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L’enfantfaceàl’altérité
dansleCycledel’Invisible
d’EricEmmanuelSchmitt
Jedéclareavoirréalisécetravaildecandidatureparmespropresmoyens.
JoanneKommes
KOMMESJoanneCandidateauLycéeNic‐BieveràDudelange
L’enfantfaceàl’altérité
dansleCycledel’Invisible
d’EricEmmanuelSchmitt
Dudelange,2012
5
Résumé
L’enfantfaceàl’altéritédansleCycledel’Invisibled’EricEmmanuelSchmitt
C’estpendantla jeunesseet l’adolescencequel’hommedécouvrelemonde,s’interroge
sursonidentitéetdéveloppesaproprepersonnalité.L’altéritéjouedanscecontexteun
rôleprimordial,étantdonnéquecedéveloppementsefaitessentiellementenaffrontant
cequiestqui«autre»,ennous‐mêmesainsiquedanslemondequinousentoure.
L’attitude des jeunes héros face à cette altérité constitue une thématique centrale du
Cycle de l’Invisible d’Eric‐Emmanuel Schmitt, regroupant Milarepa (1997), Monsieur
Ibrahim et les fleurs du Coran (2001), Oscar et la dame rose (2002), L’enfant de Noé
(2004)etLesumoquinepouvaitpasgrossir(2009).
Leprésenttravailpoursuitundoubleobjectif:dansunpremiervolet,ils’agitdedégager
l’importancedel’altéritédanslesœuvresenquestion,pourélargirensuitelesujetdans
uneoptiquepédagogique.Danscesecondvolet,nousconsidéronseneffet«l’enfant»en
tant qu’élève et nous nous intéressons à la valeur potentielle de ces textes comme
lectures en classe.Vu les sujets souvent «délicats» abordésdans lesdifférents récits,
cette partie du travail englobe aussi des pistes de réflexion et des recommandations
destinéesauxenseignantsdésireuxdefaireprofiterleursclassesdeceslectures.
Toutenprenantappuisurdesdonnéesbiographiquesetlavisiondumondedel’auteur
lui‐même, l’analyse est conçue comme un échange entre les différentes œuvres du
cycle.Danscetteoptique,lesavisetréflexionsdechercheurs,journalistesetlecteursont
étéintégrés,afind’enrichiretdedévelopperl’analyse.
Finalement,ilconvientdesoulignerl’importancedel’attitudepositivefaceauxhommes
etaumondequisedégageduCycledeL’Invisible.Quellesquesoient lescirconstances,
l’ouverture d’esprit, la tolérance et l’espoir caractérisent en effet l’univers littéraire
d’Eric‐EmmanuelSchmittetconstituent,pourainsidire,lesclésd’unevieheureuse.
7
«Situveuxconnaîtrel’invisible,regardelevisibleaveclesyeuxgrandsouverts.»1
LeZohar
D’aprèscettecitation,c’estàtraversl’observationattentivedumondequinousentoure
que nous pouvons saisir l’essence des choses. «Les yeux grands ouverts», nous nous
interrogeonssurcequed’autrespersonnesconsidèrentcomme importantdans lavie,
nous nous comparons à eux et nous découvrons ainsi la complexité de notre propre
existence.
AppliquéeauCycledeL’Invisible d’Eric‐Emmanuel Schmitt, cette citationnous invite à
nousintéressersurtoutàlavisiondumondedesjeuneshérosquicherchentàs’orienter
danslavieetdécouvrentpeuàpeuleurpropreidentité.
Le présent travail de recherche se propose ainsi d’analyser l’altérité plus ou moins
visible dansMilarepa,Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran,Oscar et la dame rose,
L’enfantdeNoéetLesumoquinepouvaitpasgrossir.Dansuneperspectived’ensemble,il
s’agiraessentiellementdedéfinirenquoiconsistecettealtéritédanslesœuvresdenotre
corpusetd’analyserdansquellemesurelefaitd’êtreconfrontéàcettealtéritépeutaider
les jeunes, personnages fictifs ou lecteurs adolescents, dans leur développement
personnel.Gardonslesyeuxgrandsouverts…
1 citation trouvée sur le site du Théâtre de l’Invisible dirigé par Bruno Abraham Kremer, un des amisd’Eric‐EmmanuelSchmitt:http://www.theatredelinvisible.com/le_theatre/index.html
I. LeCycledel’Invisibled’Eric‐EmmanuelSchmittAvant de nousplonger véritablement dans l’analyse dumondede l’altérité auquel les
jeunespersonnagesprincipauxainsiqueleslecteursadolescentssontconfrontés,ilestà
lafoisintéressantetindispensabledeprésenterl’auteuretsesœuvres,enmettantbien
sûr l’accent sur le Cycle de l’Invisible, ainsi que de se familiariser avec l’univers
philosophique de l’auteur, dans lequel les enfants jouent un rôle particulièrement
important.
1. Eric‐EmmanuelSchmitt,unécrivainphilosophe
«Jesuisoptimisteparcequec’estlaseulepropositionintelligente
quel’absurdem’inspire.»2
Nousvoilàpleinementdansl’universd’Eric‐EmmanuelSchmitt,d’unhommeéclectique,
d’unvéritable«toucheàtout»3passionnédemusiqueetdelittératurequi,grâceàson
dond’écritureetàsonimaginationexceptionnels, figureaujourd’huiparmilesauteurs
francophoneslespluslusetlesplusreprésentésaumonde.
Eric‐EmmanuelSchmittadorefairerirelesgens,ordanssesœuvres,leplaisiretlajoie
vont toujours de pair avec la réflexion. Normalien, agrégé de philosophie et docteur
ayant soutenu sa thèse sur Diderot et la métaphysique, Schmitt est un écrivain
2 SCHMITT,Eric‐Emmanuel, «LeCredode l’optimismemoderne»dansQuand jepensequeBeethovenestmortalorsquetantdecrétinsvivent…,EditionsAlbinMichel,Paris,2010,p.105‐106(Annexe)3 SUDRET, Laurence (présentation, notes, questions et après‐texte),EricEmmanuel Schmitt, L’enfant deNoé,EditionMagnard,collectionClassiquesetContemporains,Paris,2004,p.5
10
courageux, voire «cassegueule»4, qui aborde des sujets que la grande majorité des
romanciers fuient5.Eric‐EmmanuelSchmittpréciseàcesujet: «D’abord, cequieffraie
les écrivains n’est pas forcément ce qui effraie les gens ; le public me paraît avoir des
intérêtsplusvariés,plusprofonds,plusspirituels,plusintemporelsquecequelesmédiaou
les auteurs à la recherche d’un succès immédiat ne le croient.»6 Au contraire, comme
l’affirmelephilosopheetcritiquelittéraireMichelMeyer,l’œuvredeSchmitt«nesaurait
selaisserréduireàuneffetdemode»,car«pardelàlamodequil’arendupopulaire,[il]
nousrenvoieauxquestionsessentielles.[…]Lesuccèspeutvoilerlaprofondeur.»7
Il est vrai que le succès nemanque pas à Eric‐Emmanuel Schmitt. Nombreux sont en
effetlesprixetmentionshonorifiquesquiluiontétéattribuésdepuis1993,l’annéeoùil
a reçu trois «Molières» pour sa pièce intituléeLeVisiteur. Dans l’impossibilité de les
mentionner tous, nousnous limiterons à rappeler qu’il y a deux ans, Schmitt amême
reçulePrixGoncourtdelanouvellepourConcertoàlamémoired’unange.Lesuccèsde
sesœuvresneselimited’ailleurspasàlaFrance.Ilaeneffetreçudesprixégalementen
Italie,enBelgique,enSuisseainsiqu’enAllemagne,oùle«DeutscherBücherpreis»luia
étéattribuéen2004poursonrécitMonsieurIbrahimetlesFleursduCoran.
Néen1960àLyonetvivantactuellementàBruxelles,Eric‐EmmanuelSchmittsetientà
l’écart dumonde littéraire et politique. Passionné depuis toujours par la musique, la
théologie et la métaphysique, il a abandonné en 1993 son poste de maître de
conférencesenphilosophieàl’universitédeSavoie.Ildésiraitalorsvivrepleinementsa
vocation de «scribe» qui lui a été révélée une nuit d’hiver en 1989 quand, perdu au
milieu du désert, loin de ses amis, Schmitt a vécu une expérience qu’il décrit comme
«fondatrice»,éveillantenluil’inspirationlittéraire.8
4SCHMITT,Eric‐Emmanuel,postfacedeLapartdel’autre,EditionAlbinMichel,Paris,2001,p.5015 idée issued’une interviewavec l’auteur, dans: SUDRET, Laurence,EricEmmanuel Schmitt, L’enfant deNoé,op.cit.,p.1326ibid.,p.1337MEYER,Michel,EricEmmanuelSchmittoules identitésbouleversées,EditionsAlbinMichel,Paris,2004,p.128informationsissuesd’uneinterviewavecl’auteur,dans:LESEGRETAIN,A.,«Cequej’écrismedépasse»,LaCroix, le7octobre2000 (article trouvésur le siteofficield’Eric‐EmmanuelSchmitt sous la rubrique«PortraitdePresse»:http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Portrait‐presse.html)
11
Cet épisode du passé de l’écrivain laisse déjà entrevoir l’importance de la spiritualité
dans sa vie. Fils de deux professeurs athées, Schmitt s’intéresse aux religions et se
montrequasimentobsédépardesquestionnementsexistentielsetuniverselssurleBien
et leMal, la vie et lamort, lamaladie, la détresse et la joie. À ce sujet,MichelMeyer
soulignequ’Eric‐EmmanuelSchmittestun«auteurprofondémentphilosophe:pourlui,il
faut accepter l’idée que les grands problèmes de l’existence, ceux que nous nous posons
tous, n’ont en réalité pas de solution, mais seulement des réponses.»9 En refusant la
désespéranceet lepessimismedenotreépoquequi,selonSchmitt,«portedes lunettes
noires», l’écrivainconsidèrel’optimismecommeunesortede«foi laïque»etun«acte
d’humilité»faceàlaviedontilfaudraitaccueillirlessurprisesavecune«bienveillance
attentive»10.
Àsontour,l’écrivainfaitpreuved’uneattitudeouvertefaceauxsujetsdesesœuvres,il
affirmeeneffet:«Jenechoisispasmessujets,ilss’imposentet,mêmes’ilsmefontpeur,je
nepeux faireautrementquede lesaccepter. Jene suisqu’un tympanqui vibreavec son
époque.»11
C’est aussi cette attitude ouverte aux sensations et idées qui guident Schmitt dans
l’élaboration de ses écrits: «L’histoire que je raconte existe toujours dans mon esprit
plusieursmois,voireplusieursannées,avantd’êtrerédigée.Lorsquejeprendslaplume,je
connais presque tous les événements à raconter, je n’ai plus qu’à tendre l’oreille à
l’intérieurdemoi, j’essaied’entendre la justevoixdemeshéros. SiFlaubertappelait son
bureau son «gueuloir» parce qu’il y testait son texte à haute voix, moi j’appelle mon
bureau «écoutoir». Dans le silence, les personnages me parlent. Ils viennent. Ils sont
présents.»12Lestyled’Eric‐EmmanuelSchmittestà l’imagedesesinspirations:puret
9MEYER,Michel,EricEmmanuelSchmittoulesidentitésbouleversées,op.cit.,p.1110 citations issues de la conférence d’Eric‐Emmanuel Schmitt sur l’optimisme, filmée au conservatoireroyal,le27mars2006,dvdmisaumarchéparAntigone11dans:LESEGRETAIN,A.,«Cequej’écrismedépasse»,op.cit.12 citation issued’une interviewavec l’auteur,dans:GRINFAS‐BOUCHIBTI, Josiane (présentation,notes,questions et après‐texte), EricEmmanuel Schmitt, Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran, EditionMagnard,collectionClassiquesetContemporains,Paris,2004,p.101
12
simple,«étincelant»13etémouvant,lebutdel’écrivainétant«detrouverlaparolejuste,
àécriresansartifice.Uneécriturepourmoi,c’estuneparole.»14
Renduscurieuxparcesprécisionssurl’universcréateurd’Eric‐EmmanuelSchmitt,nous
nous intéresseronsmaintenant au Cycle de l’Invisible, série de récits particulièrement
riches du point de vue thématique tout en constituant une lecture très agréable et
amusante.
13MEYER,Michel,EricEmmanuelSchmittoulesidentitésbouleversées,op.cit.,p.814 BRUSNEL, François, «Philosophe clandestin», Lire, 2004 (article trouvé sur le site officiel d’Eric‐Emmanuel Schmitt sous la rubrique «Portrait de Presse»: http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Portrait‐presse.html)
13
2. LeCycledel’Invisible
a.GenèseetdéfinitionduCycledel’Invisible
Laissons d’abord Eric‐Emmanuel Schmitt lui‐même définir le lien unissant les cinq
œuvres qui nous intéressent dans ce contexte: «Chaque récit du Cycle de l’invisible
aborde un drame humain et le lie à une religion en montrant comment une sagesse
spirituelle peut nous aider à vivre. […] le Cycle de l’invisible propose davantage des
conversations sur les réponses religieuses que des initiations aux religions.»15 L’auteur
optedoncpouruneapprochepersonnelleetnondogmatiquedesreligions.Danscette
optique,lepèrePons,lecurédansL’enfantdeNoé,peutêtreconsidérécommeleporte‐
paroledel’auteurlui‐même,quandilaffirme:«Unereligionn’estnivraienifausse,elle
proposeunefaçondevivre.»16
Encequiconcernemaintenantladéfinitiond’uncyclelittéraire,ilconvienttoutd’abord
denoterqueselonLeGrandRobertdelalanguefrançaise,ils’agitd’une«sériedepoèmes
épiquesouromanesquessedéroulantautourd'unmêmesujetetoùl'onretrouveplusou
moins les mêmes personnages.»17 Dans le cadre de notre étude, la définition du
DictionnaireduLittérairepeutpourtantnoussemblerplusintéressanteencore,dansla
mesureoù ilyestpréciséque«Uncycle littérairepeutêtreconstituépardescréations
successives,sansqu’ilfaillepostulerquesonauteuraitdéveloppédèsledépartunevuede
l’ensemble.»18
Eneffet,laformeactuelleduCycledel’Invisiblen’étaitpasenvisagéedèsledébut,mais
elle est le résultat d’un certain cheminement littéraire fortement lié aux expériences
personnellesdel’auteur.En2001,lorsdelapublicationdeMonsieurIbrahimetlesfleurs
du Coran, ce récit était encore présenté comme étant le deuxième volet de ce qu’on
15 citation issued’une interviewavec l’auteur,dans:GRINFAS‐BOUCHIBTI, Josiane (présentation,notes,questions et après‐texte), EricEmmanuel Schmitt, Oscar et la dame rose, Edition Magnard, collectionClassiquesetContemporains,Paris,2006,p.10916SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,EditionsAlbinMichel,Paris,2004,p.10117REY,Alain,LeGrandRobert de la langue française, version électronique,deuxièmeéditiondirigéeparAlainREYduDictionnairealphabétiqueetanalogiquedelalanguefrançaisedePaulROBERT18ARON,Paul,DictionnaireduLittéraire,PressesUniversitairesdeFrance,Paris,2002,p.130
14
appelait à l’époque la Trilogie de l’invisible.19 Depuis, le projet s’est développé en
«cycle»dontlenombredepartiesn’estpasdéfinitifàcejour.
Notonscependantquelathématiquecommuneducycles’estimposéedefaçonclaireà
Eric‐EmmanuelSchmittlorsque,enprésentantMilarepasuruneradioculturellesuisse,
lejournalisteaconsidérél’auteur,sanshésiter,commeunbouddhiste.«Àcetinstantlà,
j’entrevislecyclequej’avaisàrédiger:parlerdesreligionsaupluriel,pasausingulier;en
parler avec intérêt et curiosité mais sans sectarisme, sans passion ni prosélytisme; en
parlerparcequ’ils’agitdetrésorsdel’humanitéquiappartiennentàtousleshommes,pas
seulement auxmembres du culte. À cet instant, je réalisai que, la plupart du temps, les
écrivainsn’évoquentqu’unereligion, la leur, etd’une façonpartisane.Mon travailàmoi
seraitplusvoyageur,rêveur,unerandonnéehumaniste.»20
Finalement, il s’agit de comprendre l’importancequ’Eric‐Emmanuel Schmitt accorde à
ce qu’il qualifie d’«invisible» dans nos existences. À ce propos, l’auteur lui‐mêmene
donnepasd’indicationsprécises.Or,MichelMeyer, undes grands critiques littéraires
desœuvresenquestion,quiaffirmed’ailleursque«LeCycledel’Invisible, lui,portesur
l’énigme du monde, des choses, des situations»21, propose une interprétation très
intéressante de ce qu’il appelle «la vision de l’invisibled’EricEmmanuel Schmitt ». En
partant de l’hypothèse que les identités bouleversées sont une constante de l’œuvre
littérairedel’auteur,ilaffirmeque«L’invisibleestcequidonneconstanceàuneidentité
vacillante. Mais il est problématique. Il faut accepter le fait que notre identité est
problématique.Lesreligionsaidenttoutesàvivre,peutêtremêmeàmourir,maisellesne
peuventprétendreàlavéritétantellessontdifférentes,etàlafoissisemblables.Qu’onsoit
chrétien,musulmanoujuif,cen’est làqu’uneillusiond’identité,unevisionquinedevrait
pasobscurcirlefaitqu’onn’estriensionn’aimepasouquel’onn’estpasaimé.»22
19informationstrouvéesdans:HSIEH,YvonneY.,EricEmmanuelSchmittoulaphilosophiedel’ouverture,SummaPublications,Inc.,Birmingham,USA,2006,p.8820 idée issue d’une interview avec l’auteur, dans: SUDRET, Laurence (présentation, notes, questions etaprès‐texte),EricEmmanuelSchmitt,Milarepa,EditionMagnard,collectionClassiquesetContemporains,Paris,2009,p.8121MEYER,Michel,EricEmmanuelSchmittoulesidentitésbouleversées,op.cit.,p.15422ibid.,p.70
15
b.Lesdifférentesœuvresducycle
PourlaprésentationdesrécitsformantleCycledel’Invisible,nousrespecteronsl’ordre
de parution des différentes œuvres. À chaque fois, nous présenterons brièvement
l’histoire racontée, nous expliquerons ce qui a incité l’auteur à créer ce texte et nous
nous intéresserons aux particularités stylistiques les plus importantes ainsi qu’à
l’arrière‐fonds culturel, historique ou spirituel indispensable à l’interprétation de
l’œuvre.
Milarepa,1997
Aperçudel’histoire:Simon,unjeuneParisienfaitchaquenuitlemêmerêve.Ilapprend
alorsqu’ilestlaréincarnationdeSvastika,quiestl’oncled’uncélèbreermitetibétaindu
XIe siècle, appeléMilarepa. Ce dernier a entretenu une relation très conflictuelle avec
son oncle. Le narrateur Simon‐Svastika est alors amené à raconter son histoire des
milliers de fois pour atteindre un état de légèreté, pour se détacher des occupations
terrestres et pour se libérer enfin du cycle des renaissances. Il s’agit d’un récit très
philosophiqueabordantavanttoutlessujetsdelamortetdusalutdel’âme.
Genèse: Après avoir joué la légende du Golem dans un petit théâtre, Eric‐Emmanuel
Schmitt,émuetémerveillépar lareprésentation,s’est liéd’amitiéavec l’acteur,Bruno
Abraham Kremer. De leur fascination partagée pour le bouddhisme est alors né un
projet commun; ils ont décidé de créer un spectacle, respectivement un texte sur
Milarepa, un yogi et maître renommé du bouddhisme tibétain et figure historique
importantedanscetterégiondumonde.23
Considérations stylistiques: Ce récit à la première personne épouse la forme d’une
pièce, lestyleutiliséestdenseetpoétique.Cequicomplique la lecturedecetteœuvre
est le fait que le «je» du narrateur fluctue entre trois identités: celle du Simon
d’aujourd’hui,celledujeunetibétainMilarepaet,finalement,celledesononcleSvastika.
Arrière‐fonds: Il est important de noter que ce récit illustre avant tout les doctrines
bouddhiquessurlerenoncementauxbiens, lapurificationdel’espritpar le jeûneet le
labeurphysique,lacompassion,lepardonetledétachementdesliensfamiliaux.
23idées:SUDRET,Laurence,EricEmmanuelSchmitt,Milarepa,op.cit.,p.5
16
MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,2001
Aperçudel’histoire:Àl’âgedetreizeans,Momo,unjeuneadolescentjuif,n’apersonne
surquicompterdanslavie.Ilestlivréàlui‐mêmejusqu’aumomentoùilselied’amitié
avec Monsieur Ibrahim, le vieil épicier d’inspiration soufiste qui lui fait découvrir et
apprécierlemonded’unemanièreinhabituelle,maistrèscharmante.
Genèse:Dansunentretiendonnéen2003,l’auteuraffirmequel’histoiredupetitMomo,
et surtout sa relation avec son frère Popol, est largement inspirée de celle de Bruno
Abraham‐Kremer,un trèsbonamiàquiEric‐EmmanuelSchmittad’ailleursdédiéson
récit.24
Considérations stylistiques: Comme le suggère Josiane Grinfas‐Bouchibti, on pourrait
qualifierMonsieur Ibrahimet les fleursduCoran de contephilosophiqueoude fable25.
Par le biais dedialogues simples,mais profonds et de formules faciles à retenir,mais
trèsutilespourmenerunevieheureuse,Eric‐EmmanuelSchmittcréeununiversanimé
detoléranceetd’amour.
Arrière‐fonds:Eric‐EmmanuelSchmittconfirmeavoirvouluallerdanscerécit«contre
lesidéesreçues»:«Aujourd’hui,àcauseduconflitisraélopalestinien,àcausedestensions
internationales,onneparleplusdes juifsetdesmusulmansquecommedesennemis.Or,
juifs et musulmans vivent ensemble et s’entendent très bien depuis des siècles!»26 À
traverscettehistoire,Eric‐EmmanuelSchmittabordeentreautres lespointscommuns
entrelesdifférentesreligionsconsidéréescommeaidesdanslavieetilmetl’accentsur
l’amitiéquipeutsedévelopperetgrandirau‐delàdesdifférences.
24 informations trouvéesdans:GRINFAS‐BOUCHIBTI, Josiane,EricEmmanuelSchmitt,Monsieur IbrahimetlesFleursduCoran,op.cit.,p.525citationissued’uneinterviewavecl’auteur,ibid,p.526citationissued’uneinterviewavecl’auteur,ibid.,p.103
17
Oscaretladamerose,2002Aperçudel’histoire:Atteintd’uncancer,Oscar,unpetitgarçondedixans,vitàl’hôpital.
Même si les adultesn’osentpas le lui dire,Oscar sait qu’il vamourirbientôt. Seule la
dame rose, qui vient lui rendre visite régulièrement, est capable d’aider vraiment le
garçon, par sa sincérité et des méthodes peu conventionnelles. C’est elle aussi qui
propose à Oscar d’écrire des lettres à Dieu et ce sont précisément ces lettres qui
composentcerécitphilosophiqueetpleind’humanitécrééparEric‐EmmanuelSchmitt.
Genèse:L’auteuraffirmequel’originedecelivreestàchercherdanssapropreenfance,
durantlaquelleilabeaucoupfréquentéleshôpitauxavecsonpèrequitravaillaitcomme
kinésithérapeutedansdescliniquespédiatriques.«Maindanslamainavecmonpère,je
recevaisunebienétrangeéducation:j’évoluaisdansunmondeoùlenormaln’étaitpasla
norme […] Très vite, pour moi, la mort fut proche, voisine, accessible, une rôdeuse qui
tourneautourdenousavantdenousmordre.Contrairementàtantd’enfantsetd’adultes,
jenemecruspaslongtempsimmortel.[…]DelànaquitcelivreOscaretladamerose.Ilse
résume peutêtre à cette obsession: plus important que guérir, il faut devenir capable
d’accepterlamaladieetlamort.»27
Considérations stylistiques: Il est important de noter qu’il s’agit pour ainsi dire d’un
récit épistolaire d’un genre exceptionnel, dans la mesure où il fait découvrir la
correspondance d’un enfant très malade avec un destinataire invisible et dont
l’existencen’estmêmepascertaineauxyeuxd’Oscar.Etpourtant,ceslettrestraduisent
àmerveillelespenséesetsentimentslesplusprofondsdecepetitpatientconfrontébien
troptôtauxquestionsexistentielles.
Arrière‐fonds:Eric‐EmmanuelSchmittaconscienced’aborderparcerécitunsujettrès
délicat:«Jemisdesannéesavantd’oserécrirecelivre,tropconscientquejetouchaisnon
seulementunpointsensiblemaisuntabou:l’enfantmalade.»28Eneffet,ilestbienconnu
queDostoïevskiavaitaffirméque lasouffranceet lamortd’unenfantempêchaientde
croire en Dieu, or, Schmitt tente de donner une nouvelle vision de la mort et de la
souffrancequel’onpeut(peut‐être)mieuxsupporterenfaisantpreuvedefoi.
27 commentaire trouvé sur le site officiel d’Eric‐Emmanuel Schmitt, http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Litterature‐recits‐oscar‐et‐la‐dame‐rose.html28ibid.
18
L’enfantdeNoé,2004
Aperçu de l’histoire: Il n’est pas facile d’être juif en 1942, le petit Joseph en fait déjà
l’expérienceàsonjeuneâgedeseptans.Poursauversavie,ilestd’abordséparédeses
parents,puisrecueilliparlepèrePonsquiacceptede«cacher»Josephdansuninternat
fréquentésurtoutpardesélèvescatholiques.C’estaussiceprêtrequi,parsatolérance,
sagénérositéextraordinaireetsoncouragesansbornes,guideraJosephàunepériode
de sa vie où il a besoin de se situer dans cemonde bouleversé et de (re)trouver ses
repèresaussietsurtoutauniveaudesonidentitéreligieuseetspirituelle.
Genèse:Àtraverscerécit,Eric‐EmmanuelSchmittavouluoffrir«unelecturedupassé–
laguerre, lapersécutiondesjuifs–maispouréclairerleprésent,oùinjustice,violenceet
intolérance continuent leur sinistre carnage.»29 De plus, il lui importait de mettre en
valeurnotrehéritagedelapenséejuive,quellequesoitnotreconfession.
Considérations stylistiques: L’enfant de Noé est l’œuvre la plus longue du Cycle de
l’Invisible,maiselle faitpreuved’une intensitédramatiqueexceptionnellequi est sans
doute liée aux échanges rapides des personnages principaux et à la précision des
formulationsdeSchmitt.
Arrière‐fonds:L’enfantdeNoé estentreautresdédiéàPierrePerelmuterqueSchmitt
appelleson«ami»et«dontl’histoirea,enpartie,inspirécerécit.»30Cethommeavécu
unsortsemblableàceluideJoseph,danslamesureoùilaétérecueilliparlevicairede
la paroisse Saint‐Jean‐Baptiste à Namur qui, pendant le Seconde Guerre mondiale, a
construitunesynagoguecomparableàcelledupèrePons.31
Lecontactetlesressemblancesentrelesreligionssontunsujettrèsimportantdansles
œuvres d’Eric‐Emmanuel Schmitt. Dans ce récit en particulier, les interactions
culturelles et spirituelles constituent sans doute la trame narrative. N’oublions pas
qu’auxdernièrespagesdurécit,l’auteurfaitréférenceauconflitisraélo‐palestinienqui
estmalheureusementtoujoursd’actualité.Ilnes’agitdoncpasseulementderéfléchirau
29idéeissued’uneinterviewavecl’auteur,dans:SUDRET,Laurence,EricEmmanuelSchmitt,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.13230SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,dédicace31 DUPLAT, Guy, « Le nouveau roman d’Eric‐Emmanuel Schmitt vient de sortir…», La Libre Belgique(articletrouvésurlesiteofficieldel’auteur:http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Litterature‐recits‐l‐enfant‐de‐noe.html)
19
passé,maisaussid’entirerdesleçonsapplicablesenpartieauxsituationsconflictuelles
denotreépoque.
Lesumoquinepouvaitpasgrossir,2009
Aperçu de l’histoire: Jun, un jeune Japonais de quinze ans, souffre d’une «allergie
universelle»,ilest«intolérantàlaterreentière»,ycomprisàlui‐même.32Révoltécontre
toutetchacun,ilvitdanslesruesdeTokyo,sanscontactavecsafamille.Petitetmaigre,
ilconsidèred’aborddefoulemaîtredesumoShomintsuquinecessedeluiadresserle
mêmemessage:«Jevoisungrosentoi»33.Or,cetteformuleconstituepourJunledébut
d’unchangementimportant,d’unapprentissageradicalquimodifieracomplètementsa
visiondumonde,sonjugementdespersonneset l’imagequ’ilade lui‐mêmeetdeson
passé.
Genèse:DansuneinterviewavecAnne‐SylviePrengerdujournalsuisseLeMatin,Eric‐
EmmanuelSchmittaffirmeavoireul’idéedecerécitenvisitantunjardinzenàKyoto,au
Japon. C’est là qu’il a vécu une expérience bouleversante ; il avait l’impression d’être
libérédesesagressionsetde«sortirde[son]corpsetde[se]mettreàplaneraudessus
dujardin.»34C’estàpartirdecetteexpériencetrèsfortequeSchmitts’estintéresséau
bouddhismezen,philosophiequi transmet l’idéed’une«penséecosmique»35alorsque
traditionnellement,enEuropecentrale,l’individuconstituelenoyaudenotrevisiondu
monde.
Considérationsstylistiques:DansunarticledelarevueHommeenQuestion,onsouligne
le caractèreparaboliquedece récit 36. Il estvraiquedansLe sumoquinepouvaitpas
grossir, lesidéespassentsouventpardesimages,desdétoursquipermettentàl’esprit
demieuxcernerlesensdumessageàtransmettre.Ils’agiteneffetd’unadolescentqui
veut«grandir»,danstouslessensduterme.Cecaractèreparaboliqueconfèreaurécit
unedimensionpoétiquequifaittoutsoncharme.
32SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,EditionsAlbinMichel,Paris,2009,p.1233ibid.,p.734PRENGER,Anne‐Sylvie,«Jemesenscoupablequandjen’écrispas»,LeMatin(interviewtrouvéesurlesite officiel d’Eric‐Emmanuel Schmitt, http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Litterature‐recits‐le‐sumo‐qui‐ne‐pouvait‐pas‐grossir.html)35ibid.36«EES, lephilosopheenparaboles»,L’hommeenQuestion,numéro23(articletrouvésurlesiteofficield’Eric‐Emmanuel Schmitt: http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Litterature‐recits‐le‐sumo‐qui‐ne‐pouvait‐pas‐grossir.html)
20
Arrière‐fonds:Unprincipefondamentalpourcomprendrecerécitestceluidulienqu’il
fautrétablirentrelespenséesetlecorps.Lebutesteneffetdemaîtrisersesidéesainsi
quesoncorpsetdereplacerlavolonté«aupilotagedunavire»37.Celaestnotamment
possible en affrontant les problèmes qui nous freinent dans notre épanouissement et
parlebiaisdelaméditationquinouspermetdenousdétacherenquelquesortedelavie
terrestre.Ils’agiteneffetde«s’éloignerde[soimême]pourmieuxsetrouver.»38
Ces informations sur les différentesœuvres formant leCycle de l’Invisible permettent
déjàdecomprendrequ’Eric‐EmmanuelSchmittaccordeunegrandeimportanceaupoint
devuedesenfantsqui,commenousvenonsdeleconstater,jouentlesrôlesprincipaux
dansnosrécits.
37SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.7238«EES,lephilosopheenparaboles»,op.cit.
21
3. Lesenfantscommehérosphilosophiques
Que ce soientMilarepa,Momo,Oscar, Josephou Jun, lesprincipauxhérosdesœuvres
formantleCycledel’Invisibleontencommunleurjeuneâge.Dansuneentrevue,Bernard
Lehut,chroniqueurlittéraireauprèsdeRTLFrance,ainterrogéEric‐EmmanuelSchmitt
précisément sur son choix d’aborder «par le «truchement»d’un enfant» des thèmes
quiluisontchers.L’auteuryaréponduenexpliquantquepourlui,«ilyaquelquechose
de pur dans le raisonnement des enfants», qu’ils se trouvent tout le temps «dans le
questionnement»etloindespréjugés,despressionsculturellesetdusnobisme.Pourlui,
«l’enfantestlehérosphilosophiqueparexcellence»39.
DansuneautreinterviewavecJosianeGrinfas‐Bouchibti,Schmittdéfinitcequ’estpour
lui«l’espritd’enfance»auquelilasivolontiersrecoursencomposantsesœuvres:«pas
unerégression,pasunenostalgie,mais larenaissancede l’humilitéquenousavions tous
dansnospremièresannées,lorsquenousacceptionsdepenserquel’universétaitimmense,
mystérieux, infini, richedeplusdequestionsquederéponses…bref,quandnoussavions
quenousnesavionspas.»40
Finalement, l’auteurautiliséàceproposunemétaphoretrèsforteetbiendigned’être
citéedans ce contexte, en affirmant: «Les enfants sont les vecteurs merveilleux qui
peuventfairesauternosgangsdepréjugés,cesontdesscalpels.»41
Cettepremièrepartiedenotretravailnousapermisdenousintroduireenquelquesorte
dans l’univers littéraire et philosophique d’Eric‐Emmanuel Schmitt. Ces informations
recueillies nous serviront sans doute pour juger à sa juste valeur l’importance de
l’altéritépourlesjeuneshérosdenosrécits.
39 interviewsurRTLdans le cadrede l’émission«LesLivresont laparole»animéeparBernardLehut,émission du 5 avril 2009 que l’on peut écouter sur le site http://www.rtl.fr/actualites/culture‐loisirs/article/le‐sumo‐qui‐ne‐pouvait‐pas‐grossir‐de‐eric‐emmanuel‐schmitt‐419955640 citation issue d’une interview avec l’auteur, dans: GRINFAS‐BOUCHIBTI, Josiane, EricEmmanuelSchmitt,Oscaretladamerose,op.cit.,p.11041DUPLAT,Guy,«Lenouveauromand’Eric‐EmmanuelSchmittvientdesortir…»,op.cit.
II. Lejeunehérosfaceàl’altérité
«Emploiebienletempsdetajeunesse,c’estsurquoireposetonbonheurfutur.»
Ceproverbesuédoisprésenteletempsdelajeunessecommeunepériodefondamentale
pendant laquelle se construisent l’identité et le caractère des gens. À ce moment de
notrevie,nousdécouvronseneffetconsciemment lemondequinousentoureetnous
apprenons à nous connaître nous‐mêmes. Les questionnements sur l’identité
individuelleetcollectiveoccupentalorsuneplaceprivilégiéedansl’existencedesjeunes
qui cherchent à trouver leur voie dans la vie. Dans cette quête d’identité et de
personnalité,lesenfantsetadolescentssontamenésàfairefaceàl’altérité.Notonsàce
proposqueLeNouveauPetitRobertde la langue françaisedéfinitcettealtéritécomme
«faitd’êtreunautre»ou«caractèredecequiestautre»42etque leDictionnairede la
languefrançaised’EmileLittréexpliquecetermepar la«qualitéd’êtreautre»43.Ainsi,
nouspouvonsnousbasersurl’hypothèsequelesjeunesseformentetdéveloppentleur
identitépersonnelleaucontactd’autrespersonnes,différentesd’eux,ainsiqu’àtravers
laconfrontationavecl’altéritéqu’ilsressententeneux‐mêmes.
Appliquée à notre corpus de textes, cette problématique de l’identité juvénile face à
l’altéritéreprésenteaussiunaxede lecturepassionnant,dans lamesureoù les jeunes
héros, dans leurs situations de vie respectives, se distinguent par leurs attitudes
particulièrementintéressantesfaceàl’inconnu.
42REY‐DEBOVE,Josette,REYAlainet.al.,LeNouveauPetitRobert,DictionnaireLeRobert,Paris,200943LITTRE,Paul‐Emile,Dictionnairedelalanguefrançaise,EncyclopaediaBritannica,Chicago,1974
24
1. Lepersonnageprincipal:unpersonnagequisesent«autre»Dans un article paru dans Le Figaro et intitulé Le garçon qui était d’ailleurs, Amelle
Héliot reprend les paroles d’Eric‐Emmanuel Schmitt qui, en tant qu’enfant, avait
l’impressiond’être«différent»:«J’étaisidentifiécommequelqu’und’étranger.Jeneme
reconnaissais que dans un métissage, la Martinique, le Vietnam, ou même le Caucase.
J’étais d’ailleurs.»44 ChezMilarepa,Momo, Oscar, Joseph et Jun, le lecteur retrouve ce
sentimentd’êtredifférentdesautresdansunmondequ’ilresteàexplorer.
a.Desenfantsquimènentuneviehorsducommunpourleurâge
LesortdujeuneMilarepan’estpasfacileàvivre.Ilasixansquandsonpèremeurtet
des conflits au sein de la famille font qu’il passe le reste de son enfance et son
adolescenceàtravaillerdur,etceladansdesconditionsdevieinhumaines.
Dès les premières lignes du récitMonsieur Ibrahim est les fleurs du Coran, le lecteur
s’aperçoitqueMomonemènepasuneviehabituelled’ungarçondeonzeans.Comme
tous les enfants, il possède une tirelire qu’il utilise pour conserver son argent.
Cependant,ilnel’utilisepaspours’acheterdesbonbonsaucoindelarue:«Àonzeans,
j’aicassémoncochonetjesuisallévoirlesputes.»45Danslaviedetouslesjours,Momo
nevitpasdans le luxe. Sonpère,personne trèsoccupéeetdistante,metun toutpetit
budgetàladispositiondesonfilsquiestobligédes’occuperduménageetdesachats.Le
petit adumalà supporter cette situation, surtoutqu’ildoit régulièrement faire faceà
desreprochesinjustifiésdelapartdesonpère:«Donc,iln’estpassuffisantdemefaire
engueuler au lycée, commeà lamaison, de laver, d’étudier… il fallait aussi que je passe
pourunvoleur!Puisquej’étaisdéjàsoupçonnédevoler,autantlefaire.»46
Lesproblèmesd’Oscarse situent àun tout autreniveau. Il est atteintd’une leucémie
dont il nepourra se remettre.À l’âgededix ans,Oscar souffrephysiquement et il est
conscient du fait que sa mort est proche. Ses réflexions et préoccupations diffèrent
évidemmentbeaucoupdecellesd’unenfantdesonâgequiestenbonnesanté.
44HELIOT,Amelle,«Legarçonquiétaitd’ailleurs»,LeFigaro,2003(articlepubliésur lesiteofficieldel’auteur:http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Portrait‐presse.html)45SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Monsieur Ibrahimet les fleursduCoran,EditionsAlbinMichel,Paris,2001,p.946ibid.,p.10
25
MêmesilepetitJosephauralachancedenepasmourirjeune,sonsortestdramatique.
Àcausedesonappartenanceàlareligionjuive,cegarçonvitlestroisdernièresannées
delaSecondeGuerremondialecommeunepériodedesolitudeetd’insécurité.En1942,
àl’âgedeseptans,sesparentsleconfientàdesinconnuspourleprotéger.Àpartirdece
moment, sans vraiment en comprendre les raisons, Joseph doit sans cesse cacher sa
propreidentitéqu’iln’arrived’ailleurspasencoreàcernerréellement,etdevienttémoin
des atrocités qui arrivent aux personnes qui, volontairement ou par mégarde, ne se
conformentpasaurégimenazi.
Jun se sent seul aumonde. Il vit etdortdans les ruesdeTokyooù il gagneaussi son
argentenvendantillégalementdesobjetsauxpassants.Àl’âgedequinzeans,ilvitdéjà
coupédupasséetde l’avenir, ilestàboutdeses forcesetsesentnettement inférieur
auxratsetauxcorbeauxdesonpays:«Moi,j’étaisdoncmoinsqueça.Moinsqu’unratà
Ginza ou qu’un corbeau à Shinjuku. J’avais tout perdu toit, statut, emploi, honneur,
dignité,toutsaufmaliberté.Libertédequoid’ailleurs?Lechoixentrelamortrapideou
lemalheurunchouïapluslongtemps.»47
Leconstats’imposedoncque,contrairementàbeaucoupd’autresenfantsetadolescents,
Milarepa,Momo,Oscar,JosephetJunn’ontpaslachancedevivreunevieinsoucianteet
agréable. «Dans notre jeunesse, nous vivons comme si nous étions immortels»48,
malheureusement, cette affirmation de l’écrivain suisse Pascal Mercier ne peut
s’appliquerànoscinqhérosqui,dèsleurjeuneâge,doiventfairefaceàdessituationsde
vieextrêmementdifficiles.
47SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.3948MERCIER,Pascal,TraindenuitpourLisbonne,traduitdel’allemandsuisseparNicoleCasanova,EditionMarenSell,Paris,2006
26
b.Desenfantsenconflitavecleursparents
Milarepaestl’objetd’unehainedémesuréedelapartdesononcleSvastikaqui,ruinéen
tantquebergerparunemaladiedeschèvresetdesyacks,s’étaitsentihumiliéparune
remarque témoignantde la compassionde sonpetitneveu.Ensuite, quand lepèredu
jeune hérosmeurt, Svastika, devenu le chef de la famille, décide de se venger de cet
affront en infligeant des conditions de vie inadmissibles aux proches de Milarepa:
«Milarepa avait six ans lorsqu’il perdit son père.Mon cousin, par testament,me l’avait
confié,ainsiquesasœuretsamère.[…]Toutmefutattribuéprovisoirementenattendant
queMilarepa fût enâgede tenir samaison. Devant le corps froiddemoncousinetau
milieudespleursdessiens,jedécidaiqueplusjamaislepetitMilarepanesouriraitcomme
il avait osé me sourire, que plus jamais il ne fondrait en ces larmes sympathiques, ces
larmestropdouces,ceslarmesderichequis’apitoie.Jelechassaidelagrandemaison,je
lesforçai, lui,sasœur,samère,àtravailler.Enquelquesannées,lamèreserepliaenune
vieille femme cassée, édentée, coiffée de foin gris. La sœur servait de souillon chez les
autres. Quant à Milarepa, il avait pâli, maigri; sa chevelure, qui autrefois tombait en
bouclesd’or,s’étaitrempliedepouxetdelentes.[…]Ilattendaitmesbienscommesondû,il
gardait la nuque droite, il croyait à la justice, il m’appelait son oncle et neme traitait
même pas de voleur. Je le haïssais. – Lorsqu’il eut vingt ans et qu’il vint réclamer son
héritage,ilcompritquejeneleluirendraispas.Ilm’insultaitlonguementetsemitàboire.
[…]Ilfléchissaitenfin.»49
L’attitude du père deMomo fait également souffrir le garçon dont lamère a très tôt
quitté la famillesans laisserdetracenid’explication. Ils’agitd’unhommedépressifet
insatisfaitdelaviequiestincapabled’assurerl’éducationetl’encadrementchaleureux
dontlepetitMomoauraitbesoinetqu’ilmériterait.Momosesenteneffetfrustrédufait
que son père garde une très grande distance émotionnelle par rapport à lui et ne lui
accorde pas le droit de faire vraiment partie de sa vie. Il s’agit d’un garçon très
intelligentquidésiredécouvriretcomprendrelemonde,maissonpère,détenteurd’un
grandsavoir, luienrefuse l’accès.Voici leconstatdeMomoàcepropos:«Ilétaitclos
danslesmursdesascience,ilnefaisaitpasplusattentionàmoiqu’àunchien,iln’était
49SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Milarepa,EditionsAlbinMichel,Paris,1997,p.13‐15
27
mêmepas tenté deme jeter un os de son savoir […] travailler, ça c’est le grandmot, la
justificationabsolue…»50
Àpartlevidelaisséparsamèreetlemanqued’amouretdeconsidérationdelapartde
sonpère,Momodoit aussi affronter une altérité inconnue et insondable, à savoir son
frèrePopolqui,selonlessouvenirsdupère,incarnaittouteslesvertusquifontdéfautà
Momo. Il s’agit d’une situation épouvantable et extrêmement déstabilisante pour un
enfantquede se sentir en concurrenceavecun«fantôme» idéaliséauquel il est sans
cesse comparé:« Popol, c’était l’autre nom dema nullité […] c’était déjà difficile de se
battreavecunsouvenirmaisalorsvivreauprèsd’uneperfectionvivantecommePopol,ça,
çaauraitétéaudessusdemesforces.»51Finalement,Momosesenttotalementincompris
de son père, ce qu’il arrive à formuler demanière très claire,malgré son jeune âge:
«Visiblement,çanel’intéressaitpasdesavoircequej’enpensais.»52Etlejouroùsonpère
l’abandonne,laréactiondeMomoestimmédiate:«Madécisionétaitprise.Ilfallaitfaire
semblant… Il étaithorsdequestionque j’admetteavoirétéabandonné.Abandonnédeux
fois,unefoisàlanaissanceparmamère;uneautrefoisàl’adolescence,parmonpère.Si
celasesavait,pluspersonnenemedonneraitmachance.Qu’avaisjedesiterrible?[…]Ma
décisionfutirrévocable:jesimulaislaprésencedemonpère.»53
Lesparentsd’Oscar,quantàeux,s’intéressentbeaucoupà leur filsmalade,maisvu le
caractère irrémédiable de l’état de santé de l’enfant, ils ont du mal à communiquer
ouvertementavecleurgarçonquienauraitpourtantbesoin.Ilesteneffettrèsdéçude
ses parents qui lui rendent régulièrement visite à l’hôpital en apportant beaucoup de
cadeaux et qui passent alors les après‐midis à lire les règles des jeux et les modes
d’emploi,aulieudeparleràOscardessujetsquilepréoccupentvraimentàcetteépoque
desavie.Cequiledéçoitprobablementleplus,c’estdeserendrecomptedumanquede
couragede ses parents qui, après un entretien avec lesmédecins, n’arrivent pas à lui
avouer la vérité sur son état de santé: «Et c’est là que j’ai compris que mes parents
étaient deux lâches. Pire: deux lâches qui me prenaient pour un lâche!»54 Cette
50SCHMITT,Eric‐Emmanuel,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,op.cit.,p.2451ibid.,p.24‐2552ibid.,p.4153ibid.,p.4454SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,EditionsAlbinMichel,Paris,2002,p.27
28
désillusion semblemême l’emporter sur les souffrances liées à samaladie, comme le
suggèreledialoguesuivantavecMamie‐Rose,saconfidente:«Qu’estcequitefaitleplus
mal?Jedétestemesparents.»55
DanslecasdupetitJoseph,cen’estpaslamaladiequirenddifficilelarelationavecses
parents,maislasituationpolitiqueetsocialependantladeuxièmemoitiédelaSeconde
Guerremondiale.LesparentsdeJosephontalorsdûprendreladécisiondeseséparer
de leur fils, afind’augmenter ses chancesd’échapperà lapersécutiondes juifs à cette
époque sombrede l’histoire. Le petit garçon, incapable de comprendre réellement les
raisonsdecetteséparation, souffrebiensûrde l’absencedesesparentsbien‐aiméset
commenceàréaliserqueluietsafamillesontdifférentsdelaplupartdesFrançais.Plus
tard,ayantcompris lesdangersqu’encourent lespersonnes juivesàcetteépoque‐là, il
luiarrived’être furieuxenverssesparents:«Moi, je leurenvoulais! Je leurenvoulais
d’êtrejuif,dem’avoirfaitjuif,denous56avoirexposésaudanger.Deuxinconscients!Mon
père?Un incapable.Mamère?Unevictime.Victimed’avoirépousémonpère,victimede
n’avoir pas mesuré sa profonde faiblesse, victime de n’être qu’une femme tendre et
dévouée. Si je méprisais ma mère, je lui pardonnais néanmoins, car je ne pouvais
l’empêcherdel’aimer.Enrevanche,unesolidehainem’habitaitàl’encontredemonpère.Il
m’avaitforcéàdevenirsonfilssansserévélercapabledem’assurerunsortdécent.»57
Jun avait fui samère«sans commentaire […] en ne lui laissant qu’une adresse bidon à
Tokyo.»58CommeMomo,l’adolescentjaponaisnevivaitqu’avecunseuldesesparents,
samaman,sonpères’étantsuicidéàlasuited’unsurmenagedûautravail.Samèreest
comparéeàunange,c’estunepersonnetrèssensibleetappréciéedesautres,maisson
filsJun,àl’imagedeMomo,nesesentpasaiméetvaloriséd’elle,commeletémoignent
lespropossuivants:«Mamèreavaittoujoursparléauxautresavantmoi,mamèreavait
toujoursdiscutéaveclesautresdavantagequ’avecmoi,mamèreavaittoujoursportéplus
d’attentionauxautresqu’àmoi.Oui, jen’avais jamaispossédéqu’uneseuleconviction la
concernant: j’étais lemoindre de ses soucis.»59 Un autre aspect de sa relation avec sa
mèrelerapprochedujeuneOscar,àsasavoirsaprofondetristessedueàunmanquede55ibid.,p.3156nous:soncopainjuifRudyetlui‐même57SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.125‐12658SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.3359ibid.,p.34
29
communicationavec samère.Analphabète, elle écritdes lettresà son filsqui arriveà
déchiffrerlessymbolesenvoyésparsamère,maispourJun,cettecommunicationreste
insuffisanteetdécevante:«Pourquoiétaisjenéd’unemèrepareille,unemèreque jene
comprenaispas,unemèrequinemecomprenaitpas? […]Cettecorrespondanceconfuse
résumait notre situation: n’ayant pas la certitude de saisir un propos qu’elle ne savait
exprimer avec précision, j’échouais à communiquer, cet échec nous rendait, elle et moi,
chaquejourplusétrangersl’unàl’autre.»60
Les situations familiales difficiles que nous venons de relever dans les différentes
œuvresengendrentvisiblementdesquestionnementsprofondschezlesjeuneshérosà
qui manque une certaine stabilité dans la vie, un fondement fiable sur lequel ils
pourraientprendreappuipourseconstruireetdévelopperleurpropreidentité.
60SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.36‐37
30
c.Desenfantsenquêted’identité
EnproieàlahainedesononcleSvastika,Milarepacherchedésespérémentdesmoyens
degérersonsort.Ilrecherched’abordduréconfortdansl’alcooletplustard,ilquittesa
famille pour étudier pendant quelques années la magie noire et les envoûtements.
Rentré au village, il tente de se venger de son oncle par le biais de malédictions et
d’incantationsvisantavanttoutàruiner lavieet l’existencedeSvastika.Sessortilèges
causent lamort de trente‐cinq personnes invitées aumariage du fils de son oncle et
sèment la peur parmi les habitants du village sérieusement endommagé. Parure
Blanche, la mère de Milarepa, est fière de son fils qui, dorénavant, détient un grand
pouvoir dans la région. Or, le bilan du jeune homme lui‐même en est un
autre:«Milarepa se rendait compte que sa force ne lui avait servi que pour le mal,
Milarepaseprenaitenhorreur.»61
Danssonrôledefilsd’unhommedépressifetdistant,Momosesenttellementmalqu’il
décideàl’âgedeonzeansderenoncerpourainsidireaurestedesonenfancepourêtre
un homme. Il se fait passer pour seize ans et paie pour se faire initier aumonde des
adultes:«Deuxcentfrancs,c’étaitleprixd’unefilleruedeParadis.C’étaitleprixdel’âge
d’homme.»62Afindepouvoirsurvivre,Momoressentlebesoind’avoirdespreuvesdesa
valeurentantquepersonne,degagnerconfianceenlui‐même.Àl’école,ilfaittoutpour
plaireauxfillesetpourtomberamoureux,sansperdredetemps:«Jedevaismeprouver
qu’onpouvaitm’aimer, jedevais le faire savoiraumondeentieravantqu’ilnedécouvre
que même mes parents, les seules personnes obligées de me supporter, avaient préféré
fuir.»63 Afin de se payer des visites chez les prostituées, Momo va jusqu’à voler des
alimentsàl’épiceriedeMonsieurIbrahim.Àonzeans,legarçons’engagepeuàpeusur
lavoiedelacriminalité.
LesréactionsdesautrespersonnesfaceàsamaladieontuneffetdéstabilisantsurOscar
qui commence à remettre en question sa personnalité et met en doute sa propre
amabilité. Il se rend comptequedepuis qu’il est considéré comme incurable, les gens
autour de lui ne se comportent plus de lamême façon:«Maintenant tout l’étage, les
61SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Milarepa,op.cit.,p.2562SCHMITT,Eric‐Emmanuel,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,op.cit.,p.1063ibid.,p.46
31
infirmières, les internes et les femmes deménage,me regarde pareil. Ils ont l’air tristes
quandjesuisdebonnehumeur;ilsseforcentàrirequandjesorsuneblague.Vrai,onne
rigolepluscommeavant.»64Deplus,ilaconsciencedufaitqu’il«nefaitplusplaisir»65,il
seprendpourun«mauvaismalade»,«unmaladequiempêchedecroirequelamédecine,
c’est formidable»66. Oscar est un «obstacle à la médecine»67, et il s’en sent coupable
envers ses médecins. Par rapport à ses parents, ses sentiments fluctuent entre la
déceptionetlacolèrequandilfaitleconstatsuivant:«Ilsontpeurdemoi.Ilsn’osentpas
meparler.Etmoinsilsosent,plusj’ail’impressiond’êtreunmonstre.Pourquoiestcequeje
les terrorise? Je suis si moche que ça? Je pue? Je suis devenu idiot sans m’en rendre
compte?»68
Aprèssaséparationdesesparents,lepetitJosephsetrouvecomplètementdésorienté.
Àl’âgedeseptans,ilestobligédedéfinirrapidementsapropreidentitéetceladansun
mondeà l’envers. Ilestparexemplehébergéparune«grande»damequin’estmême
pas grande. Se doutant qu’il est «autre», quelqu’un d’extraordinaire aux yeux son
environnementquisesouciebeaucoupde lui, Josephsecroitmêmenoblependantun
certain temps. Ensuite, on lui explique qu’il doit mentir au sujet de son âge, de ses
parentsetdesonappartenancereligieuse,cequipeutbiendérouterunpetitgarçonà
quil’onatoujoursexpliquéqu’ilfauts’enteniràlavérité.Or,Josephsaits’adapteraux
circonstances:«Sansdoutesentaisjequ’ilyavaitunfortbénéficeàdevenircatholique:
celame protégerait:Mieux: celame rendrait normal. Être juif, pour l’instant, signifiait
avoirdesparents incapablesdem’élever, posséderunnomqu’il fallaitmieux remplacer,
contrôlerenpermanencemesémotionsetmentir.Alors,quelintérêt?J’avaistrèsenviede
devenir un petit orphelin catholique. »69Cet espoir ne dure pourtant que jusqu’au
momentoù Josephdécouvreque la circoncision le rattachera à jamais au judaïsmeet
qu’elleconstituedans lescirconstancesdonnéesunvraidanger.Voyanttout lemonde
autourdeluimentirsilasituationl’exige,ilestobligéd’accepterl’inévitable:«Mentiret
laissermentir.Parlàpassaitnotresalutàtous.»70
64SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,op.cit.,p.1265ibid.,p.1166ibid.,p.1167ibid.,p.2268ibid.,p.8269SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.6670ibid.,p.103
32
EncequiconcernelapersonnalitédeJun,elleestloind’êtreéquilibrée.Ilaeneffetdu
mal à saisir sa propre identité:«J’ai juste conscience d’avoir été autre, avant, y a très
longtemps.»71Àceflouintérieurs’ajoutel’impressiond’êtreendécalageaveclemonde
et les gens qu’il n’arrive pas à comprendre, comme s’il parlait une autre langue:«il
m’arrivesouventdepenserquelesgensm’agressent[…]puisdedécouvrirmonerreur,j’ai
interprété, déformé, voire rêvé.»72 En réaction à cette dysharmonie générale, Jun a
développécequ’ilappelleune«allergieuniverselle»,ilestdevenu«intolérantàlaterre
entière»73,ycomprisenverssaproprepersonne.Ilprendtoutenhorreur,saufcequiest
monstrueux,etcequiluirépugneleplus,c’estlagénérositédesgens.
Noscinqjeuneshérosn’ontpasunsortfacile,maisilssontbienobligésd’yfairefaceet
detrouverdesmoyensdegérer lessituationsdonnées.Celapeutconstituerunetâche
compliquée,étantdonnéqu’ilsmanquentderepèresdanslavieetdeconfianceeneux‐
mêmes, vu le caractère vacillant de leur personnalité. Dans son roman intitulé La
Difficulté d’être, Jean Cocteau, sentant la mort s’approcher, a formulé la phrase
suivante:«La jeunesse sait ce qu’elle ne veut pas avant de savoir ce qu’elle veut.»74
Appliquée aux œuvres de notre corpus, cette citation permet de mieux comprendre
cette quête d’identité qu’entreprennent les personnages principaux. Mécontents ou
déçusdeleurvie,ilsserévoltentàleurfaçonetcherchentleurvoiedansunmondequi
sembleêtrehostileàleurégard.
71SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.1572ibid.,p.773ibid.,p.1274COCTEAU,Jean,LaDifficultéd’être,EditiondePoche,Paris,1993
33
2. Unerencontredécisive:lecontactavecunepersonnetoutàfait«autre»
Unecitationanonymepostuleque«L’essentieldelaviesontlesêtresquel’onrencontre
sursonchemin.»75Ilestvraiquelecontactavecd’autrespersonnes,mêmesiellessont
très différentes de nous, peut enrichir notre vie et nous amener à jeter un regard
nouveausurnotreexistence,(re)définir lesvaleursquinoustiennentàcœuret, lecas
échéant,changerdesaspectsdenotrevie.Milarepa,Momo,Oscar, Josephet Junont la
chancederencontrerdespersonnesexceptionnellesquilesaccompagnentàuneépoque
deleurvieoùilsontbesoind’unsoutienbienveillant.
a.Unepersonnehorsducommun:mystérieuseetfascinante
Etantdonnéquelepremierrécitducyclesejoueàdeuxépoquesetlieuxdifférents,de
nosjoursàParisetauNépaldurantleXIesiècle,ilexisteaussideuxfigurescapablesde
fasciner les personnages principaux par leur personnalité impressionnante, voire
envoûtante.ÀParis,Simon,lejeuneParisienquifaitchaquenuitlemêmerêveoùilerre
munid’ungrosbâtondanslesmontagnesnépalaisespourtuersonneveu,rencontreun
jour une femme très impressionnante dans un café: «C’était une femme évasive
commelafuméedesacigarette;ellesetenaitaufondducaféoùj’allaisprendremonpetit
déjeuner,seuleàtable,leregardperdudanslesvolutesquil’entouraient.Jecroquaismon
croissant en la fixant, sans arrièrepensée, comme ça, parce qu’elle faisait partie de ces
êtres que l’on observe sans trop savoir pourquoi ils vous attirent.»76Plus tard, elle fait
comprendreàSimonqu’ilestlaréincarnationdeSvastika,l’oncleméchantdeMilarepa,
etquidésiretuersonneveu.C’estalors,pourselibérerdecerêve,queSimoncommence
àraconterl’histoiredeMilarepaetdesononcledesmilliersdefois.
Dansletemps,auNépal,Milarepa,conscientdufaitquelamagienoireneluiapportepas
la satisfaction qu’il espérait, décide de se rendre à Tchro‐oua‐lung chez Marpa le
Traducteur, un grand maître bouddhiste qui pourrait l’aider à abandonner son
penchantcriminel.
75citationtrouvéesurlesitewww.evene.fr76SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Milarepa,op.cit.,p.9
34
Ladécisiondequitterl’âgedel’enfanceetlarencontreavecMonsieurIbrahimsefont
parallèlementdanslaviedeMomo,commesilevieilhommevenaitaccueillirlegarçon
auseuildel’âgeadultepourluiservird’accompagnateur.Nombreuxsontdansleroman
lesindicesquiprésententMonsieurIbrahimcommeunhommehorsducommun.C’est
unêtreextraordinairedanslesensqu’ilestdepuisplusdequaranteans«l’Arabed’une
ruejuive»77,ayantdonctrouvésaplacedansunmilieuqui,apriori,n’estpaslesien.Ce
qui le rendmystérieux, c’est le fait que durant la journée, il ne bouge jamais de son
tabouretetdisparaîtpendantque l’épicerieest fermée,entreminuitethuitheuresdu
matin, sans laisserde trace.Deplus, il se caractérisepar son lienaumilieunaturelet
animaletsembleainsiéchapperenquelquesorteauxloisquirégissentlaviehumaine.
Apparemment,«MonsieurIbrahimatoujoursétévieux»78,formantainsiunsymbolede
lacontinuité.Ilestdotéde«dentsenivoire»79etilnebougepas,comme«unebranche
grefféeà son tabouret»80. Samoustacheest sècheet sesyeux«enpistache, plus clairs
quesapeaubrunetachéeparlasagesse.»81Eneffet,danslequartier,MonsieurIbrahim
passepourunsage,uneraisonenestcertainementqu’ilréussitunexploitadmirable,à
savoiràéchapperàl’agitationdelavieparisienneennebougeantpas,enparlantpeuet
en souriant beaucoup. Le vieil homme possède aussi le don de l’observation
bienveillanteetquandilréussitàdevinerlespenséesdeMomo,legarçonestréellement
impressionnéparcevieillardvenantduCroissantd’oretquiéveilleenluil’imagination
etlacuriosité.
MamieRose, la vieille dame qui travaille comme volontaire à l’hôpital pour tenir
compagnie à des enfantsmalades, représente à son tour pour Oscar la stabilité et la
permanence. À un moment où autour d’Oscar, toutes les personnes se comportent
bizarrementparcequ’ellesnesaventpascommentréagir faceàunenfantmourant, la
dame rose est pour le garçonune amiequi reste commeelle est et à qui il peut faire
confiance:«Iln’yaqueMamieRosequin’apaschangé.Àmonavis,elleest tropvieille
pourchanger.Etpuiselleest tropMamieRose,aussi.»82Deplus,elleestdifférentedes
autresfemmesqueconnaîtOscar,elleparlemaletluiracontedeshistoiresfascinantes
77SCHMITT,Eric‐Emmanuel,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,op.cit.,p.1378ibid.,p.1279ibid.,p.1380ibid.,p.1381ibid.,p.1382SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,op.cit.,p.12
35
qu’elle a vécues. Ainsi, elle éveille l’intérêt et la curiosité d’Oscar qui oublie pour
quelquesinstantssamaladie,commelorsqu’elleluiparledesonmétierprécédent:«‐Tu
nevaspasmecroire.Jevousjurequejevouscroirai.Catcheuse.Jenevouscroispas!»83
Une autre rencontre mystérieuse que fait Oscar, c’est celle avec Dieu. En effet, Dieu
occupe dans cette œuvre le rôle d’un personnage, muet certes, mais dont l’existence
préoccupefortementlepetitOscarpendantlesdernièressemainesdesavie.
Quant à Joseph, il fait à son tour la rencontre de deux personnes adultes qui
l’impressionnent beaucoup. Il ne faut en effet pas oublier le personnage de
MademoiselleMarcelle, appelée «Sacrebleu» qui n’est pas unepersonne agréable à
vivre, mais qui sauve beaucoup d’enfants juifs par son courage extraordinaire et son
sentimentdudevoir:«Jenesuispasbonne,jesuisjuste.J’aimepaslescurés,j’aimepasles
juifs, j’aimepas lesAllemands,mais jenesupportepasqu’ons’attaqueàdesenfants.[…]
Non, j’aimepas lesenfantsnonplus.Maiscesontquandmêmedesêtreshumains. […] Je
n’aime rien ni personne.Monmétier, c’est pharmacienne: ça veut dire aider les gens à
demeurerenvie.Jefaismontravail,voilàtout.»84
Unautrepersonnage,beaucoupplusimportantencorepourJoseph,c’estlePèrePons,
lecuréquiprendJosephsoussaprotectionbienveillante.Àsonsujet,ilfautrappelerque
lenomducuré,PèrePons, amuse toutde suite lepetit garçonqui fait le lienentre la
pierreponcequ’onutilisedanslasalledebainspourrâperlescallositésdespiedsetdes
coudes,surtoutquelecrâneducuréestchauveetlissecommeungalet.Ladescription
physique que Joseph fait de ce personnage est surprenante, mais elle témoigne déjà
d’une grande sympathie envers le curé:«L’homme, long, étroit, donnait l’impression
d’être composé de deux parties sans rapport entre elles: la tête et le reste. Son corps
semblait immatériel,uneétoffedépourvuederelief,unerobenoireaussiplatequesielle
étaitaccrochéeaucintre,d’oùdépassaientdesbottinesbrillantesqu’onnevoyaitenfilerà
aucunecheville.Enrevanche,latêtejaillissait,rose,charnue,vivante,neuve,innocente,tel
unbébésortantdubain.Onavaitenviedel’embrasser,delaprendreentresesmains.»85
CecurédevientpourJosephlapersonnelaplusimportantejusqu’àlafindelaguerre.Le
garçonestfascinéparcethommequisembleavoirunsecret.Josephquisupposemême83ibid.,p.1484SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.4885ibid.,p.37‐38
36
quelecuréserait«lediableensoutane»86,lepisteetessaiededécouvrirsonmystère.
Or,ils’avèrequelesecretdel’hommeconsiste«seulement»enunesynagoguecachée
sous la chapelle et renfermant une collection juive entretenue par le Père Pons lui‐
même. Cette occupation renforce évidemment l’admiration de l’enfant qui décrit son
protecteurdelafaçonsuivante:«libre,gentil,rieur,parmilesenfantsqu’ilprotégeaitdes
nazis.Riendedémoniquenesourdaitenlui.Seulelabontéperçait.Çacrevaitlesyeux.»87
Jun se sent d’abord agacé par le vieux Shomintsuqui aborde à plusieurs reprises le
maigre adolescent en lui disant:«Je vois un gros en toi.»88 Le vieillard, à l’image de
Monsieur Ibrahim, se caractérise par des traits animaliers et son comportement
immuablefaceauxméchancetésqueluirépondJun:«Imperturbable,Shomintsuremuait
lemuseauetpoursuivaitsonchemin,hilare,paisible,imperméableaufaitquejeluiavais
gueulédessus.Unetortue. J’avais l’impressiondeconverserpendanttrentesecondesavec
unetortue, tant levisageétaitridé,kaki,dépourvudepoils,percéd’yeuxminusculesque
masquaientd’antiquespaupières,oui,unetortuedontlecoudesséchéployaitsouslecrâne
lourd puis disparaissait dans les plis de son costume impeccable, amidonné, carapace
rigide.»89Or,malgré sonagacement, Jundoit avouerqu’il se sent impressionné, voire
attiré, par le vieil homme: «La troisième fois, à l’approche de Shomintsu, inutile de
préciserquej’avaislesoreillesaussiécartéesquelesjambesd’ungardienavantuntirau
but: pas question demanquer unmot, de rater une syllabe, j’intercepterais lemoindre
grognement que cet enfariné m’enverrait.»90 Jun, l’adolescent se sentant incompris du
mondeethaïssanttoutettoutlemonde,ressentbizarrementunintérêtpourquelqu’un
d’autre, comme le témoignent les affirmations suivantes: « il paraissait différent. […]
non,jen’aimaispersonne,maiscelamelerendaitunpeumoinsantipathique.»91
Ainsi, nous pouvons relever que les cinq récits duCycle de l’Invisible, aussi différents
qu’ilssoient,ontencommunquelesjeunespersonnages,préoccupésparleurspropres
soucis,rencontrentdespersonnesplusâgéesqu’euxetsesententcommeattirésd’elles,
cequicréelefondementd’unerelationfuture.
86ibid.,p.8587ibid.,p.8688SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit,p.789ibid.,p.9‐1090ibid.,p.891ibid.,p.12
37
b.Suppléantparentalouâmesœur?
MilarepasupplielegrandMarpadeluiaccordersonenseignementetdelemenervers
laperfection.Longtemps, leMarpaesttrèsdurenversMilarepa, il luiordonnedefaire
des travaux inutilesmaisépuisants,et le jeunehomme lesaccomplit sansseplaindre.
C’est alors que lemaître semet en colère en criant:«Tume fatigues, Milarepa, si tu
savaiscombientumefatigues…Tunecomprendsdoncrien?[…]Estu ivre?»92Cen’est
quebeaucoupplus tardqueMilarepadécided’abandonnersonprojet, se sentant trop
faiblepourendurerlestourmentsinfligésparlegrandMarpa,maismêmecedépartlui
estrefuséparlemaître.Milarepapensealorsausuicidequiluipermettraitpeut‐êtrede
renaîtredansuncorpsdignedel’enseignementdugrandMarpa.C’estàcemomentde
l’histoirequel’attitudedumaîtreenversMilarepachange:ilexpliqueaujeunehomme
qu’il était obligé de chasser le magicien resté enMilarepa qui n’avait pas encore été
assezmûrpourpouvoirprofiterdel’enseignementbouddhiste.Unpeuplustôt,l’épouse
duMarpa,pleinedepitiéenverslejeunehomme,luiavaitdéjàconfiéquedevantelle,le
grandMarpa appelaitMilarepa «son fils chéri»93 ,mais cen’est qu’après avoir appris
l’envie de suicide du jeune homme que le maître se montre tendre et compréhensif
enversMilarepa:«J’aiseulementéprouvél’ancienmagicienquetuespourtepurifierde
tespéchés. Ilm’enaparfois coûtéd’êtreaussi dur ; si j’avais cédéà lapitié, commema
femme, je t’aurais enveloppé d’une indulgence sincèremais stérile; la pitié ne permet à
personnedesecorriger.Chaquetourconstruitepartoiaétéungrandactedefoi.Tun’as
jamais failli.Maintenant, je tereçoiset tedonneraimonenseignement.Nousallonsnous
enfermerdanslaméditationetgoûterlebonheur.»94Ensuiteseulement, il luicoupeles
cheveux et le lie par vœu de noviciat en le nommant «Mila l’Eclat de Diamant». À
travers son attitude sévère et dure, le grandMarpa a finalement aidéMilarepa en le
libérantde ses vices et en lepréparant ainsi à sonenseignement.Bienqu’unegrande
sympathie ait été présente dès le début de leur relation, le maître, consciemment, a
décidéde faire endurer une lourde épreuve au jeune,mais dont il sortira plus fort et
purifié. Plus tard, durant le véritable enseignement, leMarpa semontre plus doux et
compréhensifenverssonélèveetilvajusqu’àl’appeler«monfils»95.
92SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Milarepa,op.cit.,p.3393ibid.,p.3594ibid,p.39‐4095ibid.,p.43
38
EncequiconcerneMonsieurIbrahim,nouspouvonsaffirmerqu’àplusieurségards,il
occupepar rapport àMomo le rôle de suppléant paternel. Commenous l’avons vu, le
vraipèredeMomonesemblepasàmêmedes’occuperconvenablementdesonfils.En
s’intéressant réellement au garçon, Monsieur Ibrahim semble combler ce manque. Il
s’agit en effet d’une relation privilégiée qui se construit lentement:«Ainsi allait la
conversation.Unephrasepar jour.Nousavions le temps.Lui,parcequ’il étaitvieux,moi
parce que j’étais jeune.»96 Même si Momo aimerait être «grand», le vieil homme lui
accorde encore la possibilité d’être enfant. Au lieu de l’appeler «Moïse», Monsieur
Ibrahimlenomme«Momo»etquandlepetitinformel’épicierdesonerreur,celui‐cilui
répond le lendemainparcesmots:«Jesaisquetut’appellesMoïse,c’estbienpourcela
quejet’appelleMomo,c’estmoinsimpressionnant.»97Levieilépicierréconforteaussile
garçonausujetdePopolenluidisantqu’ilpréfèreMomoàsonfrère.Celafaitdubienau
petit qui n’a pas l’habitude des propos encourageants. Comme un père, Monsieur
IbrahimachètedenouvelleschaussuresàMomoquandlesanciennessonttroppetites
etl’envoiechezunspécialistepourfairesoignersesdents.
Or,àcertainsmomentsdutexte,levieilhommeestplutôtuncomplicebienveillantpar
rapportàMomo;illuiconfiemêmedesastucespourtrompersonpèreauniveaudela
nourriture, parce que selonMomo, «Monsieur Ibrahim [est] expert dans l’art de faire
chierlemonde.»98Àaucunmoment,MonsieurIbrahimnefaitdesreprochesaugarçon
et,curieusement,lefaitjurerdenejamaisvolerailleursquedanssonépicerie.D’après
Momo, «C’est ce jourlà que nous sommes devenus amis.»99 Monsieur Ibrahim se
comporte en effet en grand ami ou frère aîné, en donnant à Momo de bons conseils
concernantlesfemmes,et leréconfortemêmeausujetdesvisiteschezlesprostituées.
De façonglobale, nouspouvonsdirequeMonsieur Ibrahim rend la viedeMomoplus
légère, il déculpabilise le garçon et le rassure. À partir d’un certain moment, Momo
quittemêmel’appartementdèsquesonpères’estendormi,pourallerrejoindrel’épicier
àsonlieudetravail.MêmesicetterelationamicaleesttrèsagréablepourMomo,ilfaut
préciser qu’elle complique aussi en quelque sorte sa vie, le garçon affirme en effet:
«MonsieurIbrahimetlesputesmerendaientlavieavecmonpèreencoreplusdifficile.Je
96SCHMITT,Eric‐Emmanuel,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,op.cit.,p.1697ibid.,p.1598ibid.,p.20‐2199ibid.,p.20
39
m’étaismisàfaireuntrucépouvantableetvertigineux:descomparaisons.J’avaistoujours
froid lorsque j’étais auprès de mon père. Avec Monsieur Ibrahim et les putes, il faisait
chaud,plusclair.»100Momoestdoncdéjàentraind’amorcersespropreschoixausujet
despersonnesqu’ilfréquenteetavecquiilsesentaiméetéquilibré.
MamieRose,quantàelle,peutêtreconsidéréecommeune figurematernelle,dans la
mesureoùellefaitpreuvedebeaucoupdecouragedansledialogueavecOscar,cequi
n’estpaslecasdesespropresparents.Legarçonmaladeaunegrandeconfianceenelle
etunjour,ill’informedesonimpressionquepersonneneveutluidirequ’ilvamourir.
Heureusement,elleneréagitpascommelesautresqui,enentendantlemot«mourir»,
semblent être devenus sourds:«‐Elle me regarde. Estce qu’elle va réagir comme les
autres? S’il te plaît, l’Etrangleuse du Languedoc, résiste et conserve tes oreilles! […]
Pourquoi veuxtu qu’on te le dise si tu le sais, Oscar! Ouf, elle a répondu.»101 Oscar
semble réellement soulagé de cette réponses dure à entendre, mais sincère. L’enfant
considèreMamie‐Roseaussi commesa«copine»102qui lui confiedessecretsetqui, à
traversleshistoiresqu’elleluiraconte,luidonnelapossibilitédedépassersamaladie:
«Moi,çamefaitrêversescombats,parcequej’imaginemacopinecommemaintenantsur
lering[…] J’ai l’impressionquec’estmoi. Jedeviensplus fort. Jemevenge.»103Etquand
Oscarvavraimentmal,ilnedésirevoirqu’uneseulepersonne:saMamie‐Rosequinele
déçoitjamaisetquidonnemêmeparfoisdesconseilsinsolitesservantàdédramatiserla
situation. Ainsi, quand Oscar se plaint de la lâcheté de ses parents au point de les
détester,ladameroseluidonneleconseildelesdétestertrès,trèsfort:«çateferaunos
à ranger.Quand tu l’auras fini, tonos, tuverrasquecen’étaitpas lapeine.»104Comme
Monsieur Ibrahim,Mamie‐Roseoccupedoncdifférentes fonctionsdans lavied’Oscar;
elleremplaceenquelquesortesesparents,maiselleestaussiconfidenteetamie.
Lejourdeleurrencontre,lePèrePonsfaitdéjàpreuved’uneattitudetrèspositiveface
aupetit Joseph. Il féliciteeneffet legarçond’avoirsibienpédalé,alorsquecedernier
n’avaitpasuneseulefoistouchélespédalesduvélo.Danslasuitedel’histoire, lecuré
s’occupecommeunpèredesenfantsquiluisontconfiés.MademoiselleMarcelle,àson100ibid.,p.23101SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,op.cit.,p.17‐18102ibid.,p.15103ibid.,p.15104ibid.,p.32
40
tour,metsaproprevieendangerpoursauverlesenfantsjuifscachésdanslaVillaJaune.
Or, il faut relever la relationexceptionnellequi se formeentre Josephet lePèrePons.
Entreeux, commeentreMomoetMonsieur IbrahimetMamie‐RoseetOscar,naîtune
réellecomplicité,malgréleurdifférenced’âge.Lesecretpartagédelasynagoguecachée
dans la crypted’une chapelledans laquelle lePèrePons conserveune collection juive
rapprochelecurédeNoé,désireuxdegarderunetraced’unecivilisationquirisquede
se perdre, alors que Joseph se voit comme le fils de Noé, avide de profiter des
connaissancesdesonpère.Attendripar lerapprochement formulépar Joseph, lePère
Pons veut embrasser le garçon, mais n’ose pas, ce que Joseph apprécie. Cela nous
apprendquelecurépréfèredoncgarderunecertainedistanceparrapportàJoseph,une
tropgrandeintimitéentrelesdeuxnuiraitprobablementà leurrelation.Verslafindu
roman,quandlePèrePonspasselanuitaveclesenfantsdanslasynagoguepourqueles
nazisnelestrouventpas,Josephdemandeaucurédepouvoirdormiràcôtédelui,cequi
lui est permis:«Jeme glissai jusqu’à lui et posaima joue contre son épaulemaigre. À
peineeusjeletempsdedevinersonregardattendriquejem’endormis.»105
VulecaractèredifficiledeJun,Shomintsudoitveillerànepasfairefuirl’adolescenten
essayantdes’approchertroprapidementdelui.Levieuxpossèdepourtantdesqualités
qui impressionnent Jun au point qu’il accepte et recherche même sa présence.
Shomintsuresteparexemplestableencequi concerneses idéeset, commeMonsieur
Ibrahim,ilsembleavoirledondedevinerlespenséesdeJunquial’habitudedenepas
s’en tenir à la vérité:«Je fanfaronnais, à mon habitude; je tentais de dissimuler mes
souffrances sous des fables, de la colère, de l’exagération, du sarcasme.[…] Par mon
avarice de réponses, je crus avoir convaincu Shomintsu alors que j’allais le découvrir
bientôt je l’avais persuadé que je mentais.»106 Le vieillard, en plus de ce don
exceptionnel,faitpreuvedetactenabordantJun,quiadopteuneattitudeplusouverteet
commence même à accepter des commentaires critiques de la part de son maître,
commeledémontreledialoguesuivant:« […]tucrainsdetravaillerparcequetonpère
s’est tuéau travail,ouque le travail l’a tué.Unepartiede toiestimeplusprudentd’être
paresseux;unepartiedetoisouhaitemanquerplutôtqu’entreprendre;unepartiedetoi
essaie de te protéger, de ne pas mourir. […] Tu pars? […]J’inspirais et répondis avec
105SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.148106SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.48‐49
41
orgueil:Non.–Tuasraison,Jun.Jevoisungrosentoi.»107Shomintsusecomportedonc
enhommediscretpourgagnerlaconfiancedeJunqui,grâceaucomportementduvieux
maître, arrive àmieux se comprendre lui‐même. Le vieillard connaît parfaitement les
penséesdel’adolescent,maisnes’imposepaspourl’aider.
Au sujet des relations qui se sont nouées entre les jeunes héros et des personnages
adultesquiontcroisé leurchemin,nouspouvonsrelever labienveillanceetsensibilité
dontfontpreuvecesderniers,toutenoffrantauxjeunes,troublésparlavie,unmodèle
destabilitéetdeconstance.
c.Unformateursocialetspirituel
«Onsedemandeparfoissilavieaunsens…etpuisonrencontredesêtresquidonnentun
sensàlavie.»108Nousallonsvoirquecettecitationreflèteàmerveillelesrelationsqui
secréententrelesdifférentscouplesdepersonnagesquenousretrouvonsdansleCycle
de l’Invisible. Il est vrai, les adultes offrent plus aux jeunes qu’une sorte de réconfort
parentaletlesentimentd’êtrevraimentcomprisparquelqu’un.Lesenfantsprofitenten
effet d’une formation plus large, donnant aux élèves certains outils essentiels pour
mieuxvivreleurvie.
Comme nous l’avons vu, c’est seulement après une dure phase de purification que le
MarpasentMilarepaprêtpours’engagerdansl’enseignementbouddhiste.Lemaîtrese
propose de faire du jeune un «bodhisattua», c’est‐à‐dire un être qui a atteint l’état
d’éveil. Concrètement, son enseignement repose surtout sur la méditation, capable
d’éveiller en l’homme des forces insoupçonnées. Ainsi, Milarepa est obligé de passer
onzemoissansbougerdansunetanièredetigresferméederrièreluiparunmur.Ilse
trouve donc dans le noir, à l’exception d’une lampe d’autel remplie d’huile qu’il doit
balancersur latêtepournepasperdre lepeude lumièrequi luireste.Aprèscesonze
moisdesolitude,leMarparejoignelagrotteetcommandeàMilarepadedétruirelemur
qui l’a séparé du monde extérieur. À la demande du maître sur ce qu’il a appris à
107ibid.,p.72108citationdeBrassaïtrouvéesurlesitewww.evene.fr
42
Milarepa en l’enfermant dans la tanière pour méditer, le jeune homme répond:
«Qu’avaisje, pendant ces onze mois, retiré de l’enseignement du Grand Lama absent?
J’avaissaisiquerépéterdesformules,c’estrien;seull’effortproduitdesbénéfices.J’avais
saisiquelebiendemandeplusdevolontéquelemal.J’avaissaisiaussiquemoncorpsest
un navire fragile: si je le charge de crimes, il sombre: si je l’allège en pratiquant le
détachement, la générosité, l’oubli de moi, il me mène à port. J’avais enfin saisi
qu’auparavant jen’étaispasunhomme,maisseulementundeuxpattes, faiblementpoilu
et doté d’un langage articulé; l’humanitém’apparaissait au bout de la route. Elle était
loin, une cible. Parviendraisje jamais à devenir un homme?»109 Il est intéressant de
constater que l’enseignement dont profite Milarepa ne consiste nullement en une
transmission traditionnelle de savoir, mais qu’il est fondé sur la création de
circonstances qui mènent l’élève à se former lui‐même, une approche que l’on
qualifieraitaujourd’huide«moderne».
Contrairement à cette formation bouddhique basée sur la solitude, l’apprentissage de
Momo se fait essentiellement à travers le dialogue et les activités avec Monsieur
Ibrahim. Le vieil épicier élargit en effet le champ de vision de Momo, en lui faisant
découvrir le Paris des touristes et en réalisant des voyages, d’abord enNormandie et
plus tard au Croissant d’or. Le garçon est émerveillé par ce qu’il voit et Monsieur
Ibrahim l’aide à comprendre le fonctionnement du monde par le biais de formules
simples,mais justes:«C’esttropbeau, ici,MonsieurIbrahim,c’estbeaucouptropbeau.
Cen’estpaspourmoi. Jeneméritepasça.Labeauté,Momo,elleestpartout.Oùque tu
tourneslesyeux.»110Ainsi,Momoapprendqueluiaussi,ilpeutconnaîtrelebonheur.De
fait,Momopensaittoujoursquelesourireetlebonheurétaientréservésaux«autres»,
quec’était«untrucderiches»111.MonsieurIbrahimdéfaitalorsceschémadepensées,
comme beaucoup d’autres d’ailleurs, en apprenant à Momo qu’il ne faut pas être
heureux pour sourire, mais que «c’est sourire, qui rend heureux»112. D’autres
enseignements importantssontnotamment:«Ceque tudonnes,Momo,c’està toipour
toujours; ceque tugardes, c’est perduà jamais.»113, «Momo,pasde réponse, c’estune
109SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Milarepa,op.cit.,p.44110SCHMITT,Eric‐Emmanuel,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,op.cit,p.48111ibid.,p.26112ibid.,p.27113ibid.,p.48‐49
43
réponse.»114et«Lalenteur,c’estça,lesecretdubonheur.»115 Deplus,MonsieurIbrahim
initielepetitMomoaumondereligieux,entreautresenluifaisantdécouvrirlesoufisme
etenéveillantsacuriositépourleCoran,aupointquelegarçonsuppliesongrandami
de lui enoffrirun.Unautreenseignement fondamental consisteà faire comprendreà
Momoque les choses ne sont pas toujours commeelles semblent être: «l’Arabe» du
coin n’est pas forcément arabe,mais peut très bien êtremusulman, commeMonsieur
Ibrahim, et leur ruen’apasbesoind’êtrebleuepour s’appeler «ruebleue».De façon
générale,nouspouvonsretenirqueMonsieurIbrahimstimulelessensetlaréflexiondu
garçonenmettantendouted’anciensschémasdepenséesetenluiapprenantd’aborder
lavieavecunsourireetendialogueaveclesgensautourdelui.
OnnepeutquedifficilementimaginerunemissionplusdurequecelledeMamieRose,
elle accompagne en effet le petit Oscar pendant les dernières semaines de sa vie et
essaie de réagir avec justesse et douceur à toutes les réflexions et pensées qui
préoccupent le garçon à ce stade de son existence. Ensemble, ils constatent que les
humainssontgénéralementhypocritesausujetdelamort:«Onfaitcommesionvenait
àl’hôpitalquepourguérir.Alorsqu’onyvientaussipourmourir.Tuasraison,Oscar.Et
je crois qu’on fait la même erreur pour la vie. Nous oublions que la vie est fragile,
éphémère.Nousfaisonstoussemblantd’êtreimmortels.»116
Ellepousseaussilegarçonplusloindanssaréflexionenluiproposantd’avoirconfiance
aulieud’avoirpeurdelamort.Ainsi,elleessaiedetransmettredesidéesàOscarparle
biais d’histoires amusantes, comme celle de la catcheuse irlandaise «PlumPludding»
quiaffirmaittoujoursausujetdelamort:«Moi,désolée,jenemourraipas,jenesuispas
d’accord,jen’aipassigné.»117Lecommentairedecetteattituderendbienl’humourtrès
important dans la relation entreMamie‐Rose etOscar:«Tu vois, elle estmorte quand
même, commetout lemonde,mais l’idéedemourir luiagâché lavie.–Elleétait conne,
PlumPudding,MamieRose. Commeun pâté de campagne.Mais c’est très répandu, le
pâtédecampagne.Trèscourant.»118
114ibid.,p.49115ibid.,p.71116SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,op.cit.,p.18117ibid.,p.65118ibid.,p.65
44
Ladamerosearriveégalementàsensibiliserlegarçonmaladeàlacroyancecatholique
qu’au début, Oscar assimile à un «bourrage de crâne et compagnie»119. En visitant la
chapelledel’hôpital,legarçonsesentprochedeJésusmourantsursacroix,etilarriveà
comprendrel’idéedeMamie‐Rosequandelleluidit:«Ilfautdistinguerdeuxpeines,mon
petitOscar, lasouffrancephysiqueet lasouffrancemorale.Lasouffrancephysique,on la
subit.Lasouffrancemorale,onlachoisit.»120
Finalement,elleconvaincOscard’écriredeslettresàDieupendantlesderniersjoursde
savieetdevivrecommesichaquejourcorrespondaitàdixans.Grâceàcetteméthode,
Oscarprofiteencoredesavieetacceptemieuxque lamortestun faitetnonpasune
punition.NouspouvonsaussinousposerlaquestionsiDieun’occupepas,luiaussi,un
rôled’accompagnateurdanscettehistoire.Oscars’adresseeneffetàluidansseslettres
etiltutoiecettealtéritéinconnuedontilsesentenquelquesortedépendant.Commele
luiaconseilléMamie‐Rose,OscarfaitexisterDieuqui,enretour,faitdubienaugarçon
malade.
Les discussions entre le Père Pons et Joseph se concentrent également sur des
questionsdefoi.Legarçon,fasciné,découvrelecultecatholiqueetaimeraityparticiper,
alors que le curé s’intéresse beaucoup au judaïsme. Les deux personnages s’engagent
alors régulièrement dans des discussions sur les liens entre l’identité culturelle d’une
personne et son appartenance religieuse. Quand Joseph manifeste le désir de se
convertiraucatholicisme,lePèrePonsluirépond:«Tuesjuif,Joseph,mêmesituchoisis
mareligion,tuledemeureras.»121Pourdesraisonsdesécurité,lecurédemandeaussià
Joseph de ne pas trop s’intéresser au culte catholique, mais l’enfant interprète cela
commeunrefusinjustifié.Peudetempsaprès,lePèrePonsproposeunpactesecretau
petit Joseph:«Nous allons conclure unmarché, veuxtu? Toi, Joseph, tu feras semblant
d’être chrétien, etmoi je ferai semblantd’être juif.Tu irasà lamesse,au catéchisme, tu
apprendrasl’histoiredeJésusdansleNouveauTestament,tandisquemoi,jeteraconterai
laTorah,laMichna,leTalmud,etnousdessineronsensembleleslettresdel’hébreu.Veux
119ibid.,p.19120ibid.,p.64121SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.75
45
tu?–Topelà!–C’estnotresecret,leplusgranddessecrets.Toietmoipourrionsmourirde
trahircesecret.Juré?–Juré.»122
Ce pacte renforce encore le lien existant entre le Père Pons et le petit Joseph et leur
permetdepasser beaucoupde temps ensemble à discuterdesdifférences entre leurs
deuxreligions,maisaussidesressemblancesévidentes.Josephcomprendaussique«la
solidarité[motive]l’actiondupère,paslaseulegentillesse»123etquelecuréaimeraitque
lesdifférentesconfessionscoexistentdansunespritd’échangeetderespect.Encequi
concerne les souffranceset les injusticesque leshumainsdoiventendurer, surtouten
tempsdeguerre,lePèrePonsdélieDieudetouteresponsabilité:«Ilacrééleshommes
libres. Donc nous souffrons et nous rions indépendamment de nos qualités et de nos
défauts.[…]Dieunesemêlepasdenosaffaires.[…]Jeveuxdire,quoiqu’ilarrive,Dieua
achevé sa tâche. C’est notre tour désormais. Nous avons la charge de nousmêmes.»124
Finalement, Josephapprendqu’encequi concerne la foi, lavériténe constituepasun
critèrefiable:«Tuaimeraissavoirlaquelledesdeuxreligionsestlavraie.Maisaucunedes
deux!Unereligionn’estnivraienifausse,elleproposeunefaçondevivre.»125
L’enseignement que propose Shomintsu à son disciple Jun repose surtout sur la
spiritualité et la libération de tout ce qui empêche l’homme de se développer de
l’intérieur.Eneffet,Junestrepliésurlui‐mêmetoutenrefoulanttoussesproblèmeset
soucis.Pourl’aider,Shomintsuluiconseilledeseconfronteràsonpassé:«Pourquoine
profitestupas?Parcequetunepeuxpastenourrirdetoi:tut’escoupédetonâme,posé
surunsolartificiel,unegraineàmêmelebéton.Sansracines,tunecroîtraspas![…]Tu
agonises parceque tuas tout recouvert, tes émotions, tes problèmes, tonhistoire. Tune
saispasquitues,donctuneconstruispasàpartirdetoi.126[…]Toi,situtelecaches,ça
t’empêchedevivre.[…]Cequ’onrefoulepèsepluslourdquecequ’onexplore.»127Ensuite,
levieilhommeordonneà Jundese libérerdesespréjugésetdecommenceràpenser
par lui‐même. Jun sent que son maître a raison de lui reprocher certaines de ses
attitudes,mais il a dumal à accepter les conseils d’autres personnes, il les interprète
122ibid.,p.98‐99123ibid.,p.76124ibid.,p.212125ibid.,p.110126SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.62127ibid.,p.63
46
souventmal etmet du temps à comprendre vraiment quels changements lui seraient
bénéfiques. En ce qui concerne les conseils de Shomintsu, leur formulation diffère
beaucoup de ceux proposés par Monsieur Ibrahim, l’épicier opte pour des formules
claires et précises alors que le maître de sumo préfère parler en images pour faire
passersesmessages.
Àleurjeuneâge,lescinqhérosbénéficientdoncd’unenseignementpersonnaliséd’une
grandequalité par des personnes à qui l’avenir de leurs jeunes amis tient vraiment à
cœur. La vie amèneMilarepa,Momo, Oscar, Joseph et Jun à réfléchir à des questions
existentielles qui les concernent directement dans leurs situations de vie respectives.
C’estenlesaidantàs’orienterdanslaviequelesformateursbienveillants(re)donnent
unsensàlaviedesjeunes.
47
3. L’enfantetl’altérité:l’histoired’unchangement
Le contact avec les formateurs, à travers leur personnalité exceptionnelle et les
échangesqu’ilsentretiennentavec les jeuneshéros,engendreaussiuncertainnombre
de changements dans le quotidien des enfants et adolescents, leurs vies en sont
transformées.
a.Adoptiond’unnouveaumodedevie
AprèsavoirquittéleMarpa,Milareparetourneauvillagepourrevoirsamère,maisn’y
trouvequesesossements.C’estalorsqu’ilréalisevraimentque«rienn’estpermanent,
rien n’est réel.»128Après une longueméditation, il a conscience du fait qu’il faut qu’il
pratiquedavantageledétachement,qu’ildésapprenneàselierauxchoses.Ilpartalors
dans ledésertpourvivreenermitedansunecavernepourméditerensolitude:«Sur
unepetitenattedure,ilcontemplait,lesjambesliéesparunecordedeméditation,etnese
nourrissantplusqued’orties.Soncorpssecreusacommeunsqueletteetpritlacouleurde
l’ortie;même les poils devinrent verts, on aurait dit un cadavre. Il n’avait qu’une vieille
étoffetrouéequiluiceignaitlesreins,sonseulvêtement:ils’étaittellementréduitàrien
qu’onl’appelaitl’hommedecoton.»129Plustard,leseulobjetqu’ilpossède,levasedans
lequelilcuisait lesorties,tombeetsebrise.Latristessequ’ilressentalorsdémontreà
Milarepa qu’il est encore trop attaché aux choses. Il commence alors à composer des
chantsd’amour.Enleschantantsanscesse,Milarepapratiqueledétachementet laisse
derrièreluisonsavoiretsessouvenirs,ilajoutemême:«Enm’exerçantàladouceur,j’ai
oublié la différence entre moi et les autres.»130 À l’âge de quatre‐vingt‐quatre ans,
l’ermitemeurtalors,paisible,enprécisantàsesdisciplesquelasagessedéfinitiveetle
nirvanan’existentpas,qu’ilnes’agitquedes«façon[s]dedire»131.
LarelationavecMonsieurIbrahimapermisàMomodeporterunregardnouveausurle
mondequ’iln’affronteplusavecméfianceetmépris,àl’imagedesonpère.L’épicieraun
grandmérite, comme lepréciseMomo lui‐même: «Grâceà l’interventiondeMonsieur
Ibrahim,lemondedesadultess’étaitfissuré,iln’offraitpaslemêmemuruniformecontre
128SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Milarepa,op.cit.,p.49129ibid.,p.52130ibid.,p.62131ibid.,p.62
48
lequeljemecognais,unemainsetendaitàtraversunefente.»132Ilchangetotalementde
comportementetseréjouitdeseffets:«C’estl’ivresse.Plusriennemerésiste.Monsieur
Ibrahimm’adonnél’armeabsolue.Jemitraillelemondeentieravecmonsourire.Onneme
traite plus comme un cafard.»133 Heureux des enseignements reçus de la part de
MonsieurIbrahim,ilprofitepleinementduvoyageavecsonami:«C’étaitincroyablede
découvrir comme l’univers devenait intéressant sitôt qu’on voyageait avec Monsieur
Ibrahim.»134
Sans Mamie‐Rose, les derniers douze jours de la vie d’Oscar se dérouleraient
probablementdansuneatmosphèreplutôtmorose.Or,ladamerosetrouvelemoyende
permettreàOscarde«goûter»,pourainsidire,àtouslesâgesdelavie.Oscarn’aplus
de chancesde guérir, lepetit garçon le sait et il lui arrived’avoir envie«d’embêter la
terreentière»135.Or,àquelquesjoursdesondécès, ilcommenceàréalisercequecela
signifievraiment:«Jenem’étaispasrenducompte,avant,combienj’avaisbesoind’aide.
Jenem’étaispasrenducompte,avant,combienj’étaisvraimentmalade.Àl’idéedeneplus
voirMamieRose,jecomprenaistoutçaetvoilàqueçamecoulaitenlarmesquibrûlaient
mes joues.»136Oscar accepte alors le pacte proposépar son amie: elle viendra le voir
tous les jours et lui, selon lemodèle de la légende des «douze jours divinatoires»137,
devra vivre ce temps comme si chacundes jours comptait pour dix ans, et écrire des
lettresàDieu.Ainsi,Oscarrevitsonpasséenunejournéeetaprès,ilfaitl’expériencedes
différentsstadesdelaviedontilnepourraprofiterdanssavieréelle.Ilfaitl’expérience
desjoiesetdestourmentsdel’adolescence,ilsemarieetdiscuteavecsafemmePeggy
Bluede leurplanification familiale, il vit les troublesde crisede laquarantaine, en se
séparantdePeggyBluepouruneautre fille.À cinquanteans,Oscar se réconcilieavec
sonépouseetprofitepleinementdelavieenfamille.Aprèsunefuguefatigantecomme
passager clandestin dans le coffre de la voiture deMamie‐Rose, Oscar ne se sent pas
vraimentenforme,ilaalorsentresoixante‐dixetquatre‐vingtsans.Aveclavieillesse,le
garçon remarque que ses préoccupations changent: ils s’intéresse dorénavant aux
questionsessentiellesdelavieetdécouvreenlui‐mêmeunecertainespiritualité.Lafin
132SCHMITT,Eric‐Emmanuel,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,op.cit.,p.21133ibid.,p.28134ibid.,p.68135SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,op.cit.,p.28136ibid.,p.36137ibid.,p.38
49
delavien’estsûrementpasfacilepourOscar,maisMamie‐Roseasudonnerunsensà
ces jours, à transformer, pour ainsi dire, le désespoir en activité et la tristesse en
réflexion.
Demême, il serait faux d’affirmer que, depuis la rencontre avec le Père Pons, Joseph
mèneunevieheureuse.Eneffet,lacrainted’êtrereconnucommegarçonjuifainsiquele
faitd’êtreséparédesesparents,sansavoirdenouvellesd’eux,rendentlaviedeJoseph
trèsdifficile:«[…]depuismonarrivéeaupensionnat,jeredoutaischaquenuit.Dansmon
lit de fer, aumilieu des draps froids, sous l’imposant plafonddenotre dortoir, contre ce
matelas si étroitquemesosheurtaient les ressortsmétalliquesdu sommier,alorsque je
partageais la salle avec trente camarades et un surveillant, jeme sentais plus seul que
jamais.J’appréhendaisdem’endormir, jem’enempêchaismême,etpendantcesmoments
de lutte, ma compagnie ne me plaisait pas. Pire, elle me dégoûtait.»138 De plus, cette
situationluiôtelecontrôledesavessie,cequifâchebeaucoupJosephquiexigetoujours
delui‐mêmeunegrandeforcedecaractère.Aprèslafindelaguerre,lespensionnaires
doiventdéfilertouslesdimanches,pourêtrereconnuspardesmembresdelafamilleou
accueillispard’autresgensdésireuxd’adopterunenfant.Oscarsupportetrèsmalcette
activité: «Pendant l’attente, on ne sait pas si l’on vit un délice ou un supplice ; on se
prépareàunsautdontonignorelaréception.Peutêtrevatonmourir?Peutêtrevaton
êtreapplaudi?[…]Touslesdimanches,mesespoirsmouraientsurcettephrase.[…]Demi
tour.Dixpaspourdisparaître.Dixpaspourrentrerdansladouleur.Dixpaspourredevenir
orphelin.[…]Lescôtesm’écrasaientlecœur.»139
Finalement,Josephauraitpeut‐êtrepréférécontinueràvivreensituationdeguerrequ’il
considèrelui‐mêmerétrospectivementcomme«letempsdel’espoiretdesillusions»140.
Or,ilfautnoterquelaprésenceetl’amitiéduPèrePonsaidentbeaucoupJoseph,d’abord
àsurvivre,maisaussiàgéreraumieuxlasituationdonnée.Lemystèreautourducuré
tient Joseph occupé et sa curiosité lui permet plus tard de découvrir un monde
insoupçonnéetrichecommel’archedeNoé.
138SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.86‐87139ibid.,p.11‐12140ibid.,p.13
50
Déconnectédesespropressentiments,Junréagitgénéralementdefaçonagressive,pour
signaler son refusou sa révolte.Or, il est intéressantde constaterquepar rapportau
vieuxShomintsu,lecorpsdel’adolescentréagitindépendammentdesavolonté.Ainsi,il
necontrôleplussalangue:«maboucheavaitbavardétouteseule…quem’arrivaitil?»141
Demême,alorsqueJunarefusélapremièreinvitationaumatchdesumoendéchirantle
ticketproposéetenhurlant:«Non,jen’iraipasvoirtonmatchdesumo.[…]Non,grand
père, tunem’achèteraspas»142,soncorpsacceptevolontiers ledeuxièmeticketque le
vieilhommeluitendquelquetempsplustard:«Pouruneraisonquej’ignoreencore, je
ramassai le ticket et l’enfouis dansma poche.»143 C’est donc inconsciemment que Jun
prend des choix qui le mèneront à une vie plus heureuse débutant d’ailleurs par ce
matchauquelShomintsudésiretellement l’inviter:«[…]mespieds, lesquelss’avéraient
plusfutésquemoi,meconduisaientd’euxmêmes, lesamedisoir,aumatchdesumo.»144.
CettesoiréeconstituealorsunvéritablemomentclédanslaviedeJunquicommenceà
s’ouvriraumonde,commeledémontrelepassagesuivant:«Àcettecompétition,j’étais
entréhostile;j’ensortisconquis.Alorsquej’avaiscommencéàregarderavecmespropres
yeux, au cours de la soirée, j’empruntai les yeux des autres, ce qui bouleversa le
spectacle.»145Cetteexpériencedéclencheaussison intérêtpourcesportet il s’engage
surlavoiedel’athlétisme,cequiferadubienàsoncorpscommeàsonesprit.Aussiest‐
ilparticulièrement impressionnépar le jeudescontrastesentre lepoidsduchampion
Ashoryuetladélicatessedesesgestes.Nouspouvonssupposerquecettecompatibilité
insoupçonnée lui donne l’espoir de savoir, un jour, concilier les contrastes, la dualité
qu’ilsentàl’intérieurdelui‐même.
Dans cette partie de notre analyse, nous avons pu constater qu’un changement
important se fait dans la vie de nos jeunes héros, à la suite de l’influence de leur
formateur. Leurs vieilles habitudes se trouvent bouleversées, ce qui permettra
d’atteindreunnouveléquilibre.
141SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.17142ibid.,p.20143ibid.,p.30144ibid.,p.39‐40145ibid.,p.43
51
b.Clarificationdesrelationsfamilialesetrenouementaveclepassé
LahainesansbornesqueSvastikaressentàl‘égarddesonneveuMilarepanes’affaiblit
nullementaucoursdesavie.Eneffet,lesderniersmoisdelaviedel’onclesontrégispar
l’angoisse de mourir, étant donné que la mort lui enlèvera toutes ses richesses. À
l’angoisses’ajouteunegrandejalousiemêléedehaineenverssonneveuquiafinalement
réussiàtrouversonbonheurdansledétachementparrapportauxchosesmatérielles,la
méditation et l’encadrement de ses disciples. Or, Milarepa aurait été ouvert à une
réconciliation.Defait,aprèssaformationauprèsduMarpa,lescheminsdeMilarepaet
desononclesesontcroisésàunmomentoùlejeunehomme,entantqu’ermite,passait
danslesvillagespourdemanderdesaumônesenéchangedeprières.Celaaeul’effetde
ranimer lahainedeSvastika,aupointque toutes les tentativesderéconciliationde la
part de son neveu devenaient vaines. Et peu de temps plus tard, une proposition
généreusedeMilarepaportantsurunéchangeentreunchampetunpeudenourriturea
rendu définitivement fou de rage Svastika qui hurlera de haine en mourant. De leur
vivant,leneveuetlefilsn’aboutirontdoncplusàuneréconciliationmutuelle.Or,après
lemortdeSvastika,safemmerejointsonneveudansunegrotteenluidemandantson
aide: «Milarepa, je suis pleine de remords. Ton oncle est mort dans des souffrances
atroces. J’ai compris que nous avions toute notre vie emprunté lamauvaise voie. […] Je
croisquej’aibesoindetoi.»146Malgrélescontestationsdesasœur,quis’estrapprochée
de Milarepa et lui rappelle tous les maux dont le couple était responsable, Milarepa
accepte lesexcusesdesa tantequichangeraàsontoursonmodedeviepourdevenir
ermite.Milarepareprenddonccontactavecsasœuret sa tante,et ilvamême jusqu’à
soulignerlelienquasifamilialquilerelieàtousleshumains:«LepetitMilarepaestloin,
bienloinderrière,dansunpassédechairetdesangquinemeconcerneplus.Jen’aiplusde
familleparlesperme,jen’aidefamillequel’humanité.»147
SonpèreétaitpourMomocommeunreprésentantnégatifd’unealtéritéqu’iln’arrivait
pas à saisir. En effet, cet homme semblait «fonctionner» autrement que les gens
«normaux»: les conseils et trucs qu’a confiésMonsieur Ibrahim àMomo se révèlent
impuissantsparrapportaupèredeMomo.Àcesujet,ilestintéressantdenoterquela
disparitiondecedernierencourage legarçonàaffronter l’idéedesonfrèrePopolque
146SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Milarepa,op.cit.,p.56147ibid.,p.58
52
son père adorait tant:«Maintenant que mon père n’est pas là, j’aurais bien aimé le
connaître, Popol. Sûr que je le supporteraismieux puisqu’on neme l’enverrait plus à la
figure comme l’antithèse de ma nullité.»148 De plus, lorsque le suicide de son père
bouscule laviedupetitMomo,Monsieur Ibrahimse comporteen figurepaternelleen
allantreconnaîtrelecorpsdupèreetenaidantMomoàgérerlessentimentsquecette
perteprovoqueen lui, en l’occurrence la colèremêléededéception:«Unpèrequime
pourritlavie,quim’abandonneetquisesuicide,c’estunsacrécapitaldeconfiancepourla
vie.Et,enplus,ilnefautpasquejeluienveuille?»149 MonsieurIbrahimluiexpliquealors
quelesortdesonpère,dontlesparentsavaientétédéportésparlesnazisetsontmorts
dansuncamp,n’étaitpasfacilenonplusetquel’hommen’avaitpaslaforcedes’occuper
mieux de son fils. Le vieil épicier aide donc Momo à comprendre la situation et à
maintenir une certaine sérénité par rapport aux événements. Quant à la maman de
Momo,elleréapparaîtaussidanslaviedugarçonaprèsledécèsdesonpapa.Or,Momo
faitsemblantdenepasêtrelefilsrecherché,Moïse.Biensûr,ladameserendcomptede
cemensonge,mais elle joue le jeu et arrive ainsi à rétablir une relation avec son fils.
C’est aussi par elle que le garçon apprend finalement que Popol était un personnage
imaginépar sonpère.Vers la finde l’histoire,Monsieur Ibrahimadopteofficiellement
Momoquiparledu«fameuxpapierquidéclaraitquej’étaisdésormaislefilsdeceluique
j’avaischoisi»150.Legarçonestheureuxdesesavoiraccompagnédeloinparsamèreet
depouvoirprofiterdutempsavecMonsieurIbrahimqu’ilappelle«papa»:«Quand je
disais «papa» à Monsieur Ibrahim, j’avais le cœur qui riait, je me regonflais, l’avenir
scintillait.»151
MêmesiOscarprétendhaïrsamèreetsonpère,lelecteurcomprendqu’ils’agitlàd’une
réaction dictée par la déception et la tristesse par rapport à ses parents qui ne se
comportentpluscommeavant,quandOscarétaitencoreenbonnesanté.Ilressentalors
souventlebesoindesevenger,deleurfairedelapeine:«Jesentaisqu’ilsvoulaientme
diredeschosesetqu’ilsn’yarrivaientpas.C’étaitbondelesvoirsouffrir,àleurtour.»152
Lefaitdeserendrecomptequesesparentssouffrentàcausedeluiaideprobablement
Oscaràs’assurerqu’ilexistetoujoursdespointscommunsentreluietsesparentsqui,148SCHMITT,Eric‐Emmanuel,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,op.cit.,p.52149ibid.,p.55‐56150ibid.,p.63151ibid.,p.63‐64152SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,op.cit.,p.50
53
sans le vouloir, ontpris leursdistancespar rapport à lui.Oscarestdonc tiraillé entre
l’enviederendrelavieencoreplusdifficileàsesparentsetcelled’êtreconsoléetaimé
parlessiens.Lanostalgiedesonenfanceheureuseestparticulièrementvisibledansla
réactionsuivante,quandsamèreditàOscarqu’elle l’aimetellement:«J’avaisenviede
résistermaisauderniermoment je l’ai laissée faire, çamerappelait le tempsd’avant, le
tempsdesgros câlins tout simples, le tempsoùellen’avaitpasun tonangoissépourme
direqu’ellem’aimait.»153Àlafindel’histoire,legarçons’estréconciliéavecsesparents
et tous les quatre, Oscar, ses parents et Mamie‐Rose, fêtent ensemble Noël. Cela est
essentiellement le mérite de la dame rose qui, tout en respectant les sentiments du
garçon,luifaitcomprendrequemalgrésonétatdesanté,iln’apasledroitd’êtreinjuste
enverslesautres:«C’estvrai.Tupassesdevant.Cependantestceque,sousprétexteque
tu passes devant, tu as tous les droits? Et le droit d’oublier les autres?»154 Le fait de
responsabiliserOscaraulieudelepréserverdetoutecritiqueaidesansdoutelegarçon
àsesentir«normal»,cequilesoulageunpeu.Ladameroseessaieaussiderétablirle
lienentreOscaretsesparents,en luiexpliquantpourquoisonpèreetsamèreontdu
malàaccepterlamaladieetlamortprochainedeleurfils.C’estainsiquelegarçonest
capabledefaireunpasdécisifverslaréconciliation,enprononçantlaphrasesuivante:
«Excusezmoi,j’avaisoubliéque,vousaussi,unjour,vousalliezmourir»155etilcontinue,
étonné de la réaction de ses parents à son excuse:«Je ne sais pas ce que ça leur a
débloqué, cette phrase, mais après, je les ai retrouvés comme avant et on a passé une
supersoiréedeNoël.»156
Durantlesannéesdeguerre,lepetitJosephest,commeOscar,trèsdéçudesesparents
quin’ontpassuluifaireéviterlesdangersliésàsonappartenancereligieuse.Sacolère
estdirigéeessentiellement contre sonpèrequ’il reconnaîtd’ailleursun jourdepuis le
hautdumurquientourelaVillaJaune.Sonpèretravaillealorscommepaysanetpasse
entracteuràcôtédel’internat.Curieusement,Josephneveutpasquesonpèrelevoieet
secache,uneréactionqu’ilregretteraencorelongtemps:«Monpèrequejerefusais,mon
père que je souhaitais loin, absent ou mort… Cette méprise volontaire, réaction
monstrueuse,j’aibeaulajustifierparmafragilitéetmapaniquedel’époque,elledemeure
153ibid.,p.51154ibid.,p.84155ibid.,p.84156ibid.,p.85
54
l’acte dont je garderai la honte – intacte, chaude, brûlante – jusqu’à mon dernier
souffle.»157Après laguerre, larelationentreJosephetsesparentsestdifficile, l’enfant
préféreraitresteraveclePèrePons.Plustard,àBruxelles,lesdiscussionsavecsonami
luimanquentetilrefusedefairesabarmitsvaenexprimantsondésirdeseconvertirau
catholicisme.Ils’enfuitalorsetchercherefugechezlePèrePons.Or,cedernierexigede
lapartdeJosephderetournerchezsafamilleetdefairesabarmitsva,parrespectpour
ses parents et les atrocités que les Juifs venaient d’endurer. En agissant ainsi, le curé
encourage le détachement de Joseph par rapport à sa propre personne et favorise le
renouementdes liens familiaux.Lepassagesuivant,undesplusémouvantsduroman,
illustrebien cette idéededétachement: «Tonpère t’aime, Joseph. Il t’aimemal, peut
être,oud’unefaçonquineteplaîtpas,peutêtre,etpourtantilt’aimecommeiln’aimera
jamaispersonned’autreetcommepersonnenet’aimerajamais.Mêmepasvous?Joseph,
je t’aime autant qu’un autre enfant, peutêtre un peu plus. Mais ce n’est pas le même
amour. Au soulagement que je ressentis, je compris que c’était cette phrase que j’étais
venu chercher. Libèretoi de moi, Joseph. J’ai fini ma tâche. Nous pouvons être amis
maintenant.»158
Afin de pouvoir oublier le suicide de son père et se protéger du comportement
incompréhensibledesamère,Junabrisélesliensavecsafamilleetoptépourunevie
solitaire dans les rues de Tokyo. Or, la fréquentation et l’enseignement du maître
Shomintsu déclenche une prise de conscience inattendue chez l’adolescent. En effet,
dansunjardinzen,Junméditeetrevitlesderniersinstantsdelaviedesonpèreavant
defairel’expérienced’unéclatementintérieurlefaisantsortirdesoncorpsetreprendre
contactaveclevideetlesforcesuniverselles.Unpeuplustard,Shomintsurévèleàson
élèvequ’ilexisteunlienfamilialentreeux:Shomintsuestl’oncledelamèredeJun,donc
legrand‐oncledujeunesumo.Levieilhommeexpliquealorsàl’adolescentquesamère
est atteinted’unemaladie rare et incurable à ce jour, le syndromedeWilliams,qui la
rend tellement aimable, voire trop aimable, et optimiste. Le dialogue suivant fait
ressentirlesoulagementdeJunenréalisantlasituation:«Alors,c’estnormalqu’ellene
soit pas normale? Voilà. Donc moi je suis normal de trouver ça anormal? Voilà.
Finalement, il est normalqu’elle ait une conduiteanormale, et normalquemoi jene le
157SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.129158ibid.,p.178‐179
55
supportepas?Voilà.Donc,quoiqueanormauxtouslesdeuxàcausedelasituation,nous
sommes normaux tous les deux. Oui, Jun. Vos difficultés avaient un sens. Quel
soulagement! Si elle étaitgentilleavec lemoindre inconnu, cen’estpasparcequ’ellene
m’aimepas?Ellet’aime,sansconteste,plusquen’importequiaumonde.Nem’atellepas
demandédeveillersur toi?C’enest lapreuve,non? Si! J’éclataiderire. Shomintsu: je
pèsequatrevingtquinzekilosmaisjenemesuisjamaissentisiléger!»159Legrand‐oncle
remercieaussiJundeluiavoirpermisderenouerlui‐mêmecontactavecsafamilleetils
décidentd’allervoirtouslesdeuxlamèredeJun.LibérédecessoucisquibloquaientJun
durant toute sa vie, le jeune homme est dorénavant prêt à prendre ses propres
décisions, à vivrevraiment savie.Eneffet, ladernièrephrasedu livre témoignede la
volontédeJundefonderunefamilleavecunejeunefemme,Reiko,quandilluidit:«Je
voislagrosseentoi.»160
Enconclusion,nouspouvonsretenirquelesjeuneshérosontété,d’unefaçonoud’une
autre,retenusoubloquésdansleurdéveloppementpersonnelpardesdifficultésliéesà
leur famille.Les formateursrespectifs«débloquent»alorscettesituationconflictuelle
enproposantleurappui,maisaussienservantde«traducteur»,d’intermédiaireentre
lesparentsetl’enfant,cequimèneàunsoulagementconsidérablechezlesjeunesquise
sententalorsprêtsàaffronterleurproprevie,avecplusdelégèreté.
c.Changementdelavisiondumonde
L’enseignementetlabienveillancedesformateursportentleursfruits:lequotidiendes
jeunes devient plus intéressant et stimulant, et, grâce à leur aide, des difficultés
familiales sont désenvenimées. De surcroît, le contact avec ces personnes plus âgées
incitelesjeunesàréfléchirsurleurexistenceetlavieengénéral,cequiaunimpactnon
négligeablesurleurvisiondumonde.
Le détachement des valeurs terrestres constitue le principe de la nouvelle vie de
Milarepa. En ascète, il emplit son temps à méditer, chanter et enseigner ses
159SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.100160ibid.,p.102
56
connaissancesàsesdisciples.Lapermanenceest l’undeses thèmesdeprédilection, il
affirme effet à ce propos que «Rien n’est permanent, rien n’est réel»161 et «Rien n’est
permanentencemonde;toutestfrappéd’éphémère.»162Lavieluiaapprisàs’affranchir
dupoidsdesvaleursmatérielles,eneffet,selonlui,«Riennepèsepluslorsqu’onsaitque
toutn’estqu’illusion.»163
Grâceàl’aidedeMonsieurIbrahim,s’opèreunchangementradicalduregardqueMomo
porte sur les hommes et les choses. Il le remarque d’ailleurs lui‐même en affirmant:
«AprèsmonretourdeNormandie,lorsquejesuisentrédansl’appartementnoiretvide,je
nemesentaispasdifférent,non,jetrouvaisquelemondepouvaitêtredifférent.»164Àpart
les «outils» très utiles dans la vie quotidienne et dans les rapports avec les gens, à
savoirlesbienfaitsdelalenteur,larecherchedelabeautéetlamagiedusourire,Momo
aintégrédanssaviedesidéesd’ordrespirituel.Toutd’abord,ilaréussiàsupprimerde
sa têtedes schémasdepensée etdes idées reçuesqui l’ont empêchédevoir les liens
entredifférentesculturesetreligions:«AvecMonsieurIbrahim,jemerendaiscompteque
les juifs, lesmusulmansetmême les chrétiens, ilsavaienteupleindegrandshommesen
commun avant de se taper sur la gueule.»165 Ensuite, Momo comprend en imitant le
«tekké»desderviches,que ladansepeutêtreunmoyend’êtreencontactétroitavec
sonespritetsessentiments.Ils’agitd’unesortedeprièrequiluipermetd’ailleursdese
libérerdesahaineenverssonpère.Defaçongénérale,Momoacomprisqu’ilpeutfaire
confianceà lui‐même,à soncorpset à ses sentiments, et il adésormais le couragede
prendresespropresdécisions.Ilcommenceparexempleàvendrelesnombreuxlivres
de son père, en se libérant ainsi d’un certain poids: «À chaque fois que je vendais un
livre,jemesentaispluslibre.»166
En quelques jours, le petit Oscar a atteint un niveau de maturité enviable. Il ne se
révoltepluscontresonsort,aucontraire,ilaréussiàtransformersapeurdemouriren
unegratitudeparrapportà laviequ’ilapumenerjusqu’àcejour.Iladécouvert,avec
l’aidedeMamie‐Rose,qu’ilestvaindevouloirtrouverdesexplicationsàtoutparceque
161SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Milarepa,op.cit.,p.49162ibid.,p.59163ibid.,p.60‐61164SCHMITT,Eric‐Emmanuel,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,op.cit.,p.50‐51165ibid.,p.50166ibid.,p.51
57
«iln’yapasdesolutionàlaviesinonvivre»167.Entrequatre‐vingtsetcentans,c’est‐à‐
dire le dixième jour de son« projet» avec la dame rose, Oscar redécouvre même le
mondeenréalisantqueDieuestun«mecinfatigable»168etqu’ilfautregarder«chaque
jour comme si c’était le premier»169, en adoptant donc une attitude ouverte aux
émerveillements que nous réserve la vie. Oscar vit même une sorte de révélation, le
passage suivant en témoigne: «Je me trouvais vivant. Je frissonnais de pure joie. Le
bonheur d’exister. J’étais émerveillé. Merci Dieu d’avoir fait ça pour moi. J’avais
l’impression que tume prenais par lamain et que tum’emmenais au cœur dumystère
contemplerlemystère.Merci.»170Àsonjeuneâge,Oscarestdéjàcapabledeprendredu
reculparrapportàsavieetlavieengénéraletilessaiedepartagersesimpressionset
ses expériences avec ses proches, afin qu’eux, qui continueront à vivre, puissent en
profiter:«J’aiessayéd’expliqueràmesparentsquelavie,c’étaitundrôledecadeau.Au
départ,on lesurestime,cecadeau:oncroitavoirreçu lavieéternelle.Après,on lesous
estime,onletrouvepourri, tropcourt,onseraitpresqueprêtà le jeter.Enfin,onserend
comptequecen’étaitpasuncadeau,maisjusteunprêt.Alorsonessaiedelemériter.Moi
quiaicentans,jesaisdequoijeparle.Plusonvieillit,plusfautfairepreuvedegoûtpour
apprécierlavie.Ondoitêtreraffiné,artiste.»171Enmourantpeuaprès,Oscarestdoncen
paixaveclemonde,sesparentsetmêmesonmédecinqu’ilréconforteetsoulageenle
libérantdetouteresponsabilitéouculpabilité.
Comme Oscar, Joseph découvre en lui‐même une force insoupçonnée durant une
période très dure de sa vie. En effet, il affirme: «Avec le père Pons autant qu’avec
Rudy172, j’avais tendance à me montrer protecteur. Je les aimais tellement que, pour
empêcher leur inquiétude, j’affichais un optimisme inébranlable et rassurant. »173 C’est
cetteattitudequ’ilmaintiendraaussiaprèslaguerrequandilseproposedepoursuivre
la mission que le Père Pons s’est donnée, à savoir de préserver la mémoire de
civilisationsmenacées,encréantlescollectionscorrespondantes.Commel’auraitfaitle
filsdeNoé,Josephs’efforcederéaliserlesouhaitlepluscherduPèrePons,àsavoirde
167SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,op.cit.,p.91168ibid.,p.95169ibid.,p.95170ibid.,p.96171ibid.,p.97172RudyestunélèvejuifplusâgéàquilePèrePonsademandédes’occuperdeJoseph.173SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.130
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ne laisser anéantir aucune civilisation. Le garçon défend de tout cœur une approche
pacifiste des conflits, contrairement à Rudy, son copain de la Villa Jaune, qui vit
désormaisenIsraël.Josephs’yrendàlafinduromanetramasseunekippaetunfoulard
palestinienperduesdanslarue,…pourcommencerunecollection.
Le sumoaégalement sudonneruneorientationdifférenteà laviede Jun. Eneffet, le
pessimismeet lahaineenvers lemonde sont impuissantspar rapport à la fascination
que lui inspire un match de sumo:«Au fur et à mesure que chaque lutteur tentait
d’éjecter son adversaire du cercle du jeu, je luttais, moi, contre mes préjugés, puis les
éjectaisunparun.Non,jenepouvaispasmépriserdesindividusquidévouentleurvieau
combat,quisculptentleurcorps,quiprouventautantd’ingéniositéquedeforce.»174Son
attitudehostileparrapportàlavieetauxgensestdoncbrisée,cequiouvrelavoieàun
développementpersonnel considérable. Il apprendpeuàpeuàmaîtriser soncorpset
sesidées,devientune«étoilemontantedusumo»175etdéveloppeuneenviedevivre.Sa
volonté est dorénavant «replacée au pilotage du navire»176, il est plus ouvert face au
mondeetsesentenpaixavecsonpasséetsonexistenceactuelle.Or,cecheminement
n’a pas été facile, comme en témoigne le passage suivant: «Tant de démentis en une
année!Tantdeconvictionsquis’écroulaient!Mesrepèresglissaient,jemarchaisdansun
cimetière d’idéesmortes, parmi les tombes demes anciennes croyances, ne sachant plus
quoipenser.»177Assurédesapropreforceetdesavaleurentantqu’homme,ilaffronte
sanouvelleviecommeépouxetpèredefamille.
L’aperçu que nous venons de fournir concernant l’impact de l’altérité sur les jeunes
hérosduCycledel’Invisiblenepourraégalerleplaisiretlefoisonnementd’impressions
etd’idéesqueprocurelalecturedesœuvresdansleurintégralité.Or,nouspouvonsen
retenir leconstatque le faitd’êtreconfrontéàdessituations inhabituellesetdifficiles,
ainsiquelecontactintenseavecunepersonneaprioritrèsdifférented’eux,aamenéles
enfantsàserepositionnerdansunmondedanslequelilssesontsentiscommedesêtres
écartésdelanormalité,étrangers,voireétranges.
174SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.44175ibid.,p.93176ibid.,p.72177ibid.,p.5
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Il convient pourtant de noter que les enfants ne sont pas les seuls à profiter de cette
relation, la réciprocité dans cet échange est évidente. Les «vieux» font profiter les
«jeunes»deleurexpérienceetlesguidentdansleurdéveloppement,ilestvrai,maisce
qu’ilsreçoiventenretournepeutêtrenégligé.LeMarpas’attachebeaucoupàMilarepa
qu’ilconsidèrecommesonfilsetdontlatransformationl’émeut.MamieRoseestaussi
reconnaissante à Oscar d’avoir pu faire sa connaissance, sa lettre à Dieu qui clôt
l’histoire le confirme, en voici un extrait:«Grâce à lui, j’étais drôle, j’inventais des
légendes, jem’yconnaissaismêmeencatch.Grâceà lui, j’airiet j’aiconnula joie. Ilm’a
aidé[sic]àcroireentoi.Jesuispleined’amour,çamebrûle,ilm’enatantdonnéquej’enai
pourtouteslesannéesàvenir.»178LePèrePons,àsontour,aprofitédesarelationavec
Joseph qui était pour lui un conseiller, un confident et un ami avec qui il pouvait
partager sagrandepassionet àqui il apu la transmettre, commeàun fils.Demême,
nousavonsconstatéqu’à l’aidedesongrand‐oncleShomintsu, Junaréussiàrenouer
lesliensavecsafamille,maislecontraireestvraiaussi,etlevieillardenesttrèscontent.
Finalement,Monsieur Ibrahim a trouvé en Momo un élève, un accompagnateur, un
compliceetunamiàquiilaputransmettresonhéritage,danstouslessensduterme.
Eric‐Emmanuel Schmitt affirme lui‐même à ce propos: «C’est une rencontre
providentielle.ProvidentiellepourMomocommepourMonsieurIbrahim,car jecroisque
l’adolescentapporteautantàl’épicierqueceluiciluidonne.»179
178SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,op.cit.,p.97179 citation issue d’une interview avec l’auteur, dans: GRINFAS‐BOUCHIBTI, Josiane, EricEmmanuelSchmitt,MonsieurIbrahimetlesFleursduCoran,op.cit.,p.104
III. L’élèvefaceàl’altéritédanslesœuvresenquestion
Depuisplusieursannéesdéjà,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoranainsiqueOscaret
ladamerosefigurentparmilesœuvreslittérairesrecommandéescommelecturecursive
dans l’enseignement secondaire luxembourgeois. Ces deux récits présentent des
avantagesindéniablesdansl’optiqued’uneanalyseenclasse:ilsnesontpastrèslongs,
le vocabulaire ainsi que les formulations ne posent généralement pas beaucoup de
problèmesauxélèvesetenmêmetemps,auniveaudu«contenu»,cestextessonttrès
riches et seprêtentbienàdesdiscussions animéesen classe.Eneffet, les élèves sont
généralementtouchésparlesthèmesabordésetsesententenquelquesorteconcernés
par lesquestionnementsquis’imposentauxpersonnages.Devantuntelsuccèsauprès
desenseignantsquichoisissentcesœuvrespourleursélèves,ilfautseposerlaquestion
pourquelpublicEric‐EmmanuelSchmittécritets’ilsevoitlui‐mêmecommeunauteur
de«littératuredejeunesse».Àcesujet,l’écrivainexplique:«Jen’aipasd’imageprécise
devantmoilorsquej’écrismaisilestbiencertainqu’ilyaquelqu’un,unesorted’êtresans
visage, mouvant, qui change d’âge et de sexe en quelques secondes, quelqu’un à qui je
m’adresseetquejeveuxintéresser,passionner,amuser,surprendre.[…]Maissincèrement,
cen’estqu’unefoislelivrepubliéquejedécouvrevéritablementquelsensontleslecteurs.
Avecdessurprisesparfois…Ainsi,alorsquejesuisunadultequiécritpourlesadultes,j’ai
apprisquelesadolescentspuislesenfantsmelisaient.Mesplusjeuneslecteursontneuf,dix
ans,désormais.»180
180 idée issued’une interview avec l’auteur, dans: SUDRET, Laurence,EricEmmanuel Schmitt,Milarepa,op.cit.,p.83
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Apriori, lesœuvres formant leCyclede l’Invisiblen’ontdoncpasétéconçuespourdes
enfants ou adolescents. Est‐il recommandable, voire responsable, de proposer ou
d’imposer ces lectures à nos élèves, en sachant que les thèmes abordés ne sont
nullement anodins? Quels sont les bienfaits auxquels ont peut s’attendre et quels en
sont les«dangers»?La troisièmepartiedece travail seradoncconsacréeà lavaleur
pédagogique de ces cinq œuvres d’Eric‐Emmanuel Schmitt ainsi qu’à des remarques
d’ordredidactique.
63
1. Desœuvresdeformation?
Dans le cadreduprésent travail, il est intéressantdepositionner lesœuvresdenotre
corpus par rapport au genre littéraire qu’on nomme généralement «roman de
formation»ou«romand’apprentissage»etquiaconnusonpointculminantenEurope
au XIXe siècle. Il s’agit de romans qui présentent le développement d’un jeune
personnageadolescentjusqu’àl’âgeadulte.Lorsqu’ils’agitderécits,onparlede«récits
d’initiation» ou de «récits initiatiques». Le Dictionnaire du Littéraire en propose la
définition suivante: «Le récit initiatique (àunart, un savoir ouunmystère) comprend
deuxcatégoriesde textesquipeuvent,danscertainscas, se rejoindre: lesuns suivent les
étapesdelaformationd’unpersonnage,lesautresracontentunehistoirequiestdestinéeà
laformationdulecteur.[…]leprincipedel’initiationestliéauxpratiquessocialesd’accèsà
l’âgeadulteetd’entréedansdesgroupesrestreints.»181
Danslecontextedecetravail,ilnecorrespondpasànotreobjectifdeprésenterdefaçon
détailléedansquellemesurelesœuvresformantleCycledel’Invisiblecorrespondentou
non aux schémas traditionnels du genre en question. Nous renvoyons à cet effet au
mémoiretrèscompletdeFrancescaManganoquiaanalysédanscetteoptiqueMonsieur
Ibrahimet les fleurs duCoran,Oscar et la dame rose etL’enfant deNoé.182D’après ses
recherches, les étapes fondamentales d’un roman d’apprentissage sont une situation
initialeassezcalme,unephaseoù le jeunehérosestconfrontéàunesituationdifficile
queluiimposelavie,unmûrissementquis’accompagned’unemétamorphoseinterneet
une fin généralement heureuse, situation finale où le héros assume lui‐même des
responsabilités.Trèssouvent,leshéross’engagentaussisurdesvoyagesinitiatiquesqui
leur permettent de découvrir réellement le monde et les humains. Les parents des
jeuneshérosnejouentpasunrôleimportantdanslesromansourécitsd’initiation,par
contre,untuteursechargedel’encadrementdujeune.Àcepropos,ilestintéressantde
citerFlorenceBancaud‐Maënen, grande spécialistedes romansde formationauXVIIIe
siècle en Europe:«Dans le parcours personnel du héros, jalonné d’embûches et de
désillusions, le rôle des rencontres est essentiel, et la plus centrale de ces rencontres est
sansdoutecellequi,audétourd’unhasardfortuit,metleprotagonisteenrapportavecun
181ARON,Paul,LeDictionnaireduLittéraire,Paris,PressesUniversitairesdeFrance,2002,p.506182MANGANO,Francesca,LeromandeformationauXXIesiècle,Analysede:MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,Oscaretladamerose,L’enfantdeNoé,EditionsBénévent,Nice,2007
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maîtreàpenserquiincarnelavoixdelaraison,delavertuetdelasagesse.Danstousces
romans, le rôledumentor estd’abordun rôleprotecteur: il supplée souvent lesparents
disparus, absents ou démissionnaires et maintient le ou la protagoniste dans le droit
chemin.Ilfaitainsisouventfiguredesubstitutdepèreoudemère,[…]lementorjoueaussi
souvent le rôle d’un guide spirituel. […] La principale fonction dumentor est donc celle
d’éducateur.»183 Le Dictionnaire du Littéraire ajoute à ce sujet:«[Si le roman de
formation]racontel’apprentissaged’unjeunehérosqueguidentdifférentsmentors,[il]a
aussivocationàenseigner. Ilviseàdonnerdes leçonsàdesadolescentsetdesconseilsà
leurséducateurs,etseprésentecommeunromandelarelationpédagogique,relationqui
lui sertd’armature, lehéros écoutant les conseilsde sesmaîtresavantdeprendreà son
tourdesresponsabilitéstutélaires.»184EtleDictionnairedesGenresetnotionslittéraires
précise au sujet de cette fonction didactique des romans de formation: «il s’agit
toujours de confronter idées, principes, valeurs et rêves aux contraintes qu’y oppose le
réel.»185
Enappliquantcesquelquesélémentsthéoriquesànotrecorpus,ilsembleévidentqu’il
esttoutàfait justifiéderapprochernoscinqœuvresaugenreduromandeformation.
Or, il convient de constater, comme le fait Francesca Mangano, qu’Eric‐Emmanuel
Schmittprendcertainesdistancesparrapportaugenrelittéraireenquestion,surtoutau
niveautemporel.Eneffet,«cesromansdeformationsemblentnepasprivilégierlaphase
qui va de la jeunesse à la maturité, mais se présentent sous une forme plus libre par
rapportautemps.Ilss’abrègentous’allongent,c’estprobablementsurceplanquesesitue
lanouveautéd’unromandeformationauXXIesiècle.»186Selonelle,MonsieurIbrahimet
les fleurs du Coran constitue «un roman de formation par excellence»187 parce que ce
récit suit le développement deMomo de son enfance jusqu’à son intégration sociale.
Oscaretladameroseseraitalors«unromandeformationdilaté»188,danslamesureoù
le texteracontenonseulement ledéveloppementdupersonnageprincipalentantque
garçonetjeuneadulte,maislanarrationsepoursuitjusqu’auxdernièresheuresd’Oscar,
183BANCAUD‐MAËNEN,Florence,LeRomandeFormationauXIIIe siècle enEurope,Nathan,Paris,1998,p.58184ARON,Paul,LeDictionnaireduLittéraire,op.cit.,p.527(ss.)185DictionnairedesGenresetnotionslittéraires,EncyclopaediaUniversalis,AlbinMichel,2001,p.600186MANGANO,Francesca,LeromandeformationauXXIesiècle,op.cit.,p.95‐96187ibid.,p.95188ibid.,p.95
65
comptetenubiensûrdelatemporalitépropreau«pacte»concluentreMamie‐Roseet
le garçon mourant. Quant à L’enfant de Noé, Francesca Mangano le qualifierait de
«romandeformationraccourci»189,étantdonnéque,misàpartlarétrospectionquiclôt
leromanetfaitdécouvrircertainsaspectsdelaviefuturedeJoseph, l’histoires’arrête
déjààl’adolescencedugarçonquiaretrouvésaplaceauprèsdesesparents,aprèsdes
annéesdeséparation.
Qu’enest‐ilalorsdelatemporalitédanslesdeuxœuvresdenotrecorpusqueFrancesca
Mangano n’a pas intégrées dans son étude? Le sumo qui ne pouvait pas grossir
correspondrait,commeL’enfantdeNoé,àuneformeabrégéederécitdeformation,dans
lesensquel’auteurprésentel’adolescencedeJunàTokyojusqu’aumomentoùilcroit
lui‐mêmeavoirtrouvésavoiedanslavie:«Legrosenmoi,çayest.Jelevois:legros,ce
n’est pas le vainqueurdesautres,mais le vainqueurdemoi; le gros, c’est lemeilleurde
moi,quimeguide,m’inspire.Çayest,jevoislegrosenmoi.Maintenant,jevaismaigriret
entreprendredesétudespourdevenirmédecin.[…]Merci,maître,dem’avoirremissurle
chemin,dem’avoirmontréquej’étaiscapabled’ymarcher.[…]Jeneveuxpastriompher,je
veux vivre.»190 Jun a désormais des rêves pour l’avenir ; il veut faire des études, se
marieretfonderunefamille.Sondésirdemeneràbiencesprojetsesttellementfortque
le lecteur ne doute pas de sa réussite, ce qui rapprocherait donc ce récit de la forme
traditionnelledugenrelittéraireenquestion.
QuantàMilarepa, laquestiongagneencoreencomplexité.Nouspourrionsrapprocher
ce récitdeOscaret ladamerose, vuque le lecteur suit ledéveloppementdeMilarepa
depuis son enfance jusqu’à sa mort. Nous pourrions donc parler d’un «roman de
formationdilaté».Or, ilne fautpasoublierque le«je»dansce récitn’appartientpas
seulementàMilarepa.Eneffet,Svastika,l’oncle,s’exprimeaussiàlapremièrepersonne,
ainsiquelejeuneParisienSimonquiracontecettehistoiretibétainedesmilliersdefois
pourselibérerdupoidsdesrenaissancesetpour,finalement,trouverlapaix.Laurence
Sudretremarqueàcepropos:«Danscettequêteoniriquecentréesurlebouddhismeoù
les personnages se mêlent et où les pronoms personnels s’emmêlent, on ne sait plus
189MANGANO,Francesca,LeromandeformationauXXIesiècle,op.cit.,p.95190SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lesumoquinepouvaitpasgrossir,op.cit.,p.95‐96
66
finalementquivitl’histoire,quilaraconte.»191Nouspourrionsdoncparleraumoinsd’un
double récit de formation dans lequel à la fois Milarepa et Simon feraient des
apprentissagesfondamentaux.
À part les questions de temporalité, Francesca Mangano rend aussi attentif à la
modernitédelavisiondelasociétédanslesœuvresqu’elleaétudiées.Contrairementà
l’universdesromansdeformationauXIXesiècle,Oscar,MomoetJosephviventdansune
«civilisation multiculturelle [qui] dépasse ainsi les limites religieuses et culturelles.»192
NotonsàceproposquedansMilarepaetLesumoquinepouvaitpasgrandir, lessujets
dumulticulturalismeetdesconflitsinter‐religieuxnesontpasdéveloppés.
Sinousavonsaffirméquetraditionnellement,lesromansdeformationvisaientàdonner
des leçonsaux jeunes, il fautabsolumentpréciserque lebutd’Eric‐EmmanuelSchmitt
n’estpasd’écriredeshistoiresmoralisatrices.Sonobjectifestcertainementd’écriredes
textesquiincitentàlaréflexiontoutenprocurantungrandplaisirdelecture.François
Busnel, critique littéraireetdirecteurde la rédactiondumagazineLire,aaffirmédans
unarticlelorsdelaparutiondeL’EnfantdeNoé:«EricEmmanuelSchmitt,c’estDiderot
au XXIe siècle: un sérieux penseur … qui ne se prend pas au sérieux. […] Interroger les
religionsestdansl’airdutemps,maisfaireressortirleurscontradictionssansverserdans
leprosélytismeestunexerciceauquelpeud’écrivainssesontprêtés. […]Danscescontes
dépourvusdemorale,auxdialoguesaffûtésmaissansaffèterie,oùilsuggèreplusqu’ilne
dépeint, Schmitt entraîne ses lecteurs audelà de leurs identités premières. […] Eric
EmmanuelSchmittconfirmesesqualitésd’écrivain.Etsejoue,unefoisdeplus,desgenres
en inventant la philosophie clandestine.»193 Les récits composant leCycle de l’Invisible
seraient ainsi à situer entre le genre des romans de formation et les contes
philosophiques, dans un univers littéraire propre à l’écrivain philosophe qu’est Eric‐
EmmanuelSchmitt.
191SUDRET,Laurence,EricEmmanuelSchmitt,Milarepa,op.cit.,quatrièmedecouverture192MANGANO,Francesca,LeromandeformationauXXIesiècle,op.cit.,p.95193BUSNEL,François,«Philosopheclandestin»,op.cit.
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2. LeCycledel’Invisible‐unelectureenrichissantepourlesjeunes?
«Ladifférencecommenonindifférence»194
Dans son article intitulé «Eric‐Emmanuel Schmitt: de Dieu qui vient au théâtre», le
philosopheThierryR.Durandposelaquestionsil’onpeutreprocheràcetécrivain«une
indifférence,enapparenceaumoins,àl’égarddesmauxactuels,desproblèmessociauxet
pressants»195.Mêmes’ilestvraiquedansleCycledel’Invisible,Eric‐EmmanuelSchmitt
ne privilégie pas les sujets d’actualité sociale, politique ou environnementale, nous
pouvons nous demander dans quellemesure la lecture de cesœuvres peut profiter à
tousleslecteurs,jeunesetmoinsjeunes,dansleurvieprivéecommeaucontactavecles
événementsquisejouentsurlascènemondiale.
a.Uneinitiationparséduction
Le grand succès que connaissent les histoires d’Eric‐Emmanuel Schmitt auprès des
lecteurs est sansdoute engrandepartiedûau fait que leur lecture est généralement
facile et plaisante. Ni le vocabulaire utilisé ni le style d’écriture ne devraient poser
beaucoupdeproblèmesàdeslycéens.L’auteurs’enesttenuàl’essentieletaprivilégié
lesdialoguesauxdescriptionsdétaillées,cequifaitqueMilarepa,MonsieurIbrahimetles
fleursduCoran,OscaretladameroseetLesumoquinepouvaitpasgrossirselisenttrès
rapidement,mêmepourunepersonnequin’apastellementl’habitudedeliredeslivres.
QuantàL’EnfantdeNoé, ce romandemandeunpeuplusd’«endurance»de lapartdu
lecteur,maissalectureresteaisée.Deplus,noscinqœuvresseterminentbien,cequiest
uneconstantechezEric‐EmmanuelSchmitt.SaufdansMilarepa,lestextesprêtentaussi
àrire,l’humouresteneffettrèsprésentdansnostextes,cequidétendl’atmosphèreet
permetaulecteurdes’attacherauxpersonnages.
Lestextestouchenteneffetlelecteur,respectivementlespectateur,ThierryR.Durand
utiliserégulièrementletermede«séduction»enparlantduthéâtred’Eric‐Emmanuel
Schmitt.Nilespersonnages,nilelecteurn’agissentousedéveloppentsousl’effetdela194 MÜNSTER, Arno, LEVINAS, Emmanuel, PETITDEMANGE, Guy, et.al., La Différence comme nonindifférence: éthique et altérité chez Emmanuel Lévinas : le séminaire du Collège international dephilosophie,Kimé,Paris,1995(débutdutitredel’ouvrage)195DURAND,ThierryR.,«Eric‐EmmanuelSchmitt:deDieuquivientauthéâtre»,TheFrenchReview,vol78,N°3,février2005,16pages,p.516
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contrainte, ils se trouvent plutôt «séduits» par une situation ou un personnage
exceptionnel. En effet, le charme de cesœuvres réside avant tout dans le fait que les
gens de tout âge se sentent concernés par les sujets traités dans les textes, qu’ils se
sentent interpellés, sans être déconcertés. La professeur de Lettres Laurence Sudret
s’est aussi exprimée à propos de l’attrait que l’œuvre de Schmitt exerce sur les
lecteurs:«L’universalitédesthèmesabordés,c’estsansdoutecequiplacenotreauteuren
margedesautresécrivainsdesagénération.Etsurtoutsafacultéàprouverquelesthèmes
universels sont parfois ceux que nous rencontrons chaque jour et qui nous apparaissent
parfoiscommeterriblementbanals,maisquipourtantrégissentnotrevie: la souffrance,
l’égoïsme,l’amour,laconnaissancedel’autreetdesoimême,lerefusdelamortquiamène
l’hommeàse laisserparfoisanéantirparsapropresouffrance…Touscesthèmes, il lesa
traités. Mais là où réside son génie, c’est qu’il nous permet à tous, philosophes ou non,
littérairesounon,intellectuelsounon,detouchercesnotionsdudoigt.Ilpermetàchacun
desuivresaréflexion,toujoursviveetalerte,drôleetémouvante,jamaislourdeetpesante,
jamais obscure et absconse. »196 Thierry R. Durand partagerait sûrement cet avis, il
affirmeàcesujet:«EricEmmanuelSchmittdonneeneffetenspectacleunephilosophie
légèreetsimple,boulevardière,hédonisteetgaie.Sonthéâtreamêmeparfoisuncôtébon
chicbongenre,politiquementcorrect,uncôté«sitouslesgarsdumonde…».Lavériténe
s’ydévoilepasau termed’absconses recherchesphilosophiques; elle est touteprocheau
contraire,àvivre,déclinéeselonlesdiversesformesempruntéesparl’amour.»197
Un des grands spécialistes d’Eric‐Emmanuel Schmitt, le professeur de philosophie
MichelMeyerinsistedanscecontextesurnotre«identitévacillante»198quichercheà
retrouver une certaine stabilité. Etant donné que l’adolescence est un passage entre
l’enfance et l’âge adulte, et qu’il s’agit généralement d’une période mouvementée
pendant laquelle les jeunes cherchent à trouver des repères fiables dans la vie et
essaient de construire peu à peu leur propre personnalité, leur «identité vacillante»
peutêtresoutenueparlalecturedestextesd’Eric‐EmmanuelSchmitt,etenparticulierà
traverssa«visionde l’invisible»199.Commeles lecteurs, lespersonnagesseposentdes
questions existentielles, ce qui crée un sentiment de proximité, voire de complicité.
196SUDRET,Laurence,EricEmmanuelSchmitt,Milarepa,op.cit.,p.6197DURAND,ThierryR.,«Eric‐EmmanuelSchmitt:deDieuquivientauthéâtre»,op.cit.,p.514198MEYER,Michel,EricEmmanuelSchmittoulesidentitésbouleversées,op.cit.,p.70199ibid.,p.70
69
MichelMeyerprécisece lienenaffirmant:«Lespersonnages finissentpar incarnerdes
problèmes, nos problèmes. […] Ce qui les rend si différents passe au second plan par
rapportàcetteidentitépartagée.»200
b.Unephilosophiedel’échange
Commenousvenonsdeleconstater,d’innombrableslienscachésrelientlelecteuraux
personnagesquientretiennenteuxaussidesrelationsexceptionnelles lesunsavec les
autres.Eric‐EmmanuelSchmittaccordeunegrande importanceà cetéchange,plusou
moinsvisible,entretouslesacteurs,auteur,lecteursetpersonnages.ThierryR.Durand
cite à ce sujet le philosophe existentialiste danois Karl Jaspers qui a affirmé que «la
vérité commence à deux»201, et Durand poursuit en expliquant cette idée en
l’appliquantà la littératuredeSchmitt:«Toutessesœuvressontàcetégard lamiseen
scène de rencontres qui détournent de soi, de l’expérience, douloureuse parfois, d’une
solitudequin’ajamaislederniermotcarl’auteurserefuseàlaconsidéreressentielle:elle
peuttoujoursêtresuivie,pourquiveutbienouvrirlesyeux,deladécouverte–aveccrainte
et tremblements de l’autre.»202Dans cetteoptique, c’estdonc la communicationavec
l’autrequipeutenrichirnotrevie,nouspermettredemieuxconnaîtrelemondeetnous‐
mêmes. Dans son article, Thierry R. Durand applique à la littérature de Schmitt le
constat du philosophe français Jean Wahl au sujet du théâtre de Gabriel Marcel:
«Parfois ilnous signifiequec’estunregard,quec’estune invocationévocationquinous
ouvre la porte de ce que nous pourrions appeler altérité.»203 Rappelons aussi que
l’altéritéchezEric‐EmmanuelSchmittseprésentesousdemultiplesfacettes:l’altéritéà
l’intérieurdenous‐mêmes, l’altéritédesautres, l’altéritédumondeet finalementcelle,
très importante dans l’œuvre de Schmitt, d’une éventuelle présence divine. Durand
souligne ce liendirect entre la communicationet la sphère spirituelle: « le théâtrede
Schmittfaitapparaîtredansl’insignifiancedudialoguequiestceluidetoutunchacunla
présencedusacrédanslaviemême.»204
200ibid.,p.14201DURAND,ThierryR.,«Eric‐EmmanuelSchmitt:deDieuquivientauthéâtre»,op.cit.,p.133202ibid.,p.509203ibid.,p.512204ibid.,p.519
70
c.Unephilosophiedel’ouverture
YvonneY.Hsieh,uneautrespécialistedelalittératured’Eric‐EmmanuelSchmitt,atenté
de cerner la «philosophie» qui constitue la base de son œuvre et retient la notion
d’«ouverture».Selonelle,«la«philosophiedel’ouverture»deSchmittembrasseune
variété de cultures, de religions et de systèmes de pensées […] Elle se traduit enmême
tempsparledésirdepartagersesidéesavecleplusgrandnombredepersonnespossible.
«Ce que tu donnes, Momo, c’est à toi pour toujours; ce que tu gardes, c’est perdu à
jamais»,ditMonsieurIbrahimàsonprotégé[…];ondiraitquel’auteursuitlepréceptede
son personnage.»205 Dans quelle mesure cette approche de la vie peut‐elle donc se
révélerenrichissantepourdesjeunesquilisentlestextesduCycledel’Invisible?
Comme toute lecture, les œuvres en question permettent aux lecteurs d’élargir leur
champdevision,defocaliserleurattentionpendantuncertaintempsnonpassurleur
propre vie et leurs préoccupations, mais sur les expériences et réflexions de
personnages souvent fictifs. Les lecteurs sont amenés «audelà de leurs identités
premières»206, pour reprendre la formulation de François Busnel. Il s’agit donc pour
ainsi dire d’un dépassement de soi et ainsi en quelque sorte d’une ouverture par
rapportàl’inconnuetaussiàl’altérité.
La lecture,qu’il s’agissed’unromanoud’unepiècede théâtre,est souventconsidérée
parlesadolescentscommeuneoccupationennuyante,parcequepassiveetsolitaire.Par
contre, Eric‐Emmanuel Schmitt aimerait encourager ses lecteurs ainsi que les
spectateursdesesreprésentationsthéâtralesàdeveniractifs,às’approprier lestextes
de façonactive.DansunentretienavecA.Lesegretain, l’écrivainrépondde lamanière
suivante à la question sur ce qu’il a surtout retenu de Diderot, l’un de ses penseurs
favoris:«La liberté et la vertu de l’insolence. Provoquer la pensée de l’autre pour
l’engagerdansundialogue.Mespiècesneprétendentpasàautrechose.C’estd’ailleurs
une des raisons pour lesquelles j’aime terminer par un pied de nez: pour obliger les
spectateursàdouter,àdiscuter.»207Enrenonçantàde longspassagesdescriptifspour
éveiller plutôt l’attention par des formulations inattendues, voire provocantes, Eric‐
205HSIEH,YvonneY.,EricEmmanuelSchmittoulaphilosophiedel’ouverture,op.cit.,p.167206BUSNEL,François,«Philosopheclandestin»,op.cit.207LESEGRETAIN,A.,«Cequej’écrismedépasse»,op.cit.
71
EmmanuelSchmittadebonneschancesde«réveiller»certainsjeunesetdegagnerleur
attention, d’autant plus que le thème de la recherche d’identité concerne, demanière
conscienteouinconsciente,chaqueadolescent.
Laquêteidentitaireconstitue,commenousl’avonsdéjàmentionné,undesgrandsaxes
de lecturerelatifsauCycledeL’Invisible.Quisuis‐je?Ai‐jeuneseule identitéouest‐ce
que ma personnalité est composée d’une multitude de pièces différentes, à la façon
d’unemosaïque,harmonieuseouchaotique?MichelMeyerthématisedanssonlivrece
morcellementdumoicommeuntraitcaractéristiquedenotretemps:«Danslemonde
quiestaujourd’hui lenôtre, lespointsderepère fontdéfaut.Lesvaleurs se sonteffritées
avecl’accélérationdel’Histoire,quiestimpitoyable.[…]Lemoisefragmente,sedivise,se
dédouble,s’arrangeavecluimêmepourleBiencommepourleMal.Ilestlesdeuxàlafois.
Oùestencorelaréalitéetoùcommencel’apparence?»208
Parmi lesœuvres formant leCyclede l’Invisible, cette thématiqueestparticulièrement
développée dansMilarepa, où le «je» est triple, dans la mesure où il appartient à
Milarepa, Svastika et Simon. Le lecteur perd facilement l’orientationdans ce chaosde
voix, lesréférencesstabless’estompentauprofitd’unsentimentde fusionuniverselle.
Michel Meyer affirme à ce propos:«Milarepa peut enfin accéder à la sagesse et au
bonheur. Il n’est plus luimême, il est un autre, comme notre rêveur, qui se voyait en
Svastika.Le«je» éclatedansnos songes,mais sontcedes songes?Qui suisjeau juste?
Celuiquejecroisêtre?Celuiquijeveuxêtre?[…]PeutêtreMilarepaestunSvastikaqui
déciderait d’être une personne bonne.»209 De multiples relations existent aussi entre
beaucoupd’autrespersonnagesduCycledel’Invisible.MichelMeyerinsisted’ailleurssur
l’importance du contact avec l’altérité dans la construction de notre propre
personnalité:«Oscar est Momo, Ibrahim est Mamie Rose, à moins qu’Oscar ne soit
Ibrahim,puisqu’ilsmeurenttouslesdeux.Lesidentitéssontailleursquedanslesétiquettes
communautaires.C’estl’invisibleennousquidonnesensàcequenoussommes,etnonles
marquesdenosdifférences.Soyonsautrespourêtrenousmêmes.»210YvonneYHsiehmet
aussil’accentsurcequ’elleappellele«dondecaméléon»despersonnagesqui,dansune
atmosphère d’incertitude, développent «une étonnante capacité, non seulement de208MEYER,Michel,EricEmmanuelSchmittoulesidentitésbouleversées,op.cit.,p.73209ibid.,p.77210ibid.,p.74
72
accepter l’autre, mais de devenir autre»et elle poursuit en précisant que «dans la
plupartdescas,c’estl’amourquiestl’agentdelamétamorphose.»211
Uneattitudeouverteparrapportàl’altéritéconstitueraitainsiuntraitessentieldela
philosophied’Eric‐EmmanuelSchmitt,tellequ’ellesedégageduCycledeL’invisible.Celui
quicherchedesréponsestoutesfaitesdanscesœuvresseradéçu,LAvériténesemble
pas exister.MichelMeyerprécise à ce sujet: «leMal et leBienne sont pasunivoques,
tranchésunefoispourtoutes.Ilssontproblématiquesetilfautsavoirlesrepérerenallant
audelàdesapparences.Lesgensnesont jamaisnitousnoirsnitousblanc,commesi les
réponses étaient claires. On flotte, on oscille, les alternatives se dessinent, s’effacent,
s’annulentparfois.[…]UnAllemandn’estpas forcémentunAllemand,pasplusque larue
Bleuen’esttoutàfaitbleue.Lesparentsd’Oscarfontcequ’ilspeuvent,vulescirconstances
tragiquesdelamaladie;enclair,ilsnesaventquefaireniquoidire.[…]Amourethaine,
vérité et illusion, certitude et incertitude, sont autant de concepts qui se brouillent à la
longue.Euxmêmesfontquestionfinalement.»212Commentvivresilesrepèresfixesfont
défaut?Comments’orienterdanslaviesilacertituden’existepas?
Lesréponsesàcesquestionsseraientàchercherdansl’humanitéetlagénérositédans
lesrapportsauxautres.Eric‐EmmanuelSchmittadonnélesexplicationssuivantesdans
uneinterview:«Lasciencen’adoncpasbesoindemonapprobation,demonsoutien,de
ma croyance ou de ma tolérance. En revanche, dans le domaine de la morale, des
comportements,desreligions,rienn’estvraidecettevérité,toutestproposition,hypothèse,
risque, foi. Nous sommes dans le domaine du « peutêtre». Donc, là, tout est sujet à
toléranceouintolérance.»213L’auteurinsisteaussisurl’importancedecettetolérance,
surtoutànotreépoque:«Lanécessitédelatoléranceestplusfortequejamaiscarnotre
mondeestdivers,moinsgrisetmoinshomogènequ’avant,prochedumanteaumulticolore
d’Arlequin.Dansunemêmesociété, ilyadésormaisdesteintesdepeauvariées,desêtres
d’origines géographiques différentes, de religion sans rapport. Pour vivre ensemble, la
solution n’est pas d’exclure mais de se comprendre, de se connaître, de développer la
211HSIEH,YvonneY.,EricEmmanuelSchmittoulaphilosophiedel’ouverture,op.cit.,p.170212MEYER,Michel,EricEmmanuelSchmittoulesidentitésbouleversées,op.cit.,p.71213SUDRET,Laurence,EricEmmanuelSchmitt,Milarepa,op.cit.,p.82
73
curiositédechacunpourl’autre.Lesromans, lespiècesdethéâtreet lesfilmspermettent
cela.»214
Dans sa conclusion, Yvonne Y. Hsieh met l’accent sur l’actualité des histoires que
raconteEric‐EmmanuelSchmitt:«Ilparvientàfusionnerdanssonécriturelabelleprose
françaiseclassiqueetuneparoletoutecontemporaine.»215Deplus,laquestionreligieuse
estunedespréoccupationsmajeuresde l’écrivainqui s’engageà traverssa littérature
pour une entente respectueuse et tolérante entre les gens au niveau des
croyances:«J’essaiedemontrerqu’àl’intérieurdechaquereligion,audelàdesdifférences
apparentes,ilyapeutêtreuncœuruniversel,uncorpsdemessagesquipeutparleràtout
lemonde. Non seulement les hommes se posent lesmêmes questions et rencontrent des
difficultéssemblables,mais ilyaparfoisquelquechosedecommundans lesréponses,ou
quelquechosedepartageable.»216Danscesens,ThierryR.Durandrelèvedanslespièces
d’Eric‐Emmanuel Schmitt le caractère «religieux», au sens propre du terme, c’est‐à‐
direquialepouvoirderelierleshommesentreeux.217
Dansl’universduCycledel’Invisible,iln’estpasnécessairedetrouvertoutdesuitedes
réponsesàtouteslesquestions,commeleformulesijustementMichelMeyer:«Ilfaut
s’interrogeravantderépondreetnonrépondrepourneplusavoiràs’interroger.»218Dans
ce contexte, il est important de réfléchir au rôle de l’imagination dans la création
littéraire d’Eric‐Emmanuel Schmitt qui a écrit dans Diderot ou la philosophie de la
séduction:«Quandl’entendementnepeutplusdire[…],ilnedoitpassetaire,maislaisser
placeàl’imagination.Elleprendlerelaietprovoque,suscitelaraison.»219
Et l’imagination de l’écrivain est fortement orientée vers une vision optimiste du
mondeetdel’existencehumaine.Eric‐EmmanuelSchmittesteneffetconsidérécomme
«un écrivain de l’espérance dans un monde désespéré»220 et il se qualifie lui‐même
214idéeissued’uneinterviewavecl’auteur,dans:SUDRET,Laurence,EricEmmanuelSchmitt,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.130215HSIEH,YvonneY.,EricEmmanuelSchmittoulaphilosophiedel’ouverture,op.cit.,p.174216 idéetiréed’uneinterviewavecl’auteur,dans:SUDRET,Laurence,EricEmmanuelSchmitt,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.131217DURAND,ThierryR.,«Eric‐EmmanuelSchmitt:deDieuquivientauthéâtre»,op.cit.,p.513218MEYER,Michel,EricEmmanuelSchmittoulesidentitésbouleversées,op.cit.,p.94219SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Diderotoulaphilosophiedelaséduction,EditionsAlbinMichel,Paris,1997,p.287220MEYER,Michel,EricEmmanuelSchmittoulesidentitésbouleversées,op.cit.,p.8
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d’optimiste. Lors d’une conférence consacrée au sujet de l’optimisme, l’écrivain‐
philosopheaprésentésonattitudepositivefaceà laviecommeunchoixconscient,ou
mêmeune«sortedefoi»221,ànotreépoquequi,selonlui,«veutqu’onsoitpessimiste».
L’optimisme, surtout dans le milieu culturel et créatif, «gêne» ou «agace», on
«suspecte le plaisir, l’émotion». La réalité est la même pour l’optimiste que pour le
pessimiste,maisleursréactionssontbiendifférentes:l’optimisterésisteaumal,sentle
besoind’agiretd’améliorerleschoses,parcontre,lepessimiste«s’estimeimpuissant».
Selonlephilosophe,lepessimismenemènedoncàriendebien,ils’agitd’uneattitude
dictéeparlaparesseetlalâchetémorale.Parrapportàl’avenir,l’optimisteestconfiant,
ilcroitau«progrèsindividuel»etpenseque«lavien’estnibonnenimauvaise,elleest
cequenousenfaisons.».Concrètement,celasignifiequ’il faudrait«nepasregretter le
passé,habiterleprésentetnepascraindrel’avenir».Lecredodel’optimismemoderne222
d’Eric‐Emmanuel Schmitt, ajouté en annexe, résume d’ailleurs de façon poétique la
convictiondel’auteur.
Cette vision du monde se transmet évidemment à sa création littéraire. Citons par
exempleMamieRosequiécouteetessaiedecomprendreOscar,legarçonquisetrouve
au stade final d’une leucémie, mais au lieu de succomber avec le petit patient à la
tristesseetaudésespoir,ellel’encourageàdeveniractifetàrégirlui‐mêmelesderniers
jours de sa vie. Chacun, même les jeunes adolescents, a une responsabilité par
rapportàsamanièredevivreetdevoirlemonde.Ceconstatestégalementvalable
parrapportàunéventuelpouvoirdivinquiguideraitleshumains.LePèrePonsexplique
cetteidéeàJoseph,enutilisantlestermessuivants:«Leshumainssefontdumalentre
euxetDieune s’enmêlepas. Il a créé leshommes libres. […] Je veuxdireque,quoiqu’il
arrive,Dieuaachevésatâche.C’estnotretourdésormais.Nousavonslachargedenous
mêmes.»223LephilosopheThierryR.Durandreformulecetteidéeenaffirmantquedans
l’univers d’Eric‐Emmanuel Schmitt, «il appartient à chacun de réenchanter le
monde»224.
221Toutes les citations suivantes correspondent à des transcriptionsde la conférenced’Eric‐EmmanuelSchmittsurl’optimisme,op.cit.222SCHMITT,Eric‐Emmanuel,«LeCredodel’optimismemoderne»,op.cit.,p.105‐106(Annexe)223SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.120‐121224DURAND,ThierryR.,«Eric‐EmmanuelSchmitt:deDieuquivientauthéâtre»,op.cit.,p.519
75
C’est donc pour de multiples raisons que la lecture du Cycle de l’Invisible peut être
recommandée aux jeunes lecteurs: il s’agit d’une lecture intelligente, plaisante et
accessible du point de vue du contenu comme de la langue. De plus, ces œuvres
proposent, mais n’imposent pas, à leurs lecteurs d’adopter une attitude positive et
ouvertefaceaumondeetàlavie.Ilnes’agitpasd’embellircertainessituations,maisde
transmettrel’idéequenosréactionsetnotrevuedeschosesdépendentdenous‐mêmes
et que le respect et la tolérance envers l’altérité est primordiale. Finalement, il faut
soulignerquelesécritsd’Eric‐EmmanuelSchmittneseveulentnullementmoralisateurs,
maischacuntrouveradespistesderéflexionàsespréoccupationsouauxquestionsqu’il
seposeplusparticulièrementàcettepériodedesavie.Dupointdevuethématique,ces
œuvressonttrèsriches,voireinépuisables.DansuneinterviewàlaradioavecBernard
Lehut,Eric‐EmmanuelSchmittamêmedonnéunexempleétonnantdufaitquechacun
peuttrouversesinterprétationspersonnellesdansdesœuvreslittéraires;lamèred’une
adolescenteaeneffetremerciél’écrivaind’avoirécritLesumoquinepouvaitpasgrossir,
récitallantàl’encontredel’apologiedelaminceurtellementprésentedansnotresociété
actuelleetquiaeul’effetdedétournersafilledesestendancesanorexiques.225
225 interviewsurRTLdanslecadredel’émission«LesLivresont laparole»animéeparBernardLehut,op.cit.
76
3. LeCycledeL’Invisiblecommelectureenclasse:uneentreprise«délicate»?
«Jet’apprendraitoutcequejesais,Joseph.Etmêmecequejenesaispas.»226
Interrogésurl’intérêtportéàsesœuvresparlesnombreuxenseignantsquichoisissent
les récits d’Eric‐Emmanuel Schmitt comme lectures en classe, l’écrivain a donné la
réponsesuivante:«J’éprouveunmélangedefiertéetdecrainte.Fiertéparcequel’on
estimemes textes bons à provoquer l’étude, la réflexion, l’analyse. Crainte parce que je
préfère être un auteur choisi qu’imposé: adolescent, je n’aimais pas qu’onm’indique ce
qu’ilfallaitlire,jepréféraispapillonnerparmoimême.Cependant,c’estgrâceauxconseils
judicieuxdecertainsprofesseurs,quej’aieumesplusbellesémotionsdelecture.»227Dans
uneautreinterview,ilaffirme:«Lesquestionsphilosophiques,ellesseposentdanslavie
lorsqu’onaunproblèmeetquel’onchercheàl’élucider;ellesnesontpasfaitespourl’école
oul’université;ellesdemeurentnosinterrogationsintimes.»228
Nousvoilàaucœurdelaproblématiquefinaledecetravail.Aprèsavoirvantél’intérêt
de la lecture duCycle de l’Invisible pour les jeunes, nous réfléchirons aux «dangers»
d’une telle lecture en classe. Comment faire profiter pleinement les élèves de ces
lectures?Commentaiderlesélèvesdansleurlecture,sanspourautantnuireauplaisir
d’unedécouvertepersonnelle et authentique?Voici lesquestionsàproposdesquelles
noustenteronsdeproposerdespistesderéflexion.
a.Les«risques»encourusparl’enseignant…
…auniveaudesthèmesabordés
Nombreuxsontlesenseignantsquiontdéjàfaitl’expériencetrèsdésagréablequ’unde
ses élèves aitmal supporté qu’un certain sujet soit abordé ouvertement en classe. Ce
risque est d’autant plus élevé que l’on analyse avec les élèves des textes traitant de
sujets «délicats», comme bien évidemment la mort, la maladie, la fin d’une relation
amoureuseouledivorce.Ilestbiensûrimpossibledeconnaîtrelespeursetchagrinsles226SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.30227 citation issue d’une interview avec l’auteur, dans: SUDRET, Laurence, EricEmmanuel Schmitt,Milarepa,op.cit.,p.83228 citation issue d’une interview avec l’auteur, dans: GRINFAS‐BOUCHIBTI, Josiane, EricEmmanuelSchmitt,MonsieurIbrahimetlesFleursduCoran,op.cit.,p.102
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plus intimes de chacun de ses élèves et on ne sera jamais sûr de ne pas blesser
involontairement par un mot ou une question la sphère intime d’un élève et de
déclencherainsidesréactionsinsoupçonnées.Lalectured’uneœuvrelittéraireenclasse
estuneactivitévivanteetenrichissantequidemandebeaucoupdespontanéitéetdetact
delapartdel’enseignantquiseradetempsentempsamenéàprendrecertainsrisques
poursusciterl’intérêtdesélèvesetneseraparconséquentjamaisàl’abrid’expériences
tristes ou déplaisantes. Or, avant d’aborder la lecture d’une œuvre, il devrait avoir
consciencedessujetsdifficilesoudélicatscontenusdanslelivre,c’estcequenousallons
essayerdefairemaintenantpourlescinqœuvresdenotrecorpus.
•Auniveau thématique,Milarepa sesitueprobablement très loinduvécudesélèves.
Aprèsuneintroductionmotivante,lavieauTibetetlebouddhismepourraientpourtant
intéresserlesjeunes,ainsiquelesthèmesdéveloppéstelsquelahaine,lavengeance,la
souffranceoulatolérance.Ledéfirésidevraisemblablementauniveaudel’énonciation,
étantdonnéqueleva‐et‐viententredifférentspointsdevueetl’existencedeplusieurs
«je» peuvent facilement embrouiller, voire décourager les élèves. Il faudrait donc
préparersoigneusementl’approchedecetobstacleàlafoisformeletthématique.
•Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran est une belle histoire sur une amitié née
entreungarçonetunvieilépicier.Elletouchelelecteurquinesaurarésisteraucharme
des personnages. Or, le sort de Momo est très difficile à supporter; sa mère l’a
abandonné,sonpères’occupemaldeluietsesuicideenfin.Cemanqued’affectiondela
partdesparentsenversleurfils,innocentetsympathique,révolterasansdoutecertains
élèves.
• L’histoire d’Oscar et deMamieRose émouvra les jeunes lecteurs.Oscar et la dame
rose constitueprobablement le récit leplus«délicat»à traiterenclasse,étantdonné
qu’ildéveloppe,sanstabou,lessujetsdelasouffrance,delamortd’unêtreinnocentet
jeuneainsiquedelamaladressedesmembresdelafamilleayantdumalàtrouverles
motsjustesdanscettesituation.
• L’enfant de Noé est un roman touchant et révoltant à la fois. L’injustice du sort
qu’endure le petit Joseph est évidente, d’autant plus qu’au début, la naïveté du petit
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garçonsuscitelacompassiondulecteur.Nouspouvonssupposerquelapersécutiondes
personnes juives touchera les élèves mais ne les offensera plus, comme, à l’époque
actuelle,noslycéensnesesententvraisemblablementpluspersonnellementconcernés
par la problématique des injustices endurées pour des raisons d’appartenance
religieuse. Par contre, les élèves séparés de leurs parents ou habitant dans un foyer
pourraientréagirdefaçonplusémotionnelleàceroman.Àlatristessepeuventsemêler,
commedanslecasdeJoseph,l’incompréhension,lesentimentd’injustice,lajalousiepar
rapportàd’autresjeunes,lahaine,leregret,lanostalgieainsiquelahonte.
• Certainement, trèspeudenos élèves se sententdestinés àune carrière en tant que
sumo. Or, le lecteur sent rapidement que l’on peut lire Le sumo qui ne pouvait pas
grossir commeuneparabole et l’appliquer à d’autres domainesde la vie. Ladistance
prise volontairement par rapport à sa famille, considérée comme insupportable, et le
manque de confiance en soi et en ses capacités constituent sans doute des thèmes
connuspouruncertainnombred’élèves.Ilspourraientcependantsesentirdépasséspar
certains aspects de l’apprentissage du bouddhisme zen. Il faudrait donc soutenir ses
élèvesdansleurlecture,afinqu’ilsneselaissentpasdécouragerparcertainspassages
dutexte.
DansuneinterviewavecJean‐ClaudeetSophie‐JustineLieber,Eric‐EmmanuelSchmitta
affirméausujetdu théâtre:«Plaire, c’est tenircomptede l’autre, c’est l’intéresser, c’est
l’amener,peutêtre, làoù ilnevoudraitpasallerseul.»229Nepourrait‐onpasappliquer
cettecitationautravaild’unenseignantdeLettres?Neserait‐ilpaspossibled’aborder
n’importe quel sujet en cours de littérature, à condition de respecter quelques règles
élémentaires?
229citationissued’uneinterviewavecl’auteur,dans:LIEBER,Jean‐ClaudeetSophie‐Justine,«L’Artdumystère»,LaNouvelleRevuefrançaise534‐535,juillet‐août1997,p.76‐96
79
…auniveaudel’enseignementenclasse
«Sijedoute,c’estenDieu,jamaisendehorsdeDieu»230,aaffirméEric‐EmmanuelSchmitt
qui se considère lui‐mêmecomme«agnostique chrétien». L’écrivainne craintpas les
réflexions sur les croyances et les religions, et le Cycle de l’Invisible en témoigne
amplement.Siunenseignantchoisitunedecesœuvrescommelectureenclasse,ilsera
forcément amené à expliquer et reformuler certains raisonnements religieux ou
philosophiquesetprobablement, lesélèvess’attendrontaussidesapartdesprisesde
positionparrapportàdesidéesdutexte.Iln’estpasfaciledetrouverlesmotsjustes
pour commenter par exemple le dialogue suivant entre Oscar et la dame rose:
«PourquoitonDieu,MamieRose,ilpermetqueçasoitpossible,desgenscommePeggyet
moi? Heureusementqu’il vous fait,monpetitOscar, parceque la vie seraitmoinsbelle
sansvous.Non.Vousnecomprenezpas.PourquoiDieuilpermetqu’onsoitmalades?Ou
bien il estméchant. Ou bien il n’est pas très fortiche. Oscar, lamaladie, c’est comme la
mort.C’estunfait.Cen’estpasunepunition.Onvoitquevousn’êtespasmalade!»231
En classe, enseignants et élèves doivent accepter qu’il n’y a pas une seule réponse
valable à chaque question, que parfois, il faut savoir vivre avec le doute et
l’incertitude.Toutcommel’auteur, il fautessayerd’éviterlemoralismeenclasseet
laisserplaceau«mystère».Unetelleapprochecorrespondraitàlavisiondeschosesde
l’écrivainlui‐mêmequiaexpliquédansuneinterview:«Jen’écrispaspourinfligeraux
autres mes opinions, mais pour partager avec eux une réflexion ouverte. Mon théâtre
appelleàfaireuneexpériencephilosophique,celledudébat,commelatragédiegrecque.Je
pratiqueunthéâtreproblématique,pasunthéâtredogmatique.»232
Unautre risque consisterait àexigerune implicationpersonnelle trop importante
danslesthématiquesabordées,surtoutsiellesconcernentdescroyancesouexpériences
très intimes,et celaàunmomentoù l’élèven’estpas trèssûrde lui‐même.Comme le
rappellent les auteurs de l’ouvrage intitulé Psychologie pour l’enseignant, «la rupture
apportéeparlapubertéetleschangementscorporelsqu’elleentraîne,s’accompagned’une
230 citation issue d’une interview avec l’auteur, dans: LESEGRETAIN, A., «Ce que j’écrisme dépasse»,op.cit.231SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,op.cit.,p.69‐70232CASIN‐PELLEGRINI,Catherine(présentation,notes,questionsetaprès‐texte),EricEmmanuelSchmitt,LeVisiteur,EditionMagnard,collectionClassiquesetContemporains,Paris,2004,p.136
80
baisse temporaire de l’estime de soi. Après intégration des changements et prise de
consciencedesesnouvellescapacités,l’adolescentretrouveuneestimedesoipositive,pour
autant que ces années de transformation n’aient pas entraîné un désinvestissement
scolaireetsocialtropimportant.»233
Finalement,lesprofesseurs,trèssoucieuxdevérifiersitouslesélèvesontbiencompris
le texte, risquent de «détruire» une partie de la légèreté qui qualifie les textes
d’Eric‐EmmanuelSchmitt,malgrédessujetssouventplussérieux.MichelLeroyaffirme
en effet à ce sujet: «L’usage pédagogique de la littérature la détourne de sa finalité
propre.Peud’écrivains,probablement,publientpourqueleurœuvreservedesupportàun
commentairecomposéouàunsujetdedissertation,nimêmepourqu’ellesoitl’objetd’une
thèse universitaire. La pratique ordinaire de la lecture est fort éloignée de sa pratique
scolaire:aupointqu’iln’estpasabsurdedesedemandersilasecondenedistraitpas,trop
souvent,delapremière.»234
Pour éviter au mieux les risques soulevés et faire profiter au mieux de ces œuvres
exceptionnelles, nous essayerons de formuler certaines pistes pédagogiques qui
pourraientguiderlesenseignantsdanslapréparationdeleursprojetsdelecture.
b.Quelquespistespédagogiques
«Lalecturen’estpasàapprécieruniquementàpartirdutempsquel’onyconsacre,oudu
nombred’ouvrageslus.Unehistoire,quelquespages,peuventrésonnertouteunevie.»235
MichèlePetit
Lalittératured’Eric‐EmmanuelSchmittestforteetintense.Lelecteur,mêmejeune,sent
qu’aucunmotn’a été laissé auhasard et que les questionnementsdespersonnages le
concernentdirectement,entantqu’humain.Àcetégard,Eric‐EmmanuelSchmittsevoit
comme une sorte de guide pour le lecteur, voici son point de vue concernant la
233LIEURY,Alainetal.,Psychologiepourl’enseignant,Dunod,Paris,2010,p.24234LEROY,Michel,Peutonenseignerlalittératurefrançaise,PressesUniversitairesdeFrance,Paris,2001,p.2235PETIT,Michèle,Elogedelalecture.Laconstructiondesoi,Belin,2002(citéedans:RUNTZ‐CHRISTAN,EdméeetMARKEVITCHFRIEDEN,Nathalie,Lireàl’adolescence.Réalitésetstratégiesdelecture,Chroniquesociale,Lyon,2010,p.39)
81
responsabilitédel’auteurfaceàsonlecteur:«[…]pourmoi, leromancierpasseun
contrataveclelecteur,il luidit: jevaist’intéresser,teprendreparlamainett’emmener
dans un voyage que tu ne ferais pas sans moi; tu aborderas des endroits nouveaux,
inconnus,quit’effraientpeutêtre,mais,aieconfiance,jenetelâcheraipaslamainetpeut
êtremeremercierastuàl’arrivée.Courageuse,délicateetferme,telledoitêtrelapoigne
duconteur.»236
Quant à l’enseignant, quellespourraient être sesaspirations concernantunprojetde
lecture avec ses élèves et où se situeraient les limites de son engagement dans ce
domaine?
Tout d’abord, la bonne littérature peut favoriser la construction identitaire des
élèves, comme l’affirme Florian Huber dans son ouvrage Durch Lesen sich selbst
verstehen:«EinwichtigerZugangzuunsererIdentitätundihrerKonstruktionerschließt
sichunsdurchBücher,dieunserreichen,berührenodergefangennehmen.»237Lalecture
exigeuneparticipationactivedelapartdulecteur.238Ilnepeutresterpassif,parceque
c’est le lecteur lui‐même qui donne la signification au texte ou, comme l’exprime
JocelyneGiasson, «le lecteur «construit» le sens du texte»239.Dans son étude, Florian
Huber insisteaussisur les lienset interactionsexistantentre le lecteuretson livre, le
texteetsonrécepteur. IlciteàcesujetNormanN.Holland,grandspécialistedes liens
entrelalittératureetlapsychologie:«WirallebenutzenalsLeserdasliterarischeWerk
uminihmdasSymbolunsererSelbstundschließlichunserEbenbildzuentdecken.MitHilfe
des Textes arbeiten wir unsere charakteristischen Bedürfnis und Anpassungsmuster
durch.Wir interagierenmit demWerk,machen es zumBestandteil unseres psychischen
Haushalts und uns zum Bestandteil des literarischen Werks, während wir es
interpretieren.»240
236citationissued’uneinterviewavecl’auteur,dans:SUDRET,Laurence,EricEmmanuelSchmitt,L’enfantdeNoé,op.cit.,p.133237HUBER,Florian,DurchLesensichselbstverstehen.ZumVerhältnisvonLiteraturundIdentitätsbildung,transcriptVerlag,Bielefeld,2008,p.9238idée:ibid.,p.54239GIASSON,Jocelyne,Lalecture.Delathéorieàlapratique,deboeck,Bruxelles,2005,p.12240 HOLLAND, Norman N., «EinheitIdentitätTextSelbst», Psyche. Zeitschrift für Psychanalyse und ihreAnwendungen,33.Jahrgang,Heft12,S.1136
82
Vu cette interaction existante, les récits et pièces d’Eric‐Emmanuel peuvent servir à
encourager des réflexions morales et/ou philosophiques en classe. Anne Lalanne,
auteurdel’ouvrageLaphilosophieà l’école,affirmeàcesujet:«S’ilestcompréhensible
quelaphilosophie,entantquediscipline,soitréservéeàdesélèves instruits, ilnesemble
paspourautantimpossiblenicontradictoiredesensibiliserlesplusjeunesàl’acteréflexif
luimême. L’éducation à la raison relève, de façon générale, d’une attitude d’esprit qui
permet à chacun, à son niveau, de réfléchir sur les idées reçues, répétées ou émises.»241
Dansuneoptiqued’échange,lesélèvesserontamenésà«parlerenHomme,c’estàdireà
sortir d’euxmêmes et se positionner en tant qu’être humain, partageant avec tous les
autreslesquestionséternellesetuniversellesquinousaidentàpensernotrecondition»242.
Selonuneétuderéaliséeauprèsd’adolescentsetvisantàanalyser lesmotivationsdes
jeunesàlireouànepaslire,cetteapprochecorrespondraitd’ailleursàundesbesoins
fondamentauxdesadolescents:«Àl’âgedesquestionsexistentielles,lesjeunescherchent
dans les livres des réponses, des solutions, des idées. […] Ils choisissent des livres de
philosophie, de psychologie, de spiritualité. Ils désirent comprendre lemonde, la société
dans laquelle ils vivent tout en cherchant à se connaître euxmêmes.»243 En effet, les
œuvrescomposantleCycledel’Invisibleincitentàréfléchir,àvoirlemondeautrement,à
travers le regard des personnages. Dans notre société actuelle, où règne souvent
l’égocentrisme,lalectureresteunmoyend’évasionpermettantdeprendreunecertaine
distance par rapport à sa propre personne, au profit d’une vue plus globale sur le
monde.EdméeRuntz‐ChristanetNathalieMarkevitchFriedenmettentaussil’accentsur
lesbienfaitsde la lecturepour ledéveloppementdecequ’ellesappellentune«pensée
rationnelle»enexpliquant:«pouvantsemettreàlaplacedel’autre,l’êtrepeutréfléchir
sansselaisserenvahirparsesémotions»244.
Lamissiondel’enseignantdansceprocessusdelectureseradoncexigeante, ildevra
aider l’élève à «relier ce qu’il vit de plus intime avec ce qu’il y a de plus universel.»245
Concrètement, ils’agiraavanttoutd’untravaildeguidageetdereformulation,comme
l’expliqueAnneLalanne:«Ils’agitprincipalementderecentrerlesélèvessurlethème,de
241LALANNE,Anne,Laphilosophieàl’école.Unephilosophiedel’école,L’Harmattan,Paris,2009,p.99242ibid.,p.66243 RUNTZ‐CHRISTAN, Edmée et MARKEVITCH FRIEDEN, Nathalie, Lire à l’adolescence. Réalités etstratégiesdelecture,Chroniquesociale,Lyon,2010,p.90244ibid.,p.19245ibid.,p.10
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relancerladiscussionlorsqu’ilssontenfermésdanslesexemplesetneparviennentplusà
ensortir,depointer làunecontradiction,derenvoyer iciunequestion[…]desynthétiser
les idées développées par les élèves.»246 L’enseignant aura donc comme mission de
proposerdespistesderéflexion,derégulerlesdébatsetdiscussionsentrelesélèves,et
enmêmetempsd’êtreàl’écoutedesadolescentsetdelesréconforterencasdebesoin.
Il serait aussi primordial d’encourager les élèves à partager en classe leurs
expériences de lecture, leurs impressions et leurs questionnements, même si cela
impliqueque l’ondégagedes idéeset représentationscontradictoires.Lesdiscussions
en classe au sujet des lectures communes participent bien sûr aussi à améliorer les
compétencesoralesetargumentativesdel’élève,cequiestfavorableaudéveloppement
généraldel’adolescent.Rappelonspourtantquelessentimentsprovoquésparlalecture
sont intimesetque l’ondevrait laisserà l’élève lechoixdepartageravec laclasseses
réflexionsetsentimentsparrapportautexte.
Afindefairevraimentprofiterlesjeunesdeleurlecture,ilestimportantdefavoriserle
«contact» entre l’élève et l’œuvre.Concrètement, il faut accorder à l’adolescent la
possibilité de découvrir le texte dans une ambiance calme et agréable. La lecture
solitaireàlamaisonconstitueraitdoncuneapprocheadaptée,or,sil’ambianceenclasse
lepermetetsil’enseignantsesentcapabledel’assurer,lalectureàvoixhautedutexte
seraituneméthodeauthentiquequiprofiteraitsansdouteauxélèves.
Aussifaudrait‐ilessayerdefairesavourerl’humourremarquableettrèsprésentdansle
Cycle de l’Invisible, sauf dans Milarepa. Yvonne Y. Hsieh a eu raison d’affirmer que
«malgrélaconditionprofondémenttragiquedeMoïse,d’OscaretdeJoseph,lerirejaillità
la lecture de chaque page.»247 Il s’agit d’un humour fin et intelligent qui confère une
certaine légèreté aux textes. La critique littéraire explique l’apport de l’humour en
précisant: «L’écart entre la perception enfantine et la réalité génère le comique, sans
lequelonnepourraitsupporterlessujetsdifficilesabordésdanslestroistextes»248.
246LALANNE,Anne,Laphilosophieàl’école.Unephilosophiedel’école,op.cit.,p.142247HSIEH,YvonneY.,EricEmmanuelSchmittoulaphilosophiedel’ouverture,op.cit.,p.93248 ibid., p.93 ‐ en faisant référence àMonsieur Ibrahim et les fleurs du Coran,Oscar et la dame rose etL’enfantdeNoé
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Concernant le choix de l’œuvre, il est difficile de donner des recommandations
précises,toutdépenddesbesoinsetenviesdesélèvesetdelarelationquel’enseignant
entretientaveclaclasse.MonsieurIbrahimetlesfleursduCoranconstitueprobablement
le texte leplus facilementabordableenclasse,dans lamesureoù il s’agitd’unepetite
histoire charmante dont la compréhension ne posera pas de problèmes majeurs aux
élèves.Etantdonnéqu’auniveauthématique,Oscaretladameroses’articuleautourde
lamortetdelasouffrancehumaine,uneatmosphèredeconfianceauseindelaclasseest
souhaitablepourfaireprofiterlesélèvesdecettelecture.ConcernantL’enfantdeNoé,il
convient de noter que bien qu’il s’agisse du texte le plus long du Cycle de l’Invisible,
l’histoiresembletoutàfaitabordableenclasse.Lesumoquinepouvaitpasgrossirserait
à recommanderàdesadolescentsplusâgés,vu l’importanceaccordéeaubouddhisme
zen,philosophiepeuconnuedenosélèves.Finalement,Milarepasembleaprioriêtrele
récit lemoinsfacileàtraiterenclasse.Eneffet, le flouauniveaude l’énonciationet le
manquedelégèretédûàl’absenced’humourneprédestinepasforcémentcetteœuvreà
unelectureenclasse.Or,denouveau,toutdépenddel’approchedel’enseignant…
Concernantlesactivitésàprévoirausujetdel’œuvre, ilconvientdefaireréférenceà
Donald Davidson qui a mis en exergue l’importance du dialogue pour compléter nos
lectures: «Lesen ist nicht genug. Wenn wir der schwierigsten Wahrheit nahekommen
wollen,müssenwirredenundnatürlichauchzuhören.»249Ilseraitdoncindispensablede
veiller à la qualité de la communication en classe pendant les activités que l’on aura
choisiesenfonctiondesobjectifsfixésd’avance.
Avantd’élaboreruneséquenced’apprentissagecorrespondantauxbesoinsdesesélèves
ainsi qu’à leurs intérêts, l’enseignant doit en effet se poser un certain nombre de
questionspourdéfinirclairementlesobjectifsqu’ilchercheàatteindreàtraverscette
lecture. Faut‐il que chaque élève comprenne tous les éléments du texte ou vise‐t‐on
plutôt une expérience très personnelle de lecture? Recherche‐t‐on une «lecture‐
analyse» ou plutôt une «lecture‐plaisir»? Quelles compétences souhaite‐t‐on
développerparcebiais?
249DAVIDSON,Donald,DialektikundDialog,Suhrkamp,Frankfurt/M,1993,S.14
85
Vu le langage clair et précis d’Eric‐Emmanuel Schmitt, des citations tirées des textes
constituent un excellent moyen pour aborder les différentes œuvres du Cycle de
l’Invisible.Pourélargirlesthématiques,ilestégalementintéressantdelireenclassedes
extraits d’autres œuvres traitant des mêmes sujets. Ainsi peut‐on par exemple
proposerdanslecadredela lectured’Oscaret ladamerose letexte«Quephilosopher
c’est apprendre à mourir» tiré des Essais de Michel de Montaigne250. Evidemment,
certainsextraitsdesrécitsd’Eric‐EmmanuelSchmittpeuventaussis’avérerutilespour
faciliterl’accèsàdestextes«classiques»,plusdifficilementaccessiblesauxélèves.
Parailleurs, ilserait intéressantd’intégrerdanslaséquenced’apprentissageunrappel
desexpressionsdelavolontéetdel’opinion.Cevocabulairepermettraitauxélèves
de bienmarquer la subjectivité de leurs impressions et idées. Si l’enseignant se rend
compteque certains élèves s’intéressent vraiment au texte,maisn’osentpaspartager
leurs réflexions avec leurs camarades, il serait utile de proposer aux adolescents de
noter sur un papier les questions qu’ils se posent ainsi que leurs commentaires par
rapport au livre. Ces notes, anonymes ou non, seraient alors mises à profit par
l’enseignantdanslasuitedesoncours.
Afinde«fairevivre»lesrécits, l’enseignantpourraitaussidemanderàsesélèvesde
relireàhautevoix,voireàjouervéritablementcertainspassagesdutexte.Lesœuvresde
notre corpus se prêtent bien à ce genred’exercices, étant donnéque l’auteur accorde
une grande importance aux dialogues entre ses personnages. Bien sûr, il serait aussi
intéressantd’allerau‐delàdel’œuvreanalyséeenclasse,enproposantparexempledes
jeux de rôles ou des activités d’écriture, et d’inciter ainsi les élèves à imaginer
certainessituationsourencontres.
Mêmesi,commenousl’avonsévoqué,Eric‐EmmanuelSchmittressent«unmélangede
fiertéetdecrainte»251enpensantaufaitquesesœuvressontsouventtraitéesenclasse,
ilconvientderendrelesenseignantsattentifsauxdossierspédagogiquesproposéssur
lesiteofficieldel’auteur,constituantd’ailleursunevéritablecaverned’AliBaba.Parmi
les travaux élaborés par des professeurs de Lettres figurent entre autresOscar et la250idée:GRINFAS‐BOUCHIBTI,Josiane,EricEmmanuelSchmitt,Oscaretladamerose,op.cit.,p.103251 citation issue d’une interview avec l’auteur, dans: SUDRET, Laurence, EricEmmanuel Schmitt,Milarepa,op.cit.,p.83
86
dame rose etL’enfant deNoé. De plus, deséditions commentées ont été publiées252,
englobant bien sûr le texte intégral, mais aussi une présentation de l’œuvre, des
questionnaires,desexplicationsutilessur lecontextedurécit,une interviewexclusive
avecl’auteurausujetdel’œuvreenquestion,desgroupementsd’autrestextesabordant
lessujetsprincipauxainsiqu’unebibliographieintéressante.Lesauteursdeceséditions
yindiquentaussipourquelniveaud’étudesilsontélaboréleursdossiers,ils’agiraalors
àl’enseignantdefaireseschoix…
Rappelonsàceproposlesouvenirdel’auteurlui‐mêmequiaaffirmé:«cependant,c’est
grâceauxconseilsjudicieuxdecertainsprofesseurs,quej’aieumesplusbellesémotionsde
lecture»253.Ilfauteneffetlaisserletempsetl’espaceauxémotions,lacitationsuivante
estparlanteàcesujet:«CommentfaireaimerProustsi l’on interrompt lesélèvesavant
mêmequeMarcelaitreprissonsouffle?Pourquelarencontreaitlieuentreuneœuvreet
sonlecteur,ilfautuntempsetunespace.»254
En tant qu’enseignant, il faudrait donc tout d’abord transmettre l’impression à l’élève
que l’onaconfianceensescapacités à lirece livreet surtoutquepour la lecturede
telleoutelleœuvre,celavautlapeinedeconsacrercequel’hommemoderneadeplus
précieux,sontemps.Pourfairecela,l’enseignantdoitêtreconvaincantetconvaincu
del’œuvrequ’ilproposeàsesélèves.Dansl’ouvrageLireàl’adolescence,cetteidéeest
soulignée:«Commentmieuxquequiconque,leprofesseurcharismatique,heureuxdefaire
partager ses rencontres livresques, peutil susciter le plaisir de lire? En exprimant son
enthousiasme,l’enseignantlepartage.»255Ilfaudraitdoncbienchoisirlelivre,témoigner
de son plaisir de lecture et essayer de partager cette émotion avec la classe, en se
sentantlibredechoisirlesméthodesadaptéesàlasituationetàsesélèves.Lacitation
suivanteexprimeàmerveillecetétatd’esprit:
252éditionMagnard,CollègeLP253 citation issue d’une interview avec l’auteur, dans: SUDRET, Laurence, EricEmmanuel Schmitt,Milarepa,op.cit.,p.83254 RUNTZ‐CHRISTAN, Edmée et MARKEVITCH FRIEDEN, Nathalie, Lire à l’adolescence. Réalités etstratégiesdelecture,op.cit.,p.123255ibid.,p.123
87
Oui,ilvoulaitqueleslivresluimontentjusqu’auxyeux,
luirévèlentlemonde.
Oui,ilétaitsûrquelalectured’unvraitexte
Changeleregarddeceluiquilit.
Saforceàlui,elleestlà,dansleslivres.
C’estpourcelaqu’ilavaitchoisicemétier.
Pourqued’autreslisent.
JeanneBenameur,Présent?256
256BENAMEUR,Jeanne,Présent?,EditionsDenoël,2006
Conclusion
«Lorsqu’on veut apprendre quelque chose, on ne prend pas un livre. On parle avec
quelqu’un. Je ne crois pas aux livres.»257 Cette affirmation de Monsieur Ibrahim peut
sembler étonnante, étant donné que le vieil épicier fait régulièrement référence aux
connaissancesqu’ilpuisedanssonCoran.Lasolutiondecemystèreest liéeauxfleurs
séchées que l’homme cache dans son livre, comme le révèle l’auteur lui‐même: «Son
Coran, c’estautant le textequecequeMonsieur Ibrahimya luimêmedéposé, savie, sa
façon de lire, son interprétation.»258 Le vieil homme affronte la vie et la mort avec
sérénité et confiance. Or, quand on est jeune, il faut d’abord trouver sa voie dans ce
mondesouventdéroutant.
Danscetteoptique,l’altéritéjoueunrôleimportantdanslaviedescinqjeuneshérosdu
CycledeL’Invisible: très tôt, ils serendentcompteque leursituationdeviedifficileet
leurs relations familiales compliquées sont exceptionnellespourun jeunede leur âge.
Ayantdécouvertunecertainealtéritéà l’intérieurd’eux‐mêmes,dans leurspenséeset
réflexions,ilsremettentencauseleurpropreidentité.Lesjeunesontalorslachancede
rencontrer une personne fascinante et mystérieuse qui, par le fait d’être tout à fait
différente d’eux, tant au niveau de sa vie qu’à celui de ses réflexions, leur servira de
tuteurbienveillantetdeguideprécieuxdansleurdéveloppementpersonneletspirituel.
Dans les amitiésqui ce créent ainsi, les différences entre l’adulte et le jeunehérosne
représententpasunobstacle,maisunvraienrichissement.Unchangementfondamental
touchant aumodede viedes jeunes, à leur rapport aupassé ainsi qu’à leur visiondu
mondeestalorsdéclenché.Uneattitudepositivefaceàl’altéritéconstitueainsipourles
jeuneshérosunmoyen trèsutile, voire indispensable, leurpermettantd’accepter leur
passé et la part d’altérité en eux‐mêmes, de profiter du présent et d’être ouverts aux
gensainsiqu’auxsurprisesquelefuturleurréservera.
257SCHMITT,Eric‐Emmanuel,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,op.cit.,p.47258SCHMITT,Eric‐Emmanuel,«Bruxelles,16novembre2004Eric‐EmmanuelSchmitt»(commentairedel’auteursurMonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,trouvésurlesiteofficieldel’auteurhttp/www.eric‐emmanuel‐schmitt.com:Litterature‐recits‐Monsieur‐Ibrahim‐et‐les‐fleurs‐du‐Coran.html)
90
L’adolescenceestaussiunepériodemouvementéedanslaviedenoslycéens.Dansnotre
analyse,nousavonspuconstaterquelesœuvresdenotrecorpuspeuventconstituerune
lecture à la fois agréable et enrichissante pour ces élèves, dans la mesure où elles
véhiculentuneattitudepositiveetouvertefaceàl’altéritéetàlavieengénéral,cequi
peutfavoriserlaconstructionidentitairedesélèves.
En tantqu’enseignantproposantunedesœuvresduCyclede l’Invisibleàsesélèves, le
défi consiste alors à amener les jeunes à «déposer» dans ce livre «leurs fleurs
séchées»,d’enrichirletextedeleurspropresréflexions,associationsetexpériences.En
favorisant leséchanges, lamissionde l’adulteserésumeainsià l’accompagnement,au
guidageetàl’encouragementdesélèvesdansleurexpériencepersonnelledelecture.
À l’imageduCorandeMonsieur Ibrahimquiabritedes fleurs,chacunedesœuvresdu
Cyclede l’Invisible réservedessurprises insoupçonnéeset charmantesà son lecteur, il
suffitd’unpeudecuriosité…
Annexe
LECREDODEL'OPTIMISMEMODERNE
«Jesuisoptimisteparcequejetrouvelemondeféroce,injuste,indifférent.
Jesuisoptimisteparcequej'estimelavietropcourte,limitée,douloureuse.
Jesuisoptimisteparcequej'aiaccompliledeuildelaconnaissance
etquejesaisdésormaisquejenesauraijamais.
Jesuisoptimisteparcequejeremarquequetoutéquilibreestfragile,provisoire.
Jesuisoptimisteparcequejenecroispasauprogrès,
plusexactement,jenecroispasqu'ilyaitunprogrèsautomatique,nécessaire,inéluctable,
unprogrèssansmoi,sansnous,sansnotrevolontéetnotresueur.
Jesuisoptimisteparcequejecrainsquelepiren'arriveetquejeferaitoutpourl'éviter.
Jesuisoptimisteparcequec'estlaseulepropositionintelligentequel'absurdem'inspire.
Jesuisoptimisteparcequec'estl'uniqueactioncohérentequeledésespoirmesouffle.
Oui,jesuisoptimisteparcequec'estunpariavantageux:
siledestinmeprouvequej'aieuraisond'avoirconfiance,j'auraigagné;
etsiledestinrévèlemonerreur,
jen'aurairienperdumaisj'auraieuunemeilleurevie,plusutile,plusgénéreuse.»
Eric‐EmmanuelSchmitt,QuandjepensequeBeethovenestmortalorsquetantdecrétinsvivent…,p.105‐106
Bibliographie
Œuvresetarticlesd’EricEmmanuelSchmitt:SCHMITT, Eric‐Emmanuel, «Bruxelles, 16 novembre 2004 Eric‐Emmanuel Schmitt»(commentairedel’auteursurMonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,trouvésurlesiteofficieldel’auteur:http/www.eric‐emmanuel‐schmitt.com:Litterature‐recits‐Monsieur‐Ibrahim‐et‐les‐fleurs‐du‐Coran.html)SCHMITT, Eric‐Emmanuel, Diderot ou la philosophie de la séduction, Editions AlbinMichel,Paris,1997SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Lapartdel’autre,EditionAlbinMichel,Paris,2001SCHMITT,Eric‐Emmanuel,L’enfantdeNoé,EditionsAlbinMichel,Paris,2004SCHMITT, Eric‐Emmanuel, Le sumo qui ne pouvait pas grossir, Editions Albin Michel,Paris,2009SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Milarepa,EditionsAlbinMichel,Paris,1997SCHMITT,Eric‐Emmanuel,MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,EditionsAlbinMichel,Paris,2001SCHMITT,Eric‐Emmanuel,Oscaretladamerose,EditionsAlbinMichel,Paris,2002SCHMITT, Eric‐Emmanuel, Quand je pense que Beethoven est mort alors que tant decrétinsvivent…,EditionsAlbinMichel,Paris,2010Etudessurl’auteur:CASIN‐PELLEGRINI, Catherine (présentation, notes, questions et après‐texte), EricEmmanuelSchmitt,LeVisiteur,EditionMagnard,collectionClassiquesetContemporains,Paris,2004GRINFAS‐BOUCHIBTI, Josiane (présentation, notes, questions et après‐texte), EricEmmanuelSchmitt,MonsieurIbrahimetlesFleursduCoran,EditionMagnard,collectionClassiquesetContemporains,Paris,2004GRINFAS‐BOUCHIBTI, Josiane (présentation, notes, questions et après‐texte), EricEmmanuel Schmitt, Oscar et la dame rose, Edition Magnard, collection Classiques etContemporains,Paris,2006HSIEH, Yvonne Y., EricEmmanuel Schmitt ou la philosophie de l’ouverture, SummaPublications,Inc.,Birmingham,USA,2006
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MANGANO, Francesca, Le roman de formation au XXIe siècle, Analyse de: MonsieurIbrahimetlesfleursduCoran,Oscaretladamerose,L’enfantdeNoé,EditionsBénévent,Nice,2007MEYER, Michel, EricEmmanuel Schmitt ou les identités bouleversées, Editions AlbinMichel,Paris,2004SUDRET, Laurence (présentation, notes, questions et après‐texte), EricEmmanuelSchmitt,L’enfantdeNoé,EditionMagnard,collectionClassiquesetContemporains,Paris,2004SUDRET, Laurence (présentation, notes, questions et après‐texte), EricEmmanuelSchmitt,Milarepa,EditionMagnard,collectionClassiquesetContemporains,Paris,2009Articles:BRUSNEL, François, «Philosophe clandestin», Lire, 2004 (article trouvé sur le siteofficiel d’Eric‐Emmanuel Schmitt sous la rubrique «Portrait de Presse»:http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Portrait‐presse.html)DUPLAT,Guy,«Lenouveauromand’Eric‐EmmanuelSchmittvientdesortir…»,LaLibreBelgique (article trouvé sur le site officiel de l’auteur: http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Litterature‐recits‐l‐enfant‐de‐noe.html)DURAND, Thierry R., «Eric‐Emmanuel Schmitt: de Dieu qui vient au théâtre»,TheFrenchReview,vol78,N°3,février2005,16pages«EES,lephilosopheenparaboles»,L’hommeenQuestion,numéro23(articletrouvésurle siteofficiel d’Eric‐Emmanuel Schmitt: http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Litterature‐recits‐le‐sumo‐qui‐ne‐pouvait‐pas‐grossir.html)HOLLAND, Norman N., «EinheitIdentitätTextSelbst», Psyche. Zeitschrift für PsychanalyseundihreAnwendungen,33.Jahrgang,Heft12LESEGRETAIN,A.,«Cequej’écrismedépasse»,LaCroix,le7octobre2000(trouvéesurle site officiel d’Eric‐Emmanuel Schmitt sous la rubrique «Portrait de Presse»:http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Portrait‐presse.html)LIEBER,Jean‐ClaudeetSophie‐Justine,«L’Artdumystère»,LaNouvelleRevuefrançaise534‐535,juillet‐août1997PRENGER, Anne‐Sylvie, «Je me sens coupable quand je n’écris pas», Le Matin(interview trouvée sur le site officiel d’Eric‐Emmanuel Schmitt: http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com/Litterature‐recits‐le‐sumo‐qui‐ne‐pouvait‐pas‐grossir.html)
95
DictionnairesARON,Paul,DictionnaireduLittéraire,PressesUniversitairesdeFrance,Paris,2002Dictionnaire des Genres et notions littéraires, Encyclopaedia Universalis, Albin Michel,2001LITTRE, Paul‐Emile, Dictionnaire de la langue française, Encyclopaedia Britannica,Chicago,1974REY,Alain,LeGrandRobertdelalanguefrançaise,versionélectronique,deuxièmeéditiondirigéeparAlainREYduDictionnairealphabétiqueetanalogiquedelalanguefrançaisedePaulROBERTREY‐DEBOVE,Josette,REYAlainet.al.,LeNouveauPetitRobert,DictionnaireLeRobert,Paris,2009Autresouvrages:BANCAUD‐MAËNEN,Florence,LeRomandeFormationauXIIIesiècleenEurope,Nathan,Paris,1998BENAMEUR,Jeanne,Présent?,EditionsDenoël,2006MERCIER, Pascal,Train de nuit pour Lisbonne, traduit de l’allemand suisse par NicoleCasanova,EditionMarenSell,Paris,2006DAVIDSON,Donald,DialektikundDialog,Suhrkamp,Frankfurt/M,1993GIASSON,Jocelyne,Lalecture.Delathéorieàlapratique,deboeck,Bruxelles,2005HUBER, Florian, Durch Lesen sich selbst verstehen. Zum Verhältnis von Literatur undIdentitätsbildung,transcriptVerlag,Bielefeld,2008LALANNE,Anne,Laphilosophieà l’école.Unephilosophiede l’école,L’Harmattan,Paris,2009LEROY, Michel, Peuton enseigner la littérature française, Presses Universitaires deFrance,Paris,2001LIEURY,Alainetal.,Psychologiepourl’enseignant,Dunod,Paris,2010MÜNSTER,Arno,LEVINAS,Emmanuel,PETITDEMANGE,Guy,et.al.,LaDifférencecommenonindifférence: éthique et altérité chez Emmanuel Lévinas : le séminaire du Collègeinternationaldephilosophie,Kimé,Paris,1995RUNTZ‐CHRISTAN, Edmée et MARKEVITCH FRIEDEN, Nathalie, Lire à l’adolescence.Réalitésetstratégiesdelecture,Chroniquesociale,Lyon,2010
96
Documentsaudiovisuels:Interview surRTLdans le cadrede l’émission «LesLivresont laparole» animéeparBernard Lehut, émission du 5 avril 2009 que l’on peut écouter sur le site:http://www.rtl.fr/actualites/culture‐loisirs/article/le‐sumo‐qui‐ne‐pouvait‐pas‐grossir‐de‐eric‐emmanuel‐schmitt‐4199556Conférenced’Eric‐EmmanuelSchmittsur l’optimisme, filméeauconservatoireroyal, le27mars2006,dvdmisaumarchéparAntigoneSoutiensinformatiques:http://www.eric‐emmanuel‐schmitt.com(lesiteofficieldel’auteur)http://www.evene.frhttp://www.theatredelinvisible.com/le_theatre/index.html
97
Tabledesmatières
I. LeCycledel’Invisibled’EricEmmanuelSchmitt 9
1. EricEmmanuelSchmitt,unécrivainphilosophe 92. LeCycledel’Invisible 13a.GenèseetdéfinitionduCycledel’Invisible 13b.Lesdifférentesœuvresducycle 153. Lesenfantscommehérosphilosophiques 21
II. Lejeunehérosfaceàl’altérité 23
1. Lepersonnageprincipal:unpersonnagequisesent«autre» 24a.Desenfantsquimènentuneviehorsducommunpourleurâge 24b.Desenfantsenconflitavecleursparents 26c.Desenfantsenquêted’identité 302. Unerencontredécisive:lecontactavecunepersonnetoutàfait«autre» 33a.Unepersonnehorsducommun:mystérieuseetfascinante 33b.Suppléantparentalouâmesœur? 37c.Unformateursocialetspirituel 413. L’enfantetl’altérité:l’histoired’unchangement 47a.Adoptiond’unnouveaumodedevie 47b.Clarificationdesrelationsfamilialesetrenouementaveclepassé 51c.Changementdelavisiondumonde 55
III. L’élèvefaceàl’altéritédanslesœuvresenquestion 61
1. Desœuvresdeformation? 632. LeCycledel’Invisibleunelectureenrichissantepourlesjeunes? 67a.Uneinitiationparséduction 67b.Unephilosophiedel’échange 69c.Unephilosophiedel’ouverture 703. LeCycledeL’Invisiblecommelectureenclasse:uneentreprise«délicate»? 76a.Les«risques»encourusparl’enseignant… 76…auniveaudesthèmesabordés 76…auniveaudel’enseignementenclasse 79b.Quelquespistespédagogiques 80
Conclusion 89
Annexe 91
Bibliographie 93