encore dun mauvais exemple pourles autres.

    Alors Hilda, voyant quelle ne pouvait faire revenir son pre demeilleurs sentiments, runit toutes ses petites pargnes, et, comme ellesmontaient justement la somme quaurait d dpenser le baron, elle prit pied le chemin des villages qui dpendaient de la baronnie, disant tout hautque son pre, forc de sabsenter, navait pu donner cette anne la bouillie aumiel, mais lavait charge de distribuer la somme que cotait annuellementle repas, aux pauvres, aux malades et aux vieillards.

    Les paysans la crurent ou firent semblant de la croire ; et, comme ledernier repas ne leur avait pas laiss de bien agrables souvenirs, ils furentenchants de voir se changer un maigre festin en une grande aumne, etbnirent la main par laquelle il plaisait au baron Wilbold dtendre sesbienfaits sur eux.

    Il ny avait que les esprits du chteau quon ne pouvait pas tromper, et quine se laissaient aucunement prendre au pieux mensonge de la belle Hilda.

  • 26

    La main de feuLe 4 mai Wilbold revint au chteau. Son premier soin fut de demander

    sil stait pass quelque chose en son absence ; mais comme il apprit quetout avait t tranquille, que ses vassaux ne staient pas plaints, que lesesprits navaient point fait tapage, il demeura convaincu que sa persistanceles avait lasss et quil en tait dbarrass jamais. En consquence, aprsavoir embrass sa fille, et donn les ordres pour le lendemain, il alla secoucher tranquillement.

    Mais peine fut-il dans son lit, quil se fit dans le chteau et autour duchteau un tapage comme jamais oreilles humaines nen avaient entendu.Autour du chteau, les chiens hurlaient, les chouettes piaillaient, les hibouxroucoulaient, les chats miaulaient, la foudre grondait ; au-dedans du chteauon tranait des chanes, on renversait des meubles, on roulait des pierres ;ctait un bruit, un vacarme, un remue-mnage, croire que toutes lessorcires de la contre, convoques par le grand diable denfer, avaientchang le lieu ordinaire de leurs sances, et au lieu de se runir commedhabitude au Broken, se tenaient dans le manoir de Wittsgaw.

    minuit tout bruit cessa, et le silence le plus profond se rpandit si bien,que chacun put entendre sonner les douze heures les unes aprs les autres. la dernire, Wilbold, un peu rassur, sortit la tte de dessous sa couvertureet se hasarda regarder autour de lui. Tout coup ses cheveux se hrissrentsur son front, une sueur glace coula sur son visage, une main de feu sortaitde la muraille en face de son lit, et du bout du doigt, comme avec une plume,traait sur les sombres parois de la chambre les paroles suivantes :

    Pour obir au vu de la comtesse Berthe,Dieu, baron de Wilbold, te donnera sept jours,Ou sinon, tu verras, artisan de ta perte,Le manoir de Wittsgaw tchapper pour toujours.

    Puis la main disparut ; puis, lune aprs lautre, dans lordre o elle avaitt trace, chaque lettre seffaa ; puis enfin, la dernire lettre teinte, lachambre, qui un instant avait t claire par ce quatrain de flamme, retombadans la plus profonde obscurit.

    Le lendemain, tous les serviteurs du baron, depuis le premier jusquaudernier, vinrent lui demander leur cong, lui dclarant quils ne voulaientplus rester dans le chteau.

    Le comte, qui au fond du cur avait aussi bonne envie queux de lequitter, leur dclara que, ne voulant pas se sparer de si bons serviteurs, il

  • 27

    tait dcid aller habiter un autre domaine, et abandonner le manoir deWittsgaw aux esprits qui paraissaient vouloir en rclamer la possession.

    Le mme jour, malgr les pleurs de Hilda, on quitta donc le vieuxdonjon pour aller habiter le chteau de Einsenfeld, qui venait au baron dela succession paternelle, et qui tait situ une demi-journe de celui deWittsgaw.

  • 28

    Le chevalier ToraldIl y avait dans ce moment-l deux nouvelles qui faisaient grand bruit dans

    le domaine de Rosemberg ; la premire, ctait le dpart du baron Wilboldde Einsenfeld ; la seconde, ctait larrive du chevalier Torald.

    Le chevalier Torald tait un beau jeune homme de vingt et un vingt-deuxans, qui avait dj, quoique bien jeune encore, comme on le voit, parcourules principales cours dEurope, o il avait acquis une grande rputation decourage et de courtoisie.

    En effet, ctait un cavalier des plus accomplis, et lon racontait sur sonducation des choses merveilleuses : on disait que, tout enfant, il avait tconfi au roi des nains, qui lui-mme, tant un prince trs savant en touteschoses, avait jur den faire un seigneur accompli. Il lui avait donc appris lire les manuscrits les plus anciens, parler toutes les langues vivantes etmme les langues mortes, peindre, jouer du luth, chanter, monter cheval, faire des armes et jouter ; puis, lorsquil eut atteint lge de dix-huit ans, et que le roi son tuteur le vit arriver au point de perfection en toutechose auquel il avait dsir lamener, il lui avait donn le fameux chevalBucphale, qui ne se lassait jamais ; la fameuse lame du chevalier Astolphe,qui renversait de leurs arons tous ceux quelle touchait avec sa pointe dediamant ; et enfin, la fameuse pe Durandal, qui brisait comme verre lesarmures les plus fortes et les mieux conditionnes. Puis, ces prsents djfort prcieux, il avait ajout un don plus recommandable encore : ctaitcelui dune bourse dans laquelle il y avait toujours vingt-cinq cus dor.

    On comprend le bruit que larrive dun si pieux chevalier fit dans lacontre ; mais presque aussitt aprs avoir travers le village de Rosemberg,mont sur son bon cheval, arm de sa bonne lance et ceint de sa bonne pe,il avait disparu, et personne nen avait plus entendu parler.

    Il va sans dire que ce mystre navait fait quaugmenter dans les environsla curiosit qui sattachait au chevalier.

    On disait bien quon lavait vu le soir se balancer devant le chteau deWittsgaw, sur une barque qui, malgr le cours rapide du Rhin, se tenaitimmobile comme si elle et t lancre. On disait bien quon lavait aperu,un luth la main sur la pointe dun haut rocher, qui slevait en face desfentres de Hilda, et sur lequel jusque-l les faucons, les gerfauts et lesaigles avaient seuls pos leurs serres. Mais tous ces rcits ntaient que devagues rumeurs, et personne ne pouvait dire positivement avoir rencontr lechevalier Torald depuis le jour o, arm de toutes pices et mont sur soncheval, il avait travers le village de Rosemberg.

  • 29

    Les conjureurs despritLa main de feu, comme vous lavez vu, mes chers petits amis, avait

    donn au baron de Wilbold sept jours pour se repentir ; mais celui-ci,toujours pouss par les mauvais conseils du chevalier Hans de Warburg,tait bien rsolu de ne pas revenir sur ses pas, et, pour saffermir dans cettersolution, il avait dcid quil passerait les trois derniers jours en ftes eten orgies. Ce qui lui donnait dailleurs un prtexte, ctait la clbration dujour anniversaire de la naissance de sa fille, qui tombait justement le 8 demai : Hilda tait ne dans le mois des roses.

    Au reste, le chevalier Hans avait un motif pour venir plus souvent quilne lavait jamais fait chez son ami, le baron de Wilbold ; il tait devenu fortamoureux de la belle Hilda, et, quoiquil et quarante-cinq ans au moins,cest--dire trois fois lge de la jeune fille, il ne souvrit pas moins sonami de ses projets dalliance.

    Celui-ci navait jamais trop compris toutes les dlicatesses de cur surlesquelles ordinairement les jeunes filles tablissent leurs rves de tristesseou de joie, de douleur ou de flicit ; il avait pris sa femme sans laimer, cequi ne lavait pas empch de se trouver parfaitement heureux en mnage,car la comtesse tait une sainte femme. Il ne pensait donc pas que Hildaet besoin dadorer son mari pour tre heureuse son tour avec lui. ces rflexions, venaient se joindre la grande admiration quil avait pour lecourage de Hans, la connaissance parfaite quil avait de sa fortune, qui taitau moins gale la sienne ; et, enfin, lhabitude quil avait prise davoirpour convive le joyeux et bavard chevalier, lequel lamusait beaucoup avecses ternels rcits de combats, de tournois et de duels dans lesquels, bienentendu, il avait toujours obtenu lavantage.

    Il navait donc ni accept ni refus loffre du chevalier : mais cependantil lui avait laiss comprendre quil lui ferait plaisir en essayant de plaire Hilda, ce qui ne serait probablement pas difficile un brave, galant etspirituel chevalier comme lui.

    partir de ce moment, le chevalier Hans avait donc redoubl de soins etdattention pour la gracieuse dame de ses penses, laquelle avait reu toutesses dmonstrations damour avec sa retenue et sa modestie habituelle, etcomme si elle ignorait compltement dans quel but les compliments de Hanslui taient adresss.

    Le cinquime jour aprs lapparition de la main de feu tait donc le jouranniversaire de la naissance de Hilda, et, selon les projets de passer les troisjours suivants en fte, le baron Wilbold avait invit tous ses amis un granddner ; et, comme on le pense bien, il navait pas oubli dans ses invitationsson bon et insparable compagnon, le chevalier Hans de Warburg.

  • 30

    Les convives taient runis, on venait de passer dans la salle manger,et chacun allait prendre la table la place qui lui tait destine, lorsquonentendit le bruit du cor, et que le majordome annona quun chevalier venaitde se prsenter la porte du chteau de Einsenfeld, demandant lhospitalit.

    Pardieu ! dit le baron, voil un gaillard qui a bon nez. Allez lui direquil est le bienvenu, et que nous lattendons pour nous mettre table.

    Cinq minutes aprs, le chevalier entra.Ctait un beau jeune homme de vingt vingt-deux ans, aux cheveux

    noirs et aux yeux bleus, se prsentant avec une aisance qui indiquait quedans ses voyages il avait lhabitude de recevoir lhospitalit des plus hautsseigneurs.

    Sa haute mine frappa linstant mme tous les convives, et le baronWilbold, voyant qui il avait affaire, voulut, comme son hte, lui offrirsa propre place. Mais linconnu dnia cet honneur, et, aprs avoir rpondu linvitation du baron Wilbold par un compliment plein de courtoisie, il prit la table une des places secondaires.

    Personne ne connaissait le chevalier, et chacun ltudiait avec curiosit.Hilda seule tenait ses yeux baisss, et quelquun qui let regarde aumoment o le chevalier apparaissait sur le seuil de la porte aurait puremarquer quelle rougissait.

    Le repas tait somptueux et bruyant ; les vins surtout ntaient pointmnags. Le baron Wilbold et Hans se faisaient remarquer la courtoisieavec laquelle ils se portaient et se rendaient les sants.

    Il tait bien difficile que le dner se passt sans quil ft question desapparitions du chteau de Wittsgaw.

    Le chevalier Hans se mit railler le baron sur les terreurs que luiinspiraient les apparitions, terreur quil avouait avec toute la franchise dunhomme courageux.

    Pardieu ! mon cher chevalier, dit le baron, jaurais bien voulu vousvoir ma place, quand cette terrible main de feu crivait sur la muraille cefameux quatrain, dont je nai point oubli une seule syllabe.

    Illusions ! reprit Hans. Rves dun esprit frapp. Je ne crois pas auxfantmes, moi.

    Vous ny croyez pas, parce que vous nen avez pas encore vu ; mais sivous en voyez quelquun, que direz-vous ?

    Je le conjurerais, dit Hans en frappant bruyamment sur sa grande pe,de manire ce quil ne repart jamais en ma prsence ; je vous en rponds.

    Eh bien, dit le baron Wilbold, une proposition, Hans ? Laquelle ?

  • 31

    Conjure lesprit de madame la comtesse Berthe, de manire ce quellene revienne jamais dans le chteau de Wittsgaw, et demande-moi ce que tuvoudras.

    Ce que je voudrai ? Oui, rpondit le baron. Prends garde ! dit en riant le chevalier. Conjure lesprit de la comtesse Berthe, et demande hardiment. Et quelque chose que je te demande tu me laccorderas ? Foi de chevalier. Mme la main de la belle Hilda ? Mme la main de ma fille. Mon pre ! dit la jeune chtelaine avec laccent dun lger reproche. Ma foi ! ma chre Hilda, reprit le baron que quelques verres de tokai et

    de braunberger avaient chauff ; ma foi ! jai dit ce que jai dit. ChevalierHans, je nai quune parole : conjure lesprit de la comtesse Berthe, et mafille est toi.

    Et accorderez-vous pareille rcompense, sire baron, demanda le jeunetranger, celui qui accomplira lentreprise lorsque le chevalier Hans aurachou.

    Lorsque jaurai chou ! scria Hans. Ah ! vous supposez donc quejchouerai.

    Je ne le suppose pas, chevalier, rpondit linconnu avec un accent devoix si parfaitement doux, quon et dit que ses paroles sortaient de labouche dune femme.

    Vous en tes sr, voulez-vous dire alors ! Corbleu ! monsieur linconnu,dit le chevalier en grossissant sa voix, savez-vous que cest fort impertinentce que vous me dites l ?

    En tout cas, la question que jadresse messire Wilbold de Einsenfeldne peut porter aucun prjudice vos projets de mariage, seigneur chevalier,puisque ce nest quaprs que vous aurez chou quun autre se prsentera.

    Et quel est cet autre qui se prsentera pour accomplir une entreprise ole chevalier Hans aura chou ?

    Moi ! dit linconnu. Mais, dit le baron, pour que jacceptasse votre offre toute courtoise

    quelle est, mon cher hte, il faudrait dabord que je susse qui vous tes. Je suis le chevalier Torald , dit le jeune homme.Le nom stait rpandu dans toute la contre dune faon si avantageuse,

    qu ce nom tous les convives se levrent pour saluer celui qui venait dese faire connatre ; Wilbold ne crut mme pouvoir se dispenser de faire uncompliment courtois au jeune homme.

  • 32

    Chevalier, dit-il, si jeune que vous soyez, votre nom est dj siavantageusement connu, quune alliance avec vous serait un honneur pourles plus fires maisons. Mais je connais le chevalier Hans depuis vingt ans,tandis que jai lhonneur de vous voir pour la premire fois. Je ne pourraisdonc, en tout cas, accepter loffre que vous me faites, quen soumettant votreproposition lapprobation de ma fille.

    Hilda rougit jusquau blanc des yeux. Je me suis toujours promis, dit Torald, de ne prendre pour pouse quune

    femme dont jaurais la certitude dtre aim. Depuis que le chevalier stait nomm, Hans gardait le plus profond

    silence. Eh bien, chevalier, dit le baron, puisque vous soumettez la chose

    lapprobation de ma fille, et puisque vous laissez la priorit de lpreuve mon ami Hans, je ne vois pas pourquoi, sauf plus profond examen de votrefamille, je ne vous donnerais pas mme parole qu lui.

    Ma famille marche de pair avec les premires familles dAllemagne,messire baron ; il y a mme plus, ajouta le chevalier Torald en souriant, etje vais vous annoncer une nouvelle dont vous ne vous doutez pas, cest quenous sommes quelque peu parents.

    Nous, parents ! scria Wilbold avec tonnement. Oui, messire, rpondit Torald, et nous claircirons tout cela plus tard.

    Pour le moment, il nest question que dune chose, cest de conjurer lespritde la comtesse Berthe.

    Oui, reprit Wilbold ; javoue que cest laffaire que je suis le plus pressde voir terminer.

    Eh bien, dit Torald, que le chevalier Hans tente lpreuve cette nuit, etmoi je la tenterai la nuit prochaine.

    Parbleu, dit Wilbold, voici ce qui sappelle parler, et jaime quon mneles affaires avec cette rondeur. Chevalier Torald, vous tes un brave jeunehomme, touchez l.

    Et Wilbold tendit au chevalier une main que celui-ci serra en sinclinant.Hans gardait toujours le plus morne silence.Wilbold se retourna de son ct, et vit avec tonnement quil tait trs

    ple. Eh bien, camarade Hans, lui dit-il, voil une proposition faite pour te

    plaire ; et puisque tout lheure tu avais tant de hte de te trouver en facedes esprits, tu dois remercier le chevalier Torald qui toffre loccasion de lesvoir cette nuit mme.

    Oui, certainement, dit le chevalier, certainement ; mais ce sera inutileet jaurai perdu mon temps, les esprits ne viendront pas.

  • 33

    Vous vous trompez, chevalier Hans, rpondit Torald du ton dun hommequi est sr de son fait, ils viendront.

    Hans devint livide. Aprs cela, dit Torald, si vous voulez me cder votre tour, chevalier

    Hans, jaccepterai avec reconnaissance, et jessuierai le premier feu desfantmes ; peut-tre seront-ils moins terribles une seconde preuve quune premire.

    Ma foi ! chevalier, dit Hans, passer le premier ou le second, cela mestabsolument gal, et si vous tenez passer le premier

    Non pas, non pas, dit Wilbold ; je maintiens les choses comme il a tconvenu. Gardez vos rangs, messieurs. Hans, ce soir ; le chevalier Torald,demain, et ainsi donc

    Il remplit son verre et le leva. la sant des conjureurs desprits ! dit-il.Chacun fit raison au baron. Mais celui-ci saperut, son grand

    tonnement, que la main du chevalier Hans tremblait en portant son verre sa bouche.

    Cest bien, dit Wilbold ; aprs le dner nous partirons. Le pauvre chevalier Hans tait pris comme une souris dans une souricire.Il avait dabord, en sengageant entreprendre laffaire, cru sen tirer par

    une de ses fanfaronnades habituelles : il comptait faire semblant dentrerdans le chteau et passer la nuit aux environs, puis le lendemain racontertout loisir le combat terrible quil avait livr aux esprits. Mais il nen taitplus ainsi, laffaire avait pris, grce au dfi port par le chevalier Torald, uncaractre de gravit qui indiquait Hans que, soit par son ami, soit par sonrival, il ne serait plus perdu de vue. En effet, aprs le dner, le baron Wilboldse leva, annonant quil allait accompagner lui-mme le chevalier Hans, etque, pour quil ny et, ni de sa part, ni de celle du chevalier de Torald, lieu aucune rclamation, il lenfermerait la clef dans la chambre coucher,et mettrait son cachet sur la porte.

    Il ny avait pas reculer. Hans demanda seulement la permission dallerprendre sa cuirasse et son casque, afin dtre en tat de rsister lennemi,si lennemi se prsentait : cette permission lui fut accorde.

    Hans passa donc chez lui, et sarma de pied en cap, puis on sacheminavers le chteau dsert de Wittsgaw.

    La cavalcade se composait du baron Wilbold de Einsenfeld, du chevalierHans, du chevalier Torald et de trois ou quatre autres convives qui, se faisantun plaisir de cet vnement, de quelque faon quil tournt, devaient enattendre le rsultat dans une mtairie appartenant au baron de Wilbold, etsitue une demi-lieue du chteau.

  • 34

    On arriva Wittsgaw vers les neuf heures du soir : ctait le momentfavorable pour entreprendre laffaire.

    Hans tait fort inquiet au-dedans de lui-mme, mais il faisait contrefortune bon cur, et se conservait dassez ferme apparence. Tout, au chteau,tait plong dans lobscurit la plus profonde, et, comme le silence nen taitpas troubl par le moindre bruit, il semblait un spectre lui-mme.

    On entra dans le vestibule dsert, on traversa les grandes salles tenduesde sombres tapisseries et les corridors sans fin ; enfin la porte de la fatalechambre coucher souvrit. Cette chambre tait froide, calme et silencieusecomme le reste du chteau.

    On fit un grand feu dans la chemine, on alluma le lustre et lescandlabres, puis on souhaita le bonsoir au chevalier Hans, et le baronWilbold, ayant ferm la porte la clef, mit les scells dessus avec une bandede papier et deux cachets ses armes.

    Aprs quoi chacun cria une dernire fois bonne nuit au prisonnier, et senalla coucher dans la mtairie.

    Hans, rest seul, pensa dabord sen aller par la fentre ; mais il nyavait pas moyen, la fentre donnait sur un prcipice que lobscurit de lanuit faisait paratre plus profond encore.

    Il sonda les murs : les murs rendirent partout un son mat et sourd,indiquant quil ny avait aucune porte cache dans les murailles.

    Bon gr, mal gr, il fallait rester. Le chevalier Hans tta si toutes les picesde son armure taient solidement attaches, si son pe tait bien son ct,si son poignard sortait bien du fourreau, et si la visire de son casque jouait loisir ; aprs quoi, voyant que de ce ct tout tait pour le mieux, il sassitdans le grand fauteuil en face de la chemine.

    Cependant les heures scoulaient sans que rien appart, et le chevalierHans commenait se rassurer. Dabord il avait rflchi que, puisque lamuraille ne prsentait aucune porte secrte ; que, puisque la porte principaletait ferme, les revenants auraient autant de peine entrer quil en avait,lui, sortir. Il est vrai quil avait entendu dire que les revenants soccupaientpeu de ces sortes de cltures, et passaient trs bien sans dire gare traversles murailles et les trous des serrures ; mais enfin ctait toujours pour luiune scurit.

    Nous devons dire pour lhonneur du chevalier Hans quil commenaitmme sendormir, lorsquil lui sembla entendre un grand bruit dans letuyau de la chemine ; il jeta aussitt un fagot sur le feu qui commenait steindre, pensant rtir les jambes des revenants, sils se dcidaient descendre par cette route. Le feu, en effet, flamba de nouveau, et montaitcontre la plaque tout en chantant et en ptillant, lorsque tout coup lechevalier Hans vit sortir de la chemine le bout dune planche large dun pied

  • 35

    peu prs, qui se mouvait et sallongeait sans quon pt distinguer ceux quila faisaient mouvoir. La planche descendait toujours lentement et de biais,et, arrivant toucher le sol, se trouva place comme une espce de pontau-dessus des flammes. Au mme instant, sur ce pont se mirent glisser,comme sur une montagne russe, une multitude de petits nains, conduits parleur roi qui, arm de toutes pices comme le chevalier Hans, semblait lesconduire la bataille.

    mesure quils descendaient, Hans reculait avec son fauteuil roulettes,de sorte que, lorsque le roi et son arme furent rangs en bataille devant lachemine, Hans tait arriv lautre bout de la chambre, empch par lamuraille seule daller plus loin, et quil se trouvait entre eux un grand espacelibre.

    Alors le roi des nains, aprs avoir confr voix basse avec ses officiersgnraux, savana seul dans lespace.

    Chevalier Hans, dit-il alors dun ton de voix ironique, jai entendu plusdune fois vanter ton grand courage, il est vrai que cest par toi-mme ; maiscomme un vrai chevalier ne doit pas mentir, jai d tre convaincu que tudisais la vrit. En consquence, il mest venu dans lesprit de te dfier encombat singulier, et ayant appris que tu avais vaillamment offert au baron deWilbold de conjurer lesprit qui revient dans son chteau, jai obtenu de cetesprit, qui est de mes amis intimes, de me laisser prendre sa place cette nuit.Si tu es vainqueur, lesprit par ma voix sengage abandonner le chteau et ne plus reparatre ; si tu es vaincu, tu avoueras franchement ta dfaite, ettu cderas la place au chevalier Torald, que je naurai sans doute pas grand-peine vaincre, car je ne lai jamais entendu se vanter davoir pourfendupersonne. En consquence, et comme je ne doute pas que tu nacceptes ledfi, voici mon gant.

    Et, ces mots, le roi des nains jeta firement son gant aux pieds duchevalier.

    Pendant que le roi des nains faisait son discours dune petite voix claire,le chevalier Hans lavait regard attentivement, et stant assur quil navaitgure plus de six pouces et demi de haut, il commenait se rassurer, carun pareil adversaire ne lui paraissait pas fort craindre ; il ramassa doncle gant avec une certaine confiance, et le mit sur le bout de son petit doigtpour lexaminer.

    Ctait un gant la Crispin, taill dans une peau de rat musqu, etsur lequel avaient t cousues avec une grande habilet de petites caillesdacier.

    Le roi des nains laissa Hans examiner le gant tout son aise ; puis,aprs un instant de silence : Eh bien, chevalier, dit-il, jattends la rponse.Acceptes-tu ou refuses-tu le dfi ?

  • 36

    Le chevalier Hans jeta de nouveau les yeux sur le champion qui seprsentait pour le combattre et qui natteignait pas la moiti de sa jambe,et, rassur par sa petite taille :

    Et quoi nous battrons-nous, mon petit bonhomme ? dit le chevalier. Nous nous battrons chacun avec nos armes, toi avec ton pe, et moi,

    dit-il, avec mon fouet. Comment ! vous avec votre fouet ? Oui, cest mon arme ordinaire ; comme je suis petit, il faut que jatteigne

    de loin. Hans clata de rire. Et vous vous battrez contre moi, dit-il, avec votre fouet ? Sans doute. Navez-vous pas entendu que je vous ai dit que ctait mon

    arme ? Et vous nen prendrez pas dautre ? Non. Vous vous y engagez ? Foi de chevalier et de roi. Alors, dit Hans, jaccepte le combat. Et il jeta son tour son gant aux pieds du roi. Cest bien, dit le roi, qui fit un bond en arrire pour ne pas tre cras.

    Sonnez, trompettes ! En mme temps, douze trompettes, qui taient monts sur un petit

    tabouret, sonnrent une fanfare belliqueuse, pendant laquelle on apporta auroi des nains larme avec laquelle il devait combattre.

    Ctait un petit fouet dont le manche tait form dune seule meraude.Au bout de ce manche sattachaient cinq chanes dacier longues de troispieds, au bout desquelles brillaient des diamants de la grosseur dun pois :sauf la valeur de la matire, larme du roi des nains ressemblait donc fort un de ces martinets avec lesquels on bat les habits.

    Le chevalier Hans, de son ct, plein de confiance dans sa force, tira sonpe.

    Quand vous voudrez ! dit le roi au chevalier. vos ordres, sire , dit Hans.Aussitt les trompettes firent entendre un air plus guerrier encore que le

    premier, et le combat commena.Mais aux premiers coups quil reut, le chevalier comprit quil avait eu

    tort de mpriser larme de son adversaire. Tout couvert dune cuirasse quiltait, il ressentait les coups de fouet comme sil et t nu, car partout ofrappaient les cinq diamants, ils enfonaient le fer comme ils eussent faitdune pte molle. Hans, au lieu de se dfendre, se mit donc crier, hurler, courir autour de la chambre, sauter sur les meubles et monter sur le lit,

  • 37

    poursuivi de tous cts par le fouet de limplacable roi des nains, tandis quelair guerrier que sonnaient les trompettes, sappropriant la circonstance,avait chang de mesure et de caractre pour devenir un galop.

    Cest ce mme galop, mes chers enfants, que notre grand musicien Auberta retrouv et a plac, sans rien dire, dans le cinquime acte de Gustave.

    Aprs cinq minutes de cet exercice, le chevalier Hans tomba genouxet demanda grce.

    Alors le roi des nains remit le fouet aux mains de son cuyer, et prenantson sceptre :

    Chevalier Hans, lui dit-il, tu nes quune vritable femme ; ce nestdonc point une pe et un poignard qui te conviennent, cest une quenouilleet un fuseau.

    Et, ces mots, il le toucha de son sceptre. Hans sentit quil se faisaitun grand changement sur sa personne ; les nains clatrent de rire, et toutdisparut comme une vision.

  • 38

    Le chevalier la quenouilleHans regarda dabord autour de lui, il tait seul.Alors il regarda sur lui, et son tonnement fut grand.Il tait vtu en vieille femme : sa cuirasse tait devenue un jupon de

    molleton raies ; son casque, une cornette : son pe, une quenouille ; etson poignard, un fuseau.

    Vous comprenez, mes chers enfants, que, comme sous ce nouveaucostume, le chevalier Hans avait conserv sa barbe et ses moustaches, lechevalier Hans tait fort grotesque et fort laid.

    Lorsquil se vit accoutr ainsi, le chevalier Hans fit une grimace qui lerendit plus grotesque et plus laid encore ; mais il lui vint dans lide de sedshabiller et de se mettre au lit, de cette faon il ne resterait aucune tracede ce qui stait pass. Il posa donc sa quenouille sur le fauteuil, et voulut semettre dnouer sa cornette ; mais aussitt la quenouille slana du fauteuilo elle tait place, et lui donna de si bons coups sur les doigts, quil futoblig de faire face ce nouvel adversaire.

    Hans voulut dabord se dfendre ; mais la quenouille sescrima si bien,quil fut oblig, au bout dun instant, de fourrer ses mains dans ses poches.

    Alors la quenouille reprit tranquillement sa place son ct, et lechevalier Hans eut un moment de rpit.

    Il en profita pour examiner son ennemi.Ctait une honnte quenouille, ressemblant toutes les quenouilles de

    la terre, si ce nest que, plus lgante que les autres, elle tait termine son extrmit suprieure par une petite tte grimaante et moqueuse, quisemblait tirer la langue au chevalier.

    Le chevalier fit semblant de sourire la quenouille, tout en se rapprochantde la chemine, et, prenant son temps, il saisit la quenouille par le milieu ducorps et la jeta au feu.

    Mais la quenouille ne fut pas plutt dans le foyer, quelle se redressatoute en flamme, et se mit courir aprs le chevalier, qui, cette fois, fut nonseulement battu, mais encore allait tre brl, lorsquil demanda grce.

    Aussitt la flamme steignit, et la quenouille se replaa modestement sa ceinture.

    La situation tait grave, le jour commenait paratre, et le baronWilbold, le chevalier Torald et les autres ne pouvaient tarder venir. Hansruminait dans son esprit comment il pourrait se dbarrasser de la quenouillemaudite, lorsque lide lui vint de la jeter par la fentre.

    Il sapprocha donc de la croise tout en chantonnant, pour ne donneraucun soupon la quenouille, et layant ouverte comme pour regarder le

  • 39

    paysage et respirer lair frais du matin, il saisit tout coup son trangeadversaire, le jeta dans le prcipice et referma la fentre ; tout coup ilentendit le bruit dune vitre casse, et se retourna vers la seconde croise ;la quenouille, prcipite par une fentre, tait rentre par lautre.

    Mais cette fois la quenouille, qui deux fois avait t prise en tratre, taitfurieuse ; elle tomba sur Hans, et grands coups de tte elle lui meurtrit toutle corps. Hans poussait de vritables hurlements.

    Enfin, Hans tant tomb ananti dans le fauteuil, la quenouille eut pitide lui, et revint se replacer sa ceinture.

    Alors Hans pensa quil dsarmerait peut-tre la colre de son ennemie enfaisant quelque chose pour elle, et il se mit filer.

    La quenouille aussitt parut fort satisfaite ; sa petite tte sanima, ellecligna des yeux de plaisir, et elle se mit de son ct murmurer une petitechanson.

    En ce moment Hans entendit du bruit dans le corridor et voulut cesserde filer ; mais ce ntait pas laffaire de la quenouille, qui lui donna de telscoups sur les doigts, que force lui fut de continuer sa besogne.

    Cependant les pas se rapprochaient et sarrtaient devant la porte ; Hanstait furieux dtre surpris sous un pareil costume et dans une pareilleoccupation, mais il ny avait pas moyen de faire autrement.

    Au bout dun instant, en effet, la porte souvrit, et le baron Wilbold,le chevalier Torald, et les trois ou quatre autres personnes qui lesaccompagnaient, restrent stupfaits du singulier spectacle quils avaientsous les yeux.

    Hans, quils avaient quitt vtu dune armure de chevalier, tait habillen vieille femme avec une quenouille et un fuseau.

    Les nouveaux arrivants clatrent de rire. Hans ne savait o se fourrer. Pardieu ! dit le baron de Wilbold, il parat que les esprits qui tont apparu

    avaient lesprit jovial, camarade Hans, et tu vas nous raconter ce qui testarriv.

    Voil ce que cest, rpondit Hans qui esprait sen tirer laide dunegasconnade, voil ce que cest ; cest un pari.

    Mais ce moment la quenouille, qui voyait quil allait mentir, lui donnaun si violent coup sur les ongles, quil poussa un cri.

    Quenouille maudite ! murmura-t-il ; puis il reprit : Cest un pari que jai fait ; pensant que comme le revenant tait une

    femme, il tait inutile de lattendre avec dautres armes quune quenouilleet un fuseau.

    Mais en ce moment, malgr le regard suppliant que Hans jetait laquenouille, celle-ci se rebiffa et recommena lui taper sur les ongles detelle faon, que Wilbold lui dit :

  • 40

    Tiens, camarade Hans, je vois que tu mens, et que voil pourquoi laquenouille te bat. Dis-nous la vrit, et la quenouille te laissera tranquille.

    Et, comme si elle avait compris ce que venait de dire le baron, laquenouille lui fit une grande rvrence, accompagne dun signe de tte quivoulait dire quil tait dans la vrit.

    Force fut donc Hans de raconter ce qui stait pass dans tous ses dtails.Il voulait bien, de temps en temps encore, scarter de la vrit et broderquelque pisode en faveur de son courage ; mais alors la quenouille, quise tenait tranquille tant quil ne mentait pas, lui tombait dessus ds quilmentait, et cela de telle faon, quil tait oblig de rentrer linstant mmedans le sentier de la vrit dont il stait momentanment cart.

    Le rcit achev dun bout jusqu lautre, la quenouille fit une rvrencemoqueuse Hans et un salut parfaitement poli au reste de la socit et senalla par la porte, en sautillant sur sa queue, et emmenant son fuseau qui lasuivait comme un enfant suit sa mre.

    Quant au chevalier Hans, lorsquil fut bien certain que la quenouillestait loigne, il senfuit par la mme porte et alla, au milieu des huesde tous les polissons qui le prenaient pour un masque, se cacher dans sonchteau.

  • 41

    Le trsorLa nuit suivante, ctait au chevalier Torald de veiller ; mais celui-ci se

    prpara cette entreprise nocturne avec autant dhumilit et de recueillementque Hans avait mis de fanfaronnade et de lgret.

    Comme le chevalier Hans, il fut conduit, enferm et scell dans lachambre ; mais il navait voulu prendre aucune arme, disant que contre lesesprits toute rsistance humaine tait inutile, les esprits venant de Dieu.

    Donc aussitt quil fut seul, il fit dvotement sa prire, et attendit assisdans le fauteuil que lesprit voult bien lui apparatre.

    Il attendait depuis quelques heures ainsi les yeux fixs vers la porte et sansquil vt rien dextraordinaire, lorsque tout coup, derrire lui, il entendit unlger bruit et sentit quon lui touchait lgrement lpaule.

    Il se retourna : ctait lombre de la comtesse Berthe.Mais loin que le jeune homme part effray, il lui sourit comme une

    ancienne amie. Torald, lui dit-elle, tu es devenu ce que jesprais, cest--dire un bon,

    un brave, un pieux jeune homme ; sois donc rcompens comme tu lemrites.

    Et ces mots, lui faisant signe de la suivre, elle savana du ct de lamuraille, et layant touche du doigt, la muraille souvrit et dcouvrit ungrand trsor que le comte Osmond avait autrefois cach l, lorsquil avaitt forc par la guerre de quitter le chteau.

    Ce trsor est toi, mon fils, dit la comtesse ; et pour quon ne te leconteste pas, personne que toi ne pourra ouvrir la muraille, et le mot aveclequel tu louvriras est le nom de ta bien-aime Hilda.

    Et, ces mots, la muraille se referma si hermtiquement, quil taitimpossible den voir la soudure.

    Aprs quoi, lombre ayant adress au chevalier un dernier sourire etun gracieux signe de tte, elle disparut comme une vapeur qui se seraitvanouie.

    Le lendemain Wilbold et ses compagnons entrrent dans la chambre, ettrouvrent le chevalier Torald paisiblement endormi dans le grand fauteuil.

    Le baron rveilla le jeune homme, qui ouvrit les yeux en souriant. Ami Torald, dit Wilbold, jai fait un rve cette nuit. Lequel ? demanda Torald. Jai rv que tu ne tappelais point Torald, mais Hermann ; que tu tais

    le petit-fils du comte Osmond, quon tavait cru mort, quoique tu ne le fussespas, et que ta grand-mre Berthe ttait apparue cette nuit pour te dcouvrirun trsor.

  • 42

    Torald comprit que ce rve tait une rvlation du ciel pour que le baronWilbold de Einsenfeld ne conservt aucun doute.

    Il se leva donc sans rien rpondre, et, faisant son tour signe au baron dele suivre, il sarrta devant la muraille.

    Votre rve ne vous a point tromp, messire Wilbold : je suis bien cetHermann que lon a cru mort. Ma grand-mre Berthe mest bien apparuecette nuit, et ma effectivement dcouvert le trsor ; et la preuve : la voil.

    Et ces mots, Hermann, car ctait effectivement le pauvre enfant que lacomtesse Berthe avait repris dans son tombeau, et confi au roi des nains,Hermann pronona le nom de Hilda, et, comme lavait promis le fantme,la muraille souvrit.

    Wilbold resta bloui la vue de ce trsor qui se composait, non seulementdor monnay, mais encore de rubis, dmeraudes et de diamants.

    Allons, dit-il, cousin Hermann, je vois bien que tu as dit la vrit. Lechteau de Wittsgaw et ma fille Hilda sont toi ; mais une condition.

    Laquelle ? demanda Hermann avec anxit. Cest que tu te chargeras, tous les 1er de mai, de donner aux paysans de

    Rosemberg et des environs la bouillie de la comtesse Berthe. Hermann accepta, comme on le comprend bien, la condition avec

    reconnaissance.

  • 43

    ConclusionHuit jours aprs, Hermann de Rosemberg pousa Hilda de Einsenfeld ; et,

    tant que le chteau resta debout, ses descendants donnrent gnreusementet sans interruptions, tous les ans au 1er mai, aux habitants de Rosemberg etdes environs, la bouillie de la comtesse Berthe.

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  • Ilivri 2014

    CouvertureAnnoncePage de titrePrfaceCe que ctait que la comtesse BertheLes CoboldsLe vieux chteauLambassadeLa bouillie au mielLapparitionLe pain de munition et leau claireWaldemar de RosembergLa bereuseWilbold de EisenfeldLe chevalier Hans de WarburgHildaLa main de feuLe chevalier ToraldLes conjureurs despritLe chevalier la quenouilleLe trsorConclusionAnnoncePage de Copyright