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Maurice Leblanc DE MINUIT À SEPT HEURES Le Journal, 26 octobre au 5 décembre 1931 Première publication en volume, Lafitte, janvier 1933 https://TheVirtualLibrary.org

De minuit à sept heures - One More Library

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MauriceLeblanc

DEMINUITÀSEPTHEURES

LeJournal,26octobreau5décembre1931Premièrepublicationenvolume,Lafitte,janvier1933

https://TheVirtualLibrary.org

Premièrepartie

Chapitre1

Legroslot

Mme Destol rentra chez elle plus tôt qu’elle ne le croyait. Elle passa sous la voûtecochère,s’arrêtapourprendredanslalogedelaconciergeleslettresquil’attendaient,etmontalepremierdesdeuxétagesquiconduisaientàsonappartement.

Au palier, elle fit sa pause habituelle devant la grande glace dont s’ornait le mur.Couperoséemalgrésonfard, tropforte,d’uneéléganceunpeutapageuse,elleprésentaitencorequelquesvestigesd’unebeautéqui,souslaprésidencedeFélixFaure,l’avaitfaitremarqueretdemanderenmariageparM.Destol,hommed’affairespuissammentriche,qu’elleavaitdésoléparsescoquetteries,sesextravagancesetsesprodigalités.

Danslaglacecomplaisante,ellenevitnisacouperose,nisespaupièrestropbleues,nisesjouestroprouges.Mais,enrevanche,elleadmirafortlafièrecoquetteriedesesyeuxet se sourit à elle-mêmepour avoir l’occasion, une fois de plus, de s’extasier devant lecharmedesonsourire.

Eh, mon Dieu, quelle animation, quelle ardeur de vivre dans l’attitude et dans laphysionomie!Elleavaitdéjeunéaurestaurantavecquatredesesamis–ceuxquesafille,Nelly-Rose, appelait lesmousquetaires, etdont lesméchantes languesdisaientque troisd’entreeux,duvivantdesonmari,avaientétéfortliésavecelle–,et,àcedéjeuner,elles’étaitmontrée spirituelle, aimable, coquette.Allons,malgré tous les ennuis, l’existenceavaitencoredubon!

Au second étage, cependant, elle eut un geste demauvaise humeur.On entendait, àl’intérieur,unbruitdemusique.Pianoetviolon.

« Sapristi ! grogna-t-elle. C’est encore Dominique et Victorine qui font de lamusique.»

C’était une maladie chez eux. Dès que les deux patronnes sortaient, la femme dechambresemettaitaupiano.Sonmari,lemaîtred’hôtel,prenaitsonviolon,et,commeunmonsieuretunedame,sans tablier, lesyeuxenextase, ils jouaient toutunrépertoirederengaines et de danses langoureuses,LaValse des roses, Le BeauDanube bleu, ou LaChansondesblésd’or.

Agacée,MmeDestolsonna.IlluifutréponduparlaVeuvejoyeuse.

Elle pensa alors que sa fille était peut-être chez elle, et, s’approchant d’une petiteporte,àgauchedupalier,paroùNelly-Roserentraitdirectementchezelle,appuyasurlasonnerie.Aucuneréponse.Et,toutàcoup,ellesesouvintquesesclefssetrouvaientdansson sac àmain.Elleouvrit donc l’entréeprincipale et traversa l’antichambre.Mais, surune console, près de la double porte du salon, il y avait une lettre dont elle reconnut

aussitôtl’enveloppe:c’étaitunelettredesabanque.L’ayantdécachetéed’ungestefébrile,ellelut:

Madame,

J’ail’honneurdevousconfirmerlalettrerecommandéequevousavezreçuecematinetlaconversationtéléphoniquequenousavonséchangée.Lespertessubiesparvouscemois-ci entraînent la vente de vos titres déposés en couverture, votre garantie étantdevenue insuffisante et nous avons dû liquider votre position aux premiers cours de laBoursedecejour.

Nous vous prions de nous adresser, avant la fin dumois, votre solde débiteur, afind’éviter…

L’impression que cette lettre, dont elle n’acheva pas la lecture, produisit surMmeDestol,futsipéniblequ’ellenefitaucunreprocheàlafemmedechambreVictorinequand celle-ci s’empressa autour d’elle, tandis que Dominique, dissimulant son violoncommeillepouvait,seglissaitverslacuisine.

–Mademoiselleestlà?murmura-t-elle.

–Jenecroispas,madame.

Mme Destol examina distraitement les lettres qu’elle tenait, factures de fournisseurs,notesdecouturièreetdemodiste,etlesfroissad’unemainnerveuse.Puis,elleentradansle salon, grande pièce dont les fenêtres donnaient sur la place du Trocadéro et dont lemobilierétaitd’unesomptuositéunpeudésordonnéeetunpeudéfraîchie.

–Préparezlatabledebridge,ordonna-t-elleàVictorine.Cesmessieursarriventdansunmoment.Vousleurdirezquejelesrejoins.

Toute soucieuse, elle quitta la pièce, suivit un long couloir, et, ouvrant la porte, futchezsafille.

Autantl’appartementdeMmeDestoltrahissaitlaviebohèmeetconfusedelamaîtressedemaison,autantlesdeuxpièces–unechambreetunboudoir–,habitéesparNelly-Rose,étaient,quoiquesimplementmeublées,harmonieuses,nettesetbienrangées.

CommeMmeDestolentrait,uneportedonnantsurlepalierlivrapassageàNelly-Rose.

Grande,svelte,brune,vêtueavecuneélégancesimpleetsûre,elleétaitd’unebeautééclatante, ardente, presque sensuelle. Mais, en même temps que cette beauté pouvaitsusciterledésirdeceuxquil’approchaient,unsentimentplusfortpeut-êtreleurinspiraitinstinctivement le respect ; ce sentiment avait sa source dans l’air d’innocence parfaitequ’exprimait le joli visage de la jeune fille, dans la candeur de ses yeux bleus dont leregardfrancnesevoilaitetnesedétournaitjamais.Jeunefillemoderne,elleétaitavertie,certes, et eût haussé les épaules à l’évocation de « l’oie blanche » de jadis, maistravailleuse, sportive, saine, aucune curiosité équivoque, aucun sentiment trouble nel’avaientjamaissollicitée.

Lamèreet la fille s’embrassèrentavecune tendressequen’avaientdiminuéni leursgoûtsdissemblablesnileurvieséparée.

–Mamanchérie,jepasseencoupdeventpourtevoir.Songequelecomitéseréunitàtroisheures.Jeterappellequ’oncomptesurtoi.

–MapetiteNelly-Rose,ilfautvraimentquej’yaille?

Lajeunefillesecroisalesbras,affectantl’indignation:

–Maman,maman,voyons,tuasl’honneurdefairepartieducomité,ettuneviendraispasàlaséanceoùjefaismesdébutsdesecrétairedelaMaisondeslaboratoires?Tuenasdebonnes!

– Quelle drôle d’enfant tu es, Nelly-Rose ! Ah ! je t’assure que je ne vois pasl’amusementquetutrouvesàteconsacrerà touslestravauxscientifiquesquidoivent tecasserlatête…Chimie!Médecine!Pharmacie!Quandonestjoliecommetoi,etqu’onavingtans!…

–Mais,maman,c’estpassionnant!

– Quels goûts bizarres ! Moi, à ton âge… Il est vrai que tu retrouves là-bas descamarades…

–Quisontsicordiaux,sigais,sicharmantspourmoi!…

–Cen’estpasparmieuxquetutrouverasunmari.

Nelly-Roseéclatad’unbeaurire.

–Mais,maman,jenepensepasdutoutàmemarier.

–Jenedispas…Mais,tunemeferaspascroirequ’aucundecesjeunesgensnetefaitlacour…

–Mapauvremaman, comme tu retardes !Onne fait plus la cour, voyons ! Il n’y aqu’unhommequimefasselacour,etroucoulelamainsurlecœur,c’esttonamiValnais,le quatrième de tesmousquetaires…– ton fidèle d’Artagnan – un d’Artagnan boursier,bourgeois, à monocle et à guêtres blanches. Les autres, des copains de travail, descamaradessansarrière-pensée!

–Mapetite,vois-tu,moi, jen’ycroispasà lacamaraderie sansarrière-penséeentrejeunesgensetjeunesfilles.Unjouroul’autre,çatournemal.

Nelly-Roseouvritdesyeuxétonnés.

–Ça tournemalquandon leveutbien,dit-elle.Or, je saisparfaitement remettre lesgensàleurplace.Rienàcraindreavecmoi,maman.

–Tunecomprendsrienàcequiestlavraievie,Nelly-Rose!Turestesendehorsdelaréalité,quiest,parfois,sigraveetsidure…

LafrivoleMmeDestoln’avaitpasl’habitudedeprononcerdetelsmots,etsurtoutavectantdesolennité.Safillelaregarda,etditensouriant:

–Qu’ya-t-ildonc,mamanchérie?Desidéesnoires,toi?Quesepasse-t-il?

–Maisrien,absolumentrien,ditlamèrevivement.

–Alors?…

– Alors, je pense quelquefois que tu devrais envisager l’avenir d’une façon plussérieuse.

–Etlafaçonplussérieused’envisagerl’avenir,ceseraitd’abandonnermesétudes,etdesauteràpiedsjointsdanslacarrièreconjugale?

–Peut-être.

–EncompagniedeJustinValnais,sansdoute?

– Je ne parle pas de lui plus spécialement… Mais, tout de même, Valnais est unhommepondéré…

–Uneidée,maman…Si tu l’épousais,cethommepondéré?Hein,veux-tuque je ledemande enmariage pour toi ?Nous sommes d’accord ? Eh bien, en attendantmamanchérie, il faut que je file. Et je compte bien sur toi tout à l’heure. Lâche tes troismousquetaires, qui sont quatre, et fais-toi belle pour venir écouter le rapport deNelly-Rose,jeunefillepassérieuse…

Deux minutes après, Nelly-Rose, installée dans la petite conduite intérieure qu’ellepilotaitelle-même,sedirigeaitverslaMaisondeslaboratoires.

C’était un samedi après-midi, donc semaine anglaise. Pourtant, dans le grandlaboratoire qui dépendait de l’Institut Pasteur, cinq jeunes gens et une jeune filletravaillaientassidûmentquandNelly-Rose,nu-têteetcommeeuxcouverted’une longueblouse,vintprendresaplace.

Elleserralesmainsquisetendaientverselle,empressées.

–BonjourFerney,bonjourLacoste,bonjour tous…C’estchicd’êtrevenus travailleraujourd’hui…Bonjour,mapetiteXénia,tuvasbien?

Lajeunefilleàquis’adressaitNelly-RoseétaitunePolonaise,petite,mince,blondeetvive,étudiantecommeelle,etavecquielles’étaitliéed’uneviveamitié.

– Bonjour, Nelly-Rose, répondit Ferney, grand garçon à barbe noire et lunettesd’écaille. Nous avons voulu par notre présence célébrer vos débuts, qui seront certesglorieux,desecrétaireducomité…Nousn’assisteronspasàlaséance,maisnotreappuimoral…

– Moi, j’assisterai, interrompit Xénia, n’est-ce pas, Nelly-Rose, tu veux bien quej’assiste?

–CetteXénia,quellecurieuse!Commeonvoitbienqu’elles’occupedejournalisme!ditFerney.

–C’est-à-direqu’elleestplus journalistequebiologiste,s’écriaunautre.Lascience,c’estson…microscoped’Ingres…

– Je ne peux pas être chauffeur de taxi pour gagner ma vie, la revue polonaise àlaquellejecollaboremepaye,ditXéniadesavoixoùroulaientlesr.

–Jevoudraisbiensavoircequ’elleracontedenouslà-dedans.

–Laissez-ladonctranquille,intervintNelly-Rose;c’esttrèsintéressantdecollaboreràunjournal.Jeleferaistrèsbien,moi…Dureste,jeferaisn’importequoi;toutm’amuse…Laviem’amuse,m’intéresse!Jenecomprendspasqu’ons’ennuie,qu’onhésite…

–Lajeunefilleforte!criaFerney.Vousêtesunejeunefilleforte,Nelly-Rose…etlameilleuredescamarades…Surce,jemereplonge,sijepuisdire,dansmaculture.

Xénias’approchadeNelly-Rose:

–Est-cequetuaspenséàmoi?Nonjepariequetuasencoreoublié!

–Pasdutout.Tiens,lesvoilà,jet’enaiapportétrois…

Elletendaitunevasteenveloppe.Xénial’ouvritetentiratroisgrandesphotographies.Chacunetrèsbelle,trèsartistique,reproduisaitsurdesplansdifférentslestraitscharmantsdeNelly-Rose.

Xéniaeutuncridejoie.

–Oh!quetuesgentilleEtqu’ellessontbelles!Jesuisravie!

–Allons,àprésent,autravail,ditNelly-Rose.

IlétaitcinqheuresmoinsdixquandNelly-Rosedéfitsablouse,repritsonmanteauetsonchapeau.Ellepassasahouppeàpoudresursesjouesqu’animaitunelégèreémotion,unpeudetrac,commeenéprouvent lesacteursdébutantsavantd’entrerenscène.Maisellesedominavite,l’œuvrequ’ellevoulaitfairetriompherl’enthousiasmaittellement!

Elle serra les mains de ses camarades et gagna la salle où se réunissait le comité.Xénia,rhabilléeelleaussi,lasuivait.

Danslasalle,unedemi-douzainededamesd’aspectimportant,parmilesquellesNelly-Rose reconnut sa mère, et une demi-douzaine de messieurs très décorés et égalementimportants,étaientréunis.

Nelly-Rose,d’unevoixclaire,unpeu tremblanted’abord,maisbientôt raffermie, lutrapidement le rapport. Ensuite, avec lucidité, netteté, elle fit l’exposé de la situation.Celle-ciétaitlamentable.Lasouscription,ouvertedepuisquelquesmois,nemarchaitplus.Audébut,ilyavaiteuquelquesdonsimportants,unélandegénérositésunpeuéparses.Puis l’indifférence était venue, on ne recueillait plus d’argent, la caisse était vide, et ilaurait fallu desmillions…L’œuvre si grandiose, si belle, si humaine, si utile, était-elledoncdestinéeàsombrer?Quefaire?…

LavoixdeNelly-Roseétaitvibranteetpassionnée.L’enthousiasmerendaitpathétiquesses beaux yeux. Les vieuxmessieurs, quand elle se tut, ne purent retenir unmurmureflatteurd’admiration.

Ladiscussions’ouvrit.Oui,quefaire?

–Ilfautabandonner,nousnousheurtonsàl’indifférencepublique…

–Onnepeutabandonneruneœuvresemblable.Ilfauttrouverunmoyendegalvaniserlessouscripteurs.

–Unecampagnedepresse,peut-être…

–Nouséchoueronsencore…

–Alorsquoi?

Etsoudain,MmeDestol:

– Il y a un seulmoyen, un seul, et c’est l’avis dema fille. Il faut une loterie.Unegrandeloterieavecdessouscriptionsetungroslot…trèsimportant.N’est-cepas,Nelly-Rose?

Lajeunefillesedressa,dansunélan:

–Notreœuvrenepeutpaspérir,s’écria-t-elle,etc’estleseulmoyendelasauver! Ilfaut que nous demandions beaucoup pour obtenir beaucoup, et que nous demandionsd’unefaçonoriginale.Oui,desdonsennature!Ilfautéveillerlacuriositéetlavanitéafinquechacunrivalisedezèle.L’undonneraunesemainedesontravail,unautretroisdesescachetsàl’Opéra,unautreleproduitdedixreprésentationsdesapièceàsuccès,unautrele produit d’une édition d’un de ses livres. Pour les lots, nous aurons des tableaux depeintres célèbres, des manuscrits signés, des autos, des pianos, des robes de grandscouturiers,desmeublesanciens.Legroslots’imposeradelui-mêmeparmilesobjetsdevaleur…Nousdemanderonsàtous,chacundonnera…

–Et vous, Nelly-Rose, demanda une dame, que l’exaltation de la jeune fille faisaitsourire,quedonnerez-vous?

Nelly-Roseseretournaversl’interruptrice.

–Moi,maisjedonneraitoutcequ’onvoudra.Jesuisprêteàtoutcequ’onvoudra!

Devantcettedéclaration,desrirescoururent.

–Prêteàtoutcequ’onvoudra,Nelly-Rose?demandalamêmedame.

– Mais oui, à tout ce qu’on voudra ! Quand il s’agit d’un but semblable, peut-onmarchander?

–Alors,vousserezlegroslot?

MmeDestolprotesta.

–Ohjevousenprie,nefaitespasdireàmafillecequ’ellen’apasvouludire.Voyons,Nelly-Rose, tune te rendsdoncpascomptede tesparoles?Tuparlesunpeu trop sansréfléchir.

–Enquoi,maman?

–Votremèrearaison,Nelly-Rose,ditladame,c’estunpeubeaucoupvousengager.

–Commentcela?

Nelly-Rose,interloquée,regardaitautourd’ellelessouriresamusés.Ellecomprittoutàcoup le sens que pouvaient présenter ses paroles irréfléchies et la façon dont on lesdéformaitlafitrougir.Cependant,ladiscussionsepoursuivitsurleprincipedelaloteriequiralliaittouslessuffrages.

Audépart,Xénia, l’étudiantepolonaise,quiavaitécouté toute ladiscussionsanss’ymêler,n’étantpasmembreducomité,pritàpartNelly-Rose.

–Jetefélicitesincèrement,luidit-elleavecardeur.C’esttrèschic,trèsépatant,cequetuasditlà,Nelly-Rose!Quellebelleaudace!…C’estlesuccèsassuré.

–Mais,tuesfolle,ditNelly-Roseenhaussantlesépaules.Cen’estpassérieux…

–Si, si, c’est très sérieux et c’est très chic. Et je vais envoyer àma revueFrance-Pologneunarticlesurtoiaveclestroisphotosquetum’asdonnéespourl’illustrer.

Nelly-Roserougitencoreetrit.

–Xénia,jetepriederestertranquille.Ceseraitdujoli.Alors,jedeviendraislegroslotqu’onmetauxenchères!Mercibien!

–Pourquoipas?C’esttrèschic!Trèsmoderne!Dureste,jenedonneraipastonnom.

–Ilnemanqueraitplusqueça!Non,voyons,restetranquille.

–Etjemettraicommebased’enchèresunchiffreinvraisemblable:cinqmillions.

– Je te dis que tu es folle.Voyons, promets-moi…C’est convenu, hein? Silence etdiscrétion…

Chapitre2

«Vousêtesruinée…,épousez-moi.»

MmeDestol,sansattendresafille,avaitquittélapremièrelasalleducomité.

QuandNelly-Roseremontadanssapetiteautopourregagneràsontourl’appartementde l’avenue du Trocadéro, elle était encore sous l’influence de la surexcitation de laséance;ellesecalmapendantletrajet,etc’estavecuneallégressetranquillequ’elleentradans legrand salonoù se trouvaient samèreet, autourde la tabledebridge, lesquatreinséparablesquelajeunefilleappelaitlestroismousquetaires.

Mme Destol achevait de raconter la séance du comité et principalement l’incidentsoulevéparladéclarationirréfléchiedeNelly-Rose.

Troisdesauditeurs,messieursd’âgemûr,riaient.Lequatrième,JustinValnais,neriaitpas,lui.C’étaitungrandjeunehommemaigre,trèsélégant,portantlacourtemoustacheàlamode,lescheveuxcalamistrés,quinerappelaitenrienlehérosderomandontNelly-Roseluiavait,parraillerie,donnélenom.

Il avait écouté avec dépit le récit de Mme Destol. Il aimait Nelly-Rose de toute lapassiondontsanatureréservéeetunpeuégoïsteétaitcapable.Ilsouhaitaitl’épouser.Ellerefusait.Pourquoi?Ilnecomprenaitpas.Associéd’agentdechange,ilétaitricheetluieûtfaitunesituationbrillante.Etellesemoquaitdelui,ledésespéraitpardesincartadesdontil souffrait dans son respect extrême des convenances bourgeoises. Pourtant, depuisquelquesjours,ilavaitdesecretsmotifsd’espérer…

–Ah ! te voilà, fitMmeDestol à sa fille… J’aimis cesmessieurs au courant de tonincartade…

Nelly-Roses’écriagaiement:

–Oh!mère,tupensesencoreàça?Mais,c’estsansimportance!

–Sansimportanceparcequ’onatrèsbiencomprisquetuparlaisauhasard.Mais,machérie,onneditpasdepareilleschoses.Réfléchis,voyons,tuesprêteàtout…Àquoi?

Nelly-Roseritencoreethaussalesépaules.

–Est-cequejesais,moi!

–Ah!voyons,mapetite,cependant…

–Maisnon,maman,iln’yapasdecependant!J’aiparléauhasard,c’estvrai,maisenobéissantàuntasdepenséesconfuses,quimefaisaientadmettre…jenesaistropquoi…si, tiens, par exemple, un baiser comme en mettent aux enchères, dans les ventes decharité,lesjoliesvendeuses…

–Maiscen’estpasunbaiserquetuasmisaux,enchères,petitemalheureuse,c’esttoi-même!

Nelly-Rosesursauta:

–Moi-même!Qu’est-cequetuveuxdire?

–Ehbienoui,toi-même…Puisquetuesprêteàtout…

Nelly-Rosehaussaencorelesépaules.

–Jet’enprie,maman,n’attachepasd’importanceàquelquesmotsjetésàl’aventureetquin’aurontaucunesuite.

MmeDestolsecoualatête.

– Qu’est-ce que tu en sais ?… Les journaux peuvent apprendre l’incident, leraconter…,etparcelamêmetecompromettre.

–Maisnon,maisnon,personneneprendraçaausérieux.

–Espérons-le…Allons,mesamis,untourdebridgeavantledîner.

Valnaisavaitécoutélaconversation,lesourcilfroncéetl’airmalheureux.ÀladernièrephrasedeMmeDestol,ilseleva.

–Jouezsansmoi,dit-il,j’aiunpeumalàlatête.

Pendantquelesautress’installaient,MmeDestolfaisantlequatrième,ilrejoignitNelly-Rosequifeuilletaitunerevue.

–Voulez-vousveniravecmoidanslapiècevoisine,Nelly-Rose,j’aiàvousparler,luidit-ilàmi-voix.

Elleleregarda,hésitaetlesuivitdansunboudoirrâpé,luxueux,etaussipeuordonnéquelesalon.

–Alors, qu’avez-vous de si capital àme dire,mon bonValnais ? demanda-t-elle enfixantfranchementsurluisesbeauxyeux.

–Nelly-Rose,n’ayezpascetondétachéetmoqueur.Celametrouble,mefaitperdremesidées…etaujourd’huiilfautquejevousparletrèssérieusement.Pourquoiavez-vousfaitcette folie,cetteoffre téméraire, inconvenante?Oh ! Je saisbien, lapuretédevotrecœur…Maisenfin,mêmeimaginerquevousaccepteriezdevendreunbaiser…quelquesoitlebut!Vousnevousrendezpascompte,Nelly-Rose…Évidemment,pourvousc’estunegamineriesansconséquence,uneplaisanterie.Mais,pourmoi…pourmoiquivous…

Ellel’interrompitenluicollant,avecunéclatderire,lamainsurlabouche:

–Chut…Vousmel’avezdéjàdit,d’Artagnan!

Ilôtacettepetitemainquilebâillonnait,l’embrassa,et,presqueplaintif,gémit:

–Vousrieztoujours…Vousnem’aimerezdoncjamais,Nelly-Rose?

Elleluiretirasamainqu’ilavaitgardéedanslasienne.

–MonbonValnais,jevousaimebeaucoup,vousêtesunexcellentami…

– Oui, un excellent ami… que vous aimez beaucoup, il sourit avec une amertumesincère,maisunpeucomique.Ehbien,non,Nelly-Rose,çanemesuffitpas…Jevousaime,moi.Jevousaimepassionnément…Nelly-Rose,jevousensupplie,consentezàêtremafemme.

Elleritencore.

– Mais, je ne veux pas me marier, Valnais. Je suis bien comme je suis. Pourquoivoulez-vousquejem’enchaîne?

–Oui,pourbeaucoupdejeunesfilleslemariageestunedélivrancedeleurconditiondépendante…quoiquemaintenant…Tandisquevous,Nelly-Rose, avecvotre sentimentdudevoir,votreloyauté…envousmariant,vouscontracterezdesengagementsauxquelsvousnemanquerezpas.Mais…

–Maisjenememarieraiqu’enaimant…Et…

–Etvousnem’aimezpas…Vousnevoulezpasm’aimer…

–Jevousavoue,monami,quejen’ysongeguère.

– Et moi qui vous aime tant, qui vous ferais une vie si heureuse. Oh ! je sais voshabitudes d’indépendance…,mais je ne serais pas un tyran. Je vous laisserais libre decontinuer vos études, de poursuivre les œuvres qui vous intéressent. Je pourrais vousappuyerfinancièrement…Jesuis,vouslesavez,trèsriche.

Elleeutungested’insouciance.Ilreprit:

–Oh ! je connais votre désintéressement, Nelly-Rose.Mais, d’autre part, vous êteshabituéeàlavielarge,auluxe,ainsiquevotremère…Etmalheureusement…

Ilhésitait.Elleleregarda,étonnée,vaguementinquiète:

–Quoidonc?

– Eh bien, Nelly-Rose, il faut que la vérité vous soit connue. Vous savez queMmeDestolmeconfieenpartielesoindesesaffaires,enpartieseulement,hélas!…Voussavez aussi quel est le caractèredevotremère, généreux, libéral,mais insouciant,maisbohème… passez-moi le mot. Eh bien, l’énorme fortune de votre père, qui était déjàébranléedanslesdernièresannéesdesavie,puisquec’estpourlarétablir,paraît-il,qu’ilentrepritaudébutdelaguerreunvoyageenRoumanie,n’afait,depuis,quediminuer…Votre mère, avant de recevoir mes conseils, n’a pas su l’administrer, ses revenusfaiblissaientàmesurequetouteslesconditionsdelavieaugmentaient.Alors,pournepasrestreindre son train d’existence, elle a commis l’imprudence de jouer à la Bourse, despéculerenfinàmoninsu.Elleanaturellementperdu…Et,àprésent,elleestruinée.Illuiresteàpeinedequoivivrependantsixmois…

Cette fois, Nelly-Rose ne riait plus. Elle avait pâli et ses lèvres tremblaient. Elleadoraitsamèreetsavaitquecelle-cinepourraitsupporterlapauvreté.

–MonDieu,murmura-t-elle,chèremaman,commentfera-t-elle?Moi,toutm’estégal.Je travaillerai, je m’accommoderai de n’importe quoi… Mais elle, Valnais ? C’estaffreux…elleseratropmalheureuse…Quefaire?

Valnais,sincèrementému,maisdontl’amour,commetouteslesamours,étaitégoïste,serapprocha.

–Acceptezdem’épouser,Nelly-Rose.Jevousjurequevotremèrepourracontinueràvivrelargement,selonsesgoûts,etjevousjurequevousserezheureuse.

Ellefaillits’indignerdecettemiseendemeure,dececalculfondésursadétresse,maiselleserenditcomptequ’ilnecomprenaitpasquesesparolesavaientuntelsens.

–Alors,dit-elleseulement,jedoismesacrifier?

–Voussacrifier?Quelmotcruel,Nelly-Rose!C’estdoncunsacrifice?

Elleleregardaenfaceet,aprèsunmoment:«Oui.»

Maisaussitôtelleeutregretdesadureté.Pourleconsoler,ellerepritgentiment:

–Écoutez,Valnais, dans sixmois, puisqu’il nous reste sixmois, nous verrons.Oui,danssixmois,ceseraoui…

Elleavaitdû faireuneffortpourprononcercesderniersmots,etelleajouta,commepourelle-même:

–Sid’icilàriennenoussauve,mamanetmoi.

–Oh!Nelly-Rose,protestaValnais,vousavezvraimentdesphrases…Alors,silesalutvousvient,ceseramaperteàmoi,ladéfaitedemonamour?Mais,d’ailleurs,jesuisbientranquille. Une fortune ne va pas vous tomber du ciel. Que pouvez-vous espérer ? Unmariageriche?Alors,Nelly-Rose,autantmoiqu’unautre.

Il avait prononcé ces derniers mots d’un ton si piteux que la jeune fille ne puts’empêcherdesourire.

–Lesalutpeutvenird’ailleurs,dit-elle.

–Dequoidonc?

–Del’héritagedemonpère.

–Maisjevousaiditqu’iln’enresterien…Nelly-Rose,vousnevoulezpasparlerdecettehistoiredeminesdepétroleenRoumanie?C’estchimérique!

–Qu’ensavez-vous?Êtes-vousseulementaucourantde l’affairepour lacondamnerainsi?

–Votremèrem’enaditquelquesmots,maiscelam’aparutoutdesuiteabsolumentchimérique,jevouslerépète,etjesuis,enaffaires,troppositifpouryavoirattachégrandeimportance. Il s’agit, je crois, demines de pétrole situées enRoumanie, non loin de laPologne.C’estpourcelaqueM.Destol se trouvait enRoumanie. Jeneme trompepas,n’est-cepas?

– Non. Mon père, en effet, venait d’acheter la plus grande partie des titres de cesmines.Ilsneluifurentpaslivrésàtempsetilmourutpendantl’invasiondelaRoumanie.Ilesthorsdedoute,nouslesavons,mamanetmoi,parl’enquêtequenousavonsfaitfairelà-bas, que l’achat fut réglé et que les titres appartiennent authentiquement àmonpère,c’est-à-direànous.

–Etcestitresreprésententnaturellementunesommeimportante?

–Monpèreenavaitlamajorité.Achetésàbasprix,ilsreprésententmaintenantprèsdequarantemillions.

–Peste!Jecomprendsquevousn’auriezplusbesoindemafortune,humbleauprèsdecela.Maisquellepreuveavez-vousquecelavousappartient?Comment récupérer?Quesont-ilsdevenus,cestitres?Oùestlereçudurèglement?Àquivotrepèrea-t-ilconfiécespapiersindispensablespourfairevaloirvosdroits?Non,c’estdelafolie!

– C’est très sérieux. Et une certaine indication qui, il y a quelques jours, nous estparvenue,faitcroirequemonpère,avantsamort,atoutconfiéàunRusseavecquiilétaittrèsliéetquiparvintàregagnerlaRussie.Celasepassaitpendantlapériodequis’étendentrel’invasiondelaRoumanieparlesAllemandsetlatempêterévolutionnairerusse.

–Etvousvousimaginez,mapauvreNelly-Rose,quelehasardpermettraderetrouverdanscechaos?…Ilfaudraitunmiracle.

Lajeunefillesourit.

–Pourquoi pas? J’y crois,moi, auxmiracles.Oui,Valnais, cela vous étonne,mais,malgré mes études scientifiques, je suis une romanesque, une rêveuse… et je rêve,quelquefois,quequelqu’unvavenirnousrapportercesrichesses.

–Quelqu’un…unbeaujeunehomme,parexemple?ditValnaisd’un tonquivoulaitêtrerailleuretamer.

–Pourquoipas?ditencoreNelly-Rose,maiscettefoisenriantfranchement.Ilestbienpermisd’imaginerdeschosesagréables.Jevois,eneffet,unbeaujeunehommeenvestede velours, en bottes montantes… qui est un héros, traverse en chantant des périls,accomplitdetémérairesexploits…

–Unaventurierderoman,quoi!

–MonDieu,oui!Onl’attaque.Ilsebat:couteau,revolver,prouessesfantastiques…iltriomphe.

–Ah !ah !ah !À notre époque !…Mais ce n’estmême plus du roman…C’est ducinéma…Unhérosdecinémasurgissantaveclestitresreconquis…

–C’estcela!c’estcela!s’exclamaNelly-Roseenbattantdesmains,c’estcela!Vousévoquez lachosecommeje lavois.Tenez, l’autre jour,aucinéma, j’aivuunfilmoù ils’estpasséuneaventuredecegenre…Oui,unvéritablehéros,chevaleresque,intrépide.

–Commeiln’yenaquedanslesbelleshistoires,dit-il.

–Commeilpeutyenavoirdanslaréalité,Valnais,avecunpeudechance…

Chapitre3

L’hommeauxbesaces

Leprintempsrusseétaitencoreglacial.Laneigecouvraitlesolet,enlégersflocons,dansl’airimmobiledumatin,continuaitàdescendreducielgris,basetmenaçant.

Lepetitvillage,c’étaitdansunerégionassezvoisinedelafrontièrepolonaise,venaitde s’éveiller, et un événement inhabituel avait attiré hors de leursmisérables isbas sespauvreshabitants.Surlesmarchesdel’église,aucentredelapetiteplace,unhommeétaitassisetchantaitunemélopéetraînantequ’ilaccompagnaitenjouantdel’accordéon.Sonaspectétaitceluid’unmendiantet ilparaissait sansâge.Unevieillecasquetteauxdeuxailesrabattuessursesoreilless’enfonçaitsursesyeuxdontl’un,ledroit,étaitcouvertparunbandeaucrasseuxquimasquaitlamoitiéduvisage.Unvêtementdeveloursgrossier,enloquesetdevenudecouleur indéfinissable,enveloppaitsoncorps.Ilavaitauxpiedsdesbottes rapiécées. Des besaces chargeaient ses épaules courbées, contenant évidemmenttoutcequ’ilpossédaitaumonde:vivres,tricots,batteriedecuisine.

Morne, il jouait et chantait, et, bien que son accordéon fût un peu défaillant, lesmoujiksl’écoutaientavecunplaisirvisible.

Cesentimentsemanifestaquandilcessadejouer.Sesauditeursn’avaientpasd’argentpourlui,maisilsluidonnèrentleshumblesaumônesdontilspouvaientdisposer:dupain,delavodkadontonremplitsagourde.Unefemmeluiapportamêmeunboldebortsch,soupeàlabetteravequ’ilavalaavecgloutonnerie.

Pour remercier, il joua encore un petit air d’accordéon, puis enveloppa l’instrumentqu’il suspendit à sonépaule, auprèsde sesbesaces, et, ainsi chargé, ledos rond, la têtebasse,l’aspectrésignéd’unvieuxdontlavieestdesuivrelescheminsauhasarddesjoursetdesaumônes,ils’enallaclopinant.Àquelquedistanceduvillage,ils’engageadansunpetitboisetfuthorsdevue.

Alors, il se redressa, s’étira les bras avec un soupir de soulagement, et arracha lebandeauquiluicouvraitlaface.Commeparmagie,ilfutunautrehomme,unhommedevingt-huità trenteans,detaillehauteetsvelte,athlétique; sonvisagerégulierexprimaitl’intelligence vive, l’énergie décidée, l’audace sûre de soi. Ses yeux bleus avaient unregard paisible presque gai, et qui pouvait, certes, aux heures de détente, deveniraffectueuxettendre.

Levoyageur,avantdesortirdubois,consultaunpapierqu’iltiradesapoche.C’étaitun plan, qu’il examina et dont il lut les quelquesmots d’explication qui s’y trouvaientinscrits:

Lacroixàl’encrebleuemarquel’emplacementdupuits.Jeregrettedenepouvoirtedonnerles instructionsrelativesà l’ouvertureducoffret,n’ayantaucuneindicationàcepropos.Maistutrouveras…Quantàl’enfant…

Il continua sa marche, suivant une route nivelée par la neige et, après une heureenviron, parvint en vue d’un parc de hauts sapins, au milieu desquels un château sesilhouettait.Auxalentoursduparc,àgauche,sevoyaitungrouped’isbas.Ilconsultadenouveausonplan.Oui,c’étaitcela,àdroite,cegrandarbredénudé,et,au-delà,cetteisbaisolée, à peine visible dans le réseau brouillé que traçait la neige qui avait violemmentrepris…

Coupant à travers la plaine, il se dirigea vers l’isba isolée. Il l’atteignit. Elle étaitinhabitée,enruines.Unecourlaprécédait,et,danscettecour,unpuits.Ilallaàcepuits,se pencha et tâtonna, le long de la paroi intérieure. Ses doigts rencontrèrent lemanched’unepiochequise trouvaitaccrochéelàetdont ils’empara.Puis ilseretourna,faisantfaceaupointcentralentrelesdeuxcorpsdel’isba.Ilfitsixlonguesenjambées.Ils’arrêta,rejetalaneigedusolet,aveclapioche,creusa.Ilcreusaassezlongtempsetenfineutuneexclamationdejoie.Leferdelapiocheavaitsonnésurdumétal.Redoublantd’efforts,ildégagea un petit coffret d’acier rouillé qu’il sortit du trou. Sans hésiter, il força lecouvercleavecsapioche.

Ilvituncollierfaitdecinqrangsdeperles.

–Fichtre!murmura-t-il,quellepiècemagnifique!Unevéritablefortune!

Defait,lesperlesétaientduplusbelorient,touteségalesetsanslemoindredéfaut.Illesfitglisserdansunedesespoches,avecunpetitriredeconnaisseursatisfait.

Maissadécouvertene luisuffisaitpas.D’aprèssesrenseignements, ildevaityavoirautrechose,undoublefondsansdoute.Ilcherchalongtempsquelqueressortinvisible,netrouvarien,etallaitsedécideràbriserlecoffretquandundécliceutlieuetlecouvercleintérieursesouleva.

Ilaperçutalorsunepochetteenparchemin. Il laprit.Elleétaitgonfléedepapiersetelleportaitcetteindication.

Cespapiersm’ontétéconfiés,aumoisdemai1917,parmon trèscheramiEugèneDestol,afinquejelestransmetteàsafamille.Jelesdéposedanscecoffretaveclecollieràcinqrangsdeperlesdemafemme.S’ilm’arrivaitmalheur, jepriecelle-cideremplir,aussitôtquepossible,lamissiondontjemesuischargé.

Etc’étaitsigné:ComteVALINE.

Ilouvritlapochetteenparchemin,pritlaliassedepapiersetlesdéplia.C’étaientdestitresdepropriétéauxquelssetrouvaitépingléunreçuainsilibellé:

Reçu deM. EugèneDestol, sujet français, habitant place du Trocadéro, à Paris, lasommedetroiscentmillefrancspoursapartdansl’achatdesminesdeSeidewitz.

Ilyavaitencore,danslapochette,unephotographie.Laphotographied’unepetitefilleaucharmantvisagefinaveccettementionmanuscrite:Nelly-Roseàdixans.

L’homme eut un geste d’ignorance et d’insouciance. Il ne comprenait pas et necherchait pas à comprendre.On l’avait chargé d’unemission, sans lui en expliquer lesdessous qu’il ne désirait du reste pas connaître.Bravant périls, fatigues et privations, ilavaitaccomplilatâchefixée.Ilavaitréussi,celaseull’intéressait.

Réussi?…Pasencore!Leplusdifficilepeut-êtrerestaitàfaire.

L’homme,dansunepocheintérieuredesonvêtement,plaçalesdocumentsetlestitres.Puis il combla soigneusement le trouet ramena,par-dessus, laneige.Ensuite, il alla aupuits,yprécipitalecoffretvide,etsuspenditlapiocheoùill’avaittrouvée.

Ils’éloigna.Laneigequitombaiteffaceraittoutetracedesonpassage.C’étaitbien.

Ilretraversalaplaineetrejoignitlavaguerouteoùill’avaitquittée.

Ilarrivaaupetitgroupedesisbasqu’il traversasanss’yarrêter,malgréledésirqu’ilavaitdeprendrequelquechosedechaud…Bah!lavodkadesagourdeluisuffirait.

Il en but, tout en marchant, une gorgée, et, parvenu au château, le contourna. Lechâteauétaitinhabité,lesvoletsfermés,pasdefuméeauxcheminées.Toutsemblaitmort,aucunêtrevivantsurlesroutesnidanslaplaine.Laneigeparaissait lelinceuldetouteschoses.

De l’autre côté du château, l’homme retrouva la piste. Il la suivit de son pas égal,élastique,foulantavecindifférencelaneigeglaciale;detempsàautre,ilsesecouaitpourfairetomberlesfloconsquis’amoncelaientsursesépaules.

Ilarrivaàlalisièred’unboisetvituneisbaisolée,misérable,maishabitée,celle-là;sacheminéefumait.Danslebois,ilsedissimula,etattendit.

L’attente fut longue, le froid le gagnait, et il recourut à sa gourde… Il eut enfin unmouvementdesatisfaction.Unevieillepaysanne,emmitoufléedeloques,sortaitdel’isba.Sansvoirleguetteur,ellepritlaroutequ’ilvenaitdesuivre.

Quand elle fut hors de vue, il sortit de sa cachette et s’approcha de l’isba derrièrelaquelleilyavaitunecourqu’unmurentourait.

Ilescaladacemuravecuneaisancedegymnasteettraversalacour.

Aumomentdefrapper,ileutunehésitationetrepritleplanquiluiservaitdeguide.Ilylut:

Quant à l’enfant, tu feras ce que tu voudras. En réalité, si tu la ramènes ici, çan’ajouterapasgrand-choseaubénéficepuisquenoustiendronslecollier,etpeut-êtrelestitres.Maisenfin,siçat’amuse,etqu’iln’yaitaucundanger…

Ilfrappa.

Pasderéponse.

Il gagna la fenêtre.Le volet était fermé. Il le secoua, réussit à l’ouvrir. Il poussa lacroiséequicéda.Alors,ilsautadanslamaison.

Aumilieudelapièce,ilvitunepetitefilledeseptàhuitans,jolie,maispâleetmaigre,dans une robe sordide. Debout, tremblante, les mains jointes, de ses yeux dilatés parl’épouvante,elleleregardait.

Sansl’approcher,illuisouritd’unsourirecordial.

–N’aiepaspeur,mapetite.Jeneteferaipasdemal.TuesbienStacia,lafilledelacomtesseValine?

Tropeffrayéesansdoutepourpouvoirparler,l’enfant,delatête,fitoui.

–Lavieille femmeàquion t’aconfiéeestméchantepour toi,n’est-cepas?Elle terendmalheureuse?Elletebat?

Mêmesigneaffirmatif.

–C’estbienellequivientdesortir?

Lapetiteinclinaencorelatête.Oui,toutcelaétaitvraietelleétaitbienmalheureuse.

Et,cettedétressed’enfant,l’hommelasentitsiprofondément,ilenfutsitouché,que,malgrétout,contretouteprudence,ilprononça:

–Veux-tuveniravecmoi?

Cettefois-ci,l’enfantneréponditpasdutout.

Ilinsista:

–Situviensavecmoi,jeteconduiraiàtamère.

Levisagedel’enfantsecontracta,seslarmesjaillirent,enfinelleparla.

–Mamanestmorte…avecpapa…

Saisidepitié,ils’approcha:

–Non,mapetite,tamamann’estpasmorte,ellem’envoietechercher.

Lapetitefilleouvritsurluidesyeuxpleinsd’angoisseetd’espérance.Était-cevraicequ’ildisait,cethomme-làquisouriaitavectantdebontéqu’ellesesentaitpousséeversluiparungrandélan?

– Tu te rappelles le médaillon, insista-t-il, avec ton portrait, que ta maman avaittoujoursaucou?

–Oui.

– Eh bien, regarde, le voilà. C’est ta maman qui me l’a donné pour que tu aiesconfiance.

L’hommemit sous les yeux de l’enfant le bijou. La petite, regardant l’objet qui luirappelaitsonbonheurd’autrefois,seremitàpleurer.

–Dépêchons-nous,mapetiteStacia.Quandrevientlafemme?

–Cettenuit!

–Oùcouches-tu?

–Là-haut,touteseule.EtStaciaajouta:J’aipeurtouteseule,maisj’aiencorepluspeurquandjesuisavecelle.

–Alors,situdorsseulelà-haut,ellenesaurapasavantdemainmatinquetuespartie.Etàcemoment-là,nousseronsloin!Seulement,Stacia,ilfautm’obéir,nepasavoirpeur,êtrebiencourageuse…Tuesfaible,maladepeut-être,mapauvrepetite,n’est-cepas?Tunepourraispasmarcherlongtemps?

–Oh!non.

Ilritgaiement.

–Etbien!voilà,jeteporterai,Stacia!

Ildéfitunedesesbesaces,entiraunvastesacdetoileetdità l’enfant,dutonqu’ilauraitprispourluiproposerunjeuamusant:

–Mapetite,tuvasentrerlà-dedansetjetechargeraisurmonépaule.Commecela,tunetefatigueraspasettuneseraspasmouilléeparlaneige.Maintenant,écoutebien,quoiqu’ilarrive,nebougepas,neparlepas,etn’aiepeurderien…Tumelepromets?

–Oui,ditlapetiteavecrésolution.

Quandl’enfantfutcachéesouslagrossetoileoùl’airentraitsuffisammentpourqu’ellepûtrespirer,illachargea,pliéeendeuxsursonépaule.Ilrepassalafenêtrebassedontilrefermalevolet. Ilposasonfardeausur lesommetdumurqu’il franchitdenouveau.Ilreprit l’enfant, la remit sur sonépaule et s’éloignaà travers lesbois, à travers laneige,parlant de temps à autre à la petite qu’il emportait, chantonnant pour la distraire, etmarchantd’unpasaussiallègreques’iln’avaitrienportédutout.

Ilmarchaainsijusqu’àlafindujour.Lesroutesniveléesparlaneigen’existaientplus,mais il savait pourtant qu’il était dans la bonne direction grâce aux indications d’uneboussoledontilétaitmunietqu’àintervallesréguliersilconsultait.

Il avançait toujours. Sous la toile du sac,maintenant, l’enfant s’était endormie. Il lesentaitàl’abandondupetitcorpsreposantsursarobusteépaule.

Lesoirvint,ilcontinuasamarche.Lanuitétaitnoire,maisuneclartéconfusemontaitde la neige qui sous ses pas frissonnait. Il fallait pourtant que l’enfantmangeât, et lui-mêmeégalement,mais,danscetteneige,danscettenuit,commentfairehalte?

Il distingua enfin, à l’entrée du bois de sapins, la forme d’un toit. Il s’approchaprudemment, reconnutune isbasansporteetplusmisérableencorequecelleoù ilavaittrouvé Stacia. Il dégagea du sac l’enfant qui, debout, vacilla sur ses jambes, mais,courageuse,neseplaignitpasetfitquelquespaspoursedégourdir.

L’homme,cependant,avecdupainetuneboîtedesardinestiréedesabesace,préparaitunmodesterepas.Ilversadansungobeletunpeuduthéfroidquecontenaitunegourdeetoùilajoutaquelquesgouttesdevodka.L’enfantbut.Ilaugmentapourluiladosed’alcooletachevalesprovisions.

–Allons,repartons,mapetite.

Des kilomètres de forêts succédaient aux kilomètres. Un silence profond l’entouraitque troublait à peine, parfois, le bruit furtif de la neige qu’une branche trop chargéelaissaitchoir.Lesheurespassaient, ilmarchait toujours,maissonalluren’avaitplussonélasticitécoutumière.Laneigemolle,amoncelée,semblaitàchaquepasvouloirretenirsespieds.

Enfin, ce fut l’extrémité de la forêt et, presque enmême temps, ce fut lematin, lematinréconfortant.

Laneigenetombaitplus,personneàl’horizon.Aupiedd’ungrandarbre,levoyageurfithalteunesecondefois,etvoulutquel’enfantbûtetmangeâtdenouveau.

–Vousêtesbon,luidittoutàcouplapetitefilled’untonconvaincu.

– Et toi, tu es bien raisonnable et bien courageuse,ma petite. Tu n’as toujours paspeur?

–Oh!non,maisquandest-cequejelaverrai,maman?

–Dèscesoir,j’espère…Tul’aimesdoncbeaucoup?

Levisagedelapetites’illumina.

–Beaucoup…beaucoup…Elle est si bonne,maman, si jolie !C’est laplus joliedetouteslesmamans!

–Ah!

L’homme n’ajouta rien. Son visage avait changé. Il eut un petit sourire qui neressemblaitpasausourirequiavaitdonnéconfianceàl’enfant.Uneidée,confuseencore,seformaitenlui.L’imageindécised’unefemmejoliepassaitdevantsesyeux.

Il ne faisait plus froid. L’homme réconforté par la halte et par le repos, marchaitallégrementetlefardeaudontilétaitchargé,silourdlanuit,denouveaunepesaitplusàsesépaules.Verslecommencementdel’après-midi,ileutunmouvementd’allégresseenvoyantlespoteauxannonçantl’approchedelafrontièrepolonaise.Enfin…lebut!

Peuaprès il atteignitunvillageassez important, situéaubordd’une rivièredégelée,large,etquis’étendaitenunesortedemarécagepeuprofond.C’étaitlafrontière.Deloinenloin,dessoldatsrouges,armésdefusils,montaientlagarde.D’autresétaientgroupésdevant les bâtiments de l’ancienne douane devenue caserne.Quelques agents de policecausaiententreeux.

Délibérément,levoyageurs’approchadel’undesagents.

–Jevoudraissavoirs’ilyauncheminpraticablelelongdelarivière?demanda-t-il.

Lepolicierletoisa,cevagabondneluidisaitrienquivaille.

–TuquitteslaRussie?

–Non,non!Jevaischezmoncousinquihabitelà-bas!

–Tespapiers!

L’hommelesexhiba.L’agentlesexaminaet,lestrouvantenrègle,s’adoucitetdonnalerenseignementdemandé.Oui,ilyavaituncheminpraticable…

–Bon,jevaismereposerunpeuavantdememettreenroute.

Ilyavaitbeaucoupd’alléesetvenues.Onserendaitprincipalementprèsdelarivièreàunendroitoùungrandradeauplatfaisaitunservicedebacd’unebergeàl’autre.Unpostede police commandait une enceinte fermée par une palissade à moitié démolie. Unedouzaine de véhicules de tous genres attendaient leur tour de passage.Quelques agentsveillaient.Onnepouvaitentrerqu’avecunpasseportdéjàviséàlacaserne.

Levoyageurdéposacontrelapalissade,àl’extérieur,sabesaceetlesacoùsetrouvaitla petite Stacia.À la dérobée il consulta samontre, dégagea son accordéon et semit àjoueretàchanteràmi-voix.

Lesgens,affairés,l’écoutaientpeu.Unefemmecependant,quiétaitdansl’enceinte,sepenchaparunebrèchedelapalissade.Vêtuecommeunerichefermière,ellemontraitunetailleharmonieuseetunvisageavenant,animéparleplusjolisourire.

Il chanta, en la regardant, un air charmant et mélancolique. Quand il eut fini, ilscausèrent,assezlongtemps.Lafemmecomptaitaunombredespersonnesquiattendaientleurplacesurleradeau.Chaquesemaine,avecsavoiture,ellevenaitd’unvillagepolonaispourvendredesprovisionssurlemarchérusseleplusvoisin,etelles’enretournait,enfind’après-midi,avecsespaniersvides.

Illuidemanda,latutoyantselonl’usage:

–Tavoitureestlà?

Oui,fit-elle,enmontrantunecharretteàquatreroues,recouverteparunefortebâchequesoutenaientdesarceaux.

–Tuastonpasseport?

Oh!unpasseportàl’annéeestbienenrègle.D’ailleurs,ilsmeconnaissenttous.

L’hommelaregardaaufonddesyeuxetdit:

–Tuvoiscesacquiestlàparterre…

–Oui.

–Ilyaunepetitefillededans,jelaramèneàsamère.

–Oh!dit-ellestupéfaitedecetterévélation.Ettun’aspaspeurquejetetrahisse?

–Jesuissûrdetoi,dit-ildoucement.Tuvaslaprendredanstavoitureettutraverserasavecelle.Jelaretrouveraicesoir.

Ellemurmura,auboutd’uninstant:

–Maistoi,commentferais-tupourpasser?

–Àlanuit,jemejetteraiàl’eau.Jenagebien.

–Ilstetuerontàcoupsdefusil.

–Ilfautbienrisquer…

–Oh!répéta-t-elle,c’estbiendangereux.Etpourquoirisques-tu?…Pourdel’argent?

Ilréfléchit.Aufond,était-cepourdel’argent?

–Non,dit-il,del’argent,j’enai.

–Alors,pourquoi?

–Çam’amuse.Ilyabeaucoupdechosesqu’onfaitdanslaviepours’amuser,parcequecelafaitplaisir.Cesontlesmeilleureschoses.

Ilavaitreprissonaccordéon,et ilentiraitdessonsd’unetelledouceurqu’elleseulepouvaitlesentendre.Ilchantaainsi,sanslaquitterduregard,etenluiadressantlesmotstendresdecettechanson.Elleétaitpenchéesur lui,ellevoyaitsesyeuxbleus,sesdentsclaires,etellerépondaitàsonsourireparunsourireheureux.

Lejours’assombrissait.Unépaisbrouillards’élevaitdumarécage.L’hommesouventregardaitpar-delà la rivière,ducôtéde laPologne. Ilyvit enfincequ’il attendait.Unelueuràrasdeterre,faibled’abord,maisquis’amplifia,grandit.Unfeu…lesignal!…

–Çavaêtreàmoidepasser,ditlafermière.Donnelapetite.

Elle prit le sac, sans que personne s’en avisât, souleva la bâche par derrière, et leglissa.

Puisellerevint,etditàl’homme,d’unevoixsourde:

–C’estledernierpassageduradeau…Nousavonsquelquesminutesencore.Quandjeclaqueraidufouet,viensaussi.Ilfaittropnoirpourqu’ont’aperçoive.

Ilobjecta:

–C’esttoi,maintenant,quirisques.Etilsneplaisanteraientpassionmetrouvait.

–Viens,répéta-t-elleens’éloignant.

Ilpatienta.Quandelleeutclaquédufouet,s’introduisantparlabrèche,ilrampadansl’ombrejusqu’àlacharrettequis’ébranladèsqu’ilyfutinstallé.

Lespoliciersdonnèrentlamainàlafemme.L’embarquementfutaisé,sousl’effortdedeuxpetitschevauxquiavaientdessonnettesauxoreilles.Surl’eaudumarais,entrelesroseauxépars,labarqueflotta,conduiteàlaramepardeuxmariniers.

–Nebougepas,surtout,ditlafemmequis’inquiétaitenentendantleremuementdespaniers.

–Jeveuxmerapprocherdetoi,dit-il.

Unsilence.Ellemurmura:

–C’estplusfacileparladroite.

Ilavança.Ellesentitdeslèvresquiluicaressaientlecou.Ellefrissonna.

–Tourneunpeulatête,demanda-t-il.

–Non,dit-elleentournantlatête.

–Donne-moiteslèvres.

–Non,dit-elleentendantseslèvres.

Unquartd’heureaprès,onabordaitl’autrerive.Ilsétaiententerritoirepolonais.Avecprécaution,ilseglissahorsdelacharrette,emportantsesbesacesetStacia.

Nonloind’unemaison,auprèsd’unfeuquis’éteignait,auprèsd’unetroïkaatteléedechevauxvigoureuxqu’unpaysantenaitaumors,unhommeguettait.Unhommebienmis,d’unecinquantained’années,grandetmassif, avecun largevisagecoloré, d’expressionbrutaleetruséeàlafois.

Cethommeseprécipitaau-devantdel’arrivant.

–Bonjour,Gérard!Quelleexactitudeadmirable!Tuasréussi?

–Àpeuprès,ditGérard.

–Lescolliers,tulesas?

–Oui,Baratof.

–Donne-lesmoi!

–Toutàl’heure,ilssontdansundemessacs.

–Laliassedetitres?

–Lavoici!

Gérardmontra lapochettequicontenait les titres.Une lueurdecupidité triomphanteallumalespetitsyeuxdeBaratofquis’enempara.

–Tuesépatant!dit-il.

Etildemandaencore,maisnégligemment:

–Etlapetite?

Gérard,cettefois,neréponditpas.Sedirigeantverslatroïka,ilydéposasesbesacesetle sac contenant l’enfant toujours immobile etmuette. Il s’établit auprès deBaratof quivenait de s’asseoir et qui saisissait les guides. Le paysan, resté impassible, lâcha leschevauxquis’élancèrentimpétueusement.

Lafermièreattendaitdanssacharrette.MaisGérardoubliatoutàfaitderetournerverselleetdeluidonnerlebaiserd’adieu.

Chapitre4

Deuxassociés

Àtraversl’étendueneigeuse,malgrélebrouillardetlanuitquivenait,latroïka,guidéepar lamain sûre deBaratof, filait vite.Gérard restait silencieux,maisBaratof reprit laconversation:

–Alors,monmessaget’estbienparvenu?

–Commetuvois,puisquej’aifaitcequetuvoulais.

–Leplanétaitclair,hein?Lesindicationsprécises?

–Oui,suffisamment!

–Jeteféliciteencore,uneexpéditionpascommode.

Gérardeutungested’indifférence.Baratofreprit:

–Avantd’allumer lesignal, jem’étaismisd’accordavec lesagentspolonais…Oh !sansleurdirecequ’ilsn’avaientpasbesoindesavoir.

Ileutunriresilencieuxet,aprèsunautresilence:

–Ilsnousattendentchezmoi,tusais…

–Quiça«ils»?demandaGérard.

–Ehbien,maisnosdeux…commentdire?…clients…LacomtesseValine,d’abord.Elleestarrivéeàlavilleilyadeuxjours…Elleestdescendueàl’hôtel,maisellepassesontempsàvenirmedemanders’iln’yariendenouveau,sijecroisqueturéussiras?Elleestfolled’inquiétude…Dame,c’est toutcequiluiresteaumonde…safilleetsescinqrangsdeperles…

–Ellesvalentunefortune,cesperles,ditGérard.

–C’estvrai, tu t’yconnaisaussi…Elles sontbelles, tantmieux !C’est un avantagepour tout lemonde. Je suis d’accord avec la comtessepour les conditions…Oh ! je nel’écorchepas!…

Ileutdenouveausonriresilencieux.Gérardluijetaunregarddecôté,maisneditrien.

–Alors, tu penses, son anxiété à cette femme ! continuaBaratof. Elle ne vit plus…Vrai,endehorsdelaquestiond’affaires,ellem’intéresse.Tucomprends,onnepeutpasvoirunefemmejoliecommeelle…

Gérard,cettefois,haussalesépaules.

–Elleestsijolie?demanda-t-ilsèchement.

Baratofàsontourluijetaunregarddecôté.

–Oui,dit-ilsèchementaussi.

Maisilvoulaitménagersoncompagnonetdemandad’untonaimable:

–Etpour l’autredemême, tuasnaturellementréussi?Oui,pour levieuxquiattendsonbric-à-brac?Ilestàlavillaaussi,tusais,etc’estencoreunnuméro!Çaavraimentdelavaleursontrésor,commeildit?

–Une trèsgrossevaleur.Lui nonplus, tune l’écorchespas? demandaGérard avecironie.

–Tuastoujourslemotpourrire,ditBaratofpincé.

Cettefois,lesilencetombaentreeux.Uneméfianceréciproque,uneantipathie,fondéesur des différences essentielles de caractère, demeuraient latentes sous les apparencescordiales de leur association bizarre, périlleuse pour l’un qui agissait, intéressée pourl’autrequiprofitaitlargementdesopérationsqu’ilindiquait.

Cette association datait de la guerre. Le Russe Ivan Baratof, aventurier de financed’unegrandeénergieetd’uneremarquablehabileté,spéculateuraudacieuxetéquivoque,nereculantdevantaucunebesognepourvuqu’elleluirapportât,avaitdûfuirlaRussielorsde la révolution, et trafiquait dans les parages de la mer Noire quand il avait fait laconnaissancedeGérard,jeunesoldatfrançais,engagévolontaire.Baratof,quipossédaitàun haut point la connaissance des hommes, avait reconnu en Gérard d’incomparablesqualitésdecourage,d’audace,deprudenceaussi,quidevaientfairedeluiunagenthorslignepourlesentreprisesquepermettaientcestempstroublés.

Après l’armistice, Gérard, démobilisé, était venu, sur la demande de Baratof, leretrouverenPologne.LeRusse,dèslors, l’avaitemployéàtoutessortesdebesognesdecontrebande,besognes facilitéespar les relationsqueBaratofentretenaitavec lesagentssubalternes de la police bolcheviste. Gérard, sous des déguisements divers et muni depapiers en règle procurés par ces correspondants policiers de Baratof, faisait desexpéditions dangereuses pour le service de particuliers, clients duRusse. Il préparait etfacilitait l’évasion de personnages qui, leur fortune se trouvant à l’étranger, pouvaientrétribuer grassement leur délivrance. D’autres fois, il retrouvait dans des cachettessignaléesàBaratof,destitres,desbijoux,desobjetsd’art,qu’ilrapportaitenPologneetremettaitàsonassocié.Celui-cisechargeaitdelestransmettreàleurspropriétairesexilés,dontilsconstituaientparfoislaseuleressource,commedanslecasdelacomtesseValine.

Cetteassociationn’allaitpassansheurts.BaratofseméfiaitdeGérard,qui,parfois,serefusait aux opérations qui lui semblaient indélicates, et, parfois, agissait avec uneinitiativequicontrariaitlesplansarrêtésdansl’espritsansscrupulesetsanspitiéduRusse.MaisBaratofavaitbesoindeGérard.Surlebutinrapportéparcelui-ci,ilprélevait,avantdeleremettreàsespropriétaires,unefortedîme.Enrelationdanstouteslesgrandesvillesavecdesgensdouteux,ilsavaittirerpartidesrichessesmalhonnêtementacquisesainsi,et,bien que la police internationale eût l’œil sur lui, bien qu’il eût failli être impliqué enAutrichedansunevasteaffaired’escroquerie, ilavait,partoutesceslouchesopérations,acquisuneénormefortune,unefortunequisechiffraitpardizainesdemillionsetdontildevaitunebonnepartàl’audaceetàl’adressedeGérard.

Gérard,lui,ignoraitlesmanœuvresdesonassocié.Peut-êtres’endoutait-il,maisilnevoulaitriensavoirdeprécis.Caractèrecomplexe,incapabledeselivrerenpersonneàunacte qu’il jugeait mauvais, tenant de sa famille française et de son éducation un fondsolidedepropretémorale,ilselaissaitallerquelquefois,parsuitedesévénements,àunecertainenonchalancedeconscience.

Désintéressé, ou plutôt insouciant de l’argent, il acceptait sans discussion la partrelativementfaiblequel’autreluiattribuait.Cettepart,d’ailleurs,permettaitàGérarddevivre largement… Et il n’eût pas pu renoncer à cette vie et reprendre, du jour aulendemain, une existence banale, paisible, médiocre. L’aventure était son élément. Ilaimaitlessensationsfortes,l’action,lerisque.Ilaimaitréussir,etréussirl’impossible.Ilaimaitlareconnaissancedeceuxqu’ilsauvait,oudontilsauvaitlesparentsoulafortune.Ilaimaitsurtout,etpar-dessustout,séducteurné,conquérir,làoùilpassait,lesfemmes…Bien peu de femmes en sa présence, attirées par son charme et confiantes en sa gaîtéjuvénile, restaient indifférentes. Et bien peu qui ne se troublassent pas sous le regardtendreetpersuasifdesesyeuxbleus.Illesavaitet,sansjamaisaimer,sefaisaitaimer,oudumoinsamollissaitlavolontédesplusvertueusesetdesplusrebelles.

Unevingtainedekilomètresséparaient lafrontièrede lavilleauxabordsde laquellehabitaitBaratof.Latroïkaparcourutrapidementcettedistance,etBaratofl’arrêtadevantsamaison,unemaisonsansluxemaisconfortable,qu’entouraitunjardin.Pendantqu’unvieux domestique venait prendre la bride des chevaux, les deux hommesmirent pied àterre.Baratof s’emparadesbesaceset, suivideGérard,quidans sesbrasportait le sac,entradanslejardin.

Auseuildelamaisonparutunejeunefemmequiseprécipitaau-devantd’eux.

–Stacia?mafille?demanda-t-elled’unevoixétouffée.

–Toutàl’heure,chèreamie,toutàl’heure,ditBaratof.Nenouspressonspas,etquejevousprésented’abordmonassociéGérard,dontjevousaitantparlé.

–Etalors?jevousenprie…Vite…répondez…mafille?

–Gérardatrouvélesperles.

–MonDieu,monDieu,etStacia,gémit-ellesanglotante.

Elleentradanslamaisonet,regagnantlapièced’oùellevenaitunsalon,élégammentmeubléelleselaissatombersurunsiège,latêtedanssesmains.

Pourelle,lesilencedesdeuxhommesàproposdesonenfant,ellel’interprétaitcommeunéchec.Safilleétaitperdue.

Gérard, toujours portant son fardeau, l’avait suivie sansmot dire.Baratof, lui,munidesbesaces,entraînaitversunepiècevoisinelepersonnagequ’ilavaitappelé«levieux».C’était un vieillard décharné et à favoris, qui avait l’apparence délabrée, et hautainepourtant,d’ungentilhommetombédanslemalheur.Ilsdisparurenttousdeuxetaussitôtonentenditlebruitd’uneviolentediscussion.

Quelquesminutess’écoulèrent.Danslesalon,lacomtesseValineessuyaseslarmesetse redressa, avec un effort visible pour reprendre un peu de calme. À la fin, elle ditdouloureusementàGérard:

–Alors,mafilleestperdue,n’est-cepas?Vousn’avezpularetrouver,monsieur?…Dites,jevousensupplie.

Gérardregardait la jeunefemme : trèsblonde,mince, élancée,dansunmanteaunoirtrès simple, elle était belle et les larmes qui coulaient encore de ses grands yeux, ledésespoirqu’exprimaitsonvisageéploré,donnaientàsabeautéuncharmepathétique,quele jeune homme admirait en connaisseur. Il éprouvait une grande pitié mêlée de cesentiment trouble et confus que lui inspirait toute jolie femme.Et, dans ces cas-là, unetelle allégresse le soulevait, sa nature heureuse et insouciante le portait à tant debonnegrâce,presquenaïve,qu’ilsemitàsouriredoucementdesonairleplusamical.

Elle tressaillit. S’il pouvait sourire, devant son chagrin, est-ce que cela ne signifiaitpas?…

Sansunmot,délicatement,ilouvritlatoiledusac,et,dugeste,montral’enfant.

–MonDieu,gémitlacomtesseValine,elleestmorte!

–Non,dit-ilenriant,elledort.

Ilenétaitainsi.Aprèstantd’épreuves,briséed’émotion,elles’étaitendormiedanslatroïkaquilaberçait.

Lacomtesse,délirantedejoie,sejetaàgenouxprèsdesafilleetlaréveillasoussesbaisers.

– Stacia, ma petite, ma chérie, balbutiait-elle, en étreignant l’enfant qui se serraitcontreelle.

Ensuite,elleseretournaversGérard,luisaisitlesmainsetlesluiembrassa,criantsareconnaissance.

–Bah!dit-il,jesuissiheureuxd’avoirréussi,etmapetitecompagnedevoyageaététellementcourageuse!

–Oui,oui,murmurait-elle…Maisc’estvousquil’avezsauvée…sansvous,elleétaitperduepourmoi…Commentvousremercierd’avoirrisquévotrevie?…

Ilsouritdenouveauetils’approchaitunpeudelacomtesse,quandils’arrêta.Danslapiècevoisine,lesvoixs’élevaient,plusfortes,etl’onentendaitcelleduvieillard,indignéeetstridente,quiproférait:

–C’estuneescroquerie !Plusde lamoitiédemesbijoux !Onm’avaitbienprévenuquevousn’étiezqu’unvoleuretquetoutevotrebande…

La porte fut ouverte avec fracas et Baratof, furieux, poussa dehors le vieillard quil’apostrophaitetl’injuriait.Lacomtesseécoutait,toutedroite,livide.ElleaussiavaitdûsesoumettreàlarapacitédeBaratof.

Gérardfitungested’irritationetprononça:

–QuellebrutequeceBaratof!…Jemedoutaisbien…Jevousenprie,madame,nerestezpasuninstantdeplus.Votreplacen’estpasici.

Mais,commeilsedisposaitàlaconduiredanslejardin,Baratofrevint,fortagité,ets’écria:

–Ehbien!Gérard,etlesperles?Tum’avaisditqu’ellesétaientdanslabesace.Jenelesaipastrouvées.

–Ah!tiens,c’estvrai,réponditGérardd’untonnégligent.Ellessontdansmapoche.Tucomprends,c’étaitplussûr.

–Donne!ditBaratofavecimpatience.

–Commentça,donne?Maiscesperlesnet’appartiennentpasBaratof.

–Si,enpartie, trois rangs reviennentà lacomtesse,deuxànous. Je te l’aidit,noussommesd’accord,elleetmoi.

–Accordquinecomptepas,puisquejen’aipasétéconsulté,ditGérard,d’untonplusferme.Cesperlesappartiennentàlacomtesse.Moi,j’aichangéd’avis,jeneveuxrien.

LeRussehaussalesépaules.

–Çateregarde!Moi,jeveuxmapart.Donne!

–Pasuneperle,Baratof!

–Maistuesfou,grondaBaratof.Alors,nousaurionstravaillépourrien?

Gérard observa la comtesse qui ne bougeait pas et, sa fille contre elle, les écoutaitanxieusement.

–J’aitravaillépourmonplaisir,Baratof…etpouruneautreraison.

–Laquelle?

–Pourconquérirquelquechosequimesemblesupérieuràtout.

–Quoi?

–Pourquemadameaitlagentillessedemesourire.

Sonregardcroisaceluidelajeunefemmeetladéconcerta.Ellerougit,malàl’aise.

–Jedoispartir,balbutia-t-elle.L’enfantest lasse.Jevais la fairedîneret lacoucher.Demain,jequitterailaville…

Gérard s’inclina. Elle passa devant Baratof et devant lui. Il la suivit dans le jardin,qu’ilstraversèrent.Àlaporte,ildéclara:

–Cesoir,àvotrehôtel,jeviendraietvousremettrailescinqrangsdeperles.

Elleneréponditpasets’enalla.

GérardretournaaussitôtprèsdeBaratofquiallaitetvenaitdans lapièceenfrappantdespieds.

–Tuesfou!s’écrialeRusse.Qu’est-cequiteprend?Desperlesdetoutebeauté!Leplusclairdenotrebénéfice!Ah!voyons,donne-les-moi!

–Non,Baratof,j’aidit:pasuneperle.

–Maisc’estmonbiendonttudisposesainsi!

–Non,Baratof,celuidelacomtesseValine.

–Unefemmequetunereverrasjamais!

–Larécompensemesuffit.

–Tuasditlemot!ricanal’autre.Unerécompenseennature,hein?

–Baratof,jeteconseilledenepasinsister.Tusais,j’aientendutoutàl’heuretoutcequ’il t’a reproché, le vieux. Je me doutais bien de toutes tes machinations secrètes enarrièredemoi.Mais,àcepoint-là,non.Jenemarcheplus.

Les deux hommes se mesurèrent du regard. La colère agitait Baratof, balançant saprudence naturelle. Il avait lui-même souhaité conquérir la comtesse Valine qui luiinspirait un désir brutal…Gérard voulait, il s’en rendait compte, le supplanter.Gérard,dont il enviait toujours ses succès féminins et qui allait obtenir ce nouveau succès enfaisant de la générosité, en le frustrant, lui, Baratof ! Le Russe eut une hésitation. Lesperles étaient là, dans laprochedeGérard.Allait-il essayerde lesprendrede force? Iln’osapas,etreculaengrommelant.

Est-cequ’ondîne?demandaGérarddutonleplusnaturel.J’aiunefaimdeloup.Ah!Baratof,tun’aspasidéedecequefurentcesderniersjoursenRussie!Quellebesogne !Veux-tuquejeteraconte?…

Après ledîner,Gérardmontadans lachambrequ’iloccupaitchezBaratof, remplaçases misérables vêtements par une tenue élégante, redescendit et dit au Russe,tranquillement:

–Bonsoir,jesors.

Baratof,sachanttropoùilallait,neréponditqueparunfurieuxhaussementd’épaules.Gérard n’y prit pas garde, alluma une cigarette, et gagna l’hôtel où était descendue lacomtesseValine.

Lajeunefemme,aupremierétage,occupaitdeuxpièces.Dansl’unedecespièces,elleavaitcouchésa fille ;elleavaitvu l’enfants’endormiraussitôtd’unsommeilprofondetpaisible.Elleavaitensuite,laissantlaporteouverte,regagnél’autrepièceets’étaitassisesuruncanapé,unlivreàlamain.

Ellenelisaitpas,elleattendait.ElletressaillitquandonluiannonçaGérard.Ilparut,élégant, souriant, et quelque chose d’impérieux était en lui qui imposa dès l’abord à lajeunefemmeunedominationcontrelaquelleelleessayavainementderéagir.

Gérard,pleindegalanterie,luibaisalamain.

–Bonsoir,chèremadame.J’espèrequevousêtesremisedevosémotions.EtcommentvamonamieStacia?

–Elledortlà,ditlajeunefemme,désignantlaporteouverte.

–Alors, vous permettez que je ferme cette porte, le bruit de nos paroles pourrait laréveiller.

Gérardavaitditceladutonleplussimple,maisuneappréhensioncroissanteenvahitlajeunefemme.Elle levit fermer laporteet,bienqu’il lefîtviteetsansaucunbruit,elles’aperçutqu’ilpoussaitleverrou.

Ilrevintàelle,et,tirantdesapochelesperles,lesposasurlatable.

–Voici,madame,cequivousappartient…C’estlesecondtrésorquejem’étaischargédevousrapporter.Ilest,certes,àvosyeux,moinsprécieuxquevotrefille…

–Monsieur,jevousrépètequemareconnaissanceestprofonde.Cequevousavezfaitpourmoisansmeconnaître,avectantdecourageetdedésintéressement…

Elle cherchait ses mots, balbutiait, gênée par le regard qui pesait sur elle, de cethommequ’elleneconnaissaitpasquelquesheuresavantetquisurgissaittoutàcoupdanssavie,l’inquiétaitetl’attirait.

–Jenesuispasdésintéressé,dit-il.Jecherchetoujoursdansl’effortquej’accompliscequipeutmesouteniretm’exalter.Ainsi,peut-êtren’aurais-jepastentéledestinetrisquédesuccomberenramenantStaciasijen’avaispassuquevousêtesjolie.

Ilparlaitfranchementetgaiement,etilajouta:

–Quandonseditqu’ondonneradelajoieàunefemme,etquel’onserarécompensépar son remerciement, par son bonheur, par son émotion… je vous assure… c’estdélicieux.

Ellerougitetgardalesilence.

–Commentvousappelez-vous?demanda-t-il.

–Mais,vouslesavez,dit-elle,étonnée,jesuislacomtesseValine.

–Non,votreprénom?

–Mais…pourquoi?

–J’insiste.

–Natacha,murmura-t-elle.

–C’estcharmant.C’estlenomdel’héroïned’unromanpourenfantsquej’ailutoutpetit. Une héroïne charmante… comme vous… Vous permettez que, ce soir, je vousappelleNatacha…Oh!çanetirepasàconséquence…Vouspartezdemain,nousnenousreverronsjamais…Et,vouscomprenez,ilestdouxpourmoi,aprèsuneexpéditionpleinede fatigues et de dangers, d’avoir quelques moments d’intimité avec vous… Vouscomprenez,Natacha?

Oui, elle comprenait.L’expédition pleine de fatigues et de dangers, c’était pour ellequ’ill’avaitfaite…,etilcomptaitqu’elleenseraitleprix.Ilnedisaitpas«Jevousremetsvotrefilleetvotrecolliercontreledondevous-même»,maisc’étaitcelaquisetrouvaitsous ladouceurenjouéedesesparoles.Etceregardsurelle,qui investissaitsavolonté,quesesyeuxàprésentnepouvaientplusfuir,oùellelisaitundésirardent,ceregard,sans

qu’elleeneûtbienconscience,latroublait.Ellen’avaitplusdeforce.L’angoissedenepasrevoirsafille,lajoiedelaretrouver,avaientbrisésarésistancenerveuse.

Gérarddevinasapensée,pritplaceauprèsd’elleetluisaisitlesmains.

–Natacha,vousvousméprenezsurmoi.Sijevousairenduvotreenfant,jevousrendslesperlessansqu’ilyaitlà,demapart,lamoindrecondition.Jesuisincapabledecalcul.Repoussez-moi,sivousvoulez,maisnecraignezrien.Vousêteslibre.

Disait-ilvrai?Etvoulait-elleacceptercette libertéqu’iln’offraitpeut-êtrequeparcequ’ellenepouvaitplus la reprendre?Ellene savaitpas.Ellen’avaitplusde force.Elles’abandonna…

LacomtesseValinepartitaumatin,emportantsesperles,emportantlesouvenirdecethommedontellenesavaitrienetqu’ellenereverraitjamais…

Chapitre5

Troisportraits…deuxrivaux

Lelendemaindesonarrivéeàlavillad’IvanBaratof,Gérardpassalamajeurepartiedelajournéeàdormir.Ilavaitcoutumeainsideréparerleseffortsprolongésetleslonguesnuitssanssommeilquesonexceptionnellerobustesse luipermettaitdes’imposer.Aprèsunetoilettequ’ilprolongeaavecdélices,ildescenditrejoindreBaratofquil’attendaitdanssoncabinetdetravail.

Baratof,assisàsonbureau,ledostournéàlaporte,regardaitunepublicationillustréeavectantd’attentionqu’iln’entenditpasGérardentrer.

Gérard se pencha par-dessus l’épaule du Russe pour voir ce qui l’intéressait sivivement. C’était une revue intitulée France-Pologne, et dont la première pagereproduisait trois photographies représentant, sous trois aspects différents, la mêmefemme,trèsjeuneetd’unerarebeauté.

–Bigre,voilàunejoliepersonne!ditGérardavecunvifintérêt.

Baratoftournalatête.

–Oui,hein,est-ellecharmante?…

–Fascinante,commedisentlesAnglais.Qu’est-cequiestécritsouslesportraits?

Ilsepenchadavantageetlut:

DenotrecorrespondantedeParis:

Beaugested’unejeunefille françaiseenfaveurd’uneloterieouverteauprofitde laMaison des laboratoires. Elle est prête à donner tout ce qu’on lui demandera à lapersonnequis’inscrirapourcinqmillions.

Gérardeutunpetitrire.

–Toutcequ’onvoudra!…Aumoins,elleestdélurée,lajeunepersonne,aussidéluréequejoliesilesphotosnelaflattentpas.

–Aunaturel,elleestencoreplusjolie,ditBaratof.

–Tulaconnais?

–Oui, àmon dernier voyage à Paris, l’autre hiver, j’ai rencontré à unematinée debienfaisance,auCercleInterallié,unejeunefilledont labeautém’afrappé.Ellevendaitdesprogrammes.Ellem’ena signéun, je lui aioffertunverredechampagnequ’ellearefusésousprétextequelechampagneluimontaitàlatête.Cesportraits,c’estelle.

–Etcomments’appelle-t-elle?

–Nelly-RoseDestol,ditBaratof,etaumêmemomentilregrettad’avoirrépondu.

–Destol!s’exclamaGérard,maisc’estlenomduFrançaisquiaperduenRussielestitresquejeviensderapporter!

–Oui, ilestmort,pendant laguerre,enRoumanie.C’estpar lacomtesseValinequej’aisu,ilyasixmois,quelestitresavaientétéconfiésaucomteValine,etquecelui-cilesavait cachés là où tu les as trouvés, en attendant qu’il puisse les faire parvenir àMmeDestoletàsafille,Nelly-Rose.

–Ah!ehbien,sic’estNelly-RoseDestol,jelaconnaisaussi,ditGérard…Oh!…enplusjeune…Tiens,regarde.J’aitrouvéçadanslapochetteauxtitres.

Etil tiradesonportefeuilleetmontraàBaratoflaphotographiedeNelly-Roseàdixans.

–Tiens,pourquoil’as-tuconservée?demandaBaratof.

–Ma foi, jen’en sais trop rien.Cette figured’enfantm’aplu.Cet air émouvant, ceclairregard…Onlesretrouvedanslestroisportraits…C’estbizarre,aveccetaspect,defaire une proposition aussi risquée… La demoiselle doit être en mal de réclame…N’importe,elleestbienjolie!

Auboutd’unmoment,ilajouta,d’unautreton:

–Disdonc,Baratof,tuvasluirendre,àelleetàsamère,lestitresetlereçu.

–Parbleu!ditBaratof.

MaisileutunsourireambiguqueGérardsurprit.

–Ah!pasdeblaguesàcesujet,Baratof!Pourmoi,cedépôt-là,c’estsacré…

–Pourmoi aussi, voyons, affirma leRusse. Je vais leur reporter tout ça en allant àParis.

–Ah!tuvasdoncàParis?Oui,bientôt.

Aprèsunepause,Gérarddéclara:

–Moiaussi.Iln’yaplusrienàfaireparicipourlemoment.Madernièreexpéditionétaitdéjàdangereuse.Maintenant,jesuisbrûlé…Dureste,jeveuxrevoirParis,etsurtoutallerenNormandieembrassermavieillemaman…Maistupars,toi,pourlongtemps?

–Oui,ditleRusse.

Iln’expliquapaslesdeuxmotifsdesondépartledésirdejouirlibrementdel’énormefortuneconquiseparsesrapines; ledésirdemettreensûreté,d’échapperaussibienauxespions russes qui, depuis quelque temps, le traquaient, qu’à d’anciens complicesrécemmentsortisdeprisonetquivoulaientlefairechanter.

–Jem’envaisdansquinzejours,dit-il,jeferailevoyageparBerlinetLondresoùj’aidesaffaires.Ettoi?…

–Moi, jem’en irai avant toi, dans une huitaine de jours. Je passerai par le sud del’Europe. Oh ! je ne me hâterai pas !… Je m’amuserai un peu en route. Nous nousretrouveronsàParis?

–Oui,ditBaratof…Voyons,danstroissemaines,ilconsultauncalendrier.Tiens,le8mai au soir, je t’attendrai au Nouveau-Palace des Champs-Élysées. Je te télégraphierail’heure.

–C’estça,jedescendraiàlaPensionrussed’Auteuil,et,aprèst’avoirvu,jefileraienNormandie.Aurevoir.Jevaisfaireuntourjusqu’audîner.

Seul,BaratofrepritlarevuequireproduisaitlestraitsdeNelly-Roseetlesregardadenouveau longuement… À Paris déjà, lors de sa rencontre avec la jeune fille, il avaitéprouvépourelleunsentimentd’admirationoùledésirtenaitcertesplusdeplacequelerespect. Et tout de suite, à la lecture de la revue polonaise achetée par hasard l’avant-veille,unprojetaudacieuxs’étaitformédanssonesprit,projetauquelils’attachaitdeplusen plus, et qu’il eût déjàmis à exécution s’il n’y avait pas eu l’obstacle de sa rapaciténaturelle.

Il recompta les titres que contenait la pochette. Quelle fortune énorme ! Que cettefortuneneluiappartîntpas,celalefaisaitsourirecyniquement.CequeBaratofavaitentreles mains lui appartenait toujours, ou, tout au moins, il s’y taillait toujours la part dulion…Alors, cesmillions s’ajoutant auxnombreuxmillionsqu’il possédait déjà, ne luipermettaient-ilspasunsacrificequi,considérableensoi,pourlui-mêmen’étaitpasgrand-chose?Nevoulait-ilpasdésormaisjouirdesonargent,vivreàParis,étalersesrichesses,semettreenrelief,faireparlerdelui?…Enfin,n’était-cepas l’occasiondeprendreunerevanchesurGérardquil’avaitsupplantéauprèsdelacomtesseValine?Nelly-Roseseraitl’enjeudecetterevanche,Nelly-RosesijolieetàquiGérardsemblaits’intéresser.

D’ungesterésolu,leRussepritdansuntiroirsoncarnetdechèqueset,rapidement,enlibellaunaunomduprésidentdelaMaisondeslaboratoiresdeParis,etpourlasommedecinq millions. Il signa et barra le chèque et ensuite, sur une feuille de papier à lettre,écrivit:

Mademoiselle,

Aurez-vous la bonne grâce, le jourmême où je vous le demanderai, et quelles quesoient les circonstances,deme recevoir, dans votreboudoir, deminuità septheuresdumatin?Sioui,vousvoudrezbienremettrelechèqueci-inclusàsondestinataire.Sinon,déchirez-le.

Sentimentstrèsrespectueux,

IvanBARATOF

Ilmitlechèqueetlalettredansuneenveloppesurlaquelleilinscrivitcetteadresse:

MademoiselleNelly-RoseDestol,

Maisondeslaboratoires,Paris.

Puis, ilenvoyaquelques lignesàsabanquedeLondrespour lapréveniràproposduchèqueetdemanderqu’onl’avertîttélégraphiquementdèsquecechèqueseraittouché.Ilsortitalorspourjeterlui-mêmelesdeuxlettresàlaposte.

Unesemainepassadans lecalme.Gérardpréparaitsondépart,quidevait,on lesait,précéderdehuitjoursceluideBaratof.

Laveilledecedépart,unassezvifincident,fortuitementprovoqué,eutlieuentrelesdeuxhommes.Gérard,mettant sonmanteaupour sortir, laissa tomber de sa poche, auxpiedsdeBaratof,unerevuequisedéplia.

–Qu’est-cequeça?demandaleRusse.Tiens,tiens,larevueFrance-Pologne…Tuenasachetéunnuméro?MlleNelly-RoseDestolt’intéressedoncbeaucoup?

– Pourquoi pas ? dit Gérard en ramassant la revue…Ma parole, tu as l’air d’êtrejaloux. As-tu l’intention de t’inscrire pour les cinq millions et de t’imposer à la jeunepersonneparcemoyen?…Ilestvraiqu’avec toutceque tuas raflédepuisdesannées,avecousansmonaide,tesmoyensdoiventtepermettrentd’êtrelarge.

–Jeferaicequimeplaira,ditBaratof,çaneregardequemoi.Maisjetedemandedenepast’occuperdecettejeunefille.

Gérardhaussalesépaules,etfitd’untonrailleur:

–Jepourraisterépondre,moiaussi,quej’agiraiselonmonbonplaisir.Maispourquoitedisputeruneconquêtequim’estindifférente?

Ellen’étaitpas indifférenteàBaratof.Lematinmême, ilavait reçudesabanquedeLondresuntélégramme:Chèquetouché.

Gérard partit le lendemain. Il avait pris congé deBaratof et les deux hommes, sansfaireallusionàl’incidentdelaveille,s’étaientditadieuavecuneapparencedecordialitéquimasquaitleuranimosité…Le8mai,ilsseretrouveraientàParis…

Gérard, comme il l’avait dit, voyagea sans hâte, s’arrêtant dans les villes qui luiplaisaient, àPrague, àVenisenotamment.Etdanschaqueville, fréquentant les lieuxdeplaisirs, chassant labonne fortunede rencontre, il nouaitdebrèvesaventures,don Juanexpertàséduireetquisaitvaincrevitetouteslesrésistances.

La pensée deNelly-Rose, toutefois, revenait souvent à son esprit. Certes, il n’avaitpointd’amourpourelle,iln’enavaitjamaiseupouraucunefemme,maiselleexcitaitsacuriosité.Qu’était-elle?Une jeune filledumonde,oui…Une jeune fille?…Demœursassezlibressansdoute,s’ilfallaitencroirecetteannonceextravagante.Pourtantcevisage,dont il regardait sur la revue les trois aspects, était bien pur, presque enfantin encoremalgréledessinvoluptueuxdelabouche,etleregarddesyeuxétaitdroitetcandide…

Unsoir, àVenise,parcourantun journal français, il neput retenirunmouvement. Illisaitqu’undondecinqmillionsavaitétéfaitàlaMaisondeslaboratoiresparunRussenomméIvanBaratof,beaugestecélébréentermesdithyrambiques.

Ahdiable!Baratofs’étaitdoncréellementdéterminéàl’action?Etpourqu’ileûtfait,lui l’homme cupide, ce sacrifice, son désir devait être bien grand, et il emploieraitn’importequelmoyenpoursefairepayerparNelly-Rose.Ils’agissaitdoncdeluibarrerlaroute, tout de suite, sansperdre de temps.L’idéeque cette jeune fille si délicieusementjolieetqui,sijeune,nepouvaitêtreentièrementpervertie,etnesauraitsansdoutepassedéfendre,pûtdevenirlaproieduRusse,cetteidéeétaitinsupportableàGérard.Ilvoulaitavant tout, lasauverdeBaratofet lui rendresafortune.Etpar làmême, ilaurait le trèsgrandplaisirdelavoir,etdejugersielleétaitaussibellequ’elleleparaissait.

Gérardaumatindu8maiarrivaitàParis.IlavaitretenuunechambredanslaPensionrusse, vastemaison située au fondd’Auteuil et que tenait un émigré auquel il avait, enRussie,rendud’importantsservices,etquiluigardaitunesolidereconnaissance.

Un télégramme lui fut délivré, daté deLondres, et signéBaratof.Baratof annonçaitqu’il serait à Paris l’après-midi même, venant par avion, qu’il arriverait soit à quatreheures,soitàseptheures,etqu’ilattendraitGérardauNouveau-Palace.

Gérard en hâte fit sa toilette, consulta un annuairemondain et celui des téléphones,déjeunavite,etsortitdèsledébutdel’après-midi.

Il passa d’abord au Nouveau-Palace. Il seméfiait de Baratof : celui-ci débarqueraitpeut-êtreplustôtqu’ilnel’avaitdit,pourpouvoiragirsanscontrôle.Maisnon,leRussen’étaitpaslà…

Gérard, alors gagna la place du Trocadéro et passa devant la maison habitée parMmeDestoletNelly-Rose. Ilétaitdécidéànepasentreretànedemanderauconciergeaucunrenseignement.Ilvoulaitseulementvoirl’endroitoùvivaitlajeunefille…

Il se rendit ensuite, derrière leChamp-de-Mars, à laMaison des laboratoires. Là, ilinterrogealeconciergequilerenseigna.Oui,MlleDestolétaitvenuetravailler.Cettepetiteauto,arrêtéeauborddutrottoir,c’étaitsavoiture.

Gérards’éloignadequelquespasettraversalarue.Ilregardasamontre:deuxheuresquarante. Il voulait retourner auNouveau-Palace à quatre heures puisqueBaratof seraitpeut-êtrealorsarrivé.Uneheurerestait…

Gérard,sansprojetfixe,sansplanprécis,sansmêmesavoirsiNelly-Roseallaitsortir,àtouthasard,surletrottoir,attendit…

Deuxièmepartie

Chapitre1

Chèquetouché,engagementpris

Les événements importants de notre vie se préparent toujours au milieu d’uneatmosphère qui semble s’alourdir, où nous éprouvons par instants comme une gêneconfuse et une inquiétude qui ne s’explique pas. Une prescience vague, semblable auxprémonitions télépathiques, nous chuchote ses avertissements. Rien ne s’est produitencore,maisnousavonslanotionquequelquechosevaseproduireetdanslemystèredusubconscientnousattendons…

C’étaient là de ces pressentiments auxquels une nature comme Nelly-Rose, aussivigoureuseetaussisaine,n’offraitquepeudeprise.Etdefait,lajeunefillenesecroyaitaucunsujetvalabledesoucis.EllenepensaitplusetnevoulaitpluspenserauxrévélationsqueValnaisluiavaitfaitestouchantlaruinedeMmeDestol,etcommecelle-cineparlaitderienetcontinuaitavecinsouciancesaviemondaine,Nelly-RosecroyaitqueValnais,pourimposersonamour,avaitsansdouteexagéré.

Demême,elleoubliaitd’autantplusaisémentl’incidentdelaséancedesLaboratoires,etson imprudenteproposition,que toutcelan’avaiteuaucunesuite fâcheuseetquenuljournal,àlaconnaissancedeNelly-Rose,nel’avaitmentionné.Mais,malgrétout,lajeunefille éprouvait sourdement l’impression de ne pas se trouver tout à fait dans un étatnormal ; il lui arrivait d’être distraite ; par moment elle n’avait plus la même facultéd’application à son travail ; d’inexplicables anxiétés l’assaillaient sans motif apparent,troublantsonéquilibrenerveuxsiadmirablejusqu’alors.

Et toutàcouplefaitseproduisit, lefaitmatériel, inattendu,redoutable,quiannoncelescomplicationsprochainesetlesdrameséventuels.Unlundimatinellereçutunelettrequi avait été envoyée au laboratoire et que le concierge lui réexpédiait à son domicile.Nelly-Rose,inquiètesanstropsavoirpourquoi,unmomentlaregarda,hésitantàl’ouvrir:l’enveloppe portait les timbres de Pologne, l’adresse était d’une main inconnue. Elleouvritenfin:unelettre,unchèque…

Nelly-Rosedéplia lechèque,y lutcechiffre : cinqmillions.Elleparcourut la lettre :«Aurez-vouslabonnegrâce,lejourmêmeoùjevousledemanderai…»

Ellelut, jusqu’aubout,rougissante…C’étaitsignéIvanBaratof…IvanBaratof?Unnominconnupourelle…Ellen’avaitpassulenom,ellen’avaitgardéaucunsouvenirduRusse rencontré au Cercle Interallié l’année précédente. Ahurie, Nelly-Rose resta unmoment immobile. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Qui était cet homme et commentavait-ileuconnaissancedesonoffre inconsidérée?Xéniaavait-elledoncréellement faitunecommunicationàunerevuedelà-bas?

Nelly-Rose enferma la lettre dans son sac et, essayant de dominer son agitation, serenditaulaboratoireavecl’espoirquelajeunePolonaises’ytrouveraitdéjà.

Xénia venait d’arriver. Dès qu’elle vit entrer Nelly-Rose, elle courut vers elle et,l’attirantdansuncoinisolé:«Viensquejetemontrequelquechose!…»

Ce quelque chose, c’était le numéro de la revueFrance-Pologne contenant les troisportraitsetleurcommentaire.

–Hein,çavaenfaireuneffetditXénia,triomphante.

–Maistuesfolle!s’exclamaNelly-Roseconsternée,et toutdemêmeunpeuflattéeaussi, bien que toute vanité lui fût à peu près étrangère. Voyons, Xénia, tu m’avaiscependantdit…

–Je t’avaisditquej’écriraisàmarevue.Je l’aifait.Celaaparutoutdesuiteet j’aireçulenumérocematin.Tongesteétaittropbeaupourlepassersoussilence.Ç’auraitétéd’unediscrétionridicule.Quellebelleréclame,hein?

La Polonaise était si naïvement satisfaite que Nelly-Rose jugea inutile de protesterdavantage.Àquoibond’ailleurs?Lachoseétaitfaite.Ellenesoufflapasmotdelalettreni du chèque. Elle voulait réfléchir avant de rien révéler. Pour lamême raison,malgrél’enviequ’elleenavait,elleneposapasdequestionsàXéniasurcetIvanBaratof,quelaPolonaiseconnaissaitpeut-être…

L’après-midi,ellealla trouver leprésidentducomité, levieuxprofesseurLepierrard,auquel, sans fairemention de l’exigence stipulée par Baratof, ellemontra seulement lechèque.

Leprofesseurbondit,malgrésonflegmelégendaire.

–Cinqmillions !Mais,mapetiteenfant, c’estmerveilleux !Mais c’est le salut pournotreœuvre!Etquelcoupderéclameénorme!

Toutlemondevasouscrire.

Nelly-Roseparutsceptique.

– J’ai bien peur, monsieur le président, que ce soit simplement une mystification.Pourquoi cepersonnage,quinemeconnaît ni d’Èvenid’Adam,quinedoitmêmepassavoirquejesuislasecrétaireducomité,m’aurait-il,sic’étaitsérieux,envoyé,àmoi,cescinqmillions?Ilvouslesauraitenvoyésàvousdirectement.

–Machèreenfant,c’estbiencompliquépourunemystification!Dureste,nousavonsunmoyende savoir l’exactevérité ; c’estd’adresser lechèqueà laBanquedeLondres.Nous saurons ainsi s’il y a un compteBaratof, un compte assez important pour que lasommenoussoitversée.

–Monsieurleprésident,jevousenprie,spécifiaNelly-Rose,demandezseulementdesrenseignements,maisnedemandezpasàtoucherlechèque,etsurtoutqu’onneparlepasdemoi.

–Monenfant,jevousprometsqu’onneparlerapasdevous.

Quelques jours après, Nelly-Rose, qui n’avait pas cessé de penser à cet incidentextraordinaire,futappeléechezLepierrard.

– Eh bien, lui dit-il avec satisfaction, c’était très sérieux. Le chèque a été viré etl’argentversé.

Nelly-Rose,effarée,sursauta:

– Comment cela ? Mais, monsieur le président, il avait été entendu que vousdemanderiezsimplementdesrenseignements,etquevousnetoucheriezpaslechèquesansmeprévenir!

– Ta, ta, ta… Le vieux savant, pour qui la science comptait seule, se mit à rire,radieux…Est-cequ’onaledroitd’hésiterdevantunetellesomme,etdetergiverserquandils’agitd’uneœuvrecommelanôtre?Lechèqueétaitàmonnom,etjel’aitouché,voilà!EtquelbruitcelavafaireJ’aienvoyéunecommunicationàtouslesjournaux…

Iln’yavaitpas,icinonplus,àinsisterenprésencedufaitacquis.Nelly-Roseseretira.

Cedondecinqmillionseut,d’ailleurs,commel’avaitprévuleprofesseurLepierrard,un retentissement énorme.Tous les journaux reproduisirent l’information et accablèrentd’élogesceRussemagnifiquedont lenom,ducoup,fut lancé.Et lancéeaussienmêmetempsfutlasouscriptionpourleslaboratoires.Dessommesimportantesaffluèrent.

Nelly-Rose cependant était en proie à des sentiments divers. Heureuse et fière durésultatobtenu,enmêmetemps,elledemeuraitvaguementinquiète.

Le chèque touché, cela voulait dire qu’elle acceptait les conditions posées par cetinconnu:IvanBaratof…IvanBaratof,cenomobsédaitlajeunefille.

Pour avoir, si possible, quelques renseignements, elle osa, maintenant que tous lesjournauxavaientmentionné ledonduRusse,demanderà l’étudiantepolonaiseXéniasiellesavaitquelquechosedelui.ElleappritainsiqueceBaratof,queXénianeconnaissaitpas d’ailleurs personnellement et n’avait jamais vu, était un homme assez âgé,puissammentriche,quivivaitlaplupartdutempsenPologneoùils’occupaitd’affaires.

–Ila lumonarticledansFrance-Polognenaturellement,ajouta laPolonaise.Ils’estenthousiasmé pour l’œuvre et aussi pour toi… Mais, d’un enthousiasme platonique,puisqu’ilnetedemanderienenéchangedescinqmillions.

Nelly-Roseneréponditpas.Ellesavait,elle,queBaratofdemandaitquelquechose…quelque chosed’assez effarant, où elle devinait parmomentsunvaguepéril.Mais, querisquait-elle?Cethommedemandaitàlavoirseule,chezelle,lanuit?Etaprès?Cen’étaitpastragique!Elleavaitpromis,elletiendrait.

Etpuis,elleespéran’avoirpasàtenirsapromesse.Huitjourspassèrent.Quinzejours.AucunenouvelledeceBaratof.Sansdouteavait-ilrenoncéàsonprojet.

Nelly-Rosed’ailleursavaitdeplusgravesmotifsdesouci.Lasituationfinancièredesamèredevenaitdeplusenplusmauvaiseet,cette fois, la jeune fillen’enpouvaitdouter.MmeDestol, au cours d’une conversationprovoquéepar les réclamations d’un créancierexigeant,venaitdeluirévélerleurprochaindénuement.Ellel’avaitfaitsanslarmes,sansémotion, son insouciance naturelle se refusant à dramatiser tout ce qui n’était pas laminuteprésente…

Nelly-Rose fut consternée.Elle voyait, elle, la réalité des choses.EtValnais était làpour lui faire voir cruellement cette réalité. Il parlait de désastre menaçant, de ruineimminente. Il parlait aussi de son amour. Et, à présent, il n’était plus leValnais timidequ’elle faisait taire en riant quand il commençait ses déclarations, et à qui elle avaitimposépourluidonneruneréponsedéfinitiveundélaidesixmois.Iln’acceptaitpluscepacte.Ilnevoulaitplusattendreaussilongtemps.Ildevenaitdeplusenplushardi,deplusenpluspressant.Ilusait,sansménagements,dupouvoirqueluidonnaientsafortuneetlaprochainedétressedesdeuxfemmes.

Et la résolution deNelly-Rose se trouvait ébranlée. Pour elle un peu, pour samèrebeaucoup,lasituationluiparaissaiteneffetalarmante.Ellen’osaitplusopposeràValnaisderefusdéfinitif.Laréalité impitoyable la ressaisissait.EllesavaitqueMmeDestolétaitfavorable à l’idée de sonmariage avec Valnais. Elle savait que, bientôt, elle-même nepourraitplusdirenon.

Unedateluisemblaitdevoirmettrefinàseshésitations.MmeDestol,pouroubliersesennuis,oupourseprouveràelle-mêmequ’ilsétaientéphémèresetsansimportance,avaiteulatriomphanteidéededonnerchezelle,enmatinée,unegrandefête.Valnais,consulté,avaitadhéréavecenthousiasmeàceprojet.

–Ceseralafêtesecrètedenosfiançailles,dit-ilàNelly-Rose,d’untontoutpénétrédetendrepassion.

Nelly-Rose avait détourné la tête sans répondre. Hélas ! elle sentait bien qu’elle nepouvaitplus tergiverser.Etdès lors,Valnais,prenant ce silencepourunacquiescement,s’était avec ardeur occupé à organiser la fête. Il se chargeait du jazz, il se chargeaitd’autres frais. Il s’entenditmêmeavec lescamaradesde laboratoiredeNelly-Rosepourqueceux-cifissentunnumérocomique.Ladatedelafêtefutfixéeau8mai.

Ainsi,encemêmejour,Nelly-Rosedevaitprendreunedécisionà l’égarddeValnaiset,parunecoïncidencesingulière,deuxhommes,l’unqu’elleneconnaissaitquedenom,l’autrequ’elleneconnaissaitpasdutout,attirésparelleetparledésirdelaconquériroudelavoir,arrivaientàParis…

Le8mai,Nelly-Rose,voulantfaireactedeprésenceaulaboratoire,yarrivaitdèsdeuxheures de l’après-midi, et laissait, comme d’habitude, sa voiture au ras du trottoir. Elledisposait de peu de temps. La veille, démunie d’argent, elle avait vendu cette auto àValnaiset s’en servaitpour ladernière fois.À troisheures, elledevait la livrerdansungarage,oùValnais,plustard,enprendraitpossession.Elleéchangeaquelquesmotsavecsescamaradesquipromirentd’êtreexacts.Elleleurserralamainets’enalla.

Non loin se trouvait la voiture d’unemarchande de fleurs.Nelly-Rose, par une desimpulsionssoudainesdontelleétaitcoutumière,seditqueValnaisméritaitbienungestegracieux,etellechoisitunebranchedelilasqu’ellefitenvelopperd’unpapiertransparent.Ellemontadanssavoiture,posaprèsd’ellelelilas,démarra.Etellen’avaitpasfaitvingtmètres qu’elle se heurta assez violemment contre un taxi vide qui suivait la rue à viveallure.

Les deux autos, engagées l’une contre l’autre, furent immobilisées. Le chauffeur detaxi,groshommerubicond,àl’aspectcoléreuxetvulgaire,déjàsautaitdesonsiège.

–C’estdupropre,cria-t-ilàNelly-Rosequi,àsontour,mettaitpiedàterre.Regardez-moi ces poules qui se mêlent de conduire sans savoir ! V’là mon aile gauche qu’estdémolie!Sic’estpasunmalheurdevoirça!Çaveut tenirunvolant !Vadoncdans lesdancings,mijaurée,aulieudedémolirl’ailedestravailleurs!Non,mais,desfois!…

Ils’interrompit,unemainpuissantel’avaitsaisiparl’épaule.

C’étaitGérard. Ilavaitvusortirdu laboratoireNelly-Rose, si reconnaissabled’aprèsses portraits. Il avait vu l’accident et, accourant, fendant la foule qui déjà s’amassait,intervenait:

–Tais-toi, arrangeça ! fit-il au chauffeur en le courbant de force vers les roues desvoitures.

–Arrangeça…c’estcommodeàdire,grognalechauffeurquipourtant,subjuguéparlaforcedel’étreintequ’ilsubissait,obéitmollement.

–Tais-toi,travailleordonnaGérard.

–Yapasmèche,jevousdis,fautdesinstrumentsspéciaux…protestal’homme.

Iln’arrivaitàrien.Gérardluiprêtasonaide,et,contournantl’autodeNelly-Rose,latiraenarrière.Grâceàsonétonnantevigueur,ilréussitàladégageretàlafairereculer.

Alors, il en ouvrit la portière et, se découvrant, sans unmot, d’un regard, indiqua àNelly-Rosequ’ellepouvaitmonter.Nelly-Rosepassadevantluiavecungracieuxsignedetête.

–Merci,monsieur,dit-elle,enmettantdanscessimplesmotsetdanssonregardtoutelagratitudepossible.

Cependant,lechauffeur,denouveaufuribond,revenaitenvociférant:

–Elles’enirapascommeça,c’tepoule!J’aiuneavarieàmonailegauche!…C’estpasàfaire!Ah!bennon!…Fautunagentpourconstater!…

Gérard,delamain,lerejetaenarrière,permettantainsiàNelly-Rosedes’éloigner.

–Monailegauche,quejevousdis!hurlaitlechauffeur.Ah!maladie!…

–Assez!

Gérard,sepenchant,ramassaparterreunebranchedelilasqu’ilavaitvuetomberdelavoituredeNelly-Rose.Ilseredressa,tirasonportefeuille,ensortitunbilletdecentfrancsqu’iltenditauchauffeur.

–Montelà-dedans!luidit-il,enluidésignantletaxi.

Etcommel’autre,ahuri,hésitait,Gérardlepritaucollet,lejetadansletaxiet,pendantque l’homme tempêtait, monta lui-même sur le siège, prit le volant, et démarra à vivealluredansladirectionpriseparNelly-Rose.

Chapitre2

L’inconnu

Nelly-Rose,quin’avaitrienvududernierincidententreGérardetlechauffeur,nesesavaitdoncpassuivie.Maislechocavecletaxi,etsurtoutlesapostrophesduchauffeur,l’avaient enfiévrée, bien quemaintenant elle voulût s’en amuser. Elle filait vite vers legarage, songeant à cet inconnu qui l’avait si efficacement protégée et qui s’était sidiscrètementeffacé.

Elle semit à rire : « Plus d’accident à redouter,maintenant, puisque je n’aurai plusd’auto.Quelavantage!»

Elle s’aperçut que la branche de lilas n’était plus dans la voiture et se souvint quequelquechose,eneffet,étaittombé.PauvreValnais!iln’avaitjamaisdechance.

Ellearrivaaugarage, trèsvoisinduTrocadéro.Elleremitlavoitureàunemployéetressortit.

Maiselleeut, sur le trottoir,unmouvementde reculungroshommeencasquetteethouppelande, s’inclinant devant elle en un geste gauche, lui tendait la branche de lilasperdue.C’était le chauffeur, tout à l’heure injurieux, àprésent aimable,domptéparuneforcesupérieure.

Nelly-Rose regarda autour d’elle. À quelques pas, l’inconnu de tout à l’heure étaitdebout.Illasalua.Étonnée,unpeumécontente,Nelly-Rose,quiavaitprismachinalementlabranchefleuriequ’onluitendait,réponditparunlégersignedetêteets’éloignasansseretourner.

–Alors,maintenant?demandalechauffeuràGérard.

–Alors,c’esttout.Aurevoir.

Laissantl’hommeabasourdi,ilsedirigeaversleNouveau-Palace.

Nelly-Rose, en quelques minutes, fut chez elle. Les derniers préparatifs de la fêtes’achevaient dans l’appartement. Les domestiques s’affairaient sous les ordrescontradictoires de Mme Destol qui, agitée, mal coiffée, vêtue d’un peignoir, courait àtravers les pièces, recevait les fournisseurs, installait le jazz-band et faisait sans cessedéplacer la table autour de laquelle ses quatre amis faisaient, comme au milieu d’unetempête,leurbridgeobstinéetrésigné.

–Allezdanslasalledebains,vousgêneztrop!leurordonna-t-elle.

Ilsobéirent,etellesedisposaitàentrerdanssoncabinetdetoilettequandarrivaNelly-Rose.

–Bonjour,maman.Jevoisquetoutestprêt…Tusaisquemescamaradesserontlààcinqheurespourleurnuméro.Unnumérotrèsamusant…

–Parfait,parfait!Maisvavitet’habiller,mapetite.

–Oh!Jeseraibientôtprête.

Lajeunefillegagnasonappartementpersonnel,plaçadansunvase,surlacoiffeusedesonboudoir,labranchedelilasetrevintverslasalledebains.

Àsastupéfaction,elleytrouvalesjoueursdebridge.

–Ça,c’esttropfort!Voulez-vousbienvousenaller!commanda-t-elleenriant.

Ilsobéirent,saufValnaisqui,laissantpartirlesautres,ditd’untondesupplication:

–Nelly-Rose…

–Comment,vousêtesencorelà!…Etvospartenaires?…

–Unmotseulement,Nelly-Rose…C’estaujourd’hui,n’est-cepas,quevousconsentezenfin?…

–Valnais,allez-vous-en,oujevousasperge!…

Ellefaisaitlegestededirigerversluiletuyaudeladouche.Elleriait,amuséeparsaminepiteuse.

–SoyezungentilValnais,allezprévenirVictorinequ’ellem’apportemarobeetmessouliers.

–J’yvais…Nelly,quevousêtescharmante!…

Ilallaàlaporte,etilseretourna:

– Est-ce que vous savez la nouvelle ? Les journaux demidi annoncent queBaratofarriveàParisaujourd’hui.

Nelly-Rosetressaillit:

–Hein?Quiarrive?

– Baratof, je vous dis, le Russe aux cinqmillions… Il a retenu un appartement auNouveau-Palace.

Ilsortitsansprendregardeàl’émotiondelajeunefille.Immobile,levisagecontracté,ellerestaunmomentpensive.Puis,elleeutlegestederésolutiond’unepersonnequiveutliquider tout de suite une préoccupation désagréable et, courant à son boudoir, elleconsulta l’annuaire, décrocha le téléphone et demanda le Nouveau-Palace. Par fortune,elleeuttrèsvitelacommunication.

–JevoudraisparleràM.Baratof,demanda-t-elle.

–M.Baratofn’estpasencorelà,madame.

–Mais,ilseralàaujourd’huisûrement?

–Madame,ilnousl’atélégraphié.

–Alors,vousluidirezqueMlleDestolviendralevoirdemainmatin.

–MlleDestol…bien…Mais,mademoiselle,dansl’appartementretenuparM.Baratofsetrouvejustementencemoment-ciundesesamis…Voulez-vousluiparler?

Nelly-Rosehésitauneseconde.

–Oui,dit-elle,veuillezmemettreencommunication.

Gérard, après la scène devant le garage, avaitmarché sans hâte jusqu’auNouveau-Palace.Ilétaitsongeur.Nelly-Roseluiavaitparuplusdélicieusementjolieencorequ’ilnel’avaitimaginéd’aprèssesphotographies.

Il arriva à quatre heuresmoins quart avenue desChamps-Élysées et, apprenant queBaratofn’étaitpas là, se fit conduiredans l’appartement réservéduRusse, appartementbanaletluxueuxqu’ilconnaissaitpourl’avoiroccupé,troisansauparavant,avecBaratof.

Ils’installadansunfauteuiletilallumaitunecigarettelorsqueletéléphonesonna.Ilvintàl’appareiletdécrocha.

–UnepersonnedemandeautéléphoneM.Baratof,monsieur.

–Quiest-ce?

–MlleDestol,monsieur.

Gérardeutunpetittressaillement.Nelly-RosedemandantBaratof?Qu’est-cequecelasignifiait?

–Branchez-moi,dit-il.

PourrépondreàNelly-Rose,ildéguisasavoix,dansuneimpulsionsubitequ’iln’eûtpuexpliquer.

–Oui,mademoiselle,jesuisl’associéetl’amideM.Baratofetjepourraipeut-êtremechargerdeluidire…

–Ehbien,voilà,monsieur…JevoudraisvoirM.Baratofpour…lavoixdeNelly-Rosehésitaunpeucommesi elle cherchaitquelprétexte invoquer.Monsieur, je suis chargéepar la Maison des laboratoires de m’entendre avec M. Baratof au sujet d’une petiteréunion que nous voulons organiser en son honneur…Alors, je viendrai au Nouveau-Palacedemainmatin.

–Bien,mademoiselle…C’estMlleDestolelle-mêmequiestàl’appareil?

–Oui,monsieur.

–SiM.Baratofarrivaitàtemps,ilpourraitpeut-être,aujourd’huimême…

– Non, non ! une sorte de peur agitait sa voix… Aujourd’hui je suis prise, uneréception chezmamère…Demain, n’est-ce pas ?Demainmatin, je passerai vers onzeheures.

–Entendu,mademoiselle,jelepréviendrai.

L’appareilraccroché,Gérardfitquelquespasdanslapièceréfléchissant.Denouveau,il regarda l’heure…quatreheuresetdemie…Baratofn’arriveraitplusqu’àseptheures.Gérardquittal’appartement,descenditetsortitduNouveau-Palace.

Il allait agir, sans retard, avec sadécisionet sonaudacehabituelles.Avidede revoirNelly-Rose, moins pour lui parler que pour se rendre compte de son milieu et pours’imposer à sonattentionune troisième fois etde façonplusdirecte encore, il se renditchezMmeDestol.

Il entra comme un invité, sans aucun embarras, aussi désinvolte que s’il était unfamilierde lamaison. Ileutmême l’aplomb,aprèsavoir franchi la foulequisepressaitdansl’antichambre,des’inclinerdevantMmeDestol,deluisourireaimablementetdeluibaiserlamainavecl’aisanced’unmonsieurqui,centfoisdéjà,aeul’occasiondebaisercettejoliemainetquis’enréjouit.MmeDestolfutunpeuétonnée,maiscrutaussitôtquec’était un camarade d’études de sa fille et qu’elle ne se rappelait plus le visage de cesympathiquevisiteur.

S’étantacquittédecedevoirprimordial,GérardcherchaNelly-Rose,l’aperçutet,toutenévitantd’attirerleregarddelajeunefille,nelaquittaplusdesyeux.

Elle lui sembla plus charmante encore ainsi, chez elle, sansmanteau, sans chapeau,dansunerobeseyantequimettaitenvaleursabeautéque leplaisiranimait.Ellen’étaitpas seulement maîtresse de maison aimable et attentive, mais spectatrice amusée etjoyeuse.Les jeunesgensdu laboratoire exécutaient leurnuméro.Troisd’entre euxétaittravestisennègresaméricains,smoking,chapeaudepaille,figurenoireeténormeboucherouge,ettroisengirls,costumesdemarins,perruquesblondesbouclées,culottesblanches.Leurs cris et leurs trémoussements frénétiques, qui mettaient en joie les spectateurs,faisaient rire la jeune fille… Qu’elle était jolie quand elle riait ! Gérard la regardaitardemment. Jamais une femme ne lui avait paru aussi séduisante et aussi désirable. Etcettegaîtéd’enfant…

Cependantlenuméros’achevait.Ilyeutinterruptionetlesinvitésenvahirentlebuffet:Gérardvitalorsungrandjeunehommeàmonocles’approcherdeNelly-Roseetluiparleravec une familiarité empressée. Gérard fronça le sourcil, agacé. Que signifiait cetteintimité?Etjustementilentenditquelqu’undirederrièrelui:

–N’est-cepaslefiancédeMlleDestolquiestavecelle?

IlserapprochaalorsdeNelly-Roseetdesoncompagnonquigagnaientlebuffet.Sansêtrevu,ils’arrêtatoutprèsd’eux,del’autrecôtéd’uneportequiledissimulaittoutenluipermettantdevoiretd’écouter.Ettoutdesuiteilfutrassuré.Nelly-Rosen’avaitniletonnil’attituded’unefiancée.Gérardentenditcedialogue:

–Trèsréussievotrefête,Nelly-Rose.

–Biengrâceàvous,Valnais…

–Neparlezpasdecela…Jesuistropheureux…Nevoulez-vouspasprendrequelquechose?

–Oui,uneorangeade,s’ilvousplaît?

Valnaisallachercherunverred’orangeadeetlerapportaàNelly-Rosequiétaitrestéedeboutdansl’embrasuredelaporte.

–Alors,pourcesoir,c’estconvenun’est-ce-pas,luidit-il,àl’Opéra,àneufheures,et,après,lebalchezlesBoutillier?

Nelly-Rose,quibuvaitsonorangeade,protesta:

–Non,non,Valnais !C’est troppourmoi.Jesuis fatiguéeet j’aià travaillerdemainmatin.Ne le dites pas àmaman,mais je n’irai pas au bal desBoutillier etmême je neresteraipasàl’Opérajusqu’àlafin.Jepartiraiversdixheures.

–Jevousreconduirai,sivouslepermettez?

–Non,non,jen’aibesoindepersonne,jeprendraiuntaxi.

Lesdansesrecommençaient.Nelly-Rosequittasoncompagnonetrevintverslagalerieoùétaitlejazz.

Gérard alors, jugeant le moment propice, s’avança vers la jeune fille et s’inclinarespectueusementdevantelle,lapriant,sansparler,dedanseraveclui.

Nelly-Roselevalesyeuxet,confondue,faillitlaisseréchapperuncridesurprise.Danslepersonnagevêtuavecuneélégancerecherchéequilasollicitaitainsi,ellereconnaissaitl’hommequi, toutàl’heure,danslarue, l’avaitdéfenduecontrelechauffeuret luiavaitfaitrapporterlelilas.

Ellerestaunmomentstupéfaite,n’encroyantpassesyeux.Qu’est-cequecelavoulaitdire?Comment se trouvait-il là, chez elle ?Comment se permettait-il de la poursuivreainsi ? Cette audace étonnait la jeune fille et l’irritait. Quel but caché poursuivait cethomme qui, impassible, avec un léger sourire un peu ironique, attendait ? Nelly-Rosehésita une seconde à accepter l’invitation, mais comment refuser sans provoquer unscandale ? Et puis cette audace, qui l’irritait, la subjuguait aussi… Sans un mot, elleaccepta,etilspartirentenlacés.

L’orchestre jouait une valse lente et vive à la fois, prenante, émouvante, etqu’accompagnaitunevoixd’hommetrèsdouce,presquenostalgique.Danslesbrasdecetinconnu qui dansait impeccablement et qui l’enveloppait d’une étreinte respectueuse,Nelly-Rose se laissait emporter au rythme de la musique. Une étrange douceur lacharmait ; jamais danser ne lui avait causé cette sensation de plaisir profond, presqueenivré…

La valse prit fin. Sans avoir échangé une seule parole, Nelly et son cavalier seséparèrent.L’inconnusaluatrèsbaslajeunefilleet,toujourssilencieux,àpeinesouriant,énigmatique,iltraversalafouledesinvités,sedirigeantverslevestibule…

Jusqu’à ce qu’il eût passé la porte de la galerie, Nelly-Rose le suivit des yeux,troublée…Ildisparut.

Mêléàlafouledesinvitésquiseretiraient,Gérardgagnalevestiaire.

On lui remit son chapeau et son pardessus. Il garda son pardessus sur le bras et sedirigeaverslasortie.

Maisilnesortitpas.

Chapitre3

Labranchedelilas

Ilnesortitpas.

Il voulait compléter son expédition, voir, s’informer, étudier les lieux. Sans êtreremarqué,discrètement,ilexaminalesportesquidonnaientdansl’antichambre.Ilessayaitde se figurer la disposition de l’appartement. Quand il avait demandé l’étage deMmeDestolauconcierge,celui-cil’avaitrenseigné:

–Ausecond,àdroite.Àgauche,c’estlaportepersonnelledeMlleDestol.

GérardsavaitdoncquelelogementdeNelly-Roseavaitunesortieparticulière.Etilsedisaitqu’enconséquencelespiècesqu’elleoccupaitdevaientsetrouverauboutdugrandappartement.

Profitant de l’encombrement et sûr que personne ne prenait garde, il entrouvrit uneporte.Uncouloirs’offraitàlui.Ils’yglissasansvergogne.Cedevaitêtrelebonchemin.

Quevoulait-ilfairechezNelly-Rose?Ilnelesavaitpastroplui-même…voirlecadreoùvivait la jeune fille, lui laisserunmotpeut-être, luiprouver,parquelquesigne,qu’ilétait venu chez elle… s’imposer encore une fois à son attention, continuer son rôled’inconnumystérieuxdontlapoursuiteobsède,intrigue,étonne,inquiète,trouble…Oui,latroubler,l’étonner,l’obligeràpenseràlui,c’étaitlàsonplansournoisetirréfléchi.

Lecorridorquitournaitlemenaàuneporte.Ilentradansunboudoirdécoréavecungoûtsûretcharmantetfutcertaind’avoiratteintsonbut.Surunecoiffeusedansunvase,se trouvait la branche de lilas. Elle l’avait donc conservée ! Il eut une joie vaniteuse.Commentn’aurait-ilpassupposéqu’ellel’avaitconservée,cettebranchedelilas,àcausedelui?

Ilentrouvrituneporteencoreetjetauncoupd’œilsurlachambredelajeunefille.Ilinspectaaussil’antichambreparticulièredeNelly-Rose.Allons,toutétaitbien.Aucasoùlescirconstancesluipermettraientdevenir,ilsaurait.Unmoment,ensuite,ilrestadansleboudoir.Unparfum léger traînait.Le parfumdeNelly-Rose, qu’il avait sur elle respirépendantleurvalse…

Iléprouvait,dansceboudoir,lasensationindéfinissablequetoutelagrâcedelajeunefilleflottaitautourdelui,impalpablemaissiémouvanteetsiséduisante…Etuneémotionpresquedouce,inhabituellechezlui,chezluiquiétaitentraînéàl’égoïsmeetàlaseuleloidesondésirpersonnel,leravitunmoment…

Ilsecouavitecetteémotion,s’emparadelabranchedelilas,et,parlecouloir,regagnarapidementl’antichambredugrandappartement.

Levestiaireétaitmaintenantdésert.Presquetouslesinvitésétaientpartis.Là-bas,aubuffet,seulsquelquesintimes–Valnais,sespartenairesaubridge,quidevaientdînerchez

MmeDestol–,causaientencore.

Dans la galerie,Gérard s’approchadu chef du jazz, prêt à partir, et lui parla à voixbasse.

–Mais,volontiers,monsieur,réponditlemusicien.

Et, accompagnéparunde ses camarades, il reprit quelquesmesuresde lavalsequeGérardavaitdanséeavecNelly-Rose.

Nelly-Rose, dubuffet où, assise, elle causait avec les «TroisMousquetaires » et samère,entenditcettemusiqueévocatriced’impressionsrécentesettroublantes.Elleselevaaussitôtetvintdanslagalerie.

Stupéfaite,ellevit l’inconnude larue,de ladanse…Ilavaitsonchapeauà lamain,sonpardessussurlebras,et,surcepardessus,étaitcouchéeunebranchedelilas.

Uninstant,Nelly-Roserestainterdite.Était-cesabranchedelilas?

Cethommeavait-ileul’audace?…

Elle courut à son boudoir pour s’en assurer. Le lilas n’était plus dans le vase de sacoiffeuse.Nelly-Roseeutungestedecolère.Quevoulait-il?Commentsepermettait-il?…Que signifiaient cette poursuite, cette insolence, cette obsession ? Elle était excédée,résolueàluiparler.

Encourant toujours,ellerevintdans lagalerie. Iln’yétaitplus.Elles’élançavers levestibuleet,là,lerejoignitaumomentoùilsortait…

Nelly-Rosen’étaitpastimide.L’impertinencedecethommelajetaithorsd’elle.Avecvivacité,presqueavecbrutalité,ellel’interpella:

–Quiêtes-vous?

Ilsourit:

–Unami…

–Jenevousconnaispas,continua-t-elledurement.Dequeldroitcettepoursuite?Vousvousêtespermisd’entrerdansmonboudoir.Pourquoi?

–Pourprendrecelilas,répondit-ildutonleplusnatureletavecunegrandedouceur.

Nelly-Rose ne pouvait reconnaître sa voix puisque au téléphone il l’avait déguisée.Unesecondepourtantlajeunefillesedemandasiellenel’avaitpasdéjàentendue,maiselleétaitsiexaspéréequ’ellenecherchapasàsesouvenir…

– Monsieur, dit-elle avec violence, je vous défends… C’est abominable de vouspermettre!…

–Pardonnez-moi,répondit-il,j’aiétésiheureuxdevoirquevousaviezgardécelilas.

C’étaituneinsolencedeplus.Nelly-Rosehaussalesépaules.

–Jel’aigardéparhasard!…pardistraction!…Jen’admetspasquevousl’emportiez!…

–Jevousenprie,ditGérard,laissez-lemoi.

Elle tapadupied, dépitée devoir sa volonté s’effritait déjà, vaincuepar cet hommesingulier.

–Àaucunprix,cria-t-elle!Jetezcela!…Jevousdéfendsdel’emporter!…

– Soyez bonne, supplia encore Gérard. Que vous importe cette pauvre branche defleurs ?Moi, je la conserverai en souvenir de la valse que nous avons dansée tous lesdeux…Jevousenprie…

Il avait répété ces mots avec la même douceur. Une douceur où se mêlait unedominationinsidieuse,quiémanaitaussidesesyeux,fixéssurlesyeuxdeNelly-Rose.

Nelly-Rose ne protesta plus. Sa colère était tombée. Elle se sentait envahie par unétrange alanguissement qui n’était pas sans charme, par une force qui pesait sur elle etcontrelaquelleellenesedéfendaitpas.

Gérardreculaverslaporte,nedétournantsonregarddeNelly-Rosequ’aumomentoùilsortit.

Place du Trocadéro, Gérard héla un taxi et donna l’adresse de la Pension russed’Auteuil.

Enfoncédansuncoindelavoiture,ilallumaunecigaretteeteutunpetitsourireaigu.Il était heureux. Il était en pleine action, en pleine aventure amoureuse, lui pour quil’aventureétaitlajoiedevivre,etcetteaventure-làneressemblaitàaucuneautre.Aucunefemmeneluiavait jamaiscauséuneimpressioncomparableàcellequeluicausaitcettemerveilleuseNelly-Rose.Depuisqu’illuiavaitparlé,qu’ill’avait,envalsant,tenuedanssesbras,qu’ilavait respirésonparfumetvu lecadreoùellevivait,elle lui inspiraitunardentintérêt,faitdecuriosité,dedésir,etoùsemêlaitaussilavolontédelaprotéger,delaprotégercontrelesautresetsurtoutcontreBaratof.

Gérard,àprésent,necroyaitplusqueNelly-Roseétaituneaffranchiedemœurslibres,dont laconquête serait facile. Il avaitdiscerné toutcequiétait enelledecandideetdevirginal.Oui,elleétaitunevraiejeunefille.RaisondepluspourlaprévenirdesintentionsduRusseetpour ladéfendrecontre ses tentatives.Et raisondeplusaussipourque lui-même,Gérard,essayâtdelaconquérir!

Ilsouritencore.Ilavaitcoutumedetenterl’impossibleetdesefieràsachance,autantqu’àsonaudace.Etpuis,nevenait-ilpasdevoirNelly-Roseperdresavolontédevantsavolontéàlui,et,soussonregard,restercommefascinée?

LaPensionrusseétaitunegrandemaisoncomposéededeuxcorpsdebâtimentsqueséparaitunelargecour.

La chambre deGérard se trouvait dans le bâtiment du fond,mais en descendant detaxi,avantdes’yrendre,Gérardcherchal’émigrérussequitenaitlapensionetquil’avaitdéjàreçulematin.

Illetrouvadanslehalldel’hôtel,oùcethommedirigeaitdesouvriersquienfaisaientladécoration.

Gérardlepritàpart:

–Disdonc,Yégor,j’aiquelquechoseàtedemander.

–Jesuistoutàtadisposition,Gérard,tulesaisbien.Sanstoi,jeseraisenSibérie…ouplutôtdanslaterre.

– Alors, voilà. Parmi les pensionnaires des petites chambres, n’y a-t-il pas dechauffeursdetaxis?

–Si,ilyenatrois.

–Est-ceque,parmicesgens-là,ilenestunenquil’onpuisseavoirconfiance?

–Danstouslestrois.Touslestroissaventquetum’assauvéetquetuasrendubiendesservicesànosfrèresopprimés.Mais,sic’estpourunemissiondélicate,confidentielle,prendsIbratief,ilestdiscret,adroitetsûr.

–Rentre-t-ilcesoir?

–Iln’estpasencoresorti.Ilfaitlanuit.

– Bien, je monte dans ma chambre. Fais-le venir dans ton bureau. Je le verrai enredescendantdansunedemi-heure…Mais,àcequejevois,onprépareunefêteicipourcesoir?

–Oui,unbal.

–Parfait!Çanepouvaitmieuxtomber!Àtoutàl’heure…

GérardquittaleRusse,montachezlui,déposadansunvase,surunmeuble,labranchedelilasetchangeadetoilette.

Peuaprès,parfaitementélégantdansunimpeccablevêtementdusoirquidessinaitsataillesvelteetrobuste,ilrevêtaitsonpardessus,prenaitsonchapeauetredescendait.

Dans le bureau, le patron l’attendait et aussi le chauffeur Ibratief, vieil homme, auxyeuxintelligentsetmélancoliques.

–Voilà,luiditGérard,jusqu’àneufheures,jen’aipasbesoindetoi.Dînetranquille.Mais, à neuf heures, trouve-toi, avec ton taxi, devant leNouveau-Palace, auxChamps-Élysées.Tumeconduirasàl’Opéra.J’ensortirai,avecunedame,versdixheuresoudixheuresetdemie.Jelaferaimonter.Aussitôtquej’aurairefermélaportièresurelleetsurmoi, tu nous amèneras ici rapidement, mais en prenant bien garde à ne pas avoird’accident.Et, quoi que tu entendes, des coups à la vitre, des appels de cette dame, net’occupederien,neteretournepas,net’arrêtepas…C’estcompris?

Ibratiefsalua.

–C’estbiencompris.Toutàvosordres.

–Jen’auraipasbesoindeterépéteràmesuremesinstructions?

–Non.

Tupeuxcomptersurlui,ditlepatron.

–Bien!

Gérardquitta laPensionrusse,satisfait.Àtouthasard,par instinctpourainsidire,etsansplanbienprécis,ils’étaitdonnélesmoyensdeprofiterd’uneoccasionquipourraitseprésenter. Il avait une auto, il avait un complice.De la sorte, il pourrait amenerNelly-Rose,aveclemaximumdesûreté,àlaPensionrusse.

Commetoujours,ilavaitlesoucidenenégligeraucuneprécaution,afindepouvoir,lemieuxpossible,tirerpartidel’imprévu.

Quelquesminutes plus tard, il arrivait auNouveau-Palace,montait, et, dans le petitsalondesonappartement,trouvaitBaratofquifumait,toutenparcourantlesjournauxdusoir.

Lesdeuxhommesseserrèrentlamainavecuneapparencesuffisantedecordialité.

–Tuasfaitbonvoyage?demandaGérard.

–Trèsbon…ettoi?Tut’esbienamuséenroute?…

–Commeça…

–Toujoursdesaventuresdefemmes?Ah!donJuan!…

Baratofavaitunairnarquois.Gérardneparutpasyprendregarde.

–Àpropos,dit-ilaveccalme,ont’atéléphoné,tantôt,à4heures.J’étaisvenuvoirsituétaisarrivé.Onm’avaitfaitattendreici.J’airépondu.

–Ah!quiétait-ce?…

–Unejeunefillequiestchargée,paraît-il,d’organiseruneréceptionentonhonneuràlaMaisondes laboratoires…Mais,disdonc, il fautque je te félicitede tagénérosité…Cinqmillions ! C’est admirable ! Je ne croyais pas que tu t’intéressais à ce point auxœuvresscientifiquesethumanitaires.

LavoixdeGérardnedécelaitaucuneironie.Baratofpourtantl’interrompitsèchement.

–Alors,cettejeunefillequiveutmevoir?

–Elleviendrademainmatins’entendreavectoi,réponditGérardenfixantlesyeuxsurlui.

–Àquelleheure?demandaBaratoftrèscalme.

–Onzeheures.

–Trèsbien,jelarecevrai,ditleRussenégligemment.

Puis,regardantGérard.

–Maisquetueschic!Tusors,cesoir?

–Oui.

–Tiens,jecroyaisquetudevaispartir,dèscettenuit,pourlaNormandie,voirtamère?

–J’aichangéd’avis.Jevaisauthéâtreavecdesamisquej’airetrouvés,cetaprès-midi.

–Desamis?Desamiesfemmes,évidemment…commetoujours…

–Commetoujours.

–Quelconquérant tu fais !Ah !C’estbeaud’être jeune !Moi, je suis fatigué. Je nesortiraipas.Tudînesavecmoi?Jeferaiservirici.

–Situveux.

Baratofsonna.Et,quelquesminutesaprès, lesdeuxhommess’asseyaientdevantunetabledresséeparlemaîtred’hôteldel’étageetélégammentservie.

À huit heures et demie, on en était au café et aux liqueurs, Baratof s’étira avec unsoupirdesatisfactionbéate.

–Ah!C’estagréabledebiendîner,defumerunboncigareetdesereposer.Riendeteldanslavie.

–Alors,voyons,Baratof,ditGérardenselevant,tuneveuxvraimentpast’habilleretsortiravecmoi?Jet’auraisprésentéàmesamis…

–Non,cesoir,jenebougepas…

–Tuménages tes forces, ditGérard, railleur. Tu veux êtes frais pour la visite de lajeunepersonnedeslaboratoires,demainmatin…

–Peut-être.Jeterépète,monpetit,quejen’aiplustabellejeunesse…

UneironiesourdesemêlaitàlagaîtédeBaratof.Gérardlaperçut.Ilfixalesyeuxsurle Russe, qui lui opposa un regard placide et narquois. Quelles étaient ses intentions ?Qu’allait-ilentreprendreàl’égarddeNelly-Rose?Quesepermettrait-ilsi,lelendemain,lajeunefillevenaitauNouveau-Palace?

MaisGérardavait jusqu’aulendemainpourprévenirNelly-Rose.Ilallait tenterdelarencontrerauthéâtreoubienàcebal,siellesedécidaitàs’yrendre.Coûtequecoûte,illui parlerait, l’avertirait, et, par tous les moyens, la protégerait. L’idée qu’elle pût setrouversansdéfense,exposéeauxtentativeshonteusesdeceBaratof,dontilconnaissaitlabrutalitéetlecynisme,lemettaithorsdelui.

–Bonsoir,dit-ilentendant,nonsansuneffort,àBaratof,unemainquecelui-ciserra.

–Bonsoir,Gérard,amuse-toibien.Moi,jeseraicouchédansuneheure.Letempsdefinirmesjournaux.

Gérard s’en alla. Devant le Nouveau-Palace, il vit le taxi du chauffeur Ibratief quil’attendaitetqui,aussitôtqu’ilfutmonté,partitdansladirectiondel’Opéra.

Baratof,dèsqu’ilfutseul,courutàlasonnette.

–Vite,lechasseur,pourmeporterunelettreurgenteplaceduTrocadéro,ordonna-t-ilaugarçond’étagequiparut.

Chapitre4

«Jetiendraimaparole»

Nelly-Rose,quandl’inconnuquivenaitdesurgirdanssavied’unefaçonsisingulièreet si inopinée futparti,nevoulutpas rejoindre les invitésattardés,maisalla s’enfermerdanssonboudoir.Ellesonnalafemmedechambre.

–Victorine,ditesàmadameque jevaisme reposeruneheure.Qu’ellenes’inquiètepasdemoi.J’aiunpeudemigraine,maislesommeilladissipera.Jenedîneraipasàtable.Vous m’apporterez une tasse de thé et des sandwiches… Vous avez bien compris,Victorine?

–Oui,mademoiselle,jevaisprévenirmadame.

–Surtout qu’elle ne s’inquiète pas et ne se dérange pas.Qu’on vienneme chercherseulementaumomentdepartir…

Lorsque Victorine fut sortie, Nelly-Rose eut un soupir de soulagement. Elle avaitbesoin d’être seule avec ses pensées et ses impressions. Ce qui lui était arrivé ladéconcertait.Queluivoulaitcethomme?Dequeldroitosait-il lapoursuivreainsi?Elles’irritaitdenouveau,s’indignait,àprésentqu’elleétaitloindelui,horsdesoninfluencesiétrange.

Etc’étaitcelaquiindignaitleplusNelly-Rose,c’étaitdereconnaîtrequ’elleavaitététroublée,soumise,quesavolontéavaitcédé…

Aprèsuneheurederepos,pendantlaquelleelleavaitenvainessayédes’assoupir,elleabsorbaviteune tassede thé.Puis, avec lassitude, toujourspoursuiviepar lapenséedel’énigmatique inconnu, elle commença sa toilette pour l’Opéra. Elle choisit une robeblanche.Celairaitbienavecsonmanteaudesoiequiétaitrouge…

Elleachevaitdes’habilleretilétaitprèsdeneufheuresquandonfrappaàlaporte.

– C’est moi, mademoiselle, dit Victorine en entrant. On vient d’apporter une lettreurgente.

Desmains deVictorine, qui ressortit aussitôt,Nelly-Rose prit la lettre. Elle jeta lesyeuxsurl’enveloppe.Lepressentimentd’unemauvaisenouvelle,d’unemenace,lafituneseconde hésiter… Elle ouvrit l’enveloppe, en tira une carte où quelques lignes étaienttracées.

Ellelut,devinttrèspâleettombasurunechaise.

–Ah!Jel’avaisoublié,celui-là!murmura-t-elle.

Dansledésarroiqueluiavaitcausélapoursuiteeffrontéedel’inconnuaulilas,Nelly-Rose,eneffet,avaitcessédepenseràunautresujetd’émoi,àuneautreinquiétudequi,àprésent, renaissait et se précisait enmenace. Nelly-Rose se remit debout ; un moment,

agitée, elle alla et vint dans sonboudoir, puis s’assit sur sondivan, toujourspâle et lesyeuxfixésdroitdevantelle.

Àcetinstant,MmeDestolentradansleboudoir.

–Ehbien,Nelly-Rose,noust’attendons!Ilestneufheurespassées…Mais,mapetitefille, qu’est-ce que tu as ? Tu as l’air bouleversée ? Voyons, réponds-moi. Tu n’es pasmalade?

Inquiète,MmeDestols’approchadesafilleetsurlatablevitlacarteetl’enveloppequeNelly-Roseyavaitlaissétomber.

–Qu’est-cequec’estqueça?demandaMmeDestolenprenantlacarte.

Ellelut,sursauta,ets’écria:

–Qu’est-ce que ça veut dire?Baratof, c’est le Russe aux cinqmillions…Eh bien,pourquoi te demande-t-il de venir àminuit?De quelles conventions s’agit-il ?Voyons,Nelly-Rose,réponds!

Dans son étonnement, elle parlait très haut et les éclats de sa voix arrivèrent auxoreillesdesquatreamisqui,danslecouloir,attendaient,prêtsàpartir.Ilsaccoururent.

–Ehbien,qu’ya-t-il?demandaValnais.

–Cequ’ilya?criaMmeDestoldont l’émotioncroissaitdevant le silencedeNelly-Rose,ilyaunechoseincroyable,inconcevable,inimaginable!Ilyaqu’unmonsieur,ceRusse,cetIvanBaratof,oui,l’hommeauxcinqmillions,oseécrireàmafillececi:écoutezbien!

Et,d’unevoixvibranted’indignation,ellelut:

–Mademoiselle, je suis sûrquevousvous rappeleznosconventions. Je sonnerai cesoir, à minuit, chez vous. Vous serez seule, puisque vous avez bien voulu y consentir.Hommagesrespectueux.Etc’estsignéIvanBaratof.Tenez,regardez,qu’est-cequevousendites?

Elle leur tendait la carte.Lesquatre hommes, stupéfaits, se regardaient. Il y eut desexclamations.

–Maisc’estdelafolie!…

–Écrirecelaàunejeunefille!

–Quelgoujat!…

EtValnais:

–Commentcethommesepermet-il?…Qu’est-cequecelasignifie?…

–C’estcequejedemandeàNelly-Rose,criaMmeDestol,etellenemerépondpas!…

CependantNelly-Roses’étaitremised’aplomb.Lacrainten’avaitpaslongtempsprisesursanaturecourageuse.L’affolementquemontraientsescinqinterlocuteursluiapparutsoudainsicomique,qu’elleéclataderire.

–Dieu,quevousêtesdrôles!s’écria-t-elle.Envoilàunefaçondeprendreautragiqueunechosesansimportance.Laissez-moitranquille!Maman,jet’enprie,vaàl’Opéra,vaaubal,amuse-toi…etnet’occupepasdemoi.

MmeDestollevalesbras.

– Elle est folle !Nelly-Rose, tu es folle !Mais tu n’as pas l’intention, je pense, derecevoircetindividu?

–Pourquoipas?

Devant le concert de protestations indignées que ces mots soulevèrent, Nelly-Rosecompritqu’il luifallaits’expliquer.Ellelefitenquelquesmots,racontant lapublicationdanslarevuepolonaise,lalettreduRusseBaratof,laconditionposéeetlafaçondont,lechèqueayantététouché,ellesetrouvaitengagéesansl’avoirvoulu.

– Mais cet engagement ne signifie rien, s’écria Valnais indigné. La lettre de cetindividuestuneordurebonneàjeteraupanier!C’estunchiffondepapierquinesignifierien!

–Évidemment,approuvaMmeDestol.Cethommeestundrôle!Ungoujat!Un…jenesaisquoi!Tuneleconnaispas,Nelly-Rose!Tun’aspasàt’inquiéterdelui.

–Mais j’aiacceptésesconditions,ditNelly-Rose. Involontairement,c’estvrai,maisacceptétoutdemême.

–Çam’estparfaitementégal!Tunerecevraspascevoyou,seule,lanuit!Jetepriedecroirequejenetoléreraipasunetelleabomination!Jeresteraiicietjemecharge…

–Nousresteronstous,ditValnais.

MaisladécisiondeNelly-Roses’affermissaitdeplusenplus.

–J’aiaccepté,dit-elleaveccalme.Ennelerecevantpas,j’auraisl’air,ensomme,delui avoir escroqué cinq millions. Je le recevrai et, si vous restez, je descendrai etl’attendraidanslarue…J’aiaccepté,jevousdis.

–Mais,mapetite,tun’avaispasledroitd’accepter!

–Peut-être,maman,maisj’aiaccepté.

– Accepté quoi ? –Mme Destol était hors d’elle – sais-tu seulement à quoi tu t’esengagée?

–Àrecevoircemonsieur,quin’estpeut-êtreniunvoyou,niungoujat,chezmoi,àminuit.

–Ets’ilexige?

–S’ilexigequoi?…

MmeDestoltapadupied.

–Ah!voyons,Nelly-Rose, tun’es toutdemêmepassotteaupointdecroirequecepersonnagevasecontenterdeteparlerdelapluieetdubeautemps!

– Maman, ce personnage, comme tu dis, a été assez généreux pour donner cinqmillions qui ont sauvé notreœuvre. Je ne peux pas croire qu’un homme capable de cegestenecomprennepas,quandjeluiexpliquerail’erreur,quandjeferaiappelàsaloyauté,àsadélicatesse…

–Saloyauté,sadélicatesse!…Mais,mapauvrepetite,pourécrireunepareillelettreàunejeunefille,ilfautêtreunebrute,uncosaque!…

Nelly-Rosehaussalesépaules.

–Mais,enfin,maman,qu’est-cequejerisque?Oùseraitledanger?

–Ledanger?Alors,tuneterendsparcompte?…Non?…Ah!certainementilneseprésentera pas à toi la menace à la bouche, en réclamant… les droits qu’il croit avoird’aprèstonimprudence.Tuleflanqueraisàlaporteetvite.Maisilseraprobablementplushabile.Ilseraaimable,feindraladouceur,ladélicatesse…pourtemettreenconfiance…et,aumomentoùtutecroirassauvée,tuserasperdue…

Nelly-Roseritencore:

–Maisnon,maman,jeneseraipasperduedutout.Jet’assurequejenecrainsrienetque je n’ai rien à craindre. J’ai promis de recevoir ce monsieur et je n’ai promis quecela…etjetiendraimaparole.Jet’assure,c’estunequestiondeconscience.

–Etsitun’avaispasétélàquandsalettret’estarrivéetoutàl’heure?

– C’est autre chose. Cas de force majeure. Mais, j’aurais été le voir demain, j’aipromis.

MmeDestol connaissait sa fille.Elle savait tout leprixqueNelly-Rose attachait à laloyauté.Ellecomposa.

–Ehbien,c’estentendu.Tu leverras…cesoiroudemain…Enattendant,viensauthéâtreavecnous.

–Situl’exiges,maman.Maisjeseraiiciàminuit.

–Turéfléchirasd’icilà.Enattendant,viens.

Nelly-Rose prit son manteau et sortit la première, suivie par les « troismousquetaires».

D’unsigne,MmeDestolavaitretenuValnais.

–Vousavezvotreauto?luidit-ellebasetvite.

–Oui.

–Alors, filez en vitesse à votre villa d’Enghien, allumezdu feu, et préparez-vous ànousrecevoir.Nousvousrejoignons.Commecela,Nelly-Roseseraensûreté.

–Excellenteidée!ditValnais.

Enhâte,ildescenditetrattrapaNelly-Roseetlestroisamis.

– Je vous emmène, dit-il à l’un d’eux qu’il fit avec lui monter dans son auto, seréservantdeluiexpliquerenrouteleplanformé.

MmeDestol,cependant,avaitappelésesdomestiques.

–Nousnerentreronsquedemain,leurdit-ellerapidement.Restezici,etveillezjusqu’àune heure du matin. Si, comme c’est probable, un monsieur sonne vers minuit,éconduisez-le…aussibrutalementquevousvoudrez!

Elle descendit et, avant demonter dans son auto, où s’installaientNelly-Rose et sescompagnons,elleadressaquelquesmotsàsonchauffeur.

La voiture roulait et Mme Destol, assise au fond, auprès de sa fille, parlait avecanimation à ses vis-à-vis du ténor qu’ils allaient entendre, et demandait fréquemmentl’opiniondeNelly-Rosecommepouroccupersonattention.

–Mais,maman,où allons-nousdonc? demanda tout à coupNelly-Rose qui, depuisquelquesinstants,paraissaits’étonner.Firminneprendpaslechemindel’Opéra.

–Nousn’allonspasàl’Opéra,mapetitefille,ditMmeDestol.

–Maisoùallons-nous?

–ÀEnghien,chezValnais.

MmeDestols’attendaitàuneprotestationviolentedelapartdeNelly-Rose,maiscelle-cirépliquaseulement,d’untonsimple:

–Oh!c’estmal,maman,tumeforcesàmanqueràmaparole.

–J’enprendslaresponsabilité.

–Mais,j’aipromis…

–Tuesdansuncasdeforcemajeure,commetuasdittoi-mêmetoutàl’heure,déclaraMmeDestoltriomphante.

Nelly-Roseneréponditrien.Levoyageàtraverslanuit,lelongdesroutesdebanlieue,futsilencieux.

Onatteignitlelacd’Enghien,et,parl’avenuedeCeinture,lavilladeValnaisquel’onabordaducôtéd’unecourquis’étendaitderrièrelamaison.Commel’autos’arrêtait,dixheuressonnaient.Valnais,pourlesrecevoir,quittalapositionàplatventrequ’iloccupaitdevantunecheminée,danslaquelleils’évertuaitàallumerunfeudeboisquiserefusaitabsolumentàprendre.

Ilvintàeux,portantd’unemainunbougeoirdontlabougiehumidemenaçaitàtousmoments de s’éteindre, et, étanchant de l’autre main les larmes que la fumée avaitamenéesdanssesyeux.

–Jem’excuse,dit-ild’untonplaintif.Vousneserezpastrèsconfortablementinstallés.Jeneviensiciquequelquesjoursenpleinété…Alors,vouscomprenez,cen’estpastrèsconfortable…Iln’yapasd’électriciténidechauffagecentral,lecalorifèreestcassé,etlescheminéestirentmal…Enfin,ilyunpoêleàpétrole…

Ilétaitsilamentable,ainsilarmoyantetsabougieàlamain,queNelly-Rose,malgrésacontrariétévive,neputs’empêcherderire.

Dans lavieillevilla régnaituneodeurdemoisi, et l’humidité suintaitdesmurs.Lesarrivants frissonnèrent. Les femmes serrèrent autour d’elles leur manteau, les hommesrelevèrentlecoldeleurpardessus.

–Venezaupremier,voulez-vous?offritValnais.Ilyaunechambreàcoucheroùlefeuabienvoulus’allumer.

Onlesuivit.Eneffet,dansunepiècedupremierétage,auxpapiersàdemidécollés,auxmeublesàdemidisjoints,unfeuclairjetaitquelquegaîtéetquelquechaleur.

–C’estparfait,ditMmeDestol,Nelly-Rosecoucheraici.

Nelly-Rosesemblaitavoirrepristoutesagaîté.

–Trèsamusant,lecampementimprévu!s’exclama-t-elle.Aprèstout,jen’airienàmereprocher.Jesuisprisonnièreetj’aicinqgeôliers…Allons,maintenant,allez-vous-en!Jetombedefatigueetjevaismecoucher.

–Hélas!gémitValnais,c’estimpossible,iln’yapasdedraps…

–Alors,jemecontenteraidem’étendresurlelit.Tenez,allumez-moiunedesbougiesdelacheminéeetlaissez-moidubois.

MmeDestolembrassasafille,puis,aveclesquatrehommes,sortit,Valnaisbrandissanttoujourssonbougeoir.

–Qu’est-cequ’onvafaire?dit-il,lesautrespiècessontinhabitables.

– Il ne s’agit pas d’autres pièces, déclaraMme Destol. Je reste ici, dans le couloir,devant la porte. Je connais Nelly-Rose, elle serait capable de nous fausser compagnie.Amenezicivotrepoêleàpétrole,unetable,deschaises,unfauteuil.Jedormiraidanslefauteuil,etvous…

–Nousjoueronsaubridge,ditValnais.J’aidescartes.

Unquartd’heureaprès,autourdelatable,lesquatrehommes,toujoursenpardessus,lecolrelevéetlechapeausurlatête,jouaientaubridgeavecdevieillescarteshumides,àlalueurdébiled’uneantiquelamperetrouvéeparValnais.

MmeDestol,enveloppéed’unecouverture,s’endormitdanssonfauteuil,toutcontrelepoêleàpétrolequirépandaitplusd’odeurquedechaleur.

Seule dans sa chambre, assise devant le feu flambant, Nelly-Rose, un moment,réfléchit. La contrainte qu’on lui imposait l’irritait profondément. Elle pensait avechorreur,danssadroitureunpeunaïve,queBaratof,cethommequiavaitfaitungestesigénéreux et qui, peut-être, était un galant homme, aurait le droit de la tenir pour unementeuse,pouruneintrigantesanshonnêtetéetsansparole…

Elle se leva, avança jusqu’à la fenêtre qu’elle ouvrit sans bruit, et regarda dehors,s’appuyantàl’étroitbalcon.

Lavilla,bâtiesuruneterrasse,dominaittoutlelacd’Enghienoùfrissonnaient,danslanuit douteuse, sous le ciel nuageux, de vagues reflets. Là-bas, autour du lac, quelqueslumièresplusoumoinslointaines…

Nelly-Rosequittalafenêtre,fitquelquespas,paraissanthésitante…Puis,sadécisionfutprise.

La hauteur d’un étage seulement la séparait de la terrasse… Quelques mètres. Cen’était rien pour elle, courageuse et sportive. Gaîment, comme un enfant qui joue àl’évasion, elle vint au lit, prit les deux couvertures, les noua solidement l’une à l’autre,évalualeurlongueur…Ceseraitsuffisant.

Auxbarreauxdeferforgédubalcon,ellefixal’extrémitédel’unedescouvertureset,serrant autour d’elle sonmanteau, enjamba le balcon, se cramponna aux couvertures etopérasadescente.

Elleatteignitaisémentlaterrasse,latraversa,descenditquelquesmarchestailléesdanslemurdesoutènement.

Aubasdesmarches,attachéeàunanneaudefer,unebarquesebalançaitsurl’eau…Quellechance!Sanscela,l’évasioneûtétémoinsfacile,car,comments’enaller,puisquelagrilledelacouravaitétérefermée?

Elle s’installa dans la barque, prit les rames, et les manœuvra doucement. Elle sedirigeaitversl’embarcadèreleplusvoisinqueluilaissaitvoirlaclartéd’uncroissantdelunequi,parmoments,sortaitdesnuages…

Chapitre5

Ladernièreheure

Dans sa barque silencieuse, Nelly-Rose glissait sur l’eau. La nuit était douce.L’aventure, amusante en somme, avait son charme… Mais soudain, la jeune filletressaillit. Une barque, là-bas, montée par deux hommes, venait dans sa direction,cherchantàlarejoindre.

Une seconde, l’idée folle qu’on la poursuivait de la villa traversa l’esprit deNelly-Rose. Mais l’embarcation venait du milieu du lac, et la jeune fille voyait, à la clartélunaire, que les deux hommes qui l’occupaient étaient coiffés de casquettes enfoncées.C’étaientdesmaraudeurssansdoute,quivenaientdedévaliserunevilla riveraineoudepêcherdanslelacàuneépoqueetavecdesenginsprohibés.Ilsavaientvulajeunefille.Ilsramaientavecvigueurpourlarattraper.

Nelly-Rose eut peur. Aurait-elle le temps de gagner l’embarcadère avant d’êtrerejointe ? Un moment, elle se dit qu’elle pouvait échapper sûrement à cette poursuitesinistreenretournantàlavilladontellen’étaitéloignéequedequelquesmètres…Maisnon!Ceseraitlâche!Elledevaittenirsaparole,êtrechezelleàminuit!

Elle mesura de l’œil la distance qui la séparait de la barque des poursuivants, ladistancequilaséparaitdel’embarcadère.Ellearriverait!…Elleétreignitd’unemainplusfermelesavirons,et,rameuseexperte,fitvolersurlelaclabarqueheureusementlégère,tandisquecellequelesmaraudeursmanœuvraientétaitpesante.

Nelly-Rose, le cœur battant, ramait avec énergie. Bientôt, elle respira. L’ennemi,malgrésesefforts,negagnaitqu’assezpeudeterrain.

L’embarcadèrefutenfinatteint.La jeunefilleysautaet, laissantsabarqueallerà ladérive,par l’avenuedeCeinture, s’enfuit.Lespoursuivantsétaientencoreau large.Ellelesentenditjurer.Ilsabandonnèrentlachasse.

Nelly-Rose,connaissantEnghien,sehâtaverslaruequimèneàlagare.

–Belleenfant,oùallez-vousdoncsivite?

Elleseretourna.Qu’est-cequec’étaitencore?Cen’étaitpas,cettefois,unmaraudeur,unvoyouencasquette.C’étaitunhommegrandetgros,d’uneéléganceunpeuvulgairecommesavoix.Lechapeauenarrière,semblantàmoitiéivre,ilsehâtait,unpeutitubant,pourrejoindrelajeunefille.

Nelly-Rose eut peur, une peur affreuse. Les ivrognes lui inspiraient une horreurprofonde. Elle s’enfuit en courant, il la poursuivit avec des appels canailles et, aucommencementdelaruequiconduisaitàlagareetquiétaitdéserte,illarejoignit.Sursonépaule, Nelly-Rose sentit se poser une main brutale. Horrifiée, elle se retourna, et, detoutessesforces,enpleinepoitrine,desesdeuxmainsferméesdontl’unetenaitsonsac,

ellefrappal’homme,lerepoussant.Souslechoc,ilrecula,trébuchasurunegrossepierreets’étala.Ilnecherchapasàserelever.Ilrestaassisparterre,àdemisuffoqué,proférantd’une voix haletante de sales injures.Nelly-Rose était loin, en sûreté. Il y avait autourd’elledenombreuxpassants,carelleatteignaitlesabordsdelagare…

Mais une réaction nerveuse s’opérait en elle. Tremblant violemment, elle dut unmoment s’asseoir dans la gare, sur un banc. Elle entendit sonner onze heures… D’uneffortdevolonté,elleseremitdebout,allaprendresonbillet.

Gérard, à l’Opéra, avait cherché Nelly-Rose avec ardeur, avec obstination. Il avaitinspectélasalle,observéchaqueloge,parcourulescouloirspendantlepremierentracte…Iln’avaitpasdécouvertlajeunefille.Choserarechezlui,ilperdaitpatience.

Unedernière fois, bienque sachant que ce serait vain, il avait regardé avecminutiedanslasalle.Non,ellen’étaitpaslà.

Alorsregagnantsavoiture,ilavaitditàIbratiefdeleconduireplaceduTrocadéro,oùilarrivaversdixheuresetquart.AuxabordsdelamaisondeNelly-Rose,ilavaitmispiedàterreet,surveillantlaportedelamaison,ilavaitattendu…Attenduquoi?Ilnelesavaitpas lui-même avec exactitude. Mais une sorte d’anxiété irritée et fiévreuse l’agitait.PuisqueNelly-Rosen’étaitpasàl’Opéra,oùsetrouvait-elle?Ques’était-ilpassé?Gérardavaitlaconscienceirraisonnée,maiscertaine,qu’uneinterventiondeBaratofavaitinfluésurlesactesdelajeunefille.

–Mais, dans quel sens, cette intervention? se disaitGérard.Que compte-t-il faire ?Que signifie ce don de cinqmillions répondant à l’incroyable engagement de la jeunefille?EtlecoupdetéléphonedeNelly-RoseauNouveau-Palace,sapromessedevenirlelendemain?

Et,toutàl’heure,l’attitudedeBaratofsibizarreetsilouche?Baratofa-t-ill’intention,avantdemain?…A-t-ilagi,déjà?

Gérard,précipitamment,revintàsontaxi.

–Vite,retourneauNouveau-Palace,ordonna-t-ilàIbratief.

Et,dèsl’arrivée,ildemandaanxieusementaubureau:

–M.Baratofn’est-ilpassorti?

–Non,monsieur,M.Baratofestchezlui.

Gérard, soulagé, se jeta dans l’ascenseur et frappa. Baratof lui ouvrit. LeRusse, ensmoking,rasédefraisettoutimprégnéduparfumcapiteuxetfadequ’ilaffectionnait,étaitvisiblementprêtàsortir.

Gérard,envoyantlatenuedeBaratof,avaiteuunmouvementviteréprimé.DemêmeBaratof,envoyantentrerGérard,devaitsecontenir.

Uneseconde,ilsseregardèrentsansparler,etlacolère,lahaine,montaienteneux.

–Tiens,ditenfinGérardgouailleur,tusorsdonc?

–Oui,siçameplaît!

–Jecroyaisquetuétaislas,quetuvoulaistereposer.

–CommejecroyaisquetuvoulaisfilerenNormandie.J’aichangéd’avis,moiaussi.N’est-cepasmondroit?

Gérardeutunriresarcastique.

–Ah!certesUnhommed’affairescommetoiabien ledroitd’avoirunrendez-vousinopinéàn’importequelleheure.Carils’agitbiend’affaires,n’est-cepas,Baratof?

Chacunedesparolesquetousdeuxdisaientétaitgrossedemenaces.ÀcettequestiondeGérard,Baratof,nepouvantplussecontenir,devintbrutal.

–Ils’agitdemesaffaires,monpetit…Etçaneteregardepas!

–Baratof,j’aipourprincipequetouteaffairemeregardequandjem’yintéresseetquej’yaiétémêlé…

–Bigre!Vraiment?Ehbien,unbonconseil,etd’ordregénéral!Net’occupejamaisdemesaffaires.

Gérardritencore.

–Maisdisdonc,Baratof,tuesbiencontentquejem’enoccupedetesaffaires,quandc’estpourallerrisquermapeaudansl’enferrusseetpourtegagnerdesmillions.

–Nouspartagions…

–Nouspartagions?…Pourtoi,partagerconsisteàprendretout!

–Allons,allons,tespochesnesontpasvides…

Baratofricana,etsonricanementexaspéraGérardquilesaisitparlepoignet.

–Ah!tais-toi!L’argent,tulesais,jem’enfiche!Jetelaissaisl’argent,maisj’avaislesfemmes, l’amour ! Si tu as réussi, grâce à moi, de vilains coups, d’énormes bénéficesinavouables, moi je me réservais les belles aventures. Chacun sa part… Et, ce soir,Baratof,tuveuxprendresurmapart.Riendefait!

C’était enfin l’allusion directe à la rivalité qui les dressait l’un contre l’autre. EtBaratof,dégageantsonpoignet,futplusfrancencore:

–C’estdonctapart,Nelly-Rose?

–Ah!tuavouesdoncqu’ils’agitd’elle?

–Pourquoipas?

Gérardcrispalespoings.

–Alors,lescinqmillions,c’étaitpourl’acheter?

–Etaprès?

–Ettucomptesprofiterdel’imprudencedecetteenfant,desonoffrefolle?…

–Etaprès?…

Gérards’avançajusqu’àletoucher…

–C’estmonstrueux,articula-t-il,ettuteserspourceladel’argentquetuasvolé.Oui,volé!volé!aupointquej’étaisdécidéàneplusjamaisretournerlà-basavectoi…J’enaiassez,tucomprends!Etaujourd’hui, jenetelaisseraipascommettreuneinfamie!Je tebarrelaroute!

–Troptard!

–Troptard?…

–Gérardhaussalesépaules.Allonsdonc!tunelavoisquedemain…

Baratofricanaencore,avecuntriomphehaineux,provocant.

–Jenelavoisquedemain?…Non,non,monpetit,cesoir,àminuit!…

–Tumens!criaGérardbouleversé.

–Cesoir,àminuit…danssonboudoir…Ellem’attend…

–Tumens!Ellen’apaspuconsentir!…

–Elleaconsenti…

–Tumens!Tunesaismêmepasoùellehabite.

Baratofhaussalesépaules:

–Tucroisça?…Tucroisquej’ignorequ’ellehabiteplaceduTrocadéro,qu’elleaunlogement à part, avecune entréepersonnelle?Mais,mon petit, avec un annuaire et unchasseurdébrouillard,onsaittoutcequ’onveut.

–Tumens!Tunelavoisquedemainetici.Tun’aspascommuniquéavecelle.

–Tuveuxtoutsavoir?…

–Baratof,emportéparsahaine,jetaitpar-dessusbordtouteprudence.Ehbien!monpetit,jeluiaiécrittoutàl’heure.Elleaccepte,j’yvais!

–Tun’iraspas!Jenetelaisseraipascommettreunetelleinfamie!

–Tun’enfaispasautant,toi?Allonsdonc!Tiens,aveclacomtesseValine,dis-moiunpeu si tu n’as pas abuséde la situation?Seulement, ce que je paye,moi, franchement,avecdel’argent,tulepayes,toi,avecdesmots,dessourires,deseffetsdetorse,avectajeunesse,tonhabileté,tonaudace…

–Jelepayeavecl’amour…

–Del’amour,toi?TuaimesNelly-Rose?

–Est-cede l’amour,uncaprice,unecuriosité? Jen’ensais rien, et çane te regardepas!Maistouteslesfemmesm’intéressentetjelesdéfends…

–Afindelesgarderpourtoi…

–Etjedéfendraicelle-làparticulièrement,parcequec’esttoiquil’attaques.

–Ah!Vraiment!…Ehbien,monpetit, jetedis,moi,quetumelaisserasjouermonjeu!

–Quiest?

–Deprendrelafillequis’estofferte.

–Ahoui!Etdeluiprendreaussitoutesafortune,aveclestitresdesminesquetuluiasvolés.

–C’estmonaffaire.

–Non!

–Ahça,maistuesfou!

–TunetoucheraspasàNelly-Rose,nicettenuit,nidemain!

Ilsétaientfaceàface,s’affrontant,lespoingsserrés.

D’unregard,leRussecherchacommentpasser.

Gérardrépétad’unevoixsourde:

–Nicettenuit,nidemain,tuentends!Jetebarrelaroute.Ilyaassezlongtempsquejete méprise et que je veux te le dire. Je ne trouverai pas une meilleure occasion. Je teméprise et je te hais ! Tu m’as fait du mal dans la vie. Tu as commis des actes quej’ignorais,maisquejesoupçonne,etdoncjemesuisrenducompliceparmanonchalance.J’enaiassez!

–Troptard,monpetit!

–Troptardpourleschosesd’autrefois,paspourcelled’aujourd’hui.TunetoucheraspasàNelly-Rose.Tunepasseraspas,quoiqu’ilpuisseadvenir!Tantpispourtoi!

–Tuvasmelaisser,grondaleRusse.

–Non!

–Ah!prendsgarde!

Massif, pesant,musclé,Baratof recula d’un pas commepourmieux se jeter sur sonadversaire.

–Tunepasseraspas,misérable,criaGérard.Niaujourd’hui,nidemain!

–Pourladeuxièmefois…

–Non!Quoiqu’ilarrive!

Gérard, avec une souplesse de boxeur, esquiva le coup de poing au visage que luilançaitBaratof.Ilriposta.LeRusse,atteintenpleineface,eutuncriderage,etdetoutesamasse, se précipita sur son adversaire. Ils s’étreignirent sauvagement. Ils roulèrent parterre,sefrappant,cherchantàs’étranglerenuneluttesilencieuseetsansmerci…

Dans le train d’Enghien à Paris, dans le wagon de premières où elle était montée,Nelly-Rose avait choisi pour s’y asseoir un compartiment occupé déjà par plusieurspersonnes.

Elleavaitpeurdelasolitude,peurquelehasardneluiinfligeâtencoreunemauvaiserencontre. Malgré ses habitudes d’indépendance, c’était la première fois qu’elle s’étaittrouvée, seule, la nuit, en butte à la poursuite brutale des hommes. Elle en gardait unehorreur et un dégoût insurmontables. Un tremblement nerveux, qu’elle n’arrivait pas à

réprimer, l’agitait encore. Elle essayait en vain de vaincre son désarroi. Sa décisiontoutefoisrestaitlamême.Elleavaitpromis,elletiendrait.

Letrajeteutlieusansincidents,etlajeunefilleétaitunpeupluscalmeendébarquantàla gare duNord. Elle vit l’heure : onze heures et demie…Avec un taxi, elle serait auTrocadéroàminuitmoinslequart.PlaceduTrocadéro,elleentrachezelleparuneportepersonnelle,ellepassadanssonboudoir,butunpeud’eaufraîche,etrespiradesselspourseremettredéfinitivement.

Ellecroyaitque l’appartementdesamèreétaitdésert,mais,cetappartementpouvaitconstituer un refuge, une protection. Elle en ouvrit la porte et fut étonnée. Une vaguemusiquelangoureusevenaitjusqu’àelle.Qu’est-cequecelavoulaitdire?Elleavançasansbruitdans lecouloir,entendit lesvoixdeDominiqueetdeVictorine…Ah !Mme Destolleuravaitditderester,sansdoutepourévincer levisiteurdeminuit,et ilsse livraientàleurpassionmusicale…Ellerejetasonmanteau;sarobeblanchemoulaitsonjeunecorps,laissaitnussesbrasetsesépauleset,dansl’émotionquil’animait,elleétaitplusjoliequejamais…

Ellevints’asseoirsursondivan.Cethommeallaitarriver.Elleessayaitdeserépéterqu’elle ne courait aucun danger, que rien de fâcheux n’aurait lieu, que cet hommeviendrait, qu’elle le recevrait comme elle l’avait promis, qu’elle lui expliquerait lasituationfausse,l’erreur,etqu’ilpartirait…

Mais,toutàcoup,elletressaillitetuneémotionnouvelle,oùilyavaitdelapeuretdelapudeur,fitmonterlesangàsesjoues.Ellesesouvenaitd’uneclausedutraitéavecleRusse,d’uneclausequ’ilavaitstipuléedanslapremièrelettreetqu’elleavaitacceptéeenacceptantinvolontairementlechèque.Cetteclause,queMmeDestolneconnaissaitpas,etdontNelly-Roseelle-mêmen’avaitpaseusouvenirjusqu’àcetinstant,puisquelalettredetoutàl’heurenelarappelaitpas,c’étaitladuréedelavisite…

Elles’étaitengagéeàrecevoirBaratofdeminuitàseptheures…Touteunenuit!…Cen’était plus une simple visite, bizarre, insolite,mais à la rigueur explicable si elle étaitbrève. C’était toute une nuit. Toute une nuit que, selon leurs conventions, cet inconnudevaitpasseravecelle,danssonboudoir.Etsielles’yrefusait,siellelerenvoyait,àquoibonavoirtenulapremièremoitiédesaparole?Alors,lesconséquences?…Elleauraitfaitcela?…Elle aurait cette tachedans savie?…cette tache qui ne s’effacerait pas et quipourrait,peut-être,sielleaimaitunjour,détournerd’elleceluiqu’elleauraitchoisi?Unenuit avecunhomme?…Ahcertes ! elle était sûre qu’il la respecterait…Du reste, à lamoindretentative…Mais,lesouvenirdel’assaillantdetoutàl’heure,delabruteivreduchemind’Enghien,lahérissadedégoûtetdeterreur.Allait-ellerisqueruneattaquedecegenre?Et si ellen’ouvrait pas?…Mais non, elle avait promis, elle était engagée…Sapensées’égarait.Ah !Dieu que cettemusique, là-bas, qu’elle écoutaitmalgré elle, étaiténervante!Elleallarepousserlaporteetrevints’asseoir…Minuit!iln’étaitpaslà…Ilneviendraitpeut-êtrepas…Et,aprèstout,elleétaitfolledeselaisserdominerainsiparsesnerfs, par cette anxiété de l’attente. Si cet homme venait, elle lui expliquerait. Ilcomprendraitetilpartirait.Voyons,ellen’avaitrienàcraindre…Ellecraignaitpourtant!Encore une minute… une autre… une autre… une autre… le visage de Nelly-Roses’éclaira…Minuitcinq…Ilneviendraitplus…

–C’est lui,murmura-t-elle en se dressant soudain, pâlissante.Le timbre de la portevibrait.

Troisièmepartie

Chapitre1

LeboudoirdeNelly-Rose

Les yeux dilatés, les joues pâles,Nelly-Rose, haletante, restait immobile. Son cœurbattait si fort qu’elle s’imaginait follement que celui qui venait de sonner devaitl’entendre. Mille pensées confuses, rapides comme l’éclair, traversaient son esprit.Désemparéeparsesrécentesémotions,ellenesedéfendaitpascontrelapeurnerveusequil’étreignait maintenant qu’elle était en face de l’événement, maintenant qu’il lui fallaitouvriràcethomme…Mais,non,non,ellen’ouvriraitpas!Ellen’avaitqu’ànepasouvrir!Ilnebriserait toutdemêmepassaportepourentrer!Oui,maiselleavaitpromis.Mais,pourtenirsapromesse,elles’étaitenfuied’Enghienoùelleétaitensûreté,et,ensomme,sansreprochesvis-à-visdesaconsciencepuisqu’onl’avaitemmenéedeforceetenfermée.

Etunespoirsoudaintraversal’espritdeNelly-Rose.Sansdoutes’était-onrapidementaperçu de sa fuite. Sans doute samère, ses amis allaient-ils survenir…»MonDieu, simamanpouvaitarriver !» sedisait-elleavecuneavideanxiétéd’enfantquiabesoindeprotection. Et Valnais lui-même, qu’elle prenait si peu au sérieux d’habitude, luiapparaissait à présent comme un sauveur. Que n’avait-elle accepté de l’épouser ? Toutplutôtquecetteangoisse…quecesheuresàpasserauprèsdecetinconnu.

Mais,Nelly-Rose,parundecesrevirementsdepenséequiétaientlaforcedesanature,seressaisitsoudain,etrépétaunefoisdepluscettephrasequilasoutenait«Qu’avait-elleàcraindre?Contreunhommeâgé,unvieillardsansdoute,nesaurait-ellesedéfendre?Etpuis,lesdomestiquesveillaient,dansl’appartementvoisin,etavecuncoupdesonnette…Vraiment,elleétaitridiculedes’affolerainsi!»

Etcommeletimbre,pourlasecondefois,résonnait,Nelly-Roseallaverslaportequidonnait sur l’antichambre, l’ouvrit, traversa cette antichambre et avec résolution, maisd’unemainqui,malgrétout,tremblait,tiraleverroudelaported’entrée,fitjouerlepênede la serrure et, sans ouvrir elle-même le battant, aussitôt revint à reculons vers sonboudoir,crispée,regardantanxieusementquiallaitparaître.

Laported’entréefutpousséelentement,etlentementaussientraunhommedehautetailledontellenedistinguapaslestraits,carsonchapeauétaitrabattusursesyeux,etlecolletrelevédugrandmanteauquil’enveloppaitluicachaitlevisage.

Sanslequitterduregard,Nelly-Roses’étaitadosséeaumurlepluséloignéduvisiteur.Ellevitconfusémentdansl’antichambreobscurelesgestesqu’ilfitpoursedépouillerdesonmanteauetdesonchapeau.

Alors,ilparutauseuilduboudoirets’arrêtalà,enpleinelumière.

Nelly-Rose eut une exclamation de stupeur. Ce n’était pas un vieillard, jamais vuencore,quiétaitdevantelle.C’étaitlui!Lui,l’inconnudelarue,l’inconnudelabranchedelilas…,jeune,pleindeforce,d’aisance,etdegrâcesouriante.Etcette jeunesse,cette

force, cette grâcemême, épouvantèrentNelly-Rose plus que ne l’eût épouvanté le plusaffreuxaspect,plusquenel’avaitépouvantéelabruteduchemind’Enghien.

Soudainement,ellesesentitenpéril.Cethomme,l’après-midi,l’avaitdéjàtroubléeetinquiétée. À présent, surgissant là, ayant le droit d’y être, d’y rester, de par sa follepromesse, il la terrifiait. En lui se réunissaient les deux menaces suspendues sur elledepuis l’après-midi, la menace de l’homme au chèque, la menace de l’homme qui, siaudacieusement,étaitvenuchezelle.Elleéprouvaitladétressequedoitéprouverl’oiseaufasciné.Brusquement,elleeuthontedesesbras,desesépaulesnus,prit surunfauteuiluneécharpedesoieets’enenveloppa.

–C’estvous,murmuraNelly-Rose…C’estvous…VousêtesdoncIvanBaratof?

Gérard eut une hésitation qu’elle ne perçut pas. En vérité, il n’avait pas prévu lemensongeauquelils’exposait.Ilréponditévasivement:

–Baratofestunnomrusseque jeportequelquefois, là-bas,depuis laguerre.JesuisFrançais.

Toujours adossée aumur, la jeune fille essayait, dans son désarroi, de réfléchir, decomprendre.Pasuneseconde,ellenepressentitunesupercherie,queriennepouvait luiindiquer,maistoutefoiselledemanda:

–Maisvousn’êtesdoncpasarrivécesoirseulement?

–Non,jenesuisvenuauNouveau-Palacequ’àseptheures,maisj’étaisàParis,dèscematin.

–C’estvous…c’estvous…,répétaNelly-Roseàvoixbasse.Mais,pourquoim’avez-vouspoursuivieainsitantôt?Quemevoulez-vous?

–Jevoulaisvousvoir,êtreremarquéparvous.L’incidentduchauffeurm’enafournil’occasion…jevoulaisvousintrigueretn’êtrepluspourvousuninconnu.

Ilparlaitdoucement,avecunsourirepresquecaressant.

MaiscettedouceuretcesourireirritèrentNelly-Rose,quiditd’unevoixsourde:

–Vousêtesplusqu’uninconnu…unennemi…

Sansrépondre,toujourssouriant,ilfitunpasdansladirectiondelajeunefille.Et,toutàcoup,ellefutéperdue.

–N’avancezpas!cria-t-elle,jevousdéfendsd’avancer!

LesouriredeGérards’accentua,devintironique.

–Cependant,mademoiselle,nousnepouvonsresterainsidebout,vouscontrelemur,moicontrelaporte,ànousregarder…enennemis,commevousdites.Voyons,nousavonsdanséensemble,cetaprès-midi.Cesoir,vousm’attendiez,etilsetrouvequ’IvanBaratof,c’estmoi…Vousm’avezouvertdebongré.

–Jevousaiouvertparcequejem’yétaisengagée.

–Oui.Alors,nepensez-vouspas?…

Ilavançaencore.

–N’avancezpas!criaànouveauNelly-Rose.

Et, bouleversée de terreur, perdant la tête, n’ayant qu’une idée : être protégée, elleétenditlebrasetappuyaledoigtsurlasonnetteélectriquequiétaitaumurprèsd’elle.

LevisagedeGérarddevintdur.Ileutunricanement:

–Ah!ah!JevoisquetouteslesprécautionsétaientprisesUncoupdesonnetteetonmemetàlaporte…malgrél’engagement.Maissoyeztranquille,jem’envais.

Victorine,àcemoment,entrait.Sasurpriseavaitétégranded’entendrelasonnettequil’appelaitchezNelly-Rosequ’ellecroyaitabsente.Cettesurprisedevintdelastupéfactionquandellevitlajeunefilleencompagnie,àcetteheureindue,d’unjeunehommequ’ellereconnut pour être un des visiteurs de l’après-midi. Mais, en femme de chambre bienstylée,elleréprimasonétonnement.

–Mademoiselleasonné?dit-elle.

Ilyeutunpetitsilence.Dansuneffortd’orgueiletdevolonté,Nelly-Roserepritsonsang-froidetserapprochadumilieudelapièce.

–Uneerreur,Victorine.Laissez-nous.

Et, comme la femme de chambre hésitait : « Laissez-nous, je vous dis. Et vous etDominiquepouvezmonterdansvoschambres.Jen’aipasbesoindevous.

–Bien,mademoiselle.

Victorineobéitàregret,maisensedisantàelle-même,toutensuivantlelongcouloir:«Biensûrquenon,jenemonteraipas.Cetype-làilatoutd’unbanditenhabitnoir.»

–Veuillezrester,monsieur,ditNelly-RoseàGérardquandilsfurentseuls.J’aieutort,jen’appelleraiplus…etdureste,vousavezentendu,onneserapluslàpourmerépondre.

Elle s’efforçait aucalme. Il admira sagrâceet soncourage.Saconquête lui apparutplusencoredésirable.Cependant,uneautrepensée,sansdoute, lui traversal’esprit.Uneminute, il resta silencieux et comme préoccupé…La jeune fille inquiète l’observait.Àquoisongeait-il?

Ilparutseressaisir.Sonvisage,unmomentcontracté,sedétendit.

–Écoutez,mademoiselle,dit-ilavecuneaisanceunpeurailleuse,necroyez-vouspasqu’ilseraitnécessairedesavoirexactementàquoinousentenirl’unàl’égarddel’autre,etdenousexpliquerfranchementsansavoirpeurdesmots?

–Etbien,parlez,ditNelly-Rosesurladéfensive.

–Voicienacceptantmaprésenceici,premierpoint,vousavezbienenvisagétouteslesconséquencesdevotreacte?

–Oui,ditNelly-Roseavecnetteté.

–Donc,vousavezcomprislesensdecetteentrevue,lanuit,chezvous?

– Oui, j’ai compris que je recevais un homme chez moi, la nuit, que cet hommeessaieraitpeut-êtredeprofiterdemaconfiance,maisquejesauraismedéfendre.

–Cependant,vousvousêtesengagée!…

–Àquoi?…

«Àquoi,eneffet,sedemandaGérard,s’était-elleengagée?»

Ilnelesavaitpas,ignorantlesclausesdelaconventionproposéeparBaratofàlajeunefille,sachantseulementqueBaratofavaitdonnécinqmillionsetétaitattenduàminuitparlajeunefille.

Ellereprit:

–Jemesuisengagéeàvousrecevoir,ditNelly-Rose.Voilàtout.

–Àriend’autre?

– À rien d’autre qu’à vous recevoir, seul, de minuit à sept heures… J’ai pris cetengagementparsurprise.Maisjel’aipris.Jesuisdoncseule.

Iln’écoutapaslesderniersmots.Lepremierrenseignementluisuffisait.Deminuitàsept heures !Ah ! cette jolie fille n’allait pas le croire naïf au point d’admettre qu’elleignorât ce que cela voulait dire… Et il avait failli se laisser prendre à sa comédied’ingénuité!

–Mademoiselle,voyons,dit-il,souriantdesonsourireaigu,est-cequevousnepensezpasque,pendantcelapsdetemps,magénérositépourleslaboratoiresmedonnequelquesdroits?Notammentcelui,bieninnocent,depouvoirm’approcherdevoussansquevousreculiez?

Il s’approcha lentement. Elle resta sur place, crispée. Il était presque contre elle et,brusquement,illuisaisitlesmains.Dansunerévoltedetoutsonêtre,ellelesluiarrachaetbonditenarrière.

Unmomentilsdemeurèrentimmobiles.

–Allons,sonnezencorevotrefemmedechambre,persiflaGérard.Jesuissûrqu’ellen’estpasmontée!

Nelly-Rose ne répondit pas tout de suite ; elle essayait de se reprendre. Il entendaitbattresoncœur.

–Vous êtes un lâche ! lui dit-elle enfin, d’une voix dure.Oui, un lâche d’avoir oséabuserdevotrefortuneenproposantàunejeunefille,quinepouvaitlarefusersansêtrecoupableenversuneœuvreadmirable,unesommeénorme–unlâcheparceque,pourlemonde, vous jouez au philanthrope alors qu’en réalité… – un lâche parce que, aprèsm’avoirpriseaupiège,vousvoulezmaintenantabuserdemondésarroi.

Danssonémoi,elleétaitplusbellequejamais.Illaregardait,émerveillé.Denouveau,un revirement s’opérait en lui. Non, cette enfant ne jouait pas la comédie. Elle étaitsincère, vraiment ignorante de ce à quoi elle s’était exposée. Elle n’en était que plusprécieuse et plus séduisante. Il eut honte de sa brutalité et d’avoirmérité d’être appelélâche.Ilvoulaitlaconquérir.Illevoulaitplusquejamais.Et,avecsonhabituelleadresse,ilchangead’attitude.

–Jem’excuse,mademoiselle.Jesuisconvaincuquevousêtessincère.

Ellefutétonnée.

–Enaviez-vousdoncdouté?

–Oui…etavouez…

Elleréfléchit.

–Vousavezraison…j’aiacquiescésanslevouloir,jevouslerépète,àunengagementéquivoque…outropclair…saufpourmoi…Voyez-vous,jenemedoutaispasdecequecela signifiait, de ce que c’était que de recevoir un homme, ainsi, la nuit, et d’êtreenferméeaveclui,entrequatremurs,tousdeuxseuls.J’avaisdécidéd’êtrecalme.J’avaispréparé mon programme… des explications… des phrases… Et puis, quand vous êtesentréetque,enplus,j’aivuquec’étaitvousIvanBaratof,alorsj’aiperdulatête…jen’aiplussu…

Elles’interrompit.Unefoisencoreilnel’écoutaitplus,distrait,dansundecessilencesqui,plusquetout,déconcertaientlajeunefille.Encoreunefois,àquoipensait-il?…

Ilramenalesyeuxsurelle.

–Vousmedétestez?demanda-t-ildoucement.

– Non, je ne vous déteste pas. Vous ne pouviez pas savoir. J’ai commis uneimprudence…

–Quevousregrettez?

–Oui.

–Alors,sic’étaitàrefaire,vousn’auriezpastenuvotreengagement?

Elleréfléchit,et,fermement:

–Si,jeledevais,puisquelechèqueaététouché.Etjesavaissibienquejeledevaisque,cesoir, ilyauneheure,commeonm’avaitemmenéeetenferméeauxenvironsdeParis…pourévitercequiseproduit,jemesuissauvéeenpassantparunefenêtre.C’étaitàEnghien.J’aitraversélelacenbarque.J’aiétésuiviesurl’eaupardeuxhommes,puis,danslechemin,parunivrogne…Jesuisvenuetoutdemêmeici.

–Onvousaemmenée…Onsavaitdonc,dansvotreentourage,quejedevaisvenircesoirchezvous?

–Oui,mamèrealulalettrequevousm’avezfaitapporterduNouveau-Palace.Elleaexigéquejeparteavecelle,maisjemesuisenfuie.Jevoulaistenirmaparole.

–Jevousdemandeencorepardon,mademoiselle,ditGérard,étonnédececourage,etdecettebonnefoi.Jemesuismalconduit.

Cependant,ilréfléchissait.Nelly-Roses’étaitenfuie…Maisceuxquilasurveillaient–samère,parexemple,quil’avaitemmenéepourlasoustraireàl’entrevueinsolitedecettenuit–,nes’apercevraient-ilspasdelafuitedelajeunefille?N’allaient-ilspassurveniretdéfendreNelly-Rosecontre lui,Nelly-Rosequi,deplusenplus, suscitait son intérêt, sacuriosité,sondésir,Nelly-Rosequi,pourlemoment,étaitensonpouvoiretqui,cettenuit,si l’occasion se présentait… Et n’avait-il pas tout préparé pour que cette occasion seprésentât?

Il fixait lesyeuxsurNelly-Rose,silencieusemaintenant,etceregard,dontelleavaitdéjàsubilepouvoir,gênaitlajeunefille.

–Voyons,mademoiselle,causonsunpeu,voulez-vous?Nousnesavonsrien l’undel’autre. Ou plutôt, vous ne savez rien demoi. Je dois vous apparaître comme quelquebarbarequivientdel’Asie,cynique,brutal,etquiveutseservirdesonorpourachetercequ’ilyadeplusbeau,deplusrareetdeplusprécieuxaumonde.Oui,vousdevezcroirecela.Etpourtant,jenesuispascela.Pasplusquevousn’êtescequej’aicruunmoment.Que voulez-vous, vous êtes déconcertante. Vos actes sont insolites. Ils semblent ceuxd’unefemmeavertie,affranchie,prêteàtout.Maisj’aicomprismonerreur…Encoreunefois,excusez-moi…Etnecraignezrien.Dites-moiquevousnecraignezplusrien?

Elleeutungestevague,illasentitencoresurladéfensive,inquiète,enméfiance,etiljoualejeupréparé.

–Ah!Toujourscetaircraintif,dit-ild’untondereprochecordial…Cen’estpasbien!Jeseraissiheureuxdevousvoircalmeetconfiante.Quepuis-jefairepourcela?–Etdutond’unhommequiserésoutàunsacrifice–tenez,mademoiselle,vousm’avezdittoutàl’heurequec’estd’êtreainsi,tousdeuxseuls,entrequatremurs,quivouschoqueetvousfaitpeur.Ehbien,voulez-vousquenouspartionsd’ici?

Elleleregarda,surprise:

–Quenouspartions?

–Oui.Vous nem’envoudrez pas de souhaiter goûter, quelquesmoments encore, lecharmed’êtreavecvous…avecvousquejenereverraipeut-êtreplusparlasuite.Maisiln’estpasbesoinquecesoitici,etquenoussoyonsseuls.Sortons,allonsnouspromenertouslesdeux,commedeuxcamarades…ou,sivouspréférez,commedeuxétrangersquele hasard rapproche, pendant un peu de temps, et qui profitent de ce hasard sanslendemain.

Il avait parlé avec toutes les apparences d’une franchise amicale et un peumélancolique. Et le jeu réussit car Nelly-Rose, détendue, cordiale elle aussi, réponditpresquejoyeusement:

–Oh!vousvoulezbien!

–Certes,jeleveux.

–Maisoùirons-nous?interrogea-t-elleavecunecuriositéd’enfant.

Ileutl’aird’hésiter.

– N’importe où. J’ai une voiture en bas. Tenez, voulez-vous que je vous emmènedanser?Vousdeviezcesoiralleràunbal…

–Commentsavez-vouscela?

–Oh !monDieu !c’estbiensimple.Àvotre réception tantôt, jevousaientendue ledireàungrandjeunehommemaigrequiressembleàdonQuichotte,àpartqu’ilestsansarmureetsalade,maisavecuncolcasséetunmonocle…

ÀcettedescriptiondeValnais,Nelly-Rosesourit.

– Alors, voyons, continua-t-il, voulez-vous que je vous emmène à un dancing… àMontmartre?…àMontparnasse?…ouplutôt,non,j’aiuneidée!Ceseramieux,etvousnerisquerezpasd’êtrerencontrée.Cesoir,dansuncoind’Auteuilquejeconnais, ilyaune réunion de Russes qui célèbrent je ne sais plus quelle fête. De vrais Russes, voussavez, qui ne seront pas là en représentation et qui chanteront et danseront. Ce serapittoresque.Allonsypasseruneheure,voulez-vous?

–Etensuite?

–Ensuite?Ehbien,jevousreconduiraiici,etvousdiraiadieu.Votreengagementserarempli.Jenevousimportuneraiplus.

Elleleregardaenface,avecémotionetgratitude.

–J’accepte,luidit-elle.Jevousremercie…Oh!c’estbiendemeproposercela ! Ici,j’avaistellementpeur!J’aiconfiance,maintenant,pleineconfiance.Partons.

Chapitre2

Uncrimeestdécouvert

Unpeuaprèsminuit,MmeDestolquisommeillaitdanslecouloirdelavillad’Enghien,devantlaportedelachambreoùelleavaitenfermésafille,remuaetprononçaquelquesvaguesparoles.

Les quatre bridgeurs qui, résignés, gelés et fatigués, jouaient toujours,automatiquement,annonçantleursdemandesàvoixbasse,levèrentlesyeux.

MmeDestols’éveillatoutàfait,fixasureuxunœilahurid’abord…

– Hein, quoi, qu’est-ce qu’il y a ? balbutia-t-elle, ne se souvenant plus de rien, etconfonduedesetrouverlàetdel’aspectinsolitequelesquatrehommesprésentaientavecleurscolsrelevés,leurchapeausurlatête,etmaléclairésparladébilelueurdelalampeàpétrole.

Puisellesesouvint,ritetdit:

– Vous en avez des têtes !… Je n’ai pas dormi une seconde, ajouta-t-elle, mais cefauteuilm’acourbaturée.

Ellesemitdeboutetfitquelquespaspoursedégourdirlesjambes.

–Ah!jevaisvoirsiNelly-Rosedortbien…

Avecprécaution,elleouvritlaporteoùelleavaitenfermésafilleetentra.

UnebougiebrûlaitencoresurlacheminéeetMmeDestolpoussaungrandcri.

–Partie!Elleestpartie!Elles’estenfuieparlafenêtre!

Lesquatrehommesaccoururent.Lafenêtreouverte,lescouverturesnouéesaubalconindiquaientclairementlemoyendefuiteemployéparlajeunefille.

Desexclamationss’entre-croisèrent.

Valnaisseprécipitadanslecouloir,puisdansl’escalier.Ilrevintauboutdequelquesminutes,affolé,haletant.

–Elleaprislabarque,proférait-il.Elleaprislabarquequiétaitattachéeenbas!

– Elle a voulu retourner à Paris pour recevoir cet individu, criaMme Destol. Elle avoulutenirsaparole!C’estnotrefaute!Nousn’aurionspasdûlaquitterdesyeux.Maisest-cequejepouvaissupposerquecesoitaussifaciledesesauverd’ici?

« Ah ! je la retiens, votre villa, Valnais ! Mais vite, vite, rentrons à Paris. Nousarriveronspeut-êtreàtempspour…

Elleneditpaspourquoi,maistouscomprenaientetpartageaient,Valnaissurtout,sonangoisse.

Neprenantpasletempsd’éteindrelepoêleàpétrole,Valnaissaisitlalampeet,suividesautres,seprécipitaenbas.Sonmouvementfutsirapidequelalampes’éteignit.Ildutse fouiller pour trouver des allumettes et prendre son mouchoir pour enlever le verrebrûlantetrallumer.Enfin,touslescinqfurentsurlaroute,auprèsdesautosoùdormaientleschauffeurs.

On les secoua, ils remuèrent, grognèrent, se rendormirent.Au bout de cinqminutesseulement,ilsreprirentconsciencedelaréalité.

–Vite!vite!àParis,chezmoiordonnaMmeDestolens’installantdanssavoiture,avecdeuxdesmousquetaires,tandisqueletroisièmeprenaitplaceauprèsdeValnais.

Lesvoituresdémarrèrentetfilèrent.

–MonDieu,minuitquarante,gémitMmeDestolenvoyantl’heure,àlapendulettedesavoiture.Etcethommedevaitveniràminuit!Vite,vitecria-t-elleparlaportière.

–Mais vous vous trompez de route ! hurla tout à coupValnais à son chauffeur, quimarchaitentête.

–Monsieurcroit?réponditavecplaciditécethommeengourdiencoreparlesommeil.

–Sijelecrois!Maisc’étaitàdroitequ’ilfallaittourner!

On tourna à droite, mais, après dix minutes, on dut reconnaître qu’on étaitcomplètementégaré.MmeDestoltrépignait.

Ils retrouvèrent enfin la ligne du chemin de fer qui leur donnait un sûr point dedirection.Mais,pourcombled’infortune,aumomentoùl’autodeMmeDestols’engageaitdanslabonneroute,undesespneusd’arrièreéclata.

–C’estàpleurer,gémitMmeDestol.

Mais elle ne voulait pas se laisser abattre. Elle descendit, suivie de ses deuxcompagnons.

–Réparez,vousreviendrezquandvouspourrez,ordonna-t-elleàsonchauffeur.

Ellesetournaverslesquatrehommesréunisautourd’elle,car,aubruit,Valnaisavaitfaitarrêtersavoiture,etavait,ainsiquesoncompagnon,mispiedàterre.

–Valnais,dit-elle,jevaisavecvousdansvotrevoiture.Vous,ordonna-t-elleauxtroisautres,attendezici;monauto,quandelleseraprête,vousramènera…

Lesmousquetairesneprotestèrentpas.Dureste,àtoutprendre,harassés,ilsaimaientautantattendrelàquedecontinuercettepoursuiteéchevelée.

–Uneheurevingt,selamentaitMmeDestol…Celafaitdoncuneheurevingtquecettebruteestsansdouteavecmafille!C’estmonstrueux!Jamaisjen’auraissoupçonnéceladeNelly-Rose!Quellefolie!Quelleimprudence!Ah!lesjeunesfillesd’aujourd’hui!Demontempslesjeunesfillesattendaientlemariage.Elles’arrêtasurlavoiepérilleusedesconfidencesoù,danssonémoi,elleallaits’engager.Et,toutàcoup:

–Mon bonValnais, nous allons la sauver, et je vous la donne !…C’est une enfantimprudente dans sa candeur, dans son ignorance du mal. Vous la protégerez, vous la

guiderez. Elle vous aimera, elle vous écoutera mieux qu’elle ne m’écoute. Je vous ladonne,Valnais…

–C’estmonpluscherdésir,réponditValnaisavecfeu.Ah!enfin,nousarrivons!VoiciParis.

–MonDieu,jen’aipasmaclef,ditMmeDestol.PourvuqueVictorinesoitencorelà!

Ils traversèrentParisentrombe.Toutefois,deuxheuresdumatinapprochaientquandMmeDestoletValnais,escaladèrentlesdeuxétages.

–Sonnezchezmoi,ditMmeDestol.

Unedemi-minuteaprès,Victorineouvrit,effarée.

–Madame…madame…,dit-elleenvoyantMmeDestol.

–Ehbien,quoi?

–L’homme,madame!L’hommequidevaitvenir!

–Ehbien,quoi?

–Madameilestentré…Ilestentréparchezmademoiselle.

–Seigneur!criaMmeDestol.

–Jel’aivu!Mademoiselleavaitsonné.Etpuis,quandj’aiétélà,ellem’arenvoyéeenme disant de monter me coucher… Je ne suis pas montée, madame ! J’étais troptourmentée!

–Maiscethomme?…

–Madame,ilestvenudéjàtantôt,àlaréception.Ungrandbrun,élégant.

–Jel’aivu!ditMmeDestol, jel’aiprispouruncamaradedeNelly-Rose…Mais,oùest-il,àprésent?

–Chezmademoiselle,madame.

MmeDestol,suiviedeValnaisetdeVictorine,s’élançaversl’appartementdesafille…

Personne,laportedel’antichambren’étaitpasreferméeàclef;leverrouétaitouvert.

– Ils sont partis ensemble, gémitMmeDestol atterrée.Que faire?…monDieu ! quefaire?…Ilfautprévenirlapolice…

–Non, non, protestaValnais, pas de scandale public, pour votre fille…pour…– ilsongeait:pourmoi,quidoisl’épouser.Nousdevonsagirparnous-mêmes.Nelly-RoseasuiviceBaratof.Pourquoi?Oùl’a-t-ilemmenée?Oùhabite-t-il?

–Madame,surlatable,ilyauneenveloppeavecuneadresse,ditVictorine.

–C’estl’enveloppedelacartequecemisérableluiaenvoyéependantledîner,s’écriaMmeDestol…Ah!voyez,Valnais,leNouveau-Palace…Téléphonons!

Après un quart d’heure d’efforts de la part de Valnais, la communication fut enfinobtenue.

– On me dit qu’il est sorti ou qu’il doit dormir, car personne ne répond chez lui,annonçaValnais.

Etsoudain,horsdelui,lespoingsbrandis:

–Ah!lacanaille,lacanaille!Ilestsorti!

MmeDestolhaussalesépaules.

–Évidemment,puisqu’iletvenuici…Maisquinousditqu’iln’estpasrentréensuite,qu’il n’a pas entraînéNelly-Rose et qu’il ne répond pas justement parce qu’il est avecelle?

–Ilfautprévenirlapolice!criaValnais.

–Mais,lescandale!…Vousdisiezvous-mêmetoutàl’heure…

–Iln’yaurapasdescandale.J’aiunamiintime,hautfonctionnaireàlapréfecture…Mais,vousleconnaissez…Thureau…C’estlebrasdroitdupréfet.J’yvais!

–J’yvaisavecvous,iln’yapasunesecondeàperdre,ditMmeDestol.

Trouver Thureau fut une tâche ardue. Thureau, célibataire, volontiers mondain endehorsdesesfonctionsofficielles,etquihabitaitunrez-de-chausséeruedeLille,n’étaitpaschezlui.Sonconcierge,réveilléàgrand-peine,indiquaqu’ildevaitsansdouteêtreensoiréepuisque, à dixheures, il était sorti enhabit.Où, cette soirée?Le concierge n’ensavait rien,mais,à lapréfecture,onlesavaitpeut-êtrecarThureauavaitcoutume,siuncasurgentseprésentait,delaisserdesindicationssurl’emploidesontemps.

L’auto fila vers la préfecture. Là, Valnais, connu pour être ami de Thureau, futrenseigné.Thureausetrouvaitàunbalchezdespersonnesquis’appelaientBoutillier.

–C’estvrai!s’exclamaValnaisensefrappantlefont.Quejesuisbête!Ilm’avaitditqu’ilyallait!…

–Etnousavonsperduunedemi-heure,ditMmeDestolavecreprochequandellefutaucourant…Ah!Valnais,moncherami,quelleétourderie,etpendantcetemps…

Valnais monta seul chez les Boutillier, et, sans entrer dans les salons, fit appelerThureauparundomestique.Thureauparut.C’étaitunhommed’unequarantained’années,fortélégant,auxcheveuxblondsplaqués,à lacourtemoustache,etqui, trèspénétrédessonimportance,affectaitentoutecirconstanceunenonchalancequeriennetroubleetunscepticismequines’étonnejamais.

–Fuguedelajeunepersonne?demanda-t-ilquandValnaisluieut,enquelquesmots,expliquélasituation.

–Mais,ditValnaisindigné,elleenestincapable!Non,rapt,enlèvement,séquestration.

–Fichtre!ditThureau.Alors,allonsauNouveau-Palace.Bienqu’àcetteheure-ci,etsansmandat…Bah!jeprendssurmoi…

Il descendit avecValnais rejoindre dans l’autoMmeDestol.Quelquesminutes après,toustroisentraientauNouveau-Palace.

–Police,ditThureauauportier.Allezmechercherledirecteur.

–Mais,ildort,monsieur.

–Allez.

Aprèsunecourteattente, ledirecteurparut,mécontent,maisn’osant trop lemontrer.Enquelquesmots,ThureauluiexpliqualesfaitssansnommerNelly-Rose.

–IlfautmonterchezceBaratof,termina-t-il.

–Mais,s’iln’estpaslàouneveutpasrépondre?

–Legarçond’étagedoitavoirunpasse-partout.Ilouvrira.

–Dépêchons-nous,ditMmeDestolquibouillaitd’impatience.

Thureau,àlaportedeBaratof,frappaàplusieursreprisessanssuccès.

– Ouvrez, ordonna-t-il au garçon d’étage qu’on avait réveillé sur la chaise où ilsomnolaitdansunofficevoisin.Legarçonouvrit,et,sansentrer,s’effaça.

MmeDestolseprécipitalapremière,impétueusement,eteutuncrid’horreur.

–Ah!monDieu!…

Souslalumièrequi,danslachambreobscure,venaitducouloir,surletapis,lecorpsd’unhommeétendutoutdesonlong,inanimé.

Onallumal’électricitédupetitsalon.Ons’empressaautourducorps.

–C’estM.Baratof,ditledirecteur.

–Ilestmort,ditThureauqui,àgenoux,examinaitBaratof.Et,depuisplusieursheures,larigiditécommence…Etvoyezcesangsurlecol,surlachemise…Etlà,aucou,cetteplaie.Ilaétéassassiné.Directeur,téléphonezaucommissariatduquartier,demapart,delapartdeM.Thureau,quelecommissaireviennesansretard,avecunmédecin.

Dansl’hôtel,danscettepartiedel’hôteltoutaumoins,cefutl’agitation,l’émotion,lacuriositéqueprovoquetoujoursladécouverted’uncrime.Attirésparlescoupsfrappés,leva-et-vient, les exclamations, les appels du téléphone, des employés montèrent, desvoyageursréveillésparurent,àdemivêtus,àlaportedeleurschambres.

MmeDestol,aucombledel’émotion,étaitrevenuedanslecouloirpourneplusvoirlecadavre,etelledisaitàValnais,bouleversé,luiaussi:

–C’estaffreux!C’estaffreux!MaisoùestNelly-Rose?Etcen’estpascethommequiestvenuchezellepuisqu’iln’estpassorti,qu’ilétaitmortavantminuit.Etdu reste,cen’estpasluiquej’aivucetaprès-midi,chezmoi…l’autreétaitjeune.

–Quelabominablemystère!ditValnais.MaisNelly-Rose…Nelly-Rose…Oùest-elle,eneffet?…Avecquiest-elle?…

Cependant,lecommissairedepoliceetlemédecinarrivèrentbientôt,accompagnésdetroisagents,et,aprèslespremièresconstatations, lecorpsfut transportédanslasecondepiècedel’appartement,lachambreàcoucher,etétendusurlelit.

MmeDestoletValnaisrentrèrentdanslesalondontlaportefutmisesouslagarded’unagentpourévincerlescurieuxquisepressaientdanslecouloir.

En présence de Thureau, du médecin et du directeur, le commissaire de policeinterrogealegarçond’étage,unhommedepetitetaille,brun,àl’accentunpeuzézayant,etqu’onnommaitManuel.

–Monsieurlecommissaire,expliqua-t-il,enfaisantdevisibleseffortsdemémoire,jenepeuxriendiredeprécis…Commetouslessoirsoùjesuisdegarde,versminuit,jemesuisunpeuendormidansl’office,surmachaise…Pourtant,delà,jevoyaislecouloiretlaportedel’appartementet,sionétaitsortiçam’auraitréveillé…

–Alors,vouscroyezqueM.Baratofn’estpassorti?

–Non,monsieur.

–Quelqu’unestvenulevoir?

–Oui,undesesamisquiadînéaveclui,ici,danslesalon,lemaîtred’hôtelRobertlesaservis.L’amideM.Baratofestpartiversneufheures,etilestrevenuversonzeheures.Alors,j’aientendudeséclatsdevoix…,commeunedispute…Louis,levaletdechambre,aentenduaussi…Mêmeilm’adit:«ÇachauffechezleRusse.»Et,versonzeheuresetdemi,l’amideM.Baratofestreparti…

–Etpersonnen’estvenudepuis?

–Non,monsieur, j’enpourrais jurer.Comme j’aidit, je somnolais,maisçam’auraitréveillé.

–Etcommentétaitl’amideM.Baratof?

–Ungrand,jeune,brun,leteintbasané,trèsélégant.

–C’estlui,c’estlui,soufflaàValnaisMmeDestoléperdue.C’estluiquiestvenutantôt,qui est venu ce soir, qui a emmenée Nelly-Rose, sans doute en se faisant passer pourBaratof…

–Ilfautabsolumentretrouvercetinconnujeuneetbrun,ditlecommissairedepoliceàThureau.Toutporteàcroirequec’estluil’assassin.

–Celasemblehorsdedoute,ditThureau.

–MonDieu!mapauvreNelly-Rose,gémitMmeDestol.

Etelles’affaissaévanouiedanslesbrasdeValnais.

Chapitre3

Griserie

LetrajetestcourtduTrocadéroàAuteuil.Danslesrues,désertesàcetteheuredelanuit,letaxi,conduitparlechauffeurIbratief,roulaitàgrandeallure.

Gérard, pour ne pas laisser à Nelly-Rose le loisir de se reprendre et de réfléchir àl’imprudencequ’ellecommettaitensefiantàlui,parlasanscesse,donnantdenouveauxdétailssurlaPensionrusseoùill’emmenait.Peinepeut-êtresuperflue,carNelly-Rosenesongeaitniàsereprendreniàsedéfier.L’attitudedesoncompagnonétaitsicordialeetsirespectueusequelajeunefillenedoutaitpasquetoutpérilfûtécarté.

C’est seulement quand la voiture s’arrêta près du viaduc d’Auteuil, non loin de laSeine,devantlaPensionrusse,queNelly-Roseeutunmomentd’inquiétude.

–Ets’ilm’avaitamenéeailleurs?sedit-elle.Etsicen’étaitpasàunefête?…

Mais non. On entendait de la musique. Devant la maison plusieurs autos élégantesattendaient.Iln’avaitpasmenti,laconfiancedeNelly-Roses’enaccrut.

QuandGérardetNelly-Rosefranchirentleseuilduhall,lafêtebattaitsonplein.Dansunedécorationhâtivementétablie,guirlandesdefleursenpapier,guirlandesd’ampoulesdecouleurdonnantunelumièreàlafoisviveetatténuée,chatoyante,unefoulesepressaitunefoulepresqueexclusivementslave,oùGérardetNelly-Roseétaientpeut-êtrelesseulsFrançais – foule mêlée, dont la majorité se composait d’émigrés appartenant, soit denaissance, soit depuis leur exil et par le malheur des temps, à une classe sociale peuélevée, dont la minorité était composée par des gens riches – hommes en smoking,femmesengrande toilette–Russesouétrangers,venus làencurieux,pourvoir– foulebruyante,montrantdans leplaisirun laisser-allerunpeubrutal,unpeuvulgaire,où ilyavaitcommelarevanchedesépreuvesquotidiennesd’unedéchéancequ’onveutoublier,etd’unemélancoliedésespérée…

Tout autour de l’espace vide réservé aux danseurs se trouvaient des tables presquetoutesoccupées,etoùétaientserviesdesbouteillesdechampagnedansleurseauàglace,oubien la blanchevodka endes verres irisés.Desboules de couleur s’échangeaient detableentable.Desserpentinsaccrochaientpartoutleursrubansmulticolores.

Auboutduhall,àl’écart,dansunrenfoncemententredeuxpiliers,ilyavaitunetablelibre.GérardyconduisitNelly-Roseetcommandaduchampagne.

Nelly-Roseregardaitcurieusementautourd’elle.Elleavaitl’espritparfaitementlibre.Rienàredouterdanscettefoule.Soncompagnonétaitloyal;aucundouteàcesujet.Et,détendue,elleselaissaitalleràl’attrait,nouveaupourelle,unpeuétrange,decettefêteoùellenediscernaitpasquel’exubérancepeuàpeuremplaçait lagaîté,quel’ivresse,pourcertains,remplaçaitl’animation.

–Comme je suis heureux de vous voir plus gaie ! lui ditGérard, dont la voix étaitdouce,mais dont l’œil attentif l’observait, notant les impressions qui se succédaient enelle.Jeretrouve,enfin,votreexpressionhabituelle…,votresourired’enfant.

Elleleregarda,étonnée.

–Mais,vousparlezcommesivousmeconnaissiezdéjà?Monsourired’enfant,dites-vous…

Ilplaisanta:

–Maisoui,jevousaiconnuetoutenfant.

–Moi!

–Outoutaumoinsvotrephotographie…Vousaviezdixans.

–Maisc’estimpossible!Racontez-moicela.

–Plustard,dit-il,plustard.Pourlemomentnevoulez-vouspasdanseravecmoi?

Ellesedéfendit,effarouchée.

–Ohnon,non,jeneveuxpasdanserici…Danscettefoule…Etnemeversezpasdechampagne!

–Jesais…Celavoustournelatête.

–Comment?voussavez?Etoùm’avez-vousvue,avantcetaprès-midi?

Ilsepenchaverselle,satisfaitdel’intriguerdenouveau,fixantsesyeuxsurlessiens.

– Rappelez-vous, mademoiselle, l’autre hiver, vous êtes venue à une fête debienfaisanceauCercleInterallié.Vousavezparléunmoment,avecunmonsieurassezâgé,grand, à favoris. Il a insisté pour vous conduire au buffet et vous offrir du champagne.Vousavezrefusé,commevousvenezdemerefuser,enluidisantquelechampagnevousmontaitàlatête.

–Oui, jeme souviens très bien, et cemonsieur, dont je n’ai jamais su le nom,m’ademandédeluisignersonprogramme.

–Vousavezbonnemémoire.

–Mais,cemonsieur,cen’étaitpasvous…

–Cen’étaitpasmoi,maisilm’aparlédevotrerencontreetdevotrecharme,et,surleprogramme,j’ailuvotrenom…Nelly-Rose…C’estunnomquejemerépétaissouvent,là-bas,enRussie,aucoursd’unemissiondangereusequej’accomplissais…Nelly-Rose…Il me semblait que votre nom et que votre photographie me portaient bonheur. Il mesemblait–c’étaitfouetchimérique,maisjesuisparfoischimérique–,quejesurmontais,grâceàvous,touteslesdifficultésettouteslesfatigues…

AinsiGérardmêlait-ilà la réalitédesélémentspropresà laparerd’unecouleurplusvive.Sous leclair regarddeNelly-Rose, il étaitgênédementir,mais ilbiaisait avec lavérité,etl’interprétaitàsafaçon.Pourrienaumondeiln’eûtvoulurévéleràlajeunefilleladécouvertedestitresetdelafortunepaternelle;celaluieûtparuunmoyend’actionsurelledontilrefusaitdeseservir.Maisillaissaitdevinerqu’ilyavaitquelquechoseentre

eux,danslepassé,unmystèrequilesrapprochaitàleurinsu.Etiljouaitsonrôleenacteurconsommé,quiveutséduireetprofiterd’unedecesheuresuniquesqueledestinnevousaccordepasdeuxfois.Demain,ilseraittroptard.

Nelly-Rosel’écoutait,sansoserleverlesyeuxsurlui.Lesinflexionstendresdecettevoix, la ferveurpersuasiveet respectueusede l’attitude, le romanesquede l’aventure, sidangereuxpouruneâmeféminineoùlachimèreetl’impossibles’unissaientauxqualitéslesplusgrandes,tendaientàladéséquilibrer.

Elle était si troublée qu’elle prit machinalement la coupe de champagne qu’il luitendait,ytrempaseslèvres,puislabutenpartie.EtGérardpoursuivit:

–C’estalors,aprèsavoir réussiunemissionenRussie,etquandjemesuis retrouvéhors de l’enfer, qu’il m’est tombé sous les yeux cette revue France-Pologne quireproduisaitvos troisportraits.Enfin, jeconnaissaisNelly-Rose,et toutemavieprenaitsonsensvéritable.

Ellemurmura:

–Etvousm’avezécrit…

Gérardhésita.Bienque sa conduite avecNelly-Rosene fûtqu’unmensongedont ilavait conscience, mais que lui masquaient ses habitudes de séducteur, il répugnait aumensongeformeldesmotsetdesaffirmations.

– Et je suis venu, dit-il. Votre proposition était étrange, mais que m’importait ? Jevoulaisvousvoir,entrerenrelationsd’unemanièreoud’uneautreavecvous.Jesentaisqu’il y avait autre chose que l’explication ambiguë qu’une telle proposition pouvaitsuggérer.Oui,mêmetoutàl’heure,dansvotreboudoir,quandjevousaiparubrutal…aufonddemoi,cependant,jenedoutaispasdevotrepureté.Etvotrerévolte,quej’attendaispresque,m’aravi…

–Mais,cetaprès-midi,fit-elle,quandvousêtesvenuprèsdulaboratoire?…

–Jevousl’aidit.Jevoulaisvousvoir…

–Etchezmamère?…Commentavez-voussuquenousrecevions?Pourquoinevousêtes-vouspasprésenté?

– Je voulais seulement encore vous revoir. Je vous avais vue entrer chez vous. J’aiappris,parvotreconcierge,qu’ilyavaitunefêteetjen’aipum’empêcherdemonter…Etje vous ai revue… je vous ai plus encore admirée.Vous étiez si belle ! Chacun de vosgestes incarnait pourmoi toute la grâce féminine. Je n’ai pu résister audésir dedanseravecvous.Jen’aipurésisteràcettejoie,inattendue,sidélicieuseetsienivrante,devoustenir quelquesmoments dansmesbras. J’étais pour vous alors entièrement un inconnu,maisvousnem’avezpasrepoussé,etj’aisentiquevousnem’étiezpashostile.L’unions’établissait entre nous, l’union douce, particulière, profonde quoique superficielle, quis’établitentreunhommeetlafemmequidanseavecluisansdéplaisir.Est-cevrai?…

Nelly-Roseneréponditpaset,aprèsunmoment:

–Vousn’auriezpasdûentrerdansmonboudoir…

–Non,jen’auraispasdû.Maislànonplus,jen’aipurésisteraubonheurdeconnaîtretoutdesuitel’endroitoùvousviviez…oùlesoirjevousverrais…

–Maisvousn’étiezpassûrdemevoircesoir.Jepouvaismedérober.

–Unefemmecommevousnemanquejamaisàunengagementpris…

Ellerêvaunmoment,lesyeuxperdus.L’orchestreavaitinterrompulesdanses,lechantnostalgiquedesBateliersde laVolgas’élevait.Nelly, instinctivement,pritdevantelle lacoupedechampagnequeGérardvenaitderemplir.Ellebut.Elleécoutaitlechantquiseprolongeaitdanslesilence,soudainétabliautourd’euxdanslehall.Elleachevalacoupe.

Gérard l’observait.Sansqu’elle levît, il remplit lacoupe, ilappela lemaîtred’hôtelquilesservaitetluidonnaderapidesinstructionsquelemaîtred’hôtelallarépéterauchefdesmusiciensdel’orchestre.

Lechantvenaitdefinir.Danslavastesallel’animationreprenait,plustrépidante,plusdésordonnéed’avoirunmomentétécontenue.

–Vousnebuvezpas?ditnégligemmentGérard.

–Maissi,jebois…Voyez!

Nelly vida la moitié de sa coupe. Son attitude avait changé presque subitement.Toujours aussi lucide, sans aucune ivresse, elle était différente. Une autre Nelly-Roseapparaissait, une Nelly-Rose gaie, d’une gaîté un peu nerveuse, une Nelly-Rose plusexpansive, plus extérieure…Elle eut un beau rire un peu éperdu, elle se dressa sur sespieds pourmieux voir l’ensemble de la salle. Les couples recommençaient à danser, etc’étaitlavalsequel’après-midi,chezMmeDestol,GérardavaitdanséeavecNelly-Rose.

–Nelly-Rose,ditGérard–c’était lapremière foisqu’il l’appelaitainsi,maiselleneparutpasyprendregarde–,Nelly-Rose,vousnevoulezpasdanser?

–Maisoui,dansons,accepta-t-ellesanshésiter.

Etelleajouta:

–C’estnotrevalsedetantôt…

Ill’enlaça…Ilsentitqu’elleétaitunpeuabandonnéedanssesbras.

Chapitre4

Gérardjoue…etgagne

Nelly-Rose, les yeux à demi clos, se laissait emporter au rythme insidieux, aumouvementglissant et tournoyantde lavalsequi l’alanguissait et l’étourdissaitdansundoux vertige, où la griserie légère du champagne lui faisait graduellement perdreconscienced’elle-même.

Oùétait-elle?Ellenelesavaitplustrop.Lamusique,lebrouhahadesvoix,lafoule,les lumières, toutcela,elle lepercevaitcommedansun rêve.Lanotionde la réalité luiéchappait. Elle ne concevait pas ce que sa situation, dans cet endroit douteux, avaitd’insolite.Ellenesavaitplusquecethommequil’avaitentraînéelà,étaituninconnuetqu’elleauraitdûseméfier.

Elle nepensait pas.Elle était bien.Des sentiments, des sensations jamais éprouvéesencoreéveillaientenelleundésirdevivreardemment,devivreparesseusementaussi,etdeselaisserallerauxconfusesrévélationsd’unesensualitéencorelatente,maisataviquepeut-êtrequi,àsoninsu,substituaitenelleunefemme,avided’émotionsdelafemme,àlaNelly-Roseenfantqu’elleavait jusqu’alorsété.Ellesetrouvaitbiendanslesbrasdecethomme,danssonétreintequiseresserrait,àlafoisforteetdouce…

Et toujours à l’arrière-plan, cette sécuritémenteuse…«Dans cette foule, qu’ai-je àcraindre?»

Gérard,avecsasagacitédeséducteur,l’observait.Ilserendaitcomptepleinement,lui,du succès de sesmanœuvres. Il sentait queNelly-Rose, dans ses bras, s’alanguissait etdevenait une proie presque conquise déjà. Il respirait son parfum, plus chaud, pluspersonnelquel’après-midi,lorsdeleurpremièredanse.Ilvoyaitsoussesyeux,sousseslèvres,latêtecharmantedelajeunefilles,sesyeuxmi-closdontleslongscilsrecourbés,surlesjouesdélicates,jetaientuneombremolle,saboucheauxlèvrespures,entrouvertessur lesdents éclatantes. Il eûtvoulu s’inclinerdavantage sur elle, et baiser cesyeux, etbaiserceslèvres.

Jamaisilnel’avaitautantdésirée.Plusquejamaisilétaitrésoluàtriomphersansdélai,dèscettenuit,puisqu’iln’avaitquecettenuit.Demain,toutseraitdécouvert.Elleluiseraitarrachée. Elle-même s’arracherait de lui…Maismaintenant elle était là, avec lui, à samerci,sanspersonnepourlaprotégercontrelui.Et,sansscrupules,ilenprofiterait.

Lavalseprenaitfin.IlramenaNelly-Roseàlatablequetousdeuxoccupaient.

Commeilsyarrivaient,lajeunefillefutbombardéedeboulesdecouleuretenvironnéedeserpentinsjetésparungroupedecinqhommes,desRusses,quioccupaientlatablelaplusvoisinedelaleur.

Nelly-Rosenes’enformalisapas.Ellerit,et,sursonsiège,serenversa.

–C’estamusantici,dit-elle,d’unevoixunpeuvoilée.Maisquellepoussière!…

Elle but encore quelques gorgées de champagne et, tout à coup, regardant soncompagnon:

–Commentvousappelez-vous?

Iltressaillit.Qu’est-cequecelavoulaitdire?

–Maisoui,continua-t-elle.PuisqueIvanBaratofn’estpasvotrevrainom…commentvousappelez-vous?

Ilfutindécis.Mais,autantrépondre–detoutesfaçons,ellel’apprendraitdemain,sonvrainom…

–Gérard,dit-il…,c’estunnomquivousplaît?

–Maisoui,fit-elleavecunvaguesourire.

Illuioffritunecigaretted’Orient.Ellel’accepta.Unmoment,ellefumasansparler.Etpuis,commeessayantdes’éveiller:

–N’est-ilpastrèstard?Vousdevezmerameneràlamaison,voussavez…

–Oui,oui…toutàl’heure…Nelly-Rose,c’estunetellejoiepourmoidevousavoirici…decroirepourunmomentquevousêtesàmoi…depouvoirvousdirequejevousaime,Nelly-Rose…

–Vousm’aimez,répéta-t-elle,commesiellenecomprenaitpasbien…

–Oui.Celavousfâche?

Elleleregardaet,avecsonsourireunpeuperdu,réponditseulement:

–Jenesaispas.

Denouveau, ilsdansèrent, et, quand il l’eut ramenée, lesRussesqui étaientvoisins,couvrirentencorelajeunefilledeboulesdecouleuretdeserpentins,enluiadressant,cettefois,desparolesprononcéesenrusse,confuses,maisquifirentfroncerlesourcilàGérard.

La fête d’ailleurs finissait et, en finissant, devenait de plus en plus bruyante etdébraillée.Nombredegens– lesgenschics surtout–étaientpartis. Ilne restaitquederaresgroupes,quihurlaientdeschantssauvagesouessayaient,envacillant,dedanser.

–Ilfautrentrer,bégayaNelly-Rose, laquelle,dureste,nevoyaitrienduchangementopérédansl’assistance.

–Oui,nousallonsrentrer,ditGérard.

Ilconsultafurtivementsamontre.Quatreheuresdumatinapprochaient.

Il n’avait lui-même que cette idée, partir de là avec Nelly-Rose et l’entraîner versl’escalier qui était là-bas, au fond de la cour, vers l’escalier par où l’on montait à sachambre…

Il hésitait encore, observantNelly-Rose.N’aurait-elle pas un sursaut de révolte, s’ill’entraînaitchezlui?Lemomentétait-ilvenu?Assistoutprèsd’elle,ilsentaitcontreluilachaleurdesonjeunecorpssouple.Ilavait,derrièrelesépaulesnuesdelajeunefille,posé

sonbras sur ledossierde lachaise.Nelly-Rosene s’éloignaitpas,peut-êtren’avait-ellepas conscience de ce rapprochement. Peut-être un vague besoin de se blottir, un vaguedésir d’être encore dans les bras de cet homme, où elle avait été si bien en dansant,l’empêchaientde trouver la forcede fuir ce léger contact, cette tendresse enveloppante,forte,autoritaire,quilasubjuguait…

–Hé!lesamoureux!cria,avecunfortaccent,unevoixavinée.

Gérardtournalatête.

Il ne pouvait plus feindre d’ignorer les propos des cinq Russes établis à la tablevoisine,etlesplaisanteriesgrossièresqu’ilsprononçaientmaintenantenmauvaisfrançais,afind’êtrecomprisdeNelly-Rosequi,dureste,nelesentendaitpas.

Celui qui avait parlé, un colosse à l’énorme carrure, voyant le regard deGérard seposersurlui,reprit,provocant,cherchantàréunircequ’ilsavaitd’argotfrançais:

–Benoui!Pourquoiquetulagardespourtoitoutseul,lapoule?…Onesttousfrères,ici, ce soir… Elle est bien balancée… Pourquoi qu’elle vient pas à notre table ? Onrigolerait.

–Jevouspriedevoustaire,jetasèchementGérard,donttouslesinstinctscombatifssedressaientetquisecontenaitmal,maissecontenait,l’incidentrisquantdegênersonplan.

–Metaire!…Qu’est-cequetuespourmediredemetaire?hurlalecolosse.Moi,jesuisNicolasTchébine…ettunemefaispaspeur!Etpuisqu’elleneveutpasvenir,lajoliepoule,c’estmoiquiviendrai.Onvatrinquernousdeux!…

Ilselevaets’avançaverslatabledeNelly-RoseetdeGérard.Éméchémaisnonivre,haut et solide commeune tour, un sourirebestial, insolent, sur sa large face à la courtebarbedemoujik,iltenaitàlamainungrandverrepleindevodka.

–Tiens,goûte-moiça,petitpigeon,dit-il–retrouvantuneexpressiondupaysnatal–,àNelly-Roseenapprochantleverredeslèvresdelajeunefille.

Nelly-Rose,avecuncrid’effroietdedégoût,serejetaenarrière.

DéjàGérard était debout.Arrachant le verre au colosse, il lui en jeta le contenu auvisage et, avant que l’autre eût pu esquisser le geste de le frapper, de son poingirrésistiblementlancéill’atteignitaumenton,etl’envoyasurleplancherpoudreux.

Instantanément, toutcequi restaitde l’assistance futdeboutet accourutpourvoir labataille.

Lesquatrecompagnonsdelabruterenversées’étaientdressésavecdescrisdecolère.TousensembleseruèrentsurGérard.

Gérard fit deux pas au-devant d’eux afin de protéger Nelly-Rose et d’avoir sesmouvements libres. Un sourire durcissait son visage, une flamme impitoyable flambaitdanssesyeux.C’étaitleGérarddel’actionetdelalutte.

Athlétique,enquatrecoupsdepoingfoudroyant,ilsedégageadel’attaque,fitreculerchancelants ses adversaires étonnés. Mais le colosse se relevait, mais les autress’emparaientdebouteillesàchampagnepours’enfaireunearme.

Ilsallaientseruerdenouveau,excitésparlescrisdesderniersassistantsdemeuréslà,etpourquilespectacled’unhommeélégant,assailliet,ilsl’espéraient,assomméparcinqbrutes,constituaitunerareattraction,unefindefêtevraimentamusante.

Maistousreculèrent,etplusieurss’enfuirent.

Gérard,froid,déterminé,avaittirédesapocheunbrowningetlesenmenaçait.

Ilprofitadeleurstupeur,ilprofitaaussidel’arrivéedeYégor,lepatrondelaPension,qui,prévenudelabagarre,accouraitetsejetaitentreluietlesassaillants.

En une seconde,Gérard, se retournant versNelly-Rose qui était debout, blanche depeur,lacouvritdesonmanteaurougerestésurlachaise,l’enlevadanssesbras,commeileûtenlevéunenfant,etl’emporta.Ilavaitreprissonrevolverdansunemain.Nuln’osalepoursuivre.

Sansavoirbiensaisilesévénements,Nelly-Roseselaissaitfaire,éperdued’épouvante,seconfiantàcethommeplusfortquetousleshommes,àcethommequilaprotégeaitetlasauvaitdesbrutesmenaçantes.

Gérard gagna rapidement la cour obscure et la traversa. Dans l’angle était le petitescalierquiconduisaità sachambre. Il legravitavecson fardeauqu’il serraitcontre sapoitrine.Trophabituéauxpérilspouravoirété,unseulinstant,émupendantlabataille,iln’éprouvait d’autre sentiment qu’une joie ardente. Il avait réussi ! L’incident, loin de ledesservir,luiavaitlivréNelly-Rose.

Dans sa chambre, il la déposa sur un divan, fit de la lumière, et tira les doublesrideaux.Puisilrevintverslajeunefille.

Nelly-Rose semblait à demi inconsciente. Pourtant elle ouvrit les yeux et regardaautourd’elle.Sur la cheminée, elle entrevit confusément, dansunvase,unebranchedelilas.

–C’estmonlilas?demanda-t-elled’unevoixfaibleàGérard.

Ilfitouidelatête.Auborddudivansurlequelelleétaitàdemiétendue,ilavaitposélegenou.Ellevoyaitau-dessusd’elle,àdemi-penché,sonvisage;ellevoyaitsesyeuxqui,sur elle, faisaient peser un regard immobile, avide, un regard qui lui enlevait le peu deforcequ’elleavaitencore.

Avait-elle peur ? Peut-être un peu,mais bien confusément, et bien inconsciemment.Ellenese rendaitpascomptede la situation,danssa lassitude.Oh !qu’elle était lasse !L’épouvantedetoutàl’heure,lesémotionsdetoutelajournée,lafatigue,l’avaientbrisée.L’étourdissement du champagne voltigeait encore, comme un vertige léger, dans soncerveau.Toutcelaetsurtoutceregard,ceregardsurelle,douxetfort,l’ensevelissaitdansunesorted’ivresseendormeuseoù toutesses forcesdéfaillaient, sanssouffrancecommesansdéplaisir…

Elleeutpourtant,parlantcommeenunsonge,unbalbutiement:

–Nem’embrassezpas…ilnefautpasm’embrasser…MonDieu !…J’aieu tort !…Mamanm’avaitbiendit…

Ellesemblaituneenfantquiseplaint.

Elleparaissaitpetite,faible,maissidésirabledanssonabandon…

Elle rouvrit une seconde les yeux, vit l’homme toujours penché sur elle, vit sonregard…

–Jevousenprie,gémit-elleplusbasencore.Jevousensupplie…je…jeveuxpartir.

Etdansunsouffle:

–Jeveuxpartir…Aidez-moiàpartir…

Elle retomba, plus abandonnée, sur les coussins du divan, les yeux clos, endormie,pacifiée.

Ilsepenchalentementverssaboucheentrouverte…

Chapitre5

Lejeunehommebrun

Valnais, affolé, malgré l’aide à lui apportée par Thureau, eut quelque peine à tirerMmeDestoldel’évanouissementoùelleétaitplongée.Avecardeur,illuifrappalesmains,luifitrespirerdel’éther, trouvésurlatoilettedeBaratof,et, imbibantd’eaudeCologneuneserviette,illuienfrottalestempes,lefrontetmêmetoutelafigure.

LerésultatfutderendreauvisagedeMmeDestolsonaspectnatureletdetransporterlemaquillagemulticoloredontcevisageétaitchargésurlaserviettequidevintainsipareilleàlapluscapricieusementbigarréedespalettes.

Le résultat fut aussi, enfin, de rendre ses esprits àMmeDestol. Elle ouvrit des yeuxencorehagards et se remonta légèrement, aidéede ses soigneurs,dans le fauteuil où ilsl’avaientdéposée.

–Là,çavamieux?Là,çavamieux?disaitlebonValnais.

Cependant, le commissaire de police continuait son enquête. Il interrogeait, après legarçon d’étage, le portier qui avait vu entrer le « grand jeune homme brun » et quidéclarait que celui-ci était déjà venu dans la journée, et le valet de chambre qui avaitentenduladisputeetquiavaitditàsoncollègueManuel«Çachauffelà-dedans»;enfin,lemaîtred’hôtelqui,audîner,avaitserviBaratofetl’inconnu.

Ce dernier employé du Nouveau-Palace déclara que les deux hommes, pendant lesmomentsdeleurrepasoùilétaitprésent,n’avaientéchangéquedesproposinsignifiants.Ilssemblaientenbonstermesetmêmesurunpieddefamiliaritépuisqu’ilssetutoyaientets’appelaientparleursnoms:Baratof,Gérard.

– Vous ne pouviez pas dire ça tout de suite, s’écria le commissaire. Il s’appelleGérard?C’estunrenseignement.

Cet estimable magistrat avait de l’ambition. Il eût voulu, dans cette affaire quiapparaissait comme sensationnelle, obtenir un résultat décisif avant l’arrivée du juged’instruction et des représentants de la police judiciaire. Mais, à la réflexion, il dutreconnaître que le renseignement était mince. Gérard, un simple prénom, et qui n’étaitpeut-êtremêmepaslevraiprénomdel’inconnu…

Que cet inconnu fût l’assassin, le commissaire n’en doutait pas, et chaque détailnouveau qu’il relevait renforçait sa conviction. La nature de l’assassinat ? Querellesoudaine,oucrimeprémédité.Lemobile?Vengeance,ourivalité,ouvol.

LesvalisesduRusse,eneffet,gisaientdansuncoindelachambreàcoucher,àdemiouvertes… Pourtant, elles n’avaient pas été vidées… Alors, était-ce un meurtre derencontre?Unmeurtrepassionnel?Unmeurtreintéressé?Outoutàlafois?…Énigme…Et puis, autre énigme, pour quelle raison cette dame se trouvait-ellemêlée à l’affaire?

Cette dame qui venait de s’évanouir et qui avait prononcé avec angoisse un nom qu’ilavaitmalheureusementmalentendu…

Le commissaire se rapprocha de Thureau qui, sans aucunement y participer, l’avaitlaissémenerseulsonenquête.

–Bizarre affaire,monsieur, et qui doit présenter des dessous assez particuliers… Jecrois qu’il y a eu vol… De toutes façons, certains renseignements pourraient êtrefournis…

–Vouscroyez?…–Thureaufixaitsurluiunregardterneetpourtantsignificatif.Ehbienleparquet,quiseraicidèslematin,lesobtiendra,cesrenseignements.Jepréviendrai,d’ailleurs,àlapremièreheure,lepréfet.Transmettezsansretardvotrerapportsurcequevousavezconstaté.

Le commissaire depolice avait du tact, et il avait aussi, on le sait, de l’ambition. Iln’insista pas. Il savait l’influence de Thureau sur le préfet dont Thureau était lecollaborateur leplusdirect. Il compritque ladiscrétion,à l’égardde ladame inconnue,s’imposait.

–Faitesd’ailleurstoutlepossiblepouridentifierceGérard,continuaThureau.Sivouspouviez,avantlafindelanuit,lefairearrêter,ceseraituncoupdemaître…

IlrejoignitMmeDestolqui,danssonfauteuil,restaitaccablée,etluidit:

– Chère madame, il est quatre heures du matin. Vous devez être brisée, il fautabsolument rentrer chezvous tranquillement, avec toute confiancedansnotre diligence.L’affaireestentrelesmainsdelapolice,et,dansquelquesheures,certainement,toutseraréglé.Comptezsurnous,chèremadame.Moi,jemereposequelquesmoments.

MmeDestolnebougeapas.EllesemblaitavoiràpeineentendulesparolesdeThureau.Pourtant,ellemurmura:

–Oui…Vousavezraison…Jeviens…

ThureauseretournaverssonamiValnais,luiadressaquelquesrecommandationsetseretiradanslapiècevoisine.

ValnaisalorsserapprochadeMmeDestolet,sepenchant:

–Alors,chèreamie,vousêtesprête?Nouspartons?

MmeDestolétaittoujoursimmobile,maisellesemblaitseréveilleretretrouvertoutesaconscience.Elleditd’unevoixbasseetrésolue:

–Oui,oui,nousallonspartir…Maiss’imagine-t-onque jevaisrentrer?…etque jevaisattendredesheures,sansagir,tandisqueNelly-Roseestaveccebandit,cetassassin?

Trèscalme,àprésent,pleined’une inflexible résolution,ellen’étaitplus l’habituellefemme coquette, frivole et brouillonne, qui prenait la vie comme une suite de paradesmondaines et de distractions hétéroclites. Valnais la regardait. Dépeignée, défardée, lestraits tirés, elle avait vieilli de vingt ans, mais elle n’en avait cure, et il ne pouvaits’empêcherdelatrouveradmirableet touchante,ainsi transfiguréeparl’amourmaternelquiluifaisaitoubliertouteautrechoseaumonde.

Sourdement,sansgeste,elleprononça:

–Écoutez-moi,Valnais…SurlatabledecemisérableBaratofcarc’étaitunmisérableetilestresponsabledetoutcequiarriveàmafille…Surlapetitetablequiestlà-basaufond à droite… vous m’écoutez bien ?… j’ai vu tout à l’heure un carnet de notes…d’adresses, sans doute… Peut-être contient-il des renseignements sur l’autre canaille…uneindicationquelconque…

Valnais,étonné,protesta:

–Oh!voyons,quoi!…Lesgensdelapolicen’auraientpaseul’idéedevérifier?…

–Allez…Feuilletez-le…Ilsn’yontpaspenséencore…Allezlefeuilleter,maissansenavoirl’air…

Valnaisobéit.Avecunregardobliquevers lecommissairedepolicequi,à lagrandetable,écrivaitsonrapport,ilfitquelquespas,tournantautourdelapiècecommepoursedégourdir les jambes, l’allure maladroite d’ailleurs, et guindée, avec une affectationd’indifférencequieûtdonnél’éveilàquil’eûtobservé.Ils’approchadelapetitetable,vitlecarnet,et, sans leprendre,sansmêmebaisser la tête,duboutdudoigt, il le feuilleta,parcourantdesyeuxlespremièrespages.

Soudain,ilretintunmouvementdesurprise,étouffauneexclamationet,sansattendre,revinttoutdroitversMmeDestol,etchuchota:

–Çayest…j’ai trouvé…Oui,une indicationdatéedequelques jours :DeLondres,télégraphieràGérardconfirmationdemonarrivéepourle8mai.Adresse:PensionrusseàAuteuil.

–C’estcela,c’estcela,balbutiaMmeDestolenfiévrée.Et,c’estlà,danscettePensionrussequeceGérardadûemmenermafille.Venez,dit-ellebrièvementàValnais.

–Maisoùallons-nous?

–SauverNelly-Rose.

Sansparleraucommissairequicontinuaitàécrire,ellesortit.

Valnaissuivit,toujoursobéissant.Dansl’escalier,pourtant,ilobjecta:

–Mais pourquoi n’avoir pas prévenu Thureau ou le commissaire ? Ne croyez-vouspas?

–Non, trancha-t-elle péremptoire, tout en consultant l’annuaire du portier. Ils n’ontrien su découvrir…Moi, j’ai su… Et je saurai retrouver ma fille… Ah ! tenez, voilàl’adresse.Allonsvitelà-bas…

– Je vous suis, chère amie, ditValnais, qui se reprenait un peu à l’espoirmalgré safatigue,etmalgrél’amertumecroissantequ’iléprouvaitàsedireque,depuisunaussilongtemps,Nelly-Rosesetrouvaitaupouvoird’unbanditinconnu.

Ilétait4h20quandl’autodeValnaiss’arrêtadevantlaPensionrusse.

Lamaisonétait obscure.Aucunevoiturene se trouvait devant laporte, quipourtantn’étaitpasferméemaisseulementpoussée.

MmeDestol,suivietoujoursdeValnais,délibérémententralapremière.

Toutparaissaitdésert;danslebureauàdemiéclairé,personne.Maislà-bas,semblantprovenird’unecourmaléclairée,unemusiques’entenditsoudain…

Ils s’avancèrent,virent lehall,décorpresquecrapuleuxmaintenantd’une finde fêtequiatournéàlapiètreorgie,avecdesflaquesdevinparterreoùbaignaientlesboulesdecouleur, les serpentins pendant auxmurs ou amoncelés dans les coins, et les quelquesgroupesdebuveurs,mornes,àdemi ivresauprèsde leursverres,etdont l’un,colosseàl’aspectbrutal,essayaitdetirerdesaccentsharmonieuxd’unaccordéon.

C’estverscetindividu,assisaumilieudequatreautres,queMmeDestols’avançapourserenseigner.

–N’avez-vouspasvu,toutàl’heureici,unjeunehomme,grand,élégant, trèsbrun?luidemanda-t-elle.

Pourquois’était-elled’abordadresséeàcethomme?Ellen’auraitsuledireelle-même.Elle avait la conviction que Gérard avait amené là Nelly-Rose, et elle était décidée àinterrogertoutceuxqu’ellerencontreraitdanslamaison.

L’homme,àlaquestion,levaunvisagequel’abrutissementd’unelonguedemi-ivressecouvrait d’un voile. Il voulut d’abord répondre une grossièreté,mais l’autorité qui étaitdanslavoixetdansleregarddeMmeDestoll’enempêcha.

–Ungrandbrun,élégant…Oui,ilétaitlàtoutàl’heure…,dit-ilcommemalgrélui.

–Seul?

–Non,ilyavaitunefemmeaveclui.

–Unejeunefemme?précisaMmeDestol,palpitante.

–Oui.

–Etmêmetrèsjeune,intervintundesautresRusses,etbienjolie…Elleavaitunerobeblanchequimontraitsesbrasetsesépaules,etpuis,ungrandmanteaurouge…

–C’estbienelle,murmuraMmeDestoldontl’émotionétranglaitlavoix.

– Ils étaient là, continuait le second Russe en désignant la table voisine qu’avaientoccupéeNelly-RoseetGérard.Ilssontarrivésversdeuxheures.Ilsontdanséensemble.Ilsseserraientl’uncontrel’autrecommedesamoureux…

–Etoùsont-ils?…

L’homme fit un geste d’ignorance. Il ne se souciait pas de raconter la rixe, peuglorieuse,ouàcinqilsavaientététenusenrespectparunseulhomme.

–Ilssontpartis,dit-ilseulement.Lajeunedamesemblaitmalade,fatiguée.Legrandbrunl’aemportéedanssesbras.

–Etpuis?

–Etpuis,nousnesavonspas…

– Si, si, vous savez… il faut savoir… il faut vous rappeler, insista Mme Destol,haletante.Rappelez-vous,jeleveux.

UndesRusses,maigre, à l’air avisé,moins ivreque lesquatreautres, etquin’avaitjusqu’alorsriendit,serapprocha.Pourquoinepastirerpartidelasituation?Cettedameetsoncompagnonsemblaientbienémus.Sûrement,c’étaientdesgensriches.Ilspaieraientbienunrenseignement.Etpuis lesrenseigner,ceseraitaussisevengerde l’hommequi,toutàl’heure,seulcontrecinq…

–Eh bien, voilà, dit-il àMme Destol, on parlerait bien,mais ça peut nous faire desennuis.Noussommesdepauvresgens…

–Donnez-luidel’argent,ditMmeDestolàValnais.

ValnaissortitcinqcentsfrancsqueleRusseempocha.

–Ehbien!voilà,reprit-il,jelesaisuivisdeloin…jelesaiguettés…Alors,enportanttoujourslajeunedame,cemonsieuradisparulà-bas,àl’angledelacour…C’estlàquedonnel’escalierquimèneàsachambre…Jel’aivutantôtyentrer…

MmeDestolchancela.

–Etilyserait,maintenant…aveccettedame?

–Pasdedoute,ditleRusse.

MmeDestolavaitdéjàsurmontésadéfaillanced’unmoment.

–Conduisez-moi,ordonna-t-elle.

– Ça y est, on va avoir notre revanche contre le type, souffla le Russe à sescompagnons.

Il prit les devants vers la cour sombre. Mme Destol était sur ses talons. Soudain,Valnais,quimarchaitprèsd’elle,entenditlebruitd’undéclic.Ilregardasacompagne.

–Qu’est-cequevousfaites?Qu’est-cequec’estquecela?demanda-t-ilépouvanté.

MmeDestol tenait à lamainunpetitbrowning.Ellene réponditpasà laquestiondeValnais.Sonvisageétaitcontractéparuneexpressionderésolutionfarouche.Valnaisvitledrameimminent.Folledecolèreetdedouleur, lamèreétaitprêteà toutpourvengersafille,châtierlecoupable,prêteàtirer,prêteàtuer.

Et les Russes suivaient, à moitié ivres, surexcités, avides de vengeance, résolus àenfoncerlaportesileurennemirefusaitd’ouvrir.

MmeDestol,quisehâtait,silencieuse,implacable,atteignitlebasdel’escalieràdemiéclairé.

–Oùallez-vousmadame? luidemandaunhommequiparut toutàcoupdevantelle,débouchantd’uncouloirquivenaitdel’autrepartiedelamaison.

C’étaitYégor, le patronde la pension. Il regardait le groupe et répéta, s’adressant àMmeDestoletàValnais:

–Oùallez-vous,madameetmonsieur?

MmeDestol,soussonmanteau,dissimulasonarme.

–NousallonschezunjeunehommebrunquisenommeGérardetquivientderentrerdanssachambreavecunejeunedame.Laissez-nouspasser.

Le patron eut une imperceptible hésitation. Il avait vu le browning dans lamain deMmeDestol.La présence auprès d’elle des cinqRusses battus tout à l’heure parGérardétaitsignificative.D’autrepart,ilsoupçonnaitGérarddes’êtreembarquédansunehistoirecompromettante. Il le savait capable de bien des choses pour assouvir ses désirs. Cettejeune filleemportée,celaavaitbien l’aird’unenlèvementet,encemomentmême,elleétaitlà-hautaveclui…Undrameétaitimminent.Yégorlecomprit.Ilnevoulaitpasd’unehistoiresanglanteet scandaleusedanssamaisonque lapolicedéjàsurveillait. Ilvoulaitsurtoutprotégerl’hommequi,autrefois,luiavaitsauvélavie.BarranttoujourslepassageàMmeDestol,etsansluirépondre,ilditauxcinqRusses:

–Etvousautres,qu’est-cequevousfaiteslà?

–Nousguidonsmadame,ditlemaigre.

–Ah!vraiment?Ehbien!c’estpaslapeineetvouspouvezfiler.Madame,continuaYégorens’adressantàMmeDestol,ilestinutilequevousmontiez.M.Gérard,quiestundemesclientsoccasionnels,abiensachambreici,maisiln’yestpas.Luietlajeunedamen’ysontpasrestéscinqminutes.Jelesairencontréscommeilsressortaient.Ilsontquittélamaison,etjelesaivusmonterdansl’autoquilesavaitamenés.

–MonDieu,gémitMmeDestolqui,pasuneseconde,nedoutadelaparoledupatron.

–Allons,vousautres,repritcelui-ciens’adressantauxcinqRusses,jevousaidéjàditdefiler.Vousn’avezrienàfaireici.

Il avait parlé avec autorité. Ils avaient tous besoin de lui, et ne voulaient pas lemécontenter.Ilss’éloignèrentengrommelantverslehalloùleslumièrescommençaientàs’éteindre.

MmeDestolrestaunmomentsilencieuse.Sasurexcitationétaittombéed’unseulcoup.Ladétresseetledécouragementl’accablaientdenouveau.

–Quefaire?murmura-t-elle.Nelly-Rose…,mapetite…oùest-elle?MonDieu!quefaire?

–Iln’yaqu’ànousenaller,ditValnais.

Ilétaitaccablé,luiaussi,àboutdeforces,maisilétaitaussiconfusémentsoulagédequittercethôteloù,unmoment,ilavaitredoutéd’êtremêléàunebataille.

IlpritlebrasdeMmeDestoletlaramenaversleurauto.Lepatronlessuivitjusqu’àlaporte.

–Rentronsàlamaison,elleyserapeut-être,ditMmeDestol,ressaisied’unlégerespoir.

L’aubenaissait,uneaubenuageuse,aigre,presqueglaciale,d’undébutdemai.Àsaclartéblanche,tousdeux,brisésparlafatigueetparl’insomnie,apparaissaientdéfaitsetblêmes.

– Nous aurions peut-être mieux fait de nous faire accompagner par la police, ditValnaisdansl’auto,aprèsunmomentdesilence.

–Pourquoicela?Lapolicen’auraitrientrouvédeplusquenous,puisquecemisérableaemmenéailleursmapauvreenfant?Ah !Valnais,monami,quellesangoisses !…Quen’avez-vousépouséplustôtNelly-Rose!Cettehorriblehistoirenousauraitétéépargnée!…Mapauvrepetite,aveccethomme!Ah ! jeveuxespérerencore…Réfléchissons.Deminuitàdeuxheures,ilssontchezNelly-Rose…Là,riendegrave…Ilsviennentensuiteàcettefête…unefoule…rienencore…Alors,siàprésentnousretrouvonsNelly-Roseàlamaison…Vousvoyez,Valnais…

Oui,maissinousnelaretrouvonspas?…Et,toutdemême,elleaurapassélamoitiéde la nuit seule avec cet homme… contre qui elle se serrait… comme contre unamoureux… dit lamentablement Valnais, qui, malgré son amour pour la jeune fille, ouplutôtàcausedecetamour,commençaitàtrouverquel’indépendanceetl’imprudencedeNelly-Roseavaientdessuitesbienfâcheusespourunfuturépoux.

–Écoutez,repritMmeDestol,quandnousallonslaretrouver,nousneluiparleronsderien…Elleapprendraasseztôt…C’estconvenu,n’est-cepas?

–Oui,ditValnaismorne.

Place du Trocadéro, une horrible déception les attendait. Nelly-Rose n’était pasrentrée.Sachambre,sonboudoirétaientvides.

–C’est affreux,gémitMmeDestol, qui, à cette nouvelle déception, dans unedétentenerveuse,éclataensanglots.

–C’estaffreux,gémitenéchoValnaisenselaissanttombersurledivan.

Ilsattendirentsilencieux…Cinqheuressonnèrent…sixheures…C’étaitlegrandjourdepuis longtemps. Mme Destol ni Valnais n’osaient plus se regarder. Leur certitudemutuelleétaittotale,etatroce.Septheures…Unbruitdeclefdanslaported’entrée…

–C’estelle!criaMmeDestolensedressantdesonfauteuil.

Oui, c’était Nelly-Rose. Pâle, marchant d’un pas automatique, elle entra dans leboudoir.

Mme Destol s’était précipitée au-devant de sa fille. Elle voulait la questionner,maiscommeellel’avaitditàValnais,nevoulaitrienluirévéler…Emportéeparsonémoi,ellenetrouvaquecesmots:

–C’estunassassin!

–Qui?Qu’est-cequetudis?interrogeaNelly-Rosed’unevoixsourde.

–Lui!L’hommequiestvenu,quit’aemmenée,avecquituaspassélanuit,ceGérard!C’estunassassin!Unvoleur!IlatuéBaratofpourlevoler!

–Mais,puisquec’estlui,Baratof!balbutiaNelly-Rose.

–Non!IlaprislenomdeBaratofetilatuélevraiBaratof!Ill’aégorgéauNouveau-Palace.Ill’aégorgéavantdevenirici,àminuit…J’aivulecadavre…C’estunassassin!…Lapoliceletraque…

Ilyeutunlongsilence,silenced’épouvante,silenced’horreur.

Nelly-Rose,tremblante,restaitmuette…

Puis,avecl’inhumaineraideurdesmouvementsd’unautomate,ellepritparlebrassamère et, toujours sans un mot, la conduisit hors de son boudoir jusqu’à la porte ducorridor.Ellefitdemêmeàl’égarddeValnais.Ellerefermasureux,àdoubletour,cetteporte.Ellerevintdanssonboudoir,toujoursautomatique,seregardamachinalementdanssapsyché,s’yvitspectrale,et,soudain,sejetantsursondivan,éclataensanglots.

Quatrièmepartie

Chapitre1

L’inspecteurNantas

–CeBaratof,disaitM.Lissenay,juged’instruction,àsonsecrétaire,àl’instantoùilsarrivaient tous deux au Nouveau-Palace, peu après huit heures du matin, ce Baratof,d’aprèslesrenseignementsqueviennentdemefournirlesdossiersdelapréfectureetdelaSûretégénérale,étaitunpersonnageassezlouche.Trèsriche,commentl’était-ildevenu?Voyageantsanscesse,pourdesraisonsmaldéfinies,depaysenpays,surveilléenPologneet en Autriche par la police, son existence présente des côtés bizarres qui peuventexpliquerl’assassinat.Cedondecinqmillionsauxlaboratoires,quiaattirél’attentiondupublic, devait avoir pour lui un intérêt caché. L’assassin est sans doute un anciencomplice.

–Oupeut-êtreunevictimequiseseravengée,remarqualesecrétaire.Ils’interrompit.Tousdeuxentraientdansl’appartementdeBaratof.

Lecommissairedepoliceduquartiern’yétaitplus.Àsaplace,etentourédetroisouquatreagentsencivil,unhommedehaute taille,solidementbâti,avec,sousunecalotted’épais cheveux roux coupés court, une large face au perpétuel sourire, allait et venait,observanttouteschosesduregardaigudepetitsyeuxétonnammentmobiles.

C’était l’inspecteurprincipalNantas,unedes illustrationsde lapolice judiciaire.Sesennemis,sesenvieuxluireprochaientdetropaimerlesapéritifs;sesamis,sesadmirateurssoutenaient que cette imputation était calomnieuse et que, si Nantas paraissait parfoiséméché,c’était,commesesaffectationsdebonhomieetdelaisser-aller,unecomédiequ’iljouaitpourendormir ladéfianceetparaître inoffensif ; seschefs,eux,qu’il s’enivrâtounon,vantaientsonincomparablesagacité,sonexpérienceconsomméeetlasûretédesondiagnosticpresqueinfaillible.

–Ehbien,Nantas?demandaM.Lissenay,quileconnaissaitdelonguedate.

– Eh ben ! monsieur le juge d’instruction ! voilà, dit Nantas, qui avait coutume detraîner lavoixetde répéter sesmots.Ehben !voilà, regardez-moicesvalises : ça a étéouvert…Tenez, celle-là, voyez-moi la serrure, ça a été forcé. Il y a euvol, c’est sûr etcertain…Oh!certes,onn’apastouchélesvêtements,maisceBaratof,d’aprèsmespetitsrenseignements, avait toujours des bijoux, des objets de valeur, des choses de Russie,n’est-cepas?…Etons’estcassé lepoignetdessus…Yaplus rien…Du reste, sivousvoulezvenirvoirlecorps…Jenemesuispaspermisdelefouilleravantvous.

–Allons!ditM.Lissenay.

IlsgagnèrentlachambreàcoucheroùlecorpsdeBaratofreposaitsurlelit.Nantassepenchasurlui.

– Tiens, tiens, tiens, le gilet a été déboutonné, et bien brutalement. Il y a un desboutonsquiasauté.Voyons…,pasdepocheintérieure,augilet?Maissi…maissi…Etbien intéressante la poche de droite, bien intéressante !… La patte est déchirée… et,monsieur le juge, voyez-moi comme la poche est distendue, comme ses bords sontdécousus !… Cette poche-là a contenu quelque chose de trop gros, de trop large, quil’écartelaitetladéformait,etqu’onaarrachéviolemment.Qu’est-cequeçapouvaitêtre?Des billets de banque… oui, peut-être…mais, pas probable… pas probable…Voyonsmaintenantleportefeuille.

Ilfouillalesmoking,entiraunélégantportefeuillequ’ilpassaàM.Lissenay.Celui-cieninventorialecontenu.

–Pasd’argent,dit-il,despapiers,maispasd’argent.Ilyaeuvol.

–C’est sûr,monsieur le juge. Ilétaitensmokingetallait sortir.Onnesortpassansbeaucoupd’argentquandonestBaratof…Lecarnetdechèquesestintact…Évidemment,comments’enservir?etc’estcompromettant.Mais,qu’est-cequ’ilpouvaityavoirdanslapochedugilet?…Desbilletsdebanque…pasprobable.Pourquoientasserdesbilletsdebanque dans la poche de son gilet quand on a un carnet de chèques et qu’on vient deLondresoùonapuchangertoutcequ’onavoulu?…

M.Lissenay examinait les papiers deBaratof.Nantas se dirigea vers la table où setrouvait toujours le carnet d’adresses que, dans la nuit, Mme Destol avait eu, seule,l’initiativedeconsulter.

–Tiens,tiens,tiens,ditl’inspecteurprincipal,ça,c’estpeut-êtredubon.

Ilpritlecarnet,entournalespages,l’uneaprèsl’autre.

–Tiens, tiens, tiens, redit-il tout à coup,monsieur le juge, regardez-moi cette page-là…Hein?c’estlalistedespapiersqu’ilaapportés,etregardez-moilamentionquiestlà,soulignéeàl’encrerougepochette?Oùest-elle,cettepochette?J’ensaisrien,maisjesaisoùelleétait.Elleétaitdanslegilet.EtelledevaitcontenirquelquechosedeprécieuxpourqueBaratof lagarde toujourssur lui,etc’estpour la luivolerqu’on l’aassassiné.Vouspermettez,monsieur le juge,que je regardeencoreunpetitpeucecarnet?…Jene saisvraiment pas pourquoi on n’a pas pensé à le regarder plus tôt. C’est un truc plein derenseignements.

Sous l’œil amusé deM.Lissenay, l’inspecteur principalNantas continua à feuilleterattentivementlecarnet.

–Tiens, tiens, tiens, répéta-t-il, je crois que voilà une petite indication sur l’ami dudîner, le jeune homme brun, le sieurGérard… ça le concerne, ça, le sieurGérard : DeLondres,télégraphieràGérardconfirmationdemonarrivéepourle8mai.PensionrusseàAuteuil.Nousysommes,jelaconnais,cettePensionrusse…C’estunedrôledeboîte…

Nantas,vousêtesprécieux.Allez-yvoirsansretard,ditlejuge.Et…

–EtjecueillelesieurGérardetjevousl’amèneendouce,monsieurlejuge…Àmoinsqu’ilnesoitdéjàenvolé…Viensavecmoi,Victor.

Ils’adressaitàundesessous-ordres,unhommetrapud’unequarantained’années.

Tousdeuxsortirent.

Àlamêmeheure,àlaPensionrusse,Gérardachevaitsatoilette.Avantdemettresonveston, ilallumaunecigaretteetprenant levêtementqu’ilportaitpendant lanuit,d’unepocheintérieureilretiraunepochettegonfléedepapiers.

S’asseyant, enbrasde chemise, devant sa table, il enveloppa cette pochette dansunpapierfortqu’ilficela,puiscacheta,aunœuddelaficelle,avecdelacirerougeprisedanssa valise et qu’une allumette bougie lui permit de faire fondre.Ensuite, il inscrivit uneadressesurunpapierqu’ilglissadansuneenveloppe.Celafait,ilsonnalegarçon.

–Demandeaupatrondevenirmevoir,luidit-il.

Deuxminutesaprès,lepatronparaissait.

–Bonjour,Yégor,luiditGérard.Çavabien?

–Ettoi?L’histoiredecettenuit?

–Quellehistoire?…Ah!Lesivrognes…Pfut!

–Tusaisqu’onestvenuserenseignersur…surladamequiétaitavectoi…Oui,c’estune dame pasmal plus âgée qui est venue, et un jeune homme… Ils voulaientmonterici…

–Etalors?

–J’aiditquetuétaispartiavec…avecelle.

– Parfait. Maintenant, Yégor, attention. Je te confie ce paquet. Il est d’une grandeimportancepourmoi.Tuvasl’enfermerdanstoncoffre-fort,sansquepersonnelesache.Tuentends,tun’enparlerasàpersonneaumonde,pasmêmeàtafemme.Tumelejures?

–Jetelejure,ditgravementleRusse.

–Ettuneleremettrasàpersonnequ’àmoi…ouàquelqu’unquit’apporteramacarteavecmasignature.MacarteaunomdeGérard,etsignéeGérard.Danshuitjours,situnereçois de moi aucun contre-ordre, tu le porteras à l’adresse qui se trouve dans cetteenveloppe.C’estbiencompris?

–Tupeuxcomptersurmoi.

–Merci,monvieux.

Lepatronmitlepaquetdanssapocheetredescendit.

Danslacour,iltrouvasafemme,uneFrançaise,quiparlementaitavecdeuxinconnus.

–CesmessieursdemandentM.Gérard,luidit-elle.

–Ehbien,maisilfautlefaireprévenir.

– Pas la peine, dit l’un des visiteurs, d’une voix traînante. Dites-nous où est sachambre,nousallonsmonter.Noussommesdesamis,ilnousattend.

Lepatroneutunehésitation,maisilnepouvaitrefuserl’indicationàcesvisiteursenquiilpressentaitvaguementdespoliciers.Illesrenseigna,et,pendantqu’ilss’engageaient

dansl’escalierdelacour,ilregagnavitesonbureauet,loindetouslesyeux,enfermadanssoncoffre-fortlepaquetdeGérard.

Gérardmettaitsonvestonquandonfrappaàsaporte.

Qui était-ce ? Les sujets d’inquiétude ne lui manquaient pas, et il éprouva uneimpressiondesatisfactionensedisantquelespapiersétaientensûreté.

Ilallaouvrir.Deuxinconnusstationnaientsurlepalier.

–MonsieurGérard?demandal’und’eux,grandetroux.

–C’estmoi,quedésirez-vous?

–Benvoilà…VousconnaissezbienuncertainM.Baratof?

–Oui.Pourquoimedemandez-vouscela?

–Poursavoir.Jesuisl’inspecteurprincipalNantas,delapolicejudiciaire.M.Baratofaététrouvéassassinécettenuit.

Gérardsursauta:

–Assassiné?Baratofassassiné?

–Benoui,assassiné.

–C’esteffroyable!Assassiné!Unhommevigoureux,courageuxcommelui…

Gérard soudain s’interrompit. Il était très pâle. Le visage contracté, le regard fixé àterre,ilgardaunmomentlesilence.Desesyeuxfouilleurs,Nantasl’observait.

–Oùa-t-ilétéassassiné?demandaGérardd’unevoixsourde.Onconnaîtl’assassin?

–Onleconnaîtra.LecadavreaététrouvéauNouveau-Palace.NousaurionsbesoindepetitsrenseignementssurM.Baratof,oui,depetitsrenseignements…Alors,commenoussavonsquevousétiezundesesamis…undesesbonsamis…onvouspriedevenirlà-bas…

Comment la police avait-elle appris qu’il connaissait Baratof ? Gérard ne se ledemandamêmepas.

–Ilfautquej’aillelà-basavecvous?dit-il.

–Oui.Vous comprenez, on abesoindepetits renseignements…Alors, vouspouveznousaider.

–Jevienstoutdesuite,ditGérard…Lemalheureux…assassiné!…

–Allons,partons,ditNantas.

L’inspecteurVictor,qui avait reçudes instructionsparticulièresdeNantas,descenditaveceux,mais,danslacour,illesquitta.IlrestaitàlaPensionrusse,oùilétaitchargéderecueillirquelquesindications.

Nantas,dansletaxiquil’avaitamené,fitmonterGérardets’assitàsoncôté.

Pendanttoutletrajet,sansparlerducrimelui-même,ilposaàGérardmillequestions,souventsaugrenues,surBaratof.Gérardrépondaitprudemment,attentifàneriendirede

compromettant.Ileûtvouluréfléchir.Cesquestionsincessantesl’enempêchaient.C’étaitprobablementlebutdeNantas.

Chapitre2

L’interrogatoire

AuNouveau-Palace,lecadavredeBaratofavaitétéenlevépourl’autopsieàl’Institutmédicolégal,quandGérardarrivaavecNantas.

Celui-cidonnaàvoixbassequelquesordresàdeuxdesesagents,puis,danslesalondeBaratof,ilpritàpart,unmoment,lejuged’instruction.Aprèsquoiils’installadansuncoin.

– Veuillez vous asseoir, monsieur, dit à Gérard M. Lissenay avec la plus grandepolitesse.VousétiezunamideM.Baratof,n’est-cepas?

–Unami,non.Nousavonseudesrelationsd’affaires.

–Ilavaitbeaucoupd’affairesenPologne…EnPologned’oùvousvenez,n’est-cepas?

–Oui.

–Vousappelez-vousréellementM.Gérard?Est-ceseulementunprénomouvotrenomdefamille?

Gérardeutuneimperceptiblehésitation:

–C’estmonnomdefamille.

– Vous êtes venu ici plusieurs fois, hier, demanderM. Baratof…Vous n’aviez pasvoyagéaveclui?

–Non.Maisj’aidînéicimême,danscesalon,aveclui,hiersoir.

–J’allaisvousledire.VousavezquittéàquelleheureM.Baratof?

–Versneufheures.Unpeuavantpeut-être.

–Etvousêtesrevenuàonzeheures?

–Oui.Nousn’avionspasachevénotreconversation.J’avaisdû,entretemps,faireunecourse.

–EtM.Baratofnevousafaitpartd’aucuneinquiétude?Ilallaitsortir,puisqu’ilétaitensmoking,alorsqu’audînerilétaitenveston.Vousa-t-ilditoùilcomptaitaller?

–Non.

–Etvousvousêtesquittésenbonstermes?

–Maisoui…

–Ce n’est pas ce qui ressort de certains témoignages.Au dîner, vous étiez en bonstermes, mais non lors de votre seconde visite. Le garçon d’étage, en effet, déclare –dépositionconfirméeparcelleduvaletdechambre–que,versonzeheuresetquart,ila

entendu, pendant quelques instants, venant de l’appartement de M. Baratof, les éclatsd’uneviolentediscussion.

Lejuged’instructionregardaitGérardquieutunmouvementd’épaulesetrépondit:

–C’estexact.Nousavonseuunequerelle.Jen’enparlaispasparcequecettequerelleavaitpourmotifunequestiontoutepersonnelle.

–Quellequestionpersonnelle?

Gérardseredressa:

–Mais,monsieur,c’estunvéritableinterrogatoirequevousmefaitessubir?

–Cen’estpasuninterrogatoirequejevousfaissubir,ditM.Lissenay.Jen’ailedroitdevousinterrogerquedevantunavocat.J’aibesoinsimplement,pouréclairerlajustice,decertainsrenseignements.Jevousposelesquestionsquejecroisutiles.Vousêteslibred’yrépondreounon.Jerépètemadernièrequestion:Pourquoicettequerelle?

–Jevousaidit,monsieur,quec’étaituneaffairetoutepersonnelle,neconcernantqueluietmoi.

–Iln’yapasd’affairespersonnellesauxyeuxdelajustice.

–Jenepuisrépondre.

–C’estvotredroit.Donc,àonzeheuresetdemie,vousavezquittéBaratof.

–Oui,ditGérard.

–QuandvousavezquittéBaratof,continualejuged’instruction,votrequerelleétait-elleterminée?Lebonaccordétait-ilrétablientrevous?

–Non,réponditGérardunpeuembarrassé.Lacausedenotredissentimentétaitgrave.

–Donc,vousvousêtesséparésenpleinefâcherie?

–Oui.

–Aprèsunelutte?…Onaentendu…

–Oui,aprèsunelutte,avouaGérard.

–Etoùavez-vousétéensuite?

–Àmonhôtel,àlaPensionrusse,ditGérardaprèsunehésitation.

–Etvousyêtesarrivéversquelleheure?

–Jenesaistrop…versminuit…peut-êtreminuitetquart…J’ysuisalléàpied,sansmepresser…pourmecalmer.

LejugesetournaversNantas:

–Vousavezobtenudesprécisionsàcesujet,monsieurl’inspecteurprincipal?

Nantasselevaetpritl’appareildutéléphone.

–Voulez-vousmepermettre,monsieur le juged’instruction?Allô,demandez-moi laPensionrusse,àAuteuil.

Ilattenditunmoment.

–LaPensionrusse?Monsieurledirecteur?Allô…Est-cequel’inspecteurVictorpeutveniràl’appareil?

Nouvelleattente.

–C’esttoi,Victor?ÀquelleheurelesieurGérardest-ilarrivé,hiersoir?

Il écouta la réponse de Victor qui dura une ou deux minutes, puis il raccrocha etdéclara,desavoixlaplustraînante:

–LesieurGérardn’estarrivéà laPension,oùilyavaitunmachin…Enfinquoiunbal,unbastringue…queversdeuxheures.Et,ilavaitunepouleaveclui…Unepouleenblanc et rouge…Même qu’ils étaient ensemble comme deux tourtereaux… C’en étaitémouvant.

–Quiétaitcettepersonneenblancetrougequivousaccompagnait?demandalejuged’instruction.

–Jenepeuxpasledire,réponditGérard,avecunedécisionqu’onsentaitimmuable.

–Toujours la dame à ne pas compromettre, ricanaNantas.C’est beau, la galanteriefrançaise.

–Etdeonzeheuresetdemie,heureoùvousêtespartid’ici,àprèsdedeuxheuresoùl’onvousavuàcebaldelaPensionrusse,qu’avez-vousfait?demandaM.Lissenay.

–Jenepeuxpasledire,déclaraGérardaveclamêmefermeté.

Lejuged’instructionprituntemps.

–Donc,prononça-t-illentement,aucuneréponseprécise.Demoncôté,jedoisappelervotre attention sur ce fait : vous êtes la dernière personne qui ait vuBaratof vivant, legarçondel’étageestàpeuprèscatégorique.Degardeàl’office,ilapercevaitlaportedel’appartement.Personnen’estentréaprèsquevousenêtessorti…ylaissantBaratofavecquivousveniezd’avoirunequerelleviolente…

Gérardneréponditpastoutdesuite.

– Si je vous comprends bien,monsieur le juge d’instruction, dit-il enfin d’une voixcalme,dansvotreidée,j’aurais,avantmondépart,tuéBaratof?

–Jen’aiaucune idée, répliqua,parfaitementcalmeaussi,M.Lissenay.Jecherche lavérité.Etjeconstatequ’ilyaeudiscussionviolenteetbatailleentrevousetBaratofavantvotre départ. Je constate qu’après votre départ, personne n’est entré chez Baratof, et,quelquesheuresplustard,Baratofaététrouvéassassiné.Jeconstate,enoutre,quevousvous refusezàdonner l’emploidevotre tempspendant lesdeuxheuresetquartquiontsuivivotredépartd’ici. Il fallaitunquartd’heurepourgagner laPension russe.Restentdeux heures. Vous persistez à refuser de dire ce que vous avez fait pendant ces deuxheures?

–Jepersisteàrefuser.

Ilyeutunsilence.

Nantas se leva. Il s’approcha deGérard, luimit lamain sur l’épaule et se penchantpourleregarderdeprèsdanslesyeux:

–Voyons…Etlapochettequet’asprisedanslegilet,etlesbilletsquet’asprisdansleportefeuille, et les bijoux que t’as pris dans les valises, tu veux pas dire où tu les asplanqués?Passibête,hein,quedelesporterdanstachambre!T’asétélesmettreenlieusûr.C’estçal’emploidutempspendantlesfameusesdeuxheures.C’estça,hein?

À ces questions posées d’une voix canaille, à ce tutoiement qui le souffletait, leravalant au rang desmalfaiteurs professionnels, à cettemain appesantie sur lui commel’étreinteimpitoyabledelaloi,àcetteaccusationd’avoirtuépourvoler,Gérardfrémit.Sedégageant,ilplantadanslesyeuxdupolicierunregardquidéconcertaNantas.Etilditaujuged’unevoixforte:

–Monsieurlejuged’instruction,jevouspried’interdireàcethommedemetoucheretdemetutoyer…

Nantasseredressa.

–Oh!voussavez,fit-il,cequej’endisais,c’étaitpourvous…Çaprocurel’indulgencedujury,lesaveux…–ilritetreprit–lesaveuxspontanés…

L’interrogatoireduraitdepuislongtemps.M.Lissenay,quiétaitunpeulasetsouhaitaitdéjeuner,seleva.

– Je reviendrai à deux heures et demie, afin de poursuivre l’enquête, dit-il. Je vousposeraidenouvellesquestions,ajouta-t-il,s’adressantàGérard.J’espèrequevousaurezréfléchi.

Gérardsetut.

– Et nous autres, on va déjeuner ensemble, en bonne amitié, lui dit aimablementNantas.

Allantverslaporte,ilappela:

–Victor!

L’inspecteurétaitrevenudelaPensionrusse.Ilparut.

–Faismontericiàdéjeunerpourtrois,luiditNantas.Oui,pourmonsieur,pourtoietpourmoi…Oubliepasl’apéritif!

Ce que fut ce déjeuner, Gérard ne devait jamais l’oublier. Jamais, dans les piresaventures, dans les situations les plus périlleuses, il n’avait éprouvé cette sensation,affreuse et avilissante, d’une lutte telle que celle qu’il eut à soutenir contre le policierfamilier,goguenard,redoutable,qui,pourlefaireparler,épuisatouteslesruses,touteslesmenaces, ouvertes ou cachées, toutes les promesses fallacieuses que lui suggérait uneexpérienceconsommée.

L’inspecteur Victor mangeait. Nantas, après avoir bu son apéritif et avalé quelquesbouchéeshâtives,seretournaversGérardquin’avaitvoulutoucheràrien.

–Alors,quoi,pasd’appétit?luidemanda-t-il.Leremords,quoi?

Gérardhaussalesépaules.

–Alors,puisquevousnemangezpas, causons, repritNantasd’un tonbonhomme…Maisoui,vousm’êtessympathiqueetj’aimemieuxvousprévenirquevousfaitesfausseroute.Àquoiçavoussertdeniercequ’ondécouvriraunjouroul’autre?

Il s’interrompit, se versa un verre de vin, le dégusta et prononça àmi-voix : « Pasmauvaisdutout…»Etilreprit:

–Alors, je vous disais que ça ne sert à rien de nier ce qui sera découvert. Premierpoint, vous ne vous appelez pas Gérard. On saura comment vous vous appelez, c’estcouru. Même si vous n’avez pas une fiche à l’anthropométrie… Ça vous blesse ?…(Gérardn’avaitpuréprimerunmouvement.)Bon,j’admetsquevousn’enavezpas…pasencore…Onsauravotrenomtoutdemême…Ilyabiendesgensquivousconnaissentetquiparleront…desamis…delafamille…Maisça,c’estsecondaire.Cequejevoudrais,c’estquevousmedisiezpourquoivousaveztuéBaratof?

Gérardgardalesilence.Nantasrépéta:

–JevousdemandepourquoivousaveztuéBaratof?

–Jenel’aipastué,ditsèchementGérard.Et,pendantquevousvouségarezsurmoi,levraiassassinpeuts’enfuir.

–Remarquez,continuaNantas,commes’iln’avaitpasentendu,jenevousdispasquevousêtessansexcuse.Onpeuttuerdansunequerelle,sanspréméditation…Surtoutsilaquerelleapourmotifunefemme…Celleenblancetrouge…C’estça,hein?termina-t-ilauhasard,obéissantàl’adagepoliciercherchezlafemme.

Gérardhaussalesépaules.

–Vousaveztortdeblaguer,ditNantas.Onestgentilpourvous…

–Oui,faudraitpasqu’ilsepaienotretête,intervintl’inspecteurVictor.Onpourraitluicoupersesergots.

Ils’étaitlevé.GérardmesuraVictorduregard.

–Vousnepensezpasmefairepeur?dit-ilaveccalme.

–Tiens-toi tranquille,ordonnaNantasàVictor.Alors,voyons,monsieur…Gérard…Comprenezbienquevousnevousen tirerezpas…Etécoutez,pour ladernière fois,unbonconseil…Faiteslapartdufeu.C’estbêtedetoutnier.DitespourquoivousaveztuéBaratof?…Parvengeance,hein?…Etvousl’avezdépouillépourfairecroireàuncrimed’intérêt ? C’est ça, hein ? Alors, dites où vous avez caché les papiers, les billets, lesbijoux…Onvousentiendracompte…

Nantasavaitchangédeton.Iln’étaitplusgoguenard.Sesparolesavaientl’apparencedelavérité…Etn’étaient-ellespaslavérité?…

MaisladécisiondeGérardétaitimmuable.

– Inutile d’insister davantage.Vous êtes très habile,mais cette habileté ne peut êtreefficacequ’enversuncoupable.

Nantas connaissait les hommes. Il comprit queni par force ni par ruse, onne feraitparlercelui-là.

–Commevousvoudrez,dit-ilseulementd’untonquisignifiait«Ànousdeux!»

Ilsonnapourfairedesservirlatable.Unlongmoments’écoula.Lejuged’instructionreparut.

–Ehbien?demanda-t-ilduregardautantquedelavoix,àNantas.

Nantaseutungestesignifiant«Iln’ariendit.»

–Alors, définitivement, vousnevoulezpasparler?ditM.Lissenay àGérard.Vousvousrefusezàdonnerl’emploidevotretempsdeminuitàdeuxheures?

–Jerefuse,eneffet,ditfermementGérard.

–Parlerez-vousenprésencedevotreavocat?

–Pasdavantage,monsieurlejuged’instruction.

–Bien…Vousmesurezlesconséquencesdevosactes?

–Oui.

–Ilnemerestedoncqu’àsignercontrevousunmandatd’arrêt?

Gérardrestaimpassible.

Aprèsuninstantdesilence,lejuge,quecetteobstinationirritait,sepenchasursatableetsigna.

Àcemoment,onfrappa.L’agentquientraremitaujugeunpapierplié.

M.Lissenayledéplia,yjetalesyeuxeteutunmouvementdesurprise.

–CettepersonneestlàetvoudraitparleràM.lejuge,ditl’agent.

–Devons-nousnousretirer?demandaNantasàM.Lissenay.

–Non,restez,vous,Nantas.

–Victordoitemmenercethomme?ditNantasendésignantGérard.

Gérardétaitinquiet.Quesepassait-il?Quelleétaitcettepersonne?

Ilavaitpresquepeur.

Lejugerépondit,toutenregardantGérard:

–Non,qu’ilreste.

Etilditàl’agent:

–Faitesentrer.

L’agentetVictorsortirent.Puis laportefut rouverte.Gérardsursauta,avecungrandcri,etlesbrastendus,commepourbarrerlepassageàlapersonnequientrait.

C’étaitNelly-Rose…

Chapitre3

Confrontation

Aprèsêtreretournéechezelle,àseptheuresdumatin,aprèsavoirentendul’effroyablerévélationfaiteparMmeDestol,etconduit,horsdesonboudoir,celle-cietValnais,Nelly-Roseavait longtempssanglotésursondivan.Puis,brisée,physiquementetmoralement,elles’étaitendormie.Sommeilagité,précaire,coupédecauchemarsoùelles’éveillaitencriant.Àdiversesreprises,elleavaitentendufrapperàsaporte.Ellen’avaitpasrépondu.Ellenevoulaitvoirpersonne.Ellenevoulaitpasdéjeuner.Ellevoulaitêtreseule…seuleavecsespenséesquisepressaientdanssoncerveautumultueux.

Peu à peu, elle s’apaisa, essaya de réfléchir, de discipliner ses pensées, d’envisageravec lucidité la situation. Tous les événements de la nuit lui apparaissaient avec unenettetéparfaite. Iln’yavaitaucune lacunedanssessouvenirs.Ellese rappelait tout.Aucommencementdel’après-midi,elleselevadesondivan.Ellenepouvaitplusrester là,dans ce boudoir où la veille, àminuit, elle avait reçu cet homme.Elle ne pouvait plusresterdansl’inaction.Elleavaitbesoindesortirderetrouverlavieextérieure.Elleavaitsurtout l’ardentdésird’apprendrepeut-êtrequelquechose.Les journauxdu soir allaientbientôtparaître.Sansdouteparleraient-ilsducrime…

Ellequitta,presqueavecrépulsion,sarobedelaveille,cetterobeblanchequetoutelanuit,àEnghien,ici,puislà-bas,danslaPensionrusse…duranttantd’heuresauxémotionsdiverses, elle avait portée.Elle revêtit un tailleur strict et sombre et, un peu après troisheures,parsasortieparticulière,elleredescendit.

L’après-midi était d’une douceur légère, mais elle n’en put goûter le charme, tropabsorbéeparsespréoccupationsopprimantes.Ellemarchaitvitelelongdel’avenue,versl’Alma. Sur la place, elle vit dans un kiosque, affiché, un journal du soir qui venaitd’arriver.

Surdeuxcolonnes,engrosseslettres,cetitre:

M.BARATOF

QUIFITDONDECINQMILLIONS

ÀLAMAISONDESLABORATOIRES

AÉTÉASSASSINÉ

Frémissante, elle acheta le journal, parcourut l’article, et tressaillit profondément enlisantceslignes:

–OnaarrêtéunamideM.Baratof,unjeunehomme,nomméGérard.IlaétéamenéauNouveau-PalaceenprésencedeM.Lissenay,juged’instruction.Leschargesquipèsentsurluisontaccablantes.Ilestprouvé…

Elle lut jusqu’au bout le résumé, succinct d’ailleurs, vu l’heure d’impression dujournal,del’enquêtefaiteparM.Lissenay.Unmoment,ellerestaimmobile,réfléchissant.Puis elle eut un geste de décision, arrêta un taxi, et, sans trop savoir ce qu’elle faisait,mais, dans un besoin irrésistible d’action et de lutte, elle donna l’adresse duNouveau-Palace.

Là, ayant interrogé, elle apprit que l’enquête se poursuivait dans l’appartement duRusse.Sursademande,onlaconduisitprèsd’unagentdepolicequiétaitdegarde.Elleécrivit quelquesmots sur un bout de papier. On vint la chercher au bout d’un instant.Qu’allait-elledire?Àquelmobileobéissait-elle?Quelleforceimplacablelacontraignaitàsejeterelle-mêmeaucoursdelabataille?Ellen’ensavaitrien.

Dans le salon, théâtre du crime, où se trouvaient le juge d’instruction, l’inspecteurNantasetGérard,Nelly-Roseentra,toutedéfaillante,maisrésolueetenapparencecalme.

Gérardétaitdeboutdevantelle,pâleetsecouéparuneviolenteémotion.

–Non!non!cria-t-ild’unevoixagitée.Monsieurlejuge,iln’yaaucuneraisonpourquemademoiselle soit ici !…Aucune raison pour qu’elle dépose ! Je proteste d’avancecontresesdéclarations!

–Veuillezgarderlesilenceetdemeurertranquille,luiditlejugedurement.

Et,àNelly-Rose:

–Voulez-vousprendrelapeinedevousasseoir,mademoiselle?

MaisGérardnecédaitpas:

– Je proteste,monsieur le juge d’instruction. Il y a là, de la part de la justice, unemanœuvrecontrelaquellejem’insurgedetoutesmesforces.

– Quelle manœuvre ? Mademoiselle est venue spontanément. Voici le texte de sademande :Nelly-Rose Destol, à qui fut adressé le chèque de cinq millions signé IvanBaratof.Communicationurgente.

Gérardinsista:

–Maiscelan’arienàvoiravecl’affairepourlaquellejesuisconvoqué.Jeneconnaispasmademoiselle.

Lejugesetournaverslajeunefille:

–Vousneconnaissezpasmonsieur,mademoiselle?

Ellerépliquanettement:

–Si,monsieurlejuged’instruction.

–Etilvousconnaît?

–Ilmeconnaît.

–Vousvoyezdonc,monsieur,quevosaffirmationssont,unefoisdeplus,démentiesparlesfaits.

Etilrépéta:

– Asseyez-vous, mademoiselle, dites-moi le but de votre démarche. Quellecommunicationvoulez-vousnousfaire?

Dèslors,Gérardn’essayaplusdelutter.Lesbrascroisés,avided’entendrecequ’allaitdirelajeunefille,etbouleverséd’avanceparsesparoles,ilécouta.

Nelly-Rose était pâle. La honte et l’émotion la serraient à la gorge. Cependant, lamêmedécisionl’animait,etsansregarderlejuge,elleprononçaenappuyantsurchaquesyllabe,cettephraseterrible,oùtenaittoutlemystèredelanuitpassée.

–Monsieurlejuged’instruction,deminuitàseptheures,jen’aipasquittémonsieur.

Sansleverlesyeux,elledésignaitGérard.Ilyeutunsilence,destupeurpourlejugeetpourlepolicier;d’intenseémotionpourGérard.

–Veuillezpréciser,mademoiselle,ditM.Lissenayd’unevoixgrave.Commentavez-vousconnu…cemonsieur?…

–Dois-jerésumer,monsieurlejuge?

–Non,mademoiselle.Expliquez-vousendétail.

Nelly-Rosecommença:

– Voici, monsieur le juge. Il y a quelques semaines, à une séance du comité de laMaisondeslaboratoires,dontjesuissecrétaire,j’aiproposéuneloterie,disantquechacundevraitdonnerquelquechose.Onm’ademandécequejedonnerais,moi.Dansunaccèsd’enthousiasmeunpeuridiculepeut-être,entoutcasirraisonné,j’aidit:«Toutcequ’onvoudra ! » sans penser au sens que pouvaient présenter ces paroles. Or, une de mescamarades,unePolonaise,prenant lachoseausérieux,pourcélébrercequ’elleappelaitmonbeaugeste,aenvoyéunarticleàlarevueFrance-Polognequil’apubliéavectroisdemes photographies…et un chiffre…cinqmillions…J’avais l’air dem’offrir pour cinqmillions…Jel’aicomprisaprès…UnRusse,M.IvanBaratof,m’aécritdePologne.Ilmedemandaitdelerecevoir,dansmonboudoir,deminuitàseptheures,seule,etm’envoyaitunchèquedecinqmillionsquejedevaisdéchirersijen’acceptaispas.

«Parsuited’unmalentenduentreleprésidentdenotresociétéetmoi,lechèqueaététouché,m’engageant…Hier,apprenantqueM.Baratofétaitarrivé,etdésirantavoiraveclui une explication loyale, je lui ai téléphoné ici versquatreheurespour lui direque jeviendraislelendemainaumatin,donc,cematin.Undesesamism’aréponduqu’iln’étaitpasarrivé.Lesoiràneufheures,j’aireçuunelettredeM.Baratof,m’enjoignantd’avoiràtenir ma promesse et de le recevoir à minuit dans mon boudoir. J’ai horreur de ladéloyauté.Jecraignaisd’avoir l’aird’uneaventurièreayantsoutirécinqmillions.J’étaisengagéeetmesuisdécidée,malgréleseffortsdemesproches,àtenirmonengagement.

Toutlemondeavaitécoutédansleplusgrandsilencelajeunefille.Aprèsunepause,ellereprit:

–Hieraussiuneautrepersonneestintervenuedansmavie…monsieur.(Elledésignade nouveauGérard.)Devant laMaison des laboratoires, ilm’a attendue sans que j’aie,moi, le moindre soupçon de son existence. Il est intervenu dans un incident avec un

chauffeurdetaxi.Ilm’asuiviejusqu’augarageoùj’airemisémavoiture,etl’après-midi,à une matinée que donnait ma mère, il s’est permis de se présenter et de m’inviter àdanser.Lesoir…

–Lesoir?…

–Lesoir,j’aiattendu,puisquej’avaispromisàM.Baratofdelerecevoiràminuit.Onasonné,j’aiouvertetj’aieulastupeurdemetrouverenprésencedemonsieur.Ilm’aditqu’ils’appelaitIvanBaratof,m’indiquantd’ailleursquecen’étaitqu’unnomdeguerreetqu’il était français. Pas une seconde, je n’ai pensé à une supercherie. Ayant vu mesphotographies,ilétaitvenuànotreréceptiondel’après-midipourmerencontreretn’êtrepas pour moi tout à fait un inconnu. Il a été d’une extraordinaire adresse. Comme saprésence,chezmoi,àcetteheure,m’étaitunsupplice,ilm’aoffert,cequej’aiprisalorspourde lagénérosité,desortiravec lui.J’aiacceptéavecunsentimentdedélivrance.Ilm’aemmenée–unevoiturel’attendait–àunbalrusseàAuteuil.

–C’étaitvouslajeunefemmeenrougeetblancquil’accompagnait?ditlejuge.

–Oui.Là,ilm’afaitboireduchampagne,sachantquecelameferaittournerlatête.Ilm’a fait danser, ilm’a étourdie de paroles habiles,memenant peu à peu où il voulait.Quandilavuquejen’avaisplusmavolonté,qu’uneautremoi-mêmedirigeaitmesactes,quej’étaissansdéfense–profitantd’unerixeaucoursdelaquelleilm’aprotégéecontredesgensivres–,ilm’aenlevéedanssesbrasetm’aemportéedanssachambre.

Nelly-Rose s’arrêta encore. Gérard, les yeux baissés, essayait de dissimuler lesimpressions qu’il éprouvait à cette évocation de leur nuit.Nantas restait impassible.Lejuged’instruction,lesourcilfroncé,pritlaparole.

– Et cette comédie a été jouée par un homme qui venait, tout probablement, d’enassassinerunautre…

Nelly-Rosetressaillit,touteremuéeparlemotredoutable:

–Assassiner…,dit-elleàvoixbasse.

–Oui,mademoiselle,insistalejuged’instruction.Toutsembleprouver…

–Jesais…jesais…,repritNelly-Rose,j’ailulesjournaux…Etc’estpourquoi…

–Etc’estpourquoi?…

Elleréfléchitquelquessecondesets’expliqua:

–Monsieur le juged’instruction, je suis venue ici, je puis le dire, auhasard, surunmouvement que je n’ai pu réprimer.Maintenant, je me rends compte… oui, je sais laraisonprofondepourlaquellejesuisvenue…Jesuisvenuepourprotesteretpourdirequecethommen’apasassassinéM.Baratof.

Il y eut encore de la stupeur et, cette fois, Nantas lui-même ne cacha pas sonétonnement.

–Jenecomprendspas,ditM.Lissenay.

– Il n’a pas tué Baratof, j’en ai la conviction, répéta Nelly-Rose avec certitude. Siendurci, sidéterminésoit-il,unhommequivientd’en tuerunautre,unhommequisait

qu’on va découvrir, au matin, le cadavre, un homme qui sait qu’on pourra établir sesrelations avec la victime, ne passe par les heures qui suivent le crime à conduire uneintrigued’amour,et,levoulût-il,nepeutavoirassezdesang-froidpourjouersonjeusansdéfaillance…Et,toutelanuit,avecmoi,cethommeaétéd’unsang-froidparfait.C’estàpeine si, une ou deux fois, j’ai cru le voir distrait. Peut-être pensait-il à sa rixe avecBaratof.Peut-êtrepensait-ilqu’ilseraitàmesyeuxdémasquélelendemain.Maisc’étaientde fugitifs instants qui s’effaçaient sans laisser de traces.Vous ne pouvez savoir à quelpointilestrestémaîtredelui.Toutelanuit,sansdéfaillance,saconduiteaétéauprèsdemoicelled’unséducteurquiveutréussirpartouslesmoyens.

–Etc’estceséducteurquevousvenezdéfendreetquevouschercheràexcuser?ditlejuge.

Nelly-Roseseredressadansungestedeprotestation.

–Jenel’excusepasdelaconduitequ’ilatenueàmonégard.Pourmeleurrer,ilaprisla place d’un autre. Pour me mettre en son pouvoir, il a joué de mes émotions qu’ilsuscitait. Par la ruse, en faisant naître en moi la peur, puis en la calmant, puis en medonnantconfiance,puisenusantdel’influencequ’ilprenaitpeuàpeusurmonesprit,ilm’a,jevouslerépète,faitsortirdemoi-même.Jesuisdevenue…cequ’ilvoulaitquejedevienne.Encoreune fois,monsieur le juge,unassassin–uncoupable–,n’apascetteluciditéincroyable,cettemaîtrisedesoiquenultroublen’affaiblit.Uncoupablepenseàautre chose qu’à séduire une jeune fille. Un coupable consacre à la fuite, ou à desprécautionsdeprotectionlesheuresquisuiventlecrime.Uncoupableneseraitpasvenumedire«JesuisBaratof»,aprèsl’avoirtué.Uncoupablenem’auraitpasconduiteàlaPension russe, poursuivant son but, son seul but, qui était d’abuser de moi… Non,maintenant que je sais qu’un crime a été commis, je sais que, quelles que soient lescharges,cen’estpascethommequil’acommis…

–Pourtant,ilyaeudiscussionviolenteentreluietBaratof,observalejuge,ilyaeurixe.

–Monsieur le juge, dit Nelly-Rose, après un instant, je pense que cette discussion,cetterixe,meconcernaient.

–Quivousfaitcroirecela?

–Riendeformel.C’estuneimpression.Jepensequ’ilvoulaitempêcherBaratofdemerejoindre.

–Est-cevrai?demandalejugeàGérard.

–Oui,réponditGérard,sombre.

–Celan’empêcheraitpasd’ailleurslapossibilitédumeurtre,continuaM.Lisseray.

–Non, protestaNelly-Rose.Non, il n’a pas tué ! Il ne serait pas venume rejoindreainsi…Réfléchissez!…

–Etvousdites,mademoiselle,qu’ilestarrivéchezvousàminuit…Pasplustard?

–Oh!monsieurlejuge,jesuiscertainedel’heure.Jel’attendaisavectantd’anxiété!

NulnepouvaitdouterdelavéracitédesparolesdeNelly-Rose.M.LissenayglissaunregardversNantas.Mais,danssoncoin,l’inspecteurdemeuraitimmobile,écoutantdansunsilencequ’ondevinaithostile.

–Etàquelleheurevousêtes-vousséparéedelui?demandalejugeàlajeunefille.

–Jel’aiquittéàsixheuresetdemiedumatin,répondit-elle,mais…

–Mais?…

Nelly-Rose était pâle, oppressée, presque défaillante. Elle demeurait indécise.Cependant,ellefinitpardire:

–Monsieurlejuged’instruction,jen’aiplusrienàrévéler.Jevousairaconté,danssesdétails,lescirconstancesquim’ontmêléeàcetteaffaire.Jevousaiditmonopinionexactesurmonsieur.Jen’airienàajouter.

MaisM.Lissenaynelâchapasprise.Ilsentaitbienladétressecroissantedelajeunefille,etils’obstina,impitoyable:

–Ilfautparler,mademoiselle.Deuxheures, troisheuressesontécouléesaprèsvotresortiedubal…desheuresoùcethommeest restéprèsdevous…entre lesquatremursd’unechambre,etnousdevonssavoir…

Ellesemitàpleurerdoucement.Elleavaitl’airdesupplier:«Jevousenprie…,nemecontraignez pas… c’est une torture que vousm’infligez…En avez-vous le droit ?… »Gérardmurmura:«Neditespasunmot,mademoiselle.»Ellerelevalatêteet,s’adressantàM.Lissenay:

–Cequejevousaiconfiénesuffitpasàfixervotreopinion?

–Cesontdesimpressions,despreuvestoutesmorales.Maiscespreuvesmoraleselles-mêmessontcontreditesparlafaçonmêmeaveclaquelleilaagienversvous.

–Oui, en effet, dit-elle, il faut que j’aille jusqu’au bout dema confession pour quevouspuissiez le jugerseloncequ’ilest,etseloncequ’ilafait.Nem’enveuillezpassij’hésite…ilyadeschosespénibles…

Elle essuya ses yeux. Son visage prit une expression d’énergie tranquille. Elle sedominadansuneffortsuprêmeetprononça:

–Jediraidonctout,monsieurlejuge,etdevantlui-même.Ehbien,hier,toutl’après-midij’avaissubil’influenceobsédantedecethomme.Oui,dèslapremièreminute,ilm’ainquiétéeettroublée.C’estinexplicable,demapart…J’étaissipaisibleetsimaîtressedemoi!Maisc’estainsi.Etlorsquelanuitestarrivée,lorsquenoussommevenusàcettefêterusse,j’étaisdéjàconquise.Ilm’aemportéedanssachambre…J’étaissansdéfense,àsamerci.Ilpouvaitfairedemoicequ’ilvoulait…avecmonconsentement.Oui,j’aihontede l’avouer, j’étais consentante et il le savait. Il savait que je n’aurais pas repoussé sesbaisers.Jeleluiaipresquedit,toutenlesuppliantdemerespecter.

«C’estcelaqu’ilfautbiencomprendre,monsieurlejuged’instruction,puisquevousvoulezconnaîtretoutelavéritésurlui.C’estcela,c’estunabandontotal.Or,ilnem’apastouchée, monsieur le juge d’instruction… La situation qu’il avait créée, il n’en a pasprofité. Iln’yapaseu lutte. Jen’aipaseuàmedéfendre. J’étaissur ledivan,sousses

yeuxquim’enlevaient toute force. J’étaisà lui s’il l’avaitvoulu. Jen’étaispaséveillée,mais je ne dormais pas non plus. J’étais incapable de mouvement, mais j’étaisconsciente… Il m’a regardée longuement. Entre mes cils baissés, j’ai vu changer,s’attendrir l’expressiondesesyeux.J’aivusursonvisageuneexpressiondepitiéetderemords.Ilavaitungenousurleborddudivan.Ils’estrelevéetils’estéloigné,monsieurle juge… m’épargnant, moi qui ne désirais pas alors être épargnée, et, sans plus meregarder,ils’estassisdevantunetable,latêtedanssesmains…

« Et là, il s’est, après quelques moments, combien de temps, je ne sais au juste,endormi. Jeme suis, alors,moi aussi, assoupie…Une heure après, environ, jeme suisréveillée.Ildormait,encore,latêtesursonbrasappuyéàlatable.Etc’estunedeschosesquim’ontleplusémueetquim’émeuventencore…Cesommeil…Lesienetlemien…Nousavonsétédanscettechambre,commedesenfants,moimalgrécequej’avaisfait,luimalgrésaconduite.J’aiquittésansbruit ledivan, j’aiprismonmanteauet,doucement,sansl’éveiller,jesuispartie.Personnenem’avueàlaPension,oùtoutdormait…Voilàlavérité,monsieurlejuge.Vousentirerezlesconclusionsquivoussemblerontjustes.Pourmoi,sijeneluipardonnepasseshabiletésetsaconduite,jenepeuxpasoublierqu’ilm’arespectée.Jenepeuxpasoubliercela.Jenel’oublieraijamais.

LavoixdeNelly-Rosesombradansunsanglotqu’elleétouffa.Gérard,sursachaisegardaitsonimmobilitédestatue; lesyeuxbaissés, levisagerigide,onsentaitquetoutesses forces étaient tendues pour ne pas laisser transparaître son émotion. Le juge, lui,dissimulaitmallasienne.

– C’est tout de même chic, ce qu’elle fait là, la petite, murmura une voix. Ce nepouvait être que la voix deNantas,maisNantas, dans un coin, immobile, ne regardaitpersonne.

–Mademoiselle,c’esttoutcequevousavezàdire?demandalejuged’instruction.

–C’esttout,fitaveccalmeNelly-Rose,quis’étaitreprise.J’aiditmaconviction…,etj’aidittoutemafaiblesse,commec’étaitmondevoir,pourquevouspuissiezcomprendreetjuger.

M.LissenaytournalesyeuxversGérard.

–Vousn’avezrienàrépondreàmademoiselle?

–Rienquececi(Gérardluiaussiavaitreprisquelquecalme).Jejuresurl’honneurque,quandmoninnocence,grâceàelle,auraétéreconnue,quandjeserailibre,jenechercheraijamaisàlarevoir.

Il eut un bref coup d’œil vers Nelly-Rose, mais elle ne le regardait pas, et restaimpassible.

–D’autrepart,continuaGérard,jevousdemande,monsieurlejuge,sic’estpossible,denepasrévéler,toutdesuitedumoins,lenomdemademoiselle,denepasmentionnersonintervention…Ellenedoitpasêtreéclabousséeparaucunscandale,etcommelevraicoupableseracertainementbientôtdécouvert…ilserapossibledepassersoussilencetoutcequitoucheMlleDestol.

–Mademoiselle,vouspouvezvousretirer,ditM.Lissenay.

MaisGérardsedressa:

–UnmotencoreavantledépartdeMlleDestol,monsieurlejuge.J’oubliais…quelquechose de grave.Voici : j’ai été, lors demon dernier voyage enRussie, il y a quelquessemaines,chercherdespapiersquiappartiennentàMmeDestoletàmademoiselle.

–Despapiers…Quelspapiers?…

– Des valeurs. Des titres de propriété de mines en Roumanie, un reçu… le toutreprésentantunesommeimportante.

–Quellesomme?

–Jenesaistrop…Dix…vingtmillions,peut-êtredavantage.

–Eneffet,ditM.Lissenay,lasommeestconsidérable.

MaisNantass’étaitdressé:

–Pardon,monsieurlejuge…

EtàGérard:

–Dansquoisont-ils,cespapiers?

–Dansunepochette!

–Nousyvoilà,àlapochette.Jelesavaisbien!Etvousn’avezpasvoulum’ensoufflermottoutàl’heure!Quelentêté!

–Jenevoulaisparlerdecespapiersqu’àMlleDestol,enlesluiremettant…Ouplutôt,les ayant remis àBaratof, jem’étais aperçuqu’il voulait se les approprier…C’est à cesujetqu’ilyaeu,cettenuit,entreluietmoi,discussion,puisrixe.Aucoursdenotrerixe,jelesluiairepris.

–C’étaitleseulmotifdevotrequerelle?demandalejuge.

Gérardhésita.

–Ilyavaitunautremotif…

–Celuid’empêcherBaratofdevenirchezmademoiselle?

–Oui.

–Etvousaviezl’intentiondevoussubstitueràlui?

–Pasàcemoment-là.J’aiétéindécistoutd’abord:ayantlestitresdansmapoche,jeme demandais par quels moyens je pourrais les remettre à Mmes Destol… C’est alorsseulementque,brusquement,j’aieul’idéedemesubstitueràBaratofetd’aller,commesij’étaislui,voirMlleDestolqui,jelesavais,devaitlerecevoir.Ilmel’avaitdit.

–Pourquoin’avez-vouspasremiscespapiers,lanuit,àMlleDestol?

–Déjà,puisquejejouaislerôledeBaratof,jem’étaisimposéàelle,enenvoyantcinqmillionsauxLaboratoires, sous laconditionquevoussavez.Alorspar…fatuitésivousvoulez, aussi par respect pour elle-même, ilme déplaisait d’avoir l’air de proposer, oud’imposer,mêmeimplicitement,unautremarché…plusdirectencore,etpluschoquant,etdemeprévaloirdecetargentquejeluirapportaisetquiétaitàelle.

–Scrupuletardif,vousm’avouerez,etpeuexplicable.

–Ilenestcependantainsi,monsieurlejuged’instruction.Toutdesuite,etmalgrélafaçon dont j’agissais, j’ai senti pour elle quelque chose de nouveau, une sorte dedéférence, contraire à ma nature. C’est pour cela qu’après l’avoir amenée dans machambre,j’aieuhonted’abuserdesaconfiance.Siellen’avaitpasdormi,peut-être,siellen’avaitpasétédanscetétatd’inconscience,etqu’elleeûtpurépondre,volontairement,àmesbaisers,peut-être…aurais-jecédéàmondésir.Mais,abandonnéecommeellel’était,nesachantpascequ’ellefaisait,elleestdevenuepourmoiinaccessible…presquesacrée.

–Bref,cespapiers?…

–Jelesaiconservéssurmoitoutelanuit.Cematin,commej’allaisenprovince,jelesai remis àYégor, le patron de la Pension russe, en un pli cacheté qu’il amis dans soncoffre.Auboutdehuitjours,etsijeneluiavaispasdonnédecontre-ordre,ildevaitlesporter àune adresseque je lui laissaispar écrit, sous enveloppe.Cette enveloppe, vousl’ouvrirez,monsieurlejuged’instruction,etvousytrouverezl’adressedeMlleDestol.

Gérard tira de sa poche son portefeuille, y prit une carte et, avec la plume du juged’instruction,lasigna.

–Voicimacarteetmasignature,dit-il.Yégorvousremettralespapiers.

Le juge d’instruction prit la carte. Il regardait Nelly-Rose. Celle-ci, toujoursimpassible,semblaitétrangèreàl’événement.

–Vouspouvezvousretirer,mademoiselle,ditpourlasecondefoisM.Lissenay.

Lajeunefilleluifituneinclinaisondetêteet,sansuneparole,s’enalla.Pasunefois,sonregardn’avaitrencontréceluideGérard.

Dehors,sur l’avenuedesChamps-Élysées,Nelly-Rosemarchaquelques instantsversl’Arcde triomphe.Elle était infiniment lasse.Elle avançait avecune lenteur croissante.Qu’allait-ellefaireetdirechezelle?

Etsoudain,cetteidéederentrer,deparleràsamère,deluidonner,ainsiqu’àValnais,desexplications,etdesubirunfastidieuxinterrogatoire,luiparutintolérable.

Sa décision fut immédiate. Elle entra dans un bureau de poste et envoya cepneumatiqueàMmeDestol:

Mamanchérie,

Pardonne-moi toute la peine que je t’ai faite et nem’en veuille pas si j’éprouve lebesoinderesterseulequelquesjours.Ceserapourtoietpourmoiunreposquinousestindispensableàl’uneetàl’autre.

Dèsmonretour, lundiprochainaprès-midi, je tedirai toute lavéritéet j’espèrebienpouvoirt’apprendrequenoussommessurlepointdedevenirriches…

Detoutmoncœur,mamanchérie…

Nelly-Rosepritensuiteuntaxi,achetadansungrandmagasinunsacetlesobjetsdetoiletteindispensables,etsefitconduiresurlarivegauche,lelongduJardindesPlantes,oùelleconnaissaitunepetitepensiondefamillequ’unedesesamiesavaithabitée.

Quelle joie de pouvoir enfin être tranquille et de se promener chaque jour, loin desyeuxetloindetout,danslevieuxjardinsolitaire!…

Chapitre4

Lachasse

Après ledépartdeNelly-Rose, ilyeutdans lapièceunmomentdesilence.Le juged’instructionsemblaithésitant.L’innocencedeGérardnefaisaitguèrededoutepourlui,maisquepensaitNantas?

Et,justement,l’inspecteurNantasintervenait:

– Tout ça, dit-il à Gérard, c’est très joli. Mais c’est un peu du sentiment… Desimpressionsdejeunefille,jenedispas,çaasavaleur…«Iln’apastué»…Bon…C’estsonopinionàcettepetite…Mais,toutdemême,aufond,toutçan’empêchepasquevousaveztrèsbienpu,mêmesanslevouloir,mêmeavecdebonnesintentions,tuerBaratofaucoursdelarixe…Oui,jerépète,mêmesanslevouloir…

–J’affirmequejel’ailaisséparfaitementvivant.D’ailleurs,ilaétéégorgé.Jen’avaissurmoiaucunearmequimepermît…

– Vous aviez toujours un gentil petit browning qu’on vous a vu au bastringued’Auteuil. Je sais bien… Les rues ne sont pas sûres. Mais bon, admettons pour unmoment.Alors,racontez,selonvous,cequis’estpassé?

–Ehbien–Gérardfituneffortpourêtreclair,précis,etnerienoubliersanstoutefoisriendired’inutile–,ehbien!Baratofetmoi,nousavionsdéjàeuuncommencementdediscussion au sujet des titres. Quand je suis revenu à onze heures, le soir, j’ai trouvéBaratof prêt à sortir pour aller où vous savez, j’ai voulu l’en empêcher. Je lui ai aussireprochédevouloirs’emparerdelafortunedeMmeDestol.Ill’aavouéaveccynisme.Ilm’aprovoqué.Ils’estjetésurmoi.Nousavonslutté.Jel’aiterrassé.Ilétaitétourdidesachute, mais sans la moindre blessure. Je l’ai bâillonné, ligoté avec les courroies de sacouverture de voyage, pour qu’il fût incapable de bouger de toute la nuit. Sonétourdissement ne dura qu’un moment. Il revint à lui, parfaitement vivant, je vous lerépète. Je voyais ses yeux qui me fixaient, chargés de haine et de rage, et il s’agitaitconvulsivement.Jel’aidonc,pourplusdesûreté,attachéaupieddulit.J’avaispris,danslapocheintérieuredesongilet,lapochettecontenantlespapiers.Jesuisalorsdescendu.Sortant de l’hôtel, durant quelquesminutes, réfléchissant ainsi que je vous l’ai dit, j’aimarché sur l’avenue… je me suis même arrêté à une terrasse – un nouveau bar dontj’ignore lenom–,mais toutdesuite j’ensuisparti,décidéàprofiterde lasituation…àallerchezMlleDestol,enmefaisantpasserpourBaratof.

–Vousaffirmezn’avoirrienprisquelestitresàBaratof?demandaM.Lissenay.

– Je l’affirme, monsieur le juge d’instruction. Et puisque vous dites qu’il a étédépouillédesonargentetdesesbijoux,celuiqui l’adépouilléestceluiqui,aprèsmondépart,l’atué.

Nantas,ici,intervintencore:

–Sic’estvrai,ilfautreconnaîtrequevousluiavezbougrementfacilitélabesogne,auvoleuretàl’assassin,enlaissantleBaratofbâillonnéetligotédespiedsàlatête.

Gérard ne répondit pas sur-le-champ. Il avait eu déjà cette pensée, et elle lui faisaithorreur.

–Monsieurlejuge,dit-ilsoudain,quelsqu’aientétémestortsetmesimprudences,jesuisinnocentdumeurtredeBaratof.Jesensquevousmecroyez…Mais,pourlajustice,pourmoi,pourquemoninnocenceéclate,indéniable,auxyeuxdetous,ilfautretrouverlevraicoupable!

–C’estunebonneidée,prononçaNantas,àdemisérieux,àdemigouailleur.Commentest-cequevousvousyprendriez?Ditesvoirunpeu.

Gérardl’observa.Cethommelui inspiraitpeudesympathie.Encethommeilvoyaitun adversaire le plus dangereux et le plus acharné à le croire coupable. Pourtant, il ledistinguaitimpartial,prêtàadmettrelavéritésielles’imposaitàsonespritsoupçonneuxetsceptiqueparprofession.

–Monsieurl’inspecteur,cen’estpasàmoidechercher.C’estvotremétier.Etc’estdevousetdevotreexpériencequepeutvenirtoutelalumière.Aufond,jesuispersuadéquevotre certitude à mon égard n’est plus la même. Je vous supplie d’agir, monsieurl’inspecteur.

Nantas parut flatté. Il arpenta la pièce de long en large, les mains au dos. Puis,s’arrêtantnet,ildit,d’untonbourru.

–Aussi, diable ! pourquoi n’avez-vous pas parlé tantôt? Si vousm’aviez fourni lesexplications que je vous demandais avec insistance et que vous venez de fournir, nousn’enserionspaslà.

–Jenecomprendspas,monsieurl’inspecteur…

–Maissi,maissi,nousavonsperdudutemps.

Ilrepritsapromenade,indécisetgrognon.Puis,denouveau,ilrevintversGérard,et,brusquement,luitenditlamain.

–Faisonslapaix,voulez-vous?

– Oh ! très volontiers fit Gérard, qui n’eut pas l’air de remarquer le changementd’attitudedupolicier.

– Et puis, voyons, repartit Nantas, essayons de démêler la situation, hein ? Sommetoute, quelles preuves a-t-on contre vous ? Récapitulons. Votre querelle avec Baratof ?Vousenavezditlemotifetçaneparaîtpasinvraisemblable.Lestitresquevousluiavezpris?Vousavezexpliquél’affaire.Resteladisparitiondesbijouxetdel’argent.

–Faitesuneperquisitionchezmoi,ditGérard.

–C’estdéjàfait,ricanaNantas.Donc,àcepropos,quitus.Seulement,ilyalapreuveprincipale.C’estqu’entrelemomentoùvousêtessortidechezBaratofetceluioùonl’atrouvézigouillé,personnen’estentré.

–Quiditcela?demandaGérard.

–Legarçond’étage.Ilestformel.

Gérardserécria:

–Maisilpeutsetromper,cethomme!

–Non,ditNantas,nettement.Maisilpeutmentir.

–Hein!

– Dame ! Quand un mossieu accuse quelqu’un d’avoir fait quelque chose que cequelqu’un n’a pas faite, n’a-t-on pas le droit de se demander pourquoi ledit mossieuaccuse?

Gérardmurmura:

–C’estvrai,aprèstout…Carenfin,étantseul,àproximitédelaporte,iln’avaitqu’àfranchir quelques mètres d’un couloir désert…Ah ! quel dommage qu’on ne l’ait passurveillédepuis!

Ducoup,Nantaseutunpetitriresec.

–Ah!ça,voyons,monpetit!Vousmecroyezjeune!Toutdemême,hein?…Depuiscematin,dixheures,qu’ilaquittéd’ici,jelefaisfiler,moi,legarçond’étage,lenomméManuel!…

Lejuged’instructionetGérardsemblèrentstupéfaits.

–Benoui,quoi?continuaNantas.Ilyavaittouteslespreuvescontrevous,l’hommede la rixe, et je vous croyais, dur comme fer, coupable.Mais, pour votre gouverne, enpolice, j’ai un principe… Jamais négliger aucune piste, même secondaire.Subséquemment,toutenfonçantsurvous,jefaisaisprendreenfilaturelenomméManuel.Conclusion…

– Conclusion ? interrogea M. Lissenay, qui avait suivi avec amusementl’argumentationdupolicieretlesphasesdesonrevirement.

–Conclusion…C’estlamêmequelavôtre,monsieurlejuge.Onafaitfausseroute,etiln’yaplusuneminuteàperdre.Aussijevousdemandedebienvouloirm’adjoindreuncollaborateur.

–Quidonc?

–Ungars solide,d’aplombsur ses jambes,qu’auncrande tous lesdiablesetde lajugeote.

–Mais,enfin,qui?

–LesieurGérard,iciprésent.NileparquetnilaSûreténesongentàleretenir,n’est-cepas?Danscecas-là,donnez-lemoi.Ànousdeux,çavaronfler,n’est-cepas,camarade?

Dès cet instant,Gérard ne quitta plusNantas. Infatigable lui-même, il s’étonnait del’activité du policier. Nantas ne semblait pas soumis aux besoins physiques des autres

hommes.Ilmangeaitàpeine.Ilnedormaitpas.Aveclui,Gérardpassa,sansenêtregênéd’ailleurs,deuxjournéesdejeûnepresqueabsoluetd’insomnietotale.Lebutàatteindre,pourNantas,c’étaitladécouvertedelavéritédansl’affaireduNouveau-Palace,etàcebutNantassacrifiaittout…mêmelesapéritifs.

Ils parlaient peu. Les découvertes qu’ils firent ensemble, ils n’éprouvaient pas lebesoindeselescommuniquer.L’unetl’autreencomprenaientenmêmetempsl’intérêtoulavanité.Lesdifficultésdel’enquêteprovenaientdelafaçond’agir,fortlouche,maisforthabile, du garçond’étage.Manuel n’était jamais de service, auNouveau-Palace, que lanuit. À dix heures du matin, il sortait et rentrait à cinq heures du soir. Or, malgrél’extraordinaireexpériencedeNantasetdesesagentsdanslesfilatures,legarçond’étage,Manuel,quiseméfiait,bienquenesesachantpaspoursuivi,arrivaittoujoursàdépisterlameutedeslimiers.

Oùallait-il?Quefaisait-il?Cen’estqueletroisièmejourqu’unrésultatfutobtenu.

–Maintenant,monvieuxGérard,ditNantasdanslebarvoisinduNouveau-Palaceoùils se trouvaient, nous pouvonsmarcher. 1° un client qui n’a rien à se reprocher ne sedéfilepasdelasorte;2°noussavons,parunboutdeconversationentendue,quelesieurManuelfaitpartied’unebande,qu’ilyaeudesvolscommisdansl’hôteldepuisqu’ilyestemployé,etqu’undesrecéleursdelabandeestuntypequidemeuredanslesenvironsdelarued’Aboukiretqui,justement,vientdesedéfaire,pourunebouchéedepain,d’unlotdebijouxrusses.Çamesuffit.Jecourschercherunmandatcontrenotrehomme.Ilvitàl’hôtel.Àsixheures,avantlanuit,nousmontonsdanssachambre.D’icilà…

–D’icilà?

–Ouvre l’œil…Bon, voilà que je tutoie. Tum’en veux pas?…Quand on travailleensemble…Maisfautpasqu’ils’esbigne,hein?

Lesévénementssedéroulèrentautrementquenel’avaitprévuNantas,etd’unefaçonbeaucoupplusrapide.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées depuis le départ de Nantas, que Gérard vitsurgirduNouveau-Palace,parlasortieréservéeaupersonnel,unhommejeune,depetitetaille,enquiilreconnutlegarçond’étage.Ilportaitdeuxvalises,et,toutdesuite,hélauntaxiquipassait.

Gérard songea aussitôt, employant l’expression de Nantas : « Il s’esbigne. Si je nem’enmêlepas,adieu.»

Il courut sur le trottoir opposé.Manuel avait placé ses deux valises etmontait dansl’autoenjetantauchauffeur:

–GareduNord.

–ÀlaPréfecturedepolice,36,quaidesOrfèvres,ordonnaGérardqui,bousculantlegarçon d’étage, sautait près de lui, refermait la portière, saisissait de samain droite lepoignetdel’hommeetletordait.

Manuelcriadedouleuretvoulutsedébattre.

–Pasungeste,commandaGérard.Situbouges,situessaiesdedescendre,jetecasselebras.

Lavoixétaitsiimpérieuse,l’étreintesiviolentequeManueldemeurainerte.Ilvoulutparler,protester,Gérardlerembarra:

–Pasunmot!Inutile.Tut’expliquerasàlaSûreté.

Unquartd’heureplus tard,quand ils arrivèrent à laSûreté, etqueGérardeut remisentre les mains de Nantas le garçon d’étage, celui-ci se trouvait dans un tel état deprostrationque,delui-même,avantmêmed’êtreinterrogé,ilbredouilla:

–Benoui,c’estmoi.JesavaisqueleRusseavaitdesvaleursetdesbijoux.Alorsj’aitenté lecoupetquandcelui-là–ildésignaitGérard–futparti jesuisentré, jecomptaistrouverBaratofendormidans lasecondepièce.Ilétaitdeboutdans lapremière, ilavait,auxpoignetsetauxchevilles,descourroiesquipendaient…et ilétaitentraind’enleverune serviette qui le bâillonnait. Il a compris pourquoi je venais… Il m’a sauté dessus.Nous nous sommes battus… il a été le plus fort… J’étais par terre… lui, surmoi, quim’écrasait…Alors, dame, je ne sais pas trop comment ça s’est fait…Mais j’avais pasl’intentiondejouerducouteauquandjesuisentré…Jevoulaisseulementledévaliser…Quand j’ai vu qu’il étaitmort, j’ai fouillé son portefeuille, ses valises… j’ai enlevé lescourroies de ses poignets, pour que ça n’ait pas l’air drôle qu’on l’ait attaché avant del’égorger…Vouscomprenez, lecoupétaitsûr, il s’étaitbattuavecsonami,on lesavaitentendus…Donc,l’assassinat…

–Donc,tuavaisbienl’intention,enentrant,d’assassiner,ricanaNantas.Allons,ouste,tuescuit!

IlsetournaversGérard:

–Commeça,vousvoyez,dit-ilenconfidence,puisqueleBaratofétaitdéficeléavant,vousn’êtesresponsablederiendutout.

–Dieumerci!murmuraGérard.

Ilseurenttortd’échangercesquelquesparolesetderelâcherleurattention.Manuelenprofita.Tirantdesapocheunbrowning,ilenmitlecanondanssabouche.Ladétonationretentit.Iltomba,mort.

–C’estuneaubainepourvous,lesuicidedeManuel,ditNantasàGérard,lorsqu’ilssequittèrent. L’affaire va être classée.Votre nomne seramême pas prononcé – et encoremoinsceluideMlleDestol.Oùallez-vous,maintenant?

–Jeprendsletraincettenuitetrejoinsmamère.

–Ehbien,camarade,vousluisouhaiterezbienlebonjour,àvotremaman,etvousluidirezdemapartqu’elleaunrudefils!Fichtre,vousêtesd’aplombsurvosjambes,vous!Unmotencore.Jemesuistrompésurvous,audébut.Vousnem’envoulezpas?

–Pouvez-vousdemandercela?ditGérarddansunélanspontané.

Ilsseserrèrentlamainamicalement.Ilsseconnaissaientpeu,maisilsavaientappris,enquelquesjours,às’estimer.

Libéré de tout soupçon, définitivement hors de cause, Gérard, fidèle à sa parole,n’essayapasderevoirNelly-Rose.IlsedonnalamélancoliquesatisfactiondepassersurlaplaceduTrocadéro,regardalafenêtrede la jeunefilleets’éloigna, luidisantunéterneladieu.

Deuxheuresaprès, ilétaitdans le traindenuitqui l’emportaitvers laNormandie.Ilallaitvoir samèrequ’iln’avaitpasvuedepuisquatreans, samèrequi l’adorait etdontl’affection confiante avait toujours été pour lui, aux pires heures de sa vie, comme unréconfort. Auprès d’elle, dans la petite ferme qu’elle faisait valoir elle-même depuis lamortdesonmari,iltrouverait,unefoisdeplus,lerepospacifiant.

Etilsongeaitaussi,ilsongeaitsurtoutàNelly-Rose.

Chapitre5

Jevousattendais

–MonDieu!c’estaffreux,cetteincertitude,gémitMmeDestol.MonbonValnais,c’estaffreux… Pourquoi est-elle partie ? Va-t-elle revenir comme elle le dit dans sonpneumatique?Elleprétendqu’elleabesoindesolitudeetderepos…Qu’est-cequecelacache?Qu’enpensez-vous,Valnais?

Démoralisée,anxieuse,MmeDestolregardaitValnaisavecdétresse.Ilétaitassisenfaced’elledans leboudoirdeNelly-Rose.C’était le lundiaprès-midi,datefixéepar la jeunefillepoursonretour,ettousdeuxl’attendaient.

Valnais,malgrélessoucisqueluicausaitlaconduitesingulièredeNelly-Rose,voulaitêtreoptimiste.

–Chèremadame,ilestnaturelqueNelly-Rose,aprèslesprofondesémotionsquil’ontbouleversée, ait désiré vivre quelques jours à l’écart. Nous allons la voir paraître d’unmomentàl’autre.Ellevousexpliqueratout,selonsapromesse.

– Dieu vous entende, Valnais ! Mais, malgré moi, voyez-vous, je me demande parmomentssicebesoindesolituden’apasuneautreexplication.

–Quelleexplication,chèremadame?

–QuivousassurequeNelly-Rosen’apasvoulurejoindrecet infâmeGérardetque,pendant que nous l’attendons ici, elle n’est pas avec lui, comme en ce matinépouvantable?…

–Vousêtesfolle!criasansrespectValnaisbouleversé.

–Oui,mapauvretêtes’égare…Mais,Valnaiscroyez-moi,onpeuttoutredouterquandil s’agit de faiblesses féminines et d’entraînements sentimentaux.Ainsi, tenez… – Elleallaitciterunoudeuxexemplestirésdesesaventurespassées.Elles’arrêtaàtempsetditseulement:Non,Nelly-Roseestincapable…jeveuxlecroire…Mais,commecetteenfantest étrange etmystérieuse ! Que signifie cette allusion à la richesse qu’ellem’annoncepournous?Lànonplus,jenecomprendspas.

–Jecroiscomprendre,moi,ditValnais.Votrefilleadécidéd’acceptermademandeenmariage. C’est la seule explication possible à la phrase de son pneumatique. Dans lebouleversement où ces dramatiques événements l’ont jetée, elle a compris la valeur demonamoursûr,paisible,dévoué,quiluiferauneexistencehonorableetdigned’elle,entrevous,samère,etmoi,sonépoux.

Il parlait avec conviction,mais cependant il était ulcéré en pensant à ce qui s’étaitpasséencettenuitmystérieusedu8au9mai,etàcequis’étaitpassédepuis.Iln’auraitpasaffirméqueNelly-Roseeûtcommisdesactes irréparables,mais iln’étaitpassûrducontraire…

MmeDestol, sans se rendre compte des tourments jalouxqu’il éprouvait, s’accrocha,non sansmaladresse, à cet espoir qu’il formulait et auquel,malgré tout, elle ne croyaitguère.

–Eneffet, eneffet,Valnais,vousavez raisonde l’excuseretde l’absoudre.Elleestinconsidérée,ellese laissealleràdes imprudencesquisemblentcoupables…mais ilnefautpasluientenirrigueur.Mariéeavecvous,elleserasage.Maisoùest-elleàprésent?MonDieu,oùest-elle?L’heurepasse…Valnais,monami,jesuissûrequ’elleveutvousépouser…Sanscela…

Elles’interrompit,sedressa,pâle,crispée.Ilyavaitdanslaserrureunbruitdeclef.Laportes’ouvrit:Nelly-Roseentra.

–Mapetite!Ah!monDieu,mapetite!C’esttoi!s’écriaMmeDestol.

Et, succombant à de longues émotions, elle s’affaissa sur le divan, en proie à uneviolentecrisenerveuse.

Valnaisseprécipita,luifitrespirerdel’éther…

Stupéfaited’êtreaccueillieainsi,Nelly-Roserestaitdebout,immobile,surleseuil.Ellebalbutia:

–Maisqu’ya-t-il?Maisqu’est-cequecelaveutdire?

–C’estvotrepneumatiqueetvotredisparition…indiquabrièvementValnais,absorbéparlessoinsqu’ildonnaitàMmeDestol.

–Monpneumatique?madisparition?répétaNelly-Rose.Ah!voyons,cequej’aiécritétaitclairpourtant!

Elle ne comprenait pas. Elle rentrait si joyeuse, affranchie de tout souci et de toutsouvenirpénible!Cesjoursdesolitudedansunquartierlointain,devierégulièredanslapetitepensionoùelleétaitinconnue,decalmespromenadesàpieddanslesvieillesalléesduJardindesPlantes,luiavaientfaittantdebien!

MmeDestol,cependant,revenaitàelle.Ellesedressa,pritsafilleparlebras,laregardadanslesyeuxetluiditavecsolennité:

–Nelly-Rose,monenfant,maintenantilfautmedirelavérité…Depuistroisjours,jene vis plus. Je veux savoir, ma petite fille ! Dis-moi ce qui s’est passé entre toi et cemisérable pendant cette horrible nuit !… Valnais, dites-lui qu’il faut qu’elle avoue lavérité!

Mme Destol s’arrêta. Elle fixait sur sa fille des yeux suppliants.Valnais fit un gested’impuissancedésolée.

Nelly-Rose,assiseenfaced’eux,semitàrire.

–Mapauvremaman,monbonValnais,nesoyezpassitragiques…

MmeDestoleutunmouvementd’impatience:

– Je ne suis pas tragique, Nelly-Rose… Je suis une mère angoissée…Ma pauvrepetite,jenet’aipeut-êtrepastoujoursmontréassezmonaffection.Jenet’aipeut-êtrepasassezsurveillée.Jenet’aipeut-êtrepassuffisammentmiseengardecontreleshommes,

quisonttousdesmisérables–pasvous,Valnais,vousêtesl’exception.Hélas!Nelly-Rose,j’ensuisbienpunie!…Maisparle,dis-moilavérité…ques’est-ilpassé?…

Nelly-Roseétait toujourssouriante:«Ehbienmaman,puisquetutiensà lesavoir…En cette nuit mémorable, j’ai eu une conduite très dévergondée et très innocente ensomme…aveccemisérable,commetudis,quin’estpasdutoutunmisérable,j’aicourules bals publics, ou à peu près publics, j’ai bu du champagne, j’ai suscité l’admirationd’ivrognesmoscovitescontrelesquelsilm’adéfendue…Etaprès, ilm’aemmenéedanssachambre.

–Danssachambre!Quellehorreur!gémitMmeDestol,pendantqueValnaisfaisaitungested’épouvante.Alors,tuétaisdanssachambretandisquenousétionsdanslacour,aubasdel’escalier,etquejetenaisunrevolverenmainpourtuercebandit?

–Jenesaisoùtuétais,maman,maisjesaisquejemetrouvaisdanssachambre,etquetuauraiseubientortdeletuer.

–Etcombiendetempses-turestéeprèsdelui?

–Deuxheures…troisheures.

–C’esteffrayant…Etpendantcetemps?…

–Pendantcetemps?Ehbien,voilà,j’aidormi,ditNelly-Rose.

–Commentcela,dormi?demandaMmeDestol.

–Mais,commeondort,maman.Enfermantlesyeux.

–Et…lui?

–Lui.Ehbien, il dormait aussi, appuyé à une table…Oui, cemisérable, ce bandit,commetudisaistoutàl’heure,s’estfinalementconduitavecmoicommeleplusgénéreuxetleplusloyaldeshommes…

–C’estvrai?tumelejures?Iln’yarieneud’autre?

–Maman,tusaisbienquejenemensjamais…

–Mais,enfin,c’estunimposteur,unaventurier.Onnesaitmêmepassonnom…,lesjournauxl’ontdit…

–Quelquesoitsonnom,c’estceluid’unhonnêtehomme.Ilaétécomplètementlavédusoupçonquia,unmoment,pesésurlui…Tuasbienvuquelevraicoupable,arrêté,aavouéets’esttué.QuantàlarixeavecBaratof,quiétaitvraiment,lui,unmisérable,elleaeulieupourmeprotéger.

–N’importe,ceGérardestunfourbe.Ils’estfaitpasserpourunautre.

–Ilaeutoutàfaittortetjenesauraistropl’enblâmer…Àpartcela,c’estunhonnêtehomme,maman.

–Honnêteounon,aprèstout,jem’enmoque,s’écriaMmeDestol.L’essentiel,c’estquetunelerevoiespas,etquetutiennestonengagement,Nelly-Rose.

–Quelengagement?

–Enfin,quoi,celuiquetuasprisenversnotreexcellentamiValnais.

–Maisjen’aiprisaucunengagementenverslui…N’est-cepas,Valnais?

Celui-cibalbutia:

–Toutdemême…votrepromesse…

–Mais oui, Nelly-Rose, repritMme Destol… la phrase de ton pneumatique est trèsclaire… quand tu dis que nous sommes sur le point de devenir riches. Je ne vois pascommentnouspourrionsdevenirrichessitunetemariespas?

–AvecValnais?

–Évidemment.

Nelly-Rosesemitàriredeboncœuretditàsamère:

–Ilyaunautremoyen,maman,etbeaucoupplussimple.

–Ah!…Lequel?…

–C’estdefairefortunenous-mêmes…ouplutôtderetrouvernotrefortune.

MmeDestoll’observa.

–Notrefortune?Quellefortune?

–Cellequiétaitperdue…

–Ettul’asretrouvée,toi?chuchotaMmeDestol,lavoixaltérée.

–Pasmoi,maisquelqu’un.

–Quelqu’un?

–Maman,sicequelqu’unavaitretrouvéenRussie,aprèslesavoircherchés,nostitresde Roumanie, le reçu, qui est la preuve de l’achat et du règlement, enfin, tous lesdocumentsnécessaires, etquecequelqu’un les ait rapportéspournous les remettre,dismaman,est-cequeceseraitunhonnêtehommeàtesyeux?

–C’estlui?…c’estluiquiafaitcela?bégayaMmeDestol.

–C’est lui,maman.Etc’estpourarrachercespapiersàBaratof,quivoulaitnouslesvoler,qu’ils’estbattuaveclui…

–Nelly-Rose…voyons,voyons…–MmeDestolhaletait–c’estsérieux?

–Toutcequ’ilyadeplussérieux.Aulieudegardercesmillionscommeillepouvait,ilatoutremisàlajusticepourquecelanoussoitrestitué.

–Mais c’est… c’est ahurissant, bouleversant. Pourquoi nem’as-tu pas dit cela plustôt?Pourquoinepasmel’avoirécrit?

–Jevoulaisêtresûre.

–Ettuessûre?

– Mon Dieu, oui, dit Nelly-Rose gaîment. Je viens de chez M. Lissenay, juged’instruction,etilm’aremislepaquet.Ilestlà,surcettetable,oùjel’aiposéenentrant.

MmeDestolportalamainàsoncœur.Ellesuffoquait.Allait-ellesetrouvermal?Non.Elleréagit,s’emparadupaquet,essayadeledéficeler,n’yparvintpasets’enfuitdanssachambreoùelles’enferma.

Aprèssondépart,ilyeutunpetitsilence.

–Pauvremaman,ditNelly-Rose, j’auraisdû laprévenirplusdoucement.Mais jenepensaispasquemalettrefûtsiobscure.Ainsi,Valnais,vousavezsupposé?…

Ellesetut.Valnais,décontenancé,nesavaitquerépondre.Enfin,ilselevaetdit:

–Adieu,Nelly-Rose.

–Adieu?Pourquoiadieu?Vouspartez?

Ileutunsouriredésolé.

–Queferais-je icidésormais,Nelly-Rose?Vousnem’avez jamaisaimé…et jen’aimêmeplusl’espoird’unpeudetendresse,puisque…

–Puisque?…

Illuipritlamaindoucement,etprononça:

–Nelly-Rose,vousvousrappelezuneconversationquenousavonseueaprèslaséanceduComitédeslaboratoires?Toutenplaisantant,vousm’avezditquevousespériezbienretrouver votre fortune et que vous rêviez parfois de quelque personnage héroïque etfabuleux,vêtudeveloursetchaussédebottes,qui,àtraversmilledangers,sedévoueraitàvotrecauseetréussirait.Lemiracleaeulieu.Lachimèreestdevenueuneréalité.

–Etalors?

–Alors,jenepeuxpasluttercontreunhérosderoman.

–Vousn’avezàluttercontrepersonne,Valnais.

–Si,puisquevousl’aimez.

Nelly-Rosefutindignée,etprotesta,touterougissante:

– Qu’est-ce que vous avez dit, Valnais ? De quel droit vous permettez-vous ?…Comment!unhommequejen’aivuquequelquesheures?…

–Oui,maisdansdetellesconditionsquejamaisplusvousnepourrezvousdélivrerdecesouvenir.Ilest,ilseral’hommedevotrevie.Decettevie,moi,Nelly-Rose,jenefaispluspartie…Etjenepeuxplusrester…jenelepeuxplus.Adieu,Nelly-Rose.Jevousaibeaucoupaimée…

Sontonétaittristeetsincère.Pourlapremièrefois,Nelly-Roseletrouvasansridiculeetfutémue.

–Aurevoir,Valnais.Vousresterezmonami,n’est-cepas?

–J’essaierai,Nelly-Rose…Adieu…

Ilallaverslaporte.Auseuil,ilseretournapourlavoirunefoisencore,puissortit…

Nelly-Rose garda de cet entretien une impression de gêne qui se traduisit, les jourssuivants, par un nouveau besoin de solitude et d’inaction. Tout travail lui devintimpossible.Ellen’allaplusaulaboratoire.Elledemeuraitchezelle,àrêvasser.Certes,ellen’admitpasuninstantquel’affirmationdeValnaisfûtvéridique.Non,ellen’aimaitpasceGérardetn’éprouvaitpourcetinconnuquedessentimentsdereconnaissance.

– Non, non, répétait-elle à mi-voix… Non, je ne l’aime pas. On n’aime pas unmonsieurquis’estconduitdetellesorte,unmonsieurqu’onneconnaîtpasetquisortd’onnesaitoù.Non,jenel’aimepas.Mais,enfin,ilestévidentquenotrevie,àmamanetàmoi,estchangéegrâceàlui.Mamanrevit.Elleestheureuse,riche…

La jeune fille,maintenantque l’orages’enétaitallé,voyait leschosessousunautreaspect. La conduite deGérard ne lui paraissait plus si coupable. Elle pensait beaucoupmoinsàcequ’ilavaitfaitdemalqu’àcequ’ilavaitfaitdebien,etàcequiméritaitpeut-êtremieuxquedelarancuneetdusilence.Parfois,ellepensaitàluiécrire.

Unjour,sanstropréfléchir,ellesefitmeneràAuteuil,devantlaPensionrusse,entra,et,danslebureau,vitlepatronquis’ytrouvaitseul.

–Vousmereconnaissez?dit-elle–etellen’éprouvaitaucunembarras.JesuisvenueicilesoirdubalavecM.Gérard.Vousêtessonami,n’est-cepas?

– Oui, dit Yégor. Il m’a sauvé la vie, là-bas. C’est le plus courageux et le plusgénéreuxdeshommes.

–Jelesais,ditNelly-Rose.IlaquittéParis,n’est-cepas?

–Oui.

–J’aibesoindesavoiroùilest.Jevoudraisluiécrire.

Yégor la regarda. Il sentit qu’il n’y avait aucun piège dans cette demande et que lemotifn’enpouvaitêtrequeloyal.

–Ilnem’apasdonnésonadresse,dit-il,sansposerdequestionsàNelly-Rose,maisjesaisqu’ilestauprèsdesamèreenNormandie.

–Etcommentsenommesamère?Enquellevillehabite-t-elle?

–Ilnemel’ajamaisdit.Cependant,lorsdesesprécédentsséjours,etencorecettefois-ci, il a reçu, à plusieurs reprises, des lettres, d’une écriture un peu tremblée, commel’écritured’unefemmeâgée,etaudosdel’enveloppe,ilyavait–jen’aiaucuneraisondelecacher:Envoid’Énouville,Seine-Inférieure.C’estcela,certainement.

–Oui,iln’yapasdedoute.Jevousremerciedetoutmoncœur,ditNelly-Roseenluitendantlamain.

Nelly-Rosen’écrivitpasàGérard.

Unesemainepassaencore.Puisuneautre.Ellecontinuaitàresterchezelle, toujoursnonchalante et rêveuse. Un après-midi, la mère de Nelly-Rose dut s’absenter de Paris,pouruntrèscourtvoyageenprovince,oùlaréclamaientsesintérêts.

Le matin qui suivit, subitement, et sans que son acte fût le résultat d’une longuedélibération,Nelly-Roseallaprendreaugaragesonauto,qu’elleavaitrachetéeàValnais.

Ellesortitavanthuitheures.Àonzeheuresetquart,elledépassaitYvetot.Levillaged’Énouvillesetrouvaitàquelqueskilomètresàl’ouestdecetteville.Àl’entréeduvillage,ellelaissasonautodevantuneauberge.

Ellepassadevantl’égliseaumomentoùensortait lecuré,grandvieillardàlafigurerubicondeetàtriplementon,auregardpleindebonhomieetdefinesse.

– Est-ce que je puis vous demander, monsieur le curé, si vous avez, parmi vosparoissiens,unjeunehommedunomdeGérard?

Leprêtesaisitavidementcetteoccasiondebavarderetréponditaveceffusion.

–Gérardd’Énouville?

–Énouville,c’estlenomduvillage…

– C’est celui du petit Gérard ! Il est revenu justement chez sa mère, ces temps-ci.Encorehier,jeluidisais:«Cequevousavezforci,monpetitGérard!».Tenez,onvoitd’icilestourellesdesonchâteau.

–Ilsontunchâteau?ditNelly-Rose,abasourdie.

–Oh ! bien délabré, depuis que le père deGérard estmort à la guerre, laissant desaffairessiembrouilléesqueMmed’Énouvillen’apupayerlesdettesqu’envendanttouslesmeubles,etqu’ellehabiteunepetiteferme,cellequiestauboutduchemincreux.

–Mais,sonfils?

–Sonfils,quiesttoutletempsenvoyage,voudraitbienqu’onrestaurelechâteau,etilenvoiesouventdel’argent.Maislamamanmettoutdecôté,pourlejouroùilsemariera.

–Elleveutdoncqu’ilsemarie?

–Sielleleveut!Unedemoisellequientrerait iciserait labienvenue,pourvuqu’ellesoit jolie, bonne, et qu’elle aime le petit Gérard plus qu’elle-même. En attendant, iltravaille.

–Iltravaille?

–Oui,auxchamps,commeunpaysan…tandisquesamères’occupedelabasse-couretduverger…Vouslaconnaissez?

–Pasencore.Maisj’aieul’occasionderencontrersonfils.

– Eh bien, mon enfant, vous verrez une sainte et digne femme. Tenez, prenez leraccourci.

Saluant leprêtre,etsouriantgentiment,ellesuivitunsentierquicouraità travers lesblés et les avoines vertes.Deux rangées de hêtres surmontaient un talus et bordaient leverger et la ferme. La barrière n’était pas close.Nelly-Rose entra dans la cour déserte,animée de pommiers et de poiriers, et dominée, au haut d’une pente, par une longuebâtisseàcolombageetàtoitdechaume.Presquetouteslesportesenétaientouvertesainsiquelesfenêtres,etlesoleiltombaitdrusurunseuilhérissédecaillouxtaillésetinégaux.

Nelly-Rosevitunevastepiècequiservaitdecuisineetdesalle.Lefourneauétaittoutrouge.Troiscouvertsétaientmis.

Ellelongealafaçade.Unechambres’ouvraitàl’extrémité.Dansl’ombre,elleaperçutunepagedejournalépingléeaumuretreconnutlapagedelaRevuepolonaiseavecsestroisportraits.Hardiment,elleentra, s’approcha.Unepetitephotographieétait fixéeau-dessous.L’ayantdétachée,ellelut«Nelly-Roseàdixans».

Elle dut s’asseoir un instant, toute frémissante. Et elle avait l’impression qu’elle nevivaitpasdanslaréalité,maisquetoutsepassaitcommedansuncontedefées.N’est-ilpas juste d’ailleurs qu’il en soit ainsi parfois et que la vie, à certainesminutes, prennel’aspectd’uneféeriemerveilleuse?

Maisunbruitderouespesantessefaisaitentendreducôtédelabarrière,etellesortitaussitôt.C’étaitunecharrettedefoinquirentrait,conduiteparGérard,têtenue,enbrasdechemiseetenpantalondetreillisbleu,etquimarchaitentenantlechevalparlabride.IlnevitpasNelly-Rose,auseuildelachaumière,etsedirigeaverslescommuns.Unpetitchienàlongspoilsl’accompagnait.

Nelly-Roseavançapeuàpeu.Gérarddébouclait leharnaiset labride.Mais lechiengalopajusqu’àNelly-Roseetsemitàjapper,cequiattiral’attentiondeGérard.

Iln’eutpasungeste,pasuneexclamation.Leharnaisluitombadesbras,tandisquelechevalrentraitseulàl’écurie.Nelly-Rose,quicontinuaitd’avancer,setrouvaitmaintenantà quelques pas du jeune homme. Elle s’arrêta, le cœur serré, et elle était surprise deconstater que Gérard avait recouvré tout de suite son sang-froid, qu’il ne semblait pasému,etqu’ilriaitenlaregardantavecunetendresseinfinie.

Ilmarchaverselle,lesbrastendus,etluiprenantlesdeuxmains,ilmurmura:

–Jevousattendais,Nelly-Rose!Commejesuisheureux!

Ill’attendait!Quevoulait-ildire?Nelly-Rose,quiétaitvenuesansidéetrèsprécisesurce qui se passerait, mais avec le désir ardent de provoquer une explication, avaitl’impressionquetouteslesparolesdevenaientinutilesentreeux,etquetoutétaitrégléendehorsd’eux,sansmêmequ’ilseussentbesoindes’expliquer.

–Allonsembrassermaman,ditGérard.Lavoiciquisortdupotager.

Une dame à cheveux blancs parut sur la droite, un panier sous le bras. Elle étaithabilléecommeunepaysanne,avecuntablierbleuquienveloppaitsesvêtementsnoirs.

–Nelly-Rose…présentaGérardquandilsarrivèrentprèsd’elle.

Unsourireéclairaledouxvisageridédelavieilledame.Ellecontemplalajeunefilleetditàvoixbasse:

–MonDieu!qu’elleestjolie!

L’Angélusdemidisonnaitsurlacalmecampagne,etsurlevergerpaisible.

–Déjeunons,ditlavieilledame.Toutestprêt.Nousvousattendionschaquejour.

Une flamme brilla dans les yeux de la jeune fille. Il était donc vrai que Gérardl’attendait, qu’il considérait comme oubliées et comme insignifiantes les fautes dont ils’était rendu coupable, et qu’il savait qu’elle nonplus n’en tenait plus compte? Il étaitdonc vrai qu’il avait pressenti sa visite et sa soumission ? Elle se révolta. Non, ellen’acceptaitpasdesesoumettreainsi.

Révolte brève. Un bien-être inexprimable l’envahissait. Elle était profondémentheureuse. Elle trouvait naturels le visage satisfait et la quiétude de Gérard. Cela ne lablessaitpas.

–MonDieu,pensait-elle,quellejoieetquelledouceurd’êtreici!

Chacune des notes de l’Angélus la pénétrait de sérénité et de béatitude. Debout, lamèredisaittoutbas,d’unevoixtremblante,lebénédicité.Nelly-RoseregardaGérard.Ilnelaquittaitpasdesyeux,etdemeuraitsouriantetgrave.

Elles’assit,et,bouleversée,semitàpleurersurunplatderadisqu’onluioffrait…Et,àtraversseslarmes,ellevitunecartequiétaitsursonverre,etquiportaitsonnom:Nelly-Rose!

Ainsi donc, il en était ainsi : Gérard l’attendait. Et voilà qu’elle était venue, d’elle-même,sansqu’onlasollicitât,etcommesielleeûtaccompli laplusnaturelleet laplusjustedeschoses.Ettouslesmauvaissouvenirsettouslesobstacless’abolissaient.Ettoutl’avenir se déroulerait là, dans cette ferme, dans le château restauré, dans les terresreconquises,dansledomainereconstitué,danscettecampagneoùchaquejourl’Angéluschanteraitpoureuxsavieillechanson.