50
REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE ANNÉE 1965 •• j',_ :·i KATH. LEUVEN Nederlandse afc!eling FAC. RE()\ !Yi:.C:DHEID BWUOiHCU<. ÉTABLISSEMENTS ÉMILE BRUYLANT RUE DE LA RÉGENCE, 67, BRUXELLES z 17 3

DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

  • Upload
    others

  • View
    8

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CRITIQUE DE

JURISPRUDENCE BELGE

ANNÉE 1965

•• • j',_ :·i

KATH. UNliVP~Hrn LEUVEN Nederlandse afc!eling

FAC. RE()\ I,~)C\ !Yi:.C:DHEID

BWUOiHCU<.

ÉTABLISSEMENTS ÉMILE BRUYLANT RUE DE LA RÉGENCE, 67, BRUXELLES

z 17 3

Page 2: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

COMirrÉ DE DIRECrriON :

MM. JEAN DABIN, professeur émérite de l'Université de Lou­vain;

Baron Louis FREDERICQ, professeur émérite des Univer­sités de Gand et de Bruxelles ;

CLAUDE RENARD, professeur à l'Université de Liège;

JEAN V AN R YN, professeur à l'Université de Bruxelles, avocat à la Cour de cassation.

SECRÉTAIRES DE LA RÉDACTION :

MM. ARTHUR BELPAIRE, conseiller à la Cour de cassation;

ANDRÉ DE BERSAQUES, con..s,f,}iller à la Cour de cassation, prof~seilr à l'Université: de Bruxelles.

/

Page 3: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

DIX-NEUVIÈME ANNÉE 1965

REVUE CRITIQUE

DE

.JURISPRUDENCE BELGE

Cour d'appel de Bruxelles, 13e chambre, 22 janvier 1964.

Président : M. BEcK:mRs, juge

faisant fonctions de président.

Ministère public : M. CouTURI:mR, avocat général.

Plaidants : MMes VERCRUYSSE, VAN .Doos.SELA:mRE, GoLDBERG,

R. YANDER ELST, A. DELVAVX, CH. VAN RE:EPINGHEN,

EDG. YAN PÉ, ANT. L:mcLERCQ, CooLE, CH:mvALIER et LoGÉ.

DENRÉES ET MARCHANDISES (ABUS DANS LE COMMEl~CE DES). ---'-·SPÉCULATION ILLICITE. - REFUS DE VENDRE. -

·CONDITIONS DE LA LICÉITÉ DE PAREIL REFUS. - VENTE A

UN PRIX SUPÉRIEUR AU PRIX NORMAL. - RÉDUCTION .DE· LA

MARGE BÉNÉFICIAIRE LÉGALE ACCORDÉE AU GROSSISTE N'IM­

PLIQUANT PAS NÉCESSAIREMENT PAREIL DÉLIT DANS 'LE CHEF

DU FABRICANT.

L'arrêté royal du 6 juin 1960 ne sanctionne pas _pénqlement le ... refus du fabricant de médicaments de fournir à. des grossistes.

Les producteurs ou grossistes peuvent subordonner leurs ventes à l'acceptation de conditions qui ne tendent pas à. soustraire les produits à la circulation en vue de stocker et ·de. profiter ultérieurement. d'ttne hausse de. prix.

De ·· la réduction par le fabricant de la marge bénéficiaire de 12,5 p. c. prévue par la loi en faveur du grossiste ne résulte _pas nécessairement que le fabricant aurait vendu à un prix

Page 4: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

6. REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

supérieur au prix normal, alors surtout que ce fabricant four­nit certaines prestations incombant normalement au grossiste ( 1).

(MINISTÈR:E PUBLIO, L ... , PHARMACIE X. :ET D ... ,

O. O ... ET CONSORTS.)

ARRÊT.

I. En ce qui concerne les infractions à l'arrêté-loi du 22 jan­vier 1945 ( = A : soustraction à la circulation de spécialités pharmaceutiques ; B : vente de spécialités pharmaceutiques à des prix supérieurs aux prix normaux) reprochées aux pré­venus ... :

En fait :

Attendu qu'il import~,. comme le fit le premier juge, d'exposer succinctement la situation de fait qui -se trouve à l'origine des présentes poursuites, à savoir :

Il existe des pharmaciens (pharmaciens d'officine) accordant à leur clientèle des remises sur les prix de détail de médicaments, y compris les spécialités pharmaceutiques à prix maxima imposés, remises rendues· possibles soit parce que cès pharmacies par­viennent à organiser leur propre service «grossiste», soit par d'autres moyens de technique commerciale;

Ces pharmacies drainent forcément une partie de la clientèle des officines vendant uniquement aux prix maxima imposés ;

Les pharmaciens qui refusent de vendre à prix réduits quali­fient les autres de «bradeurs» et nourrissent à l'égard des se~onds une animosité parfois des plus vives, ainsi qu'il apparaîtra d~_ailleurs des faits mis à charge du prévenu M ... ;

Ces pharmaciens hostiles à leurs confrères << bradeurs » se sont efforcés de supprimer semblable concurrence, notamment grâce à l'action, évidemment lucrative, de l'un de leurs groupements professionnels, à savoir la <<Réglementation Union-Spépha », association sans but lucratif;

Celle-ci a, entre autres buts statutaires, celui d'imposer à ses membres. l'observation des prix de vente au public, fixés par les fabricants cc sans surfaction (sic) ni rabais», et celui d'exercer << la surveillance du respect des prix imposés et d'en sanctionner l'inobservation» (voy. art. 4 des .statuts) ;

(1) Le texte complet de cet arrêt a paru dans le Journal des tribunaua;, 1904, p. 126.

Page 5: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 1

Elle a, avec succès, fait pression auprès de ceux de·ses membres f~bricants ou importateurs de médicaments pour que ceux-ci, en exécution des obligations découlant de leur affiliation· et ci-dessus r~ppelées, refusent de vendre leurs produits aux gros­sistes fournissant les pharmacies «bradeuses», ces dernières étant identifiées grâce, notamment, à l'action d'un «Comité de vigilance des pharmaciens de Bruxelles », dont le prévenu M ... était un membre particulièrement actif et qui mit· sur- pied, comme le dit le premier juge, «une véritable police privée qui utilisa des filatures et des marquages de marchandises » ;

Lorsque intervint l'arrêté royal du 6 juin 1960 relatif à la fabrication, à ·la préparation et à la distribution en gros des. médicaments et à leur dispensation et dont l'article 3, 3o, impose, en principe, au fabricant l'obligation de vendre à tous les gros~ sistes et· pharmaciens d'officine, sous peine non de sanctions pénales mais du retrait de l'autorisation de fabriquer, les fabri­cants- spontanément ou à l'instigation de l'Union-Spépha ~ abandonnèrent ce premier procédé pour recourir à un autre consistant à réduire, pour ces mêmes grossistes, la ristourne de 12,5 p. c. habituellement consentie et constitutive du bénéfice des grossistes ;

C'est la mise en pratique successive de ces deux procédés par les prévenus que le ministère public et les parties civiles considèrent comme culpeuse;

Il convient de préciser que la plupart des fabricants et impor­tateurs, pour se conformer aux directives de l'Union-Spépha; incluaient dans leurs conditions générales de vente, l'obligation pour. les acheteurs de fai_re respecter par leur propre clientèle (pharmaciens d'officine), les .prix maxima de vente au détail et que, souvent, ces conditions générales se référaient expressé­ment « aux clauses et conditions de la réglementation Union­Spépha » (exemple : cas des prévenus P ... , etc.) ;

En droit:

Attendu que la plupart des prévenus ont fait valoir, entre autres moyens, des considérations d'ordre moral ou social telles que : a) le respect des prix imposés répond à l'intérêt général; b) les pharmaciens «bradeurs» auraient un rôle «malsain» (voy. note de première instance pour le prévenu s ... ); c) les mêmes n'offriraient pas cc les garanties habituelles d'honorabi-

Page 6: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

8 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

lité» (voy. note de première instance pour le prévenu D ... ); d) les mêmes se livreraient à une concurrence déloyale par avilissement des prix; etc.;

. Attendu que ces affirmations n'ont nullement été démontrées; Que si elles paraissent avoir été approuvées par l'arrêt vanté

par la plupart des prévenus (arrêt du 28 mai 1958 de la cour <:l'appel de Bruxelles, en cause de la société de personnes à respon.,. ~abilité limitée Etablissements G ... et société coopérative Phar­macie du M ... contre l'association sans but lucratif Réglementa­tion Union-Spépha), il s'agit d'une autre cause concern.ant d'autres faits; · Mais attendu que ce même arrêt a incontestablement admis que l'activité de l'Union-Spépha- consistant à interdire à ses membres toutes fournitures auxdites sociétés - était licite et par conséquent légale et que l'arrêt de la cour de cassation du 21 juin 1960, rejetant le pourvoi introduit· contre cette décision, a consacré implicitement. la légalité de cette activité ;

Qu'il doit cependant être ajouté qu'il ne résulte d'aucun de ces deux arrêts que l'activité des pharmaciens «bradeurs» -consistant à vendre en dessous des prix maxima - serait illégale;

Qu'en réalité les faits soumis à la cour résultent de la pratique de deux techniques commerciales -inconciliables, bien que répon­dant toutes deux à un dessein identique, d'ordre lucratif;

Qu'il en est tellement bien ainsi que, dans sa note déposée en première instance, le prévenu S ... reproche à la partie civile D ... , non de vouloir s'enrichir, mais de <<vouloir s'enrichir trop vite»;

Qu'il échet de souligner que de ces deux techniques, seule celle des <<bradeurs» favorise en outre les consommateurs dans le domaine des prix pratiqués ;

A. Quant à 1~ soustraction à la circulation, soit par refus de vendre, soit en subordonnant la vente à des conditions illégales (arr.-loi du 22 janvier 1945, art. 4, b et c) :

Attendu que, de toutes manières, cette infraction n'est pas ~tablie en droit, à l'égard de tous les prévenus;

·Attendu que les prévenus qui ont refusé de vendre, invoquent n'avoir agi dela sorte qu'à l'égard des acheteurs qui n'acceptaient pas leurs conditions de vente;

Page 7: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 9

Attendu qu'aucune disposition ne sanctionne pénalement l'obligation imposée aux fabricants de médicaments, par l'an-êté royal du 6 juin 1960, de fournir aux grossistes;

Qu'il s'ensuit que le refus de vendre n'est pas, par lui-même, constitutif d'infraction ;

Attendu que le texte légal prétendument violé n'implique en rien qu'un tel fabricant soit tenu de mettre ses produits sur le marché à l'intervention d'un détaillant ou d'un grossiste, moins encore de plusieurs grossistes (cf. la licéité en droit interne, niais discutée par le Traité de Rome, des contrats d'exclusivités);

Q11e si telle était la portée du texte invoqué, il équivaudrait à imposer aux fabricants et aux consommateurs le recours à des intermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle;

Qu'il s'agirait là d'un véritable abus économique alors que, précisément, le but de toute la réglementation, initialement instaurée par l'arrêté-loi ~u 27 octobre 1939 et maintenue. par l'arrêté-loi du 22 janvier 1945, est incontestablement de «pré­venir et réprimer les abus dans le commerce de ces denrées et marchandises»« indispensables à la vie de la nation» (préam­bule de l'arrêté-loi du 27 octobre 1939) et de «permettre au gouvernement de sévir avec toute la rigueur désirable notamment contre les producteurs qui refusent de livrer leur récolte au ravitaillement, contre les intermédiaires qui abusent de la situa­tion pour pratiquer un commerce illicite et contre toute personne qui achète en dehors du commerce régulier à des prix surfaits lorsqu'il y a des présomptions que cet achat es.t fait dans un but de lucre » (rapport précédant l'arrêté-loi du 22 janvier 1945);

Que ce but se trouve être encore précisé par le préambule de l'arrêté-loi du 29 juin 1946 modificatif de l'arrêté-loi du 22 janvier 1945, spécifiant qu'il importe d'écarter «parmi les intermédiaires qui ne sont ni grossistes ni détaillants» ceux· qui n'exer~ent pas «une fonction commerciale économiquement utile» et qui «s'immiscent abusivement dans la distribution des marchandises à la faveur de la situation née de la guen-e »;

Attendu que les prévenus ne sont pas des intermédiaires qui achètent mais des producteurs ou importateurs qui vendent ;

-Que la disposition visée par les poursuites ne leur impose nullement de vendre à tous .les grossistes ou répartiteurs de

Page 8: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

10 REVUE CRITIQUE·.DE JURISPRUDENCE BELGE

produits pharmaceutiques à des conditions identiques et qu'elle ne leur interdit· aucunement de subordonner leurs ventes· à l'acceptation de conditions générales ou même particulières de vente, dès l'instant où celles-ci ne sont pas elles-mêmes illicites et ne tendent pas à soustraire leurs produits à la ·circulation, ce qui serait le cas. s'ils avaient- quod non- refusé de vendre ou imposé des conditions pratiquement inacceptables pour dissi­muler ce refus, cela en vue de stocker et de profiter ultérieurement d'une .hausse des prix ;

Que les conditions de vente ordinaires étaient acceptées par de nombreux grossistes et que les conditions de vente spéciales critiquées (ristournes grossiste réduites) ~'étaient pas. arrêtées en considération de la personne des grossistes auxquels elles étaient proposées, mais uniquement soit parce qu'ils 'refusaient de souscrire aux conditions ordinaires, soit parce qu'ils ne les respectaient pas après les avoir acceptées;

. Que si les conditions préconisées par l'Union-Spépha, approu­vées par tous les prévenus (même MM. B ... , voir lettre du 19 novembre 1959 de I ... à la partie civile D .. :.- ~os~ier de cette partie civile), peuvent assurément prêter à discussion (voy. Traité de Rome, art. 85 ~ Communauté écbno:r:nique européenne), leur licéité en droit interne a été implicitement reconnue par l'arrêt prérappelé de la cour de cassation et qu'en tout cas. il ne résulte pas des éléments de la cause qu'elles ont eu pour effet de soustraire les produits litigieux à la circulation;

Qu'à juste titre les prévenus B ... font valoir que leurscondi­tions de vente ne sont pas celles préconisées par l'Union-Spéph~; qu'elles sont strictement commerciales et qu'elles sont parfaite­ment .normales lorsqu'elles font dépendre la rémunération du grossiste, telle la partie civile D ... , de l'importance de ses com­mandes;

B. Quant à la vente à des prix supérieurs au~ prix normaux (arr.-loi du· 22 janvier 1945, art. Jer, § 2) :

Attendu qu'en ce qui concerne la réglementation des prix, le législateur a recouru à deux. procédés. : d'une part la fixation d'un prix maximum, d'autre part l'obligation de respecter le prix normal ;

Attendu qu'il ne résulte d'aucun élément de la cause que les prévenus auraient pratiqué ou fait pratiquer des prix supérieurs

Page 9: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 11

aux prix maxima fixés pour les spécialités pharmaceutiques faisant l'objet de leur activité commerciale;

Attendu qu'initialement le cumul des deux procédés, difficile~· ment concevable sur le plan de la logique, fut" expressément écarté pour la réglementation dont il s~agit, puisque l'article Jer, § 2, de l'arrêté-loi du 22 janvier 1945 prévoit expressément qu'il interdit la pratique de prix supérieurs . aux prix normaux ((à défaut de fixation d'un prix maximum));

Que si néanmoins le législateur a pu prévoir qu'un prix infé~ rieur au prix maximum pouvait être illicite, encore est~ce à la condition que ce prix «entraîne pour l'opération envisagée, la réalisation d'un bénéfice anormal, notamment à la suite dè la surévaluation d'un des éléments du prix>> (arr.-loi du 14 mai 1946, art. 1er) ; que· l'existence d'une telle condition n'a nullement ét~ établie en l'espèce;

Attendu que dans ces conditions, les prix pratiqués par les. prévenus n'ont pu constituer, surtout à l'échelon grossiste, un. prix anormal, c'est-à-dire excessif, partant illégal;

Attendu, au surplus, que si le législateur a fixé à un pour~ centage de 12,5 p. c., le maximum que pouvait atteindre le. bénéfice du grossiste, il n'a évidemment pas entendu signifier par là que. ce bénéfice devait atteindre ce maximum, ni, par conséquent, interdire toute marge bénéficiaire inférieure ;

Attendu enfin et surabondamment que le rôle du grossiste peut comprendre des prestations de diverses natures (répartition, conditionnement, etc.) et plus ou moins nombreuses pour chaque catégorie;

Qu'il serait dès lors déraisonnable que la marge bénéficiaire soit calculée sur un pourcentage identique dans tous l~s cas et ne puisse donc pas varier selon l'importance des services réellement rendus;

Que, surabondamment encore, le caractère de prix maximum et non de prix imposé attaché au prix grossiste déter.miné par une ristourne de 12,5 p. c. résulte encore de ce que rien n'interdit l'intervention successive de plusieurs intermédiaires et que la réglementation dont il s'agit n'a pu vouloir que le grossiste fournissant à un sous-grossiste soit contraint de vendre avec une ristourne représentant tout son bénéfice, c'est-à~dire n~n

seulement sans bénéfice mais en outre nécessairement .à perte;,

Page 10: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

12 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

Que c'est cette démonstration par l'absurde du défaut de, fondement de la prévention qu'ont fait valoir à juste titre certains prévenus qui, sans être démentis, prétendent, tel le prévenu V ... , cumuler les activités de fabricant et de grossiste revendant à d'autres grossistes, ou, telle prévenu 0 ... , n'exercer­que la seule activité de grossiste ;

O. Sur les actions civiles jointes :

, Par ces motifs, la Cour, statuant contradictoirement, sauf à l'égard de 0 ... , écartant toutes conclusions autres, plus amples­ou contraires : reÇoit les appels; sur l'action publique : met .à néant le jugement dont appel et réformant : dit non établies les infractions A et B reprochées à D... et T... et les infrac­tions reprochées aux autres prévenus, et les en acquitte ; renvoie sans frais des fins des poursuites, ... ; condamne soli-dairement D .. et T ... aux deux tiers et ·M ... E ... au tiers restant des ·frais des deux instances envers la partie publique, sous déduction de ceux de citation des autres prévenus, lesquels resteront à charge de l'Etat; sur les actions civiles· : dit sans objet l'appel interjeté par le prévenu ·M ... E ... ; se déclare incompétente pour connaître des actions civiles mues par les parties L ... , société coopérative «Pharmacie X ... » et D ... ; en délaisse les dépens, dans les ·deux instances, à charge des parties civiles qui les ont exposés.

NOTE.

Prix imposés et refus de vente en droit belge.

· l. Le présent arrêt illustre une nouvelle fois la lutte déjà.longue (1) qüi oppose les membres de la «Réglementation Union-Spépha », asso­ciation sans but lucratif ayant, entre autres objectifs, celui de veiller au r~spect des prix imposés des spécialités pharmaceutiques et d'en sanctionner l'inobservation, aux pharmaciens qui acce:ptent d'accorder des· remises à leurs clients. On se souvient qu'en 1956, le pharmacien Gripekoven," qui n'était pas membre de l'association, s'était heurté au refus généralisé, de la part. des producteurs, hnportateurs et grossistes açlhérant à cette association, de lui livrer des produits pharmaceutiques.

(1) Dans son article sur «Le boycottage commercial en .droit pdvé », le pro­fesseur DEL MARMOL cite des décisions remontant jusqu'au début du siècle. Voyez .Anti. dr. Liège, 1956, p. 99 et suiv. ·

Page 11: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CRITIQUE DE. JURISPRUDENCE BELGE 13

-Ce refus était motivé par le fait que le pharmacien Gripekoven accordait .à ses clients des ristournes «au comptoir>> d'un montant de 10 p. c. ·du prix des médicaments imposé par les fabricants, ~ttitude que l'Union. Spépha. sanctionnait sévèrement, notamment par l'interdiction faite à ses n1embres d'avoir des relations d'affaires avec le contrevenant.

Le recours en indemnité que· le pharmacien· Gripekoven avait intenté ·contre cette :mise en interdit était demeuré· infructueux. Confurhant lm jugement du tribunal civil de Bruxelles (2), la cour d'appel· àvait -débouté le demandeur, affirmant que si, en· principe, le boycottage· est un procédé condamnable, «il n'en est plus ainsi lorsque la prohibition ·s'avère comme· lille mesure défensive inspirée par le désir d'éviter, par l'avilissement des prix, de déconsidérer la profession ou d'en diminuer la rentabilité, (3). Un pourvoi contre cet arrêt fut rejeté pour le motif que « la libre concurrence ne constitue pas un droit absolu mais est limitée par l'existence: de droits égaux dans le chef d'autrui; que l'exercicè de ces droits par Un groupement ne peut constituer une faute dès lors qu'il est"constaté en fait, comme en l'espèce, que cette entente poursuit la défense .d'un intérêt légitime du groupement en se protégeant contre l'avilissement des prix· en vue du maintien de la qüalité dès produits et d'une rémtiné-ration décente de la profession » (4). · ·

2. Quelques jours après la prononciation de l'arrêt, un arrêté royal modifiait l'état du droit en la matière (5). L'article 2 de cet arrêté subor­donne en effet l'autorisation de fabriquer ou d'importer des spécialités pharmaceutiques à une décision du Ministre de la santé publique et de la famille; l'article 3 prévoit que pour obtenir cette autorisation, «le demandeur doit : ... 3° s'engager à vendre des médicaments à tous les cüo:mlnerçants en gros, distributeurs en gros, et pharmaciens d'officine ... "· Sous peine de s'exposer au retrait de l'autorisation, les fabricants et importateurs parties à l'Union-Spépha durent changer de tactique : .au lieu de refuser purement et simplement de vendre aux grossistes fournissant les pharmaciens «bradeurs,, ils réduisirent la marge béné­ficiaire de 12,5 p. c. habituellement consentie aux grossistes.

C'est la mise en pratique successive de ces deux procédés ~ refus de vente, conditions de vente discriminatoires- en ~1e de contraindre des tiers à conformer leur comportement commercial aux méthodes préconisées par la Réglementation Union-Spépha, et d'empêcher ainsi une baisse du prix de vente au détail des médicaments, que le ministère public considéra comme répréhensible et qui fit l'objet des poursuites dans la. présente espèce. ·

(2) 21 mars 1956, Joum. tt·ib., 1956, p. 342. (3) Bruxelles, 28 mai 1958, Pas., 1959, II, 55.

(4) Cass., 2 juin 1960, Bev. cr-it. jur. belge, Hl61, p. 206 et observations de J'. DASSESSE, «Organisation de la concurrence et intérêt général~.

(5) Arrêté royal du 6 juin 1960 relatif à la fabrication, à la préparation et à la distribution en gros de médicaments et à leur dispensation (Monit. belge dlf 22 juin).

Page 12: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

1 1 J }

\

l4 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

3. Nous examinerons dans- la présente étude l'état du droit belge en matière de prix de revente imposés ; nous nous demanderons plus particulièrement dans quelles conditions peut être constitutif de délit le fa.it pour les membres d'une organisation privée, telle que la Réglemen­tation Union-Spépha, . d'entreprendre une action collective en vue de maintenir les prix au niveau maximum autorisé par la loi, en infligeant des sanctions économiques aux tiers dont l'activité risquerait de contre­carrer cette politique. Nous rechercherons si, à la lumière des principes dégagés, la décision annotée est justifiée.

4. Il ne fait aucun doute que, jusqu'à présent du moin~, il était parfaite­.rpent ·licite, en droit belge, polir un vendeur d'imposer à son acheteu~ l'obHgatiori de ne pas revendre à un prix inférieur à un minimum contrac­tuelle~ent convenu. Certes, la validité de ces « clauses de. prix imposés ,, ~ q~èlquefois été contestée, au U:om du droit de propriété oude la liberté du commerèe; toutefois, la grande majorité de la doctrine et de la juris­pru.dènce admette:q.t. que si, en principe, l'a~heteur acquérant la propriété dé la marchandise doit être libre d'en fixer les conditions de revente, ~~ droit p.eut trouver une limite dans les engagements qu'il. a p~is vis-à­vis de son fournisseur (6).

De même, ne peut être contesté, dans la conception traditionnelle, le. droit. pour. un industriel ou ~ commerçant de refuser . de contracter si les conditions proposé~s _par l'autre partie ne lui conviennent pas ou, ce .qui revient au même, si l'autre partie n'accepte pas les conditions .qui lui. sont faites. Tout coiDillerçant peut librement choisir ses. clients ; il peu~ ~efuser de vendre à un intermédiaire ou à un détaillant si cehii.-ci l}e s'engage pas à respecter les prix imposés. Ce n'est là qu'une application gu principe de l'auto~omie de .la volonté, consacré par l'article 1134 du Co~e ciyil. . . .

5. La· question devient plus délicate lorsqu'on ne se trouve pas en présenc·e d'tiil vendeur il:lolé, en concurrence avec d'autres, qui s'efforce de vendre ses produits aux conditions les plus avantageuses pour lui, mais lorsque plusieurs vendeurs s'engagent les uns vis-à-vis des autres à exiger de ·leurs acheteurs le respect des: prix maxiriiaux que chacun a stipulés ·pour ses produits, et à refuser toute livraison à quiconque s;abs­tient de :rrendre cet engagement où fournit à un commerçant qui s'abstient

.. (6). R •. PIRET, «La politique des prix minimum imposés et la jurisprudence · b~lge », Ann. dr. sa. pol., 1934-1935, p. 99 et 100, et les références citées; J. LIMPENS, Prijshandhaving buiten aontraat bij verlcoop van merkartikelen, Bruxelles, 1943, n°8 23 et suiv.; M. HooRNAERT, La politiq'tte des p1·iœ imposés, Bruxelles, 1939; L. FREDERICQ, Traité de droit commercial belge, t. II, n° 192; CH. DEL MARMOL, «Le boycottage commercial en droit privé i1 (cité supra, :riote 1); p. 99 à llO; L. VAN BUNNEN, « Effets à l'égard des· tiers de quelques conventions conclues par autrui n, Journ. trib., 1956, p. 245 et suiv.; J. Lillll'ENs, J. HEENEN, E. GuTT, J. MATTBYS et J. VAN DAMME, La vente en droit belge, Bruxelles et Paris, 1960, nos 1331 et 1332. . · · - . ·

Dans son arrêt du 2 juin l960 (~itésupra,. note 4), la Cour deca$sation a _estimé qu'une entente de prix imposés poursuivait (( la défense d'un intérêt légitime »,

Page 13: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 15

de prendre cet engagement. Lorsqu'intervient pareille mise en interdit contre un tiers qui refuse de s'engager, la victime n'est-elle pas fondée à y voir une atteinte à son droit au libre exercice du commerce puisque, quoique non partie à l'accord, elle se voit pratiquement contrainte, si elle désire poursuivre son activité commerciale, d'en respecter les termes?

Certaines décisions ont estimé que lorsque le refus collectif d'avoir des relations d'affaires visait à· l'accaparement du marché, de façon à exclure toute concurrence, il devait être considéré comme illicite (7). Toutefois, ce critère a été rejeté par la doctrine ; on a fait valoir que rien, selon le droit positif, ne s'oppose à ce qu'une entreprise tente d'acquérir une situation de monopole, aussi longtemps que les moyens mis en œuvre ne sont pas illicites : or le refus de contracter n'a pas, par lui-même, ce caractère (8). Lorsque le boycottage n'est qu'une mesure de défense prise en vue d'empêcher que les tiers ne fassent, en consentant des rabais sur les prLx, une concttrrence ruineuse·. a,ux membres ·du groupement, il n'est pas constitutif de faute. La Cour de cassation l'a rappelé ~écem­ment, dans son arrêt du 2 juin 1960, dans les termes suivants (9) :

« Attendu que .les demanderessês font ·valoir en outre que la mise en. mterdit ou (( boycott )) organisé pa~ la défenderesse est îllicite comme portant atteinte à la liberté ·contractuelle, . à ia liberté. d'àssoci~tion ~t à. la liberté du commerce ; . · ·

» Attendu que l'arrêt relève que le dr~it ql;Ïe les demanderesses inyo­quent << pour elles-mêmes peut, au même titre, être réclamé par la défen­,; deresse et ses· membres et que ces derniers peuvent se prévaioir - sous » réserve de ,n'être point guidés par ·l'intention de· nuir~ - du droit de )) ne céder ~.des tiers ce qu'ils ont fabriqué ou acquis que moyennant »l'acceptation de conditions jugées nécessaires à la sauvega,rde de letir )) p~ofession et librement consenties ; que le refus d'y souscrire ou de les »respecter justifie d'une façon sp.:ffisante de la part de l'intimée (défen­?> deresse) ou le refus de contracter où le . rappel à ses contractants des )) engagements pris par eUx envers elle)); que l'arrêt justifie ainsi légale-)) ment fla décision;,, · .

. Mais si la mesure a pour but exclusif la destrw:Jtion d'autres personna­lités économiques, si ses auteurs refusent, par exemple, de tenir compte d'une offre éventuelle du concurrent évincé de se rallier aux conditions imposées par le groupement, elle aura un caractère agressif qui la rendra condamnable aux yeux des tribunaux (10).

(7) Liège, 1er février Ù)34l Pand. p.ér., 1934, n° 1~4; comm. Bruxelles, 13 février 1934, Rev. gén. ass. et resp., 1934, n° 1623, confirmé par Bruxelles, 18 janVier 1936, ibid., i936; n°. 2122.

(8) R. PmET, article· cité supra, note 6, p. 107 ; voy. aussi On. DEL MA.RMOL,

article cité supm, Ùote 1, p. 99 à 110. (9) Arrêt cité sttpra, note 4. · (10) Oourtr;ti, 9 novembre 1939, R. W., 1939-1940, coL 891 ; Bruxelles, 2 dé­

cembre 1959, Rev. gén. ass. et resp., 1961, n° 6640; Bruxelles, 16 mai 1963, Journ. trib., 1963, p. 434. Voy. aussi : On. DEL MARMOL, note dans Wirtschaft und Wett-

Page 14: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

16 REVUE CRITIQUE DE. juRISPRUDENCE BELGE

..... -(.

' 6. Il apparaît donc que, selon la doctrine et la jurisprudence tradition­nelles, le refus concerté de vente, même lorsqu'il est pratiqué par un

1 groupement disposant d 'i.me puissance économique prépondérante sur le marché, n'est pas fautif en soi: -

/ Même- dans les cas où. la jurisprudence lui reconnaît un caractère

/

1

<c agressif», le. boycottage constitue tout au plus une faute civile;· il ri'est pas réprimé comme tel par la loi pé~ Certes, l'article 419 du Code

1 pénal de 1810 punissait cc toux ceux. qm ... par réunions ou co~litipns entre les principaux détenteurs d-'une même marchandise ou denrée, tendant à ne ... la vendre qu'à un certain prix ... ,auront opéré la hausse ... du prix des denrées ou marchandises au-dessus ... des prix qu'aurait déterminés la _concurrence naturelle et libre du commerce » ; toutefois, il a été abrogé par l'article 311 du Code de 1867, qui ne vise que le fait d'opérer la hausse ou la baisse des prix <<par des moyens frauduleux».

, 7 .. Depuis lors, l'arsenal répressif a été complété par la loi du 18 juil­let 1924 :sur· les spéculations illicites, prise pour mettre un terme à cer­taines pratiques auxquelles avaient donné lieu les brusques fluctuations de prix pendant la. période suivant la fin de la première guerre mondiale (11). L'article }er de cette loi plrn.it de peines d'amende et d'emprisonnement ((ceux qui,. même sans 'l'emploi de moyens fraudu~ leux (12), auront volontairement' opéré, maintenu ou tenté de maintenir sur le marché national la hausse . . . anormale du prix des denrées ou marchandises ... , soit par des interdiètions ou des conventions ayant pour objet la détermination de prix minima ... de vente, soit par des restrictions à la production· ou à la libre circulation des produits » •

. Cette loi, elle aussi, n'a été que rarement appliquée à l'hypothèse d'un boycott : l'exigence que la hausse opérée ou maintenue ait uri. ca:ractère cc anormal » a conduit les juges à adopter une attitude restric­tive, .d'ailleurs confirmée par les travaux préparatoires (13). Dans son arrêt du 2 juin 1960 (14), la Cour de cassation, saisie d'un moyen invoquant la violation de la loi de 1924, a précisé que pour être punissable, l'auteur de l'opération devait avoir eu la volonté de poursuivre une spéculation illicite : une entente visant simplement à la cc défense d'tm intérêt légi­time», tel que le maintien d'une rémunération décente de la profession, n'est donc pas interdite par la loi.

8. La rareté des denrées à la fin de la delL"'Cième guerre mondiale et

bewerb, 1963, p. 323 ; R. Pmh'T, article cité su.pra, note 6, p. 101 ; ltf. GoTZEN, Vrijheid van beroep en bedr·ijf en onrechtmatige rnededinging, Bruxelles, 1063, t. II, n°8 1236 et 1237; ID., a Exclusivités d'approvisionnement, primes de fidélité, abus de puissance économique et concurrence déloyale», Journ. trib., 1964, p. 706 et 707.

(11) Voy., au sujet de cette loi, CATTmR, Des spéculations illicites, Bruxelles, 1926. (12) O'est nous qui soulignons. (13). Corr. Bruxelles, 30 mai 1028, Pas., 1928, III, 132 ; R. PmET, article cité

s-upra, note 6, p. 105. (14) Cité supra., note 4:.

Page 15: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE ORITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 17

les trafics frauduleux auxquels elle donna naissance, incitèrent le législa­teur à intervenir à nouveau: ce fut l'arrêté-loi du 22 janvier 1945 concer­nant la répression des infractions à la réglementation relative à l'appro­visionnement du pays. L'article 1er,§ 2, de cet arrêté interdit de pratiquer des prix supérieurs aux prix normaux, et l'article 4 défend« à quiconque de soustraire à la circulation des produits ... b) en refusant de les vendre ou de les livrer ; c) en en subordonnant la vente ou la livraison à dea conditions non conformes aux modalités fixées par le ministre compétent ».

Ces dispositions peuvent-elles être invoquées pour fonder des pour­suites contre des pratiques tendant à maintenir les prix imposés en refusant de vendre, ou en imposant des conditions discriminatoires, aux détaillants qui accordent des ristournes à leurs clients? C'est sur cette question, assurément nouvelle, que l'arrêt eut à se prononcer.

9. La décision commence par écarter, pour des motifs de droit, l'appli­cation de l'article 4 de l'arrêté-loi du 22 janvier 1945. Cette disposition ne condamne pas, selon la Cour, le refus de vente comme tel ; elle ne le punit que lorsqu'il est utilisé comme moyen en vue de soustraire des produits à la circulation. Or, en l'espèce, le refus était motivé par le fait que certains grossistes ne souscrivaient pas aux conditions qui leur étaient proposées, ou ne les respectaient pas après les avoir acceptées; il n'avait donc pas pour but de soustraire des produits à la circulation, mais seulement de soumettre la distribution de ces produits à certaines restrictions qui, en elles-mêmes, n'étaient pas illicites. L'arrêt ajoute qu'il était établi que ces conditions étaient acceptées par un grand nombre de grossistes, ce qui permettait d'écarter, en fait, la prévention de soustraction de produits à la circulation.

10. L'interprétation ainsi donnée à l'article 4 de l'arrêté~loi du 22 jan­vier 1945 est conforme aux conceptions traditionnelles du droit belge, Lorsqu'un groupement poursuit la défense d'un intérêt légitime - et l'on sait que la jurisprudence considère comme tel la protection contre l'avilissement des prix des médicaments (15) -,.il a, nous l'avons vu, le droit de faire pression sur des tiers, notamment en interdisant à ses membres d'avoir des relations d'affaires avec eux, afin d'amener ces tiers à modifier leur comportement et à l'aligner sur le sien (16). Si, du fait de cette action concertée, une partie des produits est soustraite à la circulation, n'étant plus vendue à ces tiers, cette seule circonstance ne suffit pas à faire tomber le refus de vente sous le coup de la loi pénale. Il faudrait un texte exprès pour qu'on puisse admettre une atteinte aussi profonde aux principes fondamentaux de notre droit en cette matière (17).

(15) Oass., 2 juin 1960, cité supra, note 4. (16) Voy. supra, n° 5. (17) A bon droit, l'arrêt refuse de considérer que l'article 3, § ter, de l'arrêté

royal du 6 juin 1960, aux termes duquel tout fabricant ou importateur de médica­ments s'engage à vendre ceux-ci à tous les commerçants en gros, distributeurs en gros et pharmaciens d'otficine, contient une incrimination pénale du refus de vente. La violation de l'engagement assumé par le fabricant n'est pas sanctionnée pénale·

R.Ev. CRIT., 1965. - 2

Page 16: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

18 REVUE CRITIQUE DE JURISPRU])ENOE BELGE

11. La question de savoir si les prévenus s'étaient rendus coupables de vente« à des prix supérieurs aux prix normaux» (18} était plus délicateJ Certes; les prix imposés par la Réglementation Union-Spépha pour la vente au détail des médicaments, quoique uniformément fixés à la limite supérieure autorisée en vertu de l'article 2 de l'arrêté-loi du 22 janvier 1945, ne dépassaient jamais ce maximum. Toutefois, l'arrêté-loi. du 14 mai 1946 «renforçant le contrôle des prix» dispose que «Tout prix, même égal ou inférieur aux maxima prévus par la réglementation pénale en vigueur, est illicite, s'il entraîne, pour l'opération envisagée, la réalis&.b tion d'un bénéfice anormal, notamment à la suite de la surévaluation d'un des éléments du prix ».

On _pouvait se demander si, en obligeant les détaillants à pratiquer systématiquement, sans exception, le prix maximum toléré, et en boy­cottant ceux qui accordaient des remises ou des ristournes, les membres de la Réglementation Union-Spépha ne contrevenaient pas à l'inter­diction de vendre à un prix anormal. Les hésitations à ce ~ujet éta1ent d'autant plus justifiées que l'existence même de « bradeurs'», vendant avec une marge bénéficiaire moindre, semblait confirmer le caractère ânti-économique de la pratique consistant à obliger tous les pharmaciens, quel que soit leur chiffre d'aJfaires, la rentabilité de leur exploitation, l'importance de leurs frais généraux, à vendre, bon gré, mal gré, à

1un prix

uniforme.

· 12. Dans un arrêt antérieur, la Cour de Bruxelles avait décidé que la vente de certairis articles au prix <<catalogue», c'est-à-dire au prix conseillé par le fabricant, pouvait constituer une vente à prix anormal lorsqu'il apparaissait qu'à l'époque des faits, les articles en question étaient vendus sur le marché par les détaillants pratiquant le commerce dans des conditions semblables à celles des prévenus, de 10 à 25 p. c. en dessous des prix «catalogue» (19). Dans le même ordre d'idées, on eùt pu prétendre que la Réglementation Union Spépha avait pour objet de contraindre les pharmacies les plus rentables à la réalisation de béné­fices anormaux en les· privant du droit d'accorder des ristournes. ,

Certes, les poursuites avaient été entamées non contre les détaillants vendant au prix plein, mais contre les producteurs et importateurs. Or, selon l'arrêt, la réalisation par ces derniers d'un bénéfice anormal n'avait nullement été établie. On peut toutefois se demander si les argu­ments invoqués sont pleinement convaincants. A titre de sanction contre les grossistes qui fournissaient les pharmaciens « bradeurs >>, les fabricants avaient réduit la ristourne de 12,5 p. c. qui constituait le bénéfi~e maxi­mum auquel les grossistes avaient droit en vertu de la loi. On peut con­sidérer, avec l'arrêt, qu'en fixant le bénéfice du grossiste à un maxi-

ment; seuls, la suspension ou, en cas de récidive, le retrait de l'autorisation de fabriquer ou d'importer peuvent être prononcés (art. 51).

(.18) Arrêté-loi du 22 janvier 1945, article 1er, § 2 •. (19) Bruxelles, 26 avrill961, Journ. trib., 1961, p. 502, :riote L. VAN BUNNEN;

lng.-cons., 1961, p. 335, note A. DE 0ALUWÉ.

Page 17: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 19

mUm de 12,5 p.c., le législateur n'a pas entendu signifier que ce bénéfice devait, en tout état de cause, atteindre ce maximum; en cas d'inter.~. vention successive de plusieurs grossistes, notamment, il doit être permis de n'accorder au sous-grossiste qu'une marge moindre. De même, il doit être permis au fabricant qui exerce lui-même certaines fonctions de grossiste de conserver par devers lui la partie du pourcentage qui corres­pond aux services qu'il rend. En l'espèce, cependant, la réduction de la ristourne était dénuée de justification .objective; elle tendait unique­ment à faire pression sur certains grossistes pour qu'ils cessent.·de livrer des médicaments aux pharmaciens qui ne respectaient pas les prix mini­maux. Simultanément, elle entraînait une augmentation du bénéfice réalisé par le fabricant, augmentation qui ne se trouvait pas justifiée par une aggravation de ses charges .. Dans ces circonstances, on peut se demander si elle n'entraînait pas la réalisation d'un bénéfice anormal (20).

13. Un autre aspect du problème est laissé dans l'ombre par l'arrêt annoté. Il s'agit des conséquences de l'entrée en vigueur. du Traité de Rome (21) et, plus spécialement, du Règlement n° 17 pris pour l'applica­tion des articles 85 et 86 de ce traité (22);

On sait que l'article 85 du traité interdit tous accords entre entreprises ayant pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun et qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre les Etats membres. Parmi. les accords interdits, ceux qui consistent en la fixation directe ou indirecte des prix de vente, de même que ceux en vertu desquels des condition~ inégales sont appliquées. à des prestations équivalentes, sont expressé­ment cités (23). En vertu du § 2, les accords interdits sont nuls de plein droit.

Il est généralement admis aujourd'hui que cette prohibition frappe non seulement les accords <<horizontaux», c'est-à-dire ceux qui sont conclus entre entreprises se situant au même niveau de la production

(20) Depuis la prc;monciation de l'arrêt, la cc querelle des prix imposés » dans le secteur des spécialités pharmaceutiques· a reçu une solution par l'arrêté· royal du 17 avril 1964 réglementant les ristournes accordées sur le prix des spécialités pharmaceutiques (Monit. belge du 21 avril, p. 4364). L'article 1er oblige les pharm.a:.. ciens à cc vendre au public les spécialités pharmaceutiques au prix indiqué sur l'emballage du produit». La possibilité d'accorder des ristournes est limitée quant à son montant (10 p. c. au maximum) et quant au délai dans lequel la ristourne peut être payée (voy. articles 2 et 5). Il y aurait beaucoup à dire sur1a compatibilité de cet arrêté avec les obligations que notre pays a assumées en vertu du traité de Rome instituant la Communauté économique européenne. Cela sortirait toutefois du cadre de la présente étude. ··

(21) Traité instituant la Communauté économique européenne, signé à Rome~ le 25 niars 1957. ·

(22) Premier Règlement d'application des articles 85 et. 86 du Traité, adopté par le Conseil le 6 février 1962, Journal otfi.ciel des Communautés européennes, 21 février 1962, p. 204. Ce règlement est entré en vigueur vingt jours après la date de sa publication, conformément à l'article 191, soit le 13 avril 1962.

(23) Voy. article 85, § 1er, litt. a et d.

Page 18: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

20 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

ou: de la distribution, mais aussi les accords « verticaux », tels que les accords de prix imposés (24). · De même, l'article 86 frappe d'interdiction, dans la mesure où le

commerce entre les Etats membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter d'une façon abusive une position dominante sur le marché commun ou sur une partie substan­tielle de celui-ci. L'imposition de prix de vente et la pratique de conditions discriminatoires figurent également parmi l'énumération des comporte­ments interdits (25).

14. Quel est l'effet de ces dispositions sur les conceptions traditionnelle­ment .admises en droit belge ?

Certains ont tenté d'en minimiser la portée, en insistant sur le caractère de« droit spécial» qu'aurait le traité par rapport au droit interne belge (26). S'il est vrai que les interdictions des articles 85 et 86 ne visent que les pratiques« susceptibles d'affecter le commerce entre les Etats membres», il ne faut pas • perdre de vue que dans un pays comme la Belgique, la plupart des restrictions de la concurrence ayant une certaine importance sont capables d'exercer des répercussions au-delà de nos frontières; ce phénomène se réalisera de plus en plus souvent au fur et à mesure que l'intégration économique progressera. Il est donc impossible de réduire les effets du traité à ceux d'un simple droit spécial. ., Dès aujourd'hui, il est certain que les interdictions édictées doivent être pleinement appliquées par les juridictions belges comme faisant partie intégrante de notre législation nationale (27). Les prix imposés doivent donc être considérés comme illicites dans la mesure où le com­merce entre· Etats membres est susceptible d'en être affecté; il en sera de même des accords en vertu desquels deux ou plusieurs entreprises conviennent de refuser de vendre; ou d'imposer des conditions défavo-

(24) Telle est la position prise par le Conseil (voy. article 4, (2), 2, a, du Règle­ment n° 17) et par la Commission (voy. Formulaire B1 annexé au Règlement n° 153 de. la Commission, du 21 décembre 1962, Journal o!Jiciel des Communautés euro­péennes, 24 décembre 1962, n° 139, p. 2920).

Parmi les auteurs, voy. surtout la remarquable étude du professeur E. STEIN· DORFF, Problèmes des prix imposés dans le Marché commun, Leyde (Sijthoff), 1962, p. 9 à 14. Voy. en outre : E. WoHLFARTH, U. EvE:a.LING, H. J. GLAESNER et .R. SPRUNG, Die Europaische Wirtschaftsgemeinschaft, Berlin, 1960, Article 85, .Anmerkung 6; G. KLEEMANN, Die Wettbewerbsregeln der EWG, Baden-Baden, .1962, p. 30; W. KNOPP, « Ueber die Anwendbarkeit von Artikel 85 des EWG­Vertrags auf Individualvertrage », .Aussenwirtschaftsdienst des Betriebs-Beraters, 1962, p. 269.

(25) Article 86, alinéa 2, litt. a et c. (26) M. GoTZEN, Vrijheid van beroep en bedrijf en onrechtmatige mededinging,

t. Jer, n°5 586 et suiv. Voy. aussi, du même auteur,« Exclusivités d'approvisionne­ment, primes de fidélité, abus de puissance économique et concurrence déloyale », Journ. trib., 1964, p. 705. ·

· (27) Dans son arrêt du 26 janvier 1963, la Cour d'appel de Paris a affirmé 'que- le droit communautaire s'impose aux tribunaux nationaux avec la force même du droit interne; cf. Journ. t1·ib., 1963, p. 169, et la note A. BRAUN. Voy. dans le même sens: Bruxelles, 25 juin 1964, Joum. t1·ib., 1964, p. 576, note F. RrGAUX.

Page 19: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 21

rables, aux commerçants qui ne respectent pas les prix minimaux et aux intermédiaires qui livrent à ces détaillants. Par contre, le refus de vente ou la subordination de la vente à des conditions discriminatoires ne seront condamnés, lorsqu'ils sont le fait d'entreprises isolées, que lorsqu'ils constituent un abus de position dominante sur le Marché commun au sens de l'article 86 (28).

15. L'interdiction des ententes édictée à l'article 85 n'est pas incondi­tionnelle : le § 3 de cette disposition prévoit la possibilité de la déclarer inapplicable aux accords qui remplissent certaines conditions. Pour obtenir pareille déclaration d'inapplicabilité, les entreprises doivent notifier leurs accords à la Commission dans certains délais ; celle-ci statue après avoir mis les intéressés en demeure de présenter leurs obser­vations (29). Seuls, les accords peu importants sont dispensés de noti­fication (30).

Il en résulte que si un accord remplit les conditions pour pouvoir bénéficier d'une déclaration au sens de l'article 85, § 3, soit qu'il ait été notifié dans les délais, soit qu'il soit dispensé de notification~ il ne pourra pas être considéré comme interdit en vertu du § 1er ni comme :ntù de plein droit en application du§ 2 (31). Mais si l'accord n'est plus suscep­tible d'être exempté (32), il doit être tenu pour interdit et nul par les tribunaux : en effet, seule la Commission est compétente pour relever un accord de l'interdiction en vertu de l'article 85, § 3, et .elle ne peut le faire qu'en observant les formalités prescrites par le Règlement n° 17 (33).

16. L'article 86, interdisant l'abus de position dominante, est par contre inconditionnel. Dès qu'un tribunal constate qu'une pratique donnée constitue un abus au sens de cette disposition, et que le commel'ce entre Etats membres est susceptible d'en être affecté, il doit en tirer.les conséquences sur le plan civil. Contrairement à la loi belge du 27 mai 1960, selon laquelle un abus de puissance économique n'existe qu'après consta­tation par le pouvoir exécutif qu'il est contraire à l'intérêt général (3.4),

(28) WoHLFARTH, EvERLING, GLAESNER, SPRUNG, op. cit., Article 85, Anm. 9, et Article 86, Anm. 7 ; H. DRION, << Restraint ofBuyer's Freedom under Article 85 », Common Marlcet Law Review, 1963-1964, p. 148 et suiv.

(29) Règlement n° 17, articles 4, 5, 6, 7, 8 et 19. (30) Articles 4, § 2, et 5, § 2r du Règlement n° .17. (31) Cette solution résulte de l'arrêt du 6 avril 1962 de la Cour de justice des.

Communautés européennes, en cause Bosch contre De Geus, Rec. de la jurispru­dence de la Cour, 1962, t. VIII, p. 89 et suiv.

(32) Soit que la Commission ait refusé de lui accorder le bénéfice de l'article 85,. § 3, soit qu'il s'agisse d'un accord soumis à l'obligation de notification et qui n'a­pas été notifié dans les délais.

(33) ·Article 9, § 1er, du Règlement. (34) M. GoTZEN, article cité, Journ. trib., 1964, p. 707; M. FoNTAINE, R. DEs­

TEXHE, CH. UNIKOWSKY et A. MARLIER, <<Conséquences civiles de l'application des règles de concurrence », Ann. dr. Liège, 1962, p. 54 à 58; P. VAN REEPINGHEN. et M. W AELBROECK, << La législation belge concernant les pratiques restreignant. la concurrence n, Rapports au Colloque international de droit européen, Bruxelles;

Page 20: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

22 REVUE CRITIQUE 'DE • JURISPRUDENCE BELGE

l'article· 86 :énonce lui-même· le principe de l'interdiction; aucune .inter­vention préalable d'une autorité quelconque n'est requise pour que l'abus puisse être constaté par le juge (35). ·,

. · ·17. Les interdictions énoncées par les articles .85 et 86 du traité exerce­ront une influence profonde sur les conceptions traditionnellement admises en matière d'ententes de prix et de refus de vente. Considéré jusqu'aujour­cPhui:~comme 'licïte en principe, l'accord: de prix imposés- à condition qu'il·soit susceptible d'affecter le commerce entre Etats !llembres -ne sera ad.m}s ·que s'il a fait l'objet d'mie décision favorable de la Commission. De même; .la mise en interdit imposée par un groupement à titre ·de sanction contre les tiers qui ne respectent pas les prix imposés tombera, en. règle générale, sous le ·coup des dispositions du traité ; il n'en sera .autrement que ·lorsque l'accord prescrivant l'imposition de prix et obli­geant les parties à s'abstenir de traiter avec les entreprises qui fourni­ràient 1;1Ile aide d.irecte ou indirecte aux << bradeurs » a· été autorisé par la Corrunission· .et qu'en outre, la .mesure de boycottage en elle-même n·'est pas constitutive d'abus.

Certes, les règles du traité ne sont pas sanctionnées par le droit pénal belge. C'est à là Commission seule, sous le contrôle de la Cour de justice des Communautés, que le Règlement no 17 confie la tâche de prononcer des amendes et des astreintes à charge des contrevenants (36); il est expressément spécifié que ces sanctions n'ont pas un caractère pénal (37). Par elle-même; une violation du traité ne peut donc pas donner lieu à l'intentement de poursuites devant les juridictions correctionnelles.

Toutefois, lorsque des fabricants subordonnent la vente de leurs pro­duits à l'acceptation par leurs partenaires de prix imposés, et refusent de vendre à ceux qui ne respectent pas ces prix, on peut se demander s'ils ne commettent pas lille infraction à l'article 4 de l'arrêté-loi du 22 janvier 1945. N'y a-t-il pas, en effet~ soustraction de produits à la vente, puisqU:e les fabricants refusent de s'en dessaisir sauf à des conditions illicites?

Il ne nous paraît pas que l'arrêt ait consacré une attention suffisante à cet argument. Il ne pouvait se borner à constater que «les conditions préconisées par l'U1ùon-Sp'épha ... peuvent assurément prêter à discussion ·(voy. Traité de Rome, article 85 ... ) >> tout en ajoutant que «leur licéité en droit interne a été 'implicitement· reconnue par l'arrêt prérappelé de la Cour de cassation» (38)~ Quoique non E!anctioimées pénalement, les dispositions du traité n'en interdisent pas moins certains accords: et :Pratiques'; il n'est pas possible d'en faire abstract.ion lorsqu'on a à appré-

·(Bruylant), 1962, p. 190 et 191. Cont1·a, mais l1 tort, selon nous: Bruxelles, 1er juin 1962, Journ. t1·ib., 1062, p. 459, et 16 mai-1963, Jou1'1t. trib., 1963, p. 434 •

.. (35.) Contra: app. Amsterdam, 28 juin 1962, Nederlandse Ju1•ispnul.entie, HI02, ll0 218 •

.. (36) Articles ·15, § 2, et 17 du Règlemènt n () 17. (37) A1•ticle 15, § 4.

· (38) Il s'agit de l'arrêt du 2 juin 1960, cité s~tjn·a, note 4.

Page 21: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 23

cier leur licéité au regard du droit interne. A notre avis, la Cour aurait dû pousser plus loin ses investigations et vérifier si, en l'espèce, l'accord sur la vente des spécialités pharmaceutiques était susceptible d'affecter le commerce entre les Etats membres et, dans l'affirmative, s'il avait été notifié à la Commission dans les délais prévus au Règlement n° 17, ou s'il était de ceux qui sont dispensés par ce Règlement de l'obligation de notification. Si la réponse à ces deux dernières questions était néga­tive, l'accord tombait irrémédiablement sous l'interdiction de l'arti­cle 85, § 1er, ce qui ne pouvait manquer d'avoir une incidence sur le jugement à porter sur la conduite des prévenus (39).

MICHEL w A:ELBRO:ECK,

CHARGÉ DE COURS A L'UNIVERSITÉ

DE BRUXELLES,

(39) Le 5 juin 1964:, le gouvernement déposa au Sénat un projet de loi sur les prix et sur certaines pratiques du commerce (Doc. parlem, Sénat, session 1963-1964, n° 268). L'article 5 confie au Ministre des affaires économiques le pouvoir d'inter­dire, pour l~s produits qu'il détermine, l'imposition d'un prix minimum de vente et la fixation de prix de catalogue, de prix de référence ou autre prix indicatifs. L'article 7 dispose que lorsque le ministre a interdit un prix minimum ou un prix indicatif, les producteurs et les distributeurs ne peuvent faire échec à cette inter­diction en refusant de vendre ou en pratiquant des conditions discriminatoires de vente non justifiées par les usages commerciaux.

Le gouvernement disposera ainsi d'une arme plus efficace en vue de· rétablir le jeu de la concurrence dans certains secteurs de la distribution où elle se trouve pratiquement exclue.

Page 22: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

·24 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDE~CE BELGE

Cour de cassation, 2e chambre, 18 novembre 1963.

Président : M. BELPAIRlD, conseiller faisant fonctions de président.

Rapporteur : M. NAULAERTS.

Conclusions conformes : M. R. JANSSlllNS DE BISTHOVEN, premier avocat général.

Plaidants : MMes STRUYE et VAN RYN.

RESPONSABILITÉ (HORS CONTRAT). -ACCIDENT TROU­vANT SON ORIGINE DANS CERTAINES CONDITIONS CON CO MI­TANTES DÉFAVORABLES N'AYANT FAVORISÉ L'ACCIDENT QUE PAR SUITE D'UNE FAUTE. - FAUTE CONSIDÊRÉE COMME SEULE CAUSE DÉCISIVE DE L'ACCIDENT.

Lorsqu'un accident trouve son origine dans des conditions con­comitantes qui ne l'ont favorisé que par suite d'une faute, cette faute peut être considérée comme la cause décisive du dommage, c'est-à-dire comme présentant seule avec ce dommage une rela­tion nécessaire de cause à effet.

(DE SOMVIELE ET SOCIÉTÉ ANONYME BELGIAN SIIELL COMPANY, C. BRANDS ET CONSORTS.) (1)

ARRÊT (extrait).

Vu l'arrêt attaqué, rendu le 17 octobre 1962 par la cour d'appel de Bruxelles;

Sur le premier moyen, pris de la violation des articles 418 et 420 du Code pénal, 1382, 1383 du Code civil et, pour autant que de besoin; 9'l de la Constitution, en ce que l'arrêt attaqué condamne le demandeur à une peine et le condamne, conjointe­ment avec la demanderesse, à des dommages-intérêts envers les parties civiles, tandis qu'il acquitte les coprévenus Brands et

(1} Le texte com,plet de cet arrêt a paru dans la Pasicrisie 1964, I, p. 288.

Page 23: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 25

Reymen, en considérant que le comportement fautif du deman­deur a été la« cause décisive» de l'accident et que les agissements fautifs des autres prévenus seraient passés inaperçus sans l'inter­vention de cette «cause décisive», alors que, pour l'application des dispositions légales indiquées au moyen, spécialement les articles 418 du Code pénal et 1382 du Code civil, il n'est pas légalement requis que la faute, imputée au prévenu, ait été la cause « décisive >> des blessures, et que toute faute, même si elle n'est pas la cause immédiate, directe ou décisive des blessures, est sanctionnée par lesdites dispositions légales, de sorte qu'en ajoutant aux articles 418 du Code pénal et 1382 du Code civil une condition qui n'est justifiée ni par le texte ni par l'esprit de ces articles, l'arrêt a violé les dispositions légales indiquées au moyen:

Attendu que l'arrêt décide que les faits visés par les préven­tions ne sont demeurés établis que dans le chef du demandeur, alors que ces faits ne sont pas restés établis dans le chef des coprévenus Brands et Reymen, admettant ainsi que ces derniers n'ont pas commis de faute, même pas la plus légère;

Attendu que l'arrêt relève, en effet, que «les conditions plus ou moins défavorables, dans lesquelles l'accident s'est produit, ne font que l'expliquer mais n'en constituent pas la cause fonda­mentale; qu'il en est toujours ainsi lorsqu'une situation enche­vêtrée se produit, qui par nature impose une prudence parti­culière et en présence de laquelle il n'est pas fait preuve de la circonspection requise ; que dans de telles conditions l'accident peut bien s'expliquer en raison de certaines circonstances conco­mitantes défavorables, mais qui seraient passées inaperçues, si une circonstance étrangère, mais fautive, ne les avait pas entraî­nées à favoriser l'accident>>;

Attendu qu'il s'ensuit que, si l'arrêt qualifie la faute du demandeur comme étant la «cause décisive>> de l'explosion, il signifie par là que la faute, dans l'ensemble des conditions dans lesquelles l'accident s'est produit, est la. seule qui présente avec le dommage une relation nécessaire de cause à effet, c'est­à-dire que, sans cette faute, le dommage, tel qù'il s'est produit in concreto, ne se serait pas produit;

Que le :moyen manque en fait ;

Page 24: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

26 REVUE CRITIQUE DE ·JURISPRUDENCE BELGE

Par ces motifs, rejette les pourvois; condamne les deman.,. deurs aux frais.

NOTE.

La théorie de l'équivalence des conditions est-elle périmée·?

1. ·Au cours du chargemi:mt de différents camions· de gaz butane une explosion se produit. Trois personnes sont mises en cause : 1° le préposé au· chargement pour ne pas s'être trouvé à sa place réglementaire, soit près de la vanne commandant l'écoulement. du gaz; 2° le chauffeur du caml.on en com·s de chargement à. qui il es~ rèproché, en même temps qu'au préposé au chargement, de n'avoir pas rac"cordé ·un tuyau de dé­charge au camion, et, en outre, à titre de faute· personnelle, de n'être pas resté près de son camion pendant le chargement ; 3° un chauffeur attendant son tom· de charger, pour avoir mis le moteur de son camion en marche pendant qu'on procédait au chargement d'un autre véhicule.

Il est constant que si la vanne commandant l'arrivée du gaz avait été fermée en temps 'Utile et si un tuyau de décharge a~ait été accouplé au camion en cours de chargement, le gaz n'aurait pu se répandre et former tm nuage explosif.

Considérant toutefois que si le chauffeur du second camion n'avait pas mis son moteur en marche, l'explosion ·ne se serait pas produite (et que dès lors son initiative avait été la cause décisive, fondamentale de l'accident), l'arrêt attaqué l'avait condamné pour infraction à l'arti­cle 418 du Code .pénal et avait acquitté les deux autres prévenus (1).

L'arrêt annoté rejette le pourvoi dirigé contre cette décision pour

(1) L'arrêt justifie cette décision par les motifs : (( ... dat de beoordeling van de onderscheidene vcrantwoordelijkheden dient

tc geschieden, niet in verhouding tot de omstandigheden in dewclke de ontploffing l1eeft kunnen plaatsgrijpen, doch wei is af te richten op de beslissende oorzaak van deze ontploffing ;

D dat de zich voordoende min of meer ongunstige voorwaarden in dewelke het ongeval zich heeft verwezenlijkt, aileen dit laatste verklaren doch de aan de grond liggende oorzaak er niet van uitmaken ; ·

» dat zulks steeds het geval is, wanneer een verwikkelde toestand zich voordoet, welke uiteraard bijzondere omzichtigheid gebiedt en ten overstaan van welke de vereiste behoedzaamheid niet wordt betoond ; dat het er in dergelijke voor­waarden op ontstane ongeval wei kan worden verklaard ter wille van bepaalde begeleidende ongunstige omstandigheden, welke echter onverlet zouden zijn door­gegaan indien een aan de zich voordoende ol:nstandigheden vreemde, doch foutieve aangelegenheid ze niet had ~fgel'icht op de bevordering van het ongeval ;

,, dat aan de hand van deze richtlijnen no ch het feit dat de tankwagen A (Reymen) geladen werd zonder aankoppeling van de afvoerleiding, noch het feit dat de laadmeester Brands niet dadelijk de gastoevoer afsloot oro eiders ingenomen te zijn, noch het niet ter plaatse zijn van de voerder Reymen Leopold de beslis­sende oorzaken zijn geweest van de ontploffing,. cloch aileen de begeleidende

Page 25: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CRITIQUE DE. JURISPRUDENCE BELGE 27

des motifs qui étonnent, compte tenu de la· théorie de l'équivalence des conditions, que la Cour de cassation semblait avoir adoptée.

Il considère en effet que, en décidant que les préventions nè sont pas restées établies dans le chef dès deux premiers prévenus, l'arrêt attaqué a admis que ces derniers n'avaient commis aucune faute, même _pas. la plus légère. Il décide ensu~te que, si l'arrêt qualifie la faute du premier ~emandeur en cassation comme étant la cause décisive de l'explosion, il signifie par là que cette faute est la seule qui présente avec le dommage 1,me relation nécessaire de cause à effet, c'est-à-dire que sans cette faute le dommage, tel qu'il s'est produit in concreto, ne se serait pas produit.

2. L'affirmation initiale de l'arrêt semble peu convaincante. Si, comme il ressort de l'arrêt, la prévention mise à charge des deux prévenus était d'avoir occasionné par défaut de prévoyance ou de précaution, mais involontairement, des lésions corporelles, la constatation par le juge d'appel que cette prévention n'est pas demeurée établie peut être la conséquence, non pas nécessairement de l'absence dans le chef des pré~ venus de toute faute, mais peut-être simplement de l'absence d'un dommage ou d'un ·lien causal entre la faute et le dommage.

Le délit prévu par les articles 418 et suivants du Code pénal requiert en effet l'existence d'un lien de cause à effet entre la faute et les lésions (2).

Lorsque ce lien de causalité fait défaut, il peut y avoir imprévoyance et manque de précaution, donc faute, mais il n'y aura pas faute punissable.

Ainsi, l'auteur d'une contravention au Code de la route ne pourrait, à défaut d'un lien causal entre .cette faute et les lésions occasionnées, être condamné sur pied des articles 418 et suivants du Code pénal (3).

·omstandigheden op dewelke weliswaar . de ontploffing is te verklaren, doch niet veroorzaakt is geworden ;

» dat het feit te weten dat de laadinrichting voor.verbetering vatbaar is en dat sinds het ongeval daarin is voorzien geworden, eveneens onverschillig is ;

» dat verbeteringen steeds mogelijk zijn en de maatregelen getroffen oro on­gunstige vo·orwaarden weg te nemen, geen schulderkenning betekenen, opzichtens een voorafbestaa:ride min of meer gebrekkige toestand dewelke zich op waar­neembare wijze voordeed en derhalve, mits de nodige aanpassing, geen verrassing kon bieden;

» dat betichte De Somviele Roger, ten overstaan van een dergelijke door hem waargenomen toestand, gebrek aan vooruitzicht of voorzorg heeft betoond met het gevolg dat op zijn toedoen de ontploffing van de uitgewasemde gassen werd verwekt, en de daarop ontstane vlammen heeft doen overslaan ; ·

» dat betichte De Somviele Roger niet kan ·voorhouden dat de zich voordoende toestand en de ladingsvoorwaarden, voor wat hem betreft, verrassing inhielden ;

» dat, vertrouwd zoals hij was met het voeren van een tankwagen in dienst van de fi.rma die hem bezigde, hij dadelijk heeft moeten inzien dat de ladings­voorwaarden hem geboden op afstand :te blijven ..• »

(2) NYPELS et SERVAIS, Le Code pénal belge inte'rprété, t. III, art. 418-419-420, 11° 8, p. 118.

(3) M. et L. MAZEAUD et A. TuNe, Traité théorique et pmÛque de la 1·esponsab_ilité ·civile délictuelle et·. contracittelle, 5e éd., t. 'li, n°9 1823 et 1839, spécialement la -note 2-5 de la page 760. '

Page 26: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

28 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

3. S'il est exact que l'acquittement des deux premiers prévenus pouvait. indifféremment être la conséquence de l'absence de l'un des trois éléments.

. constitutifs de l'infraction, il convient d'examiner, dans le cas d'espèce qui nous occupe, quel est l'élément qui faisait effectivement défaut.

A notre avis, l'arrêt attaqué n'affirmait pas l'absence de défaut de prévoyance ou de précaution de la part des deux premiers prévenus ; il laissait implicitement entendre le contraire par ·les motifs reproduits en note.

Aurait-il d'ailleurs pu raisonnablement considérer que le fait de ne pas avoir, comme l'exigeaient les mesures de sécurité de rigueur pour le transbordement de gaz inflammable, accouplé Ul). tuyau de décharge, ou de ne pas être resté près de son camion au chargement, ou encore de ne pas être prêt à couper immédiatement l'arrivée du gaz, ne consti­tuaient pas de négligences coupables, c'est-à-dire des fautes?

D'autre part, il était impossible de contester la réalité des lésions corporelles, c'est-à-dire du dommage, compte tenu des faits établis. Dès lors, seule l'absence d'un lien de cause à effet entre les fautes des copré­venus acquittés et les lésions encourues pouvait logiquement emporter la conviction du juge d'appel et justifier sa décision selon laquelle «les préventions n'étaient pas demeurées établies».

Cette conclusion est d'ailleurs confirmée, comme nous le verrons, par l'examen des motifs de l'arrêt attaqué.

4. L'aèquittement étant dû au défaut d'un lien de causalité entre les fautes reprochées aux deux premiers prévenus et le dommage, il convient de rechercher les raisons pour lesquelles les juges du fond ont considéré que ce lien faisait défaut et les motifs de droit pour lesquels l'arrêt annoté a refusé de casser leur décision.

Le raisonnement de l'arrêt attaqué peut, pensons-nous, être résumé comme suit. Ce qu'il faut rechercher, dit-il, ce ne ·sont pas les circonstances dans lesquelles l'explosion a pu se produire, mais la cause décisive ou fondamentale de cette explosion. Si le troisième prévenu n'avait pas mis son. moteur en marche, .la formation d'un nuage de gaz inflammable, conséquence de l'omission de certaines mesures de sécurité par les deux premiers prévenus, serait restée sans suite.

Dès lors, seul le fait du troisième prévenu - qui avait à tenir compte du danger ainsi créé - peut être considéré comme la cause décisive du dom:rr:mge, c'est-à-dire celle sans l'intervention de laquelle le dommage ne se serait pas produit.

5. Ces considérations sont-elles compatibles avec la jurisprudence antérieure de la Cour de cassation sur ce point ?

Cela semble fort douteux.

Après une analyse détaillée des principaux arrêts rendus par la Cour en matière de responsabilité civile et sur laquelle nous aurons l'occasion

Page 27: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 29

-de revenir, M. Dalcq (4) arrive à la conclusion que la Cour reste attachée .à la théorie de l'équivalence des conditions.

« Le point. fondamental de cette théorie », écrit le même auteur, « est l'idée que chacun des événements qui est la condition de la réali,sation du dommage joue dans cette réalisation un rdle causal identique», et il cite von Buri (5) : «La somme totale des forces qui ont pris une part ·quelconque à la production du phénomène doit être regardée comme la cause du phénomène. Car l'existence de celui-ci dépend à tel point de chacune d'entre elles que si on supprime une condition, le phénomène lui-même disparaît. Par conséquent chaque condition communique la vie .à la masse sanil elle inerte de toutes les autres ; chaque condition rend toutes les autres causales ».

Chaque coactivité cause donc, comme le résume M. Demogue (6), toute la conséquence.

Dans cette opinion il suffirait, comme l'écrit M. Marty (7), que le juge .se pose la question «Est-il vrai que sans le fait ou la faute en question, le dommage ne se serait pas produit? »

Si la réponse à cette question est affirmative, il y a causalité. Rapprochons un instant cette formule d'un arrêt de la Cour suprême

du 4 décembre 1950 (8). La Cour y édicte en principe que la cause est « chaque circonstance

sans laquelle le fait ne se serait pas produit tel qu'il a eu lieu», C'était, comme l'écrivait M. Dabin dans cette revue en 1961 (9), << l'adop­

tion pure et simple, sans nuance d'aucune sorte, de la thèse de l'équi­valence des conditions».

Postérieurement à cet arrêt, la Cour a précisé (et, d'après certains auteurs, modifié) la formule assez vague dont elle s'était servie en exigeant -d'abord que le lien de causalité ait un caractère de nécessité (10), en édictant ensuite que cette nécessité doit s'entendre par rapport au dommage tel qu'il se présente in concreto (11).

(4) Traité de la responsabilité civile, dans Les Novelles, t. V-2, n° 2432, (5) Ueber Kausalitiit und deren Verantwortung, p. 1. ( 6) Traité des obligations, t. IV, n ° 372. (7) <<La relation de cause à effet comme condition de la responsabilité civile •,

dans Revue trimestrielle de droit civil, 1939, p. 686 et suiv.; voy. également EsMEIN, << Trois problèmes de responsabilité civile », même revue, 1934, p. 317 et suiv. ; comp. avec les formules de M. DE PAGE, Traité élémentaire de droit civil belge, 2e éd., t. II, n° 954 : <<On peut dire, d'une manière très générale, que la relation causale existe dès qu'on peut affirmer qu'en l'absence du fait incriminé, le dommage ne se serait pas produit», et de MM. MAZEAUD et TuNe, op. cit., no 1442 : «Si le défendeur n'avait pas agi, le dommage se serait-il produit? >>,

(8) PaB., 1951, I, 201. (9) <<La relation de cause à effet entre la faute et le dommage, dans la respon­

sabilité extra-contractuelle», Rev. crit. jur. belge, 1961, p. 168 et suiv. (10) Voy. notamment cass., 19 mars 1951, Pas., 1951, 1, 493; 12 juillet 1951,

Pas., 1951, 1, 785 ; 5 mars 1953, Pas., 1953, 1, 516 ; 2 septembre 1960, Pas., 1961, 1, 2.

(11) Voy. notamment cass., 11 mai 1956, Pas., 1956, 1, 962; 11 juin 1956 (première espèce), Pas., 1956, 1, 1094; 20 mai 1957, Pas., 1957, 1, 1137; 28 no­vembre 1960, Pas., 1961, 1, 338.

Page 28: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

30 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

Nous n'analyserons pas ici toute la jurisprudence de la Cour de cassa_, tion. Nous nous limiterons,· au cours de notre· exposé, à l'examen de quelques arrêts présentant un intérêt particulier~ en renvoyant pour le surplus . aux exposés très complets de MM. Dabin et Dalcq.

6. Dans Je premier motif de leur décision, les juges 'd'appel ont fixé les bases du raisonnement qu'ils comptaient appliquer dans leur appré­ciation des faits.

Ils posaient en règle que l'examen des diverses responsabilités encourues devait se faire, non pas eu égard aux circonstances dans lesquelles l'explo­sion avait pu se produire, mais en tenant compte de sa cause décisive ou fondamentale. Or qu'est-ce qu'une cause décisive ou fondamentale? Lorsqu'on examine les motifs de l'arrêt attaqué, il semble bien que ces termes doivent s'entendre com.me des synonymes de cause « essentielle.)}; « prépondérante », · .« principale ». L'arrêt attaqué évite $Oigneusement d'employer le terme «faute» lorsqu'il mentionne les agissements des deux premiers prévenus, mais il les considère implicitement comme culpeux .. Il admet en outre que l'explosion n'aurait. pas eu lieu~ c'èst la logique même - s'il n'y avait pas eu ·d'émanations de gaz butane.

Or, toujours d'après les constatations de l'arrêt, ces émanations ne.se seraient pas produites si le chargement avait eu lieu . avec adjonction au camion à charger d'une conduite. d'évacuation et si le prerriier prévenu s'était trouvé à sa place normale pour fermer la conduite d'arrivée ..

Il considère toutefois que seule la mise en marche d'un moteur a été la cause décisive, fqndamentale, de l'explosion, parce que, sans elle, les circonstances prérappelées n'auraient pas produit d'effet.

C'est la négation de l'équivalence des conditions.

7_. La démonstration peut en être fournie également a contrario en rapprochant l'arrêt du système qu'il semble avoir appliqué et qui est celui de la cause la plus efficiente (12).

Cette théorie est résumée par M. Dalcq (13) très exactement par la formule suivante ·: « Si, parmi les condition·s _qui ont produit un dommage, on trouve une faute et une condition nécessaire, mais .imprévisible pour l'auteur de la faute, seule cette condition imprévisible sera retenue comme cause, à l'exclusion de la faute. Cette cause sera considérée comme

(12) Défendue en Allemagne surtout par BIRKMAYER ·(« Ueber Ursaèhenbegri.ff und Kausalzusammenhang im Strafrecht >>, Gerichtsaal, 1885, vol. LVII, p. 272) et MAYER (Der Kausalzttsammenhang zwischen Handlung und Erfolg im Strafrecht, Strasbourg, 1899).

Ces deux auteurs ne sont d'ailleurs pas d'accord sur le critère à adopter pour juger de l'efficience, le premier voulant rechercher la condition quantitativement la plus efficace, le second celle qui a été qualitativement la plus importante parce qu'elle a modifié le cours ordinaire des choses; c'est à cette dernière opinion que l'arrêt attaqué semble s'être rallié:

Dans leur Traité de la responsabilité eœtm-contractuelle, t. II, p. 35 et suiv., MM. PIRSON et DE VILLÉ se déclarent également partisans de la causalité effiCiente et citent quelques décisions fort intéressantes qui en font expressément application.

(13) Op. cit., n° 2378.

Page 29: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CRITIQUE. DE JURISPRUDENCE BELGE 31

ayant eu, dans la production du dommage, une efficacité prédominante. On dira encore qu'elle en a été la cause efficiente. Aù contraire>>- et ici nous retrouvons le raisonnement de notre arrêt - « la faute sera retenue comme cause efficiente dès lors· qu'elle devait e~gendrer le dommage sans qu'il soit nécessait'e qu'interviennent d'autres conditions que celles prévisibles par son auteur».

Dans cette opinion donc, la condition ne produit pas l'effet; elle permet à la cause efficiente de le produire. Son auteur, sans pouvoir prévoir l'effet, a fourni ou l'occasion ou le moyen nécessaires à sa production (14).

Une application frappante de ces principes nous est donnée· par un arrêt de la Cour d'appel de-Liège du 22 novembre 1955 (15).

Un cultivateur allume un feu d'épines et de déchets dans un champ, créant ainsi un nuage -de fumée limitant la visibilité pour les usagers d'une route située cinq· mètres plus loin. Un usager, conducteur d'une voiture, ne ralentit pas; commence -une manœuvre de dépassement et hm:ute ainsi un motocycliste qui roulait normalement à sa droite. Prévenus tous deux de coups et blessures involontaires, le cultivateur et l'auto­mobiliste sont renvoyés devant le tribunal correctionnel. Ils sont en outre prévenus d'infraction, le premier à l'article 89, 8°, du Code rural, le second à l'article 26 du Code de la route.

La Cour d'appel de Liège condamne le cultivateur sur base de l'arti­cle 89, 8°, du Code rural, mais l'acquitte pour les coups et blessures involontaires par les motifs «que Bour reconnaît avoir allumé un feu en contravention à la loi, mais soutient n'être pas coupable des faits de coups et blessures involontaires à lui reprochés, ... , que le fait par Bour d'avoir créé illégalement· une nappe de fumée limitant le champ de visibilité des usagers n'est pas la cause génératrice du délit de coups et blessures, base· du dommage qui est mis à sa charge, ... , que l'unique cause du dommage réside dans le fait par Pelsser d'avoir· contrevenu à l'article 26 de l'arrêté royal du 8 avril 1954; ... que pouvant se rend1·e compte qu'il serait aveuglé, il a pris tous les risques en ne limitant pas sa vitesse et en perdant le contrôle de son véhicule; que dès lors il n'est pas établi que l'infraction commise par Bour devait nécessairement amener Pelsser à commettre le délit qui lui est reproché ... ».

En d'autres termes, pour cet arrêt, la faute du cultivateur ne serait pas la cause du dommage parce qu'elle est insuffisante par elle-même pour le produire et que son auteur ne devait pas prévoir qu'un usager de la route pénétrerait dans la nappe de fumée sans limiter sa vitesse ( 16).

Rapprochons un instant ce cas d'espèce de celui tranché par notre arrêt. Si, pour l'arrêt contre lequel le pourvoi était dirigé, la faute dri troisième prévenu est l'unique cause du dommage, c'est parce qu'elle en est la cause décisive ou fondamentale, ce prévenu ayant pu prévoir les conséquences dommageables de son acte, tandis que les deux premiers

(14) Ibidem; voy. également DABIN, op. et loc. cit., p. 178.

(15) Journ. trib., 1956, p. 389.

(16) DALCQ, op. cit., n° 2420.

Page 30: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

32 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

prévenus ne le pouvaient pas. C'est aussi parce que, sans la faute du troisième, les imprudences des deux premiers n'auraient eu aucune consé­quence dommageable.

Dans les deux cas, la condition (nappe de fumée créée par l'agriculteur; émanations de gaz dues au fait des deux premiers prévenus) ne produit donc pas l'effet. Elle permet seulement à la cause efficiente (l'imprudence postérieure) de le produire.

8. Le raisonnement de l'arrêt du 22 novembre 1955 étant contraire à la jurisprudence de la Cour de cassation, l'automobiliste introduisit un pourvoi. Par son arrêt du Il juin 1956 (17), la Cour accueillit le pourvoi et cassa l'arrêt attaqué pour le motif «qu'il résulte de ses énonciations que, pour rejeter l'action civile du demandeur~ la Cour d'appel s'est fondée sur la conception juridique que,. s'il est constant que la faute d'un premier prévenu est en relation causale avec un préjudice, la responsabilité de ce prévenu est totale et la faute antérieure, dûment établie, d'un second prévenu est sans lien causal avec ledit préjudice dès lors qu'il n'est pas établi que la faute de celui-ci devait nécessai­rement amener celui-là à commettre ensuite la sienne; mais attendu que cette conception est erronée en droit; qu'en effet, si pareil critère permet de décider que la première des fautes dans le temps ne peut être invoquée par l'auteur de la suivante comme ayant créé pour lui un cas de force majeure ou un état de nécessité l'exonérant de sa responsabilité, il est juridiquement impropre à exclure toute responsabilité dans le chef de l'auteur de la première, s'il n'est pas en même temps constaté qu'en l'absence de .la première faute, la seconde se fût néanmoins produite avec les mêmes conséquences dommageables; ... qu'en matière de respon­sabilité aquilienne, l'existence ou l'absence d'un lien de causalité doit se vérifier entre la faute et le dommage lui-même et non entre cette faute et la faute d'un tie.rs ,· d'où il suit qu'en se fondant sur les motifs reproduits ci-dessus pour décider que la faute du défendeur n'est pas la cause géné­ratrice des lésions corporelles involontaires, sans relever en outre que, sans cette faute, l'accident se serait néanmoins produit, l'arrêt dénoncé a violé l'article 1382 du Code civil visé au moyen ... ».

La Cour condamne donc de façon tout à fait nette la théorie adoptée par l'arrêt attaqué qui était, comme nous l'avons rappelé, celle de la causalité efficiente ; elle en parle comme d'une « conception erronée en droit», <<juridiquement impropre».

Outre cette condamnation de la causalité efficiente, l'arrêt indique l'erreur de raisonnement commise par le juge d'appel qui, dit-il, aurait dû constater non seulement qu'il n'est pas établi que la première faute dans le temps devait nécessairement amener l'auteur de la seconde à commettre la sienne, mais également et surtout qu'en l'absence de la première faute, la seconde se fût néanmoins produite avec les mêmes consé­quences dommageables.

(17) Pas., 1956, I, 1096.

Page 31: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CBiiFIQUE DEl JURISPBUI)l!lNCE BELGlll 33

9. Nous revenons ainsi tout naturellement à l'examen de l'arrêt attaqué qui, semble-t-il, répond encore moiris aux conditions ·énoncées par cet arrêt de la Cour de cassation.

Tout d'abord, il ne constate nullement qu'en l'absence de la première faute, la seconde se fût néanmoins produite avec les mêmes conséquences 'dommageables.

A cet égard l'arrêt tra.nche le problème d'line façon plus caractéristique encore puisque dans le cas qui lui était soumis, la réalisation du dommage était inconcevable sans l'existence de la première faute; dans l'espèce tranchée par l'arrêt de Liège, l'automobiliste eût pu, même en l'absence d'un nuage de fumée, heurter la victime ; dans notre cas, au contraire, l'existence des émanations de gaz butane conditionnait la réalisation du dommage: le troisième prévenu aurait pu, en l'absence de ces émana­tions, actionner le démarreur de son camion à volonté sans parvenir à provoquer une explosion.

D'autre part, l'arrêt attaqué a bien, semble-t-il (enfreignant ainsi la règle édictée par la Cour de cassation d'après laquelle, en matièrè de respons~bilité aquilienne, l'existence ou l'absence d'un lien de causalité doit se vérifier entre la faute et le doinmage lui-même et non entre cette faute et la faute d'un tiers), apprécié l'existence du lien causal d'après les rapports entre les agissements des prévenus.

Que signifient sinon les constatations que sans la faute du troisième prévenu, les agissements des deux premiers n'auraient pas eu de consé­quences dommageables, que le troisième prévenu avait à tenir compte de la situation créée par les deux premiers antérieurement à son acte malheureux, que cette situation lui dictait de se tenir à l'écart?

Tout ceci n'est en réalité qu'une paraphrase du motif déjà cité de ljarrêt de Liège·· que <c pouvant se rendre compte qu'il serait aveuglé, il (l'automobiliste) a pris tous les risques en ne limitant pas sa vitesse».

10. Compte tenu de la jurisprudence de la Cour suprême et spéciale­ment de son arrêt du Il juin 1956, le premier prévenu avait basé son pourvoi sur la violation des articles 418 du Code pénal et 1382 du Code civil. La Cour rejette toutefois le moyen tiré de la violation de ces dispo­sitions légales et . ce par deux attendus . . · Elle considère en premier lieu que l'arrêt, ayant décidé que les faits de la prévention ne sont pas demeurés établis dans le chef ·des deux premiers prévenus, admet ainsi que ces derniers n'avaient commis aucune faute, même pas la plus légère.

Cbnrine nous l'avons dit (18), ce raisonnement n'est pas convaincant : c'est parce que dans l'opinion du juge d'appelle lien de causalité entre leur faute et le dommage faisait défaut que l'acquittement de ces deux prévenus se justifiait, et c'est très exaétenient èettè affirmation de rabserice du lien éausal - et, plus précisément, sa motivation - que le premier moyen soumettait à la· censure de la Cour.

(18) Supra, n° 2.

REV. CRI'l'., 1965. - 3

Page 32: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

34 REVUE ORITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

D'ailleurs, si les deux. premiers prévenus n'avaient pas manqué de prévoyance et de précaution, il eût été superflu de dire dans un second attendu que par « cause décisive » il faut entendre la faute qui, dans les conditions dans lesquelles l'accident a eu lieu, est la seule qui présente un lien de causalité nécessaire avec le dommage.

La seconde considération à l'appui du rejet du premier moyen est encore plus significative. Elle consacre, sinon un abandon de la théorie de l'équivalence des conditions, tout au moins un relâchement certain de la rigueur de la Cour à l'encontre des décisions du fond qui ont tenté de l'ab~ndonner. D'après l'arrêt, la seule cause nécessaire est celle sans laquelle le dommage, tel qu'il s'est produit in concreto, ne se serait pas ·produit.

Dans le cas d'espèce tranché par l'arrêt, c'est exact mais incomplet. Sans l'intervention des autres prévenus avec les conséquences que l'on sait, le dommage, tel qu'il s'est produit in concreto, ne se serait pas produit davantage. Si l'on applique les principes de l'équivalence des conditions, cette intervention constituait donc également une cause nécessaire.

Si, par contre, on apprécie le caractère de nécessité d'après l'efficience comparative des fautes dans la réalisation du · domniage, donc d'après les incidences des différentes fautes entre elles, en considérant l'une d'elles comme plus décisive ou plus fondamentale, celle-ci devient à ce point efficiente qu'elle fait écarter les autres.

Le raisonnement de l'arrêt attaqué ne pouvait donc se ju'stifier que dans .le cadre de cette théorie entièrement différente. En approuvant ce raisonnement, l'arrêt annoté semble avoir àdmis que toutes les cc condi­tions» ne sont pas cc équivalentes».

11. Nous .. avons défendu au cours de cet exposé l'idée que l'arrêt attaqué avait appliqué. le principe de la causalité efficiente, parce que les conditions de cette théorie semblaient, surtout par référence à l'arrêt de Lièg~ du 22 novembre 1955~ réunies.

On pourrait objecter qu'en réalité l'arrêt attaqué a peut-être appliqué la théorie de la causalité adéquate ll9). C'est possible, mais si l'on admet,

(19) :p'après cette théorie, rappelons-le, il ne suffi,t pas qu'un fait, pour être ·retenu comme cause du dommage, en soit la condition nécessaire. Il faut en outre que 1e rapport de causalité soit adéquat. · Qu~nd la cause est-elle ·adéquate P Pour voN KRIES ((( Ueber die Begriffe der Wahrsc.heinlichkeit und :Moglichkeit

und ihre ]3edeutung im Strafrecht », Zeitschrift fü~ die. gesg,Jnmte Strafrechtswissen­schaft, 1884, vol. IX), lorsqu'elle devait apparaître. aux yeux; de l'agent comme susceptible d'entraîner le dommage (critère de la prévisibilité subjective).

RüMELIN, par contre (((Die Verwendung der .. Kausalbegriffe im Straf- und Zivilrecht >), Archiv. für die. ZiviZistische Praxis, 1900, p. 171 et suiv.), se -place au point de vue d'un observateur normal ((( Objektive nachtrâgliche Prognose l)),

Pour TRAEGER (Der Kausalbegriff im B_traf- und Zivilrecht, 2 6 éd.), c'est la circonstance généralement favorisante, c'èst-à-dire celle qui, d'après le cours ordinaire et normal des choses, peut être considérée comme entraînant des dom­mages de cette espèce.

ENNECERUS enfin (cité par :MARTY, op. et loc. cit.) adopte le même critère mais

Page 33: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 35

-dans· l'application de- la causalité efficiente, comme. critère. la .prévisi• bilité du dommage, cette théorie n'a, comme on l'a fait remarquer, 11 sous l'emploi d'un vocable différent qu'un contenu identique à celle de la. causalité adéquate » (20).

On pourrait également estimer que l'arrêt attaqué a voulu tenir.compte uniquement de la « conditio proxima» .(21), c'est-à-dire de .. la fautEt la plus récente, la plus proche du dommage, suivant ainsi les principes prop·osés en Allemagne par Binding (22) et Ortmann (23), ou que le premier prévenu devait, dans l'opinion du-juge.d'appel, être déclaré seul responsable parce qu'ayant eu le dernier la possibilité d'éviter le. dom­mage (24).

Ceci nous semble déjà plus douteux; ce n'est qu'à la suite.d'un hasard que l'intervention déterminante du premier prévenu constitue également la conditio proxima;

On pourrait enfin soutenir que la Cour de cassation s'est bornée à approuver l'arrêt attaqué parce que les juges d'appel avaient considéré que le rapport de causalité entre les agissements des coprévenus qu'il acquitte et le dommage n'était pas suffisant (25).·

12. Quelle que soit l'interprétation adoptée, la concl:11sion reste la même, c'est que, comme l'écrivait M. Dabin dan$ cette revue en 196i, 1c la théorie de l'équivale1;1.ce des conditions, pour autant qu'elle ait jamais été appliquée dans toute sa rigueur, est actuellement périmée» (26).

Au cours des dernières années, en effet, la théorie de l'équivalence des conditions a été vidée de sa substance, d'abord en admettant - ce qui était juste mais illogique -:- le partage de la 1;esponsabilité ~n cas de concours . entre la faute du d~fendeur et celle de la victime, ensuite en ajoutant, dans l'appréciation de la relation _c~;~.usal~, un qualificatif à cette expression.

Si, d'après les arrêts des 19 mars et 12 juillet 1951 (27), la faute doit

renverse la charge de la preuve, en imposant à l'agent de démontrer que son fait n'est devenu condition du dommage que par suite de circonstances extraordinair~l?·

(20) DALCQ, op. et loc. cit., n° 2379. · · (21) Dans cette opinion, il existerait, jusqu'à; la·dernière condition nécessaire,

un équilibre· entre les· conditions qui sont favorables au dommage et celles. qui ne le sont pas. La dernière condition qui rompt cet équilibre est retenue comme cause.

L'objection la plus importante que l'on puisse formuler contre cette théorie et qui a vraisemblablement entraîné son abandon par la doctrine est que la dernière condition peut être d'une iinportance minhrie eu égard: aux antécédents antérieurs~ dont il ne serait dès lors pas logique ile n:e pas tenir compte. · ·- ·

(22) Die Normen und ihre Uebertretung, 2e éd. · · (23) cc Zur Lehre vom Kausalzusam:inenhang >>; Goltdammer's Archiv für Stra{-

recht, 1875, vol. XXIII. · MARTY (op. cit.; p. 692) rappelle que, plus tard, cet auteur ~·est rallié au système

de la causalité adéquate. (24) Doctrine ahglo-saxonne de la cc last clear chance >> ou de la « last: oppor-

tunity "; · · · (25)' DABIN, op. et loc. cit. (26) Ibidem. (27) Pas., 1951, I, 493 et 785.

KATH. UNfVERSITEn ffUVE~l Nederlanc/se alc..'clfng

FAC. RECHTSC::t::!.F;:.,.~Dl·IÈJD BIESllnn.;,_T:··

Page 34: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

36 REVUE CRITIQUE DE Jtr:BtSPRUDENCE BELGE

être la· cause ·<< nécessl:l.ire ·» du doinrtlage, ce mot doit, d'après des arrêts. postérieurs, être assimilé au terme:« déterminante» {28) et, d'après notre arrêt, à <<fondamentale» et «décisive>>. Or, faire une distinction soit qualitative, soit quantitative; soit même chronologique, entre les causes du dommage, c'est admettre entre ces causes une différence d'après leur etficîence comparative dans la réalisation du dommage.

C'est :admettre encore que la càuse considérée comme la plus efficiente rompt le lien causa,l entre les autres fautes et le domm.age, c'est fa,ire; c'Omnie l'écrit· M; De Page, de la causalité ·sélective, ce que le principe de l'équivalence des conditions interdit de faire (29).

13. Varrêt :a,nnoté, il est vrai, ne modifie pas la terminologie adoptée précédemment · par la Cou:r suprême ; il utilise au contraire, co!nmèl certains arrêts antérieurs, les expressions << rapport nécessaire de causa­iitë », << ·dommage tel qu'il se présente in concreto i>.

· Ce· ne sont là que des apparences. En réalité, ces termes changent de sens a; après. les cas d'espèce auxquels on. les applique (30). Si l'appréciation du lien de causalité entre ia faute ·du premier prévenu et le donunage devait se faire in concreto, donc sans-supputer ce qui se serait peut-être passé s~ri~ la fau:te, n'en est-il pàs de ·même en ce qui concerne les agisse;,;. ~ehts des autres pré~enùs? Polirquoi alors l'arrêt atta,qué a-t-il pu dire, :fians · encoW.ir la censure de la Coùr, que sans la faute du troisième, les t!tgissements dès deux autres n'auraient pas eu de conséquences do:Inilià­geàbles èt acquitter, pour ce motif, ces derniers ? : Dire enfin, dans les circonstances de l'espèce, que si la cause décisive

·a.e l'explosion. est ·la. seule . qui présente avec le dommage une relation ~~cessaire de cause à effet, ë'est patce que« sans cette faute, le do:n'irtlage, :tel qu'il s'est produit ·îrl. conèreto, ne se serait pas produit», est à. la fois, ~omme nous l'avons dit, exact et incomplet.

14. Sans vouloir entamer ici une discussion sur la valeur comparée :des: différentes théories de. là. causalité en matière de responsabilité civile, 'l;m:l ne peut cependant s'empêcher de constater que, pour le profané, ,la· façon dont ce cas. d'espèce a été tranché peut sembler étrange. Ne •serait-îl pas ohoquant, par exemple, que lorsqu'un préposé d'une ·société ·:aistrî:buttice de gaz "à oublié de colmater un tuyau par lequel le gaz

••• t

,'.;

,,, (28) ·cass., 10 octobre 1955 et 25 juin 1956, Pas., 1956, 1, llO et 1190. (29) DE PAGE; :d-ans ·Bîl-lletin de la Classe ·des lettres et des sciences morales et

·politiques de l'Académie royale de Be·lgique; 1956, t. XLll, p. 60 et.suiv,; voy. égale­·in:ent RpLiN, « Quelques' .remarques sur les engagements résultant des délits et -quasi-délits», Rev. gén. ass. et resp., 1927, n° 110. . :.· ·{30.) :Oamp. notamment les motüs de .l'arrêt attaqué, reproduits par la Oour, cà ceux de son arrêt du 6 décembre 1957 (Pas., 1958, I, 365) dans lesquels elle décide

· que « lors(lue le juge relève que, si une faute n'avait. pas été commise, le danger :résultant d'une autre faute eût pu être facilement évité et n'entraîner dès lorJJ .aucune conséquence dommageable, il ne constate pas par là le déf.aut .de lien causal -entre cette autre faute et le dommage survenu, ensuite du danger qu'elle créait ••• • {dans le même sens : cass., 3 mars 1961, Pas., 1961, 1, 726).

Page 35: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 37,

s'échappe, il ne peut être tenu de cette faute parce que le propriétaire, quoique devant se rendre compte de la présence de gaz, a frotté une allumette, ce qui a entraîné l'explosion?

C'est pourtant la solution qu'imposerait la doctrine de l'arrêt annoté.

15. En réalité, et c'est là l,Ule conclusion bien dé,ceva:nte assurément, tout est question d'espèce : aucune des théories proposées ne fournit un critère satisfaisant du lien de causalité. Sans doute sera-t-on tenté, dès lors, de souscrire aux conclusions de M. De Page (31) : «On n'évitera pas que la causalité sera toujours une question de fait, de bon sens, de «sentiment» comme on l'a dit. Et à ce titre le mieux est peut-être de procéder par la voie comparative de cas d'espèce. Oe n'est pas un si mauvais procédé d'élaboration du droit que celui auquel les Anglais restent fidèles après qu'il a été celui des Romaine. :U nous affranchit au moins des difficultés auxquelles nous expose, dans l'a<faptation des théories au fait, l'esprit cartésien. Il ne faut jamaiS perdre de vue que les théories ne sont pas expressives de la réalité, mais seulement des systéma­tisations de l'esprit ». , . :

Ma!s cette manière pragmatique dE) raisonner n'est pas celle qu'adoptë ia Cour de cassation en cette matière : tout en laissant une très large. part à l'appréciation souveraine des juges ·du fond, elle ne se réserve pas moins le droit de vérifier s'ils n'ont pas dénaturé la notion même de la causalité, telle qu'.elle doit être entendue en matière de responsabilité, Sm ce plan, l'arrêt annoté paraît marquer une évolution dans le .sens de l'abandon de l'application stricte de la théorie de l'équival~~ce des conditions. A supposer même que cette évolution puisse se réclamer de raisons valables sur le plan théorique, encore a-t-elle l'inconvénient de nuire à la· sécurité des :p.ormes juridiques des _justiciables qui, croyant pouvoir se ; ~onder sur le précédent jurisprudentiel très net de l'arrêt du 11 juin 1956~ s'en~ tendront répondre aujourd'hui qu'il est périmé et qùe la vérité se trouve actuellement dans l'arrêt commenté par la présente note d'observations. Il est permis de souhaiter que, dans une matière aussi fond~mentale que celle des règles générales de la responsabilité civile, ·la Cour de cassa­tion fasse connaître clairement aux juges de fond les critères ~u~quels ils pe1J.ve:nt se référer, sans s'exposer ~ voir leur décision cassée dans l'appréciation, toujours d,élicate, du lien de caus~lité ~nt~e le do~age et les différentes fautes qui sont en rèlation avec lui. A moins qu'à son tour la Cour ne se rallie à l'opinion de M. De Page et n'abandonne désormais entièrement et sans réserves aux juges du fo:p.d l'appréciation de l'existence ~ou de l'absence du lien de causalité.

(31) Cité supra, note 29.

RENÉ B ÜTZLER,

ABSIS'l'ANT A L'UNIVERSITÉ

DE BRUXELLES.

Page 36: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

38 REVUE CRITIQUE ·DE JURISPRUDENCE BELGE

Cour de cassation, 2e chambre, 20 juin 1961.

Président : M. LouvEAUX, conseiller faisant fonctions

de président.

Rapporteur : M. RICHARD.

Conclusions conformes : M. R. DELANG:E, avocat général.

Plaidants·: MM. CRouss:E, BALTUS et FALLY

(les deux premiers, du· barreau· d'appel de Bruxelles).

I. MINISTÈRE PUBLIC. - PARTIE JOINTE. -FACULTÉ DE

PROPOSER, A L'OCCASION DE SON A VIS, TOUS DOCUMENTS QU'IL

ESTIME PROPR:ES A ÉCLAIR:ER L'OPINION D:ES JUGES SUR LE

LITIGE.

II. PREUVE. - PouvoiR DU JUGE n'oRDONNER n'oFFICE

AUX PARTIES CONTENDANTES LA PRODUCTION DE DOCUMENTS.

-JUGE POUVANT AVOIR ÉGARD A DES DOCUMENTS. PROPOSÉS

PAR LE MINISTÈR:E PUBLIC, - LIMITES.

III. IMPOTS SUR LES REVENUS. -RECOURS DEVANT LA

. COUR D'APPEL. -DROIT DE LA COUR D'APPEL D'ORDONN:ER

D'OFFICE LA PRODUCTION DE PIÈCES NOUVELL:ES. - DROIT

DE LA COUR D'APPEL D'AVOIR ÉGARD A D:ES DOCUM:ENTS PRO­

POSÉS PAR Lll:: MINiSTÈRE PUBLIC. - LIMITES.

I. En sa qualité de partie jointe, spécialement dans les causes qui doivent, en vertu de la loi, lui être communiquées, le ministère public a ~a faculté de proposer, .à l'occasion de son avis, tous doc'ltments qu'il estime propres à éclairer l'opinion des juges sur le li ti ge qui leur est soumis . par les parties contendantes. ·

II. La juridiction saisie, q'lti a le pouvoir d'ordonner, même d'office, aux parties contendantes la production de documents qu'elles possèdent et qui sont jugés nécessaires pou1· la solution du litige, peut aussi avoir égard aux documents que .le ministère public propose à cette fin, à la condition de soumettre ceux-ci aux parties pour leur permettre de les discuter contradictoirement.

Page 37: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 39

III. Les articles 9 et 10 de la loi du 6 septembre 1895, remplacés par l'article 1er de la loi du 23 juillet 1953, qui règlent le droit des parties de déposer des pièces nouvelles devant la cour d'appel saisie d'un recours en matière d'impôts directs, ne contiennent aucune dérogation aux règles de droit commun relatives au droit, pour le juge, d'ordonner d'office aux parties la production des documents qu'elles possèdent, s'il estime cette production nécessaire pour la solution du litige, et d'avoir égard aux docu­ments que le ministère public propose à cette fin, pourvu que ceux-ci soient soumis à la discussion contradictoire des parties.

(JAN:ET, V:EUV:E PÉRIPHANOS, :ET CONSORTS,

C. ÉTAT B:ELG:E, MINISTR:E D:ES FINANCES.)

ARRÊT.

Vu l'arrêt rendu en la cause par la cour le 22 mars 1955;

Vu l'arrêt attaqué, rendu le 11 janvier 1960 par la cour d'appel de Liège, statuant comme cour de renvoi;

Sur le moyen, pris de la violation des articles 97 de la Consti­tution, 1er à 3 du titre VIII du décret des 16-24 avril 1790 sur l'organisation judiciaire, 46 de la loi du 20 avril 1810 sur l'orga­nisation de l'Ordre judiciaire, 83, 112, 466 et 470 du Code de procédure civile, 1315 du Code civil, 9 et 10 de la loi du 6 sep­tembre 1895, remplacés par l'article 1er de la loi du 23 juillet 1953, 55, 56, 62 et 65 des lois relatives aux impôts sur les revenus, coordonnées par arrêté royal du 12 septembre 1936 et, pour autant que de besoin, par les arrêtés des 3 juin 1941 et 31 juillet 1943 et par l'arrêté du Régent du 15 janvier 1948, 2, 16 et t9 de la loi du 16 octobre 1945 créant un impôt extraordinaire, en ce que l'arrêt entrepris fonde expressément l'accueil des conclusions de l'Etat et le rejet partiel des conclusions des demanderesses sur des éléments produits par le ministère public à l'issue d'une information ouverte par celui-ci au sujet des attestations produites par les demanderesses, alors que le ministère public, n'étant pas partie principale à la cause intro­duite par le recours du contribuable contre la décision du directeur des contributions directes, ne peut donner qu'un

Page 38: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

4:0 REVUE CRITIQUE DE JU:&ISPlHTPJl:NOE DELGE

avis· sur le dossier tel qu'il est constitué par les parties et ne peut produire des pièces à l'appui des préteptions de l'une ou l"tt.utre de celles-ci (violation, principalement, des dispositions du décret du 16-24 avril 1790, de la loi du 20 avril 1810 et du Code de procédure civile, citées ci-avant), et alors que la loi ne permet pas à la cour d'appel, sur recours du contribuable en matière d'impôts directs, de se fonder sur des éléments autres que ceux qui ont été déposés dans les délais légaux, d'une part, par le directeur des contributions et, d'autre part, par le con­tribuable (violation, principalement, des articles 9 et 10 de la loi du 6 septembre 1895), et alors que le juge du fond a, de la sorte, assis sa conviction sur des éléments irrégulièrement portés à sa connaissance et non sur les seuls éléments produits par l'administration à qui incombait exclusivement la charge de la preuve (violation, principalement, des articles 1315 du Code civil, 55, 56, 62 et 65 des lois coordonnées, 2, 16 et 19 de la loi du 16 octobre 1945) :

Attendu qu'il résulte des pièces de la procédure, principa­lement des procès-verbaux de~ audiences tenues respectivement les 27 octobre et 3 novembre 1958, 21 et 30 novembre 1959, que la cour d'tt.ppel, après avoir entendÙ le ministère public en son avis, a ordonné la réouverture des débats pour permettre aux parties de prendre connaissance des éléments produits par le :ministère public après la clôture des débats et de p~aider éventuellement à leur sujet ; qu'après nouveaux débats et r,touvel avis du ministère public, la cause a été mise en délibéré;

Attendu que l'arrêt attaqué relève que le~;J demanderesses ont produit devant· la cour d'appel 1,1ne attestation certifiant l'abandon, à titre d'indenynité de dédit, de l'acompte de 150.000 francs payé pour ·la repri~e d'un fonds de commerce; «que le ministère pubJic a ordonné une information au sujet de cette attestation ; que les divers . devoirs auxquels il a été procédé établissent que çette pièce. a été inspirée par Je siev,t· Périphanos pour les besoins de la cause; q1,1'aucun c:r;édit ne peut dès lors lui êt:r;e accordé »; ·

Attendu, d'une part, que le ministère public, en sa qualité de p~;Lrtie jointe, a nçm seulewent le dro~t, mais m.êrne le <levoir ge ffl.ire tout ce qui est en son pouvÇ>i;r pour contribuer à fliLire l(,l. lu:wiè:r;e ~ur le litige; q-u'il ~:n est spécialement ainsi <;lans le~

Page 39: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 41

causes qui doivent, en vertu de la loi, lui être communiquées ; que doit dès lors lui être recon:Q.ue la faculté de proposer, à !;occasion de son avis, tous documents qu'il estime propres il. éclairer l'opinion des juges sur le litige qui leur est soulll;is par les parties contendantes ;

Attendu, d'autre part, que la juridiction saisie, qui a le pouvoir d'ordonner, même d'office, aux parties contendantes la production de documents qu'elles possèdent et qui sont jugés nécessaires pour la solution du litige, peut aussi avoir éga;rd aux documents que le ministère public propose à cette fin, à la condition de soumettre ceux-ci aux parties pour leur permettre de les discuter contradictoirement ; ·

Attendu que les articles 9 et 10 de la loi du 6 septembre 1895, r~nnplacés par l'article .I(lr de la loi du 23 juillet 1953, qui ;règle;nt le droit . des parties de · déposer des pièces nouvelles devant la cour d'appel saisie d'un recours en matière d'impôts directs, ne comportent aucune dérogation aux règles de droit commun ci-dessus rappelées;

Qu'en chacune de ses branches le moyen manque en droit;

Par c.es motifs, la co11r :rejette le pourvoi ; condamne ·les demande:resses. aux frais.

NOTE.

Du rôle du ministère public et des pouvoirs du juge dans l'administJ,"ation de la preuve en matière civile~

1. - Quel rôle le ministère public est-il appelé à jouer dans les limites de sa compétence d'avis? C'est à l'occasion d'un cas d'espèce assez pa,rti­culier que la Cour de cassation a. été amenée à examiner la question dans l'arrêt rapporté (1).

L'arrêt attaqué, rendu le Il janvier 1960 par la Cour d'appel de Liège, tranchait une çontestation relative au montant des avoirs, au 31 décembre 1944, d'un redevable de l'impôt extr~;~.ordinaire sur les revenus, bénéfices et profits exceptionnels réalisés en période de guerre.

Cette contestation portait notamment sur le sort exact d'une somme de 150.000 francs, versée au cours de Pannée 1944 par le redevable à un sieur B ... ; selon l'Administration, il s'agissait d'un prêt au sieur B ... , et une créance de 150.000 francs devait donc entrer en compte dans la

(1) L'arrêt rapporté a été publié intégralement à la Pasicrisie, 1961, I, p. 1157, et a fait l'objet d'une note d'observations de M. CHABLES VAN REEPINGHEN au Journal des tribunaux, Hl61, p. 610.

Page 40: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

42 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

situation du redevable au 31 décembre 1944; selon le redevable, il s'agissait d'un acompte versé en vue de la r~prise d'un fonds de commerce, puis abandonné à titre d'indemnité de dédit, la reprise n'ayant pu être réalisée, -auquel cas cette somme de 150.000 francs n'entrait plus en èompte au 31 décembre 1944.

A l'appui de sa thèse, le redevable avait produit une attestation, émanant d'un tiers et datée du 20 janvier 1958, selon laquelle la somme litigieuse avait effectivement été versée comme acompte' de reprise d'un fonds de commerce, et abandonnée à titre d'indemnité de dédit.

Le ministère public prit l'initiative d'ordonner une information au sujet de cette attestation, et :fit ensuite état, dans son avis donné après la clôture des débats, des éléments recueillis au cours de cette information.

La Cour d'appel ordonna la réouverture des débats pour permettre aux parties de prendre connaissance des éléments produits par le ministère public après clôture des débats. Après nouveaux débats et nouvel avis du ministère public, la Cour d'appel rendit l'arrêt attaqué constatant, à la suite de l'information ordonnée, qu'il résultait de celle-ci que l'attesta­tion du 20 janvier 1958 avait été << inspirée » par le redevable pour les besoins de la cause. La Cour jugea en conséquence l'attestation sans valeur, et considéra que la somme de 150.000 francs avait été versée à titre de prêt.

2 . ...-- Sur pourvoi du redevable, la Cour de cassation a rendu l'arrêt rapporté ci-dessus qui rejette les différents moyens invoqués et, spécia­lement, le dernier qui critiquait la légalité de l'arrêt attaqué en· ce qu'il se fondait, pour rejeter les conclusions du redevable, sur des· documents produits par le ministère public à l'occasion de son avis (2). Le redevable soutenait que le ministère public avait transgressé les limites de ses attributions en prenant l'initiative d'ordonner une information et d'en avoir communiqué le résultat à la Cour d'appel. C'était, aux yeux du redevable, tme violation des règles qui fixent les droits et devoirs du ministère public lorsqu'il est partie jointe; de plus, la Cour avait ainsi fondé sa conviction sur des éléments qu,i n'étaient pas régulièrement portés à sa connaissance et avait en conséquence violé les règles qui déterminent la charge de la preuve et les modes de preuve admissibles.

Dans l'arrêt commenté, la Cour de cassation décide que le ministère public, en sa qualité de partie jointe, «a le devoir de faire tout ce qui est en son pouvoir pour contribuer à faire lumière sur le litige ; ... qu'ainsi il peut proposer, à l'occasion de son avis, :tous documents qu'il estime propres à éclairer l'opinion des juges ... ».

3.- Il n'est pas sans intérêt de rappeler brièvement l'évolution impor­tante. qui a marqué depuis deux siècles la fonction du ministère public.

(2) Cette formule doit être préférée à celle du ministère public, partie jointe; cette dernière est en effet susceptible de créer une confusion, puisque le ministère public, dans les :rp.atières où il exerce sa compétence d'avis, n'est pas partie au procès. Cependant, l'appellation partie jointe sera également employée, tant elle a été consacrée par la doctrine et la ju.rispr1,1dence •.

Page 41: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE ORI'l'IQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 43

Gens du Roi de France et officiers fiscaux dans nos provinces sont à l'origine de l'institution actuelle du ministère public. Sous l'Ancien Régime, leurs prérogatives judiciaires étaient déjà très étendues.

Chez nous, ils étaient également investis de missions administratives et politiques qui, en dehors de leurs fonctions premières tant pénales que civiles, les identifiaient plutôt à «de véritables agents politiques combattant les institutions provinciales et cherchant de toute manière à fortifier le pouvoir central» (3). Sur le plan de la justice civilè, on leur reconnaissait déjà 1m droit d'action directe et un droit d'interven­tion comme partie jointe qui s'exerçaient, soit dans la défense des intérêts personnels du prince et du fisc, soit pour la sauvegarde de l'intérêt général, soit afin <<d'entendre et de soutenir les causes des pôvres et misérables personnes, à titre d'aumône» (4).

La comparaison avec l'institution actuelle est frappante : l'ordre public, la défense des incapables et des indigents, autant de domaines où le ministère public exerce aujourd'hui son office pour imposer le respect des lois, l'exécution des jugements et la défense de la société tout entière. · Alors qu'en France, la Révolution, radicale et méfiante, mettait à mal les prérogatives de cette noble fonction, notre Congrès national conféra sans hésitation aux magistrats du ministère public cette haute n1ission de surveillance et de défense des intérêts généraux dans un climat de totale indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif.

Son rôle s'est aujourd'hui développé : <<ayant pour première mission, la garde des intérêts généraux, son champ d'action doit s'élargir au fur et à mesure que la notion d'intérêt général se développe elle-même» (5).

Pour certains même, << l'intervention du ministère· public en droit privé est nécessairement ... un élément de progrès» (6).

4. -A l'occasion du procès civil, le ministère public donne son avis dans toutes les causes qui sont communicables et chaque fois qu'il le juge nécessaire. Le tribunal peut même l'ordonner d'office (C. proc. civ., art. 83). N'étant pas partie à la cause (7), sa tâche plus restreinte mais néanmoins importante, consiste dans <<l'appréciation de fait et de droit» (8) des éléments du procès soumis au juge. Participant à l'éla­boration de la vérité, il donne son concours à l'interprétation et à l'appli­·cation des lois par les juges. Il donne son avis sur la solution que lui .semble comporter l'affaire (9).

Bien sûr, le ministère public prend l'affaire telle qu'elle lui est présentée par les plaideurs. Ses prérogatives ne comportent pas le droit de se

(3) R. HAYOIT DE TERMICOURT, cc Propos sur le ministère public», Rev. dr. pén., 1936, p. 966.

(4) Edit de Charles le Téméraire de 1473. (5) R. HA.YOIT DE TERMICOURT, op. cit., p .. 962. (6) H. BEKAERT, «La mission du ministère public.en droit privé», Méiange•

t-n l'honneur de Jean Dabin, t. II, p. 419 :et suiv. (7) OucHE et VINCENT, Procédure civile et commerciale, 12e éd., n° 161. (8) BRAA.S, Précis de procédure civile, t. 1er, n° 121. (9) F. GoYET, Le ministère public, 3e éd., Sirey,. 1953, p. 24 •. ·

Page 42: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

44 REVUE ORITIQUE DE JURISPRUDENOE BELGE

substituer aux parties pour déterminer le champ des débats. Libres de les circonscrire dans leurs conclusions, les parties sont maîtres du procès et des demandes qu'il comporte.

Le rôle du ministère public dans les limites de sa compétence d'avis mérite cependant d'être analysé dans ses détails.

Une remarque générale s'impose : l'exigence sociale a étendu considé­rablement les limites de «l'intérêt général». Pour ce motif, l'interven­tion du parquet est devenue plus nécessaire, même dans les matières de­droit privé, rendant la tâche du ministère public d'autant plus absor­bante qu'elle devenait variée . . • Toutefois, à peine de compromettre inutilement les règles fondamen­tales du procès civil et son déroulement, il importe de ne pas étendre démesurément les prérogatives du ministère public appelé .à donner son avis.

5.- L'article Ill du Code de procédure civile précise que les magistrats du parquet donnent leurs réquisitions à l'issue des plaidoiries des parties.,

Leur avis clôture .les débats et aucune conclusion ne peut être régu-· lièrement prise par les parties à sa suite. Seules des notes pourraient. être encore remises aux juges, sans que ceux-ci soient obligés d'en tenir compte (10). Cette règle unanimement admise démontre sans doute· possible que le ministère pu,blic collabore à l'œuvre du tribunal en expo­sant après les parties son sentimen-t; sur l'issue du procès (11). Les juges. apprécient dans quelle mesure, il y a lieu d'en tenir compte puisqu'ils. ne sont en rien li~~ par les réquisitions du magistrat du parquet (12). Autant le ministère public exerce un droit d'action propre da.ns les cas~ spécifiés par la. loi et prend alors des conclusions qui s'ajoutent à celles .. des parties, autant, lorsqu'il exerce sa compétence d'avis, est-il tenu «de ne rien ajouter au -débat» (13) et de ne point prendre de véritables: conclusions. Dans le premier cas, il est partie à la cause· comme partie­principale ou comme partie intervenante ; par contre, dans le second cas, il n'exerce aucune action et «il ne· prend pa.rti que pour .la loi» (14), dans les limites du débat tel que les parties l'ont librement fixé.

Par la circonstance qu'il prend la parole en dernier lieu et que les varties ne peuvent plus prendre de conclusions, le ministère public se trouv~ déjà en dehors du débat et entame ainsi tme discussion publique et préalable au jugement.

Suivant la doctrine classique, le rôle d,u ministère public doit néces­sairement se borner à discuter les éléments de fait et les arguments. juridiques développés dans les conclusions et les plaidoiries des parties. J.l a également le c1,roit <<de puiser <;lans se~ CQima,issances des. lois et ~on

(10} GLASSON et TISSIER, Traité iJ,e prot:éifu,re civile, t. Il, no 506. (11) DEsc.üœs, Fonctions du ministère public, no 369. (12} BRAAS, op. cit., t. Jer, n° 117; Rép. pr(l.t •. dr. belge, v" Ministère public,

no 96. (13) Note 1, signée P. L., sous cass., 31 janvi~~ 1935, Pas., 1935, I, 135. (14) BoNCENNE, Théorie de la procédure civile, t .. Hr, p. 272 •.

Page 43: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 45

expérience propre ,, pour motivèr la solùtion du litige qu'il croit juste et équitable (15). Mais, il ne pourrait dépasser ces limites sans excéder ses pouvoirs et violer alors les dispositions légales qui définissent ses fonctions, sauf dans le cas où il signalerait à l'attention du tribunal, l'existence d'un· moyen d'ordre public n'ayant pas été relevé par les parties (16).

6. -'- L'arrêt corrunenté déroge sensiblement aux principes tels qu'ils sont exposés plus haut. La Cour de cassation étend largement les limites d'attribution du ministère public, appelé à donner son avis.

En effet, la Cour suprême admet en l'espèce que les résultats de l'infor­mation à laquelle s'est livré le ministère public, d'initiative et en dehors de la présence des parties, ont pu être soumis à la Cour d'appel pour l'éclairer: «le ministère public, en sa qualité de partie jointe, a non seu­lement le droit mais même le devoir de faire tout ce qui est en son pouvoir pour contribuer à faire la lumière sur le litige>>.

Ainsi donc, dérogeant avec la tradition doctrinale, la Cour de cassation admet désormais que, dans toute affaire civile, spécialement dans celles qui sont corrununicables, le ministère public a le devoir de mettre en œuvre tous les moyens de son office pour éclairer le siège sur le litige.

C'est_ ainsi qu'il faut en conclure q:ue le ministère public doit sans aucune restriction, rechercher dans les dossiers du parquet les éléments intéressant le procès civil, ordonner toute mesure d'instruction et recueillir par tous les moyens mis à sa disposition, les éléments qui auraient échappé aux parties ou que celles-ci avaient décidé de ne pas produire.

Ajoutons irrunédiatement que cet arrêt, àussi révolutionnaire qu'il soit, implique nécessairement que les parties. aient eu connaissance des résultats des mesures d'instruction ainsi accomplies et qu'elles aient pu, après corrununication par le parquet, les discuter dans un nouveau débat contradictoire.

En l'espèce, rappelons-le, les documents avaient été soumis aux parties et celles-ci s'étaient expliquées à leur sujet lors d'une réouverture des débats ordonnée par la Cour d'appel.

7.- Il ne peut être omis de signaler combien cette motivation s'iden­tifie avec celle proposée par--la Cour d'appel de Paris dans un arrêt du 23 juin 1955 (17).

Il s'agissait en l'espèce d'une action en recherche de paternité naturelle. Le ministère public, par la production de certains documents, avait

permis d'établir la participation du défendeur - père suspecté - à l'entretien et à l'éducation de l'enfant.

Le ministère public avait donc déèouvert des moyens de preuve dont l'enfant ne pouvait avoir eu connaissance personnellement.

(15) Rép. p1·at. dr. belge, v 0 Ministèripublic, n° 99; D.u., Rép. prat., v 0 Ministère public, n°8 100 et suiv.

(16) J"O'l'TRAND, Rev. dr. belge, 1886-1890,. P• 801 et spécialement p~ 807. (17) D. P., 1955, Il, 742 et la .note de 1\f. RoU'AS'r.

Page 44: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

46 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

La Cour de Paris débouta le défendeur de sa demande qui tendait à voir ces pièces rejetées des débats en décidant que «le ministère public a toujours le droit de produire aux débats tous documents qu'il estime propres à éclairer la juridiction saisie ; que pareilles productions sont régulières et licites dès lors que les parties ont été à même de les connaître et de les discuter ; que de plus, dans une cause, qui, comme une recherche de paternité naturelle, est communicable et a, au premier chef, un carac­tère d'ordre public, le ministère publie a non seulement le droit mais même le devoir de faire tout ce qui est en son pouvoir pour contribuer à faire la lumière sur le litige ».

Dans une note publiée sous cet arrêt, M. Rouast accueille favorablement cette motivation ; pour cet auteur, si le ministère public ne peut rien ajouter aux conclusions des parties, «son intervention. doit concourir utilement à la défense d'intérêts dont la loi lui confie la protection ... ».

Commentant également l'arrêt de la Cour de Paris, Soudé précise que, dans la collaboration du ministère public à l'œuvre de la justice, celui-ci a ((le devoir de la faire bénéficier des éléments en sa possession; Ce besoin ... devient plus impérieux dans les causes dont l'intérêt dépasse celui des particuliers en litige » (18):

Cette conception est aussi celle de Hébraud et Raynaud qui constatent cependant que l'interprétation de la Cour de Paris ((semble aller bien au-delà de ce qu'autorise le droit positif actuel» (19).

En somme, selon cette doctrine, les devoirs du ministère public appelé à donner son avis sont fonction des exigences d'intérêt général. Faut-il faire respecter les droits d'un enfant naturel : ceux-ci intéressent ((au premier chef)) l'ordre public et commandent au ministère public de faire tout ce ·qui est en son pouvoir pour faire la lumière sur le litige. Dans la mesure où les parties ont été à même de. prendre comiaissance des devoirs accomplis par le magistrat du parquet et de discuter les éléments nouveaux produits par lui, le débat contradictoire et public du procès civil est sauvegardé : les juges ne peuvent dès lors pas écarter les docu­ments recueillis sur l'initiative du ministère public et produits par lui aux débats.

On le voit, l'intervention du ministère public lui permet non seulement ·de reprendre ·ou de critiquer les plaidoiries:, d'émettre des arguments qui ont échappé aux parties et de relever les·moyens d'ordre public que le tribunal doit soulever d'office, mais il doit en outre concourir utile1nent à la défense de l'ordre public, de la paix des familles· et de l'intérêt général.

8. - La concordance entre les· motivations française et belge est frappante. Il faut cependant souligner certaines différences.

La Cour de Paris, en conférant sans restriction le droit pour le ministère public de produire tous documents, insiste toutefois sur le fait qu'il doit en être particulièreme~t airl.si lor13~~~ l'o~dre public. est intéressé

(18) Sem. jurid., 1956, II, 9064. · ·! (19) Rev. trim. dr. civ., 1956, p. 172, n° 2.

Page 45: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 47

«au premier chef». Par contre, l'arrêt de la Cour de cassation commenté impose au ministère public un pouvoir d'initiative absolu sans référence à lme notion d'intérêt général qui, si floue et si controversée qu'elle soit, contiendrait un guide et une limite.

D'autre part, dans les circonstances propres à chaque espèce, le rôle du ministère public fut sensiblement différent.

Devant la Cour d'appel de Paris, il n'avait fait que suggérer à l'enfant les arguments tirés des documents qu'il avait produits, et l'enfant lui­même, partie à l'instance, les avait développés dans des conclusions additionnelles; par contre, dans l'espèce soumise à notre Cour de cassa­tion, le ministère public avait usé de son droit d'initiative personnel pour produire les documents et les soumettre lui-même, dans son avis, à la Cour d'appel.

Enfin, nous· croyons pouvoir rétablir une lacune de l'arrêt commenté. Dans ses motifs, l'arrêt déclare que «doit, dès lors, lui être reconnu la faculté de proposer ... tous documents qu'il estime propres à éclairer l'opinion· des juges». Est-il besoin de préciser qu'il ne peut s'agir que des documents qui sont en sa possession en raison de ses jonctions?

Il ne pourrait être question pour le magistrat du ministère public de faire état, dans son avis, des pièces ou renseignements qu'il possé­derait par sa connaissance personnelle des choses (20).

Il ne pourrait agir ainsi sans violer les règles les plus fondamentales de la pratique judiciaire.

9.- En conclusion, la solution «interventionniste>> choisie par l'arrêt) commenté ne peut être approuvée, à peine de' mettre en péril les règles bien établies du procès civil. Le ministère public, dans sa compétence d'avis, 1

ne peut proposer d'éléments nouveaux qui modifieraient les limites )1

du débat fixées par les conclusions des parties. Son rôle ne lui permet [ pas de prendre l'initiative de certaines mesures d'instruction qu'il peut, employer dans d'autres domaines. Il ne peut par conséquent ni proposer au juge des documents dont il aurait connaissance par la compulsion des dossiers répressifs, ni faire état des renseignements que ces ·mêmes dossiers pourraient contenir.

La mission d'avis que la loi lui confie, doit se renfermer dans les limites du débat (21). ·

Il faut apporter à cette règle un correctif: le ministère public, chargé de la défense de l'intérêt général, doit prendre toutes mesures nécessaires pour découvrir les T-§[*,~9~§~1 éventuelles. A· cette occasion seulement, il pourra; dans le ··procès civil, prendre toutes les mesures qu'exige la sauvegarde de l'ordre public et .sortir alors des limites du litige fixées par les parties.

C.'est ce correctif qui justifie sans doute les termes de l'arrêt commenté. 1\fais c~tte facul~é ne p~ut être étendue à •tout procès civii en général.

(20) JoTTitAND, op. cit., ~p. 804 et·suiv. · (21) DAL., Rép. prat;, v 0 MiniStère public, n° 1010.

Page 46: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

48 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

Ainsi M. le procureur général Terlinden déclarait : «si dans toute affaire, touchant, de loin ou de près, à l'ordre public, on voyait le parquet se substituer aux parties, sans tenir compte de lelirs accords ou de leurs acquiescements, et s'insurger contre les décisions de justice acceptées par les plaideurs, on ne tarderait pas à fah·e critiquer, à juste titre, une prérogative :nécessaire cependant au maintien de l'ordre dans l'Etat, et à laquelle, après quarante-six ans de fonction dans le parquet, je tiens · plus qùe quiconque» (22).

Les idées exprimées visent le droit d'action directe du ministère public : elles s'imposent encore plus lorsque ce dernier donne ses réquisitions dans les causes coiillnunicables ou dans celles dans lesquelles il juge utile de donner son avis.

10.- Le projet de Code judiciaire· contient à ce propos des innovations importantes qui fixeront, il faut l'espérer, définitivement les limites d'action du ministère public en matière civile. En dehors de son droit d'action propre qu'oh lui reconnaît « lorsque l'ordre public est mis en périt par Uh état de choses auquel il importe de remédier », le ministère public agit par voie de réq'ttisition ou d'avis. Dans le premier cas, il peut « requérir du juge, lequel statuera comme de conseil et sur conclusions, l'accomplissement de mesures que l'organe.de la.loi tiendrait pour justi­fiées par un intérêt public au sens le plus large». D'autre part, il prononce en termes d'avis toutes les fois qu'il <c émet une opinion au sujet du litige que les juges sont appelés à résoudre» (23).

Le projet de Code judiciaire consacre ainsi l'opinion développée plus haut, suivant laquelle le ministère public n'est pas autorisé à apporter d'initiative de nouveaux éléments aux débats~

Mais, si le parquet estime que, dans l'intérêt général, certaines mesures d'instruction sont justifiées, il pourra, par voie de réquisition. les proposer au juge, qui pourra lui-même les ordom1er (24); ·

11. -En définitive, il faut admettre qu'à une époque où les querelles privées et individuelles influencent, intéressent ou perturbent nécessaire­ment la collectivité, il n'est plus possible de justifier raisonnablement une conception trop étroite de l'intervention du ministère public dans le procès civil. Les parties sont maîtresses ou dirigent le procès dans la meslire où le débat rie met pas en cause l'intérêt de la société, de l'Etat ou les droits individuels primordiaux de chacun.·

Dans tous les cas où l'ordre public n'est- pas en danger, le ministère l public ne peut apporter aux débats de nouveaux éléments de preuve qui influenceront inévitablement les juges al0rs que les pjld'ties ont déposé

. {22) Conclusions précédant cass., 12 mai 1922, Pas., 1922, 1, 297 ; voy. égale­ment note P. DE IÏA.RVEN, Rev. crit. fur. belge, 1959, p. 233, et spécialement p. 242; OH. VAN REEPINGHEN, Journ. trib., 1961, p. 609.

{23) Rapport de M. CHARLES VAN REEPINGHEN, commissaire royal à. la réforme judiciaire, Documents parlem., Sénat, session 1963-1964, n° 60, p. 84 et 85,

{24) Article 138 du projet de Codè de procédure ciYile.

Page 47: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 49

leurs dossiers et ne peuvent plus discuter efficacement les élémentl=l \ apportés (sauf une réouverture des débats toujours possible). l

La preuve en général est soumise à un régime strict dont la loi a défini le jeu et la charge.

Si les parties devaient à tout coup prévoir que la vérité leur sera révélée par les initiatives du ministère public, les règles fondamentales de la procédure civile et les modes de preuve qu'elle autorise seraient inévita­blement mis en péril (25).

12.---:- Dans un ultime attendu de l'arrêt analysé, la Cour de cassation décide que <<la juridiction saisie ... a le pouvoir d'ordonner même d'office aux parties contendantes la production de documents qu'elles possèdent et qui sont jugés nécessaires pour la solution du litige».

A première vue et dans le cadre du litige tel qu'il était somnis à notre haute jm·idiction, il semble que cette affirmation ne justifie que surabon­damment la décision de rejet du moyen basé sur la production de pièces par le ministère public.

Cependant, il ne peut être omis de signaler cette intéressante moti­vation dont le modernisme frappe et étonne; nous serions même tenté de la considérer comme une véritable pétition de principe.

En effet, cette motivation de la Cour suprême semble s'opposer à un autre postulat fondamental et unanimement admis : J~~"Q.LQ!t_E.Q}-1! ~.~- ;e~~!~f3.s_~~(3 _ C()~~se.~·y~:;-J~.~lk~xtiOILQJl.PJQGè§ . cixiLtPJJ.iiJ:).!lJong".de .celui"'c ,E!J26). Par exemple, il n'est pas contesté que le demandeur choisit libre­ment le fondement de son action et ses moyens de preuve (27), et que celui-ci ne pourrait être contraint à poursuivre le procès s'il désirait s'en désister (28).

Selon la doctrine classique, le juge se cantonne dans le débat, tel que les parties l'ont défini (29). Il ne pourrait dès lors ni provoquer l'exploi­tation d'arguments nouveaux qui ne lui ont pas été soumis par les parties, ni exiger d'elles la production de pièces, ni s'opposer à une transaction qui interviendrait lorsqu'il n'y a pas encore épuisé son ressort.

Cette conception, indiscutée pendant longtemps, consacre l'opinion de Portalis qui voyait dans le juge <<un arbitre impartial et éclairé>>.

13. - Toutefois, il est des exemples où notre législateur confère au juge le pouvoir d'ordonner lui-même certaines mesures d'instruction susceptibles de l'éclairer sur la solution du litige. Ainsi, le juge peut d'office ordonner la comparution personnelle des parties (C. proc. civ.,

(25) CH. VAN REEPINGHEN, note déjà citée. (26) DEMOLOMBE, Traité des contmts et des obligations conventionnelles, 1876,

n° 199. (27) .J. DABIN, note sous cass., 30 janvier 1947, Rev. crit. jU1'. belge, 1947, p. 235

et suiv.; Cu. BEUDANT, Cours de droit civil français complété par BEUDANT,

LEREBOURS-PIGEONNIÈRE, LAGARDE et PERROT, 1953, t. IX, n° 1153. (28) R. MoREL, Traité élémentaire de procéclure civile, 1949, n°8 530, 609 et 610. (29) COLIN et CAPITANT, complété par .JULLIOT DE LA MORANDIÈRE, 1947,

t. Jer, no 106; Dm.IOLOMBE, op. cit., n° 199.

REV. CRI'l'., 1965. - 4

Page 48: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

50 REVUE ORITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

art. ll9), une ~escente sur les lieux (id., art. 295), une expertise (id., art. 322) ou une enquête (id., art. 254), parfois le serment (C. civ., art. 1366 et suiv.).

Ces exemples disséminés dans le Code de procédure civile suffisent à montrer combien «l'irruption» du juge dans les débats est rare et discrète. Ses interventions constituent des exceptions et le principe de sa neutralité subsiste à travers les textes légaux (30).

Lié par le débat judiciaire circonscrit par les parties (31), le juge con­serve cependant une complète liberté dans l'appréciation des preuves qui lui sont soumises. Comme dit De Page, «les parties sont nécessaire­ment. livrées à ·la sagacité, à la perspicacité du juge » (32), celui-ci devant cependant-régler son appréciation suivant les procédés de preuve admis par la loi (33).

14. - Telle est la conception générale dont-la doctrine et la jurispru-dence classiques faisaient état antérieurement. Aujourd'hui, des opinions

!.nouvelles se sont f~it jour qui tendent à accroître .le rôle du ·juge dans le procès civil et à imposer la participation obligatoire de toutes les parties à la preuve. . .

Une brève étude des droits étrangers révèle à ce sujet que le juge y joue un. rôle plus actif que chez nous. Ainsi, et sans parler des législa­tions Socialistes qui n'admettent pas le principe de la neutralité du juge,· la France (34) .et l'Italie (35) connaissent. actuellement des régimes qui permettent aux juges de contrôler, d'accélérer e.t de véritablement orienter le cours é!,e la procédure.

En droit belge,_ un courant ic!entique,. quoique beaucoup plus faible, est né à l'initiative du Centre d'étude pour la réforme de l'Etat qui, en 1938 déjà, proposait une intervention accrue du juge pour une plus prompte expédition des affaires (36). Les indications contenues dans le rapport final étaient cependant ass~rties de réserves bien compréhen­sibles pour éviter ce qu'pn a coutum~ d'appeler un.« dirigisme judiciaire condarrmable » (37). _ .

Plus proche de nous, la réforme des. articles 218 et suivants du Code .civil, en 1958, permet au juge de paix d'ordonner aux époux et même aux tiers, la communication de renseignements ou la représentation des livres ou des pièces de nature à éta,blir .les revenus des époux ; le même pouvoir est également conféré au président du tribunal de première instance siégeant en référé pour régler les mesures provisoires.

(30) GLASSON et TrssrER, op. cit., t. II, n° 593; R. MOREL, op. cit., n° 471. (31) Sur l'immutabilité de la demande, voy. AzARD, thèse, Paris, 1937. (32) Traité élémentaire de droit civil belge, t. II, 2e éd., n° 709 et la note 2. (33) Ibid., Jio 708, 0; OH. BEUDANT, op. cit., t. IX, n° 1150. (34) Oode de procédure civile, articles 72 et 80 à 82 ; voy. H. SoLus, «Les réformes

de la procédure civile française », Jmtrn. trib., 1959, p. 449; OucHE et VINCENT, op. cit., n° 510; E. BLANC, La nowvelle procédure civile, Paris, 1959.

(35) Oode de procédure civile, articles 118 et 210; F. ÜARNELLUTI, Préface au Code de procédure, traduction Y. LOBIN, 1960, VI.

(36) La reforme de la p1•océdure, t. Ier, p. 186. · (37) R. W. THORP, Vues sur la justice, p. 187 et 188.

Page 49: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENQE BELGE 51.

Dès lors, la motivation de l'arrêt rapporté est particulièrement impor­tante puisqu'elle proclame en termes généraux la ,faculté pour le juge d'ordonner d'office la production des pièces que les parties n'avaient pas révélées.

Désormais, le juge pourra « instruire >> le litige pour rechercher et provoquer les éléments de preuve laissés dans l'ombre.

-- 1 15. - Il est significatif de constater qu'actuellement, le projet de ·Code judiciaire modifie dans ce sens lés textes en vigueur. Après avoir consacré le principe général que chaque partie a l'obligation de prouver_ les faits qu'elle allègue (art. 870), l'article 871 énonce une première modification importante que la doctrine (38) et la jurisprudence (39) ont déjà mise en évidence : la collaboration obligatoire des parties à l'administration de la preuve (40).

Ce principe doit être approuvé entièrement : il est aujourd'hui indé­niable que toutes les parties tant- demanderesses que défenderesses sont solidaires dans l'administration de la preuve. Tel est en tout cas l'opi­nion de MM. Dekkerljl (41) et Stevigny (42), qui insistent sur la nécessité de sauvegarder l'équité, la bonne foi, l'intérêt supérieur de la justice.

En ce qui concerne le droit d'initiative confié aux _juges, le projet' consacre de nouvelles prérogatives (43) et affermit celles qui leur sont déjà dévolues par la procédure civile actuelle.

Il est institué une procédure touté nouvelle concernant là production d,e documents pendant le procès. Le projet consacre le droit pour'le juge d'ordonner la production de -documents par une partie ou par -des tiers~_' Toutefois, cette prérogative est assortie de conditions. Il doit tout d'abord~ exister des présomptions graves, précises èt concordantes que la partie ou le tiers détient de teis documents. D'autre part, le juge ne pourra ordonner pareille production que si le document contient la preuve d'un· fait précis et pertinent.

On le- voit, les limitations apportées à la règle tendent à réserver ce mode d'investigation dans des cas précis. -

Oes modalités d'application de la règle ne figurent pas dans la mati-_ vation incidente de l'arrêt annoté. Elles- semblent c-ependant indispen­sables tant pour préserver le caractère privé du procès civil que pour' renforcer le principe de procès accusatoire, idée maîtresse de notre droit et de- notre procédure.

(38) R. DEKKERS, note sous cass., 31 janvier 1956, Rev. crit. jur. belge, 1959, p. 148 et suiv.; G. STEVIGNY, «La charge de la preuve en matière civile n, mer­curiale prononcée à l'audience solennelle derentrée de la Cour d'appel_de Gand le 16 septembre 1957, Jottrn. trib., 1957, p. 745 et suiv. ·

(39) Tournai, 5 septembre 1961, Journ. trib., 1961, p. 613 _ (40) R. DEKKERS, op. cit., n° 21; H. SoLus, Travaux de l'Association I-I. Capitçmt~

t. v, 1949, p. 128. (41) Op. cit., n° 21. (42) Op. cit., n° 77.

_ ( 43) L'article 872 du projet permet au juge de demander au ministère public de rechercher certains renseignements dans des matières limitées et d'ordre public qui touchent aux droits de la f~ille.

Page 50: DE JURISPRUDENCE BELGE - KU Leuvenintermédiaires et cela dans tous les cas, même dans ceux où le rôle de ceux-ci n'aurait aucune utilité réelle; Qu'il s'agirait là d'un véritable

52 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

En définitive, il est clair que sur ce problème, la décision de la Cour de cassation s'inscrit dans la ligne générale des tendances modernes qui insistent sur l'importance du rôle actif que doit jouer le juge et sur la nécessité d'obliger les plaideurs à sortir de leur mutisme pour colla­borer avec le juge et à sa demande, à l'administration de la preuve en général. ?'Sans vouloir mettre en question le délicat choix à faire entre la vérité ~éelle et la vérité judiciaire, la, seconde ne doit-elle tendre à recouvrir la première dans la mesure où elle ne met pas en péril la sécurité des relations juridiques (44)? C'est pour cette raison qu'une collaboration dans la preuve doit s'établir.

* * * CCl 16. - L'arrêt cmmnenté soulève, on l'a vu, deux questions distinctes

mais qui ont, chamme, un lien étroit avec la théorie des preuves et son administration dans le procès civil.

D'une part, il faut décider que le ministère public, lorsqu'il est appelé à donner son avis, ne peut pas, d'initiative, apporter aux débats des éléments nouveaux dont il a connaissance grâce aux moyens d'investi­gation que son office met .à sa disposition. Il ne pourrait en être autre­ment que si l'ordre pùblic était mis en danger.

Sur ce point, l'arrêt de la Cour de cassation ne peut être approuvé. D'autre part, il est aujourd'hui indiscutable que les conflits d'intérêts

privés touchent de plus en plus à l'ordre public (45). Le juge civil ne peut donc plus se cantonner dans une passivité parfois stérile. Il faut dès lors approuver la motivation incidente de l'arrêt annoté ainsi que les différentes innovations proposéès à ce sujet dans le projet de Code judiciaire.

Il faut toutefois insister sur l'impérieuse nécessité qui s'impose aux juges, de maintenir la liberté des plaideurs en respectant le cadre généràl du procès (46) tel qu'il a été tracé par ceux-ci.

De cette manière, la procédure civile se perfectionnera grâce à une n1eilleure direction du procès par le juge, tout en conservant son caractère .accusatoire dont notre droit tout entier est imprégné.

ETIENNE HEILPORN,

AssrsTAN'.r A L'UNIVERSITÉ

DE BRUXELLES,

( 44) DE PAGE, op. cit., t. III, n° 729 ; V AN REEPINGHEN, rapport déjà cité, p. 161 ; :STEVIGNY, op. cit., nos. 4 et 70.

(45) P. DÉSIRY, « Le rôle du juge dans le déroulement de l'instance civile »,

_Dalloz, 1956, Chron., p. 145. (46) P. HÉBRAUD et P. RAYNAUD, Rev. trim. dr. civ., 1956, p. 699, n° 8.