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Douleurs Évaluation - Diagnostic - Traitement (2010) 11, 84—87 ENTRETIEN Douleurs et soins palliatifs : entretien avec le docteur Isabelle Marin, responsable de l’équipe mobile de soins palliatifs (EMSP) du centre hospitalier de Saint-Denis et coordinatrice du réseau Onconord Pain and palliative care: Interview with Dr Isabelle Marin, head of the mobile palliative care team at the Saint-Denis Hospital and coordinator of the Onconord network Patrick Sichère Hôpital Delafontaine, 2, rue Pierre-Delafontaine, 93200 Saint-Denis, France Disponible sur Internet le 9 avril 2010 Patrick Sichère : Comment est née votre structure d’équipe mobile de soins palliatifs ? Isabelle Marin : Dans les années 1980, tout au début du mouvement des soins palliatifs en France, le Dr Babinet, alors chef de service de la médecine interne, avait jeté la première pierre en demandant au DrTaillandier d’assurer quelques vacations en tant que médecin de soins pallia- tifs. Le service accueillait alors l’unité Sida de l’hôpital et le besoin en soins palliatifs était grand. En 1989, un poste médical à mi-temps a été créé pour moi et très vite une surveillante est venue compléter l’équipe. Nous avons béné- ficié ainsi des premières enveloppes fléchées soins palliatifs. Il s’agit donc d’une des premières EMSP de la région (avec celle de l’Hôtel-Dieu, également créée en 1989). Adresse e-mail : [email protected]. PS : Êtes-vous reliée à un réseau et comment se déroule votre collaboration avec ce réseau ? IM : Avec le docteur Nathalie Nissenbaum, médecin géné- raliste de Saint-Denis, nous avions créé une association, Arc-en-Ciel, qui a porté le réseau de soins palliatifs du même nom. Dans le même temps, les hôpitaux de Saint-Denis ont construit avec Sarcelles, Gonesse et Eaubonne le réseau de cancérologie Onconord qui a développé une branche pallia- tive dans le 95. L’équipe mobile de Delafontaine travaille depuis leur création très intimement avec ces deux réseaux. L’équipe de coordination d’Arc en Ciel vient une fois par mois lors de notre réunion hebdomadaire et nous participons également de fac ¸on mensuelle à leur staff. Nous prenons donc en charge les malades qui habitent dans le 93 de fac ¸on conjointe ; nous signalons à Arc en Ciel tous les malades qui rentrent à la maison et qui ont besoin du réseau. De leur côté, ils nous appellent chaque fois qu’un malade suivi par le réseau est 1624-5687/$ — see front matter doi:10.1016/j.douler.2010.01.005

Douleurs et soins palliatifs : entretien avec le docteur Isabelle Marin, responsable de l’équipe mobile de soins palliatifs (EMSP) du centre hospitalier de Saint-Denis et coordinatrice

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Douleurs Évaluation - Diagnostic - Traitement (2010) 11, 84—87

ENTRETIEN

Douleurs et soins palliatifs : entretien avec le docteurIsabelle Marin, responsable de l’équipe mobile desoins palliatifs (EMSP) du centre hospitalier deSaint-Denis et coordinatrice du réseau Onconord

Pain and palliative care: Interview with Dr Isabelle Marin, head of the mobilepalliative care team at the Saint-Denis Hospital and coordinator of theOnconord network

Patrick Sichère

Hôpital Delafontaine, 2, rue Pierre-Delafontaine, 93200 Saint-Denis, France

Disponible sur Internet le 9 avril 2010

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atrick Sichère : Comment est née votretructure d’équipe mobile de soinsalliatifs ?

sabelle Marin : Dans les années 1980, tout au début duouvement des soins palliatifs en France, le Dr Babinet,

lors chef de service de la médecine interne, avait jeté laremière pierre en demandant au Dr Taillandier d’assureruelques vacations en tant que médecin de soins pallia-ifs. Le service accueillait alors l’unité Sida de l’hôpital ete besoin en soins palliatifs était grand. En 1989, un posteédical à mi-temps a été créé pour moi et très vite une

urveillante est venue compléter l’équipe. Nous avons béné-cié ainsi des premières enveloppes fléchées soins palliatifs.

l s’agit donc d’une des premières EMSP de la région (avecelle de l’Hôtel-Dieu, également créée en 1989).

Adresse e-mail : [email protected].

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S : Êtes-vous reliée à un réseau etomment se déroule votre collaborationvec ce réseau ?

M : Avec le docteur Nathalie Nissenbaum, médecin géné-aliste de Saint-Denis, nous avions créé une association,rc-en-Ciel, qui a porté le réseau de soins palliatifs du mêmeom. Dans le même temps, les hôpitaux de Saint-Denis ontonstruit avec Sarcelles, Gonesse et Eaubonne le réseau deancérologie Onconord qui a développé une branche pallia-ive dans le 95.

L’équipe mobile de Delafontaine travaille depuis leurréation très intimement avec ces deux réseaux. L’équipee coordination d’Arc en Ciel vient une fois par mois lors deotre réunion hebdomadaire et nous participons également

e facon mensuelle à leur staff. Nous prenons donc en chargees malades qui habitent dans le 93 de facon conjointe ; nousignalons à Arc en Ciel tous les malades qui rentrent à laaison et qui ont besoin du réseau. De leur côté, ils nous

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Douleurs et soins palliatifs

hospitalisé à Delafontaine ou passe aux urgences. Les psy-chologues font également des transmissions régulières pourles malades qu’elles suivent. Enfin, la consultation de l’EMSPsert à l’équipe du réseau de consultation expert en douleuret soins palliatifs.

Avec Onconord, un groupe d’analyse des pratiques aété mis en place entre toutes les EMSP du réseau et unstaff mensuel réunit tous les intervenants hospitaliers, HAD,EMSP et les deux équipes de coordination des réseauxqui s’occupent des malades graves. L’ensemble des pro-fessionnels des soins palliatifs de ce territoire sont ainsifédérés dans cette unité fonctionnelle. L’EMSP appartientainsi de facon très organique aux deux réseaux, ce quipermet de suivre les malades tout au long de leur par-cours.

PS : Et avec les soins de ville ?

IM : Depuis 20 ans, des liens se sont noués avec les géné-ralistes du territoire. Nous les appelons systématiquementlors de la sortie des malades et ils nous appellent aussirégulièrement pour nous donner des nouvelles, demanderdes conseils mais surtout organiser des hospitalisations.Nous pouvons grâce à nos liens dans les différents services,et en particulier dans le service de médecine interne quiaccueille des lits identifiés de soins palliatifs, hospitaliserles malades sans passer par les urgences, ce qui est beau-coup plus confortable pour eux. Les infirmières libérales sontplus souvent en contact avec les équipes de coordinationdes réseaux qui font lien avec l’hôpital quand c’est néces-saire. Enfin, beaucoup de nos malades sont pris en chargepar l’HAD Santé service soit parce qu’ils demandent dessoins lourds, soit parce que la situation est instable et quel’aggravation prévisible sera mieux assurée par une HAD,soit enfin parce qu’ils habitent dans certains quartiers où lapénurie de professionnels libéraux rend impossible la priseen charge à la maison. Dans notre territoire, par exemple,presque aucune infirmière ne peut assurer les toilettes àdomicile en raison de leur charge de travail et des quotas.Nous participons, à leur demande, à leurs réunions quandune prise en charge est trop lourde et sommes souventcontactés par les infirmières quand elles sont au domicile dumalade.

PS : Le département 93 regroupe despatients de 75 nationalités différentes.Comment maîtrisez-vous cette diversitéde langues et de nationalités ?

IM : Beaucoup de nos malades ne maîtrisent pas bien lalangue francaise, voire ne parlent pas du tout notre langue.Souvent un membre de la famille se propose pour fairel’interprétariat mais il peut être très délicat d’aborder dessujets aussi sensibles que la maladie, le pronostic, voire

la mort, dans ces conditions. Heureusement, nous avonsla même diversité de langues et de nationalités parmi lepersonnel dans notre hôpital et nous avons ainsi un réseaud’interprètes bénévoles soignants qui ont pris l’habituded’aborder ces questions.

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La diversité des cultures et des modes d’approchese la maladie et du corps est encore plus difficile àppréhender. Nous acquérons progressivement quelquesonnaissances dans la culture des communautés que nousuivons régulièrement, comme les Roms ou les Africainsubsahariens, mais nous ne pouvons tout connaître eturtout nous ne pouvons pas, de l’extérieur, appréhen-er la facon dont le malade se positionne entre saulture d’origine et sa culture d’adoption. Nous avons doncppris à toujours demander et ne jamais nous contenter’implicites, sources de contresens. Les malades et leursamilles sont souvent très heureux de pouvoir s’exprimerur ces sujets et nous expliquer comment, dans leur paysu leur culture, on supporte la maladie, quels traite-ents on attend, quels espoirs on garde. Nous apprenons

ussi quelques mots, quelques rites sans jamais imagi-er que nous pourrions comprendre de l’intérieur touteses spécificités. C’est une école d’ouverture et de tolé-ance.

S : De quelle facon ce mélange ethniqueous oblige-t-il à vous adapter ?

M : Ce n’est pas tant le mélange ethnique qui nous oblige àous adapter que les conditions de vie souvent précaires desalades ou leur désir de retourner au pays. Il faut alors neroposer que des traitements qui soient compatibles avecn retour au domicile, voire un séjour à l’étranger. Certainsppareillages ne sont pas possibles à l’hôtel ou en squat,els que l’oxygénothérapie, et d’autres appareils sontompliqués à emporter, tels que les PCA, car les maladese pourront disposer des tubulures ni de soignants formés

ces techniques. Enfin, des malades qui désirent trèsincèrement rentrer chez eux attendront avant de le fairee n’avoir plus aucun rendez-vous à l’hôpital ; il faut alorsavoir jongler entre la nécessité d’assurer un suivi et celle dee pas donner l’impression d’un abandon, et la liberté desalades.Dans tous les cas, cela demande beaucoup de temps

our s’expliquer et se comprendre avec le malade et saamille. Il faut expliquer la moindre ordonnance et détaillere plus petit rendez-vous. Les malades ne connaissent pasotre mode de fonctionnement et notre système de santé,ls ont souvent du mal avec les horaires, les consultations,os contraintes. Il nous faut donc les éduquer pour que laencontre soit simplement possible.

S : Comment évaluer la douleur dans ceontexte ?

M : C’est fort difficile car la douleur est souvent la seuleacon pour le malade de nous dire qu’il va mal. Distinguerntre une fatigue, une gêne et une douleur est souventompliqué. Les malades et les familles qui nous servent

e traducteurs ne peuvent souvent pas préciser les moda-ités de la douleur : « Ca fait mal, c’est tout, ca fait trèsal. . . ». Nous nous servons de repères visuels : l’EVA, bien

ûr, mais aussi des gestes. Et surtout, nous avancons par laéthode essai/erreur : nous modifions la thérapeutique et

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érifions dans un deuxième temps si le changement étaitdapté.

S : Quelles sont les pathologiesencontrées ?

M : En EMSP, nous nous occupons essentiellement dealades cancéreux et souvent en phase très avancée dès leébut de la maladie ; nous nous occupons aussi de maladesgés et porteurs de défaillances polyviscérales. Mais nousidons aussi à la prise en charge d’autres maladies chro-iques, surtout lorsqu’elles sont douloureuses.

S : À quelles autres sortes de difficultésvez-vous à faire face ?

M : Notre hôpital accueille une population précaire : nousevons jongler avec les problèmes de papiers, de logementst d’isolement. Mais surtout, les décalages culturels entre leiscours médical et ce qu’en comprennent nos patients peutngendrer beaucoup d’incompréhension, de malentendus etnfin de la violence.

S : Utilisez-vous des protocoleshérapeutiques ?

M : Nous utilisons un protocole douleur et avons proposé desrotocoles dyspnée, utilisation du MEOP, de la PCA et rapa-riement. Mais nous utilisons aussi les protocoles élaborésar la SFAP en particulier sur la sédation ou la constipation.es protocoles ne sont utilisés dans les services que lorsquees soignants sont déjà formés et sensibilisés. Il faut donc enermanence accompagner ces protocoles par des conseilsndividuels et adaptés.

S : Parmi les nombreuses moléculesntalgiques, morphiniques ou non, votrehoix n’est-il dicté que par les protocoles ?

M : À l’hôpital, le choix des molécules est limité par lesolécules disponibles à la pharmacie interne. Mais les par-

icularités familiales et culturelles peuvent nous orienter : sin malade doit partir dans un pays chaud, nous n’utiliseronsas de patch, par exemple. Quand un voyage est prévu,ous tenons compte aussi du degré d’encombrement desédicaments, etc. Sinon nous pratiquons fréquemment les

otations des opiacés pour diminuer les escalades théra-eutiques et avons la chance de pouvoir prescrire de laéthadone puisque notre centre a un service de toxicoma-

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S : Avez-vous des recetteshérapeutiques ?

M : Je ne crois pas. Nous utilisons les protocoles comme desanevas, mais chaque traitement est individualisé pour cor-

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P. Sichère

espondre au mieux à la situation donnée, qui est toujoursifférente : il n’y a pas de recette pour traiter un Africainlus qu’un Pakistanais, voire même telle ou telle douleur. Ilaut adapter le traitement.

S : Pouvez-vous nous donner quelquesxemples de prescriptions pour traiter lesouleurs par métastases osseuses, lesouleurs neuropathiques ?

M : Nous avons beaucoup réfléchi dans le cadre du réseaunconord sur le traitement des métastases osseuses. Clas-iquement, ces malades étaient adressés en radiothérapie,ù ils bénéficiaient d’un traitement classique, avec un frac-ionnement qui imposait des passages journaliers dans leentre de radiothérapie pendant un mois. Évidemment, touses déplacements sont très douloureux chez ces malades,t fréquemment, une fois la douleur calmée au niveau dea localisation traitée, elle réapparaissait dans une autreocalisation, car les métastases sont multiples. Les radiothé-apeutes ont donc réfléchi sur leurs techniques et proposées fractionnements plus concentrés, avec peu de séances,ais surtout la radiothérapie n’est proposée qu’en cas’échec du traitement médicamenteux, ce qui épargne àeaucoup de malades ces déplacements. Nous associons trèslassiquement les antalgiques usuels (morphiniques) et lesINS, très efficaces dans cette indication. L’immobilisationt l’application de chaleur sont également de grandstouts.

Pour les douleurs neuropathiques, nous associons auxntalgiques morphiniques le neurontin et le laroxyl,ais nous proposons aussi des exercices de relaxation,’automassage aux glacons et la stimulation transcuta-ée.

S : Qu’en est-il du rôle propre ?

M : Nous vivons un curieux paradoxe : en théorie, nousnsistons tous sur les multiples composantes de la dou-eur et sur l’importance d’une prise en charge globale,t dans la pratique, nous espérons maîtriser la douleurar les seules thérapeutiques, ce qui entraîne un certainombre d’escalades. Les soignants sont eux aussi pris dansette contradiction et réclament souvent, en cas de dou-eur, une augmentation des posologies, sans chercher àoulager la douleur en utilisant les moyens à leur disposi-ion : rassurer les patients, la présence, les applications dehaleur ou de froid, les massages, les distractions, voirea relaxation, etc. Redoublement du paradoxe, ces tech-iques qui font partie du rôle propre, c’est-à-dire sansrescription médicale, doivent être préconisées par l’équipeobile pour retrouver une certaine valeur aux yeux des soi-

À l’hôpital, nous ne disposons pas de tous les moyens,t en particulier les bains chauds sont impossibles. Enevanche, nous avons convaincu l’ensemble des services deaisser les interdoses à disposition des malades, ce qui per-et une titration de qualité.

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Douleurs et soins palliatifs

PS : Êtes-vous limitée par un certainmanque d’information issu du milieumédical ?

IM : Il a fallu de nombreuses années pour vaincre les résis-tances des médecins hospitaliers en ce qui concerne laprescription de la morphine, mais actuellement le traite-ment de la douleur et les soins palliatifs sont beaucoupmieux acceptés. En revanche, quelques médecins n’exigentpas la même rigueur clinique dans le diagnostic et le trai-

tement de la douleur que dans les autres domaines de lamédecine. Il n’est pas certain qu’il s’agisse d’un manqued’information, mais plutôt d’un manque de reconnaissancede cette médecine du symptôme et du confort moins nobleque la médecine curative. La préoccupation de la mort, qui

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st notre pain quotidien, est également encore taboue pourertains.

S : Quels conseils donneriez-vous à unetructure équivalente souhaitant se créer ?

M : En Île-de-France, la plupart des hôpitaux ont déjà desMSP et participent aussi à des réseaux. Il faut se donnereaucoup de temps pour arriver à faire changer les culturest les mentalités au sein des établissements. Il faut encore

lus de temps pour établir les liens entre des mondes fermésomme la ville et l’hôpital. Cela ne va pas sans conflits etchecs.

Mes conseils seraient patience et opiniâtreté, mais sur-out se préparer à avaler beaucoup de couleuvres. . .