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Cyrano de Bergerac dossier pédagogique Le Grenier de Babouchka
1
Cyrano de Bergerac
d’Edmond Rostand
par Jean Philippe Daguerre et le Grenier de Babouchka
DOSSIER PEDAGOGIQUE
Rappels historiques, biographiques,
littéraires et
historiques
Exercices et pistes de recherche pour
le collège et le lycée
Résumé de la pièce
Analyse de la mise
en scène
Outils pour
accompagner les
élèves lors de la
représentation
Annexes :
Musique,
filmographie, textes
de Savinien de
Cyrano, note de
mise en scène…
Cyrano de Bergerac dossier pédagogique Le Grenier de Babouchka
2
Le présent dossier a pour
but de présenter le
spectacle Cyrano de
Bergerac de Jean-Philippe
Daguerre aux élèves de
Collège et de lycée.
Il peut seconder les
professeurs à la
préparation des cours,
guider les élèves1 dans
leur recherche
préalablement ou
postérieurement à la
représentation, et leur
permettre d’en tirer le
meilleur bénéfice sur les
plans artistiques et
pédagogiques.
Après avoir présenté la
compagnie Le Grenier de Babouchka et son
metteur en scène, nous rappellerons
quelques généralités touchant au théâtre, à
l’œuvre, et à l’auteur ; puis nous proposerons
des axes de travail, et de recherche à explorer
pendant l’étude de l’œuvre.
Dans un second temps, nous dégagerons les
lignes essentielles du spectacle, avec analyses
et images pour que les élèves/spectateurs
soient en mesure de profiter au mieux de la
représentation, et d’en comprendre les
enjeux.
Bien qu’un grand nombre des données et
analyses qui vont suivre soient utilisables
dans toute étude relative à Cyrano de
Bergerac, le présent dossier a été
intégralement conçu en rapport avec la mise
en scène de Jean-Philippe Daguerre. Les
paragraphes, y compris ceux traitant
essentiellement de l’œuvre ou de l’auteur, ne
sont pas nécessairement transposables à une
autre production ou adaptés à un travail
purement littéraire sur l’œuvre.
1 La plupart du temps les exercices proposés sont
applicables au collège comme au lycée : le
professeur est le plus à même de savoir ce qui
conviendra aux élèves de sa classe ; sachant que
de manière générale, les exercices concrets sont
les plus adaptés pour les élèves du collège, les
questions les plus théoriques devant autant que
possible être réservées aux lycéens et lycéennes.
Cyrano de Bergerac Dans les encadrés tout au long
du dossier, seront proposées
quelques exercices, oraux ou
écrits, à réaliser en classe ou en
travail de recherche, permettant
de solliciter les élèves sur les
thématiques, de les rendre
sensibles au sujet abordé, et de
leur permettre de mieux
comprendre en quoi il y a lieu de
s’interroger.
Pour aller plus loin sur le plan de
l’interprétation et de la musique,
nous proposons deux annexes,
l’une consacrée à la musique du
spectacle, l’autre aux différents
spectacles que les élèves
peuvent consulter ou découvrir
en rapport avec Cyrano de
Bergerac.
Cyrano de Bergerac dossier pédagogique Le Grenier de Babouchka
3
TABLE DES MATIERES
LE GRENIER DE BABOUCHKA …p4
LES CLASSIQUES AVEC JEAN-
PHILIPPE DAGUERRE …p4
1 – CYRANO DE BERGERAC 1 – a De Rostand à Cyrano …p5
1 – b Savinien de Cyrano de Bergerac …p5
1 – c Edmond Rostand …p8
1 – d Cyrano : inclassable ! …p9
1 – e Résumé de la pièce …p10
2 – LA MISE EN SCENE DE JEAN-PHILIPPE DAGUERRE 2 – a Droit à l’essentiel …p14
2 – b Héroïsme, Humour et Poésie, un Cyrano en nuances …p15
2 – c De Guiche, sauvé par Daguerre …p16
2 – d Roxane le personnage central …p17
2 – e Espace scénique : sobriété et contraste …p19
2 – f Le violon, miroir de l’âme …p20
2 – g De l’héroïque au musical …p21
ANNEXES Annexe I
– Pour en (sa)voir plus …p23
Annexe II
– Un « repaire » de citations …p25
Annexe III
– La musique de Petr Ruzicka…p26
Annexe IV
– Distribution et note de mise en scène …p28
Annexe V
– Textes …p29
Cyrano de Bergerac dossier pédagogique Le Grenier de Babouchka
4
Le Théâtre Michel où la Compagnie
est en résidence depuis 2011
Installation du décor lors de la
création à la Villa Arnaga
LE GRENIER DE BABOUCHKA
La compagnie Le Grenier de Babouchka,
existe depuis plus de dix ans et a toujours
défendu, avec une grande exigence
artistique, un théâtre accessible à tous. La
rencontre avec le metteur en scène Jean-
Philippe Daguerre a marqué de son sceau la
compagnie qui a trouvé en lui une direction
artistique forte et cohérente.
Depuis quelques années Le Grenier de
Babouchka s’oriente avec beaucoup de
rigueur et un succès croissant vers les œuvres
du répertoire, dans des productions aux
costumes et décors classiques, et à la mise en
scène résolument dynamique et accessible.
Les œuvres abordées (Les Femmes Savantes,
Les Précieuses Ridicules, La Comtesse
d’Escarbagnas, L’Avare, Le Malade
Imaginaire, Cyrano de Bergerac,…
prochainement Le Cid, et Le Bourgeois
Gentilhomme), pour la plupart régulièrement
au programme, ont été destinées au « grand
public », lors de leur création; Le Grenier de
Babouchka poursuit cette tradition
notamment vers les collégiens et lycéens.
Jean-Philippe Daguerre reprend à sa charge
cette mission de donner aux jeunes, aux
familles, quelle que soit leur univers culturel,
ou leur expérience du spectacle, un accès
direct aux textes « classiques ».
LES CLASSIQUES AVEC JEAN-PHILIPPE DAGUERRE
Dans les mises en scène de répertoire
classique de Jean-Philippe Daguerre il y a ce
qu’il faut de respect de la tradition (décors,
costumes soignés, toujours d’époque),
d’intelligibilité du texte (un grand respect
avec le minimum de coupes ou
d’adaptations), de réalisme. Les comédiens
avec qui il travaille dans un esprit de troupe
depuis de nombreuses années ont l’habitude
de ce répertoire. Mais ce qui caractérise ses
mises en scène c’est une approche du théâtre
éminemment actuelle, sans temps morts,
avec beaucoup de dynamisme, de musique,
de mouvement. Un travail tonique et
généreux dans le texte et dans le geste, la
volonté de faire parvenir le propos de
manière concrète, immédiate, sans
psychologie, sans concept, …
L’approche des textes classiques par Jean-
Philippe Daguerre, c’est une volonté
inflexible de se débarrasser de tout ce que les
habitudes peuvent avoir de désuet ou de
poussiéreux, et qui créent autant de barrages
entre le public et les textes, c’est « rendre ce
répertoire à ceux pour qui il a été écrit ». En
ce sens, pour les collégiens et les lycéens, ses
productions constituent de merveilleuses
ouvertures, d’un côté vers plusieurs siècles
de littérature, et de l’autre vers un univers en
constante évolution : celui du spectacle
vivant.
Cyrano de Bergerac dossier pédagogique Le Grenier de Babouchka
5
1 – L’ŒUVRE 1 – a DE ROSTAND A CYRANO, UN DOUBLE VOYAGE
Travailler sur Cyrano de Bergerac c’est
toujours travailler sur le double. Le rapport
Cyrano/Christian est à ce titre l’un des plus
forts exemples de l’histoire de la littérature.
Mais avant d’en arriver là, il y a le double
voyage proposé au spectateur, ou au lecteur :
celui qui amène d’un côté à l’aube du XXe
siècle avec Edmond Rostand, et au début du
XVIIe avec Cyrano.
Le théâtre du XIXe siècle est plein de ce type
de décalages entre l’époque du récit et celle
de l’écriture (cf. drame romantique, Hugo
notamment), mais dans Cyrano le rapport est
particulièrement complexe du fait que le
héros historique (mais quelque peu romancé)
est lui-même auteur, et qu’Edmond Rostand
écrit, dans la langue de son époque, une type
de pièce qui est plus proche du répertoire du
XVIe XVIIe siècle que de ses contemporains !
Pour aider les élèves à y voir clair, regardons
d’un côté le Cyrano historique, puis la
biographie d’Edmond Rostand, et ce qui se
déroule dans leurs époques respectives. Puis
nous examinerons les genres existants à
l’époque de Rostand, et, a contrario, de quels
genres, bien antérieurs, peut se réclamer son
Cyrano de Bergerac.
1 – b SAVINIEN DE CYRANO DE BERGERAC (1619-1650)
Cyrano de Bergerac (prénommé Savinien) est
né le 6 mars 1619 à Paris2. Il est le fils d’Abel
de Cyrano (avocat), et de son épouse
Esperance Bellanger. Rapidement sa famille
s’installe à Mauvières qui jouxte Bergerac ;
Savinien prendra par la suite ce nom sous
lequel il est devenu célèbre. Il grandit avec un
goût marqué pour les études et les armes,
ainsi que pour la liberté dans l’exercice des
unes et des autres. Ainsi il s’éloignera de
l’Eglise, puisant par la suite davantage dans
l’univers de Gassendi3, il fera partie des plus
ardents libertins4.
2 Paroisse Saint-Germain-l'Auxerrois, comme en
atteste son acte de naissance, retrouvé par
Auguste Jal. 3 Pierre Gassend, dit Gassendi (1592-1555) est un
philosophe, théologien et scientifique toujours à
l’affut de nouvelles découvertes et observations.
Il a marqué son époque par la sincérité de sa
recherche, son objectivité, et sa collaboration
avec les plus grands esprits de son temps (Hobbes,
Mersenne, Fermat, Kepler, …). Molière et Cyrano
se seraient rencontrés en suivant son
enseignement. 4 Nous rappelons que le libertinage au XVIIe siècle
est un courant de pensée, préfigurant ce qui
deviendra plus tard le matérialisme ; cela a fort
peu à voir avec l’usage que le terme libertinage a
pris par la suite au XVIIIe siècle et encore moins
aujourd’hui.
Cyrano de Bergerac dossier pédagogique Le Grenier de Babouchka
6
Sans doute disgracieux
physiquement (comme en
attestent ses portraits, mais les
témoignages de l’époque ne
signalent rien à cet égard, la
légende vient de Rostand),
grand amateur de beuveries et
redoutable duelliste (l’épisode
1 contre 100 semble attesté, et
il était connu dans sa jeunesse
pour faire un duel par jour en moyenne !), il
s'engage avec son ami Henry Le Bret dans la
compagnie de Mr de Carbon de Casteljaloux,
composée presque entièrement de gascons
(d'où leur appellation
inventée par Rostand de
cadets de Gascogne), ou il
sera considéré comme, un
« démon de bravoure ».
Pendant son service,
Cyrano est gravement
blessé deux fois, une
blessure par coup de fusil
et une blessure au cou en 1640
pendant le siège d'Arras.
Pour revenir à Savinien de Cyrano de
Bergerac, il ne parviendra jamais à
recouvrer entièrement de ses
blessures. Pendant sa convalescence à
Paris, sa cousine Madeleine Robineau,
Baronne de Neuvillette (elle a épousé
en 1635 Christophe de Champagne,
baron de Neuvillette, mort à Arras)
l'aidera financièrement. Madeleine sera
plus tard prise comme modèle de la
jolie Roxanne, et Christophe deviendra
Christian. Le réalisme historique s’arrête là :
Christian servait chez les cavaliers alors que
Savinien de Cyrano était fantassin, rien
n’atteste qu’ils se soient jamais
rencontrés. En ce qui concerne Cyrano et
Madeleine, il y a certes eu soutien
réciproque, et sans doute affection, mais il
est admis par quasiment tous ses
biographes que le Savinien historique était
homosexuel. Très individualiste, son
indépendance et son agressivité lui valent
de nombreux ennemis au moins autant par
sa plume que par son épée.
Abandonnant la carrière militaire à la suite
de ses blessures, il reprend des études
auprès du philosophe et mathématicien
Pierre Gassendi. Il écrit des récits de
voyages imaginaires vers la Lune et le Soleil
et des récits satiriques portant sur les idées
qui mettaient la Terre et l'humanité au
centre de la création, comme « Histoire comique des états et empires de la lune »
(1656) et « Histoire comique des états et empires du soleil » (1662) qui seront
publiés de façon posthume, par Henry Le
Bret, lequel est le principal témoin
biographique auquel nous puissions nous
fier.
Pierre
Gassendi
Henri Le Bret
Le siège d’Arras : pour les élèves qui se demanderaient comment Arras, ville du nord de la France peut se retrouver assiégée par les français ! eux-mêmes assaillis par des espagnols !! … Il faut savoir qu’au XVIIe siècle la région des Flandres (dont
Arras fait partie) avait une forme d’état indépendant, sous
domination Espagnole. Le siège d’Arras se déroule pendant la
guerre de 30 ans (1619-1649) qui oppose la maison d’Autriche
(liée à l’Espagne) et ses alliés aux autres maisons d’Europe. La
France entre en guerre vers 1635, et après de nombreux
combats (dont le siège d’Arras miraculeusement remporté au
prix de sacrifices tels que ceux décrits dans la pièce de Rostand),
aboutit à une victoire franche mais qui aura coûté cher. La
guerre de 30 ans se termine par les traités de Westphalie qui
ont pour caractéristique d’apporter une paix basée sur un
équilibre entre nations, sans considérations de religion,
contrairement à ce qui avaient régi presque tous les conflits
européens jusqu’alors. Notons que le traité de Westphalie
ratifie l’indépendance des Pays-Bas qui luttaient depuis 80
contre la monarchie Espagnole qui en avait eu longtemps le
contrôle.
Le siège d’Arras
Cyrano de Bergerac dossier pédagogique Le Grenier de Babouchka
7
L’œuvre de Cyrano, d'orientation
scientifique met en avant beaucoup de
théories, qui ont inspirées Rostand dans la
scène 13 de l’Acte III (où Cyrano fait croire
à De Guiche qu’il descend de la Lune), mais
son objectif principal est de ridiculiser
l'autorité, notamment religieuse, et
encourager la libre-pensée. On peut
trouver une parenté avec« Les voyages de
Gulliver » de Swift ou avec Voltaire. Il
présente également des pièces de théâtre
« La mort d'Agrippine » (1654), et la comédie
« Le pédant joué » (1654), (dont Molière
tirera deux scènes des « Fourberies de
Scapin »). Ses œuvres scandalisent mais sont
assez estimées.
Son style s’épanouit
pleinement dans ses
pamphlets ou dans
ses lettres, dont
l’esprit est repris par
Rostand au début de
la pièce lors des
attaques à
Montfleury (auquel
le vrai Cyrano a
adressé une lettre
assassine), ou de la
tirade des nez.
Vers la fin de sa vie,
souffrant de
problèmes de santé
et de la pauvreté, il
mettra de l’eau dans son vin, se rapprochera
de protecteurs (tout en conservant sa
liberté de pensée) et
même de la religion
(sous l’influence de
Le Bret qui, d’abord
devenu avocat, finira
par entrer dans les
ordres après la mort
de Cyrano).
Savinien de Cyrano de
Bergerac meurt le 28
juillet 1655, peut-
être des suites d’une
blessure ou d’un accident dont
les circonstances demeurent
obscures.
Pour lire quelques extraits de
textes de Cyrano, se référer aux
annexes.
Faire lire aux élèves la tirade « non merci » (Acte II, sc. 8) et la confronter à celle de De Guiche (Acte V, sc. 2, v. 2313) ? Lequel des deux peut-on envier ? Lequel des deux a « réussi sa vie » pour reprendre l’expression de De Guiche ? Dans quelle mesure, et à quels endroits les traits essentiels de Savinien de Cyrano se retrouvent dans le personnage de Rostand : le guerrier (combat de la fin de l’Acte I, siège d’Arras à l’Acte IV, …) le libertin (« non merci » Acte II, la descente de la lune Acte III, …), le poète (Acte II la lettre, Acte III le balcon, Acte IV les lettres), l’auteur de pamphlets (Acte I la tirade des nez, Acte II le récit du combat, Acte V le journal) ? Ces traits de caractère ont-ils un sens aujourd’hui, un équivalent ? Citer des personnalités qui ont un ou plusieurs de ces traits de caractère. Signaler aux élèves que Christian et Cyrano ne se connaissent pas, que Cyrano n’est pas laid, et n’est pas amoureux de Roxane. Peut-on considérer que Rostand a néanmoins été fidèle au personnage de Cyrano ? Quelle autre histoire pourrait-on inventer autour de ces personnages pour mettre en relief le caractère de Cyrano ? Est-ce que la laideur inventée par Rostand donne de la force ou de la faiblesse au personnage ? Qu’est-ce que cela change dans une destinée d’être considéré comme beau ou comme laid ? D’avoir un esprit vif comme Cyrano, ou plus concret comme Christian ? Sont-ce des éléments objectifs ? Cela peut-il évoluer ?
Manuscrit des Etats et
Empires de La Lune
Edition de 1657, BNF
Cyrano par Etienne Jehandier Desrochers
Cyrano de Bergerac dossier pédagogique Le Grenier de Babouchka
8
1 – c EDMOND ROSTAND (1868 – 1918)
Né le 1er avril 1868 au sein d’une famille
Marseillaise aisée et appréciant la littérature,
Edmond Rostand fait de brillantes études qui
l’amènent à Paris pour des études de droit.
Ayant toujours voulu être auteur dramatique
(il achève sa première pièce à 16 ans), ses
premiers textes jouissent d’une certaine
estime (il obtient à 19 ans un prix de
l’Académie des arts et des lettres de
Marseille pour un essai), il se consacrera dès
lors pleinement à sa passion littéraire : inscrit
au barreau, il n’exercera jamais.
Très attaché à son équilibre de vie, et ayant
les moyens de le maintenir, il passera
presque tous ses étés dans les Pyrénées (à
Luchon), où il rencontrera Rosemonde
Gérard, elle-même poétesse, qui deviendra
son épouse, et le rapprochera des milieux
littéraires (Leconte de Lisle, Dumas).
Ces nombreuses relations, ainsi que sa
persévérance, lui permettent d’enchaîner les
tentatives, inégales, dont aucune ne lui
assure le succès (tantôt salué par l’Académie
Française, puis refusé à la Comédie
Française,…). C’est en 1894 que le succès
apparaît : avec Les Romanesques (libre
adaptation de Roméo et Juliette) joué à la
Comédie Française, avec Coquelin et Sarah
Bernhardt qui sont au faîte de leur gloire. Ils
lui font confiance : Rostand écrit pour Sarah
La Princesse Lointaine puis La Samaritaine qui
seront des demi-succès.
Le 28 décembre 1897 au Théâtre de La Porte
Saint Martin, Coquelin avec Cyrano de
Bergerac remporte un triomphe historique.
Rostand est adulé, décoré,… les
représentations s’enchaînent, le livre se
vend. Rostand est sollicité de toutes parts
(préfaces, poèmes, discours,…).
5 Mary Marquet, membre de la troupe de Sarah
Bernhardt, puis de la Comédie Française connaîtra
la consécration en reprenant le rôle de l’Aiglon ;
elle fera également une grande carrière au cinéma
(Carné, Fellini,…) où elle tourne jusque dans les
années 70. Certains se souviendront de son
apparition en mère supérieure dans La Grande Vadrouille de Gérard Oury ! 6 La Villa Arnaga, aujourd’hui Musée Edmond
Rostand, où Jean-Philippe Daguerre et Le Grenier
de Babouchka ont créé la présente production.
Il renouera encore avec le succès, cette fois
avec l’Aiglon, en 1900 où Sarah Bernhardt
joue le rôle-titre, Rostand dans la foulée
rentre à l’Académie Française.
La fin de sa vie sera à l’ombre de ces deux
chefs-d’œuvre. Lui-même neurasthénique, et
doutant de sa capacité à reproduire le
miracle, il s’isole peu à peu. Sa dernière pièce
Chanteclerc (1910) déroutante est un échec,
il renonce à écrire des pièces en vers.
En 1915 il se sépare de son épouse pour vivre
sa passion avec l’actrice Mary Marquet5
Il se fait construire une somptueuse
demeure, toujours dans les Pyrénées à
Cambo-les-bains6. Pendant la guerre il
apporte tout son soutien à l’armée française.
De retour à Paris en 1918 pour célébrer la
victoire avec une reprise de L’Aiglon, il
attrape la grippe espagnole, et décède à 50
ans le 2 décembre7.
7 Edmond Rostand était né un 1er Avril: il avait
même fondé avec son ami le comédien Maurice
Froyez le « Club des natifs du premier avril » dont
les statuts stipulaient que tous les membres du
club, nés un 1er avril, bénéficieraient d’avantages
et de passe-droits loufoques. Ce sens de l’humour
assumé se retrouve dans de nombreuses
réparties de Cyrano, qui s’oppose en cela aux
autres personnages « sérieux » (Le Bret, De
Guiche, Christian,…).
Cyrano de Bergerac dossier pédagogique Le Grenier de Babouchka
9
1 – d CYRANO : INCLASSABLE !
A l’époque de Rostand, essentiellement deux
courants dominent l’univers du théâtre :
d’une part celui du « divertissement » avec
les vaudevilles, boulevard et les comédies,
dont Georges Courteline (1858-1929) et
surtout Georges Feydeau (1862-1921) sont
passés à la postérité. Il y a dans l’air un goût
pour la satyre, le jeu de mots, esprit qu’un
Tristan Bernard8, par exemple, incarnera.
D’un autre côté, le drame romantique étant
sur le retour (Victor Hugo est mort en 1888),
les courants naturalistes et réalistes9
dominent, avec les symbolistes, l’écriture
théâtrale.
Sentant la nécessité d’un renouveau culturel,
Aurélien Lugné-Poe, suivi par André Antoine,
crée le Théâtre de l’Œuvre où il fera jouer un
répertoire audacieux et avant-gardiste10:
Ibsen, Strindberg, Zola, Claudel… Deux
auteurs qui ont déjà un pied dans le XXe
siècle, Paul Claudel (1868-1955) qui écrit dans
un lyrisme spirituel, et Alfred Jarry (1873-
1907) qui crée l’absurde (Ubu Roi). Il y a par ailleurs quelques tentatives
« réactionnaires » de revenir au drame
historique (patriotique, mythologique ou
religieux) en vers, mais rien qui soit passé à la
postérité. Rien, excepté… Cyrano de
Bergerac.
Edmond Rostand intitule lui-même son
Cyrano : Comédie Héroïque. En fait, le souffle
qui traverse la pièce s’apparente au drame
romantique, prenant les mêmes libertés avec
8 Tristan Bernard, 1866-1947, célèbre pour ses
formules caustiques, a le premier popularisé
l’expression argotique Les Pieds-Nickelés
(paresseux) dans une pièce éponyme de 1894. Ce
sera évidemment Louis Forton dix-ans plus tard
qui assurera la célébrité de la formule, avec ses
bandes dessinées. 9 Le naturalisme et le réalisme ont une certaine
parenté, et sont directement liés au courant
matérialiste qui domine le XIXe siècle occidental
(et dont les racines sont à chercher au XVIIe,
justement chez des auteurs comme… Cyrano de
Bergerac). La nuance est que le naturalisme
cherche exclusivement à montrer les choses telles
qu’elles paraissent à l’état « naturel » dans les
moindres détails, peu importe l’histoire ; le
réalisme souhaitant davantage, avec les mêmes
l’action, et l’approche des vers ; en revanche
le thème et les enjeux sont davantage ceux
de la comedia espagnole (XVIe – XVIIe
siècles); et pour finir les personnages, et
certaines situations, sont clairement héritées
de la commedia dell’arte (Italie XVIe - XVIIe
siècles, qui a déjà inspiré Molière).
Cyrano est à la fois un héros, un poète, et
l’humour teinte beaucoup de ses rapports au
monde : sur le plan de l’écriture, son
héroïsme puise ses racines dans la comedia
espagnole, son lyrisme dans le drame
romantique, et son humour à la commedia dell’arte !
Il est remarquable de constater que ce
patchwork littéraire correspond assez au vrai
Cyrano. Et que cette écriture qui touche à
tant de genres, et dont la versification est
objectivement médiocre11, reste un chef
d’œuvre absolu, au succès jamais démenti, et
qui résonne encore aisément à une oreille du
XXIe siècle.
moyens, faire ressortir les réalités humaines sous-
jacentes. 10 Encore aujourd’hui au fond de la Cour du 55, rue
de Clichy, on retrouve une programmation à la
fois accessible et audacieuse, assurée à présent
par Frédéric Franck. 11 « Ses mots, il les place au hasard et le plus
souvent là où ils sont impropres. […] il n’est
d’iversion désagréable et illogique qu’il ne
pratique avec joie […] M. Rostand s’imagine que,
pour faire des vers, il suffit de mettre une rime
toutes les douze syllabes » André-Ferdinand
Herold, dans le Mercure de France. Même si ce
type de reproche n’a plus son sens aujourd’hui, il
est incontestable que le choix de certains mots,
expressions, interjections, césures et
enjambements pris isolément prêtent parfois à
sourire.
Cyrano de Bergerac dossier pédagogique Le Grenier de Babouchka
10
1 – e RESUME DE LA PIECE
Acte I Une représentation à l’Hôtel de
Bourgogne
Lors d’une représentation théâtrale de La Chlorise le comédien Montfleury est violemment pris à parti et chassé de scène par le célèbre Cyrano de Bergerac, connu pour ses talents littéraires, sa vaillance redoutable, et son visage difforme où trône un nez ridiculement grand. Tour à tour un fâcheux, puis un vicomte tentent de s’opposer à lui. Après la célèbre tirade où il enchaîne lui-même les plaisanteries sur son aspect (tirade des nez, sc. 4) Cyrano achève de se débarrasser du Vicomte par un duel en vers, impressionnant toute l’assemblée, composée de ses amis Le Bret et le pâtissier-poète Ragueneau, de sa cousine Roxane, accompagné du puissant Duc de Guiche, qui est amoureux d’elle mais qu’elle n’aime pas. L’acte s’achève, Cyrano seul et désargenté ayant donné toute sa bourse au directeur du
théâtre pour rembourser les spectateurs. On apprend qu’il est amoureux de Roxane, dont la duègne vient justement lui demander un rendez-vous pour le lendemain. Ivre de joie, Cyrano quitte la scène prêt à affronter les 100 hommes postés à la Porte de Nesle contre son ami le pamphlétaire Lignères.
Proposer aux élèves de lire des extraits de scènes de Cyrano, et de lire ensuite des vers de Molière, de Corneille, ou de Racine? Leur demander quelle langue leur semble la plus soignée ? Quelle rythme est le plus régulier ou solide ? Dans un second temps, lequel est le plus aisé à comprendre ? ou le plus facile à dire ? Demander au quel des trois genres (comedia espagnole, commedia dell’arte, ou drame romantique) rattacher principalement chaque acte (Acte I et Acte V drame romantique, Acte II et III commedia dell’arte, Acte IV comedia) ; puis trouver quelques scènes typiques de l’un ou de l’autre. Enfin identifier des expressions ou situations où l’on reconnait bien chacun des 3 aspects. Faire avec les élèves la liste des personnages principaux, et leur proposer de les rattacher à un ou plusieurs des genres théâtraux. (De Guiche, Raguenaud, la duègne commedia dell’arte, Roxane, Le Bret, Sœur Marthe, drame romantique, Carbon, Christian, les cadets comedia espagnole, Cyrano bien sûr s’apparente à tous les genres).
Cyrano de Bergerac dossier pédagogique Le Grenier de Babouchka
11
Acte II La rôtisserie des poètes
Le lendemain, Cyrano retrouve Roxane dans la pâtisserie de Ragueneau (où poètes et soldats sont toujours les bienvenus). Il n’a pas le temps de lui remettre la lettre d’amour qu’il vient d’écrire, qu’elle lui apprend qu’elle-même est amoureuse du beau Christian de Neuvillette, récemment engagé dans la compagnie de Cyrano : les cadets de Gascogne. Elle demande à Cyrano de veiller sur Christian. Arrivent les cadets, puis De Guiche, à la demande du capitaine Carbon de Castel-Jaloux Cyrano présente les cadets, et renvoie De Guiche avec insolence. Lorsqu’il raconte son combat contre les 100 hommes aux cadets, Christian le provoque violemment. Les deux hommes s’isolent, à la surprise de tous ils finissent les meilleurs amis du monde : Cyrano a décidé non seulement de protéger Christian, mais de lui proposer son aide pour séduire Roxane. En effet la jeune femme souhaite un amant beau et spirituel, Christian n’ayant que la première qualité, Cyrano le secondera pour l’autre.
Acte III Le baiser de Roxane
Quelque temps plus tard, devant la maison de Roxane, qui repousse péniblement les avances de De Guiche qui part pour la guerre, Christian, croyant avoir fait de grands progrès, souhaite se débarrasser de l’aide de Cyrano. Il essuie un échec cuisant, Cyrano le sauve en parlant à sa place au pied du balcon de Roxane, celle-ci voyant l’un et entendant l’autre tombe irrémédiablement amoureuse et offre à Christian le baiser qu’il
réclame. Arrive un
capucin chargé d’annoncer à Roxane le retour de De Guiche incognito, Roxane le manipule et épouse Christian, pendant que Cyrano bloque De Guiche dans la rue avec des histoires invraisemblables de voyages lunaires. L’acte se termine avec le départ de tous pour la guerre, Roxane restant seule le soir de ses noces.
Cyrano de Bergerac dossier pédagogique Le Grenier de Babouchka
12
Acte IV Les cadets de Gascogne
Au siège d’Arras, bloquée de toutes parts, la compagnie des cadets usée et affamée, souffre mais continue de fanfaronner. Cyrano risque sa vie tous les jours pour envoyer à Roxane les lettres qu’il écrit au nom de Christian. Au moment où un combat perdu d’avance s’annonce, Roxane arrive, ivre d’amour pour Christian : elle a traversé les lignes ennemies et amène Ragueneau avec elle.
Ignorant que c’est Cyrano qui écrit, elle avoue à Christian ne plus l’aimer que pour ses lettres. Christian souhaite tout lui révéler pour qu’elle fasse son choix entre eux, mais il meurt avant d’avoir pu l’informer. Cyrano, par respect pour son ami, gardera le secret et s’élance dans la bataille, tandis que De Guiche éloigne Roxane anéantie.
Acte V La gazette de Cyrano
15 ans après, dans le couvent où elle s’est retirée, Roxane tisse et attend la visite hebdomadaire de Cyrano. De Guiche et Le Bret sont là et rendent hommage au courage de Cyrano qui vieillit seul dans la misère, mais n’ayant rien perdu de son indépendance ni de sa force. Arrive Cyrano, qui comme chaque samedi raconte à Roxane les évènements marquants de la semaine. Après un
évanouissement, il finit par demander à Roxane de lui faire lire l’ultime lettre de Christian qu’elle avait retrouvée sur son corps. A la lecture qu’en fait Cyrano Roxane reconnait l’auteur des lettres, et l’homme dont elle est tombée amoureuse au pied du balcon. Arrivent Le Bret et Ragueneau catastrophés : Cyrano a reçu un coup mortel le matin même, au lieu de se soigner, il est venu, mourant, à son rendez-vous avec Roxane. Devant ses amis, aux côtés de la femme qu’il aime, Cyrano fait une dernière fois face fièrement à l’univers qui l’entoure.
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Faire étudier aux élèves la tirade des nez (Acte I, sc. 4) et la tirade « non merci » (Acte II, sc. 8) ? Leur demander la quelle correspond plus au héros, au poète? Proposer aux élèves de choisir une courte scène ou tirade de la pièce et de l’interpréter, en mettant en avant tour à tour le caractère héroïque, comique, et dramatique ?
Proposer aux élèves un travail sur les coupes : aux Actes I et II quels rôles peut-on couper sans nuire à l’action ? Dans la tirade des nez, leur demander de proposer un montage pour ne conserver qu’une partie des plaisanteries de Cyrano, sans perdre les alexandrins.
Demander aux élèves quels moyens de mise en scène ils utiliseraient pour représenter au théâtre, avec peu ou pas de décor, et un nombre limité de comédiens les Actes I et IV, notamment La Chlorise, et la bataille d’Arras. (Jean-Philippe Daguerre a astucieusement utilisé le théâtre comme théâtre, en plaçant des acteurs dans la salle ; à l’acte IV il commence le combat avec les cadets de profil sur scène se battant et reculant depuis la coulisse d’où jaillit un bruitage de combat. A la fin le combat est replacé face public. Dans tous les cas le son et la musique jouent un grand rôle pour l’atmosphère des scènes. On peut imaginer aussi des jeux d’éclairages). Poser la même question aux élèves pour la scène du balcon à l’acte III : où placer Roxane ? Comment situer Cyrano et Christian pour être vus du public, et que Roxane ne voit que Christian ?
Leur demander également quels ressort utiliser pour rendre la laideur de Cyrano : un postiche et du maquillage « réalistes », une composition du visage du comédien, un masque ?
Dénombrer les qualités de Cyrano. Dans son rapport à la séduction peut-on parler de lâcheté ? Relativement à ses lettres et à son sacrifice pour Christian, est-ce noble ou malhonnête ? Est-il plus facile de séduire pour soi ou pour un autre ? A rapprocher du personnage d’Octave dans les Caprices de Marianne de Musset.
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2 – LA MISE EN SCENE DE JEAN-PHILIPPE DAGUERRE
2 – a DROIT A L’ESSENTIEL Comme souvent dans ses autres productions,
Jean-Philippe Daguerre choisit d’aller droit au
but, il a réduit le nombre des acteurs par
rapport aux exigences de Rostand pour
centrer l’action autour des personnages
principaux, et ne pas perdre le spectateur,
notamment les collégiens et lycéens, dans
une foule de détails et de références, qui ne
sont plus accessibles aujourd’hui. Cela lui
permet de donner ce spectacle dans des
salles à échelle humaine, où la beauté du
texte, sa force et son humour, ainsi que
l’intensité des scènes et leur intimité
parviennent idéalement. Sur le plan de
l’interprétation ce choix s’avère excellent
puisqu’il permet à certains comédiens
d’endosser plusieurs rôles au cours de la
pièce, ce qui laisse la place à de puissantes
compositions dans les rôles de caractère, et
permet au final de représenter bien plus de
personnages que la troupe ne compte de
comédiens.
Le travail sur les coupes est également
remarquable de tonicité : des myriades
d’allusions mythologiques ou classiques dont
Rostand, à la mode de son temps, à truffé la
pièce (cf. annexes), ici l’on ne retient que
quelques-unes, ce qui renforce le dialogue
sans diluer l’action. Souvent le jeu vient en
renfort du mot pour rendre accessible à tous
des jeux ou sous-entendus dont le texte seul
pourrait nécessiter de l’érudition.
Avant d’aller au spectacle : Si les conditions le permettent, essayer une version d’une scène donnée en rajoutant des paramètres (si Christian était beaucoup plus vieux que Cyrano, si aujourd’hui le rôle de Roxane était joué par un homme, et Christian et Cyrano des femmes, etc.) Objectif : donner aux élèves la conscience qu’il y a beaucoup de manières de percevoir un texte classique. Qu’il est à la fois métamorphosable et indémodable. Leur donner une idée des nombreux choix, et efforts que font les personnes qui participent à la création d’un spectacle, et en quoi chaque aspect (décor, costume, coupes, langage, distribution,…) influent sur la perception que l’on a d’une pièce. Enfin faire faire aux élèves l’expérience que le répertoire classique peut-être investi d’énergie, d’humour, de sensations éminemment concrètes et proches d’eux.
Rechercher dans l’œuvre originale deux ou trois allusions à l’antiquité, biblique ou mythologique, les expliquer. Même exercice pour des allusions à des personnages historiques contemporains de Cyrano. Cf. Annexe.
Observer le traitement de la tirade des nez : en offrant quelques qualificatifs, aux auditeurs (Ragueneau, Roxane…) quel impact cela a-t-il sur la tirade ? Quel effet cela fait à Cyrano que Roxane intervienne dans son numéro ? Peut-on dire que sur un plan théâtral ces interventions relancent la tirade ?
Remarquer dans quel cas ces citations ont un sens par rapport au dialogue. Remarquer si elles ont été conservées ou non dans la présente adaptation.
Voir quels rôles sont joués par un même acteur (cf. distribution). Proposer des alternatives.
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2 – b HEROISME, HUMOUR, POESIE : UN CYRANO EN NUANCES
Dans Cyrano de Bergerac le comédien
qui interprète Cyrano porte la quasi-
totalité de la pièce sur les épaules :
présent tout au long de l’action, sans
cesse au centre de la dramaturgie, il dit
plus de la moitié des 2600 vers de la
pièce, doit faire preuve d’énergie, de
sensibilité ; avoir de la puissance vocale,
de la tonicité physique ; bref toutes les
qualités que l’on peut attendre sur une
scène doivent être réunies pour le rôle.
Autant dire que le choix du comédien est
déterminant et marque considérablement le
spectacle.
Généralement les metteurs en scène
choisissent leur « comédien fétiche » celui en
qui ils ont le plus confiance, qui peut exprimer
à un haut niveau leur vision du théâtre, dont
ils se sentent artistiquement le plus proche.
Jean-Philippe Daguerre n’a pas fait
exception : il a choisi un comédien avec qui il
a un long rapport de confiance, et à qui il
confie des premiers rôles depuis bientôt dix
ans. Stéphane Dauch (prix d’interprétation
du festival d’Avignon off pour le rôle) a déjà
collaboré avec Jean-Philippe Daguerre sur de
nombreux spectacles, et a entre autres joué
sous sa direction : le Bourgeois Gentilhomme
(Coviel, Théâtre de la Porte Saint Martin) ou
La Flûte Enchantée (Papageno, Théâtre des
Variétés) où déjà la mise en scène reposait
sur son interprétation tonique, généreuse et
profondément humaine. Ainsi c’est dans
cette confiance et créativité mutuelle qu’a pu
éclore le Cyrano que l’on voit aujourd’hui.
A l’image du théâtre de Jean-Philippe
Daguerre, le Cyrano de Stéphane Dauch est
surprenant, vif et touchant. Physiquement
tonique et bondissant, bien que la plupart des
cadets fassent une tête de plus que lui, il les
maîtrise aisément, jouant d’une corporalité
intuitive et mouvante : les autres
personnages, à commencer par Christian,
semblant à la fois fascinés et dépassés par
cette vivacité. Vocalement superlatif, ce qui
est le minimum nécessaire pour le rôle, c’est
pourtant par son humanité que Stéphane
Dauch renverse tout sur son passage.
Donnant à voir et ressentir toutes les nuances
d’émotions que traverse le personnage au fil
de la pièce son Cyrano nous fait traverser les
affres, les joies, les espoirs, les surprises, les
facéties, les peurs, les grandeurs de l’âme
humaine. Bien qu’ayant le visage recouvert
presque entièrement d’un masque, Stéphane
Dauch permet au spectateur de se
superposer totalement à lui, et de traverser
ensemble cette épopée humaine, cocasse et
poétique, joyeuse et douloureuse. C’est l’art
et la délicatesse du metteur en scène, d’avoir
su par un décor épuré, une mise en scène
sobre et franche, une vision puissante et juste
de la musique et des lumières, laisser tout
l’espace à son comédien d’exception. Aller au
théâtre c’est toujours un grand voyage, une
évasion, mais où le guide est tantôt le
metteur en scène, tantôt l’auteur, tantôt le
comédien, tantôt le décor,… ici c’est
Stéphane Dauch – Cyrano qui prends le
spectateur par la main avec délicatesse et lui
fait offre cette aventure.
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2 – c DE GUICHE SAUVE PAR DAGUERRE En règle générale le comédien qui joue
Cyrano écrase tout sur son passage, y compris
les autres personnages, et les metteurs en
scène prennent parfois plaisir à marginaliser
les autres rôles pour à la fois leur donner une
consistance, et permettre à leur Cyrano de
briller de tous ses feux. De Guiche est
habituellement la victime favorite : barbon
amoureux, clown, paranoïaque, ridicule,… il
aura tout subi au fil des productions. On
comprend aisément le rebut des Roxanes à
son endroit, et les Cyranos jouent de victoires
faciles sur un adversaire souvent idiot, lâche,
ou incapable.
Ici Jean-Philippe Daguerre, conformément à
son approche du théâtre, a pris le contre-pied
de l’emploi habituel. Son De Guiche est beau,
intelligent, fin, courageux, intense,
12 En cela, Jean-Philippe Daguerre rejoint
l’histoire : Antoine III de Gramont Touloujon
(1604-1678), compte de Guiche, puis Duc de
Gramont, Maréchal de France en 1641, était
connu pour être un grand séducteur, un
sincèrement amoureux, et parti crédible pour
Roxane, comme adversaire digne de
Cyrano12. Jean-Philippe Daguerre a voulu que
son premier rôle trouve en face de lui un
poids à sa mesure, et cela renforce la tension
tout au long du spectacle, les premiers actes
parce qu’on peut sincèrement se demander
ce qu’il va advenir, De Guiche n’ayant aucun
des attributs du « méchant » ou du
« ridicule », et au dernier acte la vision que
l’on peut confronter de De Guiche et de
Cyrano au soir de leur vie donne matière à
une réelle réflexion sur la destinée sociale et
humaine (Acte V, sc.2, cf. annexes). Réflexion
voulue dans son écriture par Rostand, et
rarement aussi bien proposée qu’ici. Là
encore Jean-Philippe Daguerre a fait appel
pour servir sa vision à un comédien avec qui
combattant vaillant (il dut s’exiler à cause d’un
duel), et intègre (pendant la Fronde, ou de
nombreux nobles se rebellèrent contre le jeune
roi Louis XIV, il resta loyal).
Cyrano : Le comédien qui joue Cyrano semble-t-il plus grand ou plus fort que les autres comédiens sur scène ? Pourtant Cyrano les domine tous ? Pourquoi ? Comment ? On ne voit jamais le visage de Cyrano, que peut-on dire de son aspect ? A l’issue du spectacle a-t-on le sentiment qu’il soit laid ? Quelle réflexion peut-on en tirer sur la beauté ? Sur ce que l’on perçoit de quelqu’un quand on le voit ? Héroïque, drôle et poétique, voici les qualités qu’il faut à tout Cyrano. Ici la (les) quelle(s) domine(nt) ? Pourquoi ? Quelles sont les couleurs et les états d’âmes que les élèves ont partagés avec Cyrano ? Etait-ce agréable ? Est-ce différent de ce qu’on ressent en voyant un film ? Lisant un livre ? Ecoutant de la musique ? Lequel de ces arts est le plus proche de nous sur le plan des émotions ? Peut-on dire que le comédien qui joue Cyrano doit faire preuve de qualités extraordinaires sur le plateau ? Lesquelles ? Quel comédien ou acteur qu’ils connaissent les élèves pourraient imaginer dans le rôle ?
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il collabore depuis longtemps, et avec qui la
confiance artistique et humaine sont
évidents. Edouard Rouland propose ainsi un
De Guiche, nuancé, puissant et extrêmement
audacieux, qui peut poser un réel problème
au spectateur pour le transfert qui doit se
porte naturellement sur Cyrano.
2 – d ROXANE LE PERSONNAGE CENTRAL Dans Cyrano de Bergerac, les pistes sont
multiples : héroïsme, pathos, comédie… Jean-
Philippe Daguerre a choisi
l’humain. Comme on l’a vu plus
haut, il a donné à Cyrano des
failles et des nuances qu’on lui
voit rarement, il a offert aux
« seconds rôles » la force de briller
en face du héros, mais le cœur de
sa dramaturgie, c’est Roxane.
Habituellement Roxane est une
jeune femme, plutôt jolie,
manquant de maturité et de
perspicacité, qui suit toutes ses
impulsions, au fil de l’histoire, et
finit assez seule, assez triste, un
peu vaine, pour se rendre compte
à la dernière scène qu’elle n’a rien compris.
Souvent au service des autres comédiens,
notamment Cyrano, dans l’écriture même de
Rostand, suivi en cela par beaucoup de
metteur en scène, le rôle est souvent piège
pour des comédiennes, qui s’y trouvent
marquées de tous les défauts que l’on
associe, dans un esprit sexiste, à la beauté et
au charme.
Encore une fois Jean-Philippe Daguerre est
celui qui lève le lièvre. Lisant entre les lignes
de Rostand et par-delà le style allant au fond
du propos, Jean-Philippe Daguerre a compris
que Roxane est le seul personnage de la pièce
qui évolue. L’histoire, en ce sens, est celle de
Roxane. Certes Cyrano est
souvent central, et la
« camera » de Rostand est
fixée sur ce personnage
charismatique, mais il
reste le même du début à
la fin de la pièce, ses
qualités, ses failles, ils les
a depuis bien avant le
lever de rideau, et il s’y
arc-boute tout au long de la pièce. Il en va de
même pour la plupart des autres
personnages masculins (Le Bret, Ragueneau,
Christian, … De Guiche y échappe un peu avec
le recul qu’il prend au dernier acte, mais c’est
un recul théorique, en pratique, il a mené sa
vie de façon prévisible, cohérente avec sa
ligne initiale). Tous taillés dans la pierre, rien
ne les fait bouger : l’amour, la guerre, les
confrontations, … ils sont eux-mêmes dès le
début jusqu’à la fin.
Roxane, à l’acte I est une jeune femme jolie
mais en retrait : elle accompagne De Guiche
alors qu’elle ne le veut pas, et ose à peine
manifester sa présence d’un mot (emprunté
à Cyrano par Jean-Philippe Daguerre pour
donner un relief nouveau à la tirade des nez,
cf. plus haut II - 1).
Roxane à l’acte II, prend des initiatives : elle
vainc sa timidité et prend son destin en main
en prenant un rendez-vous secret avec
Cyrano pour s’assurer du destin de son
amoureux, Christian.
Roxane à l’acte III, toute abandonnée à
l’amour n’hésite pas à utiliser Christian (en
fait l’esprit de Cyrano) pour sa propre
De Guiche : Tel qu’interprété ici, demander aux élèves quelles sont les qualités et les défauts de De Guiche ? Peut-on considérer qu’il est le « méchant » de la pièce ? Pourquoi ? A l’acte V, de qui peut-on dire qu’il a « réussi sa vie » ? De quoi De Guiche semble insatisfait ? Quelle est la motivation principale de De Guiche ? Le pouvoir ou l’amour ?
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jouissance métaphysique. Elle s’abandonne
tellement à son ressenti qu’elle n’hésite pas
en une même soirée à congédier son
amoureux lorsqu’il s’exprime mal, lui offrir un
baiser interdit lorsqu’il s’exprime bien, et à
l’épouser lorsqu’un jaloux les menace.
Faisant preuve cette fois non seulement
d’audace mais de malice (elle décide De
Guiche à ne pas emmener les cadets à la
guerre sc. 2, et manipule le capucin pour qu’il
les marie sous la couverture de légitimité du
même De Guiche sc. 11)
Roxane à l’acte IV est parvenue à aimer
l’autre au-delà et plus qu’elle-même : ainsi
franchit-elle les lignes de deux armées pour
retrouver son amour, elle n’est plus non plus
dupe des seules apparences, ce qu’elle
exprime en disant à
Christian qu’elle l’aime
pour ses lettres, plus pour
sa beauté. Elle se met en
danger pour aller
sincèrement à la
rencontre de l’autre,
qu’elle apprécie
désormais pour lui-même
et non pour elle seule.
Roxane à l’acte V a été
brisée par la mort de
Christian, qui a arrêté net
son évolution sociale :
notons que cette jeune
femme, charmeuse et
courtisée, qui était
éminemment dans le
siècle (elle va au théâtre, a
été à la guerre) choisit de
rester vierge toute sa vie.
Toutefois le recul avec
lequel elle parle montre
que son évolution
intérieure n’a pas cessé,
elle a passé les 20
dernières années de sa vie
à méditer sur ce qui a eu lieu pendant les 20
premières. Elle a senti qu’un mystère se
cachait derrière la nuit du balcon et la
dernière lettre de Christian. C’est cela qui lui
permet de tout comprendre instantanément
quand Cyrano lit la lettre.
Jean-Philippe Daguerre s’est laissé guider par
ce cheminement intérieur du personnage
féminin qui va beaucoup plus loin que tous
les autres personnages, puisqu’elle est
capable à la fois de faire évoluer ses objectifs,
et de mettre en œuvre les moyens de les
obtenir. Par-delà les splendeurs et l’humanité
de son Cyrano, c’est l’histoire de Roxane que
le metteur en scène nous raconte. Or la
matière textuelle n’étant pas en sa faveur
(relativement peu de texte tous les grands
effets, et moteurs de l’action étant
masculins) c’est sur le jeu de la comédienne
que repose ce travail. Charlotte Matzneff
épouse tous les contours de la mise en scène,
se fond dans chacune des étapes qui lui sont
proposées. Par les nuances infinies qu’elle
propose, la construction remarquable du
personnage et de ses étapes successives, et
l’intensité bouleversante avec laquelle elle
plonge dans ce parcours, elle nous guide dans
ce parcours que l’on fait avec elle. Si
Stéphane Dauch nous prends par la main,
Charlotte Matzneff nous prend par l’âme.
Jean-Philippe Daguerre termine la pièce sur
une image où, devant les âmes de tous
disparus, Roxane assumant pleinement les
conséquences de ce qu’elle vient de
comprendre, retire son masque à Cyrano et
l’embrasse tel qu’il est. Tout est accompli.
Roxane, que la tromperie (bienveillante) de
Cyrano et de Christian a abusée toute sa vie,
résout en pleine conscience ce drame où les
deux hommes laissent leur vie. Seul
personnage qui ne subit pas sa destinée,
Roxane dans la mise en scène de Jean-
Philippe Daguerre, donne une dimension
nouvelle à l’œuvre de Rostand.
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2 – e ESPACE SCENIQUE : SOBRIETE ET CONTRASTE
Dans sa mise en scène Jean-Philippe
Daguerre a privilégié la simplicité. Presque
pas de décors, mais le peu qu’il y a
extrêmement présent et concret, laissant un
grand espace et un support fort pour les
comédiens. L’usage qui est fait de la partie du
théâtre habituellement réservée au public
(loge de De Guiche et Roxane, Ragueneau au
parterre, Balcon de Roxane dans les loges de
côté) renforce ce sentiment d’espace infini
dont jouent les comédiens, ce qui aboutit,
chez le spectateur, à une immersion totale
dans le spectacle.
Les costumes sont d’époque, avec une
esthétique harmonieuse, de cuir, de bottes et
d’épées entre les cadets contrastant avec la
richesse des costumes des autres :
Montfleury, De Guiche, Roxane, …
extrêmement chargés, tout en restant d’un
parfait réalisme.
Il faut dire un mot des combats à l’épée,
employés avec beaucoup d’efficacité, le
travail d’escrime vient renforcer l’aspect
corporel du spectacle, et ajouter un réalisme
à l’esprit de « cape et d’épée » qui habite
toute la pièce, et surtout l’univers des cadets.
Le travail sur les éclairages est une des clés de
l’esthétique et de la scénographie du
spectacle, pour faire exister les nombreux
espaces proposés par Rostand (Un théâtre,
une pâtisserie, une rue, un balcon, un champ
de bataille, un couvent…), mais également
pour servir les audacieux et poétiques partis
pris de mise en scène (l’âme de Cyrano
présente sur scène sous forme d’un
violoniste, l’apparition des âmes de cadets à
la fin de la pièce).
Les lumières de Jean-Philippe Daguerre sont
ici basées sur le contraste. Contraste dans le
temps entre les séquences, celles (Théâtre,
champ de bataille, couvent,…) en pleine
lumière, et celles plus intimes (balcon, alcôve,
fin de la pièce,…) dans une quasi pénombre.
Mais contraste également dans l’espace à
travers la manière d’éclairer, avec beaucoup
de projecteurs en contre (c’est-à-dire venant
du fond) et latéraux, qui permettent à la fois
un très beau dessin des costumes, et des
effets de contrastes sur les corps et les
visages. Renforcés par un agréable et discret
travail sur la couleur.
Roxane : Dans quelle mesure peut-on dire que Roxane est le personnage central de la pièce. A quels moments est-ce elle qui conduit l’action ? Que faut-il penser de la stratégie de séduction de Christian-Cyrano ? Dans quelle posture cela place-t-il Roxane ? Considérer des caractéristiques de Cyrano, De Guiche, Christian, et Roxane au début et à la fin de la pièce (pour Christian à l’acte IV). Quels personnages évoluent le plus ? Que dire de l’apparition des cadets morts au combat à la fin de la pièce, dans quelle mesure sont-ils liés à la trame de la pièce ? Avec quels personnages Roxane a-t-elle établi une relation de confiance ? Peut-on dire que Roxane est le moteur de la plupart des actions dans la pièce ? Lesquelles ? On sait que la vrai Madeleine Robineau, veuve de Christophe de Neuvillette a passé le reste de sa vie quasiment en retraite, mais ici, maintenant qu’elle a résolu les mystères de son passé, quel avenir peut-on rêver pour Roxane ?
Comment le travail d’escrime est-il utilisé pour faire valoir la supériorité physique de Cyrano ? Quelles sont les couleurs dominantes pour les costumes des différents personnages ? Cela reflète-t-il leur milieu social, leur caractère ? Si la pièce était représenté en costumes contemporains, quelles seraient les différences de couleurs (soldats en kaki, De Guiche en complet,…) en quoi cela influerait-il sur notre perception ? Dans quelle mesure la distance créée par l’esthétique facilite-t-elle le processus théâtral, et permet un plus grand rapprochement du spectateur en terme de ressenti et d’identification.
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2 – f LE VIOLON MIROIR DE L’AME
On n’a rien dit de la mise en scène de Jean-
Philippe Daguerre si l’on a pas parlé de la
place de la musique, du violon, et du
violoniste dans sa dramaturgie et sa vision de
l’œuvre.
La première image du spectacle est celle d’un
miroir, un instant après Cyrano et le
violoniste se font face, en reflets, puis
fusionnent pour l’ensemble de la pièce. Tout
au long du déroulé, le violon sera l’écho,
l’ombre, le précurseur, l’éloquence, l’esprit,
l’interprète, etc. du héros.
Le violoniste sera présent sur scène en
permanence du début à la fin du spectacle,
pendant les scènes ainsi que pendant les
changements. Présence forte et insaisissable,
sombre par le costume et lumineux par ses
interventions. Au fil du texte, l’instrumentiste
jouera des mélodies originales (créées par le
violoniste et compositeur Petr Ruzicka), des
extraits de musiques classiques (Beethoven,
Mahler), ou des partitions datant de la
première de Cyrano et retrouvées par Le
Grenier de Babouchka au Musée Rostand
d’Arnaga (le chant des cadets).
Tantôt la musique accompagnera le récit,
tantôt elle exprimera ce que les personnages
n’osent dire, tantôt elle marque le temps qui
passe, les transformations qui s’opèrent, les
évènements qui se précipitent…
Il y a évidemment le chant des cadets :
mélodie originale composée pour Rostand,
et, à notre connaissance, jamais jouée
depuis, et ici décliné en chœur d’hommes ou
en variations au violon.
Par ailleurs, deux thématiques dominent le
spectacle : d’une part la mélodie héroïque de
Cyrano, en sol mineur, dans une esthétique
médiévale, et rythmiquement soutenue et
ininterrompue. Il évolue tout au long de la
pièce pour accompagner et marquer l’aspect
héroïque. (cf. annexe)
D’un autre côté, la thématique de la lettre :
lettres qui marquent le récit, depuis la
première écrite chez Raguenaud, jusqu’à
celle écrite à Arras et lue par Cyrano aux
derniers instants de sa vie. Ce thème
développe l’aspect du poète. Il est moins
assuré, plus instable rythmiquement, évolue
sans cesse, et sort en permanence des
tonalités attendues. Il s’agit d’un accord de
Eclairage : Au théâtre, pour rappeler la réalité de la lumière solaire, on éclaire par en haut. Observer les différences entre un sujet éclairé par devant (lumière de face), par derrière (lumière des contres), de côté (lumières latérales). Demander aux élèves de faire des dessins d’un sujet ou d’un objet dans ces différentes configurations. Dans quel cas voit-on le mieux les costumes, ou les visages ?
En éclairage, les couleurs de la famille des jaunes et rouges sont dites chaudes, les bleues et blanches froides. Associer chaque acte à une famille de couleurs, quand il y a un changement de climat pendant un même acte, proposer plusieurs périodes d’éclairages différentes.
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Ré mineur en constante évolution, où
intervient en permanence une note
étrangère (cf. annexe)
Par ailleurs, de nombreux bruitages, jeux
musicaux, et illustrations sonores sont
présents au fil de l’action, toujours exécutés
au violon ; ajoutant à la fois une perception
sonore directe et une évocation poétique.
L’ensemble de la partition assure une
continuité à l’œuvre très contrastée de
Rostand, et offre un éclairage marquant au
spectacle. L’intervention du violon est une
option forte qui définit l’esthétique du
spectacle, et lui assure une grande
originalité dans le style et l’interprétation.
2 – g DE L’HEROIQUE AU MUSICAL : UN CYRANO « COMPLET »
La production du Grenier de Babouchka ne
néglige aucun des aspects voulus par
Rostand : une narration à la fois réaliste et
pathétique, un héros à la fois guerrier et
poète, un univers de comédie, une
esthétique forte (voulue par Rostand à
travers la versification, et la place centrale
donnée au bel esprit à l’écriture et… à la
beauté). Jean-Philippe Daguerre par un parti
pris de mise en scène très fort (le violoniste),
et une importance particulière accordée aux
rôles jusqu’alors peu explorés (Roxane, De
Guiche), arrive à rester d’une fidélité
exemplaire au « mythe » de la pièce de
Rostand, tout en proposant une approche
vaste, de nouvelles perspectives, et un
spectacle libre et percutant, riche du parfum
novateur et indépendant de Savinien de
Cyrano. C’est sans-doute dans cette main
tendue du passé vers l’avenir que réside le
secret de cette mise en scène, son succès
croissant, et son charme qui opère auprès de
tous les publics, des érudits aux collégiens.
Musique : Suggérer quelques instruments qui auraient pu assurer la partie musicale du spectacle ? En termes de sonorité, d’évocation, d’esthétique, de mobilité,… analyser pourquoi le violon était sans doute le meilleur choix possible ? Proposer des mélodies existantes pour illustrer ou accompagner certaines parties de l’œuvre (tirade des « nez », « non merci », scène du balcon, combat à Arras, mort de Cyrano). Dans quelle mesure des compositions originales associées à une inspiration classique permettent à la fois un processus de création en rapport avec le spectacle, et une esthétique proche de celle de la pièce. Citer quelques moments de la pièce où le violon est particulièrement marquant ou essentiel. Imaginer la même mise en scène sans le violoniste, est-ce que cela serait possible pour les comédiens ? Qu’est-ce que cela changerait dans la perception du spectacle ? Quels aspects de l’œuvre, de la narration, du texte et des personnages sont particulièrement éclairés par la musique ?
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Après le spectacle : Faire la liste des principaux thèmes présents dans la pièce de Rostand, et voir dans quelle mesure et de quelle manière ils sont traités dans la production de Jean-Philippe Daguerre ?
Demander aux élèves ce qui les a le plus marqué dans ce spectacle ? Pourquoi ? Souhaiteraient-ils le revoir ?
Le spectacle est-il identique à chaque représentation ? Imaginer, sachant qu’il y a trois interprètes qui assurent alternativement la partie de violon, et compte tenu de l’importance donnée à la sensibilité des rôles principaux, les variations qui peuvent avoir lieu d’une représentation à l’autre ?
Quelle réflexion cela peut-il amener sur les particularités du spectacle vivant, et ses différences avec les médias enregistrés (disque, films, télévision) ? Peut-on dire qu’un rapport direct s’établit entre l’interprète et le spectateur ? Y-a-t-il une rétroaction de l’un à l’autre, les spectateurs influençant ce que fait l’interprète, et l’interprète permettant au spectateur de faire une expérience unique, et enrichissante ?
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ANNEXE I
Pour en (sa)voir plus
Cyrano de Bergerac, Comédie Française, avec Michel Vuillermoz, mise en scène Denis Podalydès,
2008
Une version de référence, très saluée lors de sa création. Le DVD en reste un excellent témoignage. Le
dispositif scénique est intéressant (décors de Eric Ruf qui joue également Christian), la mise en scène est
inventive, et l’ensemble de grande qualité, comme toujours au français lorsque cela met en jeu de grandes
scènes collectives nécessitant une troupe et des moyens importants. La prestation de Michel Vuillermoz est
très puissante, mais on peut regretter qu’à tout axer sur le guerrier, son Cyrano perde un peu du poète.
Cyrano de Bergerac, par Claude Barma, avec Daniel Sorano, INA 1960.
Comme un parfum de légende, c’est sans doute ce qu’on peut voir de plus proche de Coquelin. Il règne encore
une atmosphère du théâtre du XIXe siècle dans cette version. Daniel Sorano est, pour toute une génération,
« Le » Cyrano, comme Coquelin avant lui (et Jacques Weber ensuite, puis… Depardieu). Version attachante,
il ne faut pas être attaché à la précision du texte, ou au réalisme des effets. Ici, cela a beau être tourné pour
la télévision, il s’agit bien de théâtre comme on en fera plus ensuite. On a le plaisir d’apercevoir également
Jean Topart, et Michel Galabru. A regarder comme un témoignage enthousiasmant d’une époque révolue.
Cyrano de Bergerac, film de Jean-Paul Rappeneau, avec Gérard Depardieu, 1990.
Ce film a créé l’évènement de l’année. Grand succès au Box-office ; pléthore de récompenses aux Césars
199113 ; cela suffit à asseoir sa réputation. On nous pardonnera de surtout reconnaitre les meilleurs décors
et costumes : le film est vrai voyage dans le temps. Pour le reste, le charme opère, et Gérard Depardieu, à
défaut d’être à l’aise avec les vers, a fait une rencontre incontestable avec le personnage auquel il donne une
densité et une humanité poignantes. Certes cela reste la porte d’entrée la plus facile vers l’œuvre, mais
finalement, Cyrano reste une pièce de théâtre du XIX bien plus qu’une fresque historique, et cela ici se fait
cruellement sentir.
Cyrano de Bergerac, mise en scène de Jérôme Savary, avec Jacques Weber 1984
Après Sorano, avant Depardieu, « Le Cyrano » des années 80 est incontestablement Jacques Weber, et son
interprétation n’a rien de datée. Enorme, truculent, drôle, touchant, poétique, puissant, terrible, flamboyant,
le Cyrano de Jacques Weber répond à toutes les attentes que l’on peut avoir du personnage. La mise en scène
de Savary, haute en couleur, est ici au service de son héros. A la fois force et faiblesse de cette interprétation :
Cyrano écrase tout sur son passage : ni De Guiche, ni Roxane, ni Christian ne parviennent à exister. Mais, si
l’on peut se procurer cette version (soit en bibliothèque, soit en trouvant certaines des VHS qui circulent dans
le commerce, en attendant la réédition DVD) il faut y plonger d’urgence, elle domine de loin les autres.
Cyrano de Bergerac, avec Kevin Kline et Jennifer Garner, mise en scène de David Levaux, New-York
2008, adaptation en anglais d’Anthony Burgess
Un Cyrano en anglais ! et pas le moindre : avec Jacques Weber, Kevin Kline est le Cyrano le plus
impressionnant de la filmographie. Il a les épaules, le charme, la puissance, la profondeur, l’humanité,
l’humour du rôle, et irradie du début à la fin du spectacle. Version théâtrale très classique, donnant vraiment
le sentiment d’être assis dans une salle de spectacle. L’adaptation-traduction est intéressante puisqu’elle
dépouille l’œuvre de son aspect littéraire, et donne à voir presque exclusivement l’argument et les acteurs.
Daniel Sunjata est un Christian exceptionnel, pour ne pas dire unique. Et Jennifer Garner propose une
interprétation de comédie, presque de boulevard, en contraste complet avec la performance de Kevin Kline,
ce qui, au sacrifice d’un peu de crédibilité, permet de voir l’étendue des couleurs que peut prendre le texte
de Rostand. Une belle version récente. Anglais non sous-titré.
13 Meilleur film, meilleur réalisateur pour Jean-Paul Rappeneau, meilleur acteur pour Gérard Depardieu,
meilleur acteur dans un second rôle pour Jacques Weber, meilleure musique originale pour Jean-Claude Petit,
meilleurs décors pour Ezio Frigerio, meilleure photographie pour Pierre Lhomme, meilleur son pour Pierre
Gamet et Dominique Hennequin, meilleur montage pour Noëlle Boisson et meilleurs costumes pour Franca
Squarciapino, (et les nominations d’Anne Brochet, Vincent Pérez, et de la meilleure adaptation pour Jean-
Claude Carrière)
Cyrano de Bergerac dossier pédagogique Le Grenier de Babouchka
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Cyrano de Bergerac, opéra de Franco Alfano, 1936.
On peut se tourner vers la version de Roberto Alagna avec l’Opéra de Montpellier dirigé par Levon
Sayan, mise en scène de David et Frederico Alagna, en 2005 ou celle de Placido Domingo avec
l’Orchestre de Valence sous la direction de Patrick Fournillier, mise en scène de Michal Znaniecki
en 2008
Deux immenses interprètes, pour la crédibilité, le charme, on préfèrera Alagna, pour le monstre sacré, la
dignité, la légende on ira vers Domingo. Une alternative séduisante et insolite à la pièce de théâtre. Franco
Alfano, peu connu du grand public pour ses propres œuvres a écrit le fameux Nessun Dorma14.
L’Autre Monde, de Benjamin Lazare adapté de Les Etats et Empires de la Lune de Savinien de Cyrano
de Bergerac. Spectacle de théâtre baroque, avec un seul comédien en scène accompagné par deux
instrumentistes. 2014
Une merveilleuse initiation au théâtre baroque et à l’œuvre de Cyrano de Bergerac. Le travail de Benjamin
Lazare est extraordinairement abouti et maitrisé, et constitue un sommet absolu dans le domaine du théâtre
baroque. Son choix d’être seul comédien en scène avec deux instrumentistes s’avère une option remarquable
pour le texte de Cyrano, et fait étonnamment écho esthétiquement au spectacle de Jean-Philippe Daguerre
objet du présent dossier. L’Autre monde est peut-être le témoignage le plus éclatant à ce jour du talent de
Savinien de Cyrano.
14 En effet, ayant été choisi pour terminer les œuvres laissées inachevées par la mort de Puccini, il compléta
la partition de Turandot qui s’arrêtait juste avant cet air. Lors de la première représentation, Arturo Toscanini,
qui dirigeait, arrêta l’orchestre à cet instant, et, se tournant vers le public, déclara : « ici s’achève l’œuvre du
Maître Puccini ». Puis il reprit, et le Nessun Dorma retentit pour la première fois.
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ANNEXE II
Cyrano de Bergerac : un « repaire » de citations
Citations de l’antiquité :
Acte I, sc. 4, v. 200 : « Montfleury : En m’insultant Monsieur, vous insultez Thalie15 » ;
Acte I, sc. 4 v. 215 : « Un bourgeois : Vous n’êtes pas Samson16 ! – Cyrano : Voulez-vous me prêter
Monsieur, votre mâchoire » ;
Acte I, sc. 4 v. 259 : « Cyrano : Au manteau de Thespis17 je ne fais pas de trous » ;
Acte IV, sc. 2 v. 1747 « Un cadet : Je me retire sous ma tente – comme Achille18 » ;
Acte IV, sc. 3 v. 1768 : « Un cadet : qu’est-ce qu’on pourrait bien dévorer ? Cyrano : L’Iliade19 » ;
Citations « contemporaines » :
Acte I, sc. 2 « Ragueneau : Certes, je ne crois pas que jamais nous le peigne – Le solennel monsieur
Philippe de Champaigne20. – Mais bizarre, excessif, extravagant, falot – Il eut fourni je pense à feu
Jacques Callot21 – Le plus fol spadassin à mettre entre ses masques »
Acte I, sc. 4 : dans la ballade du duel « Elégant comme Céladon22 – Agile comme Scaramouche23 »
15 Thalie : muse de la comédie. Dans la mythologie antique, les muses étaient des divinités inspiratrices des
arts. Les artistes les invoquaient avant d’entreprendre une œuvre, et leur dédiaient leur art. Ainsi le plus
célèbre poème de tous les temps, l’Odyssée écrit par Homère il y aura bientôt 3000 ans, commence par « Ô
Muse, chante-moi ce héros subtil… » 16 Samson, héros biblique de l’Ancien Testament (son histoire est contée dans le Livre des Juges) : doué
d’une force surhumaine, parmi ses nombreux exploits, il gagna seul un combat contre une foule
nombreuse, alors qu’il n’était armé que d’une mâchoire d’âne. 17 Thespis : poète et dramaturge grec du VIe siècle av. JC. Il est considéré comme le créateur de la tragédie,
et l’un des premiers hommes de théâtre : il se serait promené de ville en ville avec un chariot lui servant
d’estrade pour faire ses spectacles. « Monter sur le chariot de Thespis » signifie embrasser la carrière
théâtrale. 18 Achille : demi-dieu, héros légendaire de l’Iliade. Connu pour sa force et son caractère intransigeant, il
part à Troie sous le commandement d’Agamemnon, avec qui il a une si forte querelle qu’il se retire dans sa
tente et refuse le combat, mettant en péril le succès de son camp. 19 Poème épique d’Homère précédent l’Odyssée : il raconte la première partie de la guerre que les grecs ont
mené contre la ville de Troie (aussi appelée Ilion, d’où le nom de l’œuvre) pour récupérer Hélène, l’épouse
du roi grec Ménélas qu’avait enlevée le prince troyen Pâris. L’Iliade ce centre sur le personnage d’Achille, le
poème suivant l’Odyssée racontera les aventures d’Ulysse (aussi appelé Odysséus) vainqueur de Troie, où
Achille a été tué, et qui mettra dix années d’épreuves à rentrer chez lui. 20 Peintre français classique, Philippe de Champaigne (1602-1674) a peint essentiellement des sujets
religieux. Admirateur du Titien, on retrouve chez lui des influences de Rubens (à l’atelier duquel il a
pourtant refusé de travailler !) Ses compositions sont toujours d’une extrême rigueur, et il est reconnu
également pour la qualité de ses couleurs ; on sent l’esprit janséniste à travers ses toiles, à la fois austères
et évocatrices. 21 Jacques Callot (1592-1635) est un dessinateur et graveur lorrain. Maître dans l’art de l’eau forte ses
gravures conservent une grande lisibilité en dépit de la richesse du dessin et du nombre des figures, et il
apporta plusieurs améliorations techniques majeures à la discipline. On peut considérer qu’il a influencé
des artistes tels que Goya, Rembrandt, Watteau,… son style est riche et sombre, notamment ses gravures
consacrées aux malheurs de la guerre de trente ans. 22 Céladon : personnage du roman pastoral l’Astrée(1610) livre de chevet des précieuses (comme Roxane)
connu pour ses rubans verts ; la simultanéité du renom de ce roman avec celui de certaines céramiques de
Chine a donné ce nom à une couleur verte et un style particulier de céramique chinoise du Xe siècle. 23 Scaramouche : personnage de la Commedia Dell’arte à l’esprit batailleur et particulièrement agile. Il
connaîtra plusieurs évolutions, sous le nom de Pasquariello (acrobate ivrogne et gourmant), puis de
Pasquino (valet astucieux, voleur et beau parleur). A noter que l’aspect de son masque au long nez élancé
en avant ainsi que ses qualités de verve et d’agilité lui donnent une parenté certaine avec notre héros.
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26
Acte II, sc. 7 v 950 : « De Guiche : Avez-vous lu Don Quichot24 ? » ;
Acte III, sc. 1 v. 1196 : « Cyrano : c’est un pari que j’ai gagné sur d’Assoucy25. » ;
Acte IV, sc. 3 v. 1828 : « Cyrano : Et moi je lis Descartes26 »
Acte V, sc. 6, v. 2490 : « Ragueneau : Je suis moucheur de… de… chandelles chez Molière27 » ;
Acte V, sc. 6 : « Le Bret : montrant le clair de lune Ton autre amie28 est là, qui vient te voir ! »
ANNEXE III
La Musique de Petr Ruzicka
Voici un déroulé du spectacle sur le plan musical, cela permet de mieux en comprendre la structure,
et, d’en repérer les sources, les inspirations et les résonnances.
Dès le début du spectacle retentit un thème simple, fondamental, découlant
d’une gamme descendante. Inspiré de la Passacaille de Biber, ce thème fait
ressortir a note Sol, fondamentale de cette partition (Sol mineur).
Puis une évocation du nez de Cyrano, qui se rapproche des nombreux effets de bruitages et
d’illustrations sonores qui auront lieu au fil du spectacle.
Ainsi, ce « nez » sera fait en pizzicati c’est-à-dire en cordes pincées, rappelant le son de la guitare,
sur une base d’improvisation composée de deux successions de deux accords de Do et de Fa.
Ut Majeur ; Ut 7e de dominante ; Fa Majeur ; Fa mineur
Assez rapidement apparait le thème Héroïque de Cyrano que l’on verra décliné tout au long du
spectacle. Thème à caractère médiéval, extrêmement rythmé et cadencé, avec une forte carrure,
et assez entrainant, presque dansant.
Une mélodie endiablée donne le ton pour la pièce de théâtre du 1er acte, et l’ambiance survoltée
d’une représentation au XVIIe siècle :
24 Don Quichotte : célèbre roman espagnol de Miguel de Cervantès, raconte les aventures fantasques,
poétiques et rocambolesques d’un noble aventurier se croyant encore au temps des chevaliers, et de son
serviteur Sancho Panza. L’ouvrage, paru en 1605, a été traduit en français pour la première fois par César
Oudin en 1615. Par son goût des lettres et des combats, ainsi que par son esprit chevaleresque, Cyrano n’est
pas sans rappeler Don Quichotte, auquel Rostand lui fait rendre hommage. 25 Charles Coypeau d’Assoucy (1605 – 1677), écrivain et musicien à la vie tumultueuse, il joua pour Louis XIII,
Mazarin, et Louis XIV. Il retrace ses aventures dans l’ouvrage Avantures burlesques de Dassoucy. Molière,
après s’être brouillé avec le compositeur Lully, songea à d’Assoucy pour écrire les musiques de ses pièces,
avant de choisir le Jeun Marc-Antoine Charpentier. D’Assoucy était très lié à Cyrano, dont il était
probablement l’amant. 26 René Descartes (1596-1650) est un mathématicien, physicien et philosophe français. Fondateur de la
philosophie moderne (cogito ergo sum : « Je pense donc je suis »), il fut à la pointe de son temps dans
quasiment tous les domaines, et partage avec Blaise Pascal l’honneur d’avoir été à l’origine des presque
toutes les grandes avancées de son temps dans le domaine des sciences et de la pensée. 27 Effectivement Molière est contemporain de Cyrano, et lui a emprunté le célèbre effet « Que diable allait-il
faire dans cette galère » que Savinien de Cyrano avait créé dans Le Pédand Joué en 1754. Mais il faut noter
que Les Fourberies de Scapin a été créée en 1671, soit quinze ans après la mort de Cyrano. 28 Allusion aux Histoire comique des États et Empires de la Lune écrit par Cyrano en 1650 et dont Le Bret
avait connaissance. Il les publiera deux ans après la mort de Savinien de Cyrano. Cet ouvrage est un conte
initiatique racontant le périple d’un voyageur parti dans la Lune ! Nous sommes 200 ans avant Jules Vernes !
C’est également de cette idée que s’inspire Rostand pour la désopilante scène de l’Acte III o Cyrano retient
De Guiche, lui faisant croire qu’il tombe de la Lune.
Cyrano de Bergerac dossier pédagogique Le Grenier de Babouchka
27
Assurant la transition entre les actes, le violon accompagne, accentue le tempérament du héros,
dans la gaité ou dans la tristesse. L’humeur de Cyrano sera exprimée par le violon, le thème
héroïque sera coloré, selon les moments, par les ambiances du Quintette Fratres d’Arvo Pärt,
envoutant, ou un 3:4 choisi pour « La Giroflée », une musique extatique pour exprimer son amour,
ou au contraire le Chant de Cadets dans la violence, allant jusqu’à des accords sans harmonie pour
évoquer des coups de fusil.
A l’acte II, apparait le thème de la lettre, telle un 2e mouvement (lent) de symphonie : thème plus
insaisissable, surprenant, libre et poignant. Composé d’arpèges de Ré mineur, avec des notes
étrangères qui interviennent peu à peu.
C’est à l’Acte II que la partition retrouvée par Le Grenier de Babouchka au Musée Rostand d’Arnaga
fait son apparition. Le Chant des Cadets29, retrouvé dans sa version piano et chant a été retranscrite
pour voix d’hommes A Capella et est interprété à 3 voix par les comédiens.
Au troisième acte, la scène du balcon est interprétée dans l’esprit d’une sérénade, avec des accords
« de guitare », c’est un violon extatique, une atmosphère transcendée.
Au quatrième acte le thème de la lettre devient obsédant, en contraste avec le chœur des cadets
qui conclura l’acte. Les larmes font leur apparition avec des bruits de « gouttes d’eau » obtenus
avec des cordes à vide pincées.
Enfin au Ve acte, un thème de la 7e symphonie de Beethoven, la marche funèbre fait son apparition,
c’est le « Rayon de lune » qui vient chercher Cyrano. Le rythme restera tout au long de l’acte. Nous
serons en Fa dièse mineur, tonalité mélancolique par excellence.
Ici le violon parlera en même temps que Cyrano.
Le temps qui passe, évoqué par les feuilles qui tombent, et la gazette de Cyrano donnera lieu à un
« tango », donc 4 temps.
La blessure quant à elle apparaîtra sous forme d’un thème mahlérien en sol, ce qui nous ramène à
la tonique initiale.
29 Ecrit par Rostand et son épouse et mises en musique probablement par Cécile Chaminade.
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28
ANNEXE IV
Distribution et Note de Mise en Scène
Distribution
Cyrano de Bergerac : Stéphane Dauch
Violon (double de Cyrano) : Petr Ruzicka/ Aramis Monroy / Survier Flores
Roxane : Charlotte Matzneff
De Guiche : Edouard Rouland
Christian : Simon Coutret
Lise/La duègne/Sœur Marthe : Mona Thanaël
Carbon de Castel Jaloux/ Pâtissier Simon/Le Capucin : Geoffrey Callènes
Montfleury/Le Bret : Yves Roux ou Grégoire Bourbier
Ragueneau : Didier Lafaye ou Antoine Guiraud
Lignières/Le fâcheux/Pâtissier Pierre/Cadet Pierre : Nicolas Leguyader
Valvert/Pâtissier Emilien/Cadet Emilien : Emilien Fabrizio
Note d’intentions du metteur en scène, pour la création à la Villa Arnaga en 2012
« Cyrano de Bergerac » est au Théâtre Français ce que « Ne me quitte pas » est à la chanson franco-
belge : un tube.
Les magnifiques vers de l’homme au grand nez ne cessent et ne cesseront jamais de résonner dans
les Théâtres, cinémas et autres écrans de télévision…
Il est vrai que Cyrano est pour un comédien et un metteur en scène ce que l’Everest est pour un
alpiniste : un cap, un pic, un passage obligé, un rêve nécessaire à rêver dans sa carrière…
Après avoir participé de nombreuses fois avec « Le Grenier de Babouchka » au festival d’Arnaga
(Maison-Musée d’Edmond Rostand à Cambo les bains), j’ai soumis au directeur de ces prestigieuses
festivités mon désir de mettre en scène mon « Cyrano » dans les jardins de Rostand.
Ayant répondu favorablement à ma requête, Didier Rey me confia aussi (avec l’autorisation et la
collaboration de la direction du Musée) des partitions de musiques et de chants inédites retrouvées
dans les sous-sols d’Arnaga, dont certaines écrites pour « Cyrano de Bergerac » par Rostand et son
épouse et mises en musique par de solides compositeurs du moment (L. Poujade, C. Chaminade,…)
Suite à l’immense plaisir que j’ai pris en créant au Théâtre Comédia à Paris une adaptation de « La
Flûte enchantée » qui mêlait théâtre, chant lyrique, musique classique, danse contemporaine et
combats, je rêvais de retrouver une œuvre littéraire permettant une mise en jeu de ces différentes
formes artistiques. La présence de toutes ces opportunités m’a conforté dans l’idée d’une création
éminemment sonore et musicale où le violoniste virtuose Petr Ruzicka se mêlera sur scène aux vers
et aux chants des comédiens.
Je ressens à la fois de la fascination et de la méfiance envers les Alexandrins et autres vers qui
peuplent la littérature française.
Comme en musique où les différentes formes se distinguent, les vers de Racine ne ressemblent en
rien à ceux de Molière, Corneille ou…Rostand. Les qualités dramaturgiques et comiques de «
Cyrano » sont si évidentes que je trouve dommage que trop souvent les interprétations de cette
œuvre se contentent surtout de nous montrer combien l’auteur est brillant et intelligent… «
Regardez comme c’est bien écrit ! ». C’est vrai que « Cyrano de Bergerac » est un chef d’œuvre de
sens mais c’est aussi un chef d’œuvre de son.
C’est avant tout sur la mise en son de l’écriture de l’auteur par l’acteur que j’aime me concentrer
afin de provoquer chez le spectateur une émotion à la fois intellectuelle et charnelle… faire vibrer
la tête et le ventre…
Cyrano de Bergerac dossier pédagogique Le Grenier de Babouchka
29
Alors vous me direz que si la chair des mots de Cyrano peut résonner superbement, pourquoi
vouloir lui ajouter des notes de musique et du chant ?... Ne risque-t-on pas une forme de trop plein,
voire de pléonasme ?…
Il n’est certes pas sans danger de se permettre d’ajouter à ce qui existe déjà de façon
institutionnelle et magnifique une partition musicale inédite… mais c’est quand même excitant …
surtout quand on sait que c’est Rostand lui-même qui a imaginé le concept. Enfin, j’ai souhaité les
premières représentations dans les jardins d’Arnaga : il me semblait tout naturel et primordial de
laisser baigner et inspirer ma mise en scène par ces lieux somptueux et simples à la fois en forme
d’hommage à cette réalisation et à la passion qui habitait Rostand quand il conçut la villa de ses
rêves.
Pensé pour le plein air et pouvant ultérieurement être donné indifféremment en extérieur ou en
salle, le spectacle bénéficiera de décors et de moyens techniques très légers, ce qui ne sera pas le
cas des costumes que je souhaite et imagine somptueux.
Le théâtre, à mon goût, est cette relation mystérieuse et triangulaire qui relie l’acteur à son
camarade de scène qu’il connaît par cœur, et au spectateur qu’il ne connaît pas. C’est donc avec
émotion et joie que les comédiens du Grenier de Babouchka s’apprêtent à partager la scène avec
le génial violoniste Petr Ruzicka pour faire découvrir aux spectateurs une version éminemment
sonore des vers de Rostand. Rêver un impossible rêve sous les étoiles d’Arnaga.
Jean-Philippe Daguerre
ANNEXE V
Extraits de Textes
Etats et empires de la Lune, de Savinien de Cyrano écrit vers 1650. Publication posthume. Début.
La lune était en son plein, le ciel était découvert, et neuf heures du soir étaient sonnées lorsque, revenant de Clamart, près de Paris (où M. de Cuigny le fils, qui en est seigneur, nous avait régalés, plusieurs de mes amis et moi), les diverses pensées que nous donna cette boule de safran nous défrayèrent sur le chemin. De sorte que les yeux noyés dans ce grand astre, tantôt l'un le prenait pour une lucarne du ciel par où l'on entrevoyait la gloire des bienheureux ; tantôt un autre, persuadé des fables anciennes, s'imaginait que possible Bacchus tenait taverne là- haut au ciel, et qu'il y avait pendu pour enseigne la pleine lune ; tantôt un autre assurait que c'était la platine de Diane qui dresse les rabats d'Apollon ; un autre, que ce pouvait bien être le soleil lui-même, qui s'étant au soir dépouillé de ses rayons, regardait par un trou ce qu'on faisait au monde quand il n'y était pas. « et moi, leur dis-je, qui souhaite mêler mes enthousiasmes aux vôtres, je crois sans m'amuser aux imaginations pointues dont vous chatouillez le temps pour le faire marcher plus vite, que la lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de lune. Quelques-uns de la compagnie me régalèrent d'un grand éclat de rire. « Ainsi peut-être, leur dis-je, se moque-t-on maintenant dans la lune, de quelque autre, qui soutient que ce globe-ci est un monde. » Mais j'eus beau leur alléguer que Pythagore, Epicure, Démocrite et, de nôtre âge, Copernic et Kepler, avaient été de cette opinion, je ne les obligeai qu'à rire de plus belle. Cette pensée cependant, dont la hardiesse biaisait à mon humeur, affermie par la contradiction, se plongea si profondément chez moi, que, pendant tout le reste du chemin, je demeurai gros de mille définitions de lune, dont je ne pouvais accoucher ; de sorte qu'à force d'appuyer cette croyance burlesque par des raisonnements presque sérieux, il s'en fallait peu que je n'y déférasse déjà, quand le miracle ou l'accident, la Providence, la fortune, ou peut-être ce qu'on nommera vision, fiction, chimère, ou folie si on veut, me fournit l'occasion qui m'engagea à ce discours : Étant arrivé chez moi, je montai dans mon cabinet, où je trouvai sur la table un livre ouvert que je n'y avais point mis. C'était celui de Cardan ; et quoique je n'eusse pas dessin d'y lire, je tombai de la vue, comme par force, justement sur une histoire de ce philosophe, qui dit qu'étudiant un soir à la chandelle, il aperçut entrer, au travers des portes fermées, deux grands vieillards, lesquels après beaucoup d'interrogations qu'il leur fit, répondirent qu'ils étaient habitants de la lune, et, en même temps, disparurent.
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Je demeurai si surpris, tant de voir un livre qui s'était apporté là tout seul, que du temps et de la feuille où il s'était rencontré ouvert, que je pris toute cette enchaînure d'incidents pour une inspiration de faire connaître aux hommes que la lune est un monde. « Quoi ! disais-je en moi-même, après avoir tout aujourd'hui parlé d'une chose, un livre qui peut-être est le seul au monde où cette matière se traite si particulièrement, voler de ma bibliothèque sur ma table, devenir capable de raison, pour s'ouvrir justement à l'endroit d'une aventure si merveilleuse ; entraîner mes yeux dessus, comme par force, et fournir ensuite à ma fantaisie les réflexions, et à ma volonté les desseins que je fais !... Sans doute, continuai-je, les deux vieillards qui apparurent à ce grand homme, sont ceux-là mêmes qui ont dérangé mon livre, et qui l'ont ouvert sur cette page, pour s'épargner la peine de me faire la harangue qu'ils ont faite à Cardan. -- Mais, ajoutais-je, je ne saurais m'éclaircir de ce doute, si je ne monte jusque-là ? -- Et pourquoi non ? me répondais-je aussitôt. Prométhée fut bien autrefois au ciel dérober du feu. Suis-je moins hardi que lui ? Et ai-je lieu de n'en pas espérer un succès aussi favorable ? A ces boutades, qu'on nommera peut-être des accès de fièvre chaude, succéda l'espérance de faire réussir un si beau voyage : de sorte que je m'enfermai, pour en venir à bout, dans une maison de campagne assez écartée, où après avoir flatté mes rêveries de quelques moyens proportionnés à mon sujet, voici comme je me donnai au ciel. J'avais attaché autour de moi quantité de fioles pleines de rosée, sur lesquelles le soleil dardait ses rayons si violemment, que la chaleur qui les attirait, comme elle fait les plus grosses nuées, m'éleva si haut, qu'enfin je me trouvai au-dessus de la moyenne région. Mais comme cette attraction me faisait monter avec trop de rapidité, et qu'au lieu de m'approcher de la lune, comme je prétendais, elle me paraissait plus éloignée qu'à mon partement, je cassai plusieurs de mes fioles, jusqu'à ce que je sentis que ma pesanteur surmontait l'attraction, et que je redescendais vers la terre. Mon opinion ne fut point fausse, car j'y tombai quelque temps après, et à compter de l'heure que j'en étais parti, il devait être minuit. Cependant, je reconnus que le soleil était alors au plus haut de l'horizon, et qu'il était là midi. Je vous laisse à penser combien je fus étonné : certes je le fus de si bonne sorte, que ne sachant à quoi attribuer ce miracle, j'eus l'insolence de m'imaginer qu'en faveur de ma hardiesse, Dieu avait encore une fois recloué le soleil aux cieux, afin d'éclairer une si généreuse entreprise. Ce qui accrut mon étonnement, ce fut de ne point connaître le pays où j'étais, vu qu'il me semblait qu'étant monté droit, je devais être descendu au même lieu d'où j'étais parti. Équipé pourtant comme j'étais, je m'acheminai vers une espèce de chaumière, où j'aperçus de la fumée ; et j'en étais à peine à une portée de pistolet, que je me vis entouré d'un grand nombre d'hommes tout nus. Ils parurent fort surpris de ma rencontre ; car j'étais le premier, à ce que je pense, qu'ils eussent jamais vu habillé de bouteilles. Et pour renverser encore toutes les interprétations qu'ils auraient pu donner à cet équipage, ils voyaient qu'en marchant je ne touchais presque point à la terre : aussi ne savaient-ils pas qu'au moindre branle que je donnais à mon corps, l'ardeur des rayons de midi me soulevait avec ma rosée, et que sans que mes fioles n'étaient plus en assez grand nombre, j'eusse été possible à leur vue enlevé dans les airs. Je les voulus aborder ; mais comme si la frayeur les eût changés en oiseaux, un moment les vit perdre dans la forêt prochaine. J'en attrapai un toutefois, dont les jambes sans doute avaient trahi le coeur. Je lui demandai avec bien de la peine (car j'étais tout essoufflé) combien l'on comptait de là à Paris, et depuis quand en France le monde allait tout nu, et pourquoi ils me fuyaient avec tant d'épouvante. et homme à qui je parlais était un vieillard olivâtre, qui d'abord se jeta à mes genoux ; et joignant les mains en haut derrière la tête, ouvrit la bouche et ferma les yeux. Il marmotta longtemps entre ses dents, mais je ne discernai point qu'il articulât rien ; de façon que je pris son langage pour le gazouillement enroué d'un muet. A quelque temps de là, je vis arriver une compagnie de soldats, tambour battant, et j'en remarquai deux se séparer du gros pour me reconnaître. Quand ils furent assez proches pour être entendus, je leur demandai où j'étais.
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-- Vous êtes en France, me répondirent-ils ; mais quel diable vous a mis en cet état ? et d'où vient que nous ne vous connaissons point ? Est-ce que les vaisseaux sont arrivés ? En allez-vous donner avis à M. le Gouverneur ? Et pourquoi avez-vous divisé votre eau-de-vie en tant de bouteilles ? A tout cela je leur répartis que le diable ne m'avait point mis en cet état ; qu'ils ne me connaissaient pas, à cause qu'ils ne pouvaient pas connaître tous les hommes ; que je ne savais point que la Seine portât des navires à Paris ; que je n'avais point d'avis à donner à M. le Maréchal de l'Hôpital ; et que je n'étais point chargé d'eau de vie. -- Ho, ho, me dirent-ils, me prenant le bras, vous faîtes le gaillard? M. le Gouverneur vous connaîtra bien, lui! Ils me menèrent vers leur gros, où j'appris que l'étais véritablement en France, mais en la Nouvelle, de sorte qu'à quelque temps de là je fus présenté au Vice-Roi, qui me demanda mon pays, mon nom et ma qualité ; et après que je l'eus satisfait lui contant l'agréable succès de mon voyage, soit qu'il le crut, soit qu'il feignit de le croire, il eut la bonté de me faire donner une chambre dans son appartement. Mon bonheur fut grand de rencontrer un homme capable de hautes opinions, et qui ne s'étonna point quand je lui dis qu'il fallait que la terre eût tourné pendant mon élévation ; puisque ayant commencé de monter à deux lieues de Paris, j'étais tombé par une ligne quasi-perpendiculaire en Canada.
Lettre à un gros homme (Montfleury), Savinien de Cyrano 1654, lettre IX dans lettres diverses. Extraits
Gros Montfleury, enfin je vous ai vu, mes prunelles ont achevé sur vous de grands voyages, et le jour que vous éboulâtes corporellement jusqu’à moi, j’eus le temps de parcourir votre hémisphère, ou, pour parler plus véritablement, d’en découvrir quelques cantons. […] La nature, qui vous ficha une tête sur la poitrine, ne voulut pas expressément y mettre de col, afin de le dérober aux malignités de votre horoscope ; que votre âme est si grosse qu’elle servirait bien de corps à une personne un peu déliée ; que vous avez ce qu’aux hommes on appelle la face si fort au-dessous des épaules, et ce qu’on appelle les épaules si fort au-dessus de la face, que vous semblez un saint Denis portant son chef entre ses mains. Encore je ne dis que la moitié de ce que je vois, car si je descends mes regards jusqu’à votre bedaine, je m’imagine voir […] sainte Ursule qui porte les onze mille Vierges enveloppées dans son manteau ou le cheval de Troie farci de quarante mille hommes. […] Si la terre est un animal, vous voyant (comme assurent quelques philosophes) aussi rond et aussi large qu’elle, je soutiens que vous êtes son mâle et qu’elle a depuis peu accouché de l’Amérique, dont vous l’aviez engrossée. […] Je me doute bien que vous m’objecterez qu’une boule, qu’un globe, ni qu’un morceau de chair ne font pas des ouvrages de théâtre, et que le grand Asdrubal est sorti de vos mains. Mais entre vous et moi, vous en connaissez l’enclouure ; il n’y a personne en France qui ne sache que cette tragédie […] a été construite d’un impôt par vous avez établi sur tous les poètes de ce temps ; que vous l’avez sue par cœur auparavant que de l’avoir imaginée […] j’ajouterai même que cette pièce fut trouvée si belle qu’à mesure que vous la jouiez, tout le monde la jouait. […] Mais bons Dieux ! qu’est-ce que je vois ? Montfleury plus enflé qu’à l’ordinaire ! Est-ce donc le courroux qui vous sert de seringue ? Déjà vos jambes et votre tête se sont unies par leur extension à la circonférence de votre globe. Vous n’êtes plus qu’un ballon ; c’est pourquoi je vous prie de ne pas approcher de mes pointes, de peur que je ne vous crève. […] Je vous puis même assurer que si les coups de bâton s’envoyaient par écrit, vous liriez ma lettre des épaules […] Je serai moi-même votre Parque, et je vous eusse dès l’autre fois écrasé sur votre théâtre, si je n’eusse appréhendé d’aller contre vos règles, qui défendent d’ensanglanter la scène. Ajoutez à cela que je ne suis pas encore bien délivré d’un mal de rate, pour la guérison duquel les médecins m’ont ordonné encore quatre ou cinq prises de vos impertinences. Mais sitôt que […] je serai saoul de rire, tenez par tout assuré que je vous enverrai défendre de vous compter entre les choses qui vivent. Adieu, c’est fait. J’eusse bien fini ma lettre à l’ordinaire, mais vous n’eussiez pas cru pour cela que je fusse votre très-humble, très-obéissant et très affectionné. C’est pourquoi, Montfleury, Serviteur à la paillasse
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Le Pédant Joué,
de Savinien de Cyrano 1645-1646
Acte II, scène 4 (à mettre en regard les Fourberies de Scapin, de Molière, Acte II, sc. 7) Corbineli, Granger, Paquier.
CORBINELI.
Corbineli répond à l'interpellation que Granger vient d'adresser à la Fortune. Elle n'est pas seulement malicieuse, elle est enragée.
Hélas ! Tout est perdu, votre fils est mort.
GRANGER.
Mon Fils est mort ! Es-tu hors du sens ?
CORBINELI.
Non, je parle sérieusement : votre Fils à la vérité n'est pas mort, mais il est entre les mains des Turcs.
GRANGER.
Entre les mains des Turcs ? Soutiens-moi, je suis mort.
CORBINELI.
À peine étions-nous entrés en bateau pour passer de la porte de Nesle30 au Quai de l'École....
GRANGER.
Et qu'allais-tu faire à l'École, Baudet ?
CORBINELI.
Mon Maître s'étant souvenu du commandement que vous lui avez fait d'acheter quelque bagatelle qui fut
rare à Venise, et de peu de valeur à Paris, pour en régaler son Oncle, s'était imaginé qu'une douzaine de
cotrets31 n'étant pas chers, et ne s'en trouvant point, par toute l'Europe de mignons comme en cette Ville, il
devait en porter là. C'est pourquoi nous passions vers l'École pour en acheter ; mais à peine avons-nous
éloigné la côte, que le Page de notre Navire a découvert au Sud-Ouest une galère turque qui tâchait à coups
de rames de dérober le vent dessus nous et le fit parce que nous étions mauvais voiliers. Après donc qu'elle
a eu doublé le cap des bons hommes, qu'elle a eu jeté fond et demeuré quelque temps sur le fer à l'abri des
dunes du cours, elle a levé l'ancre et fait canal droit à nous, de proue en poupe. Ce qui nous a fait choir en
défaut, c'est qu'ils ont arboré de chrétienté, nous ont salué d'amis et cinglans d'un quart de boutine, nous
ont gagné le flanc, nous ont accroché et la soldatesque sautée sur notre tillac32, ils nous ont fait esclaves, puis
se sont élargis en mer
GRANGER.
Hé ! De par le Cornet retors de Triton Dieu Marin, qui jamais ouït parler que la Mer fût à Saint-Cloud ? Qu'il
y eût là des galères, des pirates, ni des écueils ?
CORBINELI.
C'est en cela que la chose est plus merveilleuse. Et quoi que l'on ne les aie point vus en France que là, que
sait-on s'ils ne sont point venus de Constantinople jusques ici entre deux eaux ?
PAQUIER.
En effet, Monsieur, les Topinambours qui demeurent quatre ou cinq cent lieues au delà du monde, vinrent
bien autrefois à Paris, et l'autre jour encore les Polonois eurent bien l'impudence d'enlever la Princesse
Marie, en plein jour, à l'Hôtel de Nevers, sans que personne osât branler.
30 La porte de Nesle jouxtait la vieille tour de Nesle (légendaire pour les frasques des belles-filles de
Philippe le Bel au XIVe siècle, cf. Les Rois Maudits de Maurice Druon) servait de communication du
Pont-Neuf au nouveau quartier construit sur le terrain du Pré aux Clercs, qui était le rendez-vous
permanent des Ecoliers de l'Université. La Tour de Nesle fut démolie vers 1652. Reste aujourd’hui
l’appellation la rue de Nesle, où se trouve aujourd’hui un théâtre. Notons que c’est à la porte de
Nesle qu’a lieu le fameux combat de Cyrano contre ses cents adversaires.
31 Cotret : menu bois, court et relié avec des hares. On appelle figurément et burlesquement des
coups de bâtons : « huile de cotret ». 32 Tillac : terme de marine. La couverture du vaisseau, le plus haut point du navire, sur lequel on combat, où
sont les soldats et les matelots pour la manoeuvre.
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CORBINELI.
Mais ils ne se sont pas contentés de ceci, ils ont voulu poignarder votre fils...
PAQUIER.
Quoi ! Sans confession ?
CORBINELI.
S'il ne se rachetait par de l'argent.
GRANGER.
Ah ! Les misérables ! C'était pour incuter la peur dans cette jeune poitrine.
PAQUIER.
En effet, les Turcs n'ont garde de toucher l'argent des Chrétiens, à cause qu'il a une croix.
CORBINELI.
Mon Maître ne m'a jamais pu dire autre chose, sinon : « Va-t-en trouver mon Père, et lui dis... » Ses larmes
aussitôt, suffoquant sa parole, m'ont bien mieux expliqué qu'il n'eût su faire, les tendresses qu'il a pour vous...
GRANGER.
Que Diable aller faire aussi dans la galère d'un Turc ? D'un Turc ! « Perge ».
CORBINELI.
Ces écumeurs impitoyables ne me voulaient pas accorder la liberté de vous venir trouver, si je ne me fusse
jeté aux genoux du plus apparent d'entr'eux. « Hé ! Monsieur le Turc, lui ai-je dit, permettez-moi d'aller
avertir son Père qui vous envoiera tout à l'heure sa rançon. »
GRANGER.
Tu ne devais pas parler de rançon, ils se seront moqués de toi.
CORBINELI.
Au contraire. À ce mot, il a un peu rasséréné sa face. «Va, m'a-t-il dit ; mais si tu n'es ici de retour dans un
moment, j'irai prendre ton Maître dans son Collège, et vous étranglerai tous trois aux antennes de notre
Navire.» J'avais si peur d'entendre encore quelque chose de plus fâcheux, ou que le Diable ne me vint
emporter étant en la compagnie de ces excommuniés, que je me suis promptement jeté dans un esquif pour
vous avertir des funestes particularités de cette rencontre.
GRANGER.
Que Diable aller faire dans la Galère d'un Turc ?
PAQUIER.
Qui n'a peut-être pas été à confesse depuis dix ans.
GRANGER.
Mais penses-tu qu'il soit bien résolu d'aller à Venise ?
CORBINELI.
Il ne respire autre chose.
GRANGER.
Instrument de l'immortalité : l'écritoire.
[Lachèvre]
Le mal n'est donc pas sans remède. Paquier, donne-moi le réceptacle des instruments de l'Immortalité «
Scriptorium scilicet »33.
CORBINELI.
Qu'en désirez-vous faire ?
GRANGER.
Écrire une Lettre à ces Turcs.
CORBINELI.
Touchant quoi ?
GRANGER.
Qu'ils me renvoient mon fils, parce que j'en ai affaire après dîner. Qu'au reste ils doivent excuser la jeunesse
qui est sujette à beaucoup de fautes ; et que s'il lui arrive une autre fois de se laisser prendre, je leur promets,
foi de Docteur, de ne leur en plus obtondre34 la faculté auditive.
CORBINELI.
Ils se moqueront, par ma foi, de vous.
33 Formule latine pédante, désignant un écritoire ; Savinien de Cyrano précise ici que l’immortalité s’obtient
par la plume. Ce qui montre la haute estime en laquelle il tient le genre littéraire, et est d’une grande audace
à une époque où tout ce qui touche à la religion, la vie après la mort, etc. n’est pas sujet à la moindre liberté
d’opinion. 34 Obtondre : assourdir
Cyrano de Bergerac dossier pédagogique Le Grenier de Babouchka
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GRANGER.
Va-t-en donc leur dire de ma part. Que je suis prêt de leur répondre par-devant notaire : Que le premier des
leurs qui me tombera entre les mains, je le leur renvoierai pour
rien... ( Ha! que Diable, que Diable, aller faire en cette Galère ? )... Ou dis leur qu'autrement je vais m'en
plaindre à la Justice. Sitôt qu'ils l'auront remis en liberté, ne vous amusez ni l'un ni l'autre, car j'ai affaire de
vous.
CORBINELI.
Tout cela s'appelle dormir les yeux ouverts.
GRANGER.
Teston : ancienne monnaie de France
qui a valu 15s. 6 d. et depuis 19s. 6
deniers. [F]
Le grand hiver est celui de 1638.
[Lachèvre]
Mon Dieu, faut-il être ruiné à l'âge où je suis ? Va-t-en avec Paquier, prends le reste du teston35 que je lui
donnai pour la dépense il n'y a que huit jours... (Aller sans dessein dans une Galère ! )... Prends tout le reliquat
de cette pièce... (Ha ! malheureuse géniture, tu me coûte plus d'or que tu n'es pesant !)... Paye la rançon et
ce qui restera, emploie-le en œuvres pies... (Dans la Galère d'un
Turc !)... Bien, va-t-en !... (Mais misérable, dis-moi, que Diable allais-tu faire dans cette Galère ?)... Va prendre
dans mes armoires ce pourpoint découpé que quitta feu mon Père l'année du grand hiver.
CORBINELI.
À quoi bon ces fariboles ! Vous n'y êtes pas. Il faut tout au moins cent pistoles pour sa rançon.
GRANGER.
Cent pistoles ! Ha ! Mon fils, ne tient-il qu'à ma vie pour conserver la tienne ? Mais cent pistoles !... Corbineli
va-t-en lui dire qu'il se laisse pendre sans dire mot ; cependant qu'il ne s'en afflige point, car je les en ferai
bien repentir.
CORBINELI.
Mademoiselle Genevote n'était pas trop sotte, qui refusait tantôt de vous épouser sur ce qu'on l'assurait que
vous étiez d'humeur, quand elle serait esclave en Turquie, de l'y laisser aussi bien que votre fils.
GRANGER.
Je les ferai mentir... S'en aller dans la Galère d'un Turc ! Hé quoi faire, de par tous les Diables, dans cette
Galère ? Ô ! Galère, galère, tu mets bien ma bourse aux galères.
Le présent dossier a été réalisé pour Le Grenier de Babouchka par Frédéric-Pascal Stein.
Collaborateur du Grenier de Babouchka depuis sa fondation, Frédéric-Pascal Stein est un artiste pluridisciplinaire, ayant suivi des études scientifiques parallèlement à sa formation d’interprète. Critique culturel et artistique au Canada et en France dans les années 2000, son parcours l’a amené à concevoir des dossiers et des projets artistiques pour plusieurs compagnies, telles Le Théâtre de Léthé (Cie Camilla Saraceni – Juliette Binoche), Le Collectif 2 Plus, La Cie de La Houle – Chantal Desrues, La Cie Chouchenko, ou Le Grenier de Babouchka. Habitué aux textes classiques et au théâtre contemporain, lui-même metteur en scène, Frédéric-Pascal Stein fait régulièrement des interventions pédagogiques sur les thèmes du théâtre, de la musique ou de la danse dans des établissements scolaires et dans le cadre de formations artistiques.
Crédits Photographiques :
Fabienne Rappeneau, Isabelle Henry, Sébastien Rey, Sylvain Sancristo Franck Harscouet
35 Ancienne monnaie, valant entre 15 et 20 sous.