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DES MÉDICAMENTS PSYCHOLOGIQUES On connaît depuis' longtemps, en Occident ou en Orient, les modifications jde l'esprit, voire de la personnalité, qu'entraînent des drogues comme l'alcool, l'opium, la coca, le hachisch, le peyotl. Les anciens savaient que certaines plantes remédient aux passions et que d'autres les provoquent. Hélène de Troie avait appris de Polydamna l'Egyptienne le bon usage du népenthès qui vainc la tristesse et la colère. La redoutable Circé était passée maîtresse dans l'art de préparer des breuvages qui exaltent en l'homme ce qui n'est pas le plus humain. La Pythie n'ignorait pas les médiateurs chi- miques des transes et des extases, qui aident à retrouver l'état second. Des ivresses, plus ou moins composées, initiaient aux mys- tères d'Eleusis. Hippocrate rapporte que les médecins grecs étaient tenus par des lois à ne délivrer les toxiques qu'à bon escient, mais on trouvait au Kerameitres un marché noir des drogues interdites. Dès ses débuts, la « médecine de l'esprit » a préconisé des sti- mulants ou des sédatifs nervins, empruntés aux trois règnes, mais surtout au règne végétal. Il n'est pas toujours facile de distinguer, dans les effets psychologiques des plantes qu'utilisaient nos loin- tains prédécesseurs, la part de l'imagination et celle de la pharma- codynamie. Paracelse l'alchimiste, grand abstracteur de quintes- sence, croyait pouvoir «tirer l'âme de la matière végétale », mais cette âme est inconstante. La mandragore, « main de gloire » ou « fleijir d'amour », dont la racine détenait des pouvoirs dignes de Machiavel, ne nous apparaît plus aujourd'hui que comme un simple narcotique. La passiflore, « fleur de la passion» où les moines espagnols revenus d'Amérique montraient les symboles de la crucifixion de Jésus t

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DES MÉDICAMENTS

PSYCHOLOGIQUES

O n connaît depuis' longtemps, en Occident ou en Orient, les modifications jde l'esprit, voire de la personnalité, qu'entraînent des drogues comme l'alcool, l 'opium, la coca, le hachisch, le peyotl. Les anciens savaient que certaines plantes remédient aux passions et que d'autres les provoquent. Hélène de Troie avait appris de Polydamna l'Egyptienne le bon usage du népenthès qui vainc la tristesse et la colère. L a redoutable Circé était passée maîtresse dans l'art de préparer des breuvages qui exaltent en l'homme ce qui n'est pas le plus humain. L a Pythie n'ignorait pas les médiateurs chi­miques des transes et des extases, qui aident à retrouver l'état second. Des ivresses, plus ou moins composées, initiaient aux mys­tères d'Eleusis. Hippocrate rapporte que les médecins grecs étaient tenus par des lois à ne délivrer les toxiques qu'à bon escient, mais on trouvait au Kerameitres un marché noir des drogues interdites.

Dès ses débuts, la « médecine de l'esprit » a préconisé des sti­mulants ou des sédatifs nervins, empruntés aux trois règnes, mais surtout au règne végétal. I l n'est pas toujours facile de distinguer, dans les effets psychologiques des plantes qu'utilisaient nos loin­tains prédécesseurs, la part de l'imagination et celle de la pharma-codynamie. Paracelse l'alchimiste, grand abstracteur de quintes­sence, croyait pouvoir «tirer l'âme de la matière végétale », mais cette âme est inconstante. L a mandragore, « main de gloire » ou « fleijir d'amour », dont la racine détenait des pouvoirs dignes de Machiavel, ne nous apparaît plus aujourd'hui que comme un simple narcotique. L a passiflore, « fleur de la passion» où les moines espagnols revenus d'Amérique montraient les symboles de la crucifixion de Jésus

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(couronne d'épines, clous, marteaux), fut réputée comme une panacée contre les maladies de l'esprit et du cœur, avant d'être reconnue pour un antispasmodique anodin. La belladone, ainsi appelée parce que les « belles damés » romaines s'en servaient pour agrandir leurs prunelles, ne nous paraît guère mériter son nom ancien de solarium fvtriosum ou morelle furieuse. Mais il n'en reste pas moins que beaucoup d'Herbes des anciens Hortuli ont encore une place de choix dans l'herbier du. psychologue, et avant tout, le pavot de l'opium. Jadis, et même naguère, les opiacés furent le seul traitement efficace de la mélancolie anxieuse ; leur « vertu dormitive », comme disaient excellemment les médecins de Molière, engourdit non seulement la douleur physique mais la douleur morale

Le développement considérable des médicaments psychologiques est relativement récent et contemporain des progrès de l'industrie chimique de synthèse. L'humoriste du Meilleur des Mondes, M . Aldous Huxley, s'en est inspiré pour prédire l'avènement de la civilisation du drugstore. Une telle prédiction eût réjoui Homais. On imagine avec quelle satisfaction professionnelle le pharmacien d'Yonville eût commenté la découverte des « drogues-miracles », comme on les a appelées avec emphase, depuis le « sérum de vérité » jusqu'aux « pilules d'intelligence ». Si ferme fût-il sur les principes, on gage qu'il aurait eu quelque indulgence pour les « expériences transcendantales » que racgnte, de nos jours, M . Huxley. « L'expé­rience de la mescaline, écrit l'auteur des Portes de la perception, est ce que les théologiens catholiques appellent une grâce gratuite, non ' nécessaire au salut, mais utile en puissance? et qu'il faut accepter avec gratitude si elle devient disponible » (1). Son compa­triote, Thomas de Quincey, avait cru découvrir dans l'opium, « extase portative », le secret chimique du bpnheur ; M. Huxley va plus loin qui érige l'alcaloïde du cactus en agent de la grâce... Ainsi va la science-fiction.

Cette littérature, qui semble en quête de la panacée des alchi­mistes, relève pour une grande part de la fantaisie. Ses « antici­pations » brillantes ne peuvent que faire paraître ternes les déve­loppements modestes mais réels de la psycho-chimie. Il est de fait que la liste des remèdes pharmaceutiques préconisés en psychiatrie s'allonge tous les jours. Aussi bien l'objet de cet article n'est-il

(1) Aldous Huxley, Les Portes de la perception, p. 60.

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pas de les dénombrer mais de montrer, à titre d'exemple, comment on peut, grâce à des produits de synthèse, faire varier le tonus mental.

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La notion d'énergie mentale est plus facile à entendre qu'à définir. Balzac, il y a un siècle ̂ 'évoquait en ces termes : « L'homme a une somme donnée d'énergie. Tel homme ou telle femme est à tel autre comme dix est à trente, comme un est à cinq. La quantité d'énergie ou de volonté que chacun de nous possède se déploie comme le son ; elle est tantôt faible, tantôt forte, elle se modifie selon les octaves qu'il lui est donné de parcourir. Cette fo#e est unique, et bien qu'elle se résolve en désirs, en passions, en labeurs d'intelligence ou en travaux corporels elle accourt là où l'homme l'appelle. » Que cette force accoure lorsque l'homme l'appelle, cela était sans doute vrai pour l'athlète intellectuel que fut Balzac, encore qu'il fût grand buveur de café, mais n'est point vrai pour tous les hommes. Si le capital d'énergie est très différent selon les individus, les différences ne sont pas moindres dans l'aptitude à mettre en action ce potentiel afin de l'utiliser. Ici intervient un facteur nerveux de mise en tension des facultés qui joue un rôle essentiel dans la force et dans la faiblesse psychologiques.

On doit à Pierre Janet une conception dynamique de la vie mentale fondée sur la « tension psychologique » et ses oscillations. Sa hiérarchie des conduites repose sur l'opposition des activités d'automatisme et des activités de synthèse : celles-là correspondent à un régime de basse tension, permettant des opérations faciles comme la rêverie, celles-ci à un régime de haute tension, impliquant un effort volontaire de concentration. Chaque être humain a l'expé­rience des deux régimes. Selon que nous nous sentons vigilants ou somnolents, attentifs ou distraits, tendus ou détendus, stimulés ou déprimés, nous expérimentons les variations de notre « tension psychologique ». De même qu'il existe un tonus musculaire, variable selon que le muscle est à l'état de contraction, de semi-contraction ou de repos, de même il existe un tonus mental qui varie selon •l'effort intellectuel, partant selon l'activité cérébrale qui en est la condition.

Les conduites qui exigent une synthèse et une adaptation à la mouvante complexité du réel représentent pour le budget des forces

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nerveuses une dépense infiniment plus coûteuse que Je» automa­tismes psychologiques. C«ux-ci ne font point intervenir l'effort, soit qu'ils relèvent d'une habitude toute mécanique, par exemple la répétition d'une leçon apprise par cœur, soit qu'ils «e réduisent à des associations toutes spontanées, par exemple la rêverie, règne mental du laisser-aller. Maine de Biran avait donné le nom de « sommeil de la pensée » à l'assoupissement des facultés de synthèse et d'adaptation qui laisse le for intérieur submergé par le flot des « images ou fantômes ». Plus explicitement encore, Moreau de Tours avait appelé « désagrégation » la détente de l'acte de volonté par lequel nous vivons dans le présent et nous insérons dans le réel,

Le passage du niveau des automatismes à celui des synthèses est d'une difficulté très inégale selon les tempéraments. Ainsi chez le psychasthénique, les opérations de haute tension sont «i dispendieuses pour l'économie qu'il fuit les responsabilités sociales, la décision, l'action, et se réfugie dans ses rêveries solitaires pour vivre en quelque sorte à moindres frais. Pierre Janet a su voir qu'à l'origine de cette faiblesse psychologique il y a une faiblesse nerveuse, car la tension psychologique dépend de la tension ner­veuse. Celle-ci est dans une certaine mesure comparable à un poten­tiel électrique ; la comparaison n'est peut-être pas une simple méta­phore si l'on se Téfère aux travaux actuels sur la nature bioélectrique de l'influx nerveux et sur l'assimilation du cerveau humain à une « machine électrique », hypothèse formulée par Louis Lapicque et reprise sur des données nouvelles par les cybernéticiens. « On ignore complètement, écrivait Janet, à quoi tient cette baisse de courant (i) du cerveau, s'il y a un organe spécial qui produit cette tension et qui la règle, si cet organe est dans l'écorce ou en dehors, dans telle ou telle glande à sécrétion interne. » Notre ignorance dans ce domaine est grande, mais elle n'est plus aussi complète qu'au temps où écrivait Janet.

C'est une des principales acquisitions de la psycho-physiologie moderne que la découverte d'une régulation cérébrale de la con-science, entendue au sens biologique de vigilance. De ce point de vue, conscience est synonyme de vigilance et non de connaissance : être endormi, c'est être inconscient ; être éveillé, c'est être oonBcient; et les différents degrés de conscience ne sont que différents degrés de vigilance. Dans cette acception toute restrictive, la conscience

(-1) Non souligné dans le texte.

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est une fonction biologique : la fonction vigile. Or il y a une analogie, grossière mais certaine, entre les oscillations de la tension psycho­logique et celles de la vigilance. A u plus haut degré de la tension psychologique Janet plaçait la prise de conscience, c'est-à-dire la conscience d'avoir conscience, qui est un acte proprement intellectuel, une synthèse mentale, une co-naissance. Mais à mesure que la tension ou l'attention fléchissent, la conscience devient moins claire et s'obscurcit jusqu'à devenir crépusculaire ; à cette dissolution de la lucidité correspond une libération de la subcon­science qui se manifeste dans l'état de rêverie. Quand la tension et l'attention s'effondrent, survient le sommeil, dissolution périodique de la conscience, caractérisée par l'obnubilation des synthèses

1 mentales qui permettent l'adaptation au réel et par l'émancipation des automatismes psychologiques du rêve.

L'enregistrement des ondes cérébrales par l'électro-encéphalo-graphie montre que l'activité électrique du cerveau éveillé diffère par toute une série de caractères de celle du cerveau endormi, à tel point que sur les graphiques où se projettent les rythmes céré-

• braux d'un homme il est possible de dire, sans le voir, s'il veille ou s'il dort. Il y a donc une corrélation évidente entre le niveau de vigilance et le régime bioélectrique de l'encéphale. Les études expérimentales sur la physiologie de la veille et du sommeil ont montré que la fonction vigile était étroitement dépendante d'un dispositif nerveux situé à la base du cerveau, dans le diencéphale ou cerveau intermédiaire. Une altération à ce niveau engendre le sommeil, et la conscience s'éteint alors, par exemple sous le stylet du neuro-chirurgien qui touche ce centre, « comme la flamme d'une bougie qu'on souffle ». Aussi a-t-on pu parler d'un véritable « com-

.imitateur » cérébral de la vigilance. Dès que ce commutateur est fermé, les ondes de l'écorce cérébrale prennent les rythmes lents du sommeil, et, dès qu'il est ouvert, reprennent les fréquences et les amplitudes caractéristiques de la veille. La plupart des phy­siologistes définissent aujourd'hui le sommeil comme une inhibition corticale d'origine diencéphalique ; il serait un phénomène négatif, résultant de la dépression du centre régulateur qui permet le repos du cerveau, tandis que l'éveil serait un phénomène positif, une fonction active traduisant la remise en marche du centre et consécu­tivement de l'activité corticale. Le centre cérébral de l'éveil est une formation de noyaux sympathiques qui appartiennent à un groupe cellulaire dont l'importance en physiologie cérébrale apparaît

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de plus en plus évidente : la formation réticulée. Les excitants du tonus sympathique le stimulent et leurs sédatifs le dépriment. Ainsi les médicaments qui élèvent le tonus entraînent l'insomnie et ceux qui l'abaissent facilitent le sommeil.

Si la tension psychologique est inséparable de la vigilance, elle est susceptible d'une gamme de dégradations qui ne comportent encore nul assoupissement. Celle:ci n'est guère* décelable sur les électro-encéphalogrammes. Il y a des différences d'amplitude et de fréquence entre les rythmes électriques du cerveau au repos, sans être endormi, et ceux du cerveau pendant l'effort intellectuel, mais ces corrélations restent extrêmement grossières. (Elles ne peu­vent donc servir pour apprécier les degrés nuancés de la tension psychologique, hormis certaines limites qui comportent déjà un tel relâchement de la vigilance qu'elles s'apparentent au « sommeil de la pensée », état hyponoïde sinon véritablement hypnoïde (1). Il n'en reste pas moins que dans la mesure où la tension psycho­logique dépend de la fonction vigile, elle dépend du dispositif céré­bral régulateur de la veille et du sommeil.

Il est une autre condition organique à laquelle la tension psy­chologique est étroitement assujettie, c'est l'état de l'humeur. Ce terme désigne la disposition affective fondamentale, riche de toutes les instances émotionnelles et instinctives, qui donne à chacun de nos états d'âme une tonalité plus ou moins forte oscillant entre deux pôles, pathétique et apathique. La tonalité de l'humeur est infiniment variable, tantôt vibrante comme elle l'est par exemple dans l'euphorie ou dans l'anxiété, tantôt neutre comme elle l'est dans l'atonie. Les oscillations qui existent chez tout individu s'exagèrent de façon caricaturale dans certaines maladies mentales qui sont des dérèglements de l'humeur. Or, de nombreux travaux expérimentaux ont montré qu'il existait un dispositif cérébral de régulation de l'humeur, dont la pièce maîtresse est précisément située dans le diencéphale. « Là, écrivait le neuro-chirurgien Cushing, dans cette petite zone médiane et archaïque de la base du cerveau ^ que pourrait recouvrir l'ongle du pouce, se trouve caché le ressort essentiel de la vie instinctive et émotionnelle que l'homme s'est efforcé de recouvrir d'un cortex d'inhibitions. » Situé à l'union du système nerveux de la vie végétative et de la vie de relation, en

(1) L'état hypnoïde désigne un fléchissement de la vigilance qui entraîne une dimi­nution de l'activité Intellectuelle ou noétique; l'état hypnoïde appartient déjà au domaine d'Hypnos, qui est celui du sommeil.

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étroite connexion avec l'hypophyse et par elle avec tout le système endocrinien, le diencéphale transmet à Técorce cérébrale les inci­tations neuro-végétatives, humorales et.hormonales, et joue vis-à-vis d'elle un rôle d'animateur ou de frénateur. C'est ici un véritable nœud de l'élan vital dont la stimulation entraîne une excitation intellectuelle et émotionnelle, tandis que son engourdissement entraîne une dépression intellectuelle et émotionnelle. Telle est du moins la forme moderne d'une conception qui n'est pas sans évoquer l'ancienne hypothèse cartésienne du siège épiphysaire des « esprits animaux ».

L'ensemble de ces remarques sur le rôle de la vigilance et de l'humeur dans la tension psychologique introduit à l'étude des médi­caments susceptibles de modifier le tonus mental. Les uns le sti­mulent : ce sont des psychotoniques ; les autres le dépriment : ce sont des psycholeptiques. L'industrie chimique de synthèse a doté la médecine de drogues capables d'instaurer artificiellement dans l'esprit un régime de tension ou de détente. Les unes et les autres exercent leur action en modifiant l'activité cérébrale. Selon leurs affinités électives, elles se localisent non seulement sur l'ensemble du cerveau mais sur telle ou telle région. Certaines exercent plus particulièrement leur prégnanoe sur l'écorce et d'autres sur la base, en particulier sur la région diencéphalique qui joue un rôle privilégié dans la régulation de la vie mentale, présidant, au moins en partie, aux oscillations biologiques de la vigilance et de l'humeur. I l n'est pas encore possible de proposer une classification des médi­caments du tonus mental selon leur point d'attaque cérébral, cortical ou basilaire, mais c'est dans ce sens que s'orientent les recherches actuelles.

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Certaines aminés ont reçu le nom de psychotoniques, par exemple l'amphétamine découverte en 1933 par les Anglo-Saxons Berger et Dale, et la méthylamphétamine, découverte en 1938 par Hauschild, à Berlin. Pendant la dernière guerre, les offensives-éclairs réalisées par des unités blindées de l'armée allemande (en particulier pen­dant la campagne des Balkans) ont suscité l'étonnement. L'effort ininterrompu soutenu par des hommes pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, sans sommeil et sans fatigue, a paru dépasser les possibilités physiologiques. L'hypothèse que ces troupes étaient

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dopées à l'aide d'un médicament fut alors soulevée ; on sait au­jourd'hui qu'elles faisaient largement usage de méthyiaraphéta-mine. ^

Administrées par voie buccale, les amphétamines augmentent la tension psychologique et élèvent passagèrement le niveau mental : les tests d'intelligence pratiqués avant et après montrent une augmentation variable selon les individus. L a sensation de fatigue et le besoin de sommeil disparaissent. L'humeur devient euphorique, ou prend parfois une tonalité anxieuse. L'activité motrice est accrue sans modification de la précision des mouve­ments. D'autres produits, par exemple ï'aloool, donnent aussi impression de faciliter de l'effort intellectuel, mais la psychométrie montre que si le sujet alcoolisé est plus satisfait de ses réponses, ces réponses sont objectivement moins satis­faisantes. Sous l'illusion avantageuse de Feuphorie, il se croit au-

/ dessus de son niveau habituel lors même qu'il est en dessous. Administrées par voie intraveineuse à doses élevées, les amphé­

tamines provoquent une stimulation psycho-physiologique puis­sante, avec accélération du cours de la pensée, extrême volubilité, impression de puissance décuplée, euphorie ou anxiété mais toujours exaltation émotionnelle. La tension artérielle s'élève de 4 à 5 cen­tièmes pendant dix à quinze minutes et cette hypertension s'accom­pagne de diverses perturbations neurovégétatives et humorales, La brusquerie et l'intensité des réactions ainsi introduites corres­pond à une sorte de choc : le choc amphétaminique.

Les aminés psychotoniques, qui font disparaître la sensation de fatigue ou la préviennent, ont acquis la réputation d'être les drogues

' de l'effort. Cette stimulation n'est qu'un doping, selon le terme employé dans les hippodromes pour désigner l'emploi, strictement prohibé, d'excitants qui donnent au coursier une ardeur factice. A valeur égale, un cheval dopé l'emporte sur son concurrent, mais l'amélioration momentanée de sa forme se paie par un épuisement consécutif. De même l'étudiant qui use et abuse d'amphétamines pendant la préparation d'un concours, paiera son excitation par une dépression. C'est dire les dangers de ces stimulants artificiels lorsqu'ils sont pris sans discernement. D'autre part te risque d'accidents toxiques et celui d'accoutumance, moindre qu'avec d'autres drogues comme la cocaïne, n'est pas négligeable. Aussi la réglementation de la vente de ces produits, récemment ordonnée en France sur l'initiative de l'Académie de Médecine (1955), répond-

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elle à une nécessité sociale : ils ne doivent être prescrits que par les médecins à des fins thérapeutiques."

Une des principales indications est constituée par les états dépressifs de la psychasthénie. Cette dernière maladie a été définie par Pierre Janet comme un affaiblissement de la tension, psycholo­gique ; elle rend celui qui en est atteint incapable de se hausser au niveau des opérations de synthèse, le réduit à des activités d'automatisme et favorise l'éclosion de phénomènes parasites : les obsessions. Sous l'influence des aminés psychotoniques, le psychas-thénique passe de la faiblesse à la force psychologique. Les senti­ments d'incomplétude, d'étrangeté, d'irréalité, de doute, de déper­sonnalisation, minutieusement décrits par Janet, disparaissent. Le malade devient capable d'un effort d'adaptation au présent, au réel, au social, et se libère de ses ruminations obsédantes ; il décide et agit sans difficultés. Mais, dès qu'il n'est plus sous Kfiffet du médicament, il retombe à son niveau antérieur. Son activité rede­vient agitation vaine ou inertie, et si la tâche à accomplir est un travail intellectuel, le voici de nouveau incapable de se con­centrer et de conclure ; il retourne à ses rêvasseries stériles ou, comme disent ses proches, à sa paresse (1). Si momentané soit-il, ce sursaut n'en démontre pas moins qu'il n'y a chez lui nulle alté­ration des facultés, mais déficit fonctionnel de l'énergie ou de la tension psychologique sans laquelle elles ne peuvent être mises en œuvre. L'action thérapeutique démontre expérimentalement le bien-fondé de la conception de Janet qui interprétait en définitive la psychasthénie par une déficience du tonus nerveux : une « baisse de courant ». •

La double stimulation qu'exercent les amphétamines sur le tonus intellectuel et sur le tonus émotionnel rend leur maniement très délicat dans les états névropathiques de « faiblesse irritable », car

.s'ils remédient à la faiblesse ils augmentent l'irritabilité. Chez v

un anxieux, ils peuvent porter l'anxiété au paroxysme. A plus forte raison faut-il les éviter dans les états d'excitation où ils ne font qu'exagérer, parfois dangereusement, les symptômes. Mais il est des maladies mentales où l'on recherche au contraire une stimulation émotionnelle violente, susceptible de produire une action de choc. Paul Bourget, qui s'intéressa de près aux choses de la médecine, avait naguère proposé le terme de psychoclasie (par analogie avec

(1) Cette paresse est bien plutôt une parésie de l'accommodation mentale, ou effort de mise en tension des facultés, par analogie avec l'accommodation visuelle.

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D E S M É D I C A M E N T S PSYCHOLOGIQUES • 6 0 9

le choc hémoclasique de Widal), pour désigner les effets thérapeu­tiques du choc émotionnel. De l'histoire de la Pythie de Delphes à celle du baquet de Mesmer, des processions de Saint Guy aux meetings des « Revivalistes», les exemples sont nombreux de guérisons de troubles psychiques ou psycho-somatiques obtenues par des sou­lèvements pathétiques. Le choc amphétaminique permet d'obtenir cette stimulation libératrice par des procédés moins collectifs.

C'est ainsi que le choc amphétaminique donne des résultats remarquables dans les névroses hystériques dites de conversion (1). Une jeune fille de vingt-huit ans, après avoir éprouvé une violente contrariété, fut subitement paralysée des quatre membres. Elle le resta cinq ans. Incapable de mobiliser bras et jambes, figée dans une attitude irréductible d'extension, elle ne quittait plus son lit d'hôpital. Si on la levait, elle titubait. I l fallait la laver et l'alimenter, car elle ne pouvait faire spontanément le plus petit mouvement des doigts. De multiples examens avaient vérifié l'absence de toute lésion organique des centres nerveux, mais les divers trai­tements tentés chez cette grande impotente n'en étaient pas moins restés inefficaces. C'est dans ces conditions que fut pratiqué un choc amphétaminique. Peu après l'injection, le visage de la malade pâlit, ses yeux mornes prirent un vif éclat, la respiration s'accéléra, devint haletante. Apparurent des mouvements rapides des doigts, puis des bras, et l'onde motrice gagna les membres infé­rieurs entraînant des secousses rythmées des jambes. Elle se leva" en titubant, fit quelques pas incertains. Puis sa démarche alla s'affer-missant et elle sortit ingambe de la salle où elle était entrée para­lytique, au grand étonnement des spectateurs sinon des expérimen­tateurs... Tout se passe dans des cas de cet ordre comme si le désordre qu'un choc émotionnel a créé, un nouveau choc suffisait à le guérir.

La stimulation intellectuelle et émotionnelle produite par le choc amphétaminique permet de mettre fin à certaines amnésies. Une de nos observations concerne un homme qui à la suite d'une commotion avait oublié tout son passé y compris son identité : il était devenu un « voyageur sans bagages ». Le traitement fit reparaître les souvenirs apparemment perdus. Le même procédé est susceptible de vaincre immédiatement des mutismes et des réti­cences, volontaires ou involontaires. L'extériorisation plus ou moins

(1) La Remue, 15 décembre 1955 : De l'émotion à la maladie.

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explosive des contenus de conscience produite par le choc amphé-taminique est parfois, recherchée pour obtenir des « aveux arti­ficiels » (1) aux fins de diagnostic et d'analyse. C'est ce que les auteurs allemands ont appelé la week-analyse, ou analyse pendant l'état de veille artificiellement provoqué par les amphétamines, afin de l'opposer à la narco-analyse, ou analyse pendant l'état de demi-sommeil provoqué par les barbituriques.

Bien des médicaments autres que les amphétamines méritent le nom de psychotoniques. Nous envisagerons dans un article ultérieur les substances hallucinantes, de la cocaïne à la mescaline, et d'autres drogues aux propriétés psychologiques curieuses, tel un sel de l'acide lysergique (L. S. D . 25), qui ne sauraient être considérées comme des remèdes qu'avec circonspection. Mais mention particulière doit être faite ici, en raison de son action sur le tonus mental, de l'acide glutamique. I l joue dans les échanges chimiques du cerveau un rôle si considérable qu'on l'a pu comparer, non sans exagération, à cehù de 1' « hémoglobine des globules rouges dans les échanges gazeux ». E n fait il est le seul acide aminé crxydé par les centres nerveux en l'absence de glucose et capable de maintenir artificielle­ment la respiration des coupes de tissu cérébral. I l augmente l'aptitude du cerveau à réaliser la synthèse de l'acéthylcholine, hormone tissulaire indispensable à la transmission de l'influx nerveux. Ces notions biochimiques permettaient de supposer que l'acide glutamique était un des principaux chaînons du métabolisme cérébral et, par le fait même, des processus psychologiques que celui-ci conditionne.

Les premières recherches ont été faites sur l'animal. Les rats blancs recevant dans leur alimentation de l'acide glutamique acquièrent une supériorité, statistiquement significative, dans l'apprentissage du labyrinthe par rapport à un lot de rats témoins. Les animaux dont la ration alimentaire comporte de l'acide gluta­mique arrivent plus vite que les autres et avec moins d'erreurs à sortir des labyrinthes où on les a fait entrer : ils apprennent et retiennent mieux leur chemin. On obtient des résultats analogues en employant des « boîtes-problèmes » dont les rats glutaminisés résol­vent les énigmes avec une ingéniosité et une célérité accrues. Chez les chiens, une série d'expériences démonstratives a été effectuée par la méthode pavlovienne dés réflexes conditionnés. Sous

(1) La Revue, 1 " avril 1951, Les Aveux artificiels.

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l'influence de l'injection intraveineuse quotidienne d'acide gluta-mique, le temps d'apparition des réflexes conditionnés diminue, cependant que leur temps de disparition augmente ; ces effets corres­pondent aux critères qu'exigent les disciples de Pavlov pour conclure à une amélioration de l'activité nerveuse supérieure des animaux.

E n clinique humaine, c'est par la méthode des tests qu'a pu être précisée l'efficacité de l'acide glutamique. La mesure du quotient intellectuel ou psychométrie a mis en évidence la valeur de cet acide aminé dans le traitement des arriérations mentales. E n 1946, Zimmerman démontra pour la première fois que chez les enfants arriérés l'administration d'acide glutamique entraînait une augmen­tation moyenne de dix points de quotient intellectuel. E n fait les résultats sont inégaux selon le degré de l'arriération et selon sa cause. La médication n'est utile qu'à des doses considérables, et si elle est administrée au moins pendant six mois. A u bout d'un an environ, l'effet maximum est obtenu. Si l'on interrompt alors le traitement, le quotient intellectuel retombe, mais les acquisitions obtenues grâce à l'augmentation temporaire de l'intelligence et enregistrées par la mémoire persistent. Les gains réalisés ne sont guère utiles dans les arriérations profondes où ils n'ont d'autre intérêt que de donner quelques satisfactions à l'entourage de l'enfant, mais ils sont précieux dans les débilités mentales relative­ment légères et à la limite d'une activité sociale. Cette limite peut en effet être franchie grâce à l'acide glutamique : le débile devient capable d'«xercerun petit métier, voire de subvenir plus ou moins à ses besoins.

E n raison des résultats obtenus chez les enfants arriérés, nous avons recherché s'il était utile d'appliquer ce traitement non plus à des arriérations mais à des détériorations mentales, nooa plus à des déficiences précoces mais à des affaiblissements tardifs, non plus à des troubles d'évolution mais d'involution. Les tests mentaux montrèrent que les sujets soumis pendant six mois à une ration alimentaire contenant dix grammes d'acide glutamique acquéraient une différence statistiquement significative par rapport à un groupe témoin : le gain se traduisait par une augmentation moyenne de sept points de quotient intellectuel. Si modestes que soient les résultats pratiques obtenus par les trop fameuses « pilules d'intelli­gence », il se dégage de ces faits une conclusion de grande importance théorique : il est possible en modifiant le métabolisme cérébral d'améliorer le rendement intellectuel.

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A l'action stimulante des psychotoniques, s'oppose l'action sédative des psycholeptiques. Ce mot désigne la chute de tension psychologique que déterminent certaines drogues, soit qu'elles dépriment la fonction vigile, soit qu'elles détendent le tonus émo­tionnel. Les premières ont surtout un effet hypnotique, par exemple les barbituriques, les secondes un effet relaxant, par exemple la chlorpromazine et la réserpine.

Les propriétés psychologiques des barbituriques sont diamétra­lement opposées à celles des amphétamines. Celles-ci élèvent la tension psychologique et stimulent la vigilance jusqu'à l'insomnie, celles-là abaissent la tension psychologique et engourdissent la vigilance jusqu'à l'hypersomnie. Ces substances sont cliniquement antagonistes et se neutralisent mutuellement : l'excitation déclen­chée par les amphétamines est calmée par les barbituriques, le sommeil barbiturique est interrompu par les amphétamines. Cor­rectement administré un barbiturique, tel que l'amytal sodique, permet de parcourir toute la gamme descendante des niveaux de conscience. A faible dose, il donne une impression de détente et pro­duit une légère diminution de la vigilance ; à doses plus fortes, il engendre l'assoupissement et l'état crépusculaire de la conscience qui permet la narco-analyse ; à doses fortes, il mène à l'inconscience du sommeil. Selon la technique employée, on peut donc obtenir avec un même médicament des effets psychologiques divers, depuis la simple sédation nerveuse obtenue par l'ingestion tout au long du jour de petites quantités de barbiturique, jusqu'aux dissolutions de la conscience nécessaires à la narco-analyse et à la cure de sommeil.

La narco-analyse consiste dans l'exploration du subconscient pendant l'état intermédiaire à la veille et au sommeil. Cette tech­nique est difficile car si la dose de barbiturique injectée est trop faible, le sujet veille, et si elle est trop forte, il dort. Pour définir le seuil utile, le critère de mémoire est essentiel. Lorsqu'après une séance le sujet se rappelle parfaitement tout ce qu'il a dit, la subnarcose était insuffisante, car elle se situait sur un plan de conscience qui permettait encore la mémoration, acte de synthèse mentale ; s'il s'en souvient peu ou pas, bien qu'il ait abondamment parlé, on a atteint le seuil recherché. Une injection intraveineuse

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de penthotal ou d'amytal peut suffire à déterminer une libération psychologique. A u cours de la narco-analyse on voit alors repa­raître les souvenirs oubliés relatifs à une scène traumatisante, et en même temps que disparaît l'amnésie disparaissent les symp­tômes névrotiques qu'elle tenait sous sa dépendance : c'est la psychanalyse chimique. Mais en dehors de ces cas privilégiés où le médecin n?a même pas à intervenir et se borne à laisser le barbitu­rique produire tout seul son opération, beaucoup plus souvent l'analyste doit jouer un rôle actif. Le médiateur chimique n'est alors qu'un truchement destiné à faciliter une relation personnelle entre le malade et son médecin. Le résultat dépend alors, comme dans tout « colloque singulier »| de la personnalité même de celui qui conduit l'interrogatoire. E n d'autres termes, si dans certaines conditions la narco-analyse n'est qu'une chimiothérapie, dans d'autres conditions elle devient une psychothérapie.

L'importance du sommeil, naturel ou artificiel, pour l'équilibre mental est un fait unanimement reconnu. Les barbituriques, médica­ments hypnotiques, procurent la détente nerveuse grâce à leur action sur la fonction vigile. Le traitement des troubles mentaux par un sommeil barbiturique prolongé pendant plusieurs jours fut préconisé par Klœsi, et Clcetta perfectionna la technique en utilisant une association médicamenteuse à base de barbiturique, de chloral et de paraldéhyde. Cette narcothérapie fut appliquée, en particulier en Suisse, à un grand nombre de psychopathes et de névropathes avec succès, mais l'inconvénient majeur réside dans la quantité relativement importante de toxiques ainsi administrés. La question en était là lorsque, au cours de la dernière guerre, les psychiatres soviétiques préconisèrent une ingénieuse technique de cure de som­meil dérivée des travaux de Pavlov. Ils se servirent des barbitu­riques pour obtenir un entraînement au sommeil normal à l'aide de réflexes conditionnés. On administre trois fois par jour une quan­tité d'amytal suffisante pour provoquer le sommeil et, au moment où le sujet s'endort, on allume progressivement une lampe bleue, de telle sorte qu'entre l'apparition du signal lumineux et Fendor-missement s'établisse un lien conditionnel. Puis, on remplace peu à peu les comprimés de barbituriques par des comprimés « factices » ne contenant pas d'amytal ; quand apparaît le signal lumineux, le patient s'endort comme il le faisait auparavant. Au stade de conditionnement succède le stade de sommeil conditionné. La méthode est perfectionnée par toute une série de procédés destinés

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à faciliter le repos du cerveau : le malade est placé dans une chambre noire, de façon à supprimer les excitations visuelles, et insonorisée, de façon à supprimer les excitations auditives. Plus qu'une insono­risation complète, un fond sonore monotone (tio tac d'un métronome réglé selon un certain rythme, enregistrement sur magnétophone du bruit de la pluie, etc.) se révèle favorable. Ainsi, dans la technique des auteurs soviétiques, au sommeil provoqué par les barbituriques succède peu à peu un sommeil physiologique artificiellement induit.

Bien différente des hypnotiques est l'action des médicaments relaxants comme la chlorpromazine et la réserpine. Relaxation, dit Littré, « terme' de médecine, synonyme actuellement inusité de relâchement, de tension diminuée ». Le mot était souvent employé par Ambroise Payé qui parlait de médicaments « relaxans » ; c'est donc un vieux mot français, venu du verbe latin relaxare qui signifie relâcher, et non, comme on le croit souvent, un terme récemment importé des pays anglo-saxons. Sans doute la relaxation désignait-elle surtout le relâchement du tonus musculaire, vasculaire, cutané, etc., mais si nous admettons qu'il existe un tonus mental ou, comme disait Janet, une tension psychologique, le terme s'applique parfaitement à la détente produite par la chlorpromazine et la réserpine. Ce sont les agents d'une cure de relaxation qui se distingue de la cure de sommeil, car le sujet ne dort pas mais se trouve plongé dans un état tout à fait particulier de calmé, de tranquillité, de neutralité émotionnelle.

Dans ces dernières années, les travaux d'un chirurgien français, M . Henri Laborit, professeur agrégé au Val-de-Grâce, ont suscité un intérêt considérable. Il est le promoteur d'une méthode originale, l'hibernation artificielle, qui se propose d'obtenir une complète mise au repos du système nerveux en réalisant une condition de réfrigération, analogue, pense-t-il, au régime des animaux hiber­nants pendant la mauvaise saison. Le point de départ de ses recherches fut un essai de prévention des accidents du choc opéra­toire. Un choc, quelle que soit sa cause, entraîne une modification brusque, intense et brève, de l'équilibre nerveux et humoral, que le physiologiste canadien Selye a appelée la réaction d'alarme. Des agents variés amènent une réponse identique qui augmente la résis­tance des organismes exposés à l'agression et mis par le fait même dans "une condition nouvelle : la réponse au stress. C'est un état de tension aiguë de l'organisme astreint à mobiliser ses défenses pour faire face à une situation menaçante. La plupart de ces per-

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turbations ne s'observent plus chez l'animal dont on a lésé expéri­mentalement une partie du diéncéphale (expérience de Hume). La réaction d'alarme est en majeure partie due à l'excitation des centres neuro-végétatifs de la base du cerveau, qui se répercute sur l'ensemble du système sympathique «t, par l'intermédiaire de l'hypophyse, cerveau endocrinien, sur tout le système des glandes à sécrétion interne, en particulier les surrénales, comme Selye l'avait d'abord mis en évidence. Bien qu'elle soit un processus de défense, la réaction d'alarme est parfois plus dangereuse pour l'organisme que l'agression elle-même. La technique d'hibernation artificielle pro­posée par Laborjt a-pour but de bloquer l'ensemble des réponses à l'agression, grâce à un « cocktail réfrigérant » composé de médi­caments qui ont une prégnance particulière sur les centres nerveux. L'un d'eux est une phénothiazine d'action centrale élective, la chlorproma'zme, produit de synthèse découvert par des chimistes français.

Les travaux de Laborit ont reçu des applications en psychiatrie. Mais dès le début de nos recherches avec Pierre Deniker, nous avons pensé que l'hibernation artificielle n'aurait dans le traite­ment des maladies mentales que des indications très limitées ; en revanche, la chlorpromazine, employée seule, à doses' fortes, régulières et prolongées, nous est apparue .comme un médicament psychologique d'une efficacité exceptionnelle. C'est en mai 1952, à l'occasion du centenaire de la Société Médico-psychologique, que nous avons rapporté les premiers résultats obtenus en psy­chiatrie à l'aide de cette drogue. Aujourd'hui la cure par la chlor­promazine est couramment pratiquée, surtout depuis qu'elle nous est revenue des Etats-Unis et a été présentée par la presse française comme « une découverte américaine qui révolutionne la psychiatrie ».

L'action psychologique de la chlorpromazine est très parti­culière. Elle crée un état de neutralité émotionnelle et affective qui rappelle l'ataraxie, absence d'émotion et de trouble, condition imperturbable par excellence. Le sujet devient calme, silencieux, indifférent, réagit peu et lentement aux stimulations. I l se désin­téresse de ce qui se passe autour de lui, mais il ne dort pas. S'il est vrai que, selon la définition bergsonienne, « dormir, c'est se désin­téresser », un degré assez avancé de désintérêt reste néanmoins compatible avec l'état de veille et il faut un relâchement plus pro­fond de l'attention au réel pour que survienne l'assoupissement. Quand on interroge le malade sous chlorpromazine, il répond avec

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retard, d'une voix monotone ; ses réponses sont correctes et montrent qu'il n'est pas désorienté, mais il s'exprime en peu de mots et retombe bientôt dans son silence. Toute initiative est abolie. O n a étudié par les tests l'état des fonctions intellectuelles pendant cette ataràxie expérimentale : elles sont ralenties mais elles sont conservées. L a tension artérielle est basse, la température un peu abaissée, le tonus neuro-végétatif diminué, et le réflexe orthos­tatique, c'est-à-dire les réactions physiologiques qu'engendre le passage de la position couchée à la position debout, est bloqué. L'ensemble des modifications psychiques et physiques témoigne que la chlorpromazine introduit dans l'organisme un régime de détente, ou de trêve, qui s'oppose à la réaction d'alarme que pro­voquent les chocs.

Les états d'excitation représentent une des indications princi­pales de la cure de relaxation dont l'effet le plus évident a été la transformation de l'atmosphère des services dits d'agités. A la fin du siècle dernier, Pierre Janet comparait le service du psy­chiatre suédois Westerstrand qui traitait les malades mentaux par l'hypnose prolongée, à un « palais de la belle au bois dormant » où tous les patients étaient endormis, ce qui donnait au visiteur habitué aux turbulences une impression surprenante de calme. De nos jours, grâce à la chlorpromazine, les malades sont calmés sans être endormis-. D'autre part l'anxiété cède presque toujours à l'action de ce médicament psychologique. Dans nombre de psychoses et de névroses il rend des services signalés et il a permis de supprimer dans certains cas, ou de réduire dans d'autres, l'emploi des méthodes de choc. Celles-ci n'en gardent pas moins leurs indi­cations particulières car, selon le type de trouble mental, il peut être nécessaire tantôt de stimuler les défenses de l'organisme en provoquant une réaction d'alarme, tantôt de les apaiser par la cure de relaxation. Ainsi dans la psychose périodique caractérisée par l'alternance d'accès d'excitation maniaque et d'accès de dépres­sion mélancolique, l'électro-choc convient à la phase mélancolique et la chlorpromazine à la phase maniaque.

U n autre médicament psychologique, la réserpine, donne des résultats assez comparables. I l s'agit du principe actif de la racine de Rauwolfia serpentina, arbuste de la famille des Apocynacées. Les vertus sédatives de cette racine étaient, semble-t-il, connues aux Indes depuis des temps anciens, mais c'est seulement en 1952 que des chimistes suisses isolèrent cet alcaloïde nouveau : la réser-

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pine. Elle fut d'abord employée comme traitement de l'hyperten­sion artérielle, puis il apparut qu'avec une autre posologie, elle possédait une vertu tranquillisante tout à fait remarquable qui la fit essayer avec succès en psychiatrie. Comme la chlorpromazine, la réserpine est un agent de la cure de relaxation, et on entrevoit déjà de nouvelles substances douées d'un effet psycholeptique ca­pable de réduire les tensions nerveuses, sans faire intervenir le sommeil ni la réfrigération. Les constatations expérimentales et les électro-encéphalogrammesl témoignent que ces divers médica­ments sont doués d'une prégnance élective sur les centres neuro­végétatifs de la base du cerveau, en particulier la formation réticulée.

E n octobre 1955, lors d 'un colloque international qui se tint à Paris, des médecins venus de vingt-six pays confrontèrent leur expérience clinique de ces nouvelles drogues et les conclusions furent dans l'ensemble des^plus favorables. Le professeur Winiîred Overholser, délégué des Etats-Unis, intitula sa communication : « L a chlorpromazine ouvre-t-elle une ère nouvelle dans les hôpitaux psychiatriques ? » I l est trop tôt pour répondre par l'affirmation à une question de cette envergure, puisque notre expérience ne date que de quatre ans, mais il est certain que la relaxation arti­ficielle obtenue par ces médicaments psychologiques représente un progrès utile. *

Naguère, dans son ouvrage sur Les Médications psychologiques, Pierre Janet, analysant toutes les variétés de psychothérapies n'envisageait qu'accessoirement l'action des médicaments. O n ne saurait s'en étonner, car l'emploi de substances chimiques aux fins de traitement des malades mentaux était alors fort limité. Aujourd'hui il faudrait u n véritable traité pour envisager l'ensemble des médicaments psychologiques et des problèmes qu'ils soulèvent. O n s'est borné ici à montrer comment les drogues psychotoniques et psycholeptiques permettent de faire varier ce que Pierre Janet, précisément, avait appelé la tension psychologique. Cet authen­tique précurseur eût sans doute pris intérêt au récent développe­ment de travaux qui s'accordent avec une conception dynamique du tonus mental et laissent entrevoir le substrat physiologique de ses oscillations élémentaires.

J E A N D E L A Y .