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DIALOGUES M. et C. Breteau

DIALOGUES M. et C. Breteau. Je ne veux pas te raconter dhistoires, je veux que tu me laisses te regarder en coin dun regard bête, je veux que tu affrontes

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DIALOGUES

M. et C. Breteau

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Je ne veux pas te raconter d’histoires, je veux que tu me laisses te regarder en coin d’un regard bête, je veux que tu affrontes ma tête. Droit comme le i

d’une intention, je suis pourtant percé de faux-fuyants, j’emprunte son cours au temps, sans l’infléchir. Parfois dans

mon habit de rapace , rapiécé , rassemblé dans mes esprits je fais une ou deux silhouettes, pirouettes, puis je te laisse face au puits de mon silence approfondi et renfloué. Qui sait ? Peut-être me donneras-tu l’envie de parler un jour, non pas à toi directement ;

mais je monterai sur le petit tas de tes pierres englouties dans l’ opaque ; elles m’auront bien au fil de leurs naufrages érigé un piédestacle d’éboulis vaseux.

Sens-tu que je ne pourrai jamais t’adresser véritablement, comme si

l’être humain pouvait être autre chose qu’un pur acte de parole quand bien même il écoute ? Tu ne me rendras pas un sourire qui puisse lier deux oreilles aussi bien que deux êtres.

Reste dans ton périmètre, je t’apprendrai la froideur du cœur. J’irai

parler aux mots eux-mêmes, et les mots parleront aux mots, et les morts

parleront aux morts. Tu sonneras le cor de la voix de tombe, de la voix qui

t’étonne : je parlerai et ce sera un pur influx de sang dans mon corps vocal,

un pur désert salutaire de sens , ou l’on ne te demandera même pas de faire

semblant d’errer. Tu pourras t’attarder dans les aspérités et

les rocs de mes gorges, dans les plis de mon col dépris des roucoulades.

Pas de chant , que du son, sans bruit, sans même le souci de te plaire.

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Tes lèvres sont si fines qu’elles sont faites pour modeler la parole, en coussins d’atterrissage pour accueillir le brut , construites, en équilibre, sur un abîme. Ta bouche et la pente de ta voix semblent recourbés comme le bec en arabesque d’une théière, rien de trop, et c’est un lent filet qui s’en déverse y compris dans tes

silences. Joli petit soufflet à soupir, soupirail lumineux ciselé dans ton visage…Tes yeux ne voient guère et tu sembles tout entier résumé dans cette brillante faille, que l’on chérit tout autant que ce qui va en sourdre, qui s’ouvre, se referme, et porte l’entrée de l’astre. Tout autour, un chaos s’agence, des masses filent hors de ton centre, se découpent en escaliers, se gonflent en abcès ; la masse est mastiquée, masquée, de telle sorte qu’un grand récif barre l’entrée du large front,barre l’accès au vague à l’âme…il n’y a plus qu’à espérer qu’un courant d’eau secret relie le réservoir au versoir, mais peut-être ta peau est-elle matelassée de l’eau trouble

qui stagne, et ta bouche si luisante d’être vide.

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Quand tu n’es même plus là pour me faire attendre, mon visage gagne sa part

d’ombre. Ta distance se creuse et se répercute en moi,

y traçant un grand champ de vide. Le regard ajusté et rétréci en ton point en prend

néant moins une profondeur et une vacuité infinies, et tout se noie dans

l’ouate comme dans le sommeil. Je m’absente à tous les autres, et leurs

présences qui s’agitent et palpitent durant le jour lancent des pierres dans l’eau

trouble dans laquelle je dors. Ils plongent dans les ronds de l’eau et viennent hanter

en de grandes rondes d’algues le cimetière marin de mes rêves coupables,

comme la nuit lorsque les halos aux antipodes de ceux qui se tiennent éveillés percutent et vacillent dans nos songes, faisant de

ceux-ci non pas des échos et des chants de la mort, mais des sursauts et des vibrations de la vie sur la toile de nos

longues inconsciences nocturnes. Je suis tellement déçue dans le désir, et toi tu

dors en dehors de tout ce qui me touche. Nos deux sommeils évasifs et maladifs

viennent léviter l’un au-dessus de l’autre, mais ils ne s’accostent pas.

Je voudrais que nos deux corps se superposent, que tu viennes te poser

comme un baume sur la trame de ma nuit hérissée d’écorchures. Mais le vide

d’angoisse et l’indifférence lourde se révulsent et repoussent l’un l’autre. Tu

dors, seul face à toi-même dans un sommeil sale sur lequel la tâche de ma

souffrance se répand, je dors pleine d’une étrangeté qui effraie et froisse nos deux

visages dans sa grande main lisse.

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J’ai un habit de lumière et ma peau même en mime le tissu, et s’allume en chatoiements

ténus. Retiens- bien ma silhouette,

celle-ci se découpe facilement sur toutes les autres et se taille un espace de

rayonnement dans leurs pièces d’étoffe malléables,

jusque dans leurs chutes de coton. Le bleu de mes yeux reflète mon essence

réfléchissante , la tâche primordiale qui m’est échue :

renvoyer la lumière. Pour moi pas de coin sombre et de noirceurs

gloutonnes pour absorber des rasades de photons, je suis de nature légère, je ne fixe rien et surtout pas les pensées profondes et

adipeuses, qui me collent à la peau. J’ai l’eau de mes yeux vive, volatile et fuyante,

et j’en baigne tous ceux qui se laissent prendre à ma fugace transparence…

les commissures des lèvres toujours entrouvertes afin de faire courir dans mes

traits de perpétuels afflux, et de faire ondoyer mes tissus, je suis

malléable, propre à passer du rire aux larmes,

ma bouche étroite et ouverte est la brèche périlleuse dans laquelle je me tiens.

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L’œuvre n’est-elle que sécrétion maladive ? Que bile agglutinée et répartie sur le papier, que malaxage d’angoisse entre nerfs froissés ? Palper ses mots et la pâte de

pastel comme l’on agrippe les rebords propres mais rigides des draps desquels on dépasse, de la literie patibulaire…

La maladie est-elle la seule œuvre fomentée au noir de cette activité somme toute solitaire, peu réfléchie et in-peu-volontaire ? Le

projet opposé à la déjection marque l’axe de partage, car il est l’intérêt démontré qui mérite d’être payé de retour ; il est ce qui

porte, comme chez les artistes de notre vieille modernité, à éprouver toute la palette des styles, à essayer tous les outils , à thésauriser tous les petits bouts de ficelle ramassés ; il est

cette planche étale, consciencieuse, mobile et à l’épreuve sur laquelle s’agencent la quête et l’observation tranquille, que creusent , entaillent tout autant que polissent les actes du

travail ; tandis qu’une maladie ne suscite au pire pour elle-même que

fascination et contemplation ; la maladie inconsciente ralentit le cours des choses et entraîne dans l’œil du cyclone, tandis

que la conscience de la maladie est un accélérateur de temps, et soustrait promptement du tourbillon qu’elle est seule, par la

vitesse de développement des choses révélée, capable de faire prévoir. Il ne suffit pas de dévider au hasard le fil d’une

salive toujours inépuisable dans le rouet du ventre, et de s’amuser à promener ses doigts dans leur bel entrelacs, il y a un canevas sur lequel les disposer, un projet intestin, caché et arachnéen de toile, fût-il motivé par un désir ambiguë de proie.

Il ne faut pas que des images, aux mines sombres et attirantes, qui se dressent en piliers, et provoquent le ciel sans même tracer l’espace d’un temple. Les bâtisseurs de cathédrale auront-ils

toujours cette entière légitimité que les érecteurs de totems ou de menhirs n’auront pas ? Faut-il s’astreindre à lever dans l’espace des pans de murs et de petites crêtes de bancs

d’église, à l’émailler de statues apparentées et de vides capables de se superposer, à l’habiter d’ ombres factices aux

toges prétextes, et à ne voir en tout ceci qu’un château de jeu ? Je veux voir l’intention et le lent projet qui font que des

germes adolescents s’efflorent en un cancer-production. Que m’importe de garder trace, je veux plutôt faire se développer

dans l’espace d’épanouissement d’une tumeur, mais peut-être pour la rendre elle-même assimilable faut- il sans cesse la

percer, la faire se vider et épancher dans l’organisme son taux de sécrétion qui comme un vaccin transformera la production

maladive en produit mithridatique

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Les arbres alignés en haut du coteau tendaient dans l’air leurs tentacules frissonnantes, paraboles au grand vent, éoliennes immobiles, clouées sur la voûte vide, immense et bleue comme sur le grand large.

La lumière qui fusait de derrière leurs longues silhouettes sombres leur donnait la cohérence et la solidité de gros rochers côtiers, de ces mastodontes de pierre qui s’abîment dans un lent suicide égrené au-dessus des précipices, parfois emprisonnant dans leurs caillots coagulés les lacis des arbrisseaux innocents amoureusement enfouis dans leurs failles.

Un grand coteau enroulé aux anicroches de leurs racines se déroulait jusque sur la plaine, composé d’une terre riche, rouge et poisseuse comme du pigment. Et les arbres rochers, dans une indécision complète entre le minéral et le végétal, entre la liquide et le friable, restaient muets d’oracles dans la contemplation de la vallée, aussi sourds que les tombes des grandes têtes de l’Ile de Pâques, aussi impérieux et superbes que le chêne géant de Dodone qui propageait ses sentences dans le murmure concerté de ses feuilles.

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C’est toi tout de suite qui m’a paru le plus curieux, tu sais, cette façon que tu as de pencher la tête comme si tu regardais de derrière une porte portée toujours en bouclier devant toi ;

tu crées les frontières et tu crées l’immixtion à mesure que tu te promènes, tu fais osciller les objets dans l’axe de ta tête, quand tu les regardes.

Sans doute tu dois souvent la rentrer dans tes épaules et coller le front contre ton pan, le cogner peut-être volontairement, et alors le mur lui-même se balance et tu n’as plus d’étalon, et tu n’as plus cet anti-cadre, non pas carré de vide mais carré de plein au cœur de l’ouverture.

Tu es l’enfant qui joue à appliquer un cache sur le vague de son désir, et qui le retire brusquement pour en arracher les contours, tu es le refus du masque, puisque tu es soit dans la totale absence, aveugle et invisible , soit, quand tu veux voir, dans le dévoilement assumé. Tu ne crois pas aux fenêtres, car elles sont de mauvaises doublures de ce mur que tu portes en croix, et toi tu vois l’ouverture en creux.

Pour toi pas de brèche taillée dans le vif des choses, tu n’as qu’un petit plan, une petite pan-carte noirs à balader dans le néant.

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Chorégraphies-toi dans le corps des autres ; fais des accroche-cœurs en ronds de jambes, encore, sans compter , en poussant très fort sur la pompe du pouls et la pulsation pondérée ;

il n’y rien, juste des influx de musique et leurs sorties dans vos souffles, des membres qui battent et brassent l’air, sans couler.

De la chair et du vent, et du sang accéléré dans les artères de l’air… rien, seulement, des coups et des volte-face pas du tout dessinés, des mouvements presque agressés, des entrelacs et des entrechocs… ad hoc.

Parfois ta grimace me sourit et dans ton bras qui m’enlace je sens la prise qui se raidit, les ongles qui sortent et qui veulent labourer… mon socle.

Ton cri, le cri que tu lances par-delà la chair, par-delà les multiples ondulations, est en même temps cri de détresse et d’éloges..

tu ne souffres ni ne penses, tu sens juste la masse mouvante qui te côtoie, t’accoste, t’infiltre, t’engloutit ;

tu ries, de sentir toutes ces excroissances venir s’entuber sur tes canaux se greffer dans tes peaux

de bêtes… arrête de te sentir coupable d’être un tas de chair

pesant, relié et polymorphe tu es la nappe d’eau lourde

en apesanteur, prisonnière au fond d’un souterrain, enfournée entre la terre et la terre. Resserre les liens, jusqu’à la douleur, jusqu’à la disparition…

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Et la grande foule se liait et se déliait en écheveau mouvant égrenant et rassemblant ses pelotes.

Le fil de nos trajectoires s’emmêlait dans le tissu des groupes , en ressortait , et, traversant, dépassant les espaces vides,

c’était soudain comme quelque chose qui pendait, une fibule effilochée, minuscule.

Et l’on ne faisait, en s’entrecroisant, que se frotter les uns contre les autres, que s’électriser des quelques étincelles produites dans tous les coins , par les accointances aléatoires.

S’enchevêtrer en un tissu compliqué mais souple sans perdre le fil était la tâche d’araignée de chaque membre de la soirée ;

sens, appréhensions, pattes, personnalité démultipliés par l’ivresse, les moments n’en devenaient pas moins ceux d’un film unique, dont le cours linéaire et trépidant faisait désormais loi, et qu’il fallait à tout prix nourrir ;

et l’on tentait de retenir le flot des visages enjoués , comètes comédiennes qui fusaient , offrant à tous des remous et des tourbillons et refusant leurs voix à chacun .

Emportés par les fils de leurs propres histoires se dévidant en rythme, ils n’avaient le temps que d’allonger un sourire, de s’étirer en une parole riante ;

Et les voyait-on presque transportés en rêve s’allongeant sur de petits vaisseaux vaporeux , capsules de nuages, wagons douillets d’éther..

et sur ces couches mobiles sillonner le lacis et dodeliner de la tête.

Parfois certaines venaient à s’ajuster sur un même plan, comblant leurs dénivellements par quelques poussées d’air amenées par les flux, et les lits réunissaient les lignes .

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Une pluie de gouttelettes rouges s’échappait de son nez, aguichant directement comme des accroche-cœurs les visages, les vêtements qui l’environnaient, leur laissant la marque de sa douleur. Sous l’effet de la blessure l’organe long était comme arc-bouté, il avait replié ses ailes, et ses arceaux étaient bandés. Il avait cessé de se composer, et ne faisait plus,au milieu de son visage, dans son repos palpitant, qu’un grand rectangle noir déplié de surprise, d’horreur et d’intensité.

Ses yeux clignotaient, animés par un courant alternatif de rage et de souffrance, parcourus déjà de fibrilles de sang et de sa lumière rouge. Plus de pilier au visage, plus d’axe majeur à celui des sourcils qui commençaient déjà de se gonfler d’eau, prêts à répandre l’orage sur sa face bouleversée. Le couvercle de la tête s’était pulvérisé dans l’air, ne laissant plus d’intermédiaire dans la douleur. Pour respirer, seule, la bouche, tâchée, mais celle-ci n’était guère plus qu’une porte sur la nuée.

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Le monde autour de toi est pétillant, et sans cesse de nouveaux éclats viennent allumer ton œil, se glisser sous ta peau et la faire doucement mousser.

L’air neuf, la lumière purifiée, les lambeaux ravalés des façades rendent à ta propre face moins amère sa décrépitude ;

Tu luis devant tout ce que tu vois, c’est bien, ne te regarde pas. Sais-tu que ta peau est feuilletée et fritée comme une rose des sables, comme une écaille de poisson, qu’écorche l’ondulation de ton œil en queue de merlan ?

Que ton cou a l’axe bizarre d’un bras tordu de métronome ?

Que tes yeux qui te rendent à toi-même sont renfoncés et enfouis comme de petites billes noires au fond d’un bac à sable ?

Que sur ton visage on lit le chevauchement des plaques et le trouble du tremblement de terre ?

Il dérive, vieux continent après la guerre, sur le flux des images solaires.

C’est bien, ne te regarde pas. C’est à la face du monde que l’on est, ou que l’on n’est pas.

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Passer chez le coiffeur…ces cheveux trop longs, pendouillants et mal fagotés ressemblent à une

perruque ; on dirait que les spirales de deux gros bigoudis encadrent mon visage, tandis que la cravate trace un troisième axe vertical

entre ces deux portes, mais assez mal placé, je dois dire. Car cette chemise à laquelle je l’ai assortie, que j’ai enfilée sur mes os saillants,

ne me transforme pas en un parangon d’équilibre selon l’effet que l’on en attend

habituellement. Mon épaule se dérobe encore dans de vagues haussements qui ne trahissent

que trop mon indifférence envers la « circonstance », toute l’engeance dont elle

fuit l’épaulement et l’entraide ; elle se déroule en petits ronds, car mes clavicules sont molles,

tout comme le sont l’ensemble de mes ossatures. J’aime la vapeur, le flou de fourré,

broussailleux, de mes sourcils, la barre épaisse et sombre de ma bouche en tache. Ce grand

nez m’encombre, car, comme tous les enfants, je rêve de visages aux centres vides, ou, yeux et bouches en accolade , collés comme en un

baiser, de ronds où s’abîment deux autres petits trous, si fins, de simples encoches

comme quoi tout respire…L’heure du rendez-vous approche et mon cœur bat la chamade, mon œil se met à s’affoler vers la porte, vers

un ailleurs, cet ailleurs-cible, et cet autre ailleurs qu’il trace en creux ; je suis résigné et

pourtant mon œil brille par intermittence quand le courant alternatif de mes ailleurs lui renvoie l’éclat d’un ailleurs vraiment autre. Mais rien ,

tout se ferme, la bouche est trop plate, les sourcils me barrent la vue , mes cheveux

m’étouffent entre leurs battants, ma cravate incisive fuse jusqu’au sol et me dit trop bien que c’est l’heure, qu’elle est le lien qu’il faut

lever, l’ancre qu’il faut défaire.Je suis un carré d’homme, et pourtant je sens cette

perruque qui m’attife m’attirer vers les profondeurs d’une histoire…

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L’approche est engoncée, serrée ; dans la précipitation ambiante , elle est lente et balancée…la langueur

dans la tension extrême, c’est le sursaut devant un comportement trop évident pour qu’on ne le déchiffre

pas soi-même, et c’est l’abandon au réflexe de masquage. Je suis dans la bousculade mais elle-

même me bouscule encore par ces furoncles d’étrangeté qui poussent leurs pointes à travers tous

ses pores, par ces bombardements d’énergie fuyante que sa vue seule déclenche, semblant

vouloir nous faire fuir, non pas d’elle , mais avec elle, et ce malgré ma profonde répugnance ;

elle y a là plus un pouvoir de succion que de réelle fascination, pourtant je me fie à ses yeux vides,

blancs, froids, dans lesquels il me semble voir un tempérament à sa nocivité, une lucidité froide et

indifférente, un noyau de vide. Mais peut-être cette grande béance est-elle au contraire

la niche de la folie, son terrier, car la folie est par essence un endroit inhabité, et une essence sans

odeur ni domicile fixe. Sa superficialité est, de toute évidence, celle de la

faiblesse généralisée. Son teint est pavoisé du drapeau fané de la maladie, et de son ivresse putride.La tête est gonflée, hypertrophiée par le

ronron sourd des idées qui n’ont plus court, et qui semblent s’agiter croyant qu’elles seront d’une quelque utilité comme de quelconques petites

infirmières inutiles et dérangeantes. Elle s’est comme agrandie sur les côtés de deux gros

lobes, car, probablement, elle a fini par retourner le tympan de ses oreilles vers son intérieur, où leur guêt était certes bien plus nécessaire, pour une

information plus vitale aussi.Peut-être ses paupières, également, sont elles si noires

car délaissées du faisceau du regard qui se promène exclusivement dans les bas-fonds de

l’arrière plan. Elle semble finalement plus gênée que captatrice ;

mais n’est elle pas venue vers moi comme un aveugle qui marche sur sa planche à la rencontre du vide ?

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Les éclairs des stroboscopes, par place, dérangent des masses de nuit noire. Que de l’ombre meublée

d’ombres, dans les couloirs un flot de clarté, parfois, s’écoule pour se résorber dans les secondes qui suivent, et balaient juste nos visages de lumière,

histoire de les rappeler, non pas à la vie , au cœur de laquelle ils palpitent tout aussi bien, mais au cru du

jour. « Sentez-vous que le jour est aussi cru que la nuit est

rude ? Qu’il a comme elle une violence et une poésie, et que lui aussi peut être un refuge ?Tous ces

contrastes d’éclairages, ces lignes arrachées, ces creux dessinés montrent qu’il ne s’agit pas de retirer une appréhension claire de l’espace, d’en construire une vision linéaire : la déconstruction du cocon, ses linéaments dépelotés résultent en une série d’éclats,

de bribes sorties toutes brillantes de la casse récente, de morceaux qui saignent de la lumière qu’a fait jaillir

leur arrachage ;chaque expérience sensorielle et affective empruntent ces aspects d’intensité, de

violence voilée et d’empilement vertical de fragments volés et choisis.»

Voilà ce qu’il vient me dire, le gros visage qui s’est avancé sur fond de halos rouges ; son discours est tout aussi

pesant et appesant que l’atmosphère qui nous entoure, dans une hésitation qu’il ne nous

appartiendra jamais de résoudre entre le détachement le plus absolu et la contention d’esprit exacerbée, qui parfois seulement survient lorsque la décontraction totale nous achève. Le vague humide de son regard répond au flou des lumières, mais tous les traits, les siens comme ceux qui l’entourent, ont cette même

frange d’émotion qui ondoie doucement, et, plutôt que ce soit le mouvement circonstanciel qui se transforme

en tableau,( reflète en peinture), c’est le tableau circonstanciel qui se transforme en mouvement. Ses

yeux ont par à-coups des frémissements de bal masqué, et sa peau incontestablement accroche la

lumière, parfois. Son œil est vif et se darde vers moi, ses nasauds s’ouvrent, sa bouche pâtaude s’empate en une autre salve de mots, que j’oublie… et qui ne

me montrent que trop que sa langue, si vite, s’est elle aussi éclatée, si vite, dans la lumière crue.)

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Cache-moi, cache-moi autant que te le permet la largeur de ton sourire. Je veux pouvoir lire à travers tes dents dans les lignes des gens, je veux pouvoir dresser le code-barres des désaxés, tranquille, au fond de la fenêtre et

du trou de souffleur de ta bouche. Je respire par la branchie de ton ouverture, et je vois tes narines se gonfler comme tapie au fond d’un puit. Si seulement je pouvais

tirer tes ficelles et te faire sourire un peu de l’intérieur, tu vois, je tire les plis de chair,

ceux qui mâchent presque les aliments et que masquent tes lèvres ; crois-tu que je puisse moi aussi te faire sourire, comme

ça ? Mes yeux sont creusés et mon front est immense

d’être ton réceptacle ; je ne t’absorbe pas, tu crois au fond de moi…. mais plus je

croies en toi, plus j’ai l’impression que nous ne sommes que deux monstrueuses

tumeurs incancérées l’une dans l’autre. J’ai peur, chez toi, de ces lignes épurées qui

m’ont fait souhaiter la simplicité comme ce qui pouvait concilier et receler le plus de

choses. j’ai peur car tu n’oses pas t’avouer qu’il y a quelqu’un dans ton regard que tu ne voies pas , qui oublie de t’oublier lors

que lui ne t’aura guère appris qu’à l’oublier. Tu es une fosse d’oublis, je suis ton

ramasseur de mémoire. Quant à ce que tu as précisément retenu, ne viens pas me le

demander, tu sais que tu l’as gardé hors de portée de ma pelle silencieuse. Mais sais-tu qu’à la faveur de ton souffle, qui m’ouvre un tunnel de vision, je capte plus que tu ne me

sustentes ? Ce noyau lourd que tu sens dans ton ventre est mon petit baluchon

personnel, ballottes le un peu au gré de tes aigreurs, il est le fruit de mon labeur, une densité lentement sécrétée, mon secret

caché au fond de toi.