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NICOLAS RUWET (1933-2001) Marc Dominicy De Boeck Supérieur | Travaux de linguistique 2003/1 - no46 pages 133 à 143 ISSN 0082-6049 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-travaux-de-linguistique-2003-1-page-133.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Dominicy Marc, « Nicolas Ruwet (1933-2001) », Travaux de linguistique, 2003/1 no46, p. 133-143. DOI : 10.3917/tl.046.0133 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.149.199 - 20/09/2012 17h06. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.246.149.199 - 20/09/2012 17h06. © De Boeck Supérieur

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  • NICOLAS RUWET (1933-2001)

    Marc Dominicy

    De Boeck Suprieur | Travaux de linguistique

    2003/1 - no46pages 133 143

    ISSN 0082-6049

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-travaux-de-linguistique-2003-1-page-133.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Dominicy Marc, Nicolas Ruwet (1933-2001) , Travaux de linguistique, 2003/1 no46, p. 133-143. DOI : 10.3917/tl.046.0133--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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    III.IN MEMORIAM

    NICOLAS RUWET (1933-2001)Marc DOMINICY*

    Nicolas Ruwet tait n en 1933 et non en 1932, comme le veulent lesdocuments officiels1. Il nous a quitts le 14 novembre 2001. Pour ceux dema gnration, il fut, en premier lieu, lauteur de lIntroduction lagrammaire gnrative (1967/68) cl indispensable, aujourdhui encore, quiconque dsire comprendre les sources de la linguistique chomskienne,et le rle central quelle a jou dans lvolution rcente de notre discipline.Quant au reste, Nicolas ncrivait pas de livres ; tous les ouvrages quil asigns ensuite (1972a, 1972b, 1982, 1986a, 1991a) regroupent quelquesarticles dont merge comme par contrecoup, et sans quune intentionpralable semble y trouver sa ralisation, lunit presque inattendue duneenqute sur le langage, sur la musique, ou sur la posie. Sans doute ce modedcriture et de rflexion a-t-il progressivement loign Nicolas de certainscircuits ditoriaux de la France acadmique2. Mais si lon a eu le privilgede lire dans des versions prliminaires, intermdiaires, finales, ou denouveau rvises les petites monographies que Nicolas rdigeaitpatiemment, en y ajoutant un apparat de notes de plus en plus nourri3, on* Laboratoire de Linguistique Textuelle et de Pragmatique Cognitive, CP 175,

    Universit Libre de Bruxelles, Avenue Roosevelt 50, B 1050 Bruxelles :[email protected]

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    peut mesurer lampleur du travail abattu, et ce quil impliquait dattention lautre, ses intuitions et ses critiques. La fascination que jai toujoursressentie, linstar de nombreux autres lecteurs, face aux textes de Nicolastient aussi sa touche particulire, consistant attaquer le sujet au hasarddune lecture, en rponse une opinion prestigieuse ou unanimementrpandue, et transformer ce qui soffre, dans son apparence initiale, commeune note dhumeur ou comme lexpression dune inquitude ponctuelle, enune tude approfondie et systmatique qui dborde, en fin de parcours, leslimites mmes du domaine trait.

    Pour des raisons en grande partie historiques, lon a coutume dedistinguer deux Ruwet : le musicologue et poticien structuraliste, quicite volontiers Lvi-Strauss, mais aussi Lacan ; et le gnrativiste de moinsen moins fidle Chomsky. Cette dichotomie ne me semble gure reflterla ralit des choses. Ds son article de 1959 sur les Contradictions dulangage sriel (1972a : chapitre 1), Nicolas a voulu dbusquer lesparamtres qui, en assurant la perception de certains traits structuraux,permettent lauditeur et au lecteur, de musique ou de posie, dextraireune certaine signification. Il lui est apparu, trs rapidement, que lesthoriciens de lart musical et, en particulier, les tenants du srialisme sous-estimaient le rle de la rptition, alors que celle-ci occupait une placeminente dans la potique de Roman Jakobson. Mais ce stade, il luiimportait aussi de ne pas mler smantique musicale et smantiquelinguistique : lune, dabord vocative, ne peut donner accs des tats dechoses prcis (1972a : 14) ; la seconde, parce quelle appartient croyait-il alors au systme de la langue, nous livre des reprsentations du rel.Ceci entrane que si le jeu des rptitions garantit, en musique, lidentificationdune grammaire (par exemple, tonale ; cf. 1972a : chapitre 5), limpactdes paralllismes potiques devrait se cantonner, par contre, des effetsdessence rhtorique qui se bornent souligner la similarit ou la dissimilaritde certains termes ou de certaines expressions (1972a : 34-35, 45-47, 157,165, etc.).

    Au contact de la grammaire gnrative, Nicolas glissera vers unepistmologie falsificationniste, dinspiration popprienne (voir, parexemple, 1967/68 : 11-14). Le contraste savre brutal pour qui lit, dansleur continuit diachronique, les textes musicologiques antrieurs 1968 etun article de 1975 o Nicolas, tout en critiquant Nattiez, parat surtout senprendre lui-mme (1975b)4. Mais les nombreux lecteurs de lIntroduction la grammaire gnrative (1967/68) savent que la prennit de ce livre,dans un univers o les manuels se dmodent si vite, tient prcisment sonsouci de ne jamais partir dune table rase, et de (re)dcouvrir, dans lesinnovations les plus actuelles, les traces ou le souvenir dintuitions dj

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    anciennes. Il y a donc, selon moi, une forte dose derreur dans la lgendequi voudrait que Nicolas ait connu, en loccurrence, son chemin de Damas.La crise, dans lacception la plus positive du mot, est ne dune espcedembouteillage conceptuel dont je vais essayer de dmler lcheveau.

    Admettons, pour les besoins de la cause, que la nature vritable de lascience rside, selon le credo popprien, dans lextraordinaire prise de risquequi consiste avancer une hypothse falsifiable. En syntaxe, cette exigencemthodologique semble remplie, ds lors que le linguiste, crivant unegrammaire gnrative, fournit par l mme la dfinition en intension dun langage. un certain niveau de gnralisation, la potique comme lamusicologie peuvent saccommoder de cette dmarche ; mais quand il sagitdtudier luvre dun artiste particulier, voire lune de ses productions, lesimple dcalque de lapproche gnrativiste conduirait soutenir commecela a t fait pourtant quil sagit chaque fois dcrire une grammaire . Outre quil semble tout aussi absurde dcrire la grammaire dun pome ou dun concerto que dinventer une loiscientifique pour un seul vnement, lentreprise gnrale se heurte, desurcrot, un problme plus profond. Si, en musique, les rptitions aident identifier une grammaire , elles ne sauraient se confondre avec celle-ci. Et si une grammaire gnrative doit renfermer une composantesmantique , la signification linguistique sy calculera en dehors de touteprise en compte des paralllismes potiques ; de sorte que ceux-ci nesauraient revtir aucune dimension grammaticale .

    Laffaire ne sarrte cependant pas l. Lorsque la smantiquegnrative dveloppa son programme, Nicolas se rangea trs vite aux ctsde la thorie standard et du lexicalisme5. Avec le recul, il apparat quecette attitude, qui confre son unit conceptuelle Thorie syntaxique etsyntaxe du franais, procdait moins du souci de falsifiabilit (1972b :chapitre 1) que dun scepticisme tenace vis--vis de la possibilit mme dedvelopper une analyse combinatoire et formelle du contenu scepticismeque Nicolas a toujours partag avec son ami Kuroda6. La lecture des articlesrunis en 1972 ne nous permet pas encore dapercevoir toutes lesconsquences qui dcouleront dune telle option. Mais si lon parcourt lesdeux itinraires intellectuels que jalonnent, respectivement, les articles surles constructions contrle ou monte (1972b : chapitre 2, 1982 :chapitre 1, 1983, 1990b), et les textes consacrs aux verbes psychologiques(1972b : chapitre 5, 1994a, 1995a), on voit sbaucher, pas pas, lesquissede ce que John Goldsmith, dans sa prface au livre de 1991, appelle une grammaire hermneutique (1991a : xi-xiii). Considrons, par exemple,les deux emplois contrle et monte dun verbe commeprtendre : Le gourou [de cette secte]i prtend (*eni) tre immortel vs Laliste [de ces verbes]i ne prtend pas (OKeni) tre exhaustive ; ou encore les

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    deux emplois (physique ou psychologique) dun verbe comme frapper(1972b : 223-232, 1994a, 1995a). Une grammaire purement formelle choue,certes, expliquer la multiplicit de pareils cas de figure ; mais unegrammaire purement cognitive ne peut prdire, quant elle, le dtail destraits structuraux qui sont observs (par exemple, lemploi du clitiquepronominal en dans les constructions monte ; 1972b : chapitre 2).Nicolas en conclut que la syntaxe doit demeurer autonome , non pasparce quelle fournirait, dune manire ou dune autre, un input une composante smantique de nature algorithmique, mais parce quelleconstitue, avec ses contraintes, le matriau mme sur lequel sexercelactivit hermneutique du sujet parlant, et celle du linguiste. Ce dernierpoint, le plus dlicat peut-tre de tout ce que Nicolas ait avanc, nous aide saisir ce quil entendait par lIllusion de lExemple Reprsentatif ou Illusion de lHirondelle (1991b). Il ne sagissait pas seulement que leslinguistes consultent des corpus ou largissent la gamme de leurs donnes ;mais bien quils sinterrogent sur les raisons qui leur font choisir, ds ledpart, certains exemples plutt que dautres par exemple, le contrasteentre Je veux partir et *Je veux que je parte, plutt que celui, beaucoupmoins tranch, entre Je veux (, si jy suis autoris,) pouvoir partir ds demainet Je veux que (, si jy suis autoris,) je puisse partir ds demain (1984).

    Comprise de la sorte, l autonomie de la syntaxe nous pousse tolrer ce que daucuns prendront pour de la surgnration (1991a : 78-81). Pourtant, les avantages de cette option apparaissent immdiatementaux yeux du poticien. En effet, une continuit sinstalle dsormais entre lapratique ordinaire du sujet parlant et les distorsions syntaxiques quelon rencontre en posie, mme chez des auteurs bien plus timides queCummings ou que Mallarm (1975a : 334-346, 1985). Il ne saurait doncplus tre question de re-rdiger, chaque coup, la grammaire du sujetou du pote, mais au contraire de saisir la faon dont le phnomne encause prend ses sources dans un dispositif syntaxique autonome .Simultanment, le rle des paralllismes superficiels se modifie du tout autout. Car au lieu de constituer des ornements rhtoriques ajouts unesignification dj construite par les rgles communes du langage, lesparalllismes permettent maintenant de relier une occurrence exceptionnelle des usages plus communs, facilitant par l mme le traitementhermneutique de la structure produite. Il me parat symptomatique, cetgard, que le premier exemple choisi par Nicolas (1975a : 329-330) pourillustrer la complmentarit des paralllismes et des dviations Ilpleure dans mon cur Comme il pleut sur la ville exhibe prcismentlun de ces verbes mtorologiques qui lamneront, plus tard, sinterrogerencore davantage sur linteraction entre la forme linguistique et laphnomnologie de nos expriences sensibles (1986b, 1988, 1990a).

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    Je lai dit : ni les rptitions musicales, ni les paralllismes potiquesnappartiennent la grammaire , cest--dire la syntaxe autonome de la musique ou de la langue. Mais nous comprenons maintenant leurfonction, qui est dautoriser le sujet producteur ou rcepteur exprimer, ou reconnatre, par lentremise dune forme indpendamment contrainte, unesignification irrductible cette forme, et qui en merge cependant par lejeu de lvocation symbolique. Le programme de recherches nongalilen 7 qui se dessine alors pour la musicologie comme pour la potiquenest plus trs loign de celui que devrait se fixer le grammairienhermneute . Je laisse dautres le soin de dterminer ce qui, enloccurrence, a pes du plus grand poids : les impasses empiriques etconceptuelles du gnrativisme, ou le souci de ne jamais rompre les pontsavec lesthtique.

    Lorsque jai entrepris cette notice, je me suis remis explorer uneuvre que je pensais connatre. En un sens que je crois avoir lucidjusquici, je ne me trompais pas. Cependant, par leffet de perspective quima conduit des premiers articles de musicologie jusqu Lamartine et la musique du Lac (1996), jai dcouvert, travers lcho de quelquephrase ou dans le retour des mmes citations, certains thmes dlection quime paraissent dfinir, de faon souvent discrte, la personnalit humainedu chercheur et les exigences intellectuelles dont il sinspirait. Je ne prendraiici quun seul exemple. Dans un article de 1965, Sur un vers de CharlesBaudelaire , Nicolas crivait (1972a : 205 note 1) :

    Cette utilisation des quivalences formelles pour souligner les quivalencessmantiques est illustre par les vers clbres, de Racine, Le jour nest pasplus pur que le fond de mon cur , et de Malherbe, Et les fruits passerontla promesse des fleurs . Plus subtilement encore, chez Baudelaire :

    Mais les bijoux perdus de lantique Palmyre,Les mtaux inconnus, les perles de la mer,

    (Bndiction).

    Si Nicolas a comment le vers de Racine ds 1968 (1972a : 211-214), ceux de Malherbe et de Baudelaire ne referont surface, si jose dire,que quinze ou vingt annes plus tard. Nicolas parat alors venir Malherbepour rfuter lhypothse, mise par Genette, que la posie de Malherbe servlerait rfractaire au paralllisme (1980), et invoquer Bndiction afinde dnoncer la part trop modeste que la potique jakobsonienne rservait la syntaxe (1989 : 15-18). Mais outre que la rencontre nest pas nouvelle,une lecture attentive nous permet dapercevoir dautres enjeux.

    Labb Bremond avait affirm que lon casserait tout , chezMalherbe, si lon remplaait la promesse par les promesses. Comme le Ruwet

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    de 1965, il recherchait la source de cette vidence esthtique dans le pur jeudes sonorits. En 1980, tout a chang. Nicolas je lai dj dit a publises grands articles sur les verbes contrle et monte ; il sait,dsormais (1972b : 76-86), que le verbe promettre entre dans deux classesde constructions (Pierre a promis dpouser Marie La discussion prometdtre passionnante) ; il va bientt raborder cette question (1983), puis larelier au statut antilogophorique des clitiques pronominaux en et y(1990b). Tandis que le pluriel les promesses se marie avec lun et lautreusages du verbe (Pierre a tenu ses promesses La discussion a tenu sespromesses), il nen va pas de mme pour le singulier, qui se laissedifficilement rapprocher de lemploi dit monte (Pierre a tenu sapromesse *La discussion a tenu sa promesse). La russite de Malherbesexplique, ds lors, par la conjonction de divers facteurs (1980 : 205-208).Au singulier substantival correspond, certes, une construction monte (Les fleurs promettent de donner des fruits abondants/magnifiques/succulents). Mais en accord avec la double organisation du discourspotique que Nicolas a prcdemment caractrise (1975a), cette dviationsinscrit dans un remarquable rseau de paralllismes qui relie deuxalexandrins rythme quaternaire 3-3-3-3 :

    La moisson de nos champs lassera les faucilles,Et les fruits passeront la promesse des fleurs.

    La promesse abstraite que dcrirait le verbe monte se voit ainsiconcrtise par un singulier dautant plus acceptable, ici, quil rpond ausingulier tout fait banal du vers prcdent. Les syntagmes nominaux Lamoisson de nos champs et la promesse des fleurs occupent chacun unhmistiche, lintrieur dune structure en chiasme qui, en rpartissantdiffremment les nombres grammaticaux et les squences de trois syllabesmtriques, cre un paralllisme dcal entre les deux formes verbales lasseraet passeront. Or, lassera verbe physique ou psychologique susceptibledune interprtation non-agentive (1972b : 99, 152-154, chapitre 5 ;1995a) fait clairement allusion un sujet de conscience humain (lesagriculteurs fatigus par une moisson gnreuse) qui nest pas absent, nonplus, dans la promesse des fleurs puisque, si les fleurs promettent quelque chose, ce ne saurait tre quaux yeux de quelquun. De mme que,dans son emploi monte (La liste ne prtend pas en tre exhaustive),le verbe prtendre nefface pas toute prsence de ltre humain qui prtend(1983 : 30-31), la formule choisie par Malherbe ncarte quen apparenceles sujets du roi Henri IV, combls par les bienfaits dun temps redevenuheureux.

    Venons-en aux deux alexandrins de Bndiction. Dans larticle plustardif (1989 : 15-18) o il tente de cerner les effets vocatifs que dclenchent

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    ces vers, Nicolas ne manque pas de renvoyer un autre pome de Baudelaire,Le Guignon, quil avait auparavant analys (1975a : 325-327) pour montrercomment le pote, en exploitant le jeu des paralllismes, tait parvenu crer un raccord entre deux strophes htrognes traduite, lune, deLongfellow, et lautre, de Thomas Gray8 :

    Pour soulever un poids si lourd,Sisyphe, il faudrait ton courage !Bien quon ait le cur louvrage,LArt est long et le Temps est court.

    Loin des spultures clbres,Vers un cimetire isol,Mon cur, comme un tambour voil,Va battant des marches funbres.

    Maint joyau dort enseveliDans les tnbres et loubli,Bien loin des pioches et des sondes ;

    Mainte fleur panche regretSon parfum doux comme un secretDans les solitudes profondes.

    Cette thmatique du trsor cach, inaccessible depuis toujours ou seulementdisparu des mmoires, je la retrouve dans Un art dcrire oubli , titredun texte de Leo Strauss que Nicolas a voulu faire connatre au publicfranais (1979b)9. On sait que, pour Strauss, les grandes uvres du passrenferment des vrits que nous ne comprenons plus, parce que nous avonsperdu la capacit de lire entre les lignes . Si lide a tant sduit Nicolas,cest sans doute quelle explicitait une conviction dj installe et, plusprofondment peut-tre, quelle apportait un fondement articul sa proprethique de lcriture. Jai dj mentionn cette propension quil avait passer,sans trop en avoir lair, dune remarque ou dune objection de dtail desproblmes gnraux desthtique ou dpistmologie, de politique ou demorale. Il y a l une sorte de pige tendu au lecteur distrait, en mme tempsquune volont de ne pas lui livrer toutes faites les conclusions tirer10.

    Je pourrais pingler bien dautres convergences encore tel cedualisme profond par lequel Nicolas voulait dfendre la culture de lhomme seul animal politique ses yeux11 , ou encore laversion quil ressentaitpour la dichotomie entre jugements de fait et jugements de valeur, et qui napas peu contribu lui faire crire, en rponse Milner, lun de ses meilleurstextes polmiques (1982 : 16-17 et chapitre 7)12. Mais je terminerai par unsouvenir plus personnel. Chaque fois que nous prenions, pour aller Saint-Denis ou pour en revenir, lancienne ligne de mtro qui passe par la station

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    Lige , assez chichement ouverte aux voyageurs, Nicolas engageait laconversation sur le destin glorieux que Bonaparte, au dbut de son rgne,entendait rserver la ville des Princes-vques. De l, nous sautions souvent la politique belge ou lhistoire de France, aux campagnes de Napolon,au duc de Marlborough, la Guerre du Ploponnse Sa fascination pourlchec dun grand homme, ou pour la dcadence dun rgime pourtantinspir par de nobles idaux, participait je crois dun tonnement plusprofond devant certaines russites : celles des artistes quil admirait et celle,presque constante, du langage. Dans lun de ses premiers crits, consacr la Fonction de la parole dans la musique vocale (1972a : chapitre 2),Nicolas opposait la musique, expression du dsir , ce langage dautantplus paradoxalement efficace qu la limite je veux toujours autre choseque ce que je dis 13. Il naura cess, sa vie durant, de rechercher lendroito la forme, dessence commune et sociale, et la signification,irrductiblement singulire et individuelle, se rejoignent enfin, comme lefont les varits de ltre dans la philosophie de Platon.

    NOTES

    1. Pour les frus de petite histoire, voici le dtail de laffaire, tel que GyokoMurakami ma autoris le relater. Nicolas vit le jour le 1 janvier 1933, vers quatreheures du matin ; le certificat tabli par la sage-femme en atteste. Mais les tempstaient troubls par la monte du nazisme. Contre les souhaits de la maman, quiaurait voulu que son fils ft du 1 janvier, le pre de Nicolas prfra dclarer lanaissance au 31 dcembre 1932, pour la raison curieuse que le garon auraitainsi de meilleures chances davoir accompli son service militaire avant quuneguerre nclate. Les vnements djoueront, bien sr, ce calcul par trop abstrait. Lemilicien Nicolas naura pas d combattre ; mais il aura tout de mme connu celieutenant plutt mal embouch qui appelait fesse chacune de ses conqutesfminines (1975c : 386).

    2. Bien des fois, jai d citer, lun ou lautre ignorant de service qui croyaitsavoir que Ruwet ne publiait plus depuis , la longue kyrielle des contributionsque Ruwet avait fait paratre entretemps.

    3. Pour un article au moins (1990b), Nicolas a jet le gant et sest rsolu sacrifier les notes, qui font 19 pages dans la version dactylographie.

    4. Aprs ce texte, Nicolas ne publiera plus rien sur la musique (voir cependant1994b).

    5. Certains ont voulu y voir une marque dallgeance au matre, en oubliant, parla mme occasion, la connivence intellectuelle qui na cess dunir Nicolas Ross,Postal ou McCawley. Assez paradoxalement, Chomsky sest graduellement loigndu lexicalisme, tandis que Nicolas, tout en maintenant ses positions, na gurefrquent les modles syntaxiques qui intgrent loption lexicaliste dans leur appareilformel.

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  • Nicolas Ruwet (1933-2001)

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    6. Sur ce point, voir (1982 : 194, 1991a : xxii-xxiii, 1991b : 122-124), et surtoutla prface au livre de Kuroda (1979a).

    7. Il est permis de se demander ce qui subsiste, dans ce programme nongalilen (1982 : 18, 1991a : xxiii-xxiv, 1991b : 124-127), de lexigencepopprienne de falsifiabilit. La rponse de Nicolas nous renvoie la distinction,introduite par Hayek, entre le principe et le dtail (cf. 1975a : 346-350,1975b : 19-24). Un pan entier de la linguistique, mais aussi de la potique ou de lamusicologie, traite de contraintes formelles suffisamment prcises et gnrales pourquon puisse les tester sur une grande masse de donnes. Rien, en revanche, nenous permet de prdire les chemins que prendront les diverses interprtationspossibles de telle ou telle occurrence particulire. Si la rflexion de Nicolas sestinspire, une certaine poque, des travaux mens par Dan Sperber sur lesymbolisme et sur lvocation (voir, notamment, 1975a, 1975c), tout semble indiquerquil na jamais adhr au naturalisme de cet auteur.

    8. Prcdemment, Nicolas avait dgag lunit structurale du sonnet Je tedonne ces vers , l o un stylisticien comme Albert Henry ne voyait quelaccumulation de pices rapportes (1972a : 17 et chapitre 10).

    9. Dans un texte indit (1995b), Nicolas voque les trsors quon peutdcouvrir la lecture de Strauss et de ses meilleurs disciples.

    10. Baudelaire ne pensait pas diffremment. Le manuscrit du Guignon porte,pour les vers 12 et 13, la leon suivante :

    Mainte fleur panche en secretSon parfum doux comme un regret.

    ce stade, lpanchement des fleurs pouvait devoir son caractre secret saseule inaccessibilit matrielle. Aprs la correction, une retenue sinstalle danslesprit mme de fleurs, trangement conscientes, o lon verra la mtaphore dunartiste qui se veut solitaire.

    11. Voici quelques citations qui montrent bien ce que je veux dire : le babilenfantin ne signifie rien, et la vie amoureuse des grands singes est purementanarchique, ne fonde aucune conduite sociale (1972a : 26) ; Lhomme naturelnexiste pas (1972a : 47) ; La phonologie, la syntaxe, se prtent une tudegalilenne ou cartsienne dans les termes de la substance tendue ; le sensne sy prte pas. Bref, nous sommes renvoys au problme classique des rapportsentre lme et le corps (1982 : 18) ; Je me demande pourquoi Voorst prend pourexperiencer paradigmatique un grizzly, animal dont il est bien difficile de devinerles motions , etc. (1995a : 30 note 7).

    12. Jai analys ce dbat entre Milner et Ruwet dans une note publie par laRevue Internationale de Philosophie 138, 1982, p. 380-384.

    13. Voir, sur ce thme emprunt Lacan, (1972a : 57 note 1, 67-68, 181 note 2,198 ; et, de manire plus inattendue, 1995a : 33 note 17) mais il est vrai qualors,Nicolas traite des motions ou actions sociales comme le mpris ou lhumiliation,qui placent lhomme, en tant qu animal politique , sous le regard impitoyablede ses congnres (1995a : 36-38).

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  • Marc DOMINICY

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    RFRENCESDans le volume quelles ont dit en hommage Nicolas Ruwet (De la musique la linguistique, Gand, Communication & Cognition, 1992), Liliane Tasmowski etAnne Zribi-Hertz ont fourni la liste complte des publications de Nicolas Ruwetjusqu 1992. Jajoute ici les rfrences postrieures, et je cite, outre les six livresquil a signs, les articles auxquels je renvoie explicitement, sils ne sont pas reprisdans lun de ces ouvrages, ou sils sy trouvent traduits en italien ou en anglais.

    1967/68 Introduction la grammaire gnrative, Paris, Plon.1972a Langage, musique, posie, Paris, ditions du Seuil.1972b Thorie syntaxique et syntaxe du franais, Paris, ditions du Seuil.1975a Paralllismes et dviations en posie , dans KRISTEVA (J.), MILNER (J.-

    C.) et RUWET (N.), ds, Langue, Discours, Socit. Pour mile Benveniste,Paris, ditions du Seuil, 307-351. Traduit dans (1986a : chapitre 2).

    1975b Thorie et mthodes dans les tudes musicales : Quelques remarquesrtrospectives et prliminaires , Musique en Jeu, 17, 11-36. Traduit dans(1986a : appendice 2).

    1975c Synecdoques et mtonymies , Potique, 23, p. 371-388. Traduit dans(1986a : appendice 1).

    1979a Prface , dans KURODA (S.-Y.), Aux quatre coins de la linguistique,Paris, ditions du Seuil, p. 7-12.

    1979b Leo Strauss, La perscution et lart dcrire suivi de Un art dcrireoubli , prsentation et traduction de Nicolas Ruwet, Potique, 38,p. 229-253.

    1980 Malherbe : Hermogne ou Cratyle ? , Potique, 42, p. 195-224. Traduitdans (1986a : chapitre 4).

    1982 Grammaire des insultes et autres tudes, Paris, ditions du Seuil.1983 Monte et Contrle : Une question revoir ? , dans HERSLUND (M.),

    MRDRUP (O.) et SRENSEN (F.), ds, Analyses grammaticales du franais.tudes publies loccasion du 50e anniversaire de Carl Vikner. RevueRomane, numro spcial 24, p. 17-37. Traduit dans (1991a : chapitre 2).

    1984 Je veux partir/*Je veux que je parte. De la distribution des compltives temps fini et des complments linfinitif en franais , Cahiers deGrammaire, 7, p. 74-138. Traduit dans (1991a : chapitre 1).

    1985 Notes linguistiques sur Mallarm , Le franais moderne, 53, p. 195-216.

    1986a Linguistica e poetica, Bologne, Il Mulino.1986b Note sur les verbes mtorologiques , Revue qubcoise de

    Linguistique, 15, p. 43-56.1988 Les verbes mtorologiques et lhypothse inaccusative , dans

    BLANCHE-BENVENISTE (C.), CHERVEL (A.) et GROSS (M.), ds, Grammaire

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  • Nicolas Ruwet (1933-2001)

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    et histoire de la grammaire. Hommage la mmoire de Jean Stfanini,Aix-en-Provence, Publications de lUniversit, 383-402. Traduit dans(1991a : chapitre 4).

    1989 Roman Jakobson. Linguistique et potique, vingt-cinq ans aprs , dansDOMINICY (M.), d., Le souci des apparences. Neuf tudes de potique etde mtrique, Bruxelles, ditions de lUniversit de Bruxelles, 11-30.

    1990a Des expressions mtorologiques , Le franais moderne, 58, p. 43-97. Traduit dans (1991a : chapitre 3).

    1990b En et y : deux clitiques pronominaux antilogophoriques , Langages,97, p. 51-81.

    1991a Syntax and Human Experience, Chicago/Londres, The University ofChicago Press.

    1991b propos de la grammaire gnrative. Quelques considrationsintempestives , Histoire pistmologie Langage, 13, p. 109-132.

    1993 Les verbes dits psychologiques : Trois thories et quelques questions ,Recherches Linguistiques, 22, p. 95-124.

    1994a tre ou ne pas tre un verbe de sentiment , Langue franaise, 103,p. 45-55.

    1994b Huit sicles de polyphonie rationnelle en Occident : une histoiretermine ? , confrence donne Ars Musica, Bruxelles, indit.

    1995a Les verbes de sentiment peuvent-ils tre agentifs ? , Langue franaise,105, p. 28-39.

    1995b Le style : une notion prthorique ? , indit.1996 Lamartine : la musique du Lac , Langue franaise, 110, p. 86-102.

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