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Karl MARX (1813-1883) (1843) Critique du droit politique hégélien Zur Kritik der Hege1schen Red1tsphilosophie Traduction et Introduction de Albert BARAQUIN Un document produit conjointement en version numérique par Diane Brunet , bénévole, guide, Musée de La Pulperie, Chicoutimi et Marc Guérin , bénévole, cheminot, Paris Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Critique Droit Hegelien

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Karl MARX (1813-1883)

(1843)

Critique du droit politique hégélien

Zur Kritik der Hege1schen Red1tsphilosophie

Traduction et Introduction de Albert BARAQUIN

Un document produit conjointement en version numérique par Diane Brunet, bénévole, guide, Musée de La Pulperie, Chicoutimi

et Marc Guérin, bénévole, cheminot, Paris

Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque

Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Cette édition électronique a été réalisée conjointement par Diane Brunet, Marc Guérin et Jean-Marie Tremblay, bénévoles, à partir de :

Numérisation : Marc Guérin, bénévole, Paris, cheminot (agent de la So-ciété Nationale des Chemins de Fer, SNCF); Lecture et correction du texte : Diane Brunet, bénévole, Guide, Musée de La Pulperie, Chicoutimi; Mise en page : Jean-Marie Tremblay

Karl Marx CRITIQUE DU DROIT POLITIQUE HÉGÉLIEN Zur Kritik der Hege1schen Red1tsphilosophie

Traduction et introduction de Albert Baraquin. Paris : Les Éditions sociales, 1975, 223 pp.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Comic Sans, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Micro-soft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’) Édition numérique réalisée le 20 avril 2010 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Québec, Canada.

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Ce livre est le 4,176e livre diffusé dans Les Classiques des sciences sociales.

Jean-Marie Tremblay, sociologue, Fondateur.

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Karl Marx (1813-1883)

Critique du droit politique hégélien

Traduction et introduction de Albert Baraquin. Paris : Les Éditions sociales, 1975, 223 pp.

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[6] La Critique du droit hégélien (Zur Kritik der Hege1schen

Red1tsphilosophie), 1843, a été traduite pour les Editions sociales par Albert Baraquin en 1974.

Une première édition en a été faite en 1975. La présente réimpression date de 1980. 1975, Éditions sociales, Paris, 1975.

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Table des matières Avertissement de l'Éditeur Introduction Critique du Droit politique hégélien I. Constitution intérieure pour soi

a) Le pouvoir du princeb) Le pouvoir gouvernementalc) Le pouvoir législatif

Annexe

Contribution à la critique de la Philosophie du Droit de Hegel. In-troduction

Glossaire Index des paragraphes de Hegel cités par Marx

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Critique du droit politique hégélien (1843)

Avertissement de l’éditeur Retour à la table des matières

La page de couverture, ainsi que les quatre premières feuilles du manuscrit, ayant été perdues, la date de rédaction de la Critique du Droit politique hégélien n'est pas connue en toute certitude, Nous pouvons cependant affirmer qu'elle a été écrite en 1843. D'après la déclaration de Marx lui-même en 1859 dans la Préface de la Contribu-tion à la critique de l'économie politique, ce travail a été entrepris après qu'il eût été conduit à quitter la Rheinische Zeitung [Gazette rhénane ], qu'il dirigeait, pour « se retirer dans son cabinet d'étu-de », c'est-à-dire en mars 1843. C'est vraisemblablement entre ce mois de mars 1843 et le mois d'août de la même année, à Cologne puis à Kreuznach où Marx réside à partir du mois de mai – et où il épouse en juin Jenny von Westphalen - avant d'aller s'installer à Paris en oc-tobre, que se situe la rédaction de la Critique du Droit politique hégé-lien. C'est d'ailleurs la conclusion à laquelle aboutissait Riazanov, en 1927, dans la première publication de ce texte, par l'Institut Marx-Engels de Moscou.

Pourtant, dans leur édition d'un certain nombre d'œuvres de jeu-nesse de Marx en 1931, Landshut et Mayer, refusant de suivre Riaza-nov, situaient la rédaction de ce manuscrit entre avril 1841 et avril 1842. J. Molitor se rangeait à leur avis dans l'Avertissement de la

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seule édition française de la Critique qui ait paru jusqu'à ce jour (Œuvres complètes de Karl Marx, Œuvres philosophiques, tome IV, Critique de la Philosophie de l'État, de Hegel, Alfred Costes éditeur, 1935. Voir l'Avertissement de Molitor, p. V, et l'Introduction de Landshut et Mayer, pp. XXIV et XXV). Cette datation erronée, et qui n'est plus soutenue sérieusement par personne, mais qui a malheureu-sement été reprise par de nombreux auteurs, repose sur une confu-sion. L'argument - unique - invoqué par Landshut et [8] Mayer est un passage d'une lettre du 5 mars 1842 où Marx proposait à Ruge pour sa revue, les Anekdota, « une critique du droit naturel de Hegel, pour autant qu'il concerne le régime intérieur. Le fond en est la réfutation de la monarchie constitutionnelle comme une chose bâtarde, contra-dictoire et qui se condamne elle-même ». (K. Marx, F. Engels : Corres-pondance, Éditions sociales, tome l, p. 244.) Cette lettre prouve sans aucun doute qu'au début de 1842 Marx, qui venait d'écrire ses mor-dantes Remarques sur la plus récente ordonnance prussienne concer-nant la censure, qui allait commencer à collaborer à la Rheinische Zei-tung et s'engageait dans la lutte contre l'absolutisme prussien incar-né depuis 1840 par Frédéric-Guillaume IV, songeait en même temps à une explication critique avec la conception hégélienne du droit politi-que qu'il avait étudiée à Berlin. Mais la moindre attention aux formu-lations de cette lettre du 5 mars 1842 montre qu'il ne s'agissait alors pour lui que d'une critique de l'apologie hégélienne de la monarchie constitutionnelle, ne mettant donc nullement en cause la conception même de l'État, ni la dialectique idéaliste de Hegel dans son ensem-ble, alors que tel est l'objectif du manuscrit de 1843. D'ailleurs la lettre du 5 mars parle expressément d'un « article », ce que le ma-nuscrit de 1843 n'est à aucun titre, ni par sa longueur (131 grandes feuilles manuscrites) ni plus encore par sa conception. On doit donc bien conclure que l'article dont il est question en 1842 et la Critique sont deux choses tout à fait distinctes, même si la seconde reprend en l'élargissant et en l'approfondissant le projet du premier, dont rien ne prouve d'ailleurs qu'il ait été achevé. Car, la correspondance avec Ruge le montre, Marx manque sans cesse, en 1842, du temps né-cessaire pour mettre la dernière main à cet article, dont il est encore

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question dans une lettre à Oppenheim d'août 1842 (Correspondance, tome I, p. 268). De plus en plus accaparé par ses tâches et ses soucis de rédacteur, puis, à partir d'octobre 1842, de directeur de la Rhei-nische Zeitung, Marx renonça à une publication « qui, d'autre part, ne répondait plus à l'évolution de ses conceptions ». (Auguste Cornu : Karl Marx et Friedrich Engels, P. U. F., tome 2, p. 193, note 1.)

Les choses se présentent tout autrement en 1843. Animateur d'un journal dont l'opposition à l'absolutisme prussien n'a cessé de s'ap-profondir, Marx fut amené, à la fin de 1842 et au début de 1843, à dépasser la critique purement politique du régime pour s'attaquer à certains de ses aspects économiques et défendre les intérêts de lar-ges masses travailleuses. Cinquante ans plus tard, dans une lettre à Fischer du 15 avril 1895, Engels écrivait : « J'ai toujours entendu [9] Marx dire que c'est précisément de s'être occupé de la loi sur les vols de bois et de la situation des paysans mosellans qui l'a fait passer de la politique pure aux rapports économiques et que c'est ainsi qu'il est venu au socialisme ... » (K. Marx, F. Engels : Lettres sur « Le Capi-tal », Éditions sociales, p. 424.) En même temps, apercevant de mieux en mieux la faiblesse de la critique uniquement abstraite à laquelle se livraient les Jeunes-Hégéliens, il rompait avec le cercle berlinois des « Affranchis » animé par Edgar Bauer et Kaspar Schmidt (connu plus tard sous le pseudonyme de Max Stirner), et ressentait la nécessité de soumettre à la critique non pas seulement les illusions de Hegel sur la monarchie prussienne mais sa philosophie elle-même, à commencer par sa philosophie de l'État. Publiées en février 1843 dans les Anek-dota, les Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie de Feuerbach, qu'il lut avec enthousiasme, et qui lançaient le mot d'or-dre d'un renversement matérialiste de la philosophie hégélienne, al-laient dans le même sens et l'aidaient à donner une tout autre portée à son projet de 1842. Dans ce contexte, l'interdiction gouvernemen-tale de la Rheinische Zeitung à dater du 1er avril 1843 achevait de pousser Marx vers des positions radicales, comme en témoigne sa cor-respondance avec Ruge (voir Correspondance, tome l, lettres nos 74 à 77). En même temps, cette mesure lui donnait pour quelques mois -

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notamment ceux qu'il allait passer à Kreuznach avant de s'installer à Paris pour y lancer les Annales franco-allemandes - l'occasion de se remettre à « quelques travaux à achever », selon ses propres termes dans une lettre de mars 1843 à Ruge (Correspondance, tome l, p. 288). Il est difficile de ne pas penser que cette indication se rapporte pré-cisément à la Critique du Droit politique hégélien - ainsi qu'aux notes de lectures qu'il amassa en juillet-août 1843 sur des ouvrages de théorie et d' histoire de l'État (notamment de Rousseau et Montes-quieu, tous deux cités à plusieurs reprises par Hegel dans ses déve-loppements sur l'État), notes qui constituent les cinq Cahiers de Kreuznach, peut-être aussi à La Question juive, vraisemblablement rédigée à Kreuznach en septembre 1843, du moins pour l'essentiel.

C'est donc dans cette période où Marx est en train de passer du démocratisme au communisme et de l'idéalisme au matérialisme qu'a été rédigée la Critique, c'est-à-dire la discussion serrée des paragra-phes 261 à 313 de la Philosophie du Droit de Hegel (1821), qui consti-tuent la quasi-totalité du développement consacré au droit politique interne (les quatre premières feuilles du manuscrit, manquantes, por-taient manifestement sur les paragraphes 257 à 260, par lesquels [10] commence la section sur l'État). Certes, le matérialisme vers le-quel s'oriente Marx en 1843 est encore très feuerbachien, c'est-à-dire qu'il n'est pas libéré d'un humanisme partiellement idéaliste, et le communisme tel qu'il le comprend est encore bien abstrait (voir Correspondance, tome I, p. 298), faute d'être lié à la reconnaissance du rôle décisif du prolétariat révolutionnaire. Mais ces limites ne doi-vent pas faire sous-estimer l'importance de l'étape qui est ici fran-chie. On connaît l'appréciation de Marx lui-même, quinze ans plus tard, dans la Préface de la Contribution : après avoir quitté la Rhei-nische Zeitung, « le premier travail que j'entrepris pour résoudre les doutes qui m'assaillaient fut une révision critique de la Philosophie du Droit, de Hegel, travail dont l'introduction parut dans les Deutsch- französiche Jahrbücher [Annales franco-allemandes], publiées à Pa-ris, en 1844. Mes recherches aboutirent à ce résultat que les rap-ports juridiques - ainsi que les formes de l'État - ne peuvent être

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compris ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l'esprit humain, mais qu'ils prennent au contraire leurs racines dans les conditions d'existence matérielles dont Hegel, à l'exemple des Anglais et des Français du XVIIIe siècle, comprend l'ensemble sous le nom de « société civile », et que l'anatomie de la société civile doit être cherchée à son tour dans l'économie politique ». (Contribution, Éditions sociales, p. 4.) Si l'on ajoute que la Critique constitue la pre-mière grande explication de Marx avec la dialectique de Hegel (ce à quoi il semble bien faire allusion lorsqu'il écrit en janvier 1873 dans la Postface de la 2e édition allemande du Capital : « J'ai critiqué le côté mystique de la dialectique hégélienne il y a près de trente ans ... »), on sera fondé à conclure qu'à travers le morcellement de l'analyse et les limites de la critique, le manuscrit de 1843 est bien un jalon d'impor-tance dans la découverte du matérialisme historique, de la dialectique matérialiste.

Et cela éclaire la rapide évolution de Marx, au cours de son séjour à Paris, vers des positions critiques et révolutionnaires beaucoup plus accusées. On mesure cette évolution en lisant l'Introduction à la Cri-tique de la Philosophie du Droit de Hegel qu'il écrit en décembre 1843 et janvier 1844, à Paris, pour la publication de son travail, introduc-tion qui en fait devait être seule à paraître, dans le premier (et uni-que) numéro double des Annales franco-allemandes, en février 1844. Dans ce texte célèbre, qu'on trouvera à la fin de ce volume, apparaît pour la première fois l'affirmation du rôle révolutionnaire du proléta-riat, idée dont les implications théoriques et pratiques pousseront Marx et Engels à une remise en cause véritablement [11] radicale de leur conscience philosophique antérieure. Mais par là même, la tâche théorique et critique à accomplir changeant encore de dimension, le projet de publication du manuscrit de 1843 se modifie. Marx lui-même l'indique dans la Préface des Manuscrits de 1844 : « J'ai an-noncé dans les Annales franco-allemandes la critique de la science du droit et de la science politique sous la forme d'une critique de la Phi-losophie du Droit de Hegel. Tandis que j'élaborais le manuscrit pour l'impression, il apparut qu'il était tout à fait inopportun de mêler la

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critique qui n'avait pour objet que la philosophie spéculative à celle des diverses matières elles-mêmes, et que ce mélange entravait l'ex-posé et en gênait l'intelligence. En outre, la richesse et la diversité des sujets traités n'auraient permis de les condenser en un seul ou-vrage que sous forme d'aphorismes, et un tel procédé d'exposition aurait revêtu l'apparence d'une systématisation arbitraire. C'est pourquoi je donnerai successivement, sous forme de brochures sépa-rées, la critique du droit, de la morale, de la politique, etc., et pour terminer, je tâcherai de rétablir, dans un travail particulier, l'enchaî-nement de l'ensemble, le rapport des diverses parties entre elles, et je ferai pour finir la critique de la façon dont la philosophie spéculati-ve a travaillé sur ces matériaux. » (Manuscrits de 1844, Éditions so-ciales, p. 1.) En fait, ce vaste programme ne sera pas exécuté sous cette forme, mais d'une tout autre manière, en fonction de matériaux et de conjonctures d'une richesse imprévue, et en collaboration avec Engels, à travers La Sainte Famille et l'Idéologie allemande.

Demeuré inédit, ignoré jusqu'en 1927, puis utilisé parfois contre la pensée mûre de Marx pour ce qu'il contient encore de prémarxiste, le manuscrit de 1843, où, l'on trouve de premières ébauches d'une conception scientifique des rapports entre l'État et la société civile et du renversement matérialiste de la dialectique hégélienne, est un document de haute importance pour tous ceux qui s'intéressent au marxisme et à sa genèse. En publiant ce texte difficile dans la tra-duction exigeante d'Albert Baraquin, après avoir procuré au public français des éditions fiables des Manuscrits de 1844, de La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, de La Sainte Famille et de l'Idéologie allemande, les Éditions sociales poursuivent leur effort de toujours, pour rendre accessibles les matériaux nécessaires à une connaissance complète et sérieuse de toutes les étapes de formation et de développement du matérialisme dialectique et historique, du socialisme scientifique.

Les Éditions sociales.

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Les passages des Principes de la Philosophie du Droit de Hegel ci-tés par Marx ont été traduits en suivant l'édition allemande de Hegel utilisée par Marx lui-même (Oeuvres, édition complète, tome 8, Berlin, 1833, éd. Edouard Gans). Dans « les citations de Hegel, les caractères en italique signalent les mots soulignés par Hegel et repris sous cette forme par Marx. Les caractères interlettrés signalent les mots souli-gnés par Marx seul.

Selon l'usage adopté pour toutes nos éditions de Marx et d'Engels, les termes et expressions en français dans l'original sont imprimés en italique et pourvus d'un astérisque. Les termes étrangers ont été im-primés eux aussi en italique même s'ils ne sont pas soulignés dans l'original. Ils sont suivis de leur traduction française entre crochets. Ceux qui étaient en outre soulignés dans l'original ont été imprimés en caractères gras.

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Critique du droit politique hégélien (1843)

INTRODUCTION

Albert Baraquin, Octobre 1974

I Retour à la table des matières

Il serait superflu de vouloir démontrer l'intérêt d'une publication qui veut combler d'une traduction nouvelle une lacune dans l'état pré-sent de l'édition française des œuvres de Marx. L'importance de l'au-teur qui n'est pas à établir décourage par avance les justifications que le traducteur pourrait apporter pour introduire son propos qui est l'ouvrage lui-même. S'agissant de la Critique du Droit politique hégé-lien, l'entreprise n'évite pas cependant d'être renvoyée aux perspec-tives et aux raisons actuelles de son accueil : ne serait-ce qu'à raison de l'effort entrepris pour faire entendre ce que Marx a pensé dans ce qu'il a transcrit et critiqué de Hegel. D'autant qu'il s'agit là d'une œuvre posthume. Rédigée de mars à août 1843 (Marx a alors vingt-cinq ans) et restée inachevée, la Critique ne fut publiée qu'en 1927, quarante-quatre ans après sa mort, dans l'édition critique de l'Insti-tut Marx-Engels de Moscou; elle n'était jusqu'ici accessible en fran-çais, traduite par Molitor, que dans les archives de l'édition Costes. À l'époque où Marx s'apprête à entreprendre sa révision critique de la

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philosophie hégélienne de l'État, Feuerbach (au style de la Critique on reconnaîtra son influence sur elle) a déjà publié l'Essence du Christia-nisme, Bruno Bauer, dont Marx ne partagera plus très longtemps les analyses, s'extasie encore sur les prodigieux bouleversements qui vont venir, Max Stirner élabore l'Unique et sa propriété, Frédéric-Guillaume IV, le roi de Prusse, que sa folie devait écarter du pouvoir en 1857, a eu trois années déjà pour décevoir les espoirs que les libé-raux avaient placés en lui et démentir par la même occasion l'illusion selon laquelle Hegel aurait été le philosophe d'une Prusse dont l'État serait celui de la pensée. C'est en effet le temps où le peuple « ré-clame la participation légale de la bourgeoisie [14] indépendante aux affaires de l'État » 1, aussi celui de la persécution des « Jeunes Hé-géliens », l'aile gauche issue de la scission de l'école, et celui de la lutte ouverte contre l'influence hégélienne, les hégéliens étant écar-tés des chaires universitaires au profit de penseurs de meilleur aloi ou censés être tels : Schelling est appelé à Berlin pour administrer la réfutation de l'hégélianisme et Julius-Friedrich Stahl remplace Eduard Gans, le disciple de Hegel responsable des additifs aux Princi-pes de la Philosophie du Droit et, à l'intérieur de la droite hégélienne, leur interprète mal-pensant, dont nous savons que Marx a suivi les cours dans le semestre d'été de 1838. Marx, remarquons-le, n'a ja-mais été dupe d'un malentendu qui devait résister à sa dissipation par l'histoire de son temps puisqu'il n'a cessé jusqu'à une époque récente d'infléchir la lecture de la politique hégélienne et de discréditer cel-le-ci comme apologie réactionnaire de l'ordre établi. Il ne confondait pas davantage le service du roi de Prusse et l'intérêt spécifique des penseurs que l'ordre du jour avait établis ou rétablis 2.

1 Cf. Auguste CORNU : Karl Marx et Friedrich Engels, P.U.F. 1958,

tome II. 2 Cf. MARX : Dans sa Philosophie du Droit, Hegel croyait avoir en

son temps posé la base de la Constitution prussienne et le gouver-nement et le public allemands le croyaient avec lui... Ce que Hegel croyait à l'époque, Stahl le croit aujourd'hui. » (Randglossen zu den Anklagen des Ministerialreskripts, in Ergänzungsband (Schrif-

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On voit que la Critique s'inscrit dans le conflit inhérent au débat de la postérité hégélienne et du posthégélianisme, à la séparation de la réalité allemande et de sa pensée dont Marx thématisera bientôt le divorce, et à la contradiction de la Prusse historique avec elle-même que son caractère féodal et bourgeois à la fois rend précisément ana-chronique au regard de cette pensée. C'est aussi le premier écrit et le dernier, à tout le moins au plan de la théorie politique, où Marx dis-cute et polémique directement avec les textes de Hegel : dans le contexte politique et philosophique dont il s'éclaire, il nous reporte à une époque de l'histoire où la pensée de Marx n'avait pas encore agi.

Ce qui importe n'est pas toutefois que ces textes aient la valeur d'une pièce rare. Hegel est le philosophe qui, justement dans la Pré-face aux Principes de la Philosophie du Droit, assigne comme tâche à la philosophie de concevoir ce qui est. Quand Marx critique [15] la conception hégélienne de l'État il met en cause la philosophie hégé-lienne à travers son moment politique, comme il met en cause l'État que cette philosophie justifie en le concevant, c'est-à-dire en l'éle-vant à sa rationalité. S'adressant au philosophe qui s'est employé à « saisir son temps dans la pensée », la Critique que Marx avait omis de verser au dossier de l'histoire n'est pas dépourvue de toute actualité au sens courant du terme. C'est ainsi qu'on y pourra trouver la dénon-ciation pour ainsi dire exhaustive des inconvénients qui s'ensuivent de ce que les gouvernés ne sont pas ceux qui gouvernent, Marx s'ingé-niant à décomposer le système de médiations par lesquelles Hegel, vainement selon lui, réunit la société civile-bourgeoise à l'État et dans l'État. Marx concentre sa critique notamment sur les « états » (au sens que le terme avait à l'époque de la Révolution française et où l'on parlait par exemple du « tiers état », mais sans qu'il recouvre la même réalité), le Parlement dans l'État de Hegel. Les états [Stände], dans leur fonction essentielle de médiation sont le concept qui traduit poli-tiquement, en droit constitutionnel hégélien, l'identité philosophique

ten. Manuskripte. Briefe bis 1844), Erster Teil, Karl Marx, Frie-drich Engels Werke, Dietz Verlag, Berlin. 1968, p. 421.)

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du particulier et de l'universel, de l'homme et du citoyen. Comme leur nom l'indique immédiatement en allemand, ils sont au titre double et indissoluble d'états sociaux et d'états politiques, les garants effica-ces de cette identité et de la confirmation tangible du caractère abs-trait et disparaissant de leur réalité séparée. Du moins selon la sé-mantique allemande et le Concept hégélien : pour ce qui est de la ré-alité historique, le Parlement que Hegel a conçu n'existe ni dans la Prusse de Hegel ni dans celle de Marx et, en dépit d'une promesse royale datant de 1815 qui annonce l'instauration d'une représentation du peuple, la réunion en diète prussienne des états provinciaux n'in-terviendra pas avant 1847. Une autre cible est la bureaucratie, bien réelle cette fois, encore qu'elle fonctionne alors surtout comme un instrument de contrainte entre les mains du prince et qu'elle soit plu-tôt d'exécution que de réflexion, à l'inverse de celle que Hegel éman-cipe des limites de son origine historique pour en doter l'État moder-ne. On voit en quel sens; on pourrait dire la Critique plus actuelle que jamais : allant au cœur de la construction hégélienne de l'État, elle s'applique à des formes politiques qui n'existaient pas encore dans l'Allemagne de l'époque et les États de la nôtre ne sont pas non plus sans vérifier par l'exemple la subversion des médiations par la cons-truction desquelles Hegel, à travers la considération des « grands États développés de son temps », anticipait leur modernité. [16] Nous ne lirions plus la Critique avec un intérêt autre que purement historio-graphique si elle nous parlait d'un texte qui, pour être quasi contem-porain de la naissance de Marx, avait purement et simplement cessé de concerner notre présent.

Il ne serait donc pas indifférent de pouvoir saisir ce que sont en leur fond les objections que Marx adresse à Hegel dans la Critique. La détermination de ce qui régit l'attitude de Marx suppose à son tour que l'on ait une notion assez claire de ce que Hegel s'est efforcé de fonder dans son discours. Les Principes de la Philosophie du Droit qui sont une amplification, d'abord à l'usage de l'enseignement de Hegel, des paragraphes que l'Encyclopédie consacre à l'Esprit objectif, ne se laissent pas résumer et une telle notion ne pourrait naître d'un tel

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résumé. La difficulté est d'ailleurs que les Principes sont, tout comme leur Critique mais en un autre sens, un livre inachevé. Nous lisons en effet dans la Préface cet avertissement de Hegel : « J'ai développé de manière explicite la nature du savoir spéculatif dans ma Science de la Logique. C'est pourquoi ce n'est qu'ici et là qu'on a ajouté dans ce précis [Grundriss] un éclaircissement concernant le procès et la mé-thode. En raison de la nature concrète et en elle-même si diverse de l'objet, on a négligé de mettre en évidence et de faire ressortir sur chaque singularité la conduction logique » 3 : la déclaration est saisis-sante venant d'un auteur que Marx accusera précisément d'avoir fourni un corps politique à sa Logique plutôt que la Logique du corps politique 4. On peut donc penser que les leçons qui complétaient le manuel hégélien, partie apportaient les précisions nécessaires à l'ex-ploration des formes logiques sous-jacentes, partie ramenaient vers elles, comme en attestent les additifs, la matière historico-politique. Une telle voie est naturellement impraticable dans le cadre de cette présentation. Elle n'est indiquée ici que pour prévenir le malentendu selon lequel le « droit d'État » que Hegel conçoit se réduirait au sa-voir défini d'une théorie juridique du politique. Aussi faut-il renvoyer le lecteur que la Critique amènerait à s'enquérir de la philosophie poli-tique de Hegel, aux textes eux-mêmes, y ajoutant le livre d'Eric Weil, Hegel et l'État, et aussi la Pensée politique de Hegel de Bernard Bourgeois 5. Il devra au [17] premier d'entrer de l'intérieur dans la conception hégélienne de l'État et dans la compréhension de l'État hégélien, et le second lui montrera comment la politique hégélienne s'articule au projet philosophique et au système qui l'accomplit.

Si pourtant on devait désigner d'une formule ce dont il s'agit pour Hegel dans sa philosophie de l'État, on pourrait risquer que son pro-

3 Cf. HEGEL: Principes de la Philosophie du Droit, préface Kaan,

P.U.F. 4 Voir ci-dessous p. 93. 5 Eric WEIL: Hegel et l'État, Vrin; Bernard BOURGEOIS: La Pensée

politique de Hegel, P.U.F.

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blème, tel qu'il se présente au philosophe qui se pose la question de comprendre la réalité pour la parfaire de sa compréhension, est de réinjecter le droit de la subjectivité morale (ce que Hegel appelle la Moralität) dans la vie éthique (ce qu'il appelle la Sittlichkeit) dont la philosophie du droit développe la compréhension selon les trois mo-ments de la famille, de la société civile-bourgeoise et de l'État. Pour le dire autrement : la vie éthique hégélienne est à comprendre par la compréhension de la liberté dont elle est l'idée plutôt qu'elle n'aurait à être justifiée au titre d'un contenu moral spécifique : cette liberté, dans la construction du concept de la volonté libre, est elle-même à comprendre comme « moralité », au plan d'une compréhension aussi nécessaire que non suffisante à sa vraie actualisation. La découverte de l'unité de la moralité et de la vie éthique dans le sens hégélien du politique donne la mesure du problème de l'unité de la société et de l'État dans les Principes de la Philosophie du Droit et de la place qu'ils accordent à une vie sociale qui n'est pas vie politique quant à l'essen-tiel.

Certes, cette façon de recueillir le sens hégélien du politique ne suffit pas à faire s'évanouir le « mystère spéculatif » de la Philoso-phie du Droit. On ne peut même éviter de penser - Marx ayant eu de-puis son mot à dire là-dessus - qu'un autre sens de ce sens existe qu'il faudrait interroger : une fois opéré le renoncement à enraciner le po-litique dans une raison ontologique, la Philosophie du Droit ne se lais-sera correctement réactiver et interpréter que par qui est en mesure de dire de quel problème en quels termes aujourd'hui posé et selon quel ordre dépend la réponse à la question dont la « Sittlichkeit » était pour Hegel la solution. Les manières de dire alléguées nous per-mettent toutefois de saisir que le problème hégélien est moins celui d'une vie éthique issue d'une tradition historique particulière (dont la philosophie hégélienne tient finalement lieu 6 en regard du mécanisme social et de l'exigence [18] formelle de l'universalité, que le vieux problème aristotélicien de la définition du citoyen dans des conditions

6 Cf. HEGEL: Encyclopédie des Sciences philosophiques, § 552.

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que la pensée politique moderne réfléchit comme étant celles de la disparition du citoyen.

Si le fait moderne, comme c'est un lieu commun de toute cette pensée de l'affirmer est celui de la non-immédiateté du rapport de l'homme à l'État, Hegel le surmonte en concevant un État qui est la mise en œuvre des médiations qui restituent ce rapport et en conce-vant une réalité humaine (famille, société civile-bourgeoise) qui, en tant qu'il la distingue de l'État et l'oppose à lui, est à elle-même son propre retour à la citoyenneté politique. Il faut comprendre que la société civile hégélienne n'est pas l'État mais ce qui y ramène et, si Hegel peut apporter une réponse au fait de la séparation de l'homme et du citoyen, c'est pour l'avoir d'abord non seulement reconnu mais thématisé comme tel et fondé dans la théorie. C'est même dans la mesure où, à l'encontre d'une tradition toujours en vigueur depuis Aristote, il cesse de concevoir la « société civile » comme société po-litique et de confondre leur détermination, révolutionnant ainsi le concept d'une société civile devenue « bourgeoise » qu'il peut, comme le dira Marx, « interpréter » l'État moderne. Ce n'est donc rien de moins que la possibilité d'une philosophie politique, d'une compréhen-sion philosophique de la modernité, qui se joue dans la production du Concept hégélien de la société civile-bourgeoise.

Marx de son côté s'installe dans la cassure et pense du point de vue moderne de la séparation plutôt qu'il ne pense une séparation qui est toute de l'ordre du fait, restant en ce sens tributaire de la conception politique de la société civile avec laquelle rompt la concep-tion hégélienne de la société dans l'État 7 : la Critique ne serait pas pour Hegel exempte du reproche de leur confusion, un reproche qui vise chez lui tant l'abstraction du droit naturel moderne et des théo-ries contractuelles de l'État que la conception antique d'une commu-nauté politique inscrite dans une forme naturelle. Sa modernité consiste à refuser la solution que Hegel apporte aux problèmes de

7 Cf. HEGEL: Encyclopédie des Sciences philosophiques, § 552.

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cette modernité, c'est-à-dire la solution qu'il découvre dans sa pro-pre compréhension de cette modernité.

[19] La réponse de Hegel est au fond aussi simple que son élabora-tion requiert d'efforts, puisque c'est en un sens toute l'entreprise logicienne de Hegel qui est au service de cette réponse. Elle ne se re-fusera pas à ce qui se donne la peine de la chercher : elle consiste à dire que la même histoire qui instaure la séparation de l'homme et du citoyen a déjà évité leur divorce sous les espèces de l'État moderne dont le philosophe est désormais capable de développer théorétique-ment le germe agissant de sa rationalité. Dans cette optique, une contradiction irréconciliable ne se laisse même pas penser, parce qu'elle signifierait avec la fin de toute organisation politique propre-ment dite la disparition de la possibilité de la philosophie. La solution ne fait qu'un avec l'entente de la question posée et, à saisir la Criti-que dans la perspective de ce qu'elle critique, Marx qui refuse la solu-tion se met d'emblée en dehors de son droit. Ce n'est pas que cela le réfute : c'est précisément toute l'attitude « critique » que de ne pas tenir de tels propos pour dirimants. Ils permettent cependant de pré-ciser la complexité de sa motion : si elle ne se laisse pas réfuter c'est que ce qui est pour elle le faux-semblant de la solution qu'elle récuse dissimule selon elle la vérité du problème auquel elle s'obstine : la non-existence d'une identité dont elle est elle-même la vivante réfu-tation et dont l'histoire, n'en déplaise au philosophe, atteste et révè-le le mal fondé.

Qui voudrait projeter sur la Critique l'éclairage de cette histoire et réciproquement devrait étudier comment la perspective critique se montre au plan de l'action et de la prise de parti dans les conditions du temps. Les articles écrits par Marx, jusqu'en 1844 seront éclai-rants à ce sujet autant que les ouvrages spécialisés 8. Le point de vue philosophique de Marx dans la Critique ne s'épuise d'ailleurs pas dans une traduction politique définie : s'opposant à Hegel, le philosophe qui n'a pas de point de vue parce qu'il veut les comprendre tous, Marx est

8 Cf. notamment Auguste CORNU, éd. citée.

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unilatéral sans qu'une seule référence suffise à caractériser sa pers-pective. Son parti est celui d'un dualisme lucide, qui est selon Hegel la racine même de l'obnubilation : Marx est plus proche dans son appro-che de Hegel d'une critique libérale de l'État ou d'une défense de la société contre l'État qui vit de leur opposition et de leurs contradic-tions que d'une entreprise de restauration du citoyen de type rous-seauiste, plus proche [20] en même temps du formalisme rousseauiste critiqué par Hegel que de la critique d'un tel formalisme hégélienne-ment compris 9, encore moins éloigné de l'abstraction politique de l'État parlementaire du XIXe siècle que d'une démocratie moderne où le rapport à l'État est socialement médiatisé et dont la monarchie constitutionnelle hégélienne serait l'anticipation.

On risquerait toutefois de se méprendre sur la modernité de la Critique et la notation de son actualité si l'on oubliait de remarquer qu'en ce débat de Marx avec Hegel, Marx est absent du débat. Cette absence n'est pas le moindre intérêt de la Critique. Il n'est pas né-cessaire d'avoir en sa possession un concept développé de la philoso-phie de Marx pour pouvoir le constater : il serait difficile en effet de découvrir l'esprit du matérialisme historique dans un texte qui ne comporte aucun de ses concepts fondamentaux, à commencer par le prolétariat. Le texte nous a d'abord parlé par son antihégélianisme politique et, à la façon dont viennent d'entrer en scène les vues de Marx dans la Critique, on voit que celle-ci ne s'est mise à prendre sens pour nous que de ce qu'elle refuse et veut réfuter. La Critique signifie moins par ce qu'elle affirme que par ce qu'elle nie : ce qu'elle nie, à travers son refus moderne du politique, c'est la politique de la philosophie hégélienne ou la pensée hégélienne dans son moment poli-tique et ce qu'elle récuse dans cette négation c'est l'État moderne dont Hegel est l'interprète, l'État (hégéliennement) conçu, comme Marx le reconnaît déjà sans tirer de cette reconnaissance de consé-quence autre que critique. Ce n'est pas l'unité de la société et de

9 Cf. K. MARX: « Zur Judenfrage » Karl Marx, Friedrich Engels

Werke, éd. citée, Bd. 1, p. 310.

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l'État qui est son problème : cette unité est justement le problème d'un autre qui peut le concevoir comme résolu. Encore moins est-il question pour lui d'élaborer une réponse marxiste au problème de cette unité. La « vraie démocratie » que la critique allègue contient moins les prémisses d'une politique qu'elle n'introduit la référence idéale d'une communauté où le pouvoir de l'État est devenu superflu sans que le politique y laisse plus rien en dehors de son champ, propre à faire ressortir par contreposition le peu de raison et le peu de ré-alité des synthèses politiques hégéliennes. Elle est moins la solution réelle du problème que comme qui dirait le problème lui-même sous les espèces de sa solution : la Critique n'apporte [21] donc pas une théo-rie positive et vaut essentiellement pour son opposition à la spécula-tion. Si contradictoire que cela s'énonce pour celle-ci, le sens de son entreprise est de produire les raisons de cette opposition. À la philo-sophie prise en son sens hégélien s'oppose la Critique prise en un sens non moins absolu.

Si la Critique, tout en étant critique de part en part, n'a pas de contenu propre, l'esprit de la Critique ainsi précisé suppose un mode de présence du critiqué au critique susceptible de rendre compte de certaines particularités de l'œuvre qui constituent pour le lecteur d'aujourd'hui autant d'obstacles à son accès. Alors que Marx a pris la peine, ce qui est d'ailleurs conforme à sa manière de travailler, de retranscrire le texte de Hegel, il passe le plus souvent d'emblée à la réfutation en faisant l'économie d'une explication que la densité du propos hégélien ne devrait pas rendre superflue. Il peut sembler aussi déroutant qu'entreprenant de critiquer la politique hégélienne, Marx passe sous silence ce qui est à proprement parler la démonstration hégélienne de l'État et la légitimation de son concept : Marx en effet commence par la fin, par la troisième partie de la troisième partie, laissant en dehors de sa considération le droit privé et la moralité subjective et avec eux les présuppositions dont l'État se déduit et qu'il se concilie : famille et société civile-bourgeoise. On pourrait s'étonner de ce que, s'agissant justement de Hegel, un critique qui veut attaquer dans la force de l'adversaire s'adresse d'emblée au

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résultat pris dans l'abstraction du devenir qui l'a produit. On notera au passage que le procès de la construction hégélienne qui va de l'abs-trait au concret, de ce qui est premier pour nous (le droit privé) à ce qui est premier selon le concept et selon la réalité (l'universel concret de l'État) est, par anticipation, la réponse spéculative à l'argument feuerbachien du renversement du sujet et du prédicat dont Marx à son tour fait flèche contre la politique hégélienne. On voit qu'il n'est pas nécessaire de chercher ailleurs le sens et la portée de l'argument mais on comprendra mieux que Marx s'y confie si on le met en rapport avec la première particularité mentionnée dans sa démarche. Certes il n'est pas un problème de commencer par la fin s'agissant d'une œu-vre de Hegel, dans la mesure où il n'y a de commencement que pour celui à qui se pose le problème d'entrer dans la circularité du dis-cours. Mais on admettra qu'à thématiser d'abord la fin (l'État) celle-ci se montrera d'autant plus négatrice du commencement (les aspects non politiques de l'existence de [22] l'homme) et qu'elle le restituera d'autant moins que licence ne lui aura pas été donnée de faire la dé-monstration de son propre retour et de son abrogation dans son fon-dement réel. Si Marx recopie un fragment du discours hégélien et s'il traite l'État à part, ce n'est pas qu'il mette en fiches un texte diffi-cile qu'il voudrait s'assimiler. Ce serait plutôt que sa critique se sou-tient d'abord de l'antihégélianisme qui préside à sa lecture même et d'une approche délibérément et ironiquement polémique du texte hé-gélien auquel elle s'applique. Son problème est moins un problème de compréhension qu'un problème en rapport avec la compréhension, mê-me si la Critique contient des objections de détail qui seraient rece-vables à partir des principes de la philosophie incriminée et d'autres qui pourraient être contestées au plan d'une exégèse littérale. Il est plus important de noter que la qualité de la lecture de Marx, au sens de la lecture de Hegel par Marx et de notre lecture du texte de Marx, est fonction de la qualité de la connaissance de Hegel que nous lui supposons : la lui contester serait plutôt un témoignage d'ignoran-ce.

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La démarche de la Critique et jusqu'à la typographie de sa présen-tation inviteraient plutôt à penser que Marx réitère dans un premier temps le procès hégélien de la compréhension pour se l'objecter à lui-même dans un deuxième temps en le rabattant sur le processus empi-rique, dans un travail de Pénélope où le sens spéculatif, insatisfait de lui-même, tour à tour se conquiert et se perd. La critique de la criti-que n'est pas non plus absente de la Critique 10.

Cela ne fait pas qu'il soit dans son seul pouvoir d'initier son lecteur à la connaissance des principes de la politique hégélienne qu'elle sup-pose. Lira-t-on la Critique en dehors de Hegel, c'est-à-dire les frag-ments retenus par Marx et par conséquent non immédiatement com-préhensibles à ce titre, à la seule lumière de son commentaire, ce n'est ni Hegel ni Marx qu'on y trouvera. L'histoire faisant les choses à fond, la Critique, pour revêche qu'elle soit, ne découragera pas une lecture qui préférera faire l'économie du détour par la compréhension que son auteur postule : à partir de ce qui reste, c'est alors des for-mes contemporaines de ce que Marx s'apprête à appeler la « critique critique », ou d'une critique « dans la mêlée » qui refuse jusqu'au terme de critique, qu'on [23] plongera directement dans une œuvre encore apte à alimenter leur culture politique. S'exprimerait-elle dans le langage de Marx, une telle critique se contente en effet de déprécier son objet à la faveur de présupposés et de jugements de valeur qu'elle ne cherche pas à comprendre en ce qu'ils réfutent. On critiquerait cette fois dans la critique posthume de Marx les œuvres incomplètes de notre histoire réelle plutôt que les œuvres posthumes de notre histoire idéelle. Mais il resterait alors à expliquer comment « notre critiqué » se retrouve au cœur des questions dont, par la bou-che d'un Marx encore à venir et qui s'était abstenu de le faire savoir, le passé avait dit que c'était la question.

10 Voir ci-dessous p. 149.

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II

À prendre au sérieux la référence au nom de Marx, l'allégation du « combat auquel le texte appartiendrait » ne dispenserait pas d'in-terroger ce combat sur ses titres intellectuels; à en juger d'autre part par la persistance du problème de la différence de Hegel et de Marx, il ne semble pas aussi que le monde posthégélien où Marx conti-nue d'inscrire sa Critique ait achevé de thématiser pour lui-même son propre rapport au « dernier des philosophes ». Vue sous cet angle, la Critique n'apparaît pas seulement comme un texte non quelconque mais comme un texte à notre usage, voire à notre image : autant dire - « car il manque à la copie la vie de l'original » 11 - qu'elle nous ramène à la source du débat qui, sur le thème de « Hegel et Marx » n'a cessé depuis de se poursuivre et de se reproduire.

Il peut alors paraître nécessaire au non-obscurcissement du pro-blème que ce thème propose, qu'une présentation qui ne recourt pas aux armes de la Critique ne mette pas non plus son point d'honneur spirituel à prendre part au différend que le problème soulève, au titre de l'une ou l'autre de ses répétitions. Aussi, la Critique n'a-t-elle pas été abordée ici dans la perspective des questions soulevées par le pé-riode des œuvres de Marx et concernant ce qui fait la spécificité de son discours.

[24] Les uns, de quelque nuance qu'ils assortissent leur jugement concernant l'antihégélianisme ou le non-hégélianisme de Marx et la dette qu'il aurait contractée à l'égard de Hegel, s'affirment parti- 11 FEUERBACH : « Critique de la Philosophie de Hegel, Manifestes

philosophiques, textes choisis, traduction de Louis Althusser, P.U.F., 1960, Coll. Épiméthée, p. 12.

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sans d'une discontinuité radicale des deux, celle que constitue la rup-ture épistémologique d'où la science du matérialisme historique s'en-gendre. Dans la mesure où l'on cherche alors un précurseur à sa philo-sophie implicite, ce précurseur sera Spinoza plutôt que Hegel, celui-là intervenant ici moins à titre d'auteur de l'Éthique qu'à titre de méta-phore d'une rupture instauratrice d'une nouvelle scientificité. Il ne semble pas que la Critique ait été jusqu'ici l'objet d'une attention particulière de la réflexion dans le cadre de cette interprétation. Dans cette perspective, la discussion philosophique de Marx avec He-gel dans la Critique appartient à la préhistoire de la pensée de Marx en sa nouveauté radicale et devrait avoir surtout pour intérêt d'illus-trer et de confirmer l'hétérogénéité foncière des deux auteurs. Un autre point de vue existe qui s'appuie, lui, essentiellement sur la Cri-tique et situe même la nouveauté de Marx en elle exclusivement: un « texte extraordinaire, d'une portée philosophique sans limite » 12, en son inachèvement, pour peu qu'on l'écoute d'une oreille heideggerien-ne. Ainsi se profile, en regard d'un Marx qui, selon l'autre lecture, serait tout entier l'avenir de Marx, un Marx de l'origine, aussi fon-damental que méconnu, y compris par le marxisme à venir, et dont l'histoire qu'il inaugure du non-fait de sa Critique se serait comme développée sous le signe de cette méconnaissance.

Pour ne pas se situer à la rencontre de l'exercice d'école et du phantasme politique, de telles lectures doivent avoir leur raison dans la chose même : le fait est en tout cas que la Critique ne renferme pas trace de matérialisme historique et qu'elle atteste d'un dualisme pour qui le passage à l'universel ne va pas sans dire. Il serait intéressant de poursuivre la confrontation de deux interprétations qui, dans leur antagonisme, ont en commun de présupposer le caractère théorétique de la différence qu'elles se fixent pour tâche de démontrer. Mais, puisqu'il ne s'agit pas ici de chercher à saisir ce que Marx a dit par la

12 CF. Michel HENNY: De Hegel à Marx. Essai sur la Critique de la

philosophie de l'État par Marx : Hommage à Jean Hyppolite, P.U.F., 1971, Collection Épiméthée, pp. 81-143.

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saisie de ce qu'il a fait dire, il [25] suffira d'avoir ramené sur elles l'éclairage de la Critique. On ne prendra pas davantage en considéra-tion ce qu'on est convenu d'appeler la « littérature secondaire », qui n'est pas nécessairement de second ordre mais désigne l'ensemble des prolongements et travaux qu'une œuvre a suscités. Il faudrait alors faire le partage entre ce qui se fonde sur la compréhension du texte de Marx dans son authenticité et ce qui repose sur la confiance faite à la traduction Molitor qui n'évite pas toujours de forcer la syn-taxe pour transformer en un propos vide de sens telle proposition dont la forme reflétait pourtant en elle-même ce qu'elle voulait don-ner à penser. On fera toutefois une exception pour un texte de Marx lui-même.

Bien que Marx n'ait pas achevé sa Critique et qu'il n'ait pas non plus donné suite à son projet de reprendre la critique de la philoso-phie spéculative dans son principe et dans ses objets philosophiques concrets, il ne nous a pas refusé tout secours pour nous conduire plus avant à l'intérieur de son rapport aux Principes de la Philosophie du Droit : il a en effet quelques mois plus tard cette fois publié une In-troduction à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel 13. Dans la mesure où le projet critique n'aura donné lieu à aucune reprise ulté-rieure celle-ci va prendre le sens d'une introduction à une œuvre non écrite. Il s'agit de l'article célèbre des Annales franco-allemandes de 1844, à qui il convient maintenant de donner la parole d'extrême ur-gence: quel meilleur introducteur pourrait-on concevoir en effet à un texte de Karl Marx que Karl Marx lui-même ?

Ce qu'on ne peut pas ne pas remarquer, à lire l'Introduction au sortir de la Critique, c'est-à-dire selon l'ordre historique de leur composition, c'est que la première paraît moins déboucher sur ce qui pourrait être une reprise des résultats critiques de la seconde qu'elle n'ouvre sur les perspectives de la révolution prolétarienne et de la mise à jour des conditions qui déterminent les possibilités de l'action révolutionnaire, autrement dit sur la tâche programmatique du maté-

13 Voir Annexe du présent ouvrage, p. 197.

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rialisme historique en personne. L'Introduction à la Critique de la Phi-losophie du Droit de Hegel est en fait, plutôt qu'une introduction à un discours critique sur Hegel l'introduction du [26] prolétariat, à vrai dire à travers l'Allemagne, dans la philosophie et dans l'histoire. Elle demeure certes un manifeste à l'usage des philosophes, voire des phi-losophes néo-hégéliens au nombre desquels est à compter l'auteur de la Critique. Mais, si quelque lumière devait rejaillir de ce texte achevé sur l'ébauche du projet critique antérieur, c'est d'abord par ce déca-lage entre le titre de l'écrit et son annonce présumée d'avec son contenu réel qu'il force notre attention. Ce décalage est, il est vrai, thématisé par l'Introduction elle-même, et c'est même ce qui lui vaut, en regard de la Critique en sa complexité, une simplification radicale du problème qu'on ne peut pas non plus ne pas remarquer : l'Allemagne n'est contemporaine du présent historique que par un aspect, un élé-ment de sa réalité qui est sa pensée, c'est-à-dire la philosophie hégé-lienne. C'est de ce paradoxe allemand et de cette contemporanéité, dont la méconnaissance plonge la postérité hégélienne dans la confu-sion idéologique et politique, qu'il s'agit de tirer les conséquences : la révolution radicale qui est pour la réalité allemande sa seule possibili-té ne réajustera pas l'Allemagne à la modernité sans réajuster cette modernité à elle-même. Si les Allemands ont pensé ce que les autres ont fait, ils abrogeront par la vertu de la négation prolétarienne ce qui n'aura pas été leur œuvre en réalisant « l'émancipation universelle » qui est en Allemagne « la condition universelle de toute émancipation partielle » : si le « cœur de cette émancipation est le prolétariat, la tête est la philosophie ». On voit que cette philosophie a cessé d'être la cible de la critique qui a désormais changé de sens et d'objet. Les critiques à l'égard de Hegel s'arrêtent, Marx se retournant vers la réalité qui s'est saisie dans le discours de Hegel mais s'y montre es-sentiellement insatisfaisante et qu'il s'agit maintenant de transfor-mer par les moyens de la réalité.

Plus que jamais Marx sépare donc la cause de la pensée hégélienne des réalités historiques allemandes qu'il combat. S'il s'adresse au Concept hégélien plutôt qu'à l'histoire c'est que ces réalités ont de

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leur côté moins besoin de la rigueur du critique que de celle du bour-reau : on se rappellera que le châtiment, en bonne logique hégélienne du crime, est ce qui accomplit le vœu du criminel en remettant celui-ci en position d'homme. Mais c'est aussi que si la philosophie doit fina-lement à l'Allemagne la possibilité réelle de sa réalisation, l'histoire ne serait pas lisible de telle manière que l'homme puisse y orienter son action sans cette philosophie qui ne tombe pas en dehors d'elle pour la dire. Que Marx disjoigne [27] la réalité allemande de sa philo-sophie ne fait pas qu'il ne penserait pas la situation - en conformité avec cette philosophie et son concept de la réalité - du point de vue de l'unité de la réalité et de la pensée. Ce qu'omettent de faire aussi bien les critiques de Hegel et de la réalité, « le parti politique théori-que » qui n'a d'yeux que « pour le combat critique de la philosophie avec le monde allemand » et qui attend de ce combat que ce monde vérifie cette philosophie, que de l'autre côté, « le parti politique pra-tique » qui réclame la négation de la philosophie et qui attend, lui, de ce monde qu'il se transforme sans avoir à penser son action.

On connaît les aphorismes par lesquels Marx récuse ces abstrac-tions : on ne peut pas « réaliser la philosophie sans l'abroger » et ré-ciproquement « la philosophie ne peut pas se réaliser sans la négation du prolétariat, le prolétariat ne peut pas se nier sans la réalisation de la philosophie ». La découverte du prolétariat dans l'Introduction, au titre de la solution marxiste du problème qu'elle soulève (celui des partis en question et celui où se meut la Critique, mais élevé à sa com-préhension) ne va pas sans la reconnaissance de ce que les Principes de la Philosophie du Droit sont susceptibles d'une réalisation : cette reconnaissance donne la mesure de la révolution opérée dans l'attitu-de de Marx envers Hegel et la réalité, depuis la Critique qui s'atta-chait surtout à mettre en évidence leur mysticisme logique.

Ce n'est pas que le reproche passé devrait avoir perdu par là même toute espèce de contenu et de signification. Mais ne serait-ce pas aussi que l'Introduction, malgré ses apparences marxistes, reste en-tachée de quelque chose qui ressemble à ce mysticisme et, pour tout dire, qu'elle est encore philosophique, au mauvais sens du terme s'en-

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tend : la rencontre du prolétariat et de la philosophie pour la re-conquête de l'essence humaine sous les auspices d'un prolétariat de-venu le porteur de l'Idée, plutôt qu'elle signifierait la fin de la philo-sophie, ne s'opère-t-elle pas sous les présupposés d'une anthropologie métaphysique qui ressortit à ce qu'elle est censée surmonter ? Le danger ne serait-il pas ici de« postdater » un texte dont on postulera d'autant plus aisément le sens marxiste qu'on le lira à travers le Ma-nifeste et Le Capital, - un danger il est vrai qui n'en était pas encore un dans le cas de la Critique ? À moins que ces scrupules ne relèvent de cette même abstraction critique dont on attend que Marx la dé-passe pour quitter la terre [28] natale de l'erreur et de l'illusion. Mais de ce que Marx aurait partagé cette abstraction il n'est pas né-cessaire d'en supposer la génialité et de continuer à en soutenir le parti. L'épreuve du « ruisseau de feu » ne nous autorise pas encore à appliquer ipso facto à un texte comme l'Introduction les catégories de Feuerbach. Les formules de Marx concernant la négation-réalisation de la philosophie seraient moins profondes si elles avaient un sens assignable à l'intérieur du cadre hégélien qu'elles dépassent. Cela ne veut pas dire qu'elles n'en comportent pas. Des mots comme « négation », « réalisation », « philosophie » et « Aufhebung de la phi-losophie » sont-ils immédiatement clairs par eux-mêmes ou prennent-ils sens du discours qui se demande et explicite ce qu'ils disent ?

Ce qui fait problème n'est pas de penser la formule de la « néga-tion » de la philosophie et de sa « réalisation » dans la réciprocité de ses termes. Il ne s'agirait encore là que de la formulation la plus gé-nérale de cette élévation de la philosophie à la Science à quoi l'auteur de la Phénoménologie de l'Esprit reconnaît la tâche de son temps et qui donne le sens de sa propre entreprise. Le problème serait bien plutôt de penser cela après Hegel et de le penser de lui, comme si, s'agissant justement de Hegel, le dépassement de sa philosophie pou-vait en rigueur de termes se concevoir dans ceux de la négation dia-lectique dont la menée à son terme est censée faire de lui le « dernier des philosophes ». Il y a bien avec Hegel réalisation de la philosophie au double titre de l'auto-engendrement du Concept dans la pensée et

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de son actualisation dans la contingence de l'histoire et, en ce sens, abrogation des philosophies comme moments dans les différentes fi-gures historiques de sa réalisation. Mais si la philosophie est ce dé-passement et son auto dépassement au sens de sagesse, il n'est de « négation » de la philosophie concevable que dans la réalité du savoir absolu : le savoir dans lequel la philosophie hégélienne s'affranchit des limitations des différents discours qui ont eu cours jusqu'à elle présuppose en effet que l'État raisonnable est sinon réalisé du moins identifiable dans ce que le temps a réalisé de son concept : hégélien-nement parlant, on conçoit comment une action transformatrice du donné peut réaliser une philosophie, partant la supprimer en tant que telle, comment le savoir recueilli dans le discours du philosophe du sens qui se crée au fur et à mesure que l'homme agit devient la subs-tance d'un Esprit plus développé et le principe d'une action nouvelle; là où la présence au monde de la Raison sous les espèces de l'État [29] moderne est le garant de la science dont il légitime la possibilité, on est fondé à demander comment la reconnaissance de ce discours s'accorde à une exigence radicale de transformation de ce qui est. À supposer que l'aphorisme de Marx soit la forme la plus lucide de la conscience de la philosophie hégélienne, on serait également fondé à se demander comment l'action (qui était pour cette philosophie ce dont s'engendre l'Esprit qu'elle conçoit et qu'on oppose maintenant à l'interprétation) peut encore ici tenir sous sa dépendance et resti-tuer à l'histoire cette conscience. L'Absolu lui-même devrait-il s'ex-poser en regard et au jour de l'événement ?

Si ces questions hégéliennes faites à Marx n'appellent pas de ré-ponse dans le sens du discours où elles sont posées, elles indiquent que le supplément de révolution que Marx réclame pour la philosophie hégélienne, demande lui-même pour son élucidation un supplément de philosophie en l'absence duquel le sens des philosophèmes de l'Intro-duction est condamné à rester indéterminé, sauf à se voir imposer sa détermination d'une projection immédiate au plan politique dont l'ar-bitraire ne ferait pas un jeu innocent. Que la philosophie hégélienne ne soit pas susceptible d'une réalisation, sauf au prix d'une transfor-

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mation dans la façon dont elle se comprend elle-même, il suffit ce-pendant d'interpréter pour s'en convaincre la formule célèbre de la Préface aux Principes de la Philosophie du Droit selon laquelle la chouette d'Athéna ne prend son vol qu'à la tombée de la nuit ; c'est ce qu'atteste aussi l'erreur commune qui aujourd'hui n'est plus à fai-re de prendre Hegel pour le philosophe de l'État prussien. Cette er-reur peut maintenant s'expliquer par une projection de Marx sur He-gel qui fait que Hegel est censé avoir construit l'histoire concrète comme Marx a déduit les prochains pas de la réalisation du futur. He-gel n'accordait pas grande confiance à la révolution et au sens de l'histoire des révolutionnaires pour résoudre les problèmes de l'heure et il n'aurait sans doute même pas compris une telle confiance pour laquelle il n'aurait d'ailleurs pas trouvé de justification dans son ex-périence historique. Il est vrai que ce n'était pas sur le matérialisme historique qu'il fondait sa conviction. Mais s'il n'y a pas en ce sens de politique hégélienne on devrait pouvoir reconnaître l'importance des Principes de la Philosophie du Droit pour la science marxiste de la transformation des rapports sociaux sans craindre pour l'originalité de Marx et la nouveauté irréductible que cette science introduit.

[30] Si ces analyses sont correctes, on sera amené à distinguer une Critique du Droit politique hégélien qui s'adresse aux Principes de la Philosophie du Droit dans la perspective de leur réfutation et qui reste par conséquent sous le coup de leur juridiction, d'avec une In-troduction à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel écrite dans la perspective de leur réalisation et qui, de ce fait, échappe à leur compréhension. La rencontre du prolétariat dans l'Introduction qui reconnaît pour la première fois son rôle historique comme moteur de la révolution ne va donc pas sans que la perspective critique de la Critique bascule dans une attitude nouvelle.

Dans quelle mesure ce changement est-il lui-même imputable à la poursuite de l'investigation critique des Principes de la Philosophie du Droit ? Dans quelle mesure passe-t-il par l'approfondissement de la dialectique hégélienne de la société civile-bourgeoise dans les para-graphes qui précèdent l'État ? Par la saisie de l'État hégélien dans

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son principe au plan de la philosophie de l'histoire qui achève le livre ? C'est ce que nous ne pouvons que conjecturer. Marx annonce dans la Critique même son intention de faire retour sur les problèmes de la société. Il est bien connu que les paragraphes 241 à 246 que Hegel leur consacre renferment pour nous, du regard rétrospectif qu'après Marx nous pouvons jeter sur eux, une anticipation des « contradic-tions du capitalisme » qui épuise la compréhension de son objet. On peut et on doit s'interroger sur la différence entre le projet qui dé-gage les catégories fondamentales d'une économie sociale et une cri-tique de l'économie politique qui aboutit à une science de la transfor-mation des rapports sociaux et des conditions qui déterminent les possibilités de l'action. Mais ce n'est pas tant le fait que Marx aurait découvert sous la représentation hégélienne de la populace le proléta-riat dans la Philosophie du Droit qui importe et serait à problémati-ser : c'est plutôt qu'il y saisisse dans le prolétariat la négation de l'État en sa compréhension hégélienne, ce que le prolétariat est ef-fectivement chez Hegel. Si le premier problème que pose le système hégélien est qu'on y soit entré - et nul ne contestera que ce soit cho-se faite pour Marx - cela montrerait que c'est au plan des paragra-phes sur la société plutôt qu'au plan des paragraphes sur l'État que Marx a d'abord fait cette entrée. Si les paragraphes sur l'État sont ceux dans lesquels il discute sa propre compréhension du système, les paragraphes sur la société seraient ceux au niveau desquels il est [31] d'abord d'intelligence avec lui. Le chemin par lequel Marx cesse d'être hégélien serait aussi celui par lequel Marx s'approprie sa pro-pre compréhension du système.

On pourrait dire plus simplement que ce système - compte non te-nu de sa non-réalisation - irrite et séduit à la fois un Marx qui se dé-finit par rapport·à lui. L'explication est cependant plus facile à donner que le fait à interpréter. Même si l'on ajoute que le « jeune Marx » se serait moins intéressé à Hegel s'il ne s'était pas posé sérieusement la question d'en savoir quoi faire. On peut penser en tout cas que cet intérêt ne pouvait que se renouveler et se changer en lui-même avec la rencontre de ces paragraphes qui font tache dans les Principes puis-

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que, par eux, s'écoule la substance de l'État hégélien et qu'ils mon-trent à l'évidence, sans que cela fasse autrement problème pour le philosophe, qu'à l'intérieur de son propre cadre déjà, la politique hé-gélienne de la pensée ne tient pas exactement ce qu'elle promet. Le fait est en tout cas que Marx cesse de critiquer Hegel, de vouloir dis-socier le « Stand » hégélien lorsqu'il découvre dans l'un d'entre eux - et cette découverte est aussi celle de l'histoire comme histoire de la lutte des classes l'État hégélien in statu evanescendi 14 . On ne de-mandera pas ici pourquoi cette entrée qui commande aussi son issue fut précisément ce qu'elle a été; on ne demandera pas non plus ce qu'à la conviction première susceptible d'en rendre raison la pensée future de Marx pourrait encore devoir : le parti pris des opprimés n'est pas sans s'affirmer aussi dans la Critique.

Marx aurait été plus génial si, pour engendrer ex nihilo le matéria-lisme historique, son problème avait été de se débarrasser d'une phi-losophie de Hegel dont il est évident que le critique est de plain-pied avec elle; plus génial encore de succomber à Hegel dans le temps mê-me qu'il en entreprend l'étude. Mais peut-être Hermann Glockner voit-il plus juste qui rappelle dans sa présentation des œuvres complè-tes du philosophe : « Si le chemin de l'esprit est la médiation et le détour, le chemin pour en venir à Hegel n'est pas une route tout unie et qui conduirait immédiatement au but, mais semée [32] d'embûches, d'entrelacs et d'obstacles 15. » Si la philosophie est un acte libre, personne ne naît hégélien et l'hégélianisme n'est pas un destin. On ne refusera pas alors à Marx, avant de pouvoir cesser de philosopher, le

14 Voir en particulier le passage où Marx précise : « … eines Standes,

welcher die Auflösung aller Stände ist... » (Karl Marx, Friedrich Engels Werke, éd. citée, p. 390), traduction française dans l'An-nexe du présent ouvrage, p. 211.

15 Hermann GLOCKNER : « Hegel., Ester Band, Die Voraussetzungen de Hegelschen Philosophie, Fromann Verlag, S. 330.

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temps d'une Critique pour refuser de tout accepter et pour tout ac-cepter de ce qu'implique la décision de penser la réalité.

Albert Baraquin.

Octobre 1974.

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CRITIQUE DU DROIT POLITIQUE

HÉGÉLIEN

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CRITIQUE DU DROIT POLITIQUE HÉGÉLIEN

(§ 261-313)

§ 261. « En regard des sphères du droit privé et du bien-être éthique privé, de la famille et de la société civi-le-bourgeoise, l'État est d'un côté une nécessité exté-rieure et leur puissance supérieure, à la nature de laquelle leurs lois aussi bien que leurs intérêts sont subordonnés et dont ils sont dépendants ; mais d'un autre côté il est leur fin immanente et a sa force dans l'unité de sa fin dernière universelle et de l'intérêt particulier des indivi-dus, en ceci qu'ils ont des devoirs envers lui pour autant qu'ils ont en même temps des droits. » (§ 155.)

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Le paragraphe précédent a porté à ce point notre instruction : la liberté concrète consiste dans l'identité (identité qui est sur le mode du devoir être, une identité antagoniste) du système de l'intérêt par-ticulier (la famille, la société civile-bourgeoise) et du système de l'in-térêt universel (l'État). Il s'agit maintenant de déterminer le rapport de ces deux sphères d'une manière plus précise.

D'un côté l'État est en regard des sphères de la famille et de la société civile-bourgeoise une « nécessité extérieure », une puissance par quoi lui sont subordonnés et rendus dépendants « lois » et « inté-

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rêts ». Que l'État soit en regard de la famille et de la société civile-bourgeoise une « nécessité extérieure », résidait déjà, partie dans la catégorie du le passage », partie dans leur rapport conscient à l'État. La « subordination » à l'État correspond encore parfaitement à ce rapport de la « nécessité extérieure ». Or ce que Hegel [36] entend par la « dépendance », la phrase qui suit, de la remarque à ce paragra-phe, le montre :

« Que la pensée de la dépendance en particulier aussi des lois de droit privé à l'égard du caractère déterminé de l'État et que la manière de voir philosophique consistant à considérer la partie seulement dans sa relation au tout, ce soit Montes-quieu principalement qui ait eu cela en vue [...], etc. »

Hegel parle ici par conséquent de la dépendance intérieure à l'égard de l'État ou de la détermination essentielle du droit privé, etc. par l'État ; or il subsume en même temps cette dépendance sous le rapport de la « nécessité extérieure » et il la met, comme l'autre aspect, en opposition avec l'autre relation où famille et société civile-bourgeoise se rapportent à l'État comme à leur « fin immanente ».

Par « nécessité extérieure » on peut entendre seulement que « lois » et « intérêts » de la famille et de la société civile-bourgeoise doivent nécessairement s'effacer, en cas de conflit, devant les lois et les « intérêts » de l'État, qu'ils lui sont subordonnés, que leur exis-tence est dépendante de la sienne ou bien que sa volonté et ses lois apparaissent à leur « volonté » et à leurs « lois » comme une nécessi-té !

Toutefois ce dont Hegel parle ici, ce n'est pas de collisions empiri-ques. Il parle du rapport à l'État des « sphères du droit privé et du bien-être éthique privé, de la famille et de la société civile-bourgeoise ». Il s'agit du rapport essentiel de ces sphères mêmes. Ce n'est pas seulement leurs intérêts », c'est aussi leurs « lois », leurs « déterminations essentielles » qui sont dépendants de l'État et lui

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sont « subordonnés ». L'État se comporte en « puissance supérieure » par rapport à leurs « lois et intérêts ». Leurs « intérêt » et « lois » dans leur rapport à lui se comportent comme son « subordonné ». Ils vivent dans la « dépendance » de lui. C'est justement parce que « su-bordination » et « dépendance » sont des rapports extérieurs qui ré-priment l'être autonome et vont à son encontre, que le rapport de la « famille » et de la « société civile-bourgeoise » à l'État est celui de la « nécessité extérieure », d'une nécessité qui s'attaque à l'être es-sentiel intérieur de la Chose. Que les « lois de droit privé dépendent du caractère déterminé de l'État », se modifient selon lui, cela même est par suite subsumé [37] sous le rapport de la « nécessité extérieu-re », justement parce que « société civile-bourgeoise et famille », dans leur développement vrai, c'est-à-dire dans leur développement autonome et entier, sont présupposées à l'État à titre de « sphères » particulières. « Subordination » et « dépendance » sont les expres-sions pour une identité « extérieure », obtenue par force, apparente et pour l'expression logique de laquelle Hegel emploie de manière cor-recte le terme de « nécessité extérieure ». Dans les concepts de « subordination » et « dépendance » Hegel a développé plus avant l'un des deux aspects de l'identité discordante et celui de l'aliénation à l'intérieur de l'unité,

« mais d'un autre côté il est leur fin immanente et a sa for-ce dans l'unité de sa fin dernière universelle et de l'intérêt particulier des individus, en ceci qu'ils ont des devoirs envers lui pour autant qu'ils ont en même temps des droits ».

Hegel met en place ici une antinomie non résolue. D'un côté néces-sité extérieure, d'un autre côté fin immanente. L'unité de la fin der-nière universelle de l'État et de l'intérêt particulier des individus est censée consister en ceci : les devoirs de l'individu envers l'État et leurs droits à faire valoir devant l'État sont identiques (ainsi par

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exemple le devoir de respecter la propriété coïnciderait avec le droit à la propriété).

Cette identité est ainsi explicitée dans la remarque (au § 261) :

« Étant donné que le devoir est tout d'abord le rapport où je me comporte envers quelque chose de substantiel pour moi, est universel en soi et pour soi, que le droit est en revanche l'être-là en général de ce substantiel, partant l'aspect de sa particularité et de ma liberté particulière, l'un et l'autre appa-raissent, aux degrés formels, partagés entre des aspects ou des personnes différents. L'État en tant que substance éthi-que, compénétration du substantiel et du particulier, contient que mon obligation envers le substantiel est en même temps l'être-là de ma liberté particulière, c'est-à-dire qu'en lui droit et devoir sont réunis dans une seule et même relation. » § 262. « L'Idée réelle, l'Esprit qui se sépare lui-même [38] en les deux sphères idéelles de son concept, la famille et la so-ciété civile-bourgeoise, comme dans sa finitude, pour être à partir de leur idéalité Esprit réel infini pour soi, attribue ainsi à ces sphères le matériel de cette sienne réalité finie, les indi-vidus en tant qu'ils sont la multitude, de sorte que cette attri-bution apparaît sur l'individu singulier comme médiatisée par les circonstances, l'arbitraire et le choix qu'il fait en propre de sa destination. »

Traduisons cette phrase en prose :

La façon dans laquelle l'État se médiatise avec la famille et la so-ciété civile-bourgeoise, ce sont les « circonstances, l'arbitraire et le propre choix de la destination ». La raison de l'État n'a donc rien à faire avec le partage du matériel de l'État à la famille et à la société civile-bourgeoise. L'État résulte d'elles de manière inconsciente et arbitraire. Famille et société civile-bourgeoise apparaissent comme le sombre fond de nature d'où s'allume la lumière de l'État. Ce qu'il faut

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entendre sous le nom de matériel de l'État, ce sont les affaires de l'État, famille et société civile-bourgeoise, dans la mesure où celles-ci forment des parties de l'État, ont part à l'État en tant que tel.

Ce développement est digne d'être remarqué à un double égard.

1. Famille et société civile-bourgeoise sont saisies en tant que sphères conceptuelles de l'État et, de fait, en tant que les sphères de sa finitude, en tant que sa finitude. C'est l'État qui se sépare en elles, qui les présuppose ; et il fait cela « pour être à partir de leur idéalité esprit réel infini pour soi ». « Il se sépare pour. » Il « attribue ainsi à ces sphères le matériel de sa réalité, de sorte que cette attribution, etc. apparaît médiatisée ». Ce qu'on est convenu d'appeler « l'Idée réelle » (l'Esprit en tant qu'infini, en tant que réel) est présentée comme si elle agissait selon un principe déterminé et en vue d'une in-tention déterminée. Elle se sépare en des sphères finies, elle fait cela « pour retourner en elle-même, pour être pour soi » et tout cela, elle le fait en telle façon que c'est tout juste ainsi que ce qui est est réel.

À cet endroit, le mysticisme logique, panthéiste apparaît très clai-rement.

Le rapport réel est : « que l'attribution du matériel de l'État » telle qu'elle se montre « sur l'individu singulier est médiatisée par les circonstances, l'arbitraire et le propre choix de sa destination ». [39] Ce fait, ce rapport réel, la spéculation l'énonce comme apparence, comme phénomène. Ces circonstances, cet arbitraire, ce choix de la destination ; cette médiation réelle sont simplement l'apparence d'une médiation que l'Idée réelle entreprend avec soi-même et qui sa passe derrière le rideau. La réalité n'est pas énoncée en tant qu'elle-même mais au contraire en tant qu'une autre réalité. L'empirie ordi-naire a pour loi non son propre esprit mais un esprit étranger, en re-tour de quoi l'Idée réelle n'a pas pour être-là une réalité développée à partir d'elle-même mais l'empirie ordinaire.

L'Idée est subjectivée et le rapport réel de la famille et de la so-ciété civile-bourgeoise à l'État est saisi comme son activité imaginaire intérieure. Famille et société civile-bourgeoise sont les présupposi-

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tions de l'État ; ce sont elles les instances agissantes à proprement parler ; or dans la spéculation cela devient l'inverse. Mais si l'Idée est subjectivée, les sujets réels, société civile-bourgeoise, famille, cir-constances, arbitraire, etc. sont pris ici pour des moments non réels, voulant dire autre chose qu'eux-mêmes, c'est-à-dire des moments objectifs de l'Idée.

L'attribution du matériel de l'État telle qu'elle se montre « sur l'individu singulier, par les circonstances, l'arbitraire et le choix qu'il fait en propre de sa détermination » ne sont pas purement et simple-ment énoncés en tant que le vrai, le nécessaire, ce qui est de droit, en soi et pour soi ; on ne donne pas ces facteurs en tant que tels pour le raisonnable et cependant c'est ce qu'on fait d'un autre côté, sauf qu'on les donne pour une médiation apparente, qu'on les laisse comme ils sont mais qu'ils reçoivent en même temps la signification d'une dé-termination de l'Idée, d'un résultat, d'un produit de l'Idée. La diffé-rence ne repose pas dans le contenu mais dans la façon de la considé-ration ou dans la façon de dire. Il y a une histoire double : une ésoté-rique et une exotérique. Le contenu réside dans la partie exotérique. L'intérêt de la partie ésotérique est toujours celui de retrouver dans l'État l'histoire du Concept logique. Mais c'est sur la face exotérique que le développement proprement dit a lieu.

Rationnellement les propositions de Hegel voudraient dire seule-ment ceci :

La famille et la société civile-bourgeoise sont des parties de l'État. Le matériel de l'État est distribué entre ces parties « par les circonstances, l'arbitraire et le choix fait en propre de la destina-tion ». Les citoyens de l'État sont membres de familles et membres de la société civile-bourgeoise.

[40] « L'Idée réelle, l'Esprit qui soi-même se sépare en les deux sphères idéelles de son concept, la famille et la société civile-bourgeoise, comme dans sa finitude » - donc la séparation de l'État en famille et société civile-bourgeoise est idéelle, c'est-à-dire nécessai-re, elle appartient à l'essence de l'État ; famille et société civile-

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bourgeoise sont des parties de l'État qui sont réelles, de réelles exis-tences spirituelles de la volonté, elles sont des façons d'être de l'État ; famille et société civile-bourgeoise se font elles-mêmes État. Elles sont ce qui meut. Selon Hegel en revanche, elles sont faites par l'Idée réelle. Ce n'est pas le cours de leur vie propre qui fait qu'elles en viennent à une unité qui est celle de l'État, c'est au contraire la vie de l'Idée qui les a distinguées de soi ; et de fait elles sont la finitude de cette Idée ; elles sont redevables de leur existence à un esprit autre que le leur ; elles sont des déterminations posées par un tiers, non des autodéterminations ; ce pour quoi elles sont déterminées aus-si comme « finitude », comme la finitude propre de l' « Idée réelle ». La fin de leur existence n'est pas cette existence elle-même, mais au contraire c'est l'Idée qui se sépare de ces présuppositions « pour être à partir de leur idéalité esprit réel infini pour soi », ce qui veut dire : l'État politique ne peut pas être sans la base naturelle de la fa-mille et sans la base artificielle de la société civile-bourgeoise ; elles sont pour lui une conditio sine qua non ; or la condition est posée à ti-tre du conditionné, le déterminant est posé à titre du déterminé, le produisant est posé à titre de produit de son produit ; l'Idée réelle ne s'abaisse à la « finitude » de la famille et de la société civile-bourgeoise que pour jouir de son infinité et la susciter en abrogeant cette finitude ; elle « attribue ainsi » (pour atteindre sa fin) « à ces sphères le matériel de cette sienne réalité finie » (cette ? laquelle ? ces sphères sont bien sa « réalité finie », son « matériel ») les indivi-dus en tant qu'ils sont la multitude (le matériel de l'État ce sont ici « les individus, la multitude », « c'est en eux que l'État consiste », ce consister de l'État est ici énoncé comme une action de l'Idée, comme un « partage » qu'elle entreprend avec son propre matériel ; le fait réel est que l'État procède de la multitude telle qu'elle existe comme membres des familles et membres de la société civile-bourgeoise ; la spéculation exprime ce fait réel comme action de l'Idée, non comme l'Idée de la multitude mais comme action d'une Idée subjective dis-tinguée du fait réel lui-même), « de sorte que cette attribution sur l'individu singulier » (plus haut il n'était question que de l'attribution des individus singuliers aux sphères de la [41] famille et de la société

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civile-bourgeoise) « apparaît comme médiatisée par les circonstances, l'arbitraire, etc. ». La réalité empirique est donc accueillie comme elle est ; elle est aussi déclarée raisonnable, mais elle n'est pas raisonna-ble de par sa propre raison mais parce que le fait empirique dans son existence empirique a une autre signification que lui-même. Le fait dont on part n'est pas saisi en tant que tel mais en tant que résultat mystique. Le réel devient le phénomène, mais l'Idée n'a pas d'autre contenu que ce phénomène. L'Idée n'a pas non plus d'autre fin que la fin logique : « être esprit réel infini pour soi ». Dans ce paragraphe est consigné tout le mystère de la Philosophie du Droit et de la philo-sophie hégélienne en général.

§ 263. « Dans ces sphères en lesquelles ses moments, la sin-gularité et la particularité, ont leur réalité immédiate et reflé-tée, l'Esprit est à titre de leur universalité objective parais-sant en elles, à titre de la puissance du raisonnable dans la né-cessité (§ 184), c’est-à-dire à des institutions précédemment considérées. » § 264. « Les individus de la multitude étant eux-mêmes des natures spirituelles, renferment par conséquent en eux le dou-ble moment consistant en l'extrême de la singularité qui pour soi sait et veut et l'extrême de l'universalité qui sait et veut le substantiel ; ils ne parviennent par suite au droit de ces deux aspects que pour autant qu'ils sont réels aussi bien comme per-sonnes privées que comme personnes substantielles ; dans ces sphères-là, partie ils atteignent au premier aspect de manière immédiate, partie ils atteignent au second comme suit : en ce qu'ils ont dans les institutions, en tant qu'elles sont l'universel - qui est en soi - de leurs intérêts particuliers, leur conscience de soi essentielle, et d'autre part en ce qu'elles leur accordent dans la corporation une affaire et une activité orientée vers une fin universelle. » § 265. « Ces institutions forment la Constitution, c'est-à-dire la raison développée et réalisée, dans le particulier ; elles

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sont par suite la base consistante de l'État aussi bien que de la confiance et de la disposition [42] d'esprit dont les individus font preuve envers lui et elles sont les piliers fondements de la liberté publique, étant donné qu'en elles la liberté particulière est réalisée et raisonnable, et que partant, en elles-mêmes, en soi, la réunion de la liberté et de la nécessité est présente. » § 266. « Toutefois 16 l'Esprit n'est pas seulement en tant que cette » (laquelle ?) « nécessité [...] mais, en tant qu'idéalité et intérieur de celle-ci, il est pour soi-même objectif et réel. C'est ainsi que cette universalité substantielle est à soi-même objet et fin et que par là même cette nécessité est tout autant à soi-même dans la figure de la liberté. »

Le passage de la famille et de la société civile-bourgeoise dans l'État politique est par conséquent le suivant : l'esprit de ces sphères qui est en soi l'esprit de l'État se rapporte désormais aussi en tant que tel à soi et, en tant qu'il est leur intérieur, est pour lui-même ré-el. Le passage est donc déduit non pas de l'essence particulière de la famille, etc. et de l'essence particulière de l'État mais au contraire du rapport universel de nécessité et liberté. C'est tout à fait le même passage qui dans la Logique est mis en œuvre, de la sphère de l'Essen-ce dans la sphère du Concept. Dans la philosophie de la nature, le mê-me passage a lieu, de la nature inorganique dans la vie. Ce sont tou-jours les mêmes catégories qui tantôt fournissent l'âme pour cette sphère-ci, tantôt pour cette sphère-là. Il ne s'agit que de découvrir pour les déterminations concrètes singulières les déterminations abs-traites correspondantes.

§ 267. « La nécessité dans l'idéalité est le développement de l'Idée à l'intérieur d'elle-même ; comme substantialité subjec-tive elle est la disposition d'esprit politique, comme substantia-

16 Chez Hegel : mais (aber au lieu de allein).

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lité objective dans sa différence d'avec celle-là, elle est l'or-ganisme de l'État, l'État politique à proprement parler et sa constitution. »

Est ici sujet « la nécessité dans l'idéalité », l' « Idée à l'intérieur d'elle-même », prédicat la disposition d'esprit politique et la consti-tution politique. Dit en clair : la disposition d'esprit politique est [43] la substance subjective de l'État, la constitution politique sa substan-ce objective. Le développement logique de la famille et de la société civile-bourgeoise pour en venir à l'État est par conséquent pure appa-rence car il n'est pas développé comment la disposition d'esprit qui est celle des familles, la disposition d'esprit civile-bourgeoise, l'insti-tution de la famille et les institutions de la société considérées com-me telles, se rapportent à la disposition d'esprit politique et à la constitution politique ni comment elles sont en corrélation avec elles.

Le passage consistant en ce que l'Esprit n'est pas « seulement en tant que cette nécessité et en tant qu'un empire de l'apparence » mais est réel pour soi et a une existence particulière en tant qu'« idéalité de celle-ci », en tant qu'âme de cet empire, n'est pas du tout un passage, car l'âme de la famille existe pour soi comme amour, etc. Or la pure idéalité d'une sphère réelle ne pourrait exister qu'à titre de science.

Ce qui est important c'est que Hegel fait partout de l'Idée le su-jet et du sujet à proprement parler, du sujet réel, comme la « dispo-sition d'esprit politique », le prédicat. Mais le développement a lieu toujours du côté du prédicat.

Le § 268 renferme un bel exposé sur la disposition d'esprit politi-que, le patriotisme, qui n'a rien de commun avec le développement lo-gique sauf que Hegel « ne » les détermine « que » comme « résultat des institutions existant dans l'État, en tant qu'en elles la raison est réellement présente », alors qu'à l'inverse ces institutions sont tout autant une objectivation de la disposition d'esprit politique. Cf. la re-marque à ce paragraphe.

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§ 269. « Son contenu déterminé de manière particulière, la disposition d'esprit le tire des différents aspects de l'orga-nisme de l'État. Cet organisme est le développement de l'Idée pour en venir à ses différences et à leur réalité objective. Ces aspects différenciés sont ainsi les différents pouvoirs avec leurs affaires et efficaces par quoi l'universel se produit continûment et se produit de manière nécessaire, pour autant qu'ils sont déterminés par la nature du Concept, se conserve, pour autant qu'il est tout autant présupposé à sa production ; cet organisme est la constitution politique. »

[44] La constitution politique est l'organisme de l'État ou l'orga-nisme de l'État est la constitution politique. Que les aspects diffé-renciés d'un organisme se tiennent dans une connexion nécessaire qui procède de la nature de l'organisme, c'est là pure tautologie. Que les différents aspects de la constitution, que les différents pouvoirs se rapportent et se comportent comme des déterminations organiques et soient l'un à l'autre dans un rapport raisonnable si la constitution po-litique est déterminée comme organisme, c'est là également une tau-tologie. C'est un grand progrès que de considérer l'État politique comme un organisme et par suite la diversité des pouvoirs non plus comme organique 17 mais au contraire en tant que différenciation vi-vante et raisonnable. Mais comment Hegel présente-t-il cette trou-vaille ?

1. « Cet organisme est le développement de l'Idée pour en venir à ses différences et à leur réalité objective. » Cela ne veut pas dire : cet organisme de l'État est son développement pour en venir à des différences et à leur réalité objective. La pensée est la suivante : le développement de l'État, c'est-à-dire de la constitution politique, pour en venir jusqu'à des différences et à leur réalité est un dévelop-

17 Il s'agit vraisemblablement d'un lapsus, Marx voulait probable-

ment écrire : mécanique ou inorganique.

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pement organique. La présupposition, le sujet, ce sont les différences réelles ou les aspects divers de la constitution politique. Le prédicat c'est leur détermination comme organique. Au lieu de cela l'Idée est faite sujet, les différences et leur réalité sont saisies comme son dé-veloppement, son résultat, alors qu'inversement c'est à partir des différences réelles qu'il faut nécessairement développer l'Idée. L'organisme est juste l'idée des différences, leur détermination idéelle. Or c'est comme d'un sujet qu'on parle ici de l'Idée qui se dé-veloppe pour en venir à ses différences. Outre cette permutation de sujet et prédicat, on suscite la fausse apparence qu'il est ici question d'une autre idée que de l'organisme. On procède à partir de l'Idée abstraite dont le développement dans l'État est la constitution politi-que. Ce n'est pas par conséquent de l'idée politique qu'il s'agit mais au contraire de l'Idée abstraite dans l'élément politique. Par cela que je dis : « cet organisme (de l'État, la constitution politique) est le déve-loppement de l'Idée pour en venir à ses différences, etc. », je ne sais encore absolument rien de l'idée spécifique de la constitution politi-que. La même proposition peut avec la même vérité être énoncée de l'organisme [45] animal comme de l'organisme politique. Par quoi donc l'organisme animal se distingue-t-il de l'organisme politique ? Cela ne s'ensuit pas de cette détermination universelle. Or une explication qui ne donne pas la differentia specifica n'est pas une explication. L'uni-que intérêt est de retrouver l' « Idée » purement et simplement, l' « Idée logique » dans chaque élément, qu'il s'agisse de l'État, qu'il s'agisse de la Nature ; et les sujets réels, comme ici la « constitution politique », deviennent leurs simples noms, si bien qu'on a seulement le faux-semblant d'un connaître réel. Ils sont et restent des détermina-tions non conçues parce que non conçues dans leur essence spécifique.

« Ces aspects différenciés sont ainsi les différents pouvoirs avec leurs affaires et efficaces. » Par le petit mot : « ainsi » la fausse ap-parence est produite d'une conséquence, d'une déduction et d'un dé-veloppement. Il faut bien plutôt demander : « Et pourquoi donc Ain-si ? », « que les différents aspects de l'organisme de l'État » soient les « différents pouvoirs » avec « leurs affaires et efficaces » est un

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fait empirique, qu'ils soient membres d'un « organisme » est le « pré-dicat » philosophique.

Nous attirons ici l'attention sur un caractère stylistique propre à Hegel, caractère qui se répète souvent et qui est un produit du mysti-cisme.

Tout le paragraphe s'énonce en ces termes :

« Son contenu déterminé de ma-nière particulière, la disposition d'esprit le tire des différents aspects de l'organisme de l'État. Cet organisme est le développe-ment de l'Idée pour en venir à ses différences et à leur réalité objective. Ces aspects différen-ciés sont ainsi les différents pou-voirs avec leurs affaires et effi-caces par quoi l'universel se pro-duit continûment et se produit de manière nécessaire, pour autant qu'ils sont déterminés par la na-ture du Concept, se [46] conser-ve, pour autant qu'il est tout au-tant présupposé à sa production. Cet organisme est la constitution politique. »

1. « Son contenu déterminé de manière particulière, la disposi-tion d'esprit le tire des diffé-rents aspects de l'organisme de l'État. Ces différents aspects sont... les différents pouvoirs avec leurs affaires et effica-ces. »

2. « Son contenu déterminé de manière particulière, la disposi-tion d'esprit le tire des diffé-rents aspects de l'organisme de l'État. Cet organisme est le déve-loppement de l'Idée pour en venir à ses différences et à leur réali-té objective ... par quoi l'univer-sel [46] se produit continûment et se produit de manière néces-saire, pour autant qu'elles sont déterminées par la nature du Concept, se conserve, pour autant qu'il est tout autant présupposé à sa production. Cet organisme est la constitution politique. »

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On le voit, Hegel rattache à deux sujets, aux « divers aspects de l'organisme » et à l'« organisme » les autres déterminations. Dans la troisième phrase les « aspects différenciés » sont déterminés comme les « différents pouvoirs ». Par l'interposition du mot « ainsi », la fausse apparence est produite que ces « différents pouvoirs » sont dérivés de la proposition intermédiaire sur l'organisme comme déve-loppement de l'Idée.

On continue alors de disserter sur les « différents pouvoirs ». La détermination selon laquelle l'universel se « produit » continûment et par là se conserve, n'est rien de nouveau car cela se trouve déjà dans leur détermination comme « aspects de l'organisme », aspects « orga-niques ». Ou, bien plutôt, cette détermination des « différents pou-voirs » n'est rien qu'une transcription de ce que l'organisme est « le développement de l'Idée pour en venir à ses différences, etc. ».

Ces propositions : cet organisme est « le développement de l'Idée pour en venir à ses différences et à leur réalité objective » ou à des différences par quoi « l'Universel » (l'Universel est ici la même chose que l'Idée) « se conserve continûment et pour autant qu'elles sont déterminées par la nature du Concept, se produit de manière néces-saire, se conserve pour autant qu'il est tout autant présupposé à sa production », ces propositions sont identiques. La dernière est sim-plement une explication plus précise concernant « le développement de l'Idée pour en venir à ses différences ». Hegel n'a pas encore par là avancé d'un pas au-delà du concept universel de l'« Idée » et au mieux de l'« organisme » en général (car à vrai dire c'est seulement de cette idée déterminée qu'il s'agit). Qu'est-ce qui par conséquent lui donne le droit d'écrire sa proposition finale : « Cet organisme est la constitution politique ? » Pourquoi pas : « Cet organisme est le sys-tème solaire ? » Parce qu'il a plus tard déterminé « les différents aspects de l'État » comme les [47] « différents pouvoirs ». La propo-sition disant que « les différents aspects de l'État sont les diffé-rents pouvoirs » est une vérité empirique ; on ne peut pas la faire pas-ser pour une découverte philosophique et elle ne se présente pas non plus en aucune façon comme le résultat d'un développement antérieur.

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Or, par ceci que l'organisme est déterminé comme « le développement de l'Idée », qu'il est parlé de différences de l'Idée et qu'on interpo-se pour faire concret l'expression : « différents pouvoirs », le faux-semblant s'introduit qu'un contenu déterminé aurait été développé. À la proposition : « Son contenu déterminé de manière particulière, la disposition d'esprit le tire des différents aspects de l'organisme de l'État », Hegel ne devrait pas pouvoir enchaîner : « cet organisme », mais « l'organisme est le développement de l'Idée, etc. ». À tout le moins ce qu'il dit vaut de tout organisme et il n'existe aucun prédicat par quoi le sujet « cet » serait justifié. À proprement parler, le résul-tat où il veut en venir est la détermination de l'organisme comme constitution politique. Mais aucun pont n'est jeté par lequel on passe-rait de l'idée universelle de l'organisme à l'Idée déterminée de l'or-ganisme-État ou de la constitution politique et il est exclu de toute éternité qu'un tel pont soit jamais jeté. La phrase du début parle des « différents aspects de l'organisme-État » qui sont déterminés plus tard comme les divers pouvoirs. Il est donc simplement dit : « les dif-férents pouvoirs de l'organisme-État » ou « l'organisme-État des dif-férents pouvoirs » est la « constitution politique » de l'État. Ce n'est pas à partir de l'« organisme », de l'Idée, de ses « différences », etc., c'est au contraire à partir du concept présupposé : « différents pouvoirs », « organisme-État » que le pont est jeté en direction de la « constitution politique ».

Selon la vérité Hegel n'a rien fait que de résoudre la « constitu-tion politique » dans l'idée abstraite universelle d'« Organisme », mais selon le faux-semblant et son propre avis il a développé le dé-terminé à partir de l' « Idée universelle ». Il a transformé en un pro-duit, un prédicat de l'Idée ce qui est son sujet. Il ne développe pas son penser à partir de l'objet mais c'est au contraire l'objet qu'il dé-veloppe selon un penser qui en a fini avec lui-même pour être allé au bout de lui-même dans la sphère abstraite de la Logique. Il ne s'agit pas de développer l'idée déterminée de la constitution politique, mais il s'agit de donner à la constitution politique un rapport à l'Idée abs-

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traite, de la ranger comme un maillon de l'histoire de sa vie (celle de l'Idée) : une mystification patente.

Une autre détermination est que les « différents pouvoirs » [48] « sont déterminés par la nature du Concept » et que partant l'univer-sel les « produit de façon nécessaire ». Par conséquent les différents pouvoirs ne sont pas déterminés par leur « nature propre » mais par une nature étrangère. De même aussi la nécessité n'est pas tirée de leur essence propre et encore moins démontrée de manière critique. Leur sort est bien plutôt prédestiné par la « nature du Concept », scellé dans les registres sacrés de la Santa Casa 18 (de la Logique). L'âme des objets, ici de l'État, est fin prête, prédestinée avant son corps qui, à proprement parler, n'est qu'apparence. Le « Concept » est le fils dans l'« Idée », dans le Dieu-Père, l'agens [agent], le prin-cipe déterminant, différenciant. « Idée » et « Concept » sont ici des abstractions érigées en sujets autoconsistants.

§ 270. « Que la fin de l'État soit l'intérêt universel en tant que tel et en cela, en tant que cet intérêt universel est leur substance, la conservation des intérêts particuliers, est 1. sa réalité abstraite ou substantialité ; mais elle est 2. sa nécessité en tant qu'elle se divise dans les différences du Concept de son efficace, qui par cette substantialité-là sont aussi de fermes déterminations réelles, des pouvoirs ; 3. or c'est justement cette substantialité qui est l'Esprit qui - en tant qu'il est passé par la forme de la culture et a achevé sa formation - se sait et se veut. L'État sait par suite ce qu'il veut et il le sait dans son universalité en tant que pensée ; c'est pourquoi il agit et œuvre selon des fins sues, selon des principes connus et selon des lois qui ne le sont pas seulement en soi mais pour la conscience, et de même, dans la mesure où ses actions se rapportent aux cir-constances et aux rapports existants, selon la connaissance dé-terminée de ceux-ci. »

18 Allusion à la prison de l'Inquisition à Madrid.

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(La remarque à ce paragraphe sur le rapport de l'État et de l'Égli-se, plus tard.)

L'application de ces catégories logiques mérite un examen tout spécial.

« Que la fin de l'État soit l'intérêt universel en tant que tel et en cela, en tant que cet intérêt universel [49) est leur subs-tance, la conservation des intérêts particuliers est 1. sa réalité abstraite ou substantialité. »

Que l'intérêt universel en tant que tel et en tant que subsistance des intérêts particuliers soit fin de l'État, est sa réalité, sa subsis-tance abstraitement définies. L'État sans cette fin n'est pas réel. C'est là l'objet essentiel de son vouloir, mais ce n'est en même temps qu'une détermination tout à fait universelle de cet objet. Cette fin comme être est pour l'État l'élément de sa subsistance.

« Mais elle » (la réalité abstraite, la substantialité) « est 2. sa nécessité en tant qu'elle se divise dans les différences du Concept de son efficace qui par cette substantialité-là sont aussi de fermes déterminations réelles, des pouvoirs. »

Elle (la réalité abstraite, la substantialité) est sa nécessité (celle de l'État), en tant que sa réalité se divise en efficaces différenciées, dont la différence est une différence raisonnablement déterminée et qui sont en cela des déterminations fermes. La réalité abstraite de l'État, la substantialité de ce même État, est nécessité pour autant que la pure fin de l'État et la pure subsistance du tout ne sont réali-sées que dans la subsistance des différents pouvoirs politiques.

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Ce qui veut dire : la première détermination de sa réalité était abstraite. L'État ne peut pas être considéré comme simple réalité, il doit nécessairement être considéré comme activité efficace, comme une activité efficace différenciée.

« Sa réalité abstraite ou substantialité […] est sa nécessité en tant qu'elle se divise dans les différences du Concept de son efficace, différences qui par cette substantialité-là sont aussi de fermes déterminations réelles, des pouvoirs. »

Le rapport de substantialité est rapport de nécessité. C'est-à-dire que la substance apparaît séparée en réalités ou efficaces autonomes mais essentiellement déterminées. Je pourrai appliquer ces abstrac-tions à n'importe quelle réalité. Pour autant que je considère d'abord l'État sous le schème de la « réalité abstraite », je devrais nécessai-rement par après le considérer sous le schème de la « réalité concrè-te », de la « nécessité », de la différence remplie.

[50]

3. « Or, c'est justement cette substantialité qui est l'Esprit qui, en tant qu'il est passé par la forme de la culture et a ache-vé sa formation, se sait et se veut. L'État sait par suite ce qu'il veut et il le sait dans son universalité en tant que pensée ; c'est pourquoi il agit et œuvre selon des fins sues, selon des princi-pes connus et selon des lois qui ne le sont pas seulement en soi mais pour la conscience ; et de même, dans la mesure où ses ac-tions se rapportent aux circonstances et aux rapports exis-tants, selon la connaissance déterminée de ceux-ci. »

Traduisons maintenant en clair tout ce paragraphe :

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1. L'Esprit qui se sait et se peut est la substance de l'État ; (l'es-prit formé, conscient de soi est le sujet et le fondement, est l'autonomie de l'État).

2. L'intérêt universel et en lui la conservation des intérêts parti-culiers est la fin universelle et le contenu de cet Esprit, la substance qui est de l'État, la nature d'État de l'Esprit qui se sait et se veut.

3. L'Esprit qui se sait et se veut, l'Esprit conscient de soi, qui a parcouru les formes de la culture, n'atteint la réalisation de ce contenu abstrait que sous les espèces d'une efficace différen-ciée, de l'existence de différents pouvoirs, d'une puissance ar-ticulée.

Concernant la présentation hégélienne, il y a lieu de remarquer :

a) Deviennent des sujets : la réalité abstraite, la nécessité (ou la différence substantielle), la substantialité, par conséquent les caté-gories de l'abstraction logique. Certes, la « réalité abstraite » et la « nécessité » sont caractérisées comme sa réalité et sa nécessité, à lui, l'État : mais 1. « elle », la « réalité abstraite » ou « substantiali-té » est sa nécessité. 2. C'est elle qui se divise dans les différences du Concept de son efficace. Les « différences du Concept » sont « par cette substantialité-là tout autant de fermes déterminations réelles », des pouvoirs. 3. La « substantialité » n'est plus prise comme une détermination abstraite de l'État, comme « sa » substantialité. Elle est, en tant que telle, faite sujet car il est dit finalement : « c'est justement cette substantialité qui est l'Esprit qui, passé par la forme de la culture et ayant achevé sa formation, se sait et se veut. »

[51]

b) Il n'est pas dit non plus finalement : « l'Esprit formé, etc. est la substantialité » mais inversement : « la substantialité est l'esprit

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formé, etc. » L'esprit devient par conséquent prédicat de son prédi-cat.

c) Après avoir été déterminée 1. comme la fin universelle de l'État 2. comme les pouvoirs différenciés, la substantialité l'est 3. comme l'Esprit formé, se sachant et se voulant, réel. Le vrai point de départ, l'Esprit qui se sait et se veut et sans lequel la « fin de l'État » et les « pouvoirs de l'État » seraient des imaginations sans teneur, sans es-sence, voire des existences impossibles, apparaît seulement comme le prédicat dernier de la substantialité qui avait été précédemment déjà déterminée comme fin universelle et comme les différents pouvoirs politiques. Si l'on avait procédé à partir de l'esprit réel, la « fin uni-verselle » aurait été son contenu, les différents pouvoirs auraient été sa façon de se réaliser, son existence réelle ou matérielle ; leur dé-terminité aurait été à développer à partir de la nature de cette fin. Mais parce qu'on procède à partir de l'« Idée » ou de la « substance » à titre du sujet, à titre de l'essence réelle, le sujet réel apparaît seu-lement comme prédicat dernier du prédicat abstrait.

La « fin de l'État » et les « pouvoirs politiques » sont traités par mystification en ce qu'ils sont présentés comme des « modes d'exis-tence » de la « substance » et qu'ils apparaissent séparés de leur existence réelle, « de l'Esprit qui se sait et se veut, de l'Esprit qui a parcouru les formes de la culture ».

d) Le contenu concret, la détermination réelle, apparaissent comme formels. La détermination tout abstraite de la forme apparaît comme le contenu concret. L'essence des déterminations concernant l'État n'est pas qu'elles sont des déterminations concernant l'État mais qu'elles puissent être considérées dans leur figure la plus abstraite comme des déterminations logico-métaphysiques. Ce n'est pas la Phi-losophie du Droit mais c'est la Logique qui est le vrai intérêt. Le tra-vail philosophique n'est pas que le penser prenne corps dans des dé-terminations politiques, mais qu'au contraire les déterminations poli-tiques existantes soient subtilisées en des penser abstraits. Ce n'est pas la Logique de la Chose mais la Chose de la Logique qui est le mo-

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ment philosophique. La Logique ne sert pas à la preuve de l'État mais au contraire l'État sert à la preuve de la Logique.

[52]

1. L'intérêt universel et en lui la conservation des intérêts parti-culiers comme fin de l'État ;

2. Les différents pouvoirs comme réalisation de cette fin de l'État ;

3. L'Esprit formé, conscient de soi, voulant et agissant comme le sujet de la fin et de sa réalisation.

Ces déterminations concrètes sont reçues de manière extérieure, hors d'œuvres * ; leur sens philosophique est que l'État a en elles le sens logique :

1. comme réalité abstraite ou substantialité ;

2. en ce que le rapport de substantialité passe dans le rapport de la nécessité, de la réalité substantielle ;

3. en ce que la réalité substantielle est en vérité Concept, subjec-tivité.

En laissant tomber les déterminations concrètes qui pourraient tout aussi bien être échangées avec d'autres déterminations concrè-tes pour une autre sphère, la physique par exemple, et sont par conséquent inessentielles, nous avons devant nous un chapitre de la Logique.

La substance doit nécessairement « se diviser dans les différen-ces du Concept qui, par cette substantialité-là, sont aussi de fermes déterminations, réelles ». Cette proposition - l'essence - appartient à la Logique et est fin prête avant la Philosophie du Droit. Que ces dif-

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férences du Concept soient ici des différences de « son efficace » (celle de l'État) et que les « fermes déterminations » soient des « pouvoirs politiques », cette parenthèse appartient à la Philosophie du Droit, à l'empirie politique. C'est ainsi que toute la Philosophie du Droit n'est qu'une parenthèse de la Logique. Il va sans dire que la pa-renthèse ne fait que servir de hors d'œuvre * au développement pro-prement dit. Cf. par exemple p. 347 [§ 270, Additif] :

« La nécessité consiste en ceci : que le tout soit divisé en les différences du Concept et que ce divisé délivre une déter-minité ferme et qui tienne, qui n'est pas dans sa fermeté une déterminité morte mais au contraire s'engendre toujours dans la dissolution. » Cf. aussi la Logique. § 271. « La constitution politique est tout d’abord : [53] l'organisation de l'État et le procès de sa vie organique en rela-tion à soi-même, organisation en laquelle il distingue ses mo-ments à l'intérieur de soi-même et les déploie en vue du subsis-ter. Deuxièmement l'État est, en tant qu'individualité, Un ex-cluant qui en cela se rapporte à d'Autres, retourne par consé-quent vers l'extérieur sa différenciation et pose selon cette détermination dans leur idéalité ses différences subsistantes à l'intérieur de soi-même. » Additif : « L'État intérieur en tant que tel est le pouvoir ci-vil, l'orientation vers l'extérieur est le pouvoir militaire mais qui est dans l'État un aspect déterminé à l'intérieur de l'État lui-même. »

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Critique du droit politique hégélien (1843)

I. CONSTITUTION INTÉRIEURE POUR SOI.

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§ 272. « La constitution est raisonnable pour autant que l'État distingue et détermine à l'intérieur de lui-même son ef-ficace selon la nature du Concept et cela précisément de telle façon que chacun de ces pouvoirs mêmes est à l'intérieur de soi là totalité : chacun renferme et a agissant à l'intérieur de soi les autres moments et, parce qu'ils expriment la différence du Concept, ils demeurent tous purement et simplement dans son idéalité et ne constituent qu'un seul et même tout individuel. »

La constitution est donc raisonnable pour autant que ses moments peuvent être résous en les moments abstraitement logiques. Son effi-cace, l'État a à la distinguer et à la déterminer non selon sa nature spécifique, mais selon la nature du Concept qui est le mobile mystifié de la pensée abstraite. La raison de la constitution est donc la logique abstraite et non le concept de l'État. Au lieu du concept de la consti-tution nous obtenons la constitution du Concept. La pensée ne se règle pas selon la nature de l'État mais au contraire l'État selon une pensée fin prête.

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[54]

§ 273. « L'État politique se partage ainsi » (comment ce-la ?) » en ses différences substantielles ; a) le pouvoir de déterminer et d'établir l'universel, le pou-voir législatif ; b) le pouvoir de la subsomption des sphères particulières et des cas singuliers sous l'universel - le pouvoir gouvernemental ; c) Le pouvoir de la subjectivité en tant que dernier acte de décision de la volonté, le pouvoir du prince, en lequel les pou-voirs différenciés sont ramassés en l'unité individuelle et qui est ainsi la pointe et le commencement du Tout -, le pouvoir de la monarchie constitutionnelle. »

Nous reviendrons sur cette distribution après en avoir examiné dans le particulier l'exposition.

§ 274. « Étant donné que l'esprit n'est réel qu'en étant cela même qu'il se sait être, et que l'État comme esprit d'un peuple est en même temps la loi qui traverse tous ses rapports, les mœurs et la conscience de ses individus, il en découle que la constitution d'un peuple déterminé dépend absolument du mode et de la formation de la conscience de soi de ce peuple. Dans cette conscience de soi réside sa liberté subjective et partant la réalité de la constitution... C'est pourquoi chaque peuple a la constitution qui lui est appropriée et qui lui convient. »

Du raisonnement de Hegel il s'ensuit seulement que l'État où « le mode et la formation de la conscience de soi » et la « constitution » se contredisent n'est pas un vrai État. Que la constitution qui était le produit d'une conscience passée puisse, pour une conscience plus avancée, se changer en chaîne oppressive, etc., etc., ce sont là sans

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doute des banalités. Il s'ensuivrait bien plutôt seulement l'exigence d'une constitution qui a en elle-même la détermination et le principe de progresser avec la conscience ; progresser avec l'homme réel, ce qui ne devient possible que lorsque l'« homme » est devenu le principe de la constitution. Hegel sophiste ici.

[55]

a) Le pouvoir du prince.

§ 275. « Le pouvoir du prince contient lui-même en lui les trois moments de la totalité [(§ 272)], l'universalité de la cons-titution et des lois, la délibération comme relation du particu-lier à l'universel et le moment de la dernière décision comme autodétermination, en laquelle tout le reste retourne et dont il reçoit son commencement de réalité. Cet autodéterminer abso-lu constitue le principe différenciant du pouvoir du prince en tant que tel, principe qui est à développer en premier lieu. »

Le commencement de ce paragraphe ne veut dire tout d'abord rien d'autre que ceci : « l'universalité de la constitution et des lois » sont : le pouvoir du prince, la délibération, c'est-à-dire la relation du parti-culier à l'universel est le pouvoir du prince. Dès que sous pouvoir du prince on entend celui du monarque (constitutionnel), le pouvoir du prince ne se tient pas en dehors de l'universalité de la constitution et des lois.

Or ce que veut Hegel à vrai dire n'est rien d'autre que ceci : il veut que « l'universalité de la constitution et des lois » soit le pouvoir du prince, la souveraineté de l'État. Il est alors illégitime de faire du pouvoir du prince le sujet et - étant donné que sous pouvoir du prince on peut entendre aussi le pouvoir du prince considéré comme volonté particulière - de produire la fausse apparence que le prince serait maître de ce moment, le sujet de celui-ci. Si pourtant nous nous tour-

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nons tout d'abord vers ce que Hegel donne pour le « principe diffé-renciant du pouvoir du prince en tant que tel », il s'agit du « moment de la dernière décision comme autodétermination, en laquelle tout le reste retourne et dont il reçoit son commencement de réalité », de cet « autodéterminer absolu ».

Ici Hegel ne dit pas autre chose que : la volonté réelle, c'est-à-dire individuelle est le pouvoir du prince. Ainsi, il est dit au § 12 :

« De ce que la volonté [...] se donne la forme de la singulari-té [...] elle est volonté qui décide et c'est seulement à ce titre de volonté qui décide [en général] qu'elle est volonté réelle. »

[56] Dans la mesure où ce moment de la « dernière décision » ou de l'« absolue autodétermination » est séparé de l'« universalité » du contenu et de la particularité de la délibération, il est la volonté réel-le comme arbitraire. Ou : « L'arbitraire est le pouvoir du prince » ou : « le pouvoir du prince est l'arbitraire. »

§ 276. « . La détermination fondamentale de l'État politique est l'unité substantielle comme idéalité de ses moments, unité en laquelle : ∞) les pouvoirs et affaires particuliers de celui-ci sont tout autant résous que conservés et ne sont conservés qu'en tant qu'ils ont, non pas un droit indépendant, mais un droit d'une na-ture telle qu'il est coextensif à sa détermination dans l'Idée du Tout, où ils procèdent de sa puissance et sont des membres fluides de celui-ci considéré comme leur soi simple. » Additif : « Il en est de cette idéalité des moments comme de la vie dans le corps organique. »

S'entend : Hegel parle seulement de l'idée « des pouvoirs et affai-res particuliers »... Ils sont censés avoir seulement un droit qui est

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coextensif à sa détermination dans l'idée du tout ; ils sont censés « procéder seulement de sa puissance ». Qu'il doive en être ainsi, cela réside dans l'idée d'organisme. Mais justement il y aurait eu lieu de développer la manière dont ce résultat peut être mis en œuvre. Car c'est la raison consciente qui nécessairement doit dominer dans l'État. On ne peut pas faire passer pour le raisonnable la nécessité substantielle purement intérieure et partant purement extérieure, l'[intrication] 19 contingente des « pouvoirs et affaires »

§ 277. ß) « Les affaires et efficaces particulières de l'État, en tant qu'elles sont les moments essentiels de celui-ci, lui ap-partiennent en propre et sont attachées aux individus par les-quels elles sont exercées et mises en action, non d'après leur personnalité immédiate mais seulement d'après leurs qualités universelles [57] et objectives : elles sont par suite liées à la personnalité particulière en tant que telle d'une manière exté-rieure et contingente. Les affaires et pouvoirs de l'État ne peuvent pas par suite être propriété privée. »

Il va sans dire que si des affaires et efficaces particulières sont caractérisées comme affaires et efficaces de l'État, comme affaires de l'État et pouvoir de l'État, elles ne sont pas propriété privée mais au contraire propriété de l'État. C'est une tautologie.

Les affaires et efficaces de l'État sont attachées à des individus (c'est seulement à travers des individus que l'État est agissant) mais non à l'individu en tant qu'individu physique, mais au contraire en tant qu'individu politique, à la qualité d'être politique de l'individu. Aussi est-il ridicule de dire, comme Hegel le fait, qu'elles sont « liées à la personnalité particulière en tant que telle d'une manière extérieure et contingente ». Elles sont bien plutôt liées à lui par un vinculum substantiale [une liaison essentielle], par une qualité essentielle de lui-même. Elles sont l'action naturelle de sa qualité essentielle. Si ce 19 Le mot Verschränkung (intrication) est difficilement lisible.

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non-sens s'introduit ici, c'est parce que Hegel saisit les affaires et efficaces de l'État de manière abstraite pour soi et l'individualité particulière par opposition à cela. Mais il oublie que l'individualité par-ticulière est une individualité humaine et que les affaires et efficaces de l'État sont des fonctions humaines, il oublie que l'essence de la « personnalité particulière » n'est pas sa barbe, son sang, sa nature physique abstraite mais au contraire sa qualité sociale, et que les af-faires de l'État, etc. ne sont rien d'autre que des manières d'être et d'agir des qualités sociales de l'homme. On comprend par conséquent que les individus, dans 1a mesure où ils sont les porteurs des affaires et des pouvoirs de l'État, soient considérés selon leur qualité sociale et non selon leur qualité privée.

§ 278. « Que ces deux déterminations, à savoir que les af-faires et pouvoirs particuliers de l'État ne sont pas fixés dans une indépendance réciproque ni pour soi ni dans la volonté par-ticulière des individus, mais ont au contraire leur racine derniè-re dans l'unité de l'État en tant que dans leur Soi simple, cela constitue la souveraineté de l'État. » « Le despotisme caractérise en tout cas la situation de l'ab-sence de loi où la volonté particulière en tant [58] que telle, qu'il s'agisse dès lors de celle d'un monarque ou d'un peuple […] vaut en tant que loi ou plutôt à la place de la loi alors que la sou-veraineté en revanche, justement dans une situation régie par la loi, constitutionnelle, constitue le moment de l'idéalité des sphères et affaires particulières : telle sphère particulière n'est pas quelque chose d'indépendant, d'autonome dans ses fins et dans les modes de son action et - qui ne ferait que s'ab-sorber en soi-même mais est au contraire, dans ses fins et les modes de son action, déterminée par la fin du tout (qu'on a ap-pelé généralement en usant d'une expression assez indétermi-née le bien de l'État) et dépendante de lui. Cette idéalité vient à apparaître dans une double façon. - Dans une situation de paix les sphères et affaires particulières poursuivent le train de la

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satisfaction de leurs affaires particulières [...], et c'est partie seulement la façon de la nécessité, dénuée de conscience, de la Chose, nécessité selon laquelle leur égoïsme se renverse sou-dain dans la contribution à la conservation réciproque et à la conservation du tout […], partie cependant c'est l'action direc-tement exercée d'en haut qui aussi bien les ramène continuel-lement à la fin du tout et les limite conformément à cette fin [...] qu'elle les tient d'agir directement pour cette conserva-tion ; - mais en situation de détresse, qu'elle soit intérieure ou extérieure, c'est la souveraineté dans le concept simple de la-quelle se résume l'organisme qui dans l'autre situation subsiste dans ses particularités et à laquelle est confié le salut de l'État moyennant le sacrifice du droit, en d'autres temps justifié, de ces particularités : c'est alors que cet idéalisme-là parvient à la réalité qui lui est propre. »

Ainsi donc cet idéalisme n'est pas développé jusqu'à former un système su, raisonnable. Il apparaît dans la situation de paix soit seu-lement comme une contrainte extérieure qui est imposée à la puissan-ce dominante, à la vie privée par une « action directement exercée d'en haut », soit comme résultat inconscient de l'égoïsme aveugle. La « réalité qui lui est propre », cet idéalisme ne l'a que dans la « situa-tion de guerre ou de détresse » où se trouve l'État, de [59] sorte que son essence ici s'exprime à titre de « situation de guerre ou de dé-tresse » de l'État existant réel, cependant que sa situation « de paix » est précisément la guerre et la détresse de l'égoïsme.

La souveraineté, l'idéalisme de l'État n'existe par suite qu'à titre de nécessité intérieure : à titre d'Idée. Hegel s'en satisfait d'ail-leurs aussi bien, car il s'agit seulement de l'Idée. Par conséquent la souveraineté n'existe d'un côté qu'en tant que substance sans cons-cience, substance aveugle. Nous allons sur-le-champ faire connaissan-ce avec son autre réalité.

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§ 279. « La souveraineté, qui n'est tout d'abord que la pensée universelle de cette idéalité exis-te seulement sous les espèces de la subjectivité certaine de soi-même et de l'autodétermination abstraite et pour autant sans fond de la volonté, en laquelle réside l'ultime de la décision. C'est cela l'individuel de l'État comme tel qui lui-même n'est Un État (parmi d'autres) qu'en cela. Or la subjectivité n'est en sa vé-rité que si elle est sujet, la per-sonnalité, que si elle est person-ne, et dans la constitution qui en est venue à maturité et à raison bien réelles, chacun des trois moments du Concept réalise et distingue sa figure devenue réelle pour soi. Par suite, ce moment du tout qui décide absolument n'est pas l'Individualité en général, mais Un Individu, le monarque. »

1. « La souveraineté, qui n'est tout d'abord que la pensée uni-verselle de cette idéalité existe seulement sous les espèces de la subjectivité certaine de soi-même [u.] La subjectivité n'est en sa vérité que si elle est sujet, la personnalité que si elle est personne. Dans la constitution qui en est venue à maturité et à rai-son bien réelles, chacun des trois moments du Concept réalise et distingue sa figure devenue réelle pour soi.

2. La souveraineté « existe seu-lement […] sous les espèces de l'autodétermination - abstraite et pour autant sans fond de la volonté, en laquelle réside l'ulti-me de la décision. C'est cela l'in-dividuel de l'État comme tel, qui lui-même n'est Un État (parmi d'autres) qu'en cela [...] (et dans la constitution qui en est venue à maturité et à raison bien réelles, chacun des trois moments du Concept réalise et distingue sa figure devenue [60] réelle pour soi). Par suite, ce moment du tout qui décide absolument n'est pas l'Individualité en général mais Un Individu, le monarque. »

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La première phrase ne veut rien dire d'autre que ceci : la pensée universelle de cette individualité dont nous venons de voir la triste existence devrait être nécessairement l'œuvre consciente de soi des sujets et exister à ce titre pour eux et en eux.

Si Hegel avait procédé à partir des sujets réels en tant qu'ils sont les bases de l'État, il ne se serait pas trouvé dans l'obligation de fai-re en sorte, de façon mystique, que l'État se subjectivise ainsi. « Or », dit Hegel, « la subjectivité n'est en sa vérité que si elle est sujet, la personnalité que si elle est personne. » Cela aussi est une mystification. La subjectivité est une détermination du sujet, la per-sonnalité une détermination de la personne. Or au lieu de les saisir comme des prédicats de leurs sujets, Hegel réalise la subsistance au-tonome des prédicats et les fait après coup, sur un mode mystique, se métamorphoser en leurs sujets.

L'existence des prédicats est le sujet : le sujet est donc l'exis-tence de la subjectivité, etc. Hegel réalise la subsistance autonome des prédicats et des objets, mais il le fait en les séparant de leur subsistance autonome réelle, en les séparant de leur sujet. Après quoi le sujet réel apparaît alors à titre de résultat alors que ce qu'il faut c'est partir du sujet réel et considérer son objectivation. De là vient que la substance mystique devient sujet réel et que le sujet réel ap-paraît en tant qu'un autre, en tant qu'un moment de la substance mys-tique. C'est précisément parce que Hegel part des prédicats de la dé-termination universelle au lieu de partir de l'ens (mot grec illisible, sujet) réel et qu'il faut bien cependant qu'un porteur soit là pour cet-te détermination, que l'Idée mystique devient ce porteur. C'est cela le dualisme : que Hegel ne considère pas l'universel comme l'essence réelle du réel-fini, c'est-à-dire de l'existant, du déterminé, ou qu'il ne considère pas l'ens réel comme le sujet vrai de l'infini.

C'est ainsi que la souveraineté, l'essence de l'État, est tout d'abord ici considérée comme une essence autonome, que Hegel en fait un objet. On comprend alors que cet objectif doive nécessaire-ment devenir à nouveau sujet. Mais ce sujet apparaît alors comme une

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auto-incarnation de la souveraineté alors que la souveraineté [61] n'est rien d'autre que l'esprit objectivé des sujets de l'État.

Sans tenir compte de ce vice fondamental du développement, considérons cette première phrase du paragraphe. Telle qu'elle se présente là, elle ne veut rien dire que ceci : la souveraineté, l'idéalis-me de l'État comme personne, comme « sujet », existe, cela s'entend, sous les espèces de beaucoup de personnes, beaucoup de sujets, étant donné que nulle personne singulière n'absorbe en elle-même la sphère de la personnalité, nul sujet singulier la sphère de la subjectivité. Et quel idéalisme de l'État serait-ce que celui qui, au lieu d'être la cons-cience de soi réelle des citoyens, au lieu de l'âme commune de l'État, serait une personne, un sujet. Aussi bien, à cette phrase, Hegel n'a-t-il pas développé plus. Mais considérons maintenant la deuxième phrase croisée avec elle. II s'agit pour Hegel de figurer le monarque comme l'Homme-Dieu réel, comme l'incarnation réelle de l'Idée.

« La souveraineté ... existe seulement ... sous les espèces de l'autodétermination abstraite et pour autant sans fond de la volonté, en laquelle réside l'ultime de la décision. C'est cela l'individuel de l'État comme tel, qui lui-même n'est Un État (parmi d'autres) qu'en cela ... dans la constitution qui en est ve-nue à maturité et à raison bien réelles, chacun des trois mo-ments du Concept réalise et distingue sa figure devenue réelle pour soi. Par suite, ce moment du tout qui décide absolument n'est pas l'individualité en général mais Un individu, le monar-que. »

Nous avons déjà précédemment attiré l'attention sur cette phra-se. Le moment du conclure, de la décision, arbitraire parce qu'elle est déterminée, est le pouvoir-du-prince-de-la-volonté en général. L'idée du pouvoir du prince comme Hegel la développe n'est rien d'autre que l'idée de l'arbitraire, de la décision de la volonté.

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Or, alors que Hegel interprète précisément la souveraineté comme l'idéalisme de l'État, comme la détermination réelle des parties par l'idée du tout, il en fait à présent « l'autodétermination abstraite et pour autant sans fond de la volonté, en laquelle réside l'ultime de la décision. C'est cela l'individuel de l'État comme tel ». Auparavant il était question de la subjectivité, à présent c'est de l'individualité. L'État en tant qu'État souverain doit nécessairement [62] être Un État, être Un individu, posséder une individualité. Or ce n'est « pas » qu'en cela, dans cette individualité, que l'État est Un État (parmi d'autres). L'individualité est seulement le moment naturel de son uni-té, la détermination de nature de l'État. « Par suite ce moment qui décide absolument n'est pas l'individualité en général, mais Un indivi-du, le monarque. » D'où cela ? Parce que « dans la constitution qui en est venue à maturité et à raison bien réelles, chacun des trois mo-ments du Concept réalise et distingue sa figure devenue réelle pour soi ». La « singularité » est un moment du Concept, mais cela n'est pas encore Un individu. Et que serait une constitution où l'universalité, la particularité « réaliseraient et distingueraient » chacune « sa figure devenue réelle pour soi » ? Comme il ne s'agit absolument pas d'un abstrait mais de l'État, de la société, on peut même accepter la clas-sification de Hegel. Qu'est-ce qui s'ensuivrait ? Le citoyen, en tant que déterminant l'universel, est législateur, en tant que décidant le singulier, voulant réellement, il est prince. Que voudrait dire : l'indivi-dualité de la volonté de l'État est « un Individu », un individu particu-lier distingué des autres ? L'universalité aussi, la législation, réalise et distingue sa figure devenue réelle pour soi. Pourrait-on conclure : « La législation, ce sont ces individus particuliers. »

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L’homme commun. Hegel.

2. Le monarque a le pouvoir sou-verain, la souveraineté.

2. La souveraineté de l'État est 1e monarque.

3. La souveraineté fait ce qu'el-le veut.

3. La souveraineté est « l'autodé-termination abstraite et pour au-tant sans fond de la volonté en laquelle réside l'ultime de la dé-cision ».

Tous les attributs du monarque constitutionnel dans l'Europe d'au-jourd'hui, Hegel les transforme en autodéterminations absolues de la volonté. Il ne dit pas : la volonté du monarque est la dernière décision, mais au contraire : la dernière décision de la volonté est le monarque. La première proposition est empirique. La seconde distord le fait em-pirique en un axiome métaphysique.

Hegel entrelace les deux sujets, la souveraineté « sous les espèces de la subjectivité certaine de soi-même » et la souveraineté « sous les espèces de l'autodétermination sans fond de la volonté, de la [63] volonté individuelle », pour construire à partir de là l'« Idée » comme « Un Individu ».

Il s'entend que la subjectivité certaine de soi doit nécessairement vouloir aussi de manière réelle, vouloir aussi à titre d'unité, d'individu. Mais qui a jamais mis en doute que l'État agit à travers des individus. Si Hegel voulait développer que l'État devait nécessairement avoir Un individu comme représentant de son unité individuelle, il n'avait pas à sortir le monarque. Comme résultat positif de ce paragraphe, nous ne retenons que ceci :

Le monarque est dans l'État le moment de la volonté individuelle, de l'autodétermination sans fond, de l'arbitraire.

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La remarque de Hegel à ce paragraphe est tellement remarquable qu'il nous faut la tirer au clair.

« Le développement immanent d'une science, la déduction de tout son contenu à partir du Concept simple... montre ce carac-tère propre, à savoir qu'un seul et même Concept, ici la volonté, qui au commencement et parce que c'est le commencement, est abstrait, se maintient mais condense ses déterminations et cela aussi rien que par lui-même, et gagne de cette façon un contenu concret. C'est ainsi que le moment fondamental de la personna-lité d'abord abstraite dans le droit immédiat, qui a continué de se former dans son développement à travers ses formes diver-ses de subjectivité et qui est ici dans le droit absolu, dans l'État, dans l'objectivité parfaitement concrète de la volonté, la personnalité de l'État, sa certitude de soi-même, - cet ultimo qui abroge toute particularité dans la simplicité du Soi, qui cou-pe court au soupèsement des raisons et contre-raisons entre lesquelles l'incertitude fait qu'on balance toujours pour les conclure de son « Je veux » et est ainsi le commencement de toute action et réalité. »

Tout d'abord, ce n'est pas le « caractère propre de la science » que toujours fasse retour le concept fondamental de la Chose.

Mais alors aucun progrès n'a eu lieu non plus. La personnalité abs-traite était le sujet du droit abstrait. Elle n'a pas changé. C'est de nouveau en tant que personnalité abstraite qu'elle est la personnalité de l'État. Hegel n'aurait pas dû s'étonner de ce que la [64] personne réelle - et les personnes font l'État - fasse partout retour comme l'essence de l'État. C'est du contraire qu'il lui aurait fallu s'étonner, mais plus encore de ce que la personne comme personne de l'État fas-se retour dans la même abstraction indigente que la personne du droit privé.

Hegel définit ici le monarque comme « la personnalité de l'État, sa certitude de soi-même ». Le monarque est la « souveraineté personni-

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fiée », la « souveraineté qui s'est faite homme », l'incarnation de la conscience de l'État, ce qui exclut par conséquent tous les autres et de cette souveraineté et de la personnalité et de la conscience de l'État. Or en même temps Hegel ne sait donner d'autre contenu à cette « Souveraineté-Personne * » que le « Je veux », le moment de l'arbitraire dans la volonté. La « raison de l'État » et la « conscience de l'État » est une personne empirique « unique » à l'exclusion de toutes les autres mais cette raison personnifiée n'a pas d'autre contenu que l'abstraction du « Je veux ». L'État c'est moi *.

« Or la personnalité et la subjectivité en général, en tant qu'elles sont l'infini de leur rapport à soi, n'ont en outre tout simplement de vérité et, de vrai, leur vérité immédiate la plus prochaine, que comme personne, sujet étant pour soi, et l'étant-pour-soi est aussi purement et simplement Un. »

Puisque personnalité et subjectivité sont seulement des prédicats de la personne et du sujet, il va de soi, qu'elles n'existent qu'à titre de personne et de sujet, et la personne est Un. Mais Hegel aurait dû poursuivre ainsi : l'Un n'a tout simplement de vérité qu'en tant qu'il est de nombreux Uns. Le prédicat, l'essence n'épuise jamais dans un Un les sphères de son existence mais dans les nombreux Uns.

Au lieu de quoi Hegel conclut :

« La personnalité de l'État n'est réelle que comme une per-sonne, le monarque. »

Ainsi donc, parce que la subjectivité est réelle seulement en tant que sujet et le sujet réel seulement en tant qu'Un, la personnalité de l'État n'est réelle qu'en tant qu'elle est une personne. Un beau syllo-gisme. Hegel pourrait conclure tout aussi bien : parce que l'homme singulier est un Un, le genre humain n'est qu'un seul homme.

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[65]

« Personnalité exprime le Concept en tant que tel, la person-ne contient en même temps la réalité de ce même Concept et c'est seulement avec cette détermination que le Concept est Idée, vérité. »

Sans la personne, la personnalité n'est assurément qu'une abstrac-tion mais la personne n'est l'Idée réelle de la personnalité que dans son existence générique, en tant que les personnes.

« Ce qu'on est convenu d'appeler une personne morale, so-ciété, communauté, famille, quelque concrète qu'elle soit en el-le-même, n'a en elle la personnalité qu'à titre de moment, de manière abstraite. Elle n'est pas parvenue en cela jusqu'à la vé-rité de son existence, tandis que l'État est justement cette to-talité en laquelle les moments du Concept ont atteint à la réali-té selon la vérité qui leur est propre. »

Il règne dans cette phrase une grande confusion. La personne mo-rale, société, etc. est qualifiée d'abstraite : le sont donc également les formations génériques en lesquelles la personne réelle porte à l'existence son contenu réel, s'objective et renonce à l'abstraction de la « personne quand même * ». Au lieu qu'on reconnaisse cette ré-alisation de la personne comme ce qu'il y a de plus concret, l'État est censé avoir cette supériorité que « le moment du Concept », la « sin-gularité », parvient à un « être-là » mystique. Le Raisonnable ne consiste pas en ce que la raison de la personne réelle parvient à la ré-alité mais au contraire en ce que les moments du concept abstrait y parviennent.

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« Le concept du monarque est pour cette raison le concept le plus malaisé pour le raisonnement, c'est-à-dire pour la consi-dération d'entendement qui réfléchit, parce que ce raisonne-ment en reste aux déterminations isolées et partant ne connaît alors aussi que des raisons, points de vue finis et la déduction à partir de raisons. C'est ainsi qu'il présente la dignité du monar-que comme quelque chose de dérivé non seulement selon la for-me, mais aussi selon sa détermination ; bien plutôt son concept est-il d'être non pas un dérivé mais au contraire ce qui com-mence purement et simplement à partir [66] de soi. En cela la représentation est la plus pertinente » (certes !) « qui consiste à considérer le droit du monarque comme fondé sur l'autorité divine, car le caractère inconditionné de ce droit s'y trouve contenu. »

En un certain sens, toute existence nécessaire est « ce qui com-mence purement et simplement à partir de soi », à cet égard le pou du monarque aussi bien que le monarque. Hegel n'avait par conséquent rien dit par là qui concernât le monarque en particulier. Mais si d'au-tre part c'est quelque chose de spécifiquement différent des autres objets de la science et de la philosophie du droit qui est censé valoir du monarque, c'est une véritable folie. Cela n'est juste que dans la mesure où l'« Idée-personne Une » est à dire vrai quelque chose qu'il faut dériver de la seule imagination et non de l'entendement.

« Souveraineté du peuple » peut être dit en ce sens qu'un peuple en général est vers l'extérieur quelque chose d'autono-me et constitue son propre État », etc.

C'est une banalité. Si le prince est la « réelle souveraineté de l'État », « le prince » devrait nécessairement pouvoir aussi vers l'ex-térieur valoir comme « État autonome », même sans le peuple. Mais s'il est souverain dans la mesure où il représente l'unité du peuple, il n'est alors lui-même que représentant, symbole de la souveraineté du

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peuple. La souveraineté du peuple n'est pas par lui, mais à l'inverse c'est lui qui est par elle.

« On peut ainsi, de la souveraineté vers l'intérieur, dire aus-si qu'elle réside dans le peuple si l'on parle seulement du tout, tout de même qu'on a montré auparavant (§ 277, 278) qu'à l'État revient la souveraineté. »

Comme si le peuple n'était pas l'État réel. L'État est un terme abstrait ; seul le peuple est un terme concret. Et il est digne de re-marque que Hegel qui attribue sans hésiter à l'abstrait une qualité vivante comme celle de souveraineté ne le fait qu'en hésitant et avec des clauses restrictives quand il s'agit d'un concret,

[67) « Mais la souveraineté du peuple, en tant qu'on la prend dans l'opposition à la souveraineté existant dans le monarque, est le sens habituel dans lequel on a, dans les temps modernes, commencé à parler de souveraineté du peuple -, dans cette op-position la souveraineté du peuple ressortit aux pensées confu-ses qui ont pour fondement la représentation sauvage du peu-ple. »

Les « pensées confuses » et la « représentation sauvage » se trou-vent ici uniquement du côté de Hegel. Assurément, si la souveraineté existe dans le monarque, c'est une extravagance que de parler d'une souveraineté opposée dans le peuple, car il entre dans le concept de la souveraineté qu'elle ne puisse pas avoir une existence double voire contradictoire. Mais :

1. la question est tout uniment : est-ce que la souveraineté qui est absorbée dans le monarque n'est pas une illusion ? Souveraineté du monarque ou du peuple, c'est là la question * ;

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2. on peut aussi parler d'une souveraineté du peuple dans l'opposi-tion à la souveraineté existant dans le monarque ; mais alors il ne s'agit pas d'une souveraineté qui, une et la même, a pris naissance de deux côtés, mais il s'agit au contraire de deux concepts totalement opposés de la souveraineté : l'une telle qu'elle ne peut venir à l'exis-tence que dans un monarque, l'autre que dans un peuple. De même qu'il s'agit de savoir si c'est Dieu le souverain ou si c'est l'homme le sou-verain. L'une des deux souverainetés est une non-vérité, fût-elle une non-vérité existante.

« Le peuple pris sans son monarque et sans l'articulation du tout qui n'est justement telle que d'être en corrélation avec 1ui de manière nécessaire et immédiate, est la masse informe qui n'est plus un État et à laquelle ne revient plus aucune des dé-terminations qui seulement sont présentes dans le tout formé en lui-même : souveraineté, gouvernement, tribunaux, autorité civile, états et quoi que ce soit. C'est en ce que de tels mo-ments qui se rapportent à une organisation, à la vie de l'État surgissent dans un peuple, qu'il cesse d'être cet abstrait indé-terminé qui a nom peuple dans la représentation purement uni-verselle. »

[68] Tout cela : une tautologie. Si un peuple a un monarque et une articulation qui tient ensemble avec lui, de manière nécessaire et im-médiate, c'est-à-dire s'il est articulé comme monarchie, il est assu-rément, pris en dehors de cette articulation, une masse informe, une représentation purement universelle.

« Si l'on entend par souveraineté du peuple la forme de la république et plus précisément la démocratie [...], il ne peut plus [...] être question, eu égard à l'idée développée, d'une telle re-présentation. »

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Cela est juste assurément si l'on a seulement « une telle représen-tation » et non une « idée développée » de la démocratie.

La démocratie est la vérité de la monarchie, la monarchie n'est pas la vérité de la démocratie. La monarchie est nécessairement démocra-tie en tant qu'inconséquence avec elle-même, le moment monarchique n'est pas une inconséquence dans la démocratie. La monarchie ne peut pas, la démocratie peut être comprise à partir d'elle-même. Dans la démocratie, aucun des moments n'acquiert une autre signification qu'il ne lui revient. Chacun n'est réellement que moment du demos to-tal. Dans la monarchie une partie détermine le caractère du tout. Il faut que toute la constitution se modifie selon le point stable. La dé-mocratie est le genre de la constitution. La monarchie est une espèce et une espèce mauvaise. La démocratie est contenue et forme. La mo-narchie est censée être seulement forme mais elle falsifie le contenu.

Dans la monarchie le tout, le peuple est subsumé sous l'une de ses manières d'être, la constitution politique ; dans la démocratie, la constitution elle-même n'apparaît que comme une détermination, à savoir comme autodétermination du peuple. Dans la monarchie nous avons le peuple de la constitution, dans la démocratie la constitution du peuple. La démocratie est l'énigme résolue de toutes les constitu-tions. Ici, ce n'est pas seulement en soi, selon l'essence, mais selon l'existence, la réalité, que la constitution est continûment reconduite dans son fondement réel, l'homme réel, le peuple réel et qu'elle est posée comme son œuvre propre. La constitution apparaît en tant que ce qu'elle est : libre produit de l'homme ; on pourrait dire que cela vaut aussi sous un certain rapport de la monarchie constitutionnelle, mais la différence spécifique de la démocratie est qu'ici la constitu-tion n'est qu'un moment [69] de l'existence du peuple, que ce n'est pas la constitution politique pour soi qui forme l'État.

Hegel part de l'État et fait de l'homme l’État subjectivé. La dé-mocratie part de l'Homme et fait de l'État l'homme objectivé. De même que la religion ne crée pas l'homme mais qu'au contraire l'hom-me crée la religion, la constitution ne crée pas le peuple mais c'est au contraire le peuple qui crée la constitution. D'un certain point de vue,

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la démocratie se rapporte à toutes les autres formes d'État comme le christianisme se rapporte à toutes les autres religions. Le christia-nisme est la religion (lettres grecques inconnus) (mot grec inconnu) [par excellence] l'essence de la religion, l'homme déifié, en tant qu'une religion particulière. Pareillement la démocratie est l'essence de toute constitution politique, l'homme socialisé en tant qu'une cons-titution politique particulière, elle se rapporte aux autres constitu-tions comme le genre se rapporte à ses espèces, sauf qu'ici le genre lui-même apparaît comme existence, partant comme une espèce parti-culière en face des existences qui elles-mêmes ne correspondent pas à l'essence. La démocratie se rapporte aux autres formes d'État comme à son ancien testament. L'homme n'est pas là du fait de la loi mais la loi du fait de l'homme, elle est existence de l'homme tandis que dans les autres l'homme est l'existence de la loi. C'est la diffé-rence fondamentale de la démocratie.

Toutes les autres structures d'État sont une certaine forme d'État, déterminée, particulière. Dans la démocratie le principe for-mel est en même temps le principe matériel. Elle est par suite la pre-mière à être la vraie unité de l'universel et du particulier. Dans la mo-narchie par exemple, dans la république considérée comme une forme d'État seulement particulière, l'homme politique a son être-là parti-culier à côté de l'homme non politique, de l'homme privé. La propriété, le contrat, le mariage, la société civile-bourgeoise apparaissent ici (comme Hegel l'a développé d'une manière parfaitement juste pour ces formes politiques abstraites, sauf qu'à son avis il développe l'idée de l'État), comme des manières d'être particulières à côté de l'État politique, comme le contenu auquel l'État politique se rapporte en tant que forme organisatrice, en réalité seulement en tant qu'entendement qui détermine, borne, tantôt affirme, tantôt nie, mais qui est en lui-même dénué de contenu. Dans la démocratie l'État politique tel qu'il se pose à côté de ce contenu et s'en distingue, n'est lui-même qu'un contenu particulier, comme il n'est qu'une forme d'existence particu-lière du peuple. Dans la monarchie par exemple ce particulier, [70] la constitution politique, a la signification de l'Universel qui domine et

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détermine tout particulier. Dans la démocratie l'État en tant que Par-ticulier est seulement Particulier, en tant qu'Universel il est l'Univer-sel réel c'est-à-dire qu'il n'est pas une déterminité dans la différen-ce d'avec l'autre contenu. Les Français de l'époque moderne ont com-pris cela au sens où dans la vraie démocratie l'État politique disparaî-trait. Cela est juste dans la mesure où, en ce qu'il est État politique, en tant que constitution, il ne vaut plus pour le tout.

Dans tous les États qui se distinguent de la démocratie l'État, la loi, la constitution est le dominant, sans que l'État domine réellement, c'est-à-dire sans qu'il pénètre matériellement le contenu des autres sphères non politiques. Dans la démocratie, la constitution, la loi, l'État lui-même n'est qu'une autodétermination du peuple et un contenu déterminé de celui-ci pour autant que ce contenu est consti-tution politique.

Au reste, il s'entend que toutes les formes d'État ont la démocra-tie pour vérité et partant précisément sont non vraies dans la mesure où elles ne sont pas la démocratie.

Dans les États antiques l'État politique forme le contenu de l'État à l'exclusion des autres sphères. L'État moderne est une accommoda-tion entre l'État politique et l'État non politique.

Dans la démocratie l'État abstrait a cessé d'être le moment domi-nant. Le conflit entre monarchie et république est lui-même encore un conflit à l'intérieur de l'État abstrait. La république politique est la démocratie à l'intérieur de la forme d'État abstraite. C'est pourquoi la forme d'État abstraite de la démocratie est la République ; mais elle cesse ici d'être la constitution seulement politique.

La propriété, etc. bref tout le contenu du droit et de l'État est, à peu de modifications près, le même en Amérique du Nord et en Prus-se. La République est donc là-bas une simple forme politique comme ici la monarchie. Le contenu de l'État réside en dehors de ces constitu-tions. C'est pourquoi Hegel a raison quand il dit : l'État politique est la constitution, c'est-à-dire l'État matériel n'est pas politique. C'est seulement une identité extérieure, une détermination réciproque qui a

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lieu ici. Des divers moments de la vie du peuple, celui qu'il était le plus difficile d'élaborer était l'État politique, la constitution. En regard des autres sphères elle s'est développée comme la raison universelle, comme un au-delà de ces mêmes sphères. La tâche historique consis-tait alors dans sa [71] revendication ; or les sphères particulières n'ont pas ce faisant conscience qu'avec l'essence de la constitution, c'est-à-dire de l'État politique au-delà d'elles, de l'autre côté, leur essence privée déchoit et que son existence au-delà d'elles, de l'au-tre côté, n'est rien d'autre que leur propre aliénation qui s'affirme. La constitution politique était jusqu'ici la sphère religieuse, la religion de la vie du peuple, le ciel de son universalité en regard de l'être-là terrestre de sa réalité. La sphère politique était la seule sphère d'État dans l'État, la seule sphère où le contenu, comme la forme, était contenu générique, l'universel véritable mais en même temps de telle façon que, cette sphère faisant face aux autres, son contenu aussi devenait un contenu formel et particulier. La vie politique dans le sens moderne est la scholastique de la vie du peuple. La monarchie est l'expression achevée de cette aliénation. La république est la né-gation de cette même aliénation à l'intérieur de sa propre sphère. Il va sans dire que c'est seulement là où les sphères privées sont parve-nues à une existence autonome que la constitution s'est développée en tant que telle. Là où le commerce et la propriété foncière ne sont pas libres, ne se sont pas encore rendus autonomes, il n'y a pas encore non plus la constitution politique. Le moyen âge était la démocratie de la non liberté.

L'abstraction de l'État en tant que tel ressortit seulement à l'époque moderne parce que l'abstraction de la vie privée ressortit seulement à l'époque moderne. L'abstraction de l'État politique est un produit moderne.

Au moyen âge il y avait serf, bien féodal, corporation de métiers, corporation de savants, etc., c'est-à-dire qu'au moyen âge propriété, commerce, société, homme, tout est politique, le contenu matériel de l'État est posé par sa forme ; chaque sphère privée a un caractère politique ou est une sphère politique, ou encore : la politique est aussi

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le caractère des sphères privées. Au moyen âge la constitution politi-que est la constitution de la propriété privée mais seulement parce que la constitution de la propriété privée est constitution politique. Au moyen âge, vie du peuple et vie de l'État sont identiques. C'est l'homme, mais l'homme non libre qui est le principe réel de l'État. L'État est par conséquent la démocratie de la non liberté, l'aliénation accomplie. L'opposition réfléchie abstraite appartient seulement au monde moderne. Le moyen âge est le dualisme réel, l'époque moderne est dualisme abstrait.

[72] « Au niveau auparavant remarqué où a été faite la divi-sion des constitutions en démocratie, aristocratie et monar-chie, au point de vue de l'unité substantielle qui demeure enco-re en elle-même, qui n'en est pas encore venue à sa différen-ciation infinie et à, son approfondissement en elle-même, le moment de la décision dernière de la volonté qui se détermine soi-même n'émerge pas comme moment organique immanent de l'État de manière à former pour soi une réalité propre. »

Dans la monarchie, démocratie, aristocratie immédiates, il n'y a pas encore de constitution politique à la différence d'avec l'État réel, matériel ou d'avec le reste du contenu de la vie du peuple. L'État poli-tique n'apparaît pas encore en tant que la forme de l'État matériel. Soit, comme en Grèce, la res publica est l'affaire privée réelle, le contenu réel des citoyens, et l'homme privé est esclave. L'État politi-que en tant que politique est l'unique contenu vrai de leur vie et de leur vouloir. Soit comme dans le despotisme asiatique, l'État politique n'est rien que l'arbitraire privé d'un individu singulier, c'est-à-dire que l'État politique, comme l'État matériel, est esclave. La différence entre l'État moderne et ces États de l'unité substantielle entre peu-ple et État ne consiste pas, comme le veut Hegel, en ce que les diffé-rents moments de la constitution sont, dans l'État moderne, élaborés jusqu'au point de former une réalité particulière, mais réside au contraire en ce que la constitution elle-même est élaborée jusqu'à

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former une réalité particulière à côté de la réelle vie du peuple, en ce que l'État politique est devenu la constitution du reste de l'État.

§ 280. « Ce soi dernier de la volonté de l'État, dans cette abstraction qui est la sienne, est simple et il est par suite sin-gularité immédiate, dans son concept même gît en cela la dé-termination de la naturalité, c'est pourquoi le monarque est es-sentiellement, en tant qu'il est cet individu, abstrait de tout autre contenu et cet individu est déterminé à la dignité de mo-narque d'une façon naturelle-immédiate, par la naissance natu-relle. »

[73] On nous a déjà dit que la subjectivité est sujet et le sujet né-cessairement individu empirique, Un. Nous apprenons maintenant que dans le concept de la singularité immédiate se trouve la détermination de la naturalité, de la corporéité. Hegel n'a rien démontré que ceci, qui est assez éloquent par soi-même : la subjectivité existe seulement comme individu corporel et, bien entendu, à l'individu corporel appar-tient la naissance naturelle.

Hegel pense avoir démontré que la subjectivité de l'État, la souve-raineté, le monarque est « essentiellement » « en tant que cet indivi-du, abstrait de tout autre contenu et cet individu déterminé à la di-gnité du monarque d'une façon naturelle immédiate, par la naissance naturelle ». La souveraineté, la dignité monarchique serait donc quel-que chose qui naît. Le corps du monarque déterminerait sa dignité. À la pointe extrême de l'État déciderait par conséquent, au lieu de la raison, la simple physis. La naissance déterminerait la qualité du mo-narque comme elle fait la qualité du bétail.

Hegel a démontré que le monarque doit nécessairement naître, ce dont personne ne doute mais il n'a pas démontré que la naissance fait le monarque.

La naissance de l'homme en vue du monarque se laisse tout aussi peu convertir en une vérité métaphysique que l'immaculée conception

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de Marie mère de Dieu. Mais tout aussi bien que cette dernière re-présentation, que ce fait de la conscience, ce fait de l'empirie se comprend à partir de l'illusion humaine et des rapports humains.

Dans la remarque que nous considérons de plus près Hegel se laisse aller au plaisir d'avoir démontré le déraisonnable comme absolument raisonnable.

« Ce passage du concept de la pure autodétermination dans l'immédiateté de l'être et partant dans la naturalité est de na-ture purement spéculative, sa connaissance ressortit par suite à la philosophie logique. »

Assurément ce qu'il y a là de purement spéculatif ce n'est pas que l'on saute de la pure indétermination, d'une abstraction, dans la pure naturalité (le hasard de la naissance), dans l'autre extrême, car les extrêmes se touchent * . Le spéculatif consiste en ceci qu'on appelle ce saut un « passage du Concept » et qu'on fait [74] passer la contra-diction achevée comme identité, la suprême inconséquence pour conséquence.

On peut regarder comme un aveu positif de Hegel qu'avec le mo-narque héréditaire la déterminité de nature abstraite prend la place de la raison qui se détermine elle-même, non comme ce qu'elle est, déterminité de nature, mais comme suprême détermination de l'État : là est le point positif où la monarchie ne peut plus sauver l'apparence d'être l'organisation de la volonté raisonnable.

« C'est du reste en tout point le même (?) passage qui est connu comme la nature de la volonté en général et qui est le procès de traduire dans l'être-là un contenu à partir de la sub-jectivité (comme but représenté) [...] Mais ce qui est en propre la forme de l'idée et du passage qui est ici considéré, c'est le renversement subit immédiat de la pure autodétermination de la volonté (du concept simple lui-même) en un être-là qui est de

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nature et qui est Celui-ci, sans la médiation par un contenu par-ticulier (un but dans l'action). »

Hegel dit que le renversement subit de la souveraineté de l'État (d'une autodétermination de la volonté) dans le corps du monarque né (dans l'être-là) est en tout point le passage du contenu en général qu'opère la volonté pour réaliser, traduire dans l'être-là un but pensé. Mais Hegel dit en tout point. La différence propre qu'il allègue est propre à ce point qu'elle abroge toute analogie et installe la magie à la place de la « nature de la volonté en général ».

En premier lieu, le renversement subit du but représenté dans l'être-là est ici immédiat, magique. Deuxièmement : le sujet est ici la pure autodétermination de la volonté, le concept simple lui-même. Il est l'essence de la volonté, ce qui détermine à titre de sujet mysti-que. Ce n'est pas un vouloir réel, individuel, conscient, c'est l'abstrac-tion de la volonté qui se renverse de manière subite en un être-là na-turel, la pure Idée qui prend corps en tant qu'un individu.

Troisièmement : de la même façon que la réalisation du vouloir en être-là naturel a lieu immédiatement, c'est-à-dire sans les moyens dont la volonté par ailleurs a besoin pour s'objectiver, il va jusqu'à manquer un but particulier, c'est-à-dire déterminé : « la médiation [75] par un contenu particulier, un but dans l'action » n'a pas lieu, ce qui se comprend puisqu'il n'existe pas de sujet agissant et que, pour agir, l'abstraction, la pure idée de la volonté, doit agir, elle, de façon mystique. Un but qui n'est aucun but particulier n'est pas un but, de même qu'un agir qui ne vise pas un but est un agir « sans but », dénué de sens. Toute la comparaison avec l'acte téléologique de la volonté s'avoue elle-même en définitive être une mystification. Un agir sans contenu de l'Idée.

Le moyen est la volonté absolue et le mot du philosophe, le but particulier est de nouveau le but du sujet philosophant : construire le monarque héréditaire à partir de l'Idée pure. La réalisation du but est l'assurance simple de Hegel.

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« Dans ce qu'on est convenu d'appeler la preuve ontologique de l'être-là de Dieu c'est le même renversement subit du concept absolu dans l'être » (la même mystification) « qui a constitué la profondeur de l'idée à l'époque moderne » mais qu'on a voulu faire passer pour l'inconcevable ») (à bon droit) « dans l'époque la plus récente. » « Mais dans la mesure où la représentation du monarque est regardée comme quelque chose qui échoit intégralement en par-tage à la conscience ordinaire », (c'est-à-dire sensée) « l'en-tendement reste ici d'autant plus fixé à sa séparation et aux résultats de la timidité raisonnante qui en découlent, niant alors que le moment de la décision dernière dans l'État soit, en soi et pour soi (c'est-à-dire dans le Concept de raison) lié à la natura-lité immédiate. »

On nie que la décision dernière soit quelque chose qui naît et Hegel prétend que le monarque est la décision dernière qui est née. Mais qui a jamais douté que la décision dernière dans l'État était attachée à de réels individus en chair et en os, partant « liée à la naturalité im-médiate » ?

§ 281. « Ces deux moments dans leur unité inséparée, le soi dernier et sans fond de la volonté et l'existence tout autant sans fond en tant que détermination dévolue à la nature, cette idée d'un non-mu par l'arbitraire, constitue la majesté du mo-narque. Dans cette [76] unité réside l'unité réelle de l'État qui, seulement par cette sienne immédiateté intérieure et exté-rieure, est dérobée à la possibilité d'être rabaissée dans la sphère de la particularité avec son arbitraire, ses buts, ses ma-nières de voir, à la lutte pour le trône que mènent entre elles les factions et à l’affaiblissement et la dislocation du pouvoir de l'État. »

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Les deux moments sont : le hasard de la volonté, l'arbitraire et le hasard de la nature, la naissance, par conséquent : Sa Majesté le ha-sard. Le hasard est par conséquent l'unité réelle de l'État.

Comment une « immédiateté intérieure et extérieure. » est censée être dérobée à la collision, etc., c'est là de la part de Hegel une as-sertion incompréhensible, étant donné qu'elle est directement par elle-même ce qui s'offre à la merci.

Ce que Hegel affirme de l'empire électif vaut à un plus haut degré encore du monarque héréditaire.

« Dans un royaume électif, par la nature du rapport consis-tant en ce qu'en lui c'est la volonté particulière qui est faite moment décisif dernier, la constitution se transforme en une capitulation élective », etc., etc. « en une reddition du pouvoir d'État à la discrétion de la volonté particulière dont la trans-formation des pouvoirs d'État particuliers en propriété pri-vée, », etc., « résulte. » § 282. « De la souveraineté du monarque découle le droit de grâce à l'endroit des criminels car c'est à elle seulement que revient la réalisation de la puissance de l'esprit : faire non ave-nu l'avenu et frapper de néant le crime dans la rémission et l'oubli. »

Le droit de grâce est le droit de la Grâce. La grâce est l'expres-sion la plus haute de l'arbitraire contingent dont Hegel fait d'une ma-nière significative l'attribut proprement dit du monarque. Dans l'ad-ditif Hegel détermine lui-même « la décision sans fond » comme son origine.

§ 283. « Le deuxième moment contenu dans le pouvoir du prince est le moment de la particularité ou du [77] contenu dé-

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terminé et de la subsomption de ce dernier sous l'universel. Pour autant que ce moment obtient une existence particulière, ce sont les plus hautes fonctions de consultation et les indivi-dus qui les supportent qui apportent devant le monarque en vue de la décision, le contenu des affaires politiques qui viennent en délibération ou des déterminations légales devenues nécessai-res par suite des besoins existants, avec les aspects objectifs de ces déterminations, les raisons de décision, lois s'y rappor-tant, circonstances, etc. Le choix des individus en vue de ces affaires, tout comme leur éloignement de celles-ci, étant donné qu'ils ont à faire avec la personne immédiate du monarque, échoit à son arbitraire sans borne. » § 284. « Pour autant que l'aspect objectif de la décision : la connaissance du contenu et des circonstances, les fondements de la détermination, légaux et autres, est seul capable de res-ponsabilité, c'est-à-dire de la preuve de l'objectivité et peut par là ressortir à une délibération distincte de la volonté du monarque en tant que telle, les fonctions de consultation-délibération ou les individus qui les supportent sont seuls à être soumis à la responsabilité, la majesté qui revient en propre au monarque en tant qu'il est la subjectivité qui décide en derniè-re instance, étant en revanche élevée au-dessus de toute res-ponsabilité pour ce qui est des actions de gouvernement. »

Hegel décrit ici, de manière tout à fait empirique, le pouvoir des ministres, tel qu'il est la plupart du temps déterminé dans les États constitutionnels. La seule chose qu'ajoute la philosophie est de trans-former ce « fait empirique » en existence, en prédicat du « moment de la particularité dans le pouvoir du prince ».

(Les ministres représentent l'aspect objectif raisonnable de la vo-lonté souveraine. À eux pour cette raison revient par suite aussi l'honneur de la responsabilité tandis que le monarque est apanagé de ce qui est proprement imagination de la « majesté ».) Le moment spé-culatif est par conséquent très indigent. Le développement dans le

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particulier en revanche repose sur des fondements [78] entièrement empiriques, et de très abstraits, très mauvais fondements empiriques.

Ainsi par exemple, le choix des ministres est remis à « l'arbitraire sans borne » du monarque « étant donné qu'ils ont à faire avec la per-sonne immédiate du monarque », c'est-à-dire étant donné qu'ils sont ministres. Le choix « sans borne » du valet de chambre du monarque peut aussi bien être développé à partir de l'Idée absolue.

Meilleur est déjà le fondement allégué pour la responsabilité des ministres, « pour autant que l'aspect objectif de la décision : la connaissance du contenu et des circonstances, les fondements de la détermination légaux et autres, est seul susceptible de la responsabi-lité c'est-à-dire de la preuve de l'objectivité ». Entendons : « la sub-jectivité qui décide en dernière instance », la pure subjectivité, le pur arbitraire ne sont pas objectifs, partant ne sont pas non plus capables d'une preuve de l'objectivité, ni partant de responsabilité dès qu'un individu est l'existence consacrée, sanctionnée de l'arbitraire. La preuve de Hegel est sans appel si l'on part des présuppositions cons-titutionnelles, mais Hegel n'a pas prouvé ces présuppositions par cela qu'il les analyse en leur représentation fondamentale. C'est dans cet-te confusion que réside toute la non-critique de la philosophie hégé-lienne du droit.

§ 285. « Le troisième moment du pouvoir du prince concerne l'universel en soi et pour soi qui, sous l'angle subjectif consiste en la conscience du monarque, sous l'angle objectif dans le tout de la constitution et dans les lois ; le pouvoir du prince présup-pose les autres moments dans la mesure où chacun de ceux-ci le présuppose. » § 286. « La garantie objective du pouvoir du prince, de la succession de droit selon l'hérédité du trône, etc. réside en ce-ci : de même que cette sphère a sa réalité dégagée des autres moments déterminés par la raison, de même les autres moments ont pour soi les droits et les devoirs qui reviennent en propre à

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leur détermination. Dans l'organisme raisonnable chaque mem-bre, en se conservant soi-même pour soi, conserve précisément par là les autres dans ce qu'ils sont en propre. »

[79] Hegel ne voit pas qu'avec ce troisième moment, l'« universel en soi et pour soi », il envoie en l'air les deux premiers ou récipro-quement. « Le pouvoir du prince présuppose les autres moments dans la mesure où chacun de ceux-ci le présuppose. » Si se poser est pris non pas de façon mystique mais realiter, le pouvoir du prince est posé non par la naissance mais par les autres moments, par conséquent n'est pas héréditaire mais fluent, c'est-à-dire qu'il est une détermi-nation de l'État qui est distribuée alternativement à des individus de l'État selon l'organisme des autres moments. Dans un organisme rai-sonnable la tête ne peut pas être de chair et le corps de fer. Afin que les membres se conservent il est nécessaire qu'ils soient égaux de naissance, d'une seule chair et d'un seul sang. Or le monarque hérédi-taire n'est pas de naissance égale, il est fait d'une autre matière. À la prose de la volonté rationaliste des autres membres de l'État vient s'opposer ici la magie de la nature. En outre, des membres ne peuvent se conserver réciproquement que dans la mesure où tout l'organisme est fluide et où chacun d'eux est abrogé dans cette fluidité, et où par conséquent il n'en est pas un - tel qu'ici le chef de l'État - qui soit « immobile », « inaltérable ». Hegel abroge par conséquent par cette détermination « la souveraineté de naissance ».

Deuxièmement : l'irresponsabilité. Si le prince porte atteinte au « tout de la constitution », aux « lois », son irresponsabilité cesse parce que cesse son existence constitutionnelle. Or ce sont justement ces lois, cette constitution qui le rendent irresponsable. Elles se contredisent donc elles-mêmes et cette seule clause abroge loi et constitution. La constitution de la monarchie constitutionnelle est l'irresponsabilité.

Mais si Hegel se contente de la réciprocité : « de même que cette sphère [a] sa réalité dégagée des autres moments déterminés par la

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raison, de même les autres moments ont pour soi les droits et les de-voirs qui reviennent en propre à leur détermination », il devrait né-cessairement alors appeler la constitution du moyen âge une organisa-tion. Il n'a plus alors qu'une masse de sphères particulières qui tien-nent ensemble dans la texture d'une nécessité extérieure et assuré-ment c'est en ce lieu seulement qu'un monarque en chair et en os convient. Dans un État où chaque détermination existe pour soi il faut nécessairement que la souveraineté de l'État elle aussi soit confortée sous les espèces d'un individu particulier.

[80] Résumé * sur le développement hégélien du pouvoir du prince ou de l'idée de la souveraineté de l'État.

§ 279. Remarque p. 367. Nous lisons :

« Souveraineté du peuple peut être dit dans le sens où un peuple est une réalité autonome vers l'extérieur et constitue un État propre comme le peuple de Grande-Bretagne, tandis que les peuples d'Angleterre ou d'Écosse, d'Irlande ou de Venise, Gênes, Ceylan ne sont plus des peuples souverains depuis qu'ils ont cessé d'avoir pour eux-mêmes leurs princes ou instances gouvernementales suprêmes propres. »

La souveraineté du peuple est donc ici la nationalité, la souveraine-té du prince est la nationalité, ou le principe de la principauté est la nationalité qui forme pour soi et de manière exclusive la souveraineté d'un peuple. Un peuple dont la souveraineté réside dans la seule natio-nalité a un monarque. Les différentes nationalités des peuples ne se peuvent mieux conforter et exprimer que par des monarques diffé-rents. La faille qui est entre un individu absolu et un autre individu absolu est entre ces nationalités.

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Les Grecs (et les Romains) étaient nationaux parce que et dans la mesure où ils étaient des peuples souverains, les Germains sont souve-rains parce que et dans la mesure où ils sont nationaux.

« Ce qu'on est convenu d'appeler une personne morale » - est-il dit en outre dans la même remarque - « société, commu-nauté, famille, quelque concrète qu'elle soit en elle-même n'a en elle la personnalité qu'à titre de moment, de manière abstraite. Elle n'est pas parvenue en cela jusqu'à la vérité de son existen-ce, mais l'État est justement cette totalité en laquelle les mo-ments du Concept sont parvenus à la réalité selon la vérité qui leur est propre. »

La personne morale, société, famille, etc., n'a en elle la personnali-té que de manière abstraite ; dans le monarque en revanche la person-ne a en elle l'État.

[81] À la vérité c'est seulement dans la personne morale, société, famille, etc., que la personne abstraite a promu sa personnalité jus-qu'à une véritable existence. Mais Hegel saisit société, famille, etc., en général la personne morale non pas comme la réalisation de la per-sonne réelle, empirique, mais au contraire comme personne réelle qui a cependant d'abord abstraitement en elle le moment de la personnali-té. C'est pourquoi chez lui non plus ce n'est pas la personne réelle qui vient à l'État mais au contraire l'État qui doit nécessairement d'abord venir à la personne réelle. C'est pourquoi, au lieu que l'État soit produit comme la plus haute réalité de la personne, comme la plus haute réalité sociale de l'homme, c'est un être humain empirique sin-gulier, c'est la personne empirique qui est produite comme la plus hau-te réalité de l'État. Cette inversion du subjectif dans l'objectif et de l'objectif dans le subjectif (qui provient de ce que Hegel veut écrire l'histoire de la vie de la substance abstraite, de l'Idée, de ce que partant l'activité humaine, etc., doit nécessairement apparaître com-me activité et résultat d'un autre, de ce que Hegel veut faire agir

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l'essence de l'homme pour soi, en tant que singularité imaginaire plu-tôt que dans son existence réelle, humaine) a pour résultat nécessaire que, sur un mode non critique une existence empirique est prise com-me la vérité réelle de l'Idée ; car ce dont il s'agit n'est pas de porter à sa vérité l'existence empirique mais au contraire la vérité à une existence empirique et la première qu'on a sous la main est alors dé-veloppée à titre de moment réel de l'Idée. (Sur ce nécessaire renver-sement subit de l'empirie en la spéculation et de la spéculation en l'empirie : davantage plus tard.)

C'est en effet de cette façon qu'est produite aussi l'impression du mystique et du profond. Il est très vulgaire que l'homme soit mis au monde et que cette existence posée par la naissance physique de-vienne l'homme social, etc., jusqu'à en venir au citoyen ; c'est grâce à sa naissance que l'homme devient tout ce qu'il devient. Mais il est très profond, il est frappant que l'idée de l'État soit mise au monde de manière immédiate, que dans la naissance du prince elle se soit mi-se au monde elle-même à partir d'elle-même en vue de l'existence empirique. On n'acquiert de cette façon aucun contenu : c'est la seule forme de l'ancien contenu qui est changée. Il a reçu une forme philo-sophique, une attestation philosophique.

Une autre conséquence de cette spéculation mystique est qu'une existence empirique particulière, une existence empirique singulière est saisie dans sa différence des autres comme l'existence de [82] l'Idée. Cela fait de nouveau une profonde impression mystique que de voir une existence empirique particulière posée par l'Idée et de ren-contrer ainsi à tous les niveaux une incarnation de Dieu.

Si par exemple, lors du développement de la famille, de la société civile, de l'État, etc., ces façons de l'existence sociale de l'homme étaient considérées comme réalisation, objectivation de son essence, famille, etc. apparaîtraient comme des qualités inhérentes à un sujet. L'homme demeure toujours l'essence de toutes ces essences mais ces essences apparaissent aussi comme son universalité réelle, par suite aussi comme ce qui est commun à tous. Si en revanche famille, société civile-bourgeoise, État, etc. sont des déterminations de l'Idée, de la

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substance en tant que sujet, elles doivent nécessairement obtenir une réalité empirique et la masse humaine en laquelle se développe l'Idée de la société civile-bourgeoise est Bourgeois, l'autre étant Citoyens. Étant donné qu'il ne s'agit à proprement parler que d'une allégorie, qu'il ne s'agit que d'attribuer à une existence empirique quelconque la signification de l'Idée réalisée, on comprend que ces réceptacles ont rempli leur destination aussitôt qu'ils sont devenus une incorporation déterminée d'un moment de la vie de l'Idée. De là vient que l'univer-sel apparaît partout sous les espèces d'un déterminé, d'un particulier quand le singulier n'accède nulle part à sa vraie universalité.

C'est pourquoi l'apparence du plus profond, du plus spéculatif se produit nécessairement quand les déterminations les plus abstraites qui ne sont encore en aucune façon venues à maturité dans une réali-sation sociale véritable, les bases naturelles de l'État comme la nais-sance (dans le cas du prince) ou la propriété privée (dans le majorat), apparaissent comme les Idées les plus hautes, devenues immédiate-ment hommes.

Et cela s'entend de soi-même. Le vrai chemin est mis sens dessus dessous. Le plus simple est le plus compliqué et le plus compliqué le plus simple. Ce qui était censé être point de départ devient le résultat mystique et ce qui était censé être résultat rationnel devient point de départ mystique.

Mais si le prince est la personne abstraite qui a l'État en elle-même, cela ne veut rien dire d'autre que ceci : l'essence de l'État est la personne abstraite, la personne privée. C'est dans sa fleur unique-ment qu'il révèle son mystère. Le prince est l'unique personne privée en laquelle se réalise le rapport à l'État de la personne privée en gé-néral.

L'hérédité du prince s'ensuit de son concept. Il est censé être [83] la personne spécifiquement distinguée de tout le genre, de tou-tes les autres personnes. Or quelle est l'ultime et ferme différence d'une personne d'avec toutes les autres ? Le corps. La plus haute fonction du corps est l'activité sexuelle. L'acte royal constitutionnel

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le plus haut est par conséquent son activité sexuelle car par elle il fait un roi et continue son corps. Le corps de son fils est la reproduc-tion de son propre corps, la création d'un corps royal.

b) Le pouvoir gouvernemental

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§ 287. « Différentes de la décision sont l'exécution et l'ap-plication des décisions du prince, d'une manière générale la pro-longation et le maintien en l'état de ce qui a déjà été décidé, des lois existantes, dispositions et institutions à des fins com-munautaires et autres choses semblables. Cette affaire de subsomption [...] le pouvoir gouvernemental la comprend en lui, en quoi sont de même compris les pouvoirs judiciaire et de poli-ce qui ont une relation plus immédiate au particulier de la socié-té civile-bourgeoise et font prévaloir dans ces fins l'intérêt universel. »

C'est là l'explication habituelle du pouvoir gouvernemental. Comme appartenant en propre à Hegel on peut seulement indiquer le fait qu'il coordonne pouvoir de gouvernement, pouvoir de police et pouvoir judi-ciaire alors que d'ordinaire pouvoir administratif et pouvoir judiciaire sont traités comme des opposés.

§ 288. « Les intérêts particuliers communs qui tombent dans la société civile-bourgeoise et restent en dehors de l'universel, qui est en soi et pour soi, de l'État lui-même (§ 256) ont leur administration dans les corporations (§ 251) des communautés et autres métiers et états, ainsi que leurs autorités, prési-dents, administrateurs, etc. Dans la mesure où ces affaires dont ils ont le soin sont d'un côté la propriété privée et l'inté-

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rêt de ces sphères particulières et où selon cet aspect leur au-torité s'en trouve reposer sur la confiance des compagnons de leur état et des bourgeois, où d'un autre côté ces cercles doi-vent nécessairement être subordonnés aux intérêts supérieurs [84] de l'État, on aura en général pour l'occupation de ces pla-ces un mixte d'élection ordinaire de ces intéressés et de confirmation et détermination d'un niveau supérieur. »

Simple description de la situation empirique dans certains pays.

§ 289. « Le maintien de l'intérêt de l'État dans son univer-salité et du légal dans ces droits particuliers, et la reconduite de ceux-ci à cela, requiert les soins de députés du pouvoir gou-vernemental, les fonctionnaires d'exécution de l'État, et des autorités consultatives-délibératives supérieures, et dans cet-te mesure constituées collégialement, qui convergent vers les sommités en contact avec le monarque. »

Hegel n'a pas développé le pouvoir gouvernemental. Mais, à suppo-ser même qu'il l'ait fait, il n'a pas démontré qu'il est quelque chose de plus qu'une fonction, qu'une détermination du citoyen ; ne l'a dé-duit, en tant que pouvoir particulier, séparé, que de ce qu'il considère « les intérêts particuliers de la société civile-bourgeoise » en tant que tels, intérêts qui « restent en dehors de l'universel, qui est en soi et pour soi, de l'État ».

« De même que la société civile-bourgeoise est le champ de bataille de l'intérêt privé individuel de tous contre tous, de même c'est ici que le conflit de cet intérêt avec les intérêts particuliers communs et de ceux-ci conjointement à celui-là avec les points de vue et les dispositions de l'État qui sont d'un ordre plus élevé, a son siège. L'esprit de corporation qui s'en-gendre du droit donné aux sphères particulières, se renverse

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en lui-même en même temps subitement dans l'Esprit de l'État, pour avoir, avec l'État, le moyen de la conservation des buts particuliers. C'est là le secret du patriotisme des citoyens se-lon l'aspect où ils savent l'État comme leur substance, parce qu'il conserve leurs sphères particulières, leur droit donné et leur autorité ainsi que leur prospérité. C'est dans l'esprit de corporation, en ce qu'il contient de manière immédiate l'enraci-nement [85] du particulier dans l'universel, que se trouvent, dans cette mesure, la profondeur et la force de l'État, lesquel-les ont leur lieu dans la disposition d'esprit. »

Remarquable :

1. À cause de la définition de la société civile-bourgeoise comme bellum omnium contra omnes [guerre de tous contre tous] ;

2. Parce que l'égoïsme privé est divulgué comme le « secret du pa-triotisme des citoyens » et comme « la profondeur et la force de l'État dans la disposition d'esprit » ;

3. Parce que le « bourgeois », l'homme de l'intérêt particulier en opposition à l'universel, le citoyen de la société civile-bourgeoise est considéré comme « individu fixe », en retour de quoi l'État de même, dans la personne d'« individus fixes », s'oppose à ces « citoyens ».

Il fallait nécessairement que Hegel, à ce qu'on devrait croire, dé-terminât la « société civile-bourgeoise » ainsi que la « famille » com-me détermination de chaque individu membre de l'État et par suite aussi tout autant les « qualités politiques » à venir plus tard comme détermination de l'individu membre de l'État en général. Or ce n'est pas le même individu qui développe une nouvelle détermination de son essence sociale. C'est l'essence de la volonté qui prétend développer ses déterminations à partir de soi-même. Les existences empiriques de l'État dans leur diversité et leur séparation sont considérées comme des incarnations immédiates d'une de ces déterminations.

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Dès lors que l'Universel en tant que tel est rendu autonome, il est immédiatement confondu avec l'existence empirique, le borné est pris aussitôt de manière non critique pour l'expression de l'Idée.

Hegel n'entre ici en contradiction avec lui-même que pour autant qu'il ne considère pas l'« homme familial », dans une mesure égale au bourgeois, comme une race fixe, exclue des autres qualités.

§ 290. « Dans l'affaire du gouvernement se trouve égale-ment la division du travail [...] L'organisation des pouvoirs pu-blics a dans cette mesure la tâche formelle mais malaisée de faire que d'en bas, là où la vie civile est concrète, cette vie soit gouvernée de manière concrète, mais que cette affaire soit ré-partie en ses branches abstraites qui seront traitées par des pouvoirs spécifiques en tant que centres différenciés et dont [86] l'activité, vers le bas comme au sein du pouvoir gouverne-mental suprême, converge à nouveau dans une vue d'ensemble concrète. »

On étudiera plus tard l'additif à ce paragraphe.

§ 291. « Il y a une nature objective des affaires gouverne-mentales qui est déjà décidée quand on les considère pour soi, selon leur substance (§ 287), et leur exécution et réalisation passent par des individus. Il n'y a pas entre les deux de liaison naturelle immédiate. Par suite les individus n'y sont pas déter-minés par la personnalité naturelle ni la naissance. Pour ce qui est de leur affectation à ces affaires, le moment objectif est la connaissance et la preuve de leur capacité, une preuve qui à l'État assure son besoin et qui - en tant que condition unique - assure en même temps à chaque citoyen la possibilité de se consacrer à l'état universel. » § 292. « L'aspect subjectif qui consiste en ce que c'est cet individu-ci qui est choisi et nommé à une place et investi d'un

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pouvoir en vue de la conduite de l'affaire publique, parmi plu-sieurs où il y en a nécessairement plusieurs - en nombre indé-terminé - parmi lesquels la préférence n'est rien qui soit abso-lument déterminable - l'élément objectif ne réside pas ici dans la génialité (comme par exemple dans l'art) - cette liaison de l'individu et de la fonction comme de deux aspects pour soi tou-jours réciproquement contingents ressortit au pouvoir du prin-ce en tant qu'il est le pouvoir politique décisif et souverain. » § 293. « Les affaires d'État particulières que la monarchie re-met aux autorités composent une partie de l'aspect objectif de la souveraineté inhérente au monarque ; leur différence déter-minée est tout autant donnée par la nature de la Chose, et de même que l'activité des pouvoirs publics est l'accomplissement d'un devoir, de même leur affaire est un droit enlevé à la contingence. »

Noter simplement : « l'aspect objectif de la souveraineté inhéren-te au monarque ».

[87]

§ 294. « L'individu qui, par l'acte souverain (§ 292), est lié à l'office d'une fonction publique, est assigné à l'accomplisse-ment de son devoir, le substantiel de son rapport en tant que condition de ce lien, un lien dans lequel il trouve, comme consé-quence de ce rapport substantiel, les moyens et la satisfaction garantie de sa particularité (§ 264) et, pour ce qui est de sa si-tuation extérieure et de l'exercice de sa fonction, l'affran-chissement de la dépendance subjective et de l'influence inter-venant par ailleurs. » « Le service de l'État », est-il dit dans la remarque, « exige [...] le sacrifice de la satisfaction, autonome et selon le bon plaisir, de buts subjectifs ; il donne précisément par là le droit de la trouver dans la prestation conforme au devoir qu'on a, mais de ne la trouver qu'en elle. C'est en ceci, selon cet aspect,

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que réside la liaison de l'intérêt universel et particulier qui constitue le Concept et la consistance intérieure de l'État (§ 260). » « Par la garantie de la satisfaction du besoin particu-lier, la situation extérieure de nécessité est écartée, qui peut inciter à rechercher les moyens qu'elle requiert aux frais de l'exercice de la fonction et du devoir. Dans l'universel pouvoir de l'État, ceux qui ont charge de ses affaires trouvent protec-tion contre l'autre aspect subjectif, contre les passions privées des gouvernés dont l'intérêt privé, etc. est outragé et blessé par le rappel à l'ordre que leur oppose l'Universel. » § 295. « Pour l'État et les gouvernés, la garantie contre l'usage abusif du pouvoir du côté des pouvoirs publics et de leurs fonctionnaires réside d'une part immédiatement dans leur hiérarchie et responsabilité, d'autre part dans le droit donné aux communes, corporations, en tant qu'est empêchée pour soi par là l'immixtion de l'arbitraire subjectif dans le pouvoir confié aux fonctionnaires et que se trouve complété par en bas le contrôle d'en haut qui ne descend pas jusqu'à la conduite singulière. » § 296. « Mais que l'absence de passion, la droiture et l'amé-nité de la conduite deviennent mœurs, cela tient partie à la formation directe des mœurs et de la pensée qui fait contre-poids spirituel à ce que l'apprentissage [88] de ce qu'on est convenu d'appeler les sciences des objets de ces sphères, l'exercice des affaires qui est exigé, le travail réel, etc. com-portent en eux-mêmes de mécanisme et autres choses sembla-bles ; partie la grandeur de l'État est un moment capital par quoi est affaibli aussi bien le poids des liens familiaux et autres relations privées que rendues également plus impuissantes ven-geance, haine et autres passions semblables qui s'en éteignent d'autant. Dans l'occupation qui se donne aux grands intérêts existant dans le grand État, ces aspects subjectifs déclinent pour soi tandis que naît l'habitude d'intérêts, de vues et d'af-faires universels. »

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§ 297. « Les membres du gouvernement et les fonctionnai-res d'État composent la partie principale de l'état médian en lequel tombe l'intelligence formée par la culture et la conscien-ce du Droit de la masse d'un peuple. Les institutions de la sou-veraineté, de haut en bas, et des droits de la corporation, de bas en haut, font qu'il ne prend pas la position isolée d'une aristocratie et que la formation de la culture et l'habileté ne se transforment pas en un moyen de l'arbitraire et d'une domina-tion. » « Additif. C'est dans l'état médian auquel appartiennent les fonctionnaires qu'est la conscience de l'État et la culture la plus brillante. Aussi constitue-t-il également les piliers qui sup-portent cet État, sous le rapport de la droiture et de l'intelli-gence. » « C'est un intérêt capital de l'État que cet état mé-dian soit formé et cultivé mais c'est chose qui ne peut se pro-duire que dans une organisation qui est telle que celle que nous avons vue : par le droit donné à des cercles particuliers qui sont relativement indépendants et par un monde de fonctionnaires dont l'arbitraire se brise sur de tels droits. Le fait d'agir selon un droit universel et l'habitude qui en est prise est une consé-quence de l'opposition que forment les cercles autonomes pour soi. »

Ce que Hegel dit sur le « pouvoir gouvernemental » ne mérite pas d'être appelé un développement philosophique. La plupart des [89] paragraphes pourraient se trouver mot pour mot dans le code du droit civil prussien et pourtant c'est l'administration proprement dite qui est le point le plus difficile du développement.

Étant donné que Hegel a déjà revendiqué le pouvoir de « police » et le pouvoir « judiciaire » pour la sphère de la société civile-bourgeoise, le pouvoir gouvernemental n'est rien d'autre que l'admi-nistration que Hegel développe comme bureaucratie.

À la bureaucratie est tout d'abord présupposée l'« auto-administration » de la société civile-bourgeoise dans des « corpora-

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tions ». L'unique détermination qui s'y ajoute est que l'élection des administrateurs, autorités de celles-ci, etc., est une élection mixte partant des citoyens et confirmée par le pouvoir gouvernemental pro-prement dit (« confirmation plus haute », comme dit Hegel).

Au-dessus de cette sphère, en vue du « maintien de l'intérêt uni-versel de l'État et du légal » ; se tiennent les « députés du pouvoir gouvernemental », les « fonctionnaires d'exécution de l'État » et les « autorités collégiales » qui convergent dans le « monarque ».

Dans l'« affaire du gouvernement » se trouve la « division du tra-vail ». Il faut que les individus fassent la preuve de leur capacité à s'occuper d'affaires de gouvernement, c'est-à-dire qu'ils passent des examens. Le choix des individus déterminés en vue de fonctions d'État revient au pouvoir politique du prince. La répartition de ces affaires est « donnée par la nature de la chose ». La fonction publique exercée est le devoir, la vocation des fonctionnaires. Il est par suite nécessaire qu'ils soient appointés par l'État. La garantie contre l'em-ploi abusif de la bureaucratie est d'une part leur hiérarchie et res-ponsabilité, d'autre part le droit donné aux communautés et corpora-tions ; leur humanité tient, partie à la « formation directe des mœurs et de la pensée par la culture », partie à la « grandeur de l'État ». Les fonctionnaires forment la « partie principale de l'état médian ». Contre lui comme « aristocratie et domination » protègent, pour une part les « institutions de la souveraineté, de haut en bas », pour une autre « celles des droits de la corporation de bas en haut ». L'« état médian » est l'état « de la culture ». Voilà tout *. Hegel nous donne une description empirique de la bureaucratie, partie telle qu'elle est réellement, partie telle qu'elle est dans l'opinion qu'elle-même a de son être. Et c'est ainsi qu'on en finit avec le difficile chapitre du « pouvoir gouvernemental ».

Hegel part de la séparation de l'« État » et de la société « civile-bourgeoise », des « intérêts particuliers » et de l'« universel qui est en soi et pour soi », et il est vrai que la bureaucratie est basée sur [90] cette séparation. Hegel part de la présupposition des « corpora-tions » et il est vrai que la bureaucratie présuppose les corporations,

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à tout le moins l' « esprit de corporation ». Hegel ne développe aucun contenu de la bureaucratie mais seulement quelques déterminations universelles de son organisation « formelle ». Et il est vrai que la bu-reaucratie n'est que le « formalisme » d'un contenu qui réside à l'ex-térieur d'elle-même.

Les corporations sont le matérialisme de la bureaucratie et la bu-reaucratie est le spiritualisme des corporations. La corporation est la bureaucratie de la société civile-bourgeoise ; la bureaucratie est la corporation de l'État. C'est pourquoi, dans la réalité, elle fait face en tant que « société civile-bourgeoise de l'État » à l’« État de la société civile-bourgeoise », aux corporations. Là où la « bureaucratie » est principe nouveau, là où l'intérêt universel de l'État commence à deve-nir un intérêt « aparte » pour soi, partant un intérêt « réel », elle combat les corporations, de même que toute conséquence combat l'existence de ses présuppositions. Aussitôt qu'en revanche s'éveille la vie politique réelle et que la société civile-bourgeoise se libère des corporations par l'impulsion de sa propre raison, la bureaucratie cher-che à les restaurer. En effet, dès que tombe « l'État de la société civile-bourgeoise », tombe la « société civile-bourgeoise de l'État ». Le spiritualisme disparaît en même temps que le matérialisme qui lui fait face. La conséquence combat pour l'existence de ses présupposi-tions aussitôt qu'un principe nouveau combat, non l'existence mais le principe de cette existence. Le même esprit qui crée la corporation dans la société crée la bureaucratie dans l'État. Aussitôt donc qu'est attaché l'esprit de la corporation, l'esprit de la bureaucratie l'est aussi, et si auparavant elle combattait l'existence des corporations pour faire de la place à sa propre existence, elle cherche maintenant de manière violente à maintenir l'existence des corporations pour sauver l'esprit de la corporation, son propre esprit.

La « bureaucratie » est le « formalisme politique » de la société civile-bourgeoise. Elle est la « conscience de l'État », la « volonté de l'État », la « puissance de l'État » sous les espèces d'une corporation (aussi longtemps que le particulier se tient face à l'universel comme un « universel », l'« intérêt universel » ne peut se tenir face au parti-

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culier que comme un « particulier » ; la bureaucratie doit donc néces-sairement protéger l'universalité imaginaire de l'intérêt particulier, l'esprit de la corporation pour protéger la particularité imaginaire de l'intérêt universel, son propre esprit. [91] L'État doit nécessairement être corporation aussi longtemps que la corporation veut être État), donc une société particulière, fermée, dans l'État. Cependant la bu-reaucratie veut la corporation en tant que puissance imaginaire. Sans doute, à l'usage de son intérêt particulier contre la bureaucratie, chaque corporation prise individuellement a aussi cette volonté, mais elle veut la bureaucratie contre l'autre corporation, contre l'autre intérêt particulier. La bureaucratie en tant qu'elle est la corporation achevée remporte par suite la victoire sur la corporation en tant qu'elle est la bureaucratie inachevée. Elle rabaisse celle-ci jusqu'à l'apparence ou veut la rabaisser jusqu'à l'apparence, mais elle veut que cette apparence existe et croit en sa propre existence. La corpo-ration est la tentative de la société civile-bourgeoise de devenir État ; mais la bureaucratie est l'État qui s'est réellement fait société civile-bourgeoise.

Le « formalisme politique » qu'est la bureaucratie est « l'État po-litique comme formalisme » et c'est comme un tel formalisme que He-gel a décrit la bureaucratie. Étant donné que ce « formalisme politi-que » se constitue comme puissance réelle et se change lui-même en un contenu matériel propre, il va sans dire que la bureaucratie est un tissu d'illusions pratiques, ou qu'elle est « l'illusion de l'État, l'illusion politique ». L'esprit bureaucratique est de part en part un esprit jé-suitique, théologique. Les bureaucrates sont les jésuites de l'État et les théologiens de l'État : La bureaucratie est la république prêtre *.

Étant donné que la bureaucratie est, selon son essence, « l'État comme formalisme », elle l'est aussi selon sa fin. qu'est réellement la fin de l'État apparaît donc à la bureaucratie comme une fin contre l'État. L'esprit de la bureaucratie est l'« esprit politique formel ». Elle fait par suite de l'« esprit politique formel », c'est-à-dire de l'absence d'esprit réelle de l'État politique un impératif catégorique. La bureaucratie passe à ses propres yeux pour la fin dernière de

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l'État. Étant donné que la bureaucratie fait de ses fins « formelles » son contenu, elle entre partout en conflit avec les fins « réelles ». Elle est par suite contrainte d'alléguer le formel pour le contenu et le contenu pour le formel. Les fins d'État se changent en fins de bureau et les fins de bureau en fins d'État. La bureaucratie est un cercle hors duquel personne ne peut faire le saut. Sa hiérarchie est une hié-rarchie du savoir. La tête confie aux cercles inférieurs la vue dans le singulier et les cercles inférieurs en retour font confiance à la tête pour ce qui est de la vue dans [92] l'universel, et c'est ainsi qu'ils se donnent réciproquement le change.

La bureaucratie est l'État imaginaire à côté de l'État réel, le spi-ritualisme de l'État. Chaque chose a par suite une double signification, une signification réelle et une signification bureaucratique, tout de même que le savoir est un savoir double, un savoir réel et un savoir bureaucratique (comme aussi la volonté). Mais l'être réel est traité selon son essence bureaucratique, selon son être d'au-delà, son es-sence spirituelle. La bureaucratie a en sa possession l'essence de l'État, l'essence spirituelle de la société ; cette essence est sa pro-priété privée. L'esprit universel de la bureaucratie est le secret, le mystère, gardé par la hiérarchie à l'intérieur d'elle-même et vers l'extérieur par son caractère de corporation fermée. L'esprit mani-feste de l'État, voire le sens de l'État, apparaissent par suite à la bureaucratie comme une trahison de son mystère. L'autorité est par suite le principe de son savoir et l'idolâtrie de l'autorité sa conviction. À l'intérieur d'elle-même cependant le spiritualisme se change en un matérialisme crasse, le matérialisme de l'obéissance passive, de la croyance en l'autorité, du mécanisme d'une activité formelle fixe, de principes, manières de voir, traditions fixes. Pour ce qui est du bu-reaucrate pris individuellement, la fin de l'État se transforme en sa fin privée, une chasse aux postes supérieurs, un faire-carrière. Il considère en premier lieu la vie réelle comme une vie matérielle, car l'esprit de cette vie a dans la bureaucratie son existence séparée pour soi. Il est par suite nécessaire que la bureaucratie tende à ren-dre la vie aussi matérielle que possible. Deuxièmement, c'est pour lui-

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même que cette vie devient matérielle, elle devient l'objet du traite-ment bureaucratique, car son esprit lui est prescrit, son but réside en dehors de lui, son existence est l'existence du bureau. L'État n'exis-te plus que sous les espèces fixes des divers esprits-de-bureau dont la texture est faite de subordination et d'obéissance passive. La science réelle apparaît comme dénuée de contenu de même que la vie réelle apparaît comme morte, car c'est ce savoir imaginaire et cette vie imaginaire qui tiennent lieu d'essence. Il s'ensuit que le bureau-crate doit nécessairement en user de manière jésuitique avec l'État réel, que ce jésuitisme soit ou non un jésuitisme conscient. Il est ce-pendant nécessaire, dès que son opposé est savoir, qu'il parvienne pa-reillement jusqu'à la conscience de soi et devienne alors jésuitisme intentionnel.

Tandis que d'un côté la bureaucratie est ce matérialisme crasse, [93] son spiritualisme crasse se montre en ceci, qu'elle veut Tout fai-re, c'est-à-dire qu'elle fait de la volonté la causa prima, parce qu'elle-même n'est qu'existence active qui reçoit son contenu de l'extérieur, qu'elle ne peut par conséquent faire la preuve de son existence qu'en formant, en bornant ce contenu. Pour le bureaucrate, le monde n'est que le simple objet de sa manière de le traiter.

Quand Hegel appelle le pouvoir gouvernemental l'aspect objectif de la souveraineté inhérente au monarque, cela est correct dans le sens où l'église catholique était l'existence réelle de la souveraineté, du contenu et de l'esprit de la sainte trinité. Dans la bureaucratie l'identité de l'intérêt de l'État et de la fin privée particulière est ainsi posée, que l'intérêt de l'État devient une fin privée particulière en regard des autres fins privées.

L'abrogation de la bureaucratie peut seulement consister en ce que l'intérêt universel devienne réellement l'intérêt particulier, et non rien que dans la pensée, dans l'abstraction, comme chez Hegel. Ceci n'est possible à son tour que si l'intérêt particulier devient réel-lement l'intérêt universel. Hegel part d'une opposition non réelle et ne parvient par suite qu'à une identité imaginaire qui, à la vérité, est

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elle-même de nouveau contradictoire. La bureaucratie est une identité de ce type.

Poursuivons maintenant son développement dans le détail.

L'unique détermination philosophique donnée par Hegel pour le pouvoir gouvernemental est celle de la « subsomption » du singulier et du particulier sous l'universel, etc.

Hegel se contente de cela. D'un côté : catégorie « subsomption » du particulier, etc. Il faut que celle-ci soit réalisée. Il prend alors quelqu'une des existences empiriques de l'État prussien ou moderne (telle qu'elle est en chair et en os) et qui, entre autres, réalise aussi cette catégorie, bien que son essence spécifique ne soit pas exprimée par cette catégorie. La mathématique appliquée est aussi subsomp-tion, etc. Hegel ne demande pas : cela est-il la façon raisonnable, adé-quate de la subsomption ? Il s'en tient à Une catégorie et se contente de trouver pour elle une existence qui lui corresponde. Hegel donne à sa Logique un corps politique ; il ne donne pas la logique du corps poli-tique (§ 287).

En ce qui concerne le rapport au gouvernement des corporations, des communautés, on nous apprend tout d'abord que leur administra-tion (l'occupation de leur magistrature) exige « en général un mixte d'élection ordinaire de ces intéressés et d'une plus haute [94] confirmation et détermination ». L'élection mixte des dirigeants des communes et des corporations serait donc le premier rapport entre société civile-bourgeoise et État ou pouvoir gouvernemental, leur première identité (§ 288). Cette identité est selon Hegel lui-même très superficielle, un mixtum compositum, un « mixte ». Aussi superfi-cielle est cette identité, aussi aiguë est l'opposition. « Dans la mesure où ces affaires » (de la corporation, collectivité, etc.) « sont d'un cô-té propriété privée et intérêts de ces sphères particulières et où se-lon cet aspect leur autorité aussi repose sur la confiance des compa-gnons de leur état social et des bourgeois, où d'un autre côté ces cercles doivent nécessairement être subordonnés à l'intérêt supé-

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rieur de l'État », il s'ensuit l'élection qui a été qualifiée d'« élection mixte ».

L'administration de la corporation comporte par conséquent l'op-position :

Propriété privée et intérêt des sphères particulières en regard de l'intérêt supérieur de l'État : opposition entre propriété privée et État.

Il n'est pas besoin de faire remarquer que la résolution de cette opposition dans l'élection mixte est un simple accommodement, une tractation, un aveu de dualisme irrésolu, est elle-même un dualisme, un « mixte ». Les intérêts particuliers de la corporation et des commu-nautés comportent à l'intérieur de leur propre sphère un dualisme qui forme tout autant le caractère de leur administration.

Toutefois l'opposition irréductible surgit seulement dans le rap-port de ces « intérêts particuliers communs », etc. « qui résident en dehors de l'universel de l'État, qui est en soi et pour soi » et cet « universel de l'État, qui est en soi et pour soi ». D'abord une nouvelle fois à l'intérieur de cette sphère.

« Le maintien de l'intérêt de l'État dans son universalité et du légal dans ces droits particuliers, et la reconduite de ceux-ci à cela, requiert les soins de députés du pouvoir gouvernemental, les fonctionnaires d'exécution de l'État, et des autorités consultatives-délibératives supérieures et dans cette mesure collégialement constituées, qui convergent vers les sommités en contact avec le monarque. » (§ 289.)

Attirons au passage l'attention sur cette construction des collèges gouvernementaux, qu'on ne connaît pas en France par exemple. « Dans la mesure où » Hegel présente ces autorités comme [95] « consultati-ves-délibératives », « dans cette mesure », il va de soi assurément qu'elles sont « constituées collégialement ».

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Hegel fait pénétrer 1'« État lui-même », le « pouvoir gouverne-mental » à l'intérieur de la société civile-bourgeoise par l'intermé-diaire de« députés », en vue du « soin » de 1'« intérêt universel de l'État et du légal » et selon lui ces « députés du gouvernement », ces « fonctionnaires d'exécution » sont à proprement parler la vraie « re-présentation de l'État », non « de » la « société civile-bourgeoise » mais au contraire « contre » elle. L'opposition entre État et société civile-bourgeoise est par conséquent fixée. Ce n'est pas dans la socié-té civile-bourgeoise, c'est au contraire à l'extérieur d'elle que réside l'État. Il n'est en contact avec celle-ci que par ses« députés », aux-quels est confié le « soin de l'État » à l'intérieur de ces sphères. L'opposition n'est pas abrogée par la médiation de ces « députés », elle est au contraire devenue une opposition « légale », « établie ». C'est comme quelque chose d'étranger à l'essence de la société civi-le-bourgeoise, un au-delà de celle-ci que les mandataires de cette es-sence font valoir 1'« État » contre la société civile-bourgeoise. Ni la « police », ni le « tribunal », ni 1'« administration » ne sont des man-dataires de la société civile-bourgeoise elle-même, qui administrerait en eux et par eux son intérêt universel propre, mais ils sont des dépu-tés de l'État pour administrer l'État contre la société civile-bourgeoise. Hegel explicite plus avant cette opposition dans la remar-que plus franche étudiée ci-dessus.

« Les affaires de gouvernement sont de nature objective déjà décidée pour soi [...] » (§ 291.)

Hegel conclut-il de cela qu'il en est d'autant plus facile de ne pas exiger pour elles une « hiérarchie du savoir », qu'elles peuvent être exécutées complètement par la « société civile-bourgeoise » elle-même ? Au contraire.

Il fait la profonde remarque que ce sont nécessairement des « in-dividus » qui doivent les mettre à exécution et qu'entre « elles et ces individus il n'y a pas de liaison naturelle immédiate ». Allusion au pou-

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voir du prince qui n'est rien d'autre que le « pouvoir naturel de l'arbi-traire » et qui par conséquent peut « naître ». Le « pouvoir du prin-ce » n'est rien que le représentant du moment de nature dans la vo-lonté, de la « domination de la nature physique dans l'État ».

C'est pourquoi les « fonctionnaires d'exécution » se distinguent du « prince » de manière essentielle dans l'acquisition de leurs fonctions.

[96] « Pour ce qui est de leur affectation à ces affaires » (entendons, l'affaire de l'État), « le moment objectif est la connaissance » (l'arbitraire subjectif est dépourvu de ce mo-ment) et la preuve qu'ils ont à faire de leur capacité, preuve qui à l'État assure son besoin et - en tant que condition unique - assure en même temps à chaque citoyen la possibilité de se consacrer à l'état universel. »

Cette possibilité offerte à chaque citoyen de devenir fonctionnai-re de l'État est donc le second rapport affirmatif entre société civi-le-bourgeoise et État, la seconde identité. Cette identité est de natu-re très superficielle et dualiste. Chaque catholique a la possibilité de devenir prêtre (c'est-à-dire de se séparer des laïques ainsi que du monde). La calotte en fait-elle moins face au catholique en tant que puissance qui est au-delà de lui ? Que chacun ait la possibilité d'ac-quérir le droit d'une autre sphère montre seulement que sa propre sphère n'est pas la réalité de ce droit.

Dans le vrai État, il ne s'agit pas de la possibilité qu'à chaque ci-toyen de se consacrer à l'état universel en tant qu'état particulier, mais de la capacité de l'état universel à être réellement universel, c'est-à-dire à être l'état de chaque citoyen. Mais Hegel part de la présupposition de l'état pseudo-universel, illusoirement universel, de l'universalité particulière qui est la constante d'un état.

L'identité que Hegel a construite entre société civile-bourgeoise et État est l'identité de deux armées ennemies où chaque soldat a la « possibilité », en « désertant », de devenir membre de l'armée « en-

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nemie » il faut dire d'ailleurs que Hegel décrit là de manière correcte l'état de chose empirique de maintenant.

Il en est de même de sa construction des « examens ». Dans un État raisonnable un examen convient plus pour être cordonnier que pour être fonctionnaire d'exécution. En effet la cordonnerie est un savoir-faire sans lequel on peut être un bon citoyen, un homme social, mais le « savoir politique » requis est une condition sans laquelle on vit dans l'État politique en dehors de l'État, sans laquelle on est coupé de soi-même, de l'air qu'on respire. L'« examen » n'est rien qu'une for-mule maçonnique, la reconnaissance légale du savoir du citoyen comme d'un privilège.

La « liaison » de la « fonction politique » et de l' « individu », ce lien objectif entre le savoir de la société civile-bourgeoise et le [97] savoir de l'État, l'examen, n'est rien autre chose que le baptême bu-reaucratique du savoir, la reconnaissance officielle de la transsubs-tantiation du savoir profane en savoir sacré (il va sans dire qu'en tout examen l'examinateur sait tout). On n'entend pas dire que les hom-mes d'État grecs ou romains aient passé des examens. Oui, mais : qu'est-ce qu'un homme d'État romain en face d'un homme de gouver-nement prussien !

À côté du lien objectif de l'individu avec la fonction politique, à côté de l'examen, il y a un autre lien : l'arbitraire du prince.

« L'aspect subjectif qui consiste en ce que c'est cet indivi-du-ci qui est choisi et nommé à une place et investi d'un pouvoir en vue de la conduite de l'affaire publique, parmi plusieurs où il y en a nécessairement plusieurs, en nombre indéterminé, parmi lesquels la préférence n'est rien qui soit absolument détermi-nable - l'élément objectif ne réside pas ici dans la génialité (comme par exemple dans l'art) -, cette liaison de l'individu et de la fonction comme de deux aspects pour soi toujours réci-proquement contingents, ressortit au pouvoir du prince en tant qu'il est le pouvoir politique décisif et souverain. »

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Le prince est partout le représentant du hasard. Pour que la foi porte ses fruits, en dehors du moment objectif de l'acte de foi bu-reaucratique (de l'examen), le moment subjectif de la grâce princière est encore requis.

« Les affaires particulières de l'État que la monarchie remet aux autorités » (la monarchie distribue, remet les activités particulières de l'État considérées comme des affaires aux autorités, distribue l'État aux différents bureaucrates ; elle remet tout cela comme la sainte église romaine fait les ordinations ; la monarchie est un systè-me de l'émanation ; la monarchie afferme les fonctions de l'État) ; « forment une partie de l'aspect objectif de la souveraineté qui est inhérente au monarque ». Hegel distingue ici pour la première fois l'aspect objectif de la souveraineté qui est inhérente au monarque de l'aspect subjectif. Précédemment il les confondait. La souveraineté inhérente au monarque est prise ici d'une façon formellement mysti-que, tout comme les théologiens trouvent le Dieu personnel dans la nature. [Antérieurement] il était encore dit : le [98] monarque est l'aspect subjectif de la souveraineté qui est immanente à l'État. (§ 293.)

Au § 294 Hegel développe à partir de l'Idée la rémunération des fonctionnaires. Ici, l'identité réelle de la société civile-bourgeoise et de l'État est posée dans la rémunération des fonctionnaires ou dans le fait que le service de l'État garantit en même temps la sécurité de l'existence empirique. La solde du fonctionnaire est la plus haute identité que Hegel soit parvenu à construire : la transformation des activités de l'État en fonctions, la séparation de l'État d'avec la so-ciété civile-bourgeoise étant présupposée. Quand Hegel dit :

« Le service de l'État exige [...] le sacrifice de la satisfac-tion, autonome et selon le bon plaisir, de buts subjectifs », tout service comporte cette exigence, « il donne précisément par là le droit de la trouver dans la prestation conforme au devoir

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mais de ne la trouver qu'en elle. C'est en ceci, selon cet aspect, que réside la liaison de l'intérêt universel et particulier qui constitue le Concept et la consistance intérieure de l'État »,

1. cela vaut de tout serviteur, 2. il est exact que la rémunération des fonctionnaires constitue la solidité intérieure des grandes monar-chies modernes. Contrairement à celle du membre de la société civile-bourgeoise, seule l'existence du fonctionnaire est garantie.

Cela étant, il ne peut pas échapper à Hegel qu'il a construit le pou-voir gouvernemental comme un opposé à la société civile-bourgeoise, à savoir comme un extrême dominant. Comment instaure-t-il alors un rapport identique ?

Selon le § 295 « pour l'État et les gouvernés, la garantie contre l'usage abusif du pouvoir du côté des pouvoirs publics et de leurs fonctionnaires réside » partie dans leur « hiérarchie » (comme si la hiérarchie n'était pas le principal usage abusif et comme si les quel-ques péchés personnels des fonctionnaires n'étaient en aucune façon à mettre en parallèle avec leurs nécessaires péchés hiérarchiques. La hiérarchie punit le fonctionnaire dans la mesure où il pèche contre la hiérarchie ou commet un péché superflu pour la hiérarchie mais elle le prend sous sa garde aussitôt que c'est la hiérarchie qui pèche en lui ; ajoutons que la hiérarchie se persuade difficilement des péchés de ses membres) et « dans le droit donné aux communautés, corpora-tions, en tant qu'est empêchée pour soi [99] par là l'immixtion de l'arbitraire subjectif dans le pouvoir confié aux fonctionnaires et que se trouve complété par en bas le contrôle d'en haut qui ne descend pas jusqu'à la conduite singulière » (comme si ce contrôle n'interve-nait pas du point de vue de la hiérarchie bureaucratique).

La deuxième garantie contre l'arbitraire de la bureaucratie réside donc dans les privilèges des corporations.

Si par conséquent nous demandons à Hegel ce qui constitue la pro-tection de la société civile-bourgeoise contre la bureaucratie, il ré-pond :

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1. La « hiérarchie » de la bureaucratie. Le contrôle. Le fait que l'adversaire est lui-même pieds et poings liés et que s'il est marteau vers le bas, il est enclume vers le haut. Où est alors la protection contre la « hiérarchie ») ? Il est vrai que le mal moindre est abrogé par le plus grand dans la mesure où il disparaît en regard de lui.

2. Le conflit, le conflit irrésolu entre bureaucratie et corporation. Le combat, la possibilité du combat est la garantie contre la défaite et la soumission. Plus loin (§ 297) Hegel ajoute encore comme garantie « les institutions de la souveraineté de haut en bas », ce par quoi il faut entendre à nouveau la hiérarchie.

Cependant Hegel avance encore deux moments (§ 296).

Chez le fonctionnaire même - et cela est censé l'humaniser, trans-former ente « mœurs » « l'absence de passion, la droiture et l'améni-té de la conduite » - « la formation éthique directe des mœurs et de la pensée » est censée faire « contrepoids spirituel » au mécanisme de son savoir et de son « travail réel ». Comme si le « mécanisme » de son savoir « bureaucratique » et de son « travail réel » ne faisait pas « contrepoids » à son « travail réel » et à la « formation éthique des mœurs et de la pensée » ? Et ne sera-ce pas son esprit réel et son travail réel qui, en tant que substance, remporteront la victoire sur l'accident que constituent par ailleurs ses aptitudes ? Sa « fonction » est bien son rapport « substantiel » et son « pain ». II est déjà beau de voir Hegel opposer la « formation éthique directe des mœurs et de la pensée » au « mécanisme du savoir et du travail bureaucratique ». L'homme dans le fonctionnaire est censé garantir le fonctionnaire contre lui-même. Mais quelle unité ! Équilibre spirituel. Quelle catégo-rie dualiste !

Hegel allègue encore la « grandeur de l'État » : en Russie celle-ci n'est pas une garantie contre les « fonctionnaires d'exécution », en tout cas c'est une circonstance qui est « extérieure » à l'« essence » de la bureaucratie.

[100] Hegel a développé le service gouvernemental comme service d'État.

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Ici, dans la sphère de 1'« universel qui est en soi et pour soi de l'État lui-même » nous ne trouvons rien que conflits non résolus. Exa-men et pain des fonctionnaires sont les synthèses ultimes.

L'impuissance de la bureaucratie, son conflit avec la corporation, Hegel l'allègue comme son ultime consécration.

Au § 297 une identité est posée en ce que « les membres du gou-vernement et les fonctionnaires composent la partie principale de l'état médian ». Cet « état médian » Hegel le célèbre comme les « pi-liers fondements » de l'État « sous le rapport de la droiture et de l'intelligence ». (Additif au paragraphe cité.)

« C'est un intérêt capital de l'État que cet état médian soit formé et cultivé mais c'est chose qui ne peut se produire que dans une organisation qui est telle que celle que nous avons vue : par le droit donné à des cercles particuliers qui sont relative-ment indépendants et par un monde de fonctionnaires dont l'arbitraire se brise sur de tels droits. »

C'est assurément dans une telle organisation que le peuple peut apparaître comme un état, l'état médian ; mais est-ce une organisa-tion, celle qui se maintient par l'équilibre des privilèges ? Le pouvoir gouvernemental est ce qu'il y a de plus difficile à développer. Il ap-partient au peuple tout entier à un degré bien plus haut encore que le pouvoir législatif.

Hegel exprime ultérieurement (§ 308 Remarque) ce qui est à pro-prement parler l'esprit de la bureaucratie quand il le caractérise comme « routine d'affaires » et l' « horizon d'une sphère bornée ».

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c) Le pouvoir législatif

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§ 298. « Le pouvoir législatif concerne les lois en tant que tel-les, dans la mesure où elles ont besoin d'un supplément de dé-termination, ainsi que les affaires intérieures d'une portée en-tièrement universelle » (expression d'une grande universalité) « selon leur contenu. Ce pouvoir est lui-même une partie de la constitution, laquelle constitution lui est présupposée et pour autant réside en soi et pour soi en dehors de la détermination directe de ce [101] pouvoir mais obtient son développement ul-térieur dans la formation continue des lois et dans la progres-sion qui caractérise les affaires de gouvernement prises dans leur universalité. »

Il est frappant tout d'abord que Hegel fasse ressortir comment « ce pouvoir » est « lui-même une partie de la constitution, laquelle constitution lui est présupposée et pour autant réside en soi et pour soi en dehors de sa détermination directe », alors que Hegel n"avait fait cette remarque ni à propos du pouvoir du prince ni à propos du pouvoir gouvernemental où elle est vraie tout autant. Mais comme He-gel en est alors seulement à construire le tout de la constitution, il ne peut pas le présupposer. Simplement, nous reconnaissons chez lui la profondeur précisément en ceci, qu'il commence partout par l'opposi-tion des déterminations (telles qu'elles sont dans nos États) et que c'est sur elle qu'il met l'accent.

« Le pouvoir législatif est lui-même une partie de la constitution », laquelle constitution « réside en soi et pour soi en dehors de sa dé-termination directe ». Mais la constitution ne s'est pourtant pas non plus faite d'elle-même. Les lois qui « ont besoin d'un supplément de

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détermination », il faut cependant qu'elles aient été formées. Il faut nécessairement qu'un pouvoir législatif existe ou ait existé avant la constitution et en dehors de la constitution. Il faut nécessairement qu'il existe un pouvoir législatif en dehors du pouvoir législatif posé, réel, empirique. Mais, répondra Hegel : nous présupposons un État existant. Simplement, Hegel est philosophe du droit et développe le genre de l'État. Il n'a pas le droit de mesurer l'Idée à ce qui existe, il lui faut nécessairement mesurer ce qui existe à l'Idée.

La collision est simple. Le pouvoir législatif est le pouvoir d'organi-ser l'universel. Il est le pouvoir de la constitution, il déborde sur la constitution et l'englobe.

D'un autre côté toutefois le pouvoir législatif est un pouvoir cons-titutionnel. Il est donc subsumé sous la constitution. La constitution est loi pour le pouvoir législatif. Elle a donné des lois au pouvoir légi-slatif et lui donne continuellement des lois. Le pouvoir législatif n'est pouvoir législatif qu'à l'intérieur de la constitution et la constitution serait hors de loi * si elle se tenait en dehors du pouvoir législatif. Voilà la collision * Dans l'histoire récente de la France, bien des cho-ses ont été rognées.

Comment Hegel résout-il cette antinomie ?

[102] On dit tout d'abord :

La constitution est « présupposée » au pouvoir législatif ; elle ré-side « pour autant en soi et pour soi en dehors de sa détermination directe ».

« Mais » - mais, c'est « dans la formation continue des lois », « et dans la progression qui caractérise les affaires de gouvernement pri-ses dans leur universalité » qu'elle « obtient » « son développement ultérieur ».

C'est-à-dire par conséquent : la constitution se situe directement en dehors du domaine du pouvoir législatif mais indirectement le pou-voir législatif change la constitution. Il fait par une voie ce qu'il ne peut ni n'a la permission de faire par une voie directe. Il la morcelle

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en détail * parce qu'il ne peut pas la changer en gros *. Il fait par la nature des choses et des rapports ce qu'il était censé ne pas faire selon la nature de la constitution. Il fait matériellement, de fait ce que formellement, légalement, constitutionnellement, il ne fait pas.

Hegel n'a pas par là levé l'antinomie, il l'a transformée en une au-tre antinomie. Il a mis l'agir du pouvoir législatif, son agir constitu-tionnel, en contradiction avec sa détermination constitutionnelle. En-tre la constitution et le pouvoir législatif l'opposition demeure. Hegel a défini le faire de fait et le faire légal du pouvoir législatif comme contradiction, ou encore il a défini la contradiction entre ce que le pouvoir législatif est censé être et ce qu'il est réellement, entre ce qu'il croit faire et ce qu'il fait réellement.

Comment Hegel peut-il faire passer cette contradiction pour le vrai ? « La progression qui caractérise les affaires de gouvernement prises dans leur universalité » est tout aussi peu explicative, car c'est justement ce caractère de progression qui doit être expliqué.

L'additif de Hegel à dire vrai ne contribue en rien à la solution des difficultés, du moins les met-il encore plus clairement en évidence.

« La constitution doit nécessairement être en soi et pour soi le sol valide et ferme sur lequel se tient le pouvoir législatif : par suite elle n'est pas à faire d'abord. La constitution, par conséquent, est, mais d'une manière aussi essentielle, elle de-vient, c'est-à-dire progresse dans sa formation. Ce progresser est un changement qui est inapparent et qui n'a pas la forme du changement. »

[103] Ce qui veut dire que la constitution est selon la loi (l'illusion) mais qu'elle devient selon la réalité (la vérité). Inaltérable selon sa détermination, elle change cependant en réalité, sauf que ce change-ment est inconscient, n'a pas la forme du changement. L'apparence contredit l'essence. L'apparence est la loi consciente de la constitu-tion et l'essence est sa loi inconsciente qui contredit la première. Ce

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qui est dans la nature de la chose n'est pas dans la loi. C'est bien plu-tôt le contraire qui est dans la loi.

Le vrai est-il alors que dans l'État - selon Hegel la plus haute exis-tence de la liberté - l'existence de la raison consciente de soi, ce n'est pas la loi, l'existence de la liberté qui domine, mais l'aveugle nécessité de nature ? Et si l'on reconnaît alors que la loi de la Chose contredit sa définition légale, pourquoi ne pas reconnaître la loi de la Chose, de la raison, comme la loi de l'État également, comment dé-sormais maintenir avec conscience le dualisme ? Hegel veut partout figurer l'État comme la réalisation de l'esprit libre, mais re verra [en réalité] il résout toutes les collisions difficiles par une nécessité de nature qui est en opposition à la liberté. Ainsi, le passage de l'intérêt privé à l'universel n'est pas non plus une loi organique consciente mais il est au contraire médiatisé par le hasard et s'accomplit à l'encontre de la conscience. Et Hegel veut partout dans l'État la réalisation de la volonté libre ! (C'est ici qu'on voit le point de vue substantiel de He-gel.)

Les exemples allégués par Hegel pour la progressivité du change-ment de la constitution sont choisis d'une manière malheureuse. Ainsi la transformation de la fortune des princes allemands et de leurs fa-milles, de biens privés en domaines d'État, celle de l'exercice person-nel de la justice par les empereurs allemands en son exercice par des députés. Le premier passage s'est uniquement fait de la façon suivan-te : tout ce qui était propriété d'État s'est converti en propriété pri-vée princière.

En outre, ces changements sont particuliers. Certes des constitu-tions politiques entières se sont transformées du fait que des besoins nouveaux naquirent peu à peu, que l'ancien s'écroula, etc. Mais, pour la nouvelle constitution, il fut toujours besoin d'une révolution en bonne et due forme.

« C'est ainsi par conséquent que la formation continue d'un état de chose », conclut Hegel, « est quelque chose d'appa-

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remment paisible et de non remarqué. [104] Après un long temps une constitution en vient de cette façon à un état de chose tout autre que précédemment. »

La catégorie du passage progressif est en premier lieu historique-ment fausse et deuxièmement n'explique rien.

Pour que la constitution ne soit pas seulement astreinte au chan-gement, partant pour que cette apparence illusoire ne soit pas finale-ment démolie de manière violente, pour que l'homme fasse avec cons-cience ce qu'autrement la nature de la chose le contraint de faire sans conscience, il est nécessaire que le mouvement de la constitution, que le progrès, soit fait principe de la constitution, nécessaire donc que le porteur réel de la constitution, le peuple, soit fait principe de la constitution. C'est le progrès lui-même qui est alors la constitution.

La « constitution » elle-même doit-elle donc ressortir au domaine du « pouvoir législatif » ? Cette question ne peut être soulevée que si : 1. l'État politique existe en tant que simple formalisme de l'État réel, l'État politique est un domaine aparte, l'État politique existe comme « constitution » ; 2. que si le pouvoir législatif est d'une autre origine que le pouvoir gouvernemental, etc.

Le pouvoir législatif a fait la Révolution française. D'une manière générale, là où dans sa particularité il entrait en scène comme l'ins-tance dominante, il a fait les grandes révolutions organiques univer-selles. Le pouvoir législatif a combattu non pas la constitution mais une constitution périmée particulière parce qu'il était justement le représentant du peuple, de la volonté du genre. Le pouvoir gouverne-mental en revanche a fait les petites révolutions, les révolutions ré-trogrades, les réactions ; il a fait la révolution non pas pour une nou-velle constitution contre une ancienne, mais au contraire contre la constitution, parce que le pouvoir gouvernemental était justement le représentant de la volonté particulière, de l'arbitraire subjectif, de la partie magique de la volonté.

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Si la question est posée de manière correcte elle dit seulement ceci : le peuple a-t-il le droit de se donner une nouvelle constitution ? Ce à quoi il faut répondre par oui de manière inconditionnelle, attendu que la constitution est devenue une illusion pratique aussitôt qu'elle a cessé d'être l'expression réelle de la volonté du peuple.

La collision entre la constitution et le pouvoir législatif n'est [105] rien qu'un conflit de la constitution avec elle-même, une contradiction dans le concept de la constitution.

La constitution n'est rien qu'un accommodement entre l'État poli-tique et l'État non politique. Elle est par suite nécessairement en elle-même un contrat entre des pouvoirs essentiellement hétérogènes. Il est par conséquent impossible ici à la loi d'énoncer que l'un de ces pouvoirs, une partie de la constitution, doit avoir le droit de modifier la constitution même, le tout.

Si l'on veut parler de la constitution comme d'un moment particu-lier, il faut plutôt qu'on la considère comme une partie du tout.

Si l'on entendait par constitution les déterminations universelles, les déterminations fondamentales de la volonté raisonnable, il s'en-tend que chaque peuple (État) a cela pour sa présupposition et que ces déterminations forment nécessairement son credo politique. C'est là, à proprement parler, affaire du savoir et non de la volonté. La volonté d'un peuple peut tout aussi peu que la volonté d'un individu passer par-dessus les lois de la raison. Chez un peuple qui manque de raison, il ne peut pas en principe être question d'une organisation politique rai-sonnable. Ici, dans la philosophie du droit, c'est d'ailleurs la volonté du genre qui est notre objet.

Le pouvoir législatif ne fait pas la loi : il la découvre et la formule seulement.

On a cherché une solution à cette collision en distinguant entre as-semblée constituante * et assemblée constituée *

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§ 299. « Ces objets » (les objets du pouvoir législatif) « se déterminent, en relation aux individus, plus précisément selon ces deux aspects : ∞ ce dont grâce à l'État ils profitent et jouissent, et ß ce qui leur incombe de prestation envers ce mê-me État. Sous le premier titre sont compris les lois de droit privé en général, les droits des communautés et corporations et organisations de portée tout à fait universelle et indirectement (§ 298) le tout de la constitution. Quant à la prestation à four-nir, c'est seulement en étant ramenée à l'argent en tant qu'il est l'existence de la valeur universelle des choses et des pres-tations, qu'elle peut être déterminée de façon juste, et en mê-me temps de telle sorte que les travaux et services particuliers dont l'individu peut s'acquitter soient médiatisés par son libre arbitre. »

[106] Au sujet de cette détermination des objets du pouvoir légi-slatif, Hegel lui-même fait remarquer dans la remarque à ce paragra-phe :

« Ce qui est l'objet de la législation universelle et ce qui en tout état de cause doit revenir à la détermination des autorités administratives et à la réglementation du gouvernement se dis-tingue à vrai dire en général comme suit : ne tombe dans la légi-slation que ce qui est entièrement universel selon le contenu (les déterminations légales) ; mais dans la détermination et ré-glementation en question tombent le particulier et le mode d'exécution. Mais cette distinction n'est pas entièrement dé-terminée, ne serait-ce que parce que la loi pour être loi et non un simple commandement en général (comme « tu ne tueras pas ») doit nécessairement être déterminée à l'intérieur d'elle-même. Or plus elle est déterminée, plus son contenu confine à l'aptitude à être exécuté tel qu'il est. Mais en même temps une détermination qui irait aussi loin donnerait aux lois un aspect empirique qui dans l'exécution réelle devrait nécessairement être assujetti à des changements, ce qui porterait préjudice à

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leur caractère de loi. Il est de l'unité organique même des pou-voirs de l'État, que ce soit un seul et même esprit qui établisse l'universel et qui l'accomplisse en lui procurant sa réalité dé-terminée. »

Or c'est justement cette unité organique que Hegel n'a pas cons-truite. Les différents pouvoirs ont un principe différent et c'est par là qu'ils sont une réalité ferme. C'est pourquoi fuir leur conflit réel pour trouver refuge dans l' « unité organique » imaginaire au lieu de les avoir développés à titre de moments d'une unité organique est un faux-fuyant mystique vide de sens.

La première collision irrésolue était celle entre le tout de la cons-titution et le pouvoir législatif. La deuxième est celle entre le pouvoir législatif et le pouvoir gouvernemental, entre la loi et l'exécution.

La deuxième détermination du paragraphe est que la seule presta-tion que l'État exige des individus est l'argent.

Les raisons alléguées par Hegel sont les suivantes :

[107]

1. l'argent est la valeur universelle existante des choses et des prestations ;

2. c'est seulement par cette réduction que ce qui est à fournir en matière de prestation peut être déterminé d'une façon juste ;

3. c'est par là seulement que la prestation peut être déterminée de telle manière que les travaux et services particuliers dont l'individu peut s'acquitter sont médiatisés par son libre arbitre.

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Hegel fait remarquer dans la note :

ad 1. « Il peut au premier abord paraître surprenant dans l'État que, des savoir-faire nombreux, des possessions, des ac-tivités, des talents et autres capacités vivantes qui s'y trou-vent dans une diversité infinie et sont en même temps en liaison avec la disposition d'esprit, l'État n'exige aucune prestation directe mais n'ait de prétention que relativement à la seule ca-pacité qui apparaît en tant qu'argent. Les prestations qui se rapportent à la défense de l'État contre les ennemis ressortis-sent seulement au devoir dont il sera question dans la section suivante » (ce n'est pas en considération de la section suivante mais pour d'autres raisons que nous n'en viendrons que plus tard au devoir personnel du service militaire). « Mais en réalité l'argent n'est pas une capacité particulière à côté des autres mais il est au contraire l'universel de ces ca-pacités pour autant qu'elles se produisent jusqu'à l'extériorité de l'être-là, extériorité dans laquelle elles peuvent être saisies sous les espèces d'une Chose. » « Chez nous », dit encore l'ad-ditif, « l'État achète ce dont il a besoin. » 2. « Ce n'est qu'à cette extrême pointe de l'extériorité » (où les capacités se produisent jusqu'à l'extériorité de l'être-là en laquelle elles peuvent être saisies sous les espèces d'une Chose) « qu'est possible la déterminité quantitative et partant la justice et l'égalité des prestations ». Il est dit dans l'addi-tif : « Or la justice de l'égalité peut être mise en œuvre de bien meilleure façon par l'argent. Sinon, s'il s'agissait en cela de l'aptitude concrète, l'homme de talent serait davantage im-posé que l'homme sans talent. » [108] 3. « Dans son État Platon fait répartir par les autori-tés les individus aux différents états et leur fait assigner par elles leurs prestations particulières [...] ; dans la monarchie féodale, les vassaux avaient à s'acquitter de services aussi in-

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déterminés mais contribuaient également dans leur particulari-té, exerçant par exemple la fonction de juge, etc. En Orient, en Égypte les prestations pour les architectures immenses sont aussi de qualité particulière, etc. Dans ces rapports manque le principe de la liberté subjective, selon lequel le faire substan-tiel de l'individu, qui dans de telles prestations est du reste un particulier selon son contenu, est médiatisé par la volonté par-ticulière de l'individu : un droit qui n'est possible que par l'exi-gence des prestations sous la forme de la valeur universelle et qui est la raison fondamentale qui a introduit cette transforma-tion. » Dans l'additif il est dit : « Chez nous l'État achète ce dont il a besoin et cela peut tout d'abord apparaître comme abstrait, mort et sans âme, et on peut avoir également l'im-pression que l'État aurait déchu en se contentant de presta-tions abstraites. Mais il est du principe de l'État moderne que tout ce que fait l'individu soit médiatisé par sa volonté. » ... « Or, qu'un chacun ne soit saisi que par où il peut être saisi, c'est par là précisément qu'est mis en évidence le respect de la liberté subjective. »

Faites ce que vous voulez, payez ce que vous devez. L'additif énon-ce d'entrée de jeu :

« Les deux aspects de la constitution se rapportent aux droits et prestations des individus. Or en ce qui concerne les prestations elles se réduisent à présent presque toutes à l'ar-gent. Le devoir' militaire est à présent presque la seule presta-tion personnelle. » § 300. « Dans le pouvoir législatif en tant que totalité sont tout d'abord efficaces les deux autres moments : le moment monarchique en tant qu'il est celui auquel revient la plus haute décision, - le pouvoir gouvernemental en tant qu'il est, tant par la connaissance concrète du tout et la vue qui embrasse [109] ce tout en ses aspects multiples et dans les principes réels qui

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s'y sont consolidés que par la connaissance des besoins du pou-voir de l'État en particulier, le moment consultatif-délibératif, enfin l'élément des états. »

Le pouvoir monarchique et le pouvoir gouvernemental sont ... pou-voir législatif. Or si le pouvoir législatif est la totalité, il faudrait bien plutôt que pouvoir monarchique et pouvoir gouvernemental fussent des moments du pouvoir législatif. L'élément des états qui s'ajoute ici est pouvoir législatif seulement : il est le pouvoir législatif dans sa différence d'avec le pouvoir monarchique et le pouvoir gouvernemen-tal.

§ 301. « L'élément des états a pour détermination que l'af-faire universelle y vienne à l'existence, non seulement en soi mais aussi pour soi, c'est-à-dire que vienne à l'existence le mo-ment de la liberté formelle subjective, la conscience publique en tant qu’universalité empirique des vues et des pensées de la multitude. »

L'élément des états est une députation de la société civile-bourgeoise à l'État auquel les états font face en tant que la « multi-tude ». La multitude est censée un instant traiter consciemment les affaires universelles comme les siennes propres, en tant qu'objets de la conscience publique qui selon Hegel n'est rien que l'« universalité empirique des vues et pensées de la multitude » (et, à la vérité, il n'en va pas autrement dans les monarchies modernes, fussent-elles consti-tutionnelles). Il est caractéristique que Hegel qui a un si grand res-pect pour l'esprit de l'État, l'esprit éthique, la conscience de l'État, les méprise formellement là où il les rencontre sous une figure empi-rique réelle.

C'est là l'énigme du mysticisme. La même abstraction fantasmati-que qui retrouve la conscience de l'État dans la forme inappropriée de la bureaucratie d'une hiérarchie du savoir et prend d'une manière non

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critique comme pleinement valable cette existence inappropriée pour l'existence réelle, cette même abstraction mystique admet avec une absence d'ambages égale que l'esprit de l'État empirique et réel, la conscience publique, est un simple pot-pourri des « pensées et vues de la multitude ». De même qu'elle insinue à la bureaucratie une essence étrangère, de même elle insinue à l'essence vraie la forme inappro-priée du phénomène. Hegel idéalise [110] la bureaucratie et empirise la conscience publique. Si Hegel peut traiter très à part * la conscien-ce publique réelle c'est justement parce qu'il a traité la conscience à part * comme la conscience publique. Il a d'autant moins besoin de se soucier de l'existence réelle de l'esprit de l'État qu'il est d'avis de l'avoir déjà dûment réalisé dans ses soi-disant * existences. Aussi longtemps que l'esprit de l'État hantait mystiquement l'antichambre, on lui faisait beaucoup de révérences. Là où nous l'attrapons in perso-na, c'est à peine si on le regarde.

« L'élément des états a pour détermination que l'affaire univer-selle y vienne à l'existence non seulement en soi mais aussi pour soi. » Et à la vérité elle vient pour soi à l'existence en tant que la « cons-cience publique », en tant qu'« universalité empirique des vues et pen-sées de la multitude ».

Le devenir sujet de l'« affaire universelle », qui de cette façon est rendue autonome, est ici présenté comme un moment du procès de vie de l'« affaire universelle ». Au lieu que ce soit les sujets qui s'ob-jectiveraient dans l'« affaire universelle », Hegel fait accéder l'af-faire universelle au statut de sujet. Ce ne sont pas les sujets qui ont besoin de l'« affaire universelle » comme de leur véritable affaire, mais c'est l'affaire universelle qui a besoin des sujets pour son exis-tence formelle. C'est une affaire de l'« affaire universelle » qu'elle existe aussi en tant que sujet.

Ce qu'il faut ne pas perdre de vue ici en particulier, c'est la diffé-rence entre l'« être en soi » et l'« être pour soi » de l'affaire univer-selle.

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L'« affaire universelle » existe déjà « en soi » comme affaire du gouvernement, etc. ; elle existe sans être réellement l'affaire univer-selle. Elle n'est rien moins que cela car elle n'est pas l'affaire de la « société civile-bourgeoise ». Elle a déjà trouvé son existence essen-tielle qui est en soi. Qu'elle devienne maintenant aussi « conscience publique » de manière réelle, « universalité empirique », est chose pu-rement formelle qui ne vient à se réaliser que d'une manière quasi symbolique. L'existence « formelle » ou l'existence « empirique » de l'affaire universelle est séparée de son existence substantielle. La vérité de cela est : l'« affaire universelle » qui est en soi n'est pas réellement universelle et l'affaire universelle empirique réelle est seulement formelle.

Hegel sépare contenu et forme, être en soi et être pour soi, fai-sant intervenir le dernier extérieurement comme un moment formel. Le contenu est fin prêt et existe en beaucoup de formes qui ne sont [111] pas les formes de ce contenu ; il va de soi en revanche que la forme qui maintenant est censée valoir comme la forme réelle du contenu n'a pas pour son contenu le contenu réel.

L'« affaire universelle » est fin prête sans qu'elle ait été affaire réelle du peuple. La Chose du peuple réelle a réussi à se produire sans le faire du peuple. L'élément des états est l'existence illusoire des affaires de l'État en tant que chose du peuple. L'illusion que l'affaire universelle est affaire universelle, affaire publique ou l'illusion que la Chose du peuple est affaire universelle. Tant dans nos États que dans la philosophie hégélienne du droit les choses en sont à ce point que la proposition tautologique : « l'affaire universelle est l'affaire univer-selle » ne peut apparaître que comme une illusion de la conscience pra-tique. L'élément des états est l'illusion politique de la société civile-bourgeoise. Si la liberté subjective apparaît chez Hegel comme liber-té formelle (il est du reste important que le libre soit fait aussi li-brement, que la liberté ne règne pas avec l'inconscience d'un instinct naturel de la société), c'est justement qu'il n'a pas instauré la liberté objective comme réalisation, effectuation de la liberté subjective. Parce que Hegel a donné un support mystique au contenu présumé ou

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réel de la liberté, le sujet réel de la liberté reçoit une signification formelle.

La séparation de l'en soi et du pour soi, de la substance et du sujet relève d'un mysticisme abstrait.

Dans la remarque Hegel analyse fort bien l'« élément des états » comme un élément « formel », « illusoire ».

Le savoir aussi bien que la volonté de l' « élément des états » sont, partie insignifiants, partie suspects, ce qui veut dire que l'élément des états n'est en aucune façon un complément plein de contenu.

1. « La représentation que la conscience commune a coutume de se faire d'abord de la nécessité ou de l'utilité de la concur-rence des états est, pour l'essentiel, à peu près la suivante : les députés issus du peuple, voire le peuple, devraient nécessaire-ment entendre le mieux ce qui le sert le mieux et avoir, sans doute aucun, la meilleure volonté pour ce meilleur. En ce qui concerne le premier point, il arrive plutôt ceci, que le peuple, pour autant que l'on désigne par ce mot une partie particulière des membres d'un État, exprime la partie qui ne sait pas ce qu'elle veut. Savoir ce qu'on veut et, qui plus est, ce que veut la volonté qui est en soi et [112] pour soi, la raison, est le fruit d'une connaissance » (qui se niche probablement dans les bu-reaux) « et d'une intelligence profondes qui justement ne sont pas ce qui caractérise le peuple. »

Plus bas il est dit encore à propos des états eux-mêmes :

« Les plus hauts fonctionnaires de l'État ont nécessaire-ment une intelligence plus profonde et plus englobante de la na-ture des institutions et des besoins de l'État ; c'est aussi de leur côté que se trouve, concernant ces affaires, le plus grand savoir-faire et la plus grande habitude et ils peuvent, sans les

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états, faire le meilleur, comme ils sont aussi continuellement obligés de faire ce meilleur dans les réunions des états. »

Et il s'entend que cela est entièrement vrai dans l'organisation dé-crite par Hegel.

2. « Mais en ce qui concerne la volonté particulièrement bonne des états en vue du bien commun, on a déjà remarqué plus haut [...] qu'il appartient à la manière de voir de la populace et, en général, au point de vue du négatif, de présupposer chez le gouvernement une volonté mauvaise ou moins bonne, - pré-supposition qui, si l'on devait y répondre dans une forme sem-blable, aurait tout de suite pour conséquence que les états, provenant de la singularité, du point de vue privé et des inté-rêts particuliers, ont tendance à employer leur activité pour ces intérêts aux dépens de l'intérêt commun, alors qu'en re-vanche les autres moments du pouvoir d'État sont déjà placés pour soi du point de vue de l'État et voués à la fin universelle. »

Ainsi, savoir et volonté des états sont parties superflus, parties suspects. Le peuple ne sait pas ce qu'il veut. Les états ne possèdent pas la science de l'État en même mesure que les fonctionnaires dont elle est le monopole. Les états font surcroît pour l'accomplissement de l'« affaire universelle ». Les fonctionnaires peuvent en venir à bout sans états, ils sont même obligés de faire le meilleur en dépit des états. En ce qui concerne le contenu, les états sont [113] donc un pur luxe. C'est pourquoi leur existence est, dans le sens le plus litté-ral, une simple forme.

En ce qui concerne en outre la conviction, la volonté des états, elle est suspecte car ils proviennent du point de vue privé et des intérêts privés. À la vérité c'est l'intérêt privé qui est leur affaire universelle et non pas l'affaire universelle leur intérêt privé. Mais quelle manière pour l'« affaire universelle » de parvenir à la forme, en tant qu'affai-

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re universelle, dans une volonté qui ne sait pas ce qu'elle veut, à tout le moins qui ne possède pas un savoir particulier de l'universel, et dans une volonté dont le contenu proprement dit est un intérêt qui s'oppose à l'universel !

Dans les États modernes comme dans la philosophie hégélienne du droit la réalité consciente, la réalité vraie de l'affaire universelle est seulement formelle ou c'est seulement le formel qui est l'affaire uni-verselle réelle.

Hegel n'est pas à blâmer parce qu'il décrit l'essence de l'État mo-derne comme elle est mais parce qu'il allègue ce qui est comme l'es-sence de l'État. Que le raisonnable soit réel c'est ce qui se montre justement dans la contradiction de la réalité déraisonnable qui tou-jours et partout est le contraire de ce qu'elle énonce et énonce le contraire de ce qu'elle est.

Au lieu que Hegel ait montré comment l'« affaire universelle » « existe subjectivement pour soi et donc existe réellement en tant que telle », qu'elle a aussi la forme de l'affaire universelle, il montre seulement que l'absence de forme est sa subjectivité, et une forme sans contenu est nécessairement sans forme. La forme à laquelle l'af-faire universelle parvient dans un État qui n'est pas l'État de l'affai-re universelle ne peut être qu'une non-forme, une forme qui se trom-pe elle-même, qui se contredit elle-même, une forme apparente et qui se produira comme cette fausse apparence.

Hegel ne veut le luxe de l'élément des états que par amour pour la logique. L'être pour soi de l'affaire universelle en tant qu'universalité empirique est censé avoir un être-là. Hegel n'est pas à la recherche d'une réalisation adéquate de « l'être pour soi de l'affaire universel-le », il se contente de trouver une existence empirique qui peut se résoudre en cette catégorie logique. C'est alors l'élément des états. Et il ne manque pas de faire remarquer lui-même à cette occasion combien cette existence est pitoyable et pleine de contradictions. Il reproche alors encore à la conscience commune de ne pas se conten-ter de cette satisfaction logique, de ne pas vouloir, en ce qui la

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concerne, voir la réalité résolue en logique par une [114] abstraction arbitraire mais au contraire la logique changée en vraie objectivité.

Je dis : abstraction arbitraire. Car étant donné que le pouvoir gou-vernemental veut l'affaire universelle, la sait, la réalise, qu'il provient du peuple et qu'il est une multiplicité empirique (Hegel nous apprend bien lui-même qu'il ne s'agit pas de totalité), pourquoi le pouvoir gou-vernemental serait-il censé ne pas pouvoir être déterminé comme l'« être pour soi de l'affaire universelle » ? Ou pourquoi ne serait-ce pas les « états » qui seraient déterminés comme son être en soi puis-que c'est seulement dans le gouvernement que la chose parvient à la lumière, à la déterminité, à l'exécution, à l'autonomie ?

Mais la vraie opposition est la suivante : « l'affaire universelle » doit nécessairement pourtant être représentée quelque part dans l'État comme affaire « réelle », partant comme « affaire universelle empirique ». Il faut nécessairement qu'elle apparaisse quelque part avec la couronne et dans la simarre de l'universel, ce qui fait qu'elle devient elle-même un rôle, une illusion.

Il s'agit ici de l'opposition de l'« universel » comme « forme », dans la « forme de l'universalité » et de l' « universel comme conte-nu ».

Par exemple dans la science un « individu singulier » peut accomplir l'affaire universelle et ce sont toujours des individus qui l'accomplis-sent. Mais, réellement universelle, elle ne le devient que si elle n'est plus la Chose de l'individu mais la Chose de la société. Cela ne trans-forme pas seulement la forme mais aussi le contenu. Or il s'agit ici de l'État, où c'est le peuple lui-même qui est l'affaire universelle ; il s'agit ici de la volonté qui, en tant que volonté générique, n'a son exis-tence vraie que dans la volonté consciente de soi du peuple. Et il s'agit en outre ici de l'Idée de l'État.

L'État moderne dans lequel l'« affaire universelle » comme le fait de s'occuper de celle-ci sont un monopole et où en revanche les mono-poles sont les affaires universelles réelles, a fait cette originale in-vention qui consiste à s'approprier l'« affaire universelle » sous les

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espèces d'une simple forme. (Ce qui est vrai c'est que seule la forme est affaire universelle.) Il a trouvé par là la forme qui correspond à son contenu, lequel n'est qu'apparemment l'affaire universelle réelle.

L'État constitutionnel est l'État dans lequel l'intérêt, de l'État en tant qu'intérêt réel du peuple est présent d'une manière seulement formelle, mais sous les espèces d'une forme déterminée, à côté [115] de l'État réel. L'intérêt de l'État a ici, formellement, de nouveau reçu réalité en tant qu'intérêt du peuple, mais il ne doit avoir que cette réalité formelle. Il est devenu une formalité, le haut * goût la vie du peuple, une cérémonie. L'élément des états le mensonge sanctionné, le mensonge légal des États constitutionnels, le mensonge que l'État est l'intérêt peuple ou le peuple l'intérêt de l'État. C'est dans le contenu que ce mensonge se dévoilera. S'il s'est établi comme pouvoir législa-tif c'est justement parce que le pouvoir législatif a pour son contenu l'universel, qu'il est davantage la Chose du savoir que de la volonté, qu'il est le pouvoir politique métaphysique, tandis que ce même men-songe comme pouvoir gouvernemental, etc., il lui faudrait, ou bien se dissoudre tout aussitôt, ou bien se changer en une vérité. Le pouvoir politique métaphysique était le siège le plus indiqué pour l'illusion poli-tique métaphysique, universelle.

« La garantie que représentent les états pour l'universel du bien commun et la liberté publique ne se trouve pas, si l'on y réfléchit quelque peu, dans l'intelligence particulière de ces états [...] mais elle réside, partie sans doute dans un supplé-ment (!!) d'intelligence venant des députés, intelligence surtout de l'activité. des fonctionnaires qui se trouvent à une certaine distance du regard de ceux qui occupent des places supérieu-res, spécialement intelligence des manques et des besoins plus urgents et plus particuliers qu'une intuition concrète [leur] met devant les yeux, mais partie aussi dans cet effet que produit l'attente d'une censure par le grand nombre, une censure en plus publique, et qui est qu'on applique par avance la meilleure intelligence aux affaires et aux projets à soumettre, qu'on les

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organise exclusivement selon les motifs les plus purs, - contrainte qui est tout aussi efficace pour les membres des états eux-mêmes. »

« En ce qui concerne avec cela la garantie qui est censée ré-sider en particulier dans les états, toutes les autres institu-tions de l'État ont en partage aussi avec eux d'être une garan-tie du bien public et de la liberté raisonnable, et il y a parmi el-les des institutions comme la souveraineté du monarque, l'héré-dité de là succession au trône, l'organisation judiciaire, [116] où cette garantie réside à un degré bien plus fort. La détermina-tion propre du concept des états est donc à chercher en ceci : en eux le moment subjectif de la liberté universelle, l'intelli-gence propre et la volonté propre à la sphère qui a été appelée dans cette présentation société civile-bourgeoise vient à l'existence en relation avec l'État. Que ce moment soit une dé-termination de l'Idée développée jusqu'à la totalité, cette né-cessité intérieure qu'il importe de ne pas confondre avec des nécessités et utilités extérieures, s'ensuit comme partout du point de vue philosophique. »

La liberté publique, universelle est prétendument garantie dans les autres institutions politiques ; les états sont sa prétendue auto-garantie. Le fait est que le peuple attache plus d'importance aux états avec lesquels il croit se garantir lui-même, qu'aux institutions qui sont censées être sans son faire les assurances de sa liberté, des confirmations de sa liberté sans être des actes où cette liberté s'af-firme. La coordination que Hegel, à côté des autres institutions, assi-gne aux états est en contradiction avec leur essence.

Hegel résout l'énigme, quand il découvre que la « détermination propre du concept des états » réside en ce qu'en eux « l'intelligence propre et la volonté propre à la société civile-bourgeoise vient à l'existence en relation avec l'État ». C'est la réflexion de la société civile-bourgeoise dans l'État. De même que les bureaucrates sont, des

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députés de l'État auprès de la société civile-bourgeoise, de même les états sont des députés de la société civile-bourgeoise auprès de l'État. Ce sont par conséquent toujours des transactions de deux vo-lontés opposées.

Dans l'additif à ce paragraphe il est dit :

« La position du gouvernement à l'endroit des états est cen-sée ne pas être une position essentiellement hostile et la croyance en la nécessité de ce rapport d'hostilité est une tris-te erreur »,

est une « triste vérité ».

« Le gouvernement n'est pas un parti en face duquel se dresse un autre parti. »

[117] C'est l'inverse.

« En outre les impôts que les états consentent ne sont pas à considérer comme un don qui serait fait à l'État, mais ils sont au contraire eux-mêmes consentis pour le bien de ceux qui les consentent. »

Dans l'État constitutionnel le consentement de l'impôt est néces-sairement, selon l'opinion, un don .

« Ce qui constitue à proprement parler la signification des états, c'est que, par eux, l'état passe dans la conscience sub-jective du peuple et que le peuple commence à avoir part à l'État. »

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Ce dernier point est parfaitement juste. Le peuple commence dans les états à avoir part à l'État cependant que l'État, considéré comme un au-delà passe dans sa conscience subjective. Mais comment Hegel peut-il faire passer ce commencement pour la réalité tout entière.

§ 302. « Considérés en tant qu'organe médiatisant, les états se situent entre le gouvernement en général d'un côté et le peuple décomposé en ses sphères particulières et les individus d'un autre côté. Leur détermination exige de leur part autant le sens et la conviction de l'État et du gouvernement que ceux des intérêts des cercles particuliers et des individus singuliers. Cette situation a en même temps la signification d'une média-tion exercée en commun avec le pouvoir gouvernemental organi-sé 20 médiation qui empêche le pouvoir du prince d'être isolé comme un extrême et par là d'apparaître comme un pur pouvoir de domination et un pur arbitraire, comme elle empêche que ne s'isolent les intérêts particuliers des communautés, corpora-tions et des individus ou, qui plus est, que les individus en vien-nent à donner la représentation d'une masse et d'un amas, par-tant à des vues et un vouloir inorganiques et à un pur pouvoir de masse, dirigé contre l'État organique. »

[118] État et gouvernement sont toujours posés comme identiques d'un côté ; le peuple décomposé, en ses sphères particulières et les individus de l'autre côté. Entre les deux il y a les états comme organe médiatisant. Les états sont le médian où « sens et conviction de l'État et du gouvernement » sont censés se rencontrer et se réunir avec le « sens et la conviction des cercles particuliers et des individus singu-liers ». L'identité de ces deux sens et convictions opposés, dans l'identité desquels à vrai dire l'État était censé résider, reçoit dans les états une figuration symbolique. La transaction entre État et so-

20 Chez Marx ; organique.

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ciété civile-bourgeoise apparaît sous les espèces d'une sphère parti-culière. Les états sont la synthèse entre État et société civile-bourgeoise. Mais il n'est pas indiqué comment les états doivent s'y prendre pour réunir en eux deux convictions qui se contredisent. Les états sont la contradiction posée de l'État et de la société civile-bourgeoise dans l'État. En même temps ils sont l'exigence de la réso-lution de cette contradiction.

« Cette position a en même temps la signification d'une mé-diation exercée en commun avec le pouvoir gouvernemental or-ganisé 21. »

Les états ne médiatisent pas seulement peuple et gouvernement. Ils empêchent que le « pouvoir du prince », qui alors apparaîtrait comme « pur pouvoir de domination et pur arbitraire » se constitue en « extrême » isolé, de même qu'ils empêchent l'« isolement » des inté-rêts « particuliers », etc., que les individus « donnent la représenta-tion d’une masse et d'un amas ». Cette médiation est commune aux États et au pouvoir gouvernemental organisé. Dans un État où la « po-sition » des « États » empêche que les individus en viennent à donner la représentation d'une masse ou d'un amas, partant à des vues et un vouloir inorganiques et à un pur pouvoir de masse dirigé contre l'État organique », l'« État organique » existe en dehors de la « masse » et de l' « amas » ou : la masse et l'amas font partie là l'organisation de l'État. Simplement les « vues et le vouloir inorganiques » de cette masse sont censés ne pas en venir à des vues et à vouloir dirigés contre l'État c'est-à-dire à une direction déterminée par laquelle ils seraient « vues et vouloir » organiques. De même « pouvoir de masse » est censé seulement « pouvoir de masse » de telle manière que l'en-tendement [119] est hors de la masse, qui partant n'est pas capable de se mettre d'elle-même en mouvement, mais ne peut au contraire

21 Chez Marx : organique.

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être mise en mouvement - et exploitée comme pouvoir de masse - que par les monopolistes de l'« État organique ». Là où, non pas : « les in-térêts particuliers des communautés, corporations, individus », s'iso-lent vis-à-vis de l'État mais au contraire où « les individus en viennent à donner la représentation d'une masse et d'un amas, en viennent par-tant à des vues et une volonté inorganiques et à un pur pouvoir dirigé contre l'État organique », là se montre justement que nul « intérêt particulier » ne contredit l'État mais que c'est la « pensée universelle organique réelle de la masse et de l'amas » qui n'est pas la « pensée de l'État organique » qui ne trouve pas en elle sa réalisation. Par où les états apparaissent-ils alors comme médiation en regard de cet extrême ? Seulement par ceci : « que les intérêts particuliers des communes ; corporations et des individus s'isolent », ou que leurs in-térêts isolés règlent leurs comptes avec l'État par l'intermédiaire des états, en même temps que les vues et le vouloir inorganiques de la masse et de la foule ont, dans la création des états, trouvé l'emploi de cette volonté (leur activité), et dans le jugement porté sur l'acti-vité des états, trouvé l'emploi de ces « vues » et joui de l'illusion de leur objectivation. Les « états » ne préservent l'État de la foule inor-ganique que par la désorganisation de celle-ci.

Or en même temps la médiation des états est censée faire opposi-tion à ce « que s'isolent les intérêts particuliers des communautés, corporations et des individus. ) En ce sens les états médiatisent : 1. en composant avec l' « intérêt de l'État », 2. en étant eux-mêmes l'« isolement politique, » de ces intérêts particuliers, cet isolement comme acte politique, dans la mesure où, par eux, ces « intérêts iso-lés » reçoivent le rang de l'« universel ».

Enfin la médiation des états est censée prévenir l'« isolement » du pouvoir du prince comme d'un « extrême » (pouvoir « qui alors appa-raîtrait comme pur pouvoir de domination et pur arbitraire »). Cela est juste dans la mesure où le principe du pouvoir du prince (l'arbi-traire) se trouve limité par eux, à tout le moins ne peut se mouvoir que dans des chaînes, et où eux-mêmes deviennent participants et complices du pouvoir du prince.

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Ou bien le pouvoir du prince cesse réellement par là d'être l'ex-trême du pouvoir du prince (et le pouvoir du prince n'existe que com-me un extrême, comme unilatéralité, parce qu'il n'est pas un principe organique), il devient un pouvoir apparent, un [120] symbole, ou bien il ne perd que l'apparence de l'arbitraire et du pur pouvoir de domina-tion. La médiation des états prévient l'« isolement » des intérêts pri-vés dans la mesure où les états représentent cet isolement comme acte politique. La médiation des états prévient l'isolement du pouvoir du prince comme extrême, d'une part dans la mesure où eux-mêmes deviennent une partie du pouvoir du prince, d'autre part dans la mesu-re où ils font du pouvoir gouvernemental un extrême.

Dans les « états » se rejoignent toutes les contradictions des or-ganisations étatiques modernes. Ils sont les « médiateurs » dans tou-tes les directions parce qu'ils sont dans toutes les directions des « mixtes d'autres choses ».

À noter que Hegel développe moins le contenu de l'activité des états, le pouvoir législatif, que la position des états, leur rang politi-que.

À noter encore que, tandis que selon Hegel les états « se situent tout d'abord entre le gouvernement en général d'un côté et le peuple décomposé en ses sphères particulières et les individus d'un autre côté », leur position, telle qu'elle est développée ci-dessus, « a la si-gnification d'une médiation exercée en commun avec le pouvoir gou-vernemental organique ».

En ce qui concerne leur première manière de se situer : les états le peuple contre le gouvernement, mais le peuple miniature*. C'est leur situation d'opposants.

En ce qui concerne la seconde, ils sont le gouvernement contre le peuple, mais le gouvernement amplifié. C'est leur situation conserva-trice. Ils sont eux-mêmes une partie du pouvoir gouvernemental contre le peuple, mais de telle manière qu'ils ont en même temps la signification d'être le peuple contre le gouvernement.

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Hegel a caractérisé ci-dessus le « pouvoir législatif comme totali-té » (§ 300) ; les états sont réellement cette totalité, État dans l'État, mais c'est en eux justement qu'il apparaît que l'État n'est pas la totalité mais au contraire un dualisme. Les états représentent l'État dans une société qui n'est pas un État. L'État est une pure re-présentation.

Hegel dit dans la remarque :

« C'est là une des intellections logiques les plus importantes qu'un moment déterminé, qui a la position [121] d'un extrême en tant qu'il se tient dans l'opposition, par là même cesse de l'être et est moment organique et qu'il est en même temps médian. »

(Ainsi l'élément des états est : 1. l'extrême du peuple contre le gouvernement mais il est 2. en même temps médian entre peuple et gouvernement, ou il est l'opposition dans le peuple même. L'opposition entre gouvernement et peuple se médiatise par l'opposition entre états et peuple. Les états ont, du point de vue du gouvernement, la position du peuple mais, du point de vue du peuple, la position du gou-vernement. En devenant représentation, imagination, illusion, repré-sentation, - le peuple représenté c'est-à-dire les états, qui, en tant qu'il est devenu une puissance particulière, se trouve aussitôt en sé-paration d'avec le peuple réel - le peuple abroge l'opposition réelle entre peuple et gouvernement. Le peuple est ici déjà apprêté de la manière dont il faut qu'il le soit dans l'organisme considéré pour ne pas avoir de caractère tranché.)

« Dans le cas de l'objet ici considéré, il est d'autant plus important de faire ressortir cet aspect, qu'il fait partie des préjugés courants mais extrêmement dangereux qu'on se re-présente les états principalement du point de vue de l'opposi-tion au gouvernement comme si c'était là leur situation essen-tielle. Ce n'est que par la fonction de médiation que l'élément

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des états se montre organique, c'est-à-dire intégré à la totali-té. Par là, l'opposition elle-même est rabaissée à un faux-semblant. Si, pour autant qu'elle a son apparence, l'opposition ne concernait pas seulement la surface mais devenait réelle-ment une opposition substantielle, l'État serait conçu sur son déclin. - L'indice que le conflit n'est pas de cette espèce est li-vré, conformément à la nature de la Chose, dans le fait que les objets du conflit ne concernent pas les éléments essentiels de l'organisme de l'État mais des données plus spéciales et plus indifférentes, et que la passion qui pourtant s'attache à ce contenu devient passion partisane pour un simple intérêt sub-jectif, par exemple pour les places les plus élevées dans l'État. »

[122] Il est dit dans l'additif :

« La constitution est essentiellement un système de média-tion. » § 303. « L'état universel qui se consacre plus directement au service du gouvernement a immédiatement dans sa détermi-nation d'avoir l'universel pour but de son activité essentielle. Dans l'élément des états du pouvoir législatif, l'état privé ac-cède à une signification et à une efficace au plan politique. Or cet état ne peut apparaître ni comme une pure masse indistinc-te ni comme une multitude décomposée en ses atomes. Il ne peut apparaître que comme ce qu'il est déjà : distingué en l'état qui se fonde sur le rapport substantiel et en l'état qui se fonde sur les besoins particuliers et le travail qui les médiatise [...] C'est seulement ainsi que, sous cet angle, le particulier qui est réel dans l'État se rattache vraiment à l'universel. »

C'est ici que nous avons la solution de l'énigme : « Dans l'élément des états du pouvoir législatif, l'état privé accède à une signification

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politique. » Il va de soi que l'état privé accède à cette signification selon ce qu'il est, selon son articulation dans la société civile-bourgeoise (Hegel a déjà caractérisé l'état universel comme celui qui se consacre au gouvernement ; l'état universel est par conséquent représenté dans le pouvoir législatif parle pouvoir gouvernemental).

L'élément des états est la signification politique de l'état privé, de l'état non politique, une contradictio in adjecto [contradiction dans la détermination du concept]. Ou : dans l'état que décrit Hegel, l'état privé (plus largement en général la différence de l'état privé) a une signification politique. L'état privé appartient à l'essence, à la politi-que de cet État. Il lui donne par suite aussi une signification politique, c'est-à-dire une autre signification que sa signification réelle.

Dans la remarque il est dit :

« Cela va à l'encontre d'une autre représentation courante selon laquelle l'état privé, cependant qu'il est élevé à la partici-pation à la Chose universelle [123] dans le pouvoir législatif, de-vrait nécessairement apparaître en cela dans la forme des indi-vidus singuliers, soit que ceux-ci élisent des représentants pour cette fonction soit, même, que chacun doive exercer une voix. Cette vue atomistique, abstraite, disparaît déjà dans la famille comme dans la société civile-bourgeoise où l'individu singulier ne fait son apparition que comme membre d'un universel. Or l'État est essentiellement une organisation de membres qui pour soi sont des cercles et aucun moment n'est censé se mon-trer en lui comme une multitude inorganique. Le grand nombre comme pluralité d'individus singuliers, ce qu'on entend volon-tiers par peuple est sans doute un ensemble mais seulement en tant que multitude, masse sans forme dont le mouvement et le faire seraient précisément par là élémentaires, dénués de rai-son, barbares et redoutables. »

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« La représentation qui résout à nouveau en une multitude d'individus les communautés qui sont déjà présentes dans ces cercles, au moment où elles font leur entrée en scène dans le politique, c'est-à-dire au point de vue de l'universalité concrète la plus haute, maintient justement par là la vie civile-bourgeoise et la vie politique séparées l'une de l'autre, elle laisse pour ain-si dire cette dernière suspendue dans le vide puisque sa base ne serait que la singularité abstraite de l'arbitraire et de l'opi-nion, partant le contingent, et non une base ferme et valable de droit en soi et pour soi. » « Quoique dans les représentations de soi-disant théories une grande distance sépare les états de la société civile-bourgeoise en général et les états dans l'acception politique, la 1angue a pourtant conservé cette union qui de toute façon exis-tait antérieurement. »

« L'état universel qui se consacre plus directement au service du gouvernement. »

Hegel part de la présupposition que l'état universel se tient au « service du gouvernement ». Il lui subordonne l'intelligence univer-selle en tant qu'elle est « d'état et une constante de son état ».

[124] « Dans l'élément des états, etc. » La « signification et l'ef-ficace au plan politique de l'état privé sont une signification et une efficace particulières. L'état privé ne se change pas en l'état politi-que mais c'est au contraire à titre d'état privé qu'il accède à son ef-ficace et à sa signification politiques. Il n'a pas une efficace et une signification politiques tout court. Son efficace et sa signification politiques sont l'efficace et la signification politiques de l'état privé en tant qu'état privé. C'est par conséquent selon la différence des états de la société civile-bourgeoise seulement, que l'état privé peut faire son entrée dans la sphère politique. La différence des états de la société civile bourgeoise devient une différence politique.

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La langue déjà, dit Hegel, exprime l'identité des états de la socié-té civile-bourgeoise et des états dans l'acception politique, une syn-thèse « qui, de toute façon, existait antérieurement » et par consé-quent, devrait-on conclure, n'existe plus maintenant.

Hegel trouve que « sous cet angle le particulier qui est réel dans l'État se rattache vraiment à l'universel ». La séparation de la « vie civile-bourgeoise et de la vie politique » est censée être abrogée et l'« identité » des deux posée de cette façon.

Hegel s'appuie là-dessus :

« Dans ces cercles-là » (famille et société civile-bourgeoise) « des communautés sont déjà présentes. » Comment peut-on vouloir résou-dre de nouveau celles-ci en une multitude d'individus « au moment où elles font leur entrée en scène au plan politique, c'est-à-dire au point de vue de l'universalité concrète la plus haute » ?

Il est important de suivre minutieusement ce développement.

Le point culminant de l'identité hégélienne était, comme Hegel lui-même l'accorde, le moyen âge. Alors les états de la société civile en général et les états dans l'acception politique étaient identiques. On peut exprimer de cette façon l'esprit du moyen âge : les états de la société civile et les états dans l'acception politique étaient identiques parce que la société civile était la société politique : parce que le prin-cipe organique de la société civile était le principe de l'État.

Seulement, Hegel part de la séparation de la « société civile-bourgeoise » et de « l'État politique » considérés comme deux termes fermes dans leur opposition, deux sphères réellement distinctes. Cet-te séparation existe au reste réellement dans l'État moderne. L'iden-tité des états de la société civile et des états politiques était l'ex-pression de l'identité de la société civile et de la société politique. Cette identité a disparu. Hegel présuppose sa disparition. « L'identité [125] des états de la société civile et des états politiques », si elle exprimait la vérité, ne pourrait plus être par conséquent qu'une ex-pression de la séparation de la société civile et de la société politi-que ! Ou, bien plutôt : c'est seulement la séparation des états de la

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société civile et des états politiques 22 qui exprime le vrai rapport de la société moderne : civile-bourgeoise et politique.

Deuxièmement : Hegel traite ici d'états politiques dans un sens tout autre que celui qu'avaient ces états politiques du moyen âge dont on énonce l'identité avec les états de la société civile.

Toute leur existence était politique : leur existence était l'exis-tence de l'État. Leur activité législative, le vote de l'impôt pour l'Em-pire, n'étaient qu'une émanation particulière de leur signification et de leur efficace politiques universelles. Leur état était leur État. Le rapport à l'Empire n'était qu'un rapport de transaction de ces diffé-rents États avec la nationalité, car l'État politique, à la différence de la société civile n'était rien d'autre que la représentation de la natio-nalité. La nationalité était le point d'honneur *, le sens politique (deux mots grecs) [par excellence] de ces différentes corporations, etc. et c'est à elle seulement que se rapportaient les impôts, etc. Tel était le rapport à l'Empire des états législateurs. Un rapport semblable pré-sidait au comportement des états à l'intérieur des principautés parti-culières. La principauté, la souveraineté était ici un état particulier qui avait certains privilèges mais était tout autant gêné par les privi-lèges des autres états. (Chez les Grecs la société civile était esclave de la société politique.) L'efficace législatrice universelle des états de la société civile n'était en aucune façon une accession de l'état privé à une signification et une efficace au plan politique, mais bien plutôt au contraire une simple émanation de leur signification et effi-cace au plan politique dans leur réalité et leur universalité. Leur en-trée en scène comme puissance législatrice était simplement un com-plément de leur puissance souveraine et gouvernante (exécutive) ; c'était bien plutôt leur accession à l'Affaire tout universelle en tant que chose privée, leur accession à la souveraineté considérée comme état privé. Au moyen âge, les états de la société civile étaient en mê-me temps législateurs en tant qu'états de la société civile de cette

22 Marx écrit seulement : la séparation de la société civile-

bourgeoise et de la société politique.

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sorte parce qu'ils n'étaient pas des états privés ou parce que les états privés étaient des états politiques. Les états du moyen âge, comme élément socio-corporativement [126] politique, n'accédaient pas à une détermination nouvelle. Ils ne sont pas devenus socio-corporativement politiques parce qu'ils participaient à la législation mais c'est au contraire parce qu'ils étaient socio-corporativement politiques qu'ils participaient à la législation. Qu'est-ce que cela a alors de commun avec l'état privé de Hegel, dont la promotion à titre d'élément législateur est un coup d'éclat politique, une disposition extatique, une signification et une efficace politiques à part, frappan-tes, extraordinaires ?

On trouve rassemblé dans ce développement toutes les contradic-tions de la présentation hégélienne.

1. Hegel a présupposé la séparation de la société civile-bourgeoise et de l'État politique (situation moderne) et l'a développée comme moment nécessaire de l'Idée, absolue vérité de raison. Il a présenté l'État politique dans sa figure moderne de séparation des différents pouvoirs. À l'État agissant réel il a donné comme corps la bureaucra-tie, et cette bureaucratie, il l'a sur-ordonnée, comme l'esprit qui sait, au matérialisme de la société civile-bourgeoise. Il a opposé l'universel de l'État, qui est en soi et pour soi, à l'intérêt particulier et au besoin de la société civile-bourgeoise. En un mot : il expose partout le conflit de la société civile-bourgeoise et de l'État.

2. Hegel oppose la société civile-bourgeoise comme état privé à l'État politique.

3. Il caractérise l'élément des états du pouvoir législatif comme pur formalisme politique de la société civile-bourgeoise. Il le caracté-rise comme un rapport de réflexion de la société civile-bourgeoise sur l'État et comme un rapport de réflexion qui n'altère pas l'essence de l'État. Un rapport de réflexion est aussi la plus haute identité entre des termes essentiellement différents.

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D'un autre côté, Hegel :

1. ne veut faire apparaître la société civile-bourgeoise, dans son auto constitution comme élément législateur, ni comme une simple masse indistincte, ni comme une multitude décomposée en ses atomes. Il ne veut pas de séparation de la vie civile-bourgeoise et de la vie politique.

2. Il oublie qu'il s'agit d'un rapport de réflexion et il fait des états de la société civile-bourgeoise considérés comme tels des états politiques, mais derechef seulement du côté du pouvoir législatif, de sorte que leur efficace même est la preuve de la séparation.

Il fait de l'élément des états l'expression de la séparation, mais cet [127] élément est censé en même temps être le représentant d'une identité qui n'existe pas. Hegel sait la séparation de la société civile-bourgeoise et de l'État politique mais il veut qu'à l'intérieur de l'État soit exprimée son unité, et cela est censé être mis en œuvre de telle façon que les états de la société civile-bourgeoise forment en même temps, en tant que tels, l'élément des états de la société légi-slative. (Cf. XIV, X 23.)

§ 304. « L'élément d'états socio-corporativement politique contient en même temps dans sa propre détermination la diffé-rence entre les états sociaux déjà présente dans les sphères antérieures. Sa position tout d'abord abstraite, à savoir celle de l'extrême de l'universalité empirique face au principe du prince ou principe monarchique en général, situation qui com-porte seulement la possibilité de l'accord et partant aussi la possibilité d'une opposition hostile -, cette position abstraite ne se change en rapport raisonnable (en syllogisme, cf. remar-que au § 302) que de ce que sa médiation vient à l'existence.

23 Les chiffres XIV et X renvoient aux cahiers correspondants du

manuscrit pp. 88-92 et 70-74 du présent ouvrage.

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De même que, du côté du pouvoir du prince, le pouvoir gouver-nemental (§ 300) a déjà cette détermination, il faut nécessai-rement aussi que du côté des états un moment de ceux-ci soit tourné vers la détermination d'exister essentiellement comme moment du médian. » § 305. « L'un des états de la société civile-bourgeoise contient le principe qui est capable pour soi d'être constitué en cette relation politique : l'état de la vie éthique naturelle qui a pour base la vie de famille et, eu égard à la subsistance, la pos-session foncière, partant, eu égard à sa particularité a, en commun avec le prince, un vouloir qui repose sur soi et la dé-termination de nature que l'élément du prince inclut en lui. » § 306. « Il est en outre plus précisément constitué pour la position et signification politiques dans la mesure où sa fortune est tout aussi indépendante de la fortune de l'État que de l'in-sécurité de l'industrie, de la passion du gain et de l'instabilité de la propriété en général - [128] aussi indépendante de la fa-veur du pouvoir gouvernemental que de la faveur de la multitude - et même qu'elle est établie à l'encontre de l'arbitraire pro-pre : en effet les membres de cet état qui ont été appelés à cette détermination sont privés du droit qu'ont les autres ci-toyens, partie de disposer librement de toute leur propriété, partie de savoir qu'elle passe à leurs descendants selon l'égali-té de l'amour pour les enfants ; la fortune devient ainsi un bien héréditaire inaliénable grevé d'un majorat. » Additif. « Cet état a un vouloir qui subsiste davantage pour soi. Dans l'ensemble, l'état des propriétaires de biens fonciers se distinguera en la partie formée et cultivée de ce même état et en l'état des paysans. Cependant s'opposent à l'une et l'au-tre espèce l'état de l'industrie, en ce qu'il est celui qui dépend du besoin et qu'il lui est assigné, et l'état universel en tant qu'il est essentiellement l'état dépendant de l'État. La sécuri-té et la solidité de cet état peuvent encore être accrues par l'institution du majorat, institution qui n'est pourtant souhai-

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table que sous l'angle politique, en ce qu'elle est liée à un sacri-fice pour un but politique qui est que l'aîné puisse vivre d'une vie indépendante. Le fondement du majorat réside en ceci : l'État n'est pas censé compter sur la simple possibilité de la disposition d'esprit mais au contraire sur ce qui est nécessaire. Cela étant, la disposition d'esprit n'est pas, il est vrai, atta-chée à une fortune mais il y a une corrélation relativement né-cessaire : celui qui a une fortune autonome n'est pas limité par des circonstances extérieures et peut en ce sens entrer en scène et agir pour l'Etat sans entraves. Là où cependant font défaut des institutions politiques, la fondation et la protection de majorats n'est rien de moins qu'une chaîne qui est mise à la liberté du droit privé et qui, ou requiert de manière nécessaire un supplément de sens politique, ou va au-devant de sa dissolu-tion. » § 307. « De cette façon, le droit de cette partie de l'État substantiel est certes fondé d'un côté sur le principe naturel de la famille, mais ce dernier [129] est en même temps perverti par de durs sacrifices consentis à la fin politique, moyennant quoi cet état est essentiellement assigné à l'activité qui vise cette fin, s'y trouvant, par voie de conséquence appelé de droit par la naissance sans qu'intervienne la contingence d'un choix. Il occupe par là la position ferme, substantielle entre l'arbi-traire subjectif ou la contingence des deux extrêmes, et de même qu'il porte en lui [...] une image du moment du pouvoir du prince, il partage aussi avec l'autre extrême, pour le reste, les mêmes besoins et les mêmes droits ; il est ainsi en même temps soutien du trône et de la société. »

Hegel est venu à bout de son tour d'adresse : les pairs nés, le bien héréditaire, etc., etc., ces « soutiens du trône et de la société », il les a développés à partir de l'Idée absolue.

Ce qui est plus profond chez Hegel c'est qu'il éprouve la sépara-tion de la société civile-bourgeoise et de la société politique comme une contradiction. Mais ce qui est faux est qu'il se contente de cette

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apparence de solution et qu'il fait passer cette apparence pour la Chose même, les « soi-disant théories » par lui méprisées exigeant en revanche la séparation des états de la société civile-bourgeoise et des états politiques. Et elles l'exigent à bon droit, car elles expriment une conséquence de la société moderne, l'élément politique des états n'étant justement ici rien autre chose que l'expression de fait du rapport réel de l'État et de la société civile-bourgeoise, leur sépara-tion.

La chose dont il s'agit, Hegel ne l'a pas appelée par son nom : c'est la controverse entre constitution représentative et constitution d'états. La constitution représentative est un grand progrès parce qu'elle est l'expression ouverte, non falsifiée, conséquente de la si-tuation moderne de l'État. Elle est la contradiction non cachée.

Avant d'aborder la chose elle-même, jetons encore une fois un re-gard sur la présentation hégélienne.

« Dans l'élément des états du pouvoir législatif, l'état privé accède à une signification politique. »

Antérieurement (§ 301 Remarque) il était dit :

« La détermination propre du concept des états est donc à chercher en ceci : en eux... l'intelligence [130] propre et la vo-lonté propre à la sphère qui a été appelée dans cette présenta-tion société civile-bourgeoise viennent à l'existence en relation à l'État. »

Si nous résumons cette détermination, il s'ensuit : « La société ci-vile-bourgeoise est l'état privé », ou l'état privé est l'état immédiat, essentiel, concret de la société civile-bourgeoise. C'est seulement dans l'élément des états du pouvoir législatif qu'elle reçoit « signifi-cation et efficace politiques ». C'est là quelque chose de nouveau qui

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s'ajoute à elle, une fonction particulière car, en tant qu'état privé, son caractère exprime justement son opposition à la signifiance et à l'efficace politiques, la privation du caractère politique, il exprime que la société civile-bourgeoise est en soi et pour soi sans significa-tion ni efficace politiques. L'état privé est l'état de la société civile-bourgeoise, ou la société civile-bourgeoise est l'état privé. Par suite aussi Hegel est cohérent quand il exclut l'« état universel » de l'« élément des états du pouvoir législatif ».

« L'état universel qui se consacre plus directement au servi-ce du gouvernement a immédiatement dans sa détermination d'avoir l'universel pour but de son activité essentielle. »

Cela, la société civile-bourgeoise ou l'état privé ne l'a pas pour sa détermination. Son activité essentielle n'a pas la détermination et destination d'avoir l'universel pour but ou : son activité essentielle n'est pas une détermination de l'universel, n'est pas une détermina-tion universelle. L'état privé est l'état de la société civile-bourgeoise contre l'État. L'état de la société civile-bourgeoise n'est pas un état politique.

En caractérisant la société civile-bourgeoise comme état privé, Hegel a défini les différences d'états de la société civile-bourgeoise comme des différences non politiques, il a défini la vie civile-bourgeoise et la vie politique comme hétérogènes, voire comme des contraires. Comment alors poursuit-il ?

« Or cet état ne peut apparaître ni comme une pure masse indistincte, ni comme une multitude décomposée en ses atomes. Il ne peut apparaître que comme ce qu'il est déjà : distingué en l'état qui se fonde sur le rapport substantiel et en l'état qui se fonde sur les [131] besoins particuliers et le travail qui les mé-diatise (§ 201 et suiv.). C'est seulement ainsi que, sous cet an-

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gle, le particulier qui est réel dans l'État se rattache vraiment à l'universel. » [§ 303.]

La société civile-bourgeoise (l'état privé) ne peut assurément pas apparaître, dans l'activité de ses états législateurs comme « pure masse indistincte » : en effet, la « pure masse indistincte » existe seulement dans la « représentation », dans l'« imagination » mais non dans la réalité. Ce qu'il y a ici, ce sont seulement des masses contin-gentes, plus grandes ou plus petites (villes, bourgs, etc.). Ces masses ou cette masse n'apparaît pas seulement comme, mais au contraire est partout realiter « une multitude décomposée en ses atomes » et c'est en tant que cette atomistique qu'elle doit nécessairement appa-raître et entrer en scène dans son activité d'états socio-corporativement politique. L'état privé, la société civile-bourgeoise ne peut pas ici apparaître « comme ce qu'il est déjà ». Qu'est-ce qu'il est déjà en effet sinon état privé, c'est-à-dire opposition à l'État et séparation d'avec l'État ? Pour accéder à la « signification et l'effi-cace politiques », il lui faut bien plutôt se renoncer soi-même en tant que ce qu'il est déjà, en tant qu'état privé. C'est seulement par là précisément qu'il obtient sa « signification et son efficace politi-ques ». Cet acte politique est une totale transsubstantiation. Il faut qu'en lui la société civile-bourgeoise se départisse totalement d'elle-même comme société civile-bourgeoise, en tant qu'état privé, qu'elle fasse valoir une partie de son essence qui non seulement n'a aucune communauté avec l'existence civile-bourgeoise réelle de son essence mais lui est encore directement opposée.

C'est ici qu'apparaît sur l'individu singulier ce qu'est la loi univer-selle. Société civile-bourgeoise et État sont séparés. Sont aussi sépa-rés par conséquent le citoyen (le membre de l'État) et le bourgeois, le membre de la société civile-bourgeoise. Il lui faut donc entreprendre avec lui-même une diremption a essentielle. Dans sa réalité de bour-geois, il se trouve dans une double organisation : l'organisation bu- a [Tel quel dans le livres. JMT.]

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reaucratique (celle-ci est une détermination formelle extérieure de l'au-delà étatique, du pouvoir gouvernemental, qui ne le touche pas, ni lui ni sa réalité autonome), l'organisation sociale, l'organisation de la société civile-bourgeoise. Or, dans celle-ci, en tant qu'homme privé, il est extérieur à l'État. Elle ne touche pas l'État politique considéré comme tel. La première est une organisation d'État pour laquelle il ne cesse pas de délivrer la matière. [132] La seconde est une organisa-tion civile-bourgeoise dont la matière n'est pas l'État. Dans la pre-mière, l'État se comporte à son égard et se rapporte à lui comme son opposé formel, dans la seconde c'est lui-même qui se comporte vis-à-vis de l'État et se rapporte à lui comme son opposé matériel. Ainsi, pour se comporter comme citoyen réel, obtenir signification et effi-cace politiques, il lui faut sortir de sa réalité civile-bourgeoise, faire abstraction d'elle et se retirer de toute cette organisation pour ren-trer dans son individualité. La seule existence en effet que ce bour-geois trouve pour sa citoyenneté politique est son individualité pure et nue : l'existence de l'État comme gouvernement est fin prête sans lui et son existence est fin prête sans l'État. Ce n'est que dans la contradiction avec ces seules communautés existantes, ce n'est qu'à titre d'individu qu'il peut être citoyen de l'État. Son existence com-me citoyen est une existence qui a son lieu en dehors de ses existen-ces communautaires, qui est partant purement individuelle. Le « pou-voir législatif » en tant que « pouvoir » est bien d'abord l'organisa-tion, le corps collectif qu'il est censé maintenir. Avant le « pouvoir législatif », la société civile-bourgeoise, l'état privé n'existe pas comme organisation politique, et afin qu'il accède à l'existence en tant qu'une telle organisation, il faut nécessairement que son organi-sation réelle, la vie civile-bourgeoise dans sa réalité, soit posée com-me non existante, l'élément des états du pouvoir législatif ayant jus-tement pour détermination de poser, comme non existant, l'état pri-vé, la société civile-bourgeoise. La séparation de la société civile-bourgeoise et de l'État politique apparaît nécessairement comme une séparation du membre (bourgeois) de la société politique, du citoyen, d'avec la société civile-bourgeoise, d'avec sa réalité réelle propre, empirique, car, en tant qu'idéaliste de l'État, il est une essence tout

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autre, qui diverge d'avec sa réalité, en est différente, lui est opposée. La société civile-bourgeoise met en œuvre ici, à l'intérieur d'elle-même, le rapport de l'État et de la société civile-bourgeoise qui exis-te déjà de l'autre côté comme bureaucratie. Dans l'élément des états, l'universel devient réellement pour soi ce qu'il est en soi, c'est-à-dire : l'opposé du particulier. Le bourgeois citoyen doit nécessaire-ment se défaire de son état, de la société civile-bourgeoise, de l'état privé pour accéder jusqu'à la signification et l'efficace politiques, car c'est justement cet état qui se tient entre l'individu et l'État politi-que.

Si Hegel met déjà en opposition à l'État politique le tout de la so-ciété civile-bourgeoise comme état privé, il va sans dire [133] que les différenciations à l'intérieur de l'état privé, que les différents états à l'intérieur de la société civile-bourgeoise n'ont en relation à l'État qu'une signification privée, non une signification politique. Car les dif-férents états de la société civile-bourgeoise sont simplement la réali-sation, l'existence du principe, la réalisation et l'existence de l'état privé en tant que principe de la société civile-bourgeoise. Or, s'il faut que le principe soit abrogé, il va sans dire que les diremptions inté-rieures à ce principe sont, pour l'État politique, plus inexistantes en-core.

« C'est seulement ainsi », dit Hegel en conclusion du para-graphe, « que, sous cet angle, le particulier qui est réel dans l'État se rattache vraiment à l'universel. »

Mais Hegel confond ici l'État considéré comme le tout de l'exis-tence d'un peuple et l'État politique. Ce particulier-là n'est pas le « particulier dans » mais bien plutôt au contraire « hors de l'État », à savoir de l'État politique. Non seulement il n'est pas « le particulier réel dans l'État » mais encore il est la « non réalité de l'État ». Hegel veut développer que les états de la société civile-bourgeoise sont les états politiques et, pour le démontrer, il insinue que les états de la

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société civile-bourgeoise sont la « particularisation de l'État politi-que », c'est-à-dire que la société civile-bourgeoise est la société poli-tique. L'expression : « Le particulier dans l'État » ne peut avoir ici de sens que si elle signifie : « la particularisation de l'État. » Hegel choi-sit par mauvaise conscience l'expression indéterminée. Non seulement il a lui-même développé le contraire, mais il le confirme lui-même en-core dans ce paragraphe en désignant la société civile-bourgeoise comme « état privé ». Très prudente aussi la détermination : le parti-culier se « rattache » à l'universel. On peut rattacher les choses les plus hétérogènes. Mais il ne s'agit pas ici d'un passage qui s'opère petit à petit dans la continuité, mais au contraire d'une transsubstan-tiation et il ne sert de rien de ne point vouloir voir cette cassure par-dessus laquelle on fait le saut et que ce saut même démontre.

Hegel dit dans la Remarque :

« Cela va à l'encontre d'une autre représentation courante », etc. Nous avons montré précisément combien cette représentation cou-rante est conséquente, nécessaire, est une « représentation nécessai-re du développement du peuple aujourd'hui », et combien [134] la re-présentation de Hegel, quelque courante qu'elle soit dans certains cercles, n'en est pas moins une non vérité. Revenant à la représenta-tion courante, Hegel dit :

« Cette vue atomistique, abstraite disparaît déjà dans la famille », etc., etc. « Or l'État est », etc. Abstraite assurément, elle l'est, cet-te vue, mais elle est l' « abstraction » de l'État politique, tel que He-gel lui-même le développe. Atomistique, elle l'est aussi, mais elle est l'atomistique de la société elle-même. La « vue » ne peut être concrè-te si l'objet de la vue est « abstrait ». L'atomistique dans laquelle la société civile-bourgeoise se précipite dans son acte politique provient nécessairement de ce que la communauté, l'essence communiste au sein de laquelle l'individu singulier existe, la société civile-bourgeoise est séparée de l'État, c'est-à-dire de ce que l'État politique est une abstraction de cette société.

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Cette vue atomistique, bien que disparaissant déjà dans la famille et peut-être aussi dans la société civile ( ? ?) fait retour dans l'État politique, justement parce qu'il est une abstraction de la famille et de la société civile-bourgeoise. Et la même chose inversement. Ce n'est pas en exprimant le caractère aliénant de ce phénomène que Hegel a pour autant fait disparaître l'aliénation.

« La représentation », est-il dit en outre, « qui résout à nou-veau en une multitude d'individus les communautés qui sont dé-jà présentes dans ces cercles dans le temps qu'elles font leur entrée en scène dans le politique, c'est-à-dire au point de vue de l'universalité concrète la plus haute, maintient justement par là la vie civile-bourgeoise et la vie politique séparées l'une de l'autre et laisse pour ainsi dire cette dernière suspendue dans les airs, puisque sa base ne serait que la singularité abs-traite de l'arbitraire et de l'opinion, partant le contingent et non une base ferme et valable de droit en soi et pour soi. » [§ 303.]

Cette représentation ne maintient pas séparées la vie civile-bourgeoise et la vie politique. Elle est simplement la représentation d'une séparation réellement existante.

Cette représentation ne suspend pas la vie politique dans les [135] airs, mais c'est la vie politique qui est la vie aérienne, la région éthé-rée de la société civile-bourgeoise.

Considérons maintenant le système par états et le système repré-sentatif·

C'est un progrès de l'histoire qui a changé les états politiques en états sociaux, de sorte que, de même que les chrétiens sont égaux dans le ciel et inégaux sur terre, les membres du peuple pris chacun dans leur singularité sont égaux dans le ciel de leur monde politique et inégaux dans l'existence terrestre de la société. À proprement par-ler, la transformation des états politiques en états civils s'est passée

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dans la monarchie absolue. La bureaucratie fit prévaloir l'idée de l'unité contre les différents États dans l'État. Cependant même à côté de la bureaucratie du pouvoir gouvernemental absolu, la diffé-rence sociale des états demeurait une différence politique, une diffé-rence politique à l'intérieur et à côté de la bureaucratie du pouvoir gouvernemental absolu. C'est seulement la Révolution française qui a achevé la transformation des états politiques en états sociaux : elle fit des différences, des états de la société civile, des différences seulement sociales, des différences de la vie privée qui sont sans si-gnification dans la vie politique. Ainsi était accomplie la séparation de la vie politique et de la société civile-bourgeoise.

Par là, les états de la société civile se transformèrent également : la société civile par sa séparation d'avec la société politique était de-venue autre. D'état au sens du moyen âge il n'en demeura plus qu'à l'intérieur de la bureaucratie même, où la position civile et la position politique sont immédiatement identiques, face à quoi la société civile-bourgeoise se pose comme état privé. La différence des états n'est plus ici une différence du besoin et du travail considérés comme corps indépendant. L'unique différence universelle, superficielle et formelle est ici seulement encore celle de la ville et de la campagne. Mais à l'intérieur de la société elle-même, la différence s'élabora en cercles mobiles, non fixés, dont le principe est l'arbitraire. Argent et culture sont ici les deux critères capitaux. Nous n'avons pas pourtant à déve-lopper ce point ici : il ressortit à la critique de la présentation hégé-lienne de la société civile-bourgeoise. L'état de la société civile-bourgeoise n'a ni le besoin, c'est-à-dire un moment naturel, ni la poli-tique pour son principe. Il est un partage de masses qui se forment d'une manière fugitive et dont la formation même est une formation arbitraire et non une organisation.

[136] Ce qui est caractéristique c'est seulement que l'absence de possession et l'état du travail immédiat, du travail concret, forment moins un état de la société civile-bourgeoise que le sol sur lequel re-posent et se meuvent les cercles de cette société. L'état proprement dit où viennent à coïncidence position politique et position civile, est

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seulement celui des membres du pouvoir gouvernemental. L'état dans la société de maintenant montre déjà sa différence d'avec l'ancien état de la société civile en ce qu'il n'est plus comme autrefois quelque chose de communautaire, dont la communauté intègre l'individu, mais que c'est au contraire, partie le hasard, partie le travail, etc. de l'in-dividu, qui font qu'il se maintienne ou non dans son état, un état qui n'est lui-même à nouveau qu'une détermination extérieure de l'indivi-du, car, pas plus qu'il n'est inhérent à son travail, il ne se rapporte à l'individu comme une communauté qui est objective, organisée selon des lois bien arrêtées et entretenant avec lui des relations bien fixées. Il se situe bien plutôt dans une absence totale de relation ré-elle à son faire substantiel, à son état réel. Le médecin ne forme pas un état particulier dans la société civile-bourgeoise ; tel marchand appartient à un autre état que tel autre marchand, à une autre posi-tion sociale : de même en effet qu'elle a fait de la société politique, la société civile-bourgeoise s'est séparée à l'intérieur d'elle-même en l'état et la position sociale, même si maintes relations aussi intervien-nent entre les deux. Le principe de l'état civil, c'est-à-dire de la so-ciété civile-bourgeoise est la jouissance et la capacité de jouir. Dans sa signification politique, le membre de la société civile-bourgeoise se défait de son état, de sa position privée réelle. C'est ici seulement qu'il signifie homme : que sa détermination comme membre de l'Etat, comme essence sociale, apparaît comme sa détermination humaine. C'est qu'en effet toutes les autres déterminations qui sont les sien-nes dans la société civile-bourgeoise apparaissent comme inessentiel-les à l'homme, à l'individu, comme des déterminations extérieures qui sont certes nécessaires pour son existence dans le tout, c'est-à-dire comme un lien avec ce tout, mais un lien qu'il peut aussi bien rejeter à nouveau. (La société civile-bourgeoise actuelle est le principe de l'in-dividualisme mené à son terme, l'existence individuelle est la fin der-nière ; activité, travail, contenu, etc. sont seulement des moyens.)

La constitution par états, là où elle n'est pas une tradition du moyen âge, est la tentative, partie dans la sphère politique elle-même, de re-précipiter l'homme dans les bornes de sa sphère privée, [137]

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de faire de sa particularité sa conscience substantielle et, du fait que la différence des états existe politiquement, de faire qu'elle soit à nouveau une différence sociale.

L'homme réel est l'homme privé de la constitution politique actuel-le.

L'état signifie tout simplement que la différence, la séparation sont ce dont subsiste l'individu singulier. Au lieu que son mode de vie, son activité, etc. fasse de lui un membre, une fonction de la société civile, il fait de lui une exception à la société, il est son privilège. Que cette différence ne soit pas seulement une différence individuelle mais qu'elle se fixe au contraire comme communauté, état, corpora-tion, non seulement cela n'abroge pas sa nature exclusive mais ne fait au contraire que l'exprimer. Au lieu que la fonction singulière soit fonction de la société, la société fait plutôt de la fonction singulière une société pour soi.

Ce n'est pas seulement que l'état est basé sur la séparation de la société comme sur sa loi dominante : il sépare l'homme de son essence universelle, il fait de lui un animal qui coïncide immédiatement avec sa déterminité. Le moyen âge est le bestiaire de l'humanité, sa zoologie.

L'époque moderne, la civilisation commet la faute inverse. Elle sé-pare l'essence objective de l'homme comme quelque chose de seule-ment extérieur, matériel. Elle ne prend pas le contenu de l'homme comme la réalité vraie de celui-ci.

Le reste sur ce thème est à développer dans la section : « société civile-bourgeoise ». Nous en arrivons à :

§ 304. « L'élément des états socio-corporativement politi-que contient en même temps dans sa signification 24 propre la différence des états déjà présente dans les sphères antérieu-res. »

24 Chez Hegel : détermination.

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Nous avons déjà montré que « la différence des états déjà pré-sente dans les sphères antérieures » n'a pas la moindre signification pour la sphère politique ou a la seule signification d'une différence privée, donc non politique. Mais, selon Hegel, elle n'a pas ici non plus sa « signification déjà présente » (la signification qu'elle a dans la société civile-bourgeoise) : c'est au contraire 1'« élément des [138] états socio-corporativement politique » qui, en faisant passer en lui cette différence, affirme son essence et, immergée dans la sphère politique, cette différence reçoit une signification « propre » qui res-sortit à cet élément et non pas à elle-même.

Quand l'articulation de la société civile était encore politique et que l'État politique était la société civile, cette séparation, le dou-blement de la signification des états, n'existait pas. Ils ne signifiaient pas telle chose dans le monde civil et telle autre chose dans le monde politique. Ils ne prenaient pas une signification dans le monde politique mais se signifiaient eux-mêmes. Le dualisme de la société civile-bourgeoise et de l'État politique, que la constitution par états croit résoudre par une réminiscence, se produit dans cette constitution même en ceci que la différence des états (l'être-différencié de la société civile-bourgeoise en elle-même) reçoit dans la sphère politique une signification autre que dans la sphère civile. Il y a ici apparem-ment identité, le même sujet, mais dans une détermination essentiel-lement différente, par conséquent un sujet véritablement double, et cette identité illusoire - (elle est certes déjà illusoire parce que, s'il est vrai que le sujet réel, l'homme, demeure égal à lui-même dans les différentes déterminations de son être, qu'il ne perd pas son identi-té, ce n'est pas ici l'homme qui est sujet, mais l'homme est au contraire identifié à un prédicat, l'état, et l'on affirme en même temps qu'il est dans cette déterminité déterminée et dans une autre déterminité, qu'il est à titre de cette réalité bornée, exclusive, dé-terminée, un autre que cette réalité bornée) - cette identité illusoire, c'est de l'artifice de la réflexion qu'elle se soutient : une première fois la différence civile des états comme telle reçoit une détermina-

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tion qui est censée ne lui venir d'abord que de la sphère politique, l'autre fois inversement, c'est la différence des états dans la sphère politique qui reçoit une détermination qui provient non de la sphère politique mais au contraire du sujet de la sphère civile. Pour présenter l'un des deux sujets bornés, l'état déterminé (la différence des états) comme le sujet essentiel des deux prédicats, c'est-à-dire pour démontrer l'identité des deux prédicats, ils sont tous les deux trai-tés par mystification et développés dans une forme double, indéter-minée et illusoire.

C'est ici le même sujet qui est pris dans des significations diffé-rentes, mais la signification n'est pas l'autodétermination ; elle est au contraire une détermination allégorique attribuée faussement par substitution. On pourrait prendre pour la même signification un autre sujet concret, on pourrait, pour le même sujet, prendre [139] une au-tre signification. La signification que la différence des états au plan civil reçoit dans la sphère politique ne procède pas de cette différen-ce, mais de la sphère politique : aussi cette différence pourrait-elle avoir ici encore une autre signification, comme ce fut en effet histo-riquement le cas. Et réciproquement. C'est là manière non critique, mystique d'interpréter une ancienne vision du monde dans le sens d'une nouvelle, ce par quoi elle n'est rien autre chose qu'une malen-contreuse bâtardise où la forme ment à la signification et où la signi-fication ment à la forme, où ni la forme ne parvient à sa signification et à la forme réelle, ni la signification à la forme et à la signification réelle. Cette non-critique, ce mysticisme est aussi bien l'énigme des constitutions modernes, (mot grec) [par excellence] des constitutions par états) que le mystère de la philosophie hégélienne et principale-ment de la philosophie du droit et de la philosophie de la religion.

La meilleure façon de se libérer de cette illusion est de prendre la signification pour ce qu'elle est, pour la détermination proprement dite, de faire de cette détermination considérée comme telle, le sujet et de comparer alors si le sujet qui prétendument est le sien est son prédicat réel, s'il présente son essence et sa vraie réalisation.

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« Sa » (celle de l'élément des états socio-corporativement politique) « position tout d'abord abstraite, à savoir celle de l'extrême de l’universalité empirique face au principe du prince ou principe monarchique en général, - position qui comporte seu-lement la possibilité de l'accord et partant aussi la possibilité d'une opposition hostile - cette position abstraite ne se change en rapport raisonnable (en syllogisme, cf. Remarque au § 302) que de ce que sa médiation vient à l'existence. »

Nous avons déjà vu que les états constituent, en commun avec le pouvoir gouvernemental, le médian entre le principe monarchique et le peuple, entre la volonté de l'État telle qu'elle existe sous les espèces d'une volonté empirique et telle qu'elle existe sous les espèces de beaucoup de volontés empiriques, entre la singularité empirique et l'universalité empirique. Il était nécessaire que Hegel déterminât la volonté du prince comme singularité empirique, de même qu'il avait déterminé la volonté de la société civile-bourgeoise [140] comme uni-versalité empirique. Cependant il n'exprime pas l'opposition dans tou-te son acuité.

Hegel poursuit :

« De même que, du côté du pouvoir du prince, le pouvoir gou-vernemental (§ 300) a déjà cette détermination, il faut néces-sairement aussi que, du côté des états, un moment de ceux-ci soit tourné vers la détermination d'exister essentiellement comme moment du médian. »

Seulement voilà : les vrais opposés sont le prince et la société civi-le-bourgeoise. Et, nous l'avons déjà vu : l'élément des états a du côté du peuple la même signification que le pouvoir gouvernemental a du côté du prince. Alors que ce dernier se ramifie dans un mouvement circulaire qui est d'émanation, celui-là se condense en une édition

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miniature, car c'est uniquement avec le peuple en miniature * que la monarchie constitutionnelle se peut concilier. L'élément des états est, du côté de la société civile-bourgeoise, absolument la même abs-traction de l'État politique que le pouvoir gouvernemental du côté du prince. Il semble donc que la médiation soit entièrement accomplie. Les deux extrêmes ont fait abandon de leur rigidité, fait se ren-contrer l'ardeur de leur essence particulière et le pouvoir législatif, dont les éléments sont tout aussi bien le pouvoir gouvernemental que les états, ne paraît pas d'abord avoir à faire venir la médiation à l'existence, mais être au contraire lui-même la médiation déjà parve-nue à l'existence. Hegel a déjà également caractérisé cet élément des états conjoint au pouvoir gouvernemental comme le médian entre peu-ple et prince (de même l'élément des états comme le médian entre société civile-bourgeoise et gouvernement, etc.). Le rapport raisonna-ble, le syllogisme parait par conséquent être fin prêt. Le pouvoir légi-slatif, le médian est un mixtum compositum des deux extrêmes, du principe du prince et de la société civile-bourgeoise, de la singularité empirique et de l'universalité empirique, du sujet et du prédicat. He-gel saisit d'une façon générale le syllogisme comme médian, comme un mixtum compositum. On peut dire que font leur apparition dans son développement du syllogisme de la raison, toute la transcendance et tout le dualisme mystique de son système. Le médian est le fer de bois, la contradiction étouffée entre universalité et singularité.

[141] En ce qui concerne tout ce développement, nous ferons d'abord cette remarque : la « médiation » que Hegel veut instaurer ici n'est pas une exigence qu'il dériverait de l'essence du pouvoir législa-tif, de la détermination propre de ce pouvoir : elle résulte bien plutôt de ce qu'on a égard à une existence qui se situe à l'extérieur de sa détermination essentielle. C'est une construction en égard à. Le pou-voir législatif surtout n'est développé qu'eu égard à un troisième. C'est par suite surtout la construction de son existence formelle qui requiert toute l'attention. Le pouvoir législatif est construit de ma-nière très diplomatique. Cela s'ensuit de la position politique fausse, illusoire (mots grecs) [par excellence], que le pouvoir législatif occupe

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dans l'État moderne (dont Hegel est l'interprète). Il s'ensuit à l'évi-dence que cet État n'est pas un vrai État parce qu'il faut qu'en lui les déterminations politiques, dont l'une est le pouvoir législatif, soient considérées non en soi et pour soi, non théoriquement mais pratique-ment, non comme des déterminations autonomes mais comme des puis-sances entachées d'un opposé, non à partir de la nature de la chose mais conformément aux règles de la convention.

Ainsi l'élément des états était censé, « conjointement au pouvoir gouvernemental », être le médian entre la volonté de la singularité empirique, le prince, et la volonté de l'universalité empirique, la socié-té civile-bourgeoise. Seulement à la vérité realiter « sa position » est une « position d'abord abstraite, à savoir celle de l'extrême de l'uni-versalité empirique en regard du principe du prince ou principe monar-chique en général, position en laquelle réside seulement la possibilité de l'accord et partant tout autant la possibilité d'une opposition hos-tile », « position abstraite » comme Hegel le remarque avec justesse.

Il apparaît de prime abord maintenant que ne s'affrontent ici ni l'« extrême de l'universalité empirique », ni « le principe du prince ou monarchique », l'extrême de la singularité empirique. Car, du côté de la société civile-bourgeoise les états sont députés, de même que l'est le pouvoir gouvernemental du côté du prince. De même que le pouvoir du prince cesse, dans le pouvoir gouvernemental député, d'être l'ex-trême de la singularité empirique et que bien plutôt il renonce en lui la volonté « sans fond », s'abaisse à la « finitude » du savoir, de la res-ponsabilité et de la pensée, la société civile-bourgeoise paraît n'être plus, dans l'élément des états, universalité empirique, mais être un tout très déterminé qui a tout autant le « sens et la conviction de l'État et du gouvernement [142] que des intérêts des cercles particu-liers et des individus singuliers » (§ 302). Dans son édition-miniature que sont les états, la société civile-bourgeoise a cessé d'être l' « universalité empirique ». Elle s'est bien plutôt rabaissée à un co-mité, à un nombre bien déterminé, et si le prince s'est donné, dans le pouvoir gouvernemental, l'universalité empirique, la société civile-

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bourgeoise s'est donné, dans les états, singularité empirique ou parti-cularité. L'un et l'autre sont devenus une particularité.

La seule opposition encore possible ici paraît être celle des deux représentants des deux volontés d'État, des deux émanations, de l'élément du gouvernement et de l'élément des états du pouvoir légi-slatif ; elle paraît être par conséquent une opposition à l'intérieur du pouvoir législatif lui-même. La médiation « commune » paraît aussi bien appropriée à faire qu'on se prenne réciproquement aux cheveux. Dans l'élément gouvernemental du pouvoir législatif, la singularité empirique et inaccessible du prince s'est faite chose terrestre dans un certain nombre de personnalités circonscrites, saisissables, res-ponsables, et dans l'élément des états, la société civile-bourgeoise s'est faite chose céleste dans un certain nombre d'hommes politi-ques. Les deux côtés ont perdu leur insaisissabilité : le pouvoir du prince, l'inaccessible de l'Un empirique exclusif, la société civile-bourgeoise, l'inaccessible du tout empirique où tout se confond, l'un sa raideur, l'autre sa fluidité. Dans l'élément des états d'un côté, dans l'élément gouvernemental du pouvoir législatif de l'autre, qui voulaient médiatiser ensemble société civile-bourgeoise et prince, l'opposition semble donc d'abord être parvenue à une opposition res-pectueuse des lois du combat mais aussi à une contradiction irréconci-liable.

Cette « médiation » a par conséquent plus que jamais besoin elle-même, comme Hegel le développe judicieusement, « que sa médiation vienne à l'existence ». Elle est elle-même bien plutôt l'existence de la contradiction que de la médiation.

Que cette médiation soit effectuée du côté de l'élément des états, Hegel paraît l'affirmer sans fondement. Il dit :

« De même que du côté du pouvoir du prince le pouvoir gou-vernemental (§ 300) a déjà cette détermination, il faut néces-sairement aussi que, du côté des états, un moment de ceux-ci

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soit tourné vers la détermination d'exister essentiellement en tant que moment du médian. »

[143] Seulement, nous l'avons déjà vu, Hegel confronte ici de ma-nière arbitraire et incohérente prince et états à titre d'extrêmes. Comme le pouvoir gouvernemental du côté du pouvoir du prince, l'élé-ment des états a, du côté de la société civile-bourgeoise, cette dé-termination. Ils ne se situent pas seulement, de concert avec le pou-voir gouvernemental, entre prince et société civile-bourgeoise, ils se situent encore entre le gouvernement en général et le peuple (§ 302). Ils font plus du côté de la société civile-bourgeoise que ne fait le pou-voir gouvernemental du côté du pouvoir du prince, puisque celui-ci se tient en face du peuple dans un rapport qui est même d'opposition, ayant ainsi rempli la mesure de la médiation. Pourquoi donc lester ces ânes d'encore plus de sacs ? Pour quelle raison l'élément des états est-il censé former partout le guide-âne, jusques et y compris entre lui-même et son adversaire ? Pour quelle raison est-il partout le sacri-fice même ? Doit-il se trancher lui-même une main afin de ne point pouvoir résister des deux à la partie adverse, l'élément gouvernemen-tal du pouvoir législatif ?

Il faudrait encore ajouter que Hegel a d'abord fait sortir les états des corporations, des différences d'état, etc. afin qu'ils ne soient pas une « simple universalité empirique » et qu'à l'inverse il les réduit maintenant à la « simple universalité empirique » pour faire sortir d'eux la différence d'état ! Comme le prince se médiatise avec la société civile-bourgeoise par le pouvoir gouvernemental comme son Christ, la société civile-bourgeoise se médiatise avec le prince par les états comme ses prêtres.

Or il semble que ce doive être bien plutôt le rôle des extrêmes : du pouvoir du prince (singularité empirique) et de la société civile-bourgeoise (universalité empirique) que d' « intervenir » entre « leurs médiations » de façon médiatisante, et cela d'autant plus qu'il « ap-partient aux intellections logiques les plus importantes qu'un moment

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déterminé qui a la position d'un extrême en tant qu'il se tient dans l'opposition, cesse de l'être et est moment organique par le fait qu'il est en même temps médian » (§ 302 Remarque). Il ne paraît pas que la société civile-bourgeoise puisse assumer ce rôle étant donné que, dans le « pouvoir législatif », elle n'a pas de place en tant qu'elle même, en tant qu'extrême. L'autre extrême qui se trouve en tant que tel au milieu du pouvoir législatif, le principe du prince, paraît donc devoir nécessairement former le médiateur entre l'élément des états et l'élément du gouvernement. Et il paraît aussi être qualifié pour cela. Car, d'un côté, le tout de l'Éֹtat est représenté en lui, par conséquent aussi la société civile-bourgeoise, et il a en [144] commun spécifique-ment avec les états la « singularité empirique » de la volonté, vu que l'universalité empirique n'est réelle qu'à titre de singularité empiri-que. En outre, ce n'est pas seulement à titre de formule, de conscien-ce de l'État qu'il fait face à la société civile-bourgeoise, comme le pouvoir gouvernemental. Lui-même est État, il a en commun avec la société civile-bourgeoise le moment matériel, naturel. D'un autre côté le prince est la tête et le représentant du pouvoir gouvernemental. (Hegel qui inverse tout fait du pouvoir gouvernemental le représen-tant, l'émanation du prince. Parce qu'il a devant les yeux, à propos de l'Idée dont le prince est censé être l'être-là, non l'idée réelle du pouvoir gouvernemental comme idée mais le sujet de l'Idée absolue qui existe corporellement dans le prince, le pouvoir gouvernemental devient une suite mystique de l'âme qui existe dans son corps, le corps du prince.)

Dans le pouvoir législatif, il faudrait donc que le prince forme le médian entre le pouvoir gouvernemental et l'élément des états, mais le pouvoir gouvernemental est bien le médian entre le prince et le pouvoir des états, et le pouvoir des états le médian entre le prince et la société civile-bourgeoise. Comment pourrait-il médiatiser l'un avec l'autre des termes dont il a besoin pour son médian à lui, pour n'être pas un extrême unilatéral ? C'est ici que ressortit tout le caractère saugrenu de ces extrêmes qui, alternativement, jouent tantôt le rôle de l'extrême, tantôt du médian. Ce sont des têtes de Janus qui se

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montrent tantôt de devant, tantôt de derrière et qui ont un autre caractère devant que derrière. Ce qui a d'abord été déterminé comme médian entre deux extrêmes entre maintenant soi-même en scène à titre d'extrême, et l'un des deux extrêmes qui était médiatisé avec l'autre par ce premier terme, fait alors à nouveau son entrée comme médian (parce que dans sa différenciation de l'autre extrême) entre son extrême et son médian. C'est une manière de se faire récipro-quement des politesses. C'est comme quand un homme s'entremet en-tre deux autres qui se querellent et qu'un des querelleurs s'entremet alors derechef entre le médiateur et l'autre querelleur. C'est l'his-toire du mari et de la femme qui se querellaient et du médecin qui voulait s'entremettre comme médiateur, la femme devant alors faire le médiateur entre le médecin et son mari et le mari entre sa femme et le médecin. C'est comme le lion du Songe d'une Nuit d'Été qui s'écrie : « Je suis lion et je ne suis pas lion, je suis Snug. » C'est ainsi que chaque extrême est ici tantôt le lion de l'opposition, tantôt le [145] Snug de la médiation. Quand l'un des extrêmes annonce : « maintenant je suis médian », les deux autres termes n'ont pas la permission d'y toucher : ils peuvent seulement chercher à frapper l'autre qui était juste à l'instant en position d'extrême. Comme on voit c'est une société qui, en son cœur, a de la pugnacité, mais qui a trop peur des bleus pour se donner réellement des coups : les deux qui veulent se battre s'y prennent de telle façon que le tiers qui survient entre eux doit recevoir les coups ; c'est alors que l'un des deux com-battants fait sa réapparition comme tiers et, pour être ainsi toute prudence, ils n'aboutissent à aucune décision. Ou voici encore com-ment se réalise ce système de la médiation : le même homme qui veut rosser son adversaire, il lui faut par ailleurs le protéger des coups venant d'autres adversaires, de sorte que dans cette double occupa-tion il ne parvient pas à mener à bien l'exécution de son affaire. Il est remarquable que Hegel qui réduit cette absurdité de la médiation à son expression abstraite, logique, partant non frelatée, indépassable, la désigne en même temps comme mystère spéculatif de la logique, comme le rapport raisonnable, le syllogisme de la raison réunifiante. Des extrêmes réels ne peuvent pas être médiatisés l'un avec l'autre

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justement parce qu'ils sont des extrêmes. Mais ils n'ont pas besoin non plus de médiation car ils sont d'essence opposée. Ils n'ont rien en commun l'un avec l'autre, ne se demandent pas, ne se complètent pas l'un l'autre. L'un n'a pas dans son propre sein la nostalgie, le besoin, l'anticipation de l'autre. (Mais quand Hegel traite universalité et sin-gularité, les moments abstraits du syllogisme comme des opposés ré-els, c'est précisément là le dualisme fondamental de sa logique. La suite sur ce point ressortit à la critique de la Logique hégélienne.)

Paraît aller là contre l'affirmation : Les extrêmes se touchent * Le pôle Nord et le pôle Sud s'attirent ; sexe féminin et masculin s'atti-rent également et ce n'est que de la réunion de leurs extrêmes diffé-rences que naît l'homme.

D'un autre côté : chaque extrême est son autre extrême. Le spiri-tualisme abstrait est matérialisme abstrait, le matérialisme abstrait est le spiritualisme abstrait de la matière.

En ce qui concerne le premier point, pôle Nord et pôle Sud sont l'un et l'autre pôle. Leur essence est identique. De même, sexes fémi-nin et masculin sont tous les deux un genre, une essence, essence hu-maine. Nord et Sud sont des déterminations opposées d'une même essence ; la différence d'une essence au plus haut point de son déve-loppement. Ils sont l'essence différenciée. Ils ne sont ce [146] qu'ils sont qu'en étant une détermination différenciée et, cette détermina-tion différenciée de l'essence. Des extrêmes vraiment réels seraient pôle et non-pôle, genre humain et non-humain. La différence est dans un cas une différence de l'existence, dans un autre une différence des essences, de deux essences. Pour ce qui est du second point, la détermination capitale réside en ceci : un concept (Être-là, etc.) est saisi de manière abstraite ; il n'a pas de signification en tant qu'il est autonome mais au contraire en tant qu'il est une abstraction d'un au-tre et rien qu'à ce titre. Ainsi par exemple l'esprit n'est que l'abs-traction de la matière. Parce que cette forme est censée constituer son contenu, il va sans dire qu'il est bien plutôt juste le contraire abs-trait, que l'objet dont il est abstrait, donc ici le matérialisme abs-trait, est, dans son abstraction, son essence réelle. Si l'on n'avait pas

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confondu la différence à l'intérieur de l'existence d'une essence, partie avec l'abstraction dont on a réalisé la subsistance autonome (s'entend l'abstraction qui fait abstraction non d'un autre mais à pro-prement parler de soi-même), partie avec l'opposition réelle d'essen-ces qui s'excluent réciproquement, on aurait prévenu une triple er-reur : 1. que, parce que seul l'extrême est vrai, toute abstraction et unilatéralité se tienne pour vraie, ce qui fait qu'un principe au lieu d'apparaître comme totalité en lui-même n'apparaît que comme abs-traction d'un autre ; 2. que le caractère bien décidé d'oppositions réelles, leur développement jusqu'à la formation d'extrêmes, soit pensé comme quelque chose qui doit être empêché ou comme quelque chose de nuisible, alors qu'elle n'est rien d'autre que leur connaissan-ce de soi aussi bien que ce dont s'allume la décision de la lutte ; 3. que l'on tente leur médiation. Autant en effet deux extrêmes dans leur existence entrent en scène comme réels et comme extrêmes, autant il réside pourtant seulement dans l'essence de l'un d'être un extrême, l'un n'ayant pas pour l'autre la signification de la vraie réalité. L'un gagne sur l'autre et le recouvre. La position n'est pas égale. Par exemple : christianisme ou religion en général et philosophie sont des extrêmes. Mais à la vérité la religion ne forme pas par rapport à la philosophie un vrai opposé car la philosophie conçoit la religion dans sa réalité illusoire. Pour autant qu'elle veut être une réalité, elle est donc, pour la philosophie, résolue en elle-même. Il n'y a pas de dualis-me réel de l'essence. À ce sujet, davantage plus tard.

La question se pose de savoir comment Hegel en arrive à avoir be-soin d'une nouvelle médiation du côté de l'élément des états. Ou [147] bien Hegel partage-t-il avec 25 « le préjugé fréquent mais au plus haut point dangereux qui consiste à se représenter principalement les états du point de vue de l'opposition au gouvernement comme si c'était là leur position essentielle » ? (§ 302 Remarque).

Voilà tout simplement l'affaire : d'un côté, nous avons vu que c'est dans le « pouvoir législatif » que la société civile-bourgeoise comme

25 Un mot manque ici, probablement : d'autres.

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élément « des états » et la puissance du prince comme « élément du gouvernement II se sont d'abord élevées à la réalité de l'opposition immédiatement pratique.

De l'autre côté : le pouvoir législatif est totalité. Nous trouvons en lui la députation du principe du prince, « le pouvoir gouvernemental ; 2. la députation de la société civile-bourgeoise, l'élément des « états » mais en outre, se trouve en lui ; 3. l'un des extrêmes en tant que tel, le principe du prince, tandis que l'autre extrême, la société civile-bourgeoise, ne se trouve pas en lui en tant que tel. C'est seulement par là l'élément « des états » qui devient l'extrême du principe « du prince » que la société civile-bourgeoise devrait être en réalité. Com-me nous l'avons vu, c'est d'abord comme élément « des états » que la société civile-bourgeoise s'organise en une existence politique. L'élé-ment « des états » est son existence politique, sa transsubstantiation dans l'État politique. Partant, c'est comme nous l'avons vu le « pouvoir législatif « qui est d'abord l'État politique à proprement parler dans sa totalité. Il y a ici par conséquent : 1. principe du prince, 2. pouvoir gouvernemental, 3. société civile-bourgeoise. L'élément des « états » est « la société civile-bourgeoise de l'État politique », du « pouvoir législatif ». L'extrême que la société civile-bourgeoise devait former pour le prince est par suite l'élément « des états ». (Parce que la so-ciété civile-bourgeoise est la non-réalité de l'existence politique, l'existence politique de la société civile-bourgeoise est sa propre dis-solution, sa séparation d'avec elle-même.) Par suite, il forme tout aus-si bien une opposition au pouvoir gouvernemental.

Hegel par suite désigne également l'élément « des états » à nou-veau comme l'« extrême de l'universalité empirique », qui est à pro-prement parler la société civile-bourgeoise elle-même. (C'est par sui-te inutilement que Hegel a fait sortir l'élément des états au plan poli-tique des corporations et des états différenciés. Cela n'aurait de sens que si désormais les états différenciés étaient, en tant que tels, les états législatifs, que si par conséquent la différence [148] de la société civile-bourgeoise, la détermination civile était re vera [en ré-alité] la détermination politique. Nous aurions alors, non un pouvoir

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législatif du tout de l'État, mais le pouvoir législatif des différents états et corporations et classes sur le tout de l'État. Les états de la société civile-bourgeoise ne recevraient pas de détermination politi-que, ils détermineraient au contraire l'État politique. Ils feraient de leur particularité le pouvoir déterminant du tout. Ils seraient la puis-sance du particulier sur l'universel. Nous n'aurions pas non plus un pouvoir législatif mais plusieurs pouvoirs législatifs qui composeraient entre eux et avec le gouvernement. Seulement, Hegel a devant les yeux la signification moderne de l'élément des états, qui est d'être la réalisation de la qualité de citoyen, du bourgeois *. Il veut, non que « l'universel en soi et pour soi », l'État politique soit déterminé par la société civile-bourgeoise mais qu'inversement il la détermine. Alors donc qu'il accueille la figure médiévale de l'élément des états, il lui donne la signification opposée qui est d'être déterminé par l'essence de l'État politique. Les états comme représentants des corporations, etc., ne seraient pas l'« universalité empirique » mais au contraire la « particularité empirique », la « particularité de l'empirie » !) Par sui-te, le « pouvoir législatif » a besoin en lui-même de la médiation, c'est-à-dire d'un étouffement de l'opposition, et cette médiation doit nécessairement provenir de l' « élément des états », parce que l'élément des états perd à l'intérieur du pouvoir législatif la signifi-cation de représenter la société civile-bourgeoise pour devenir élé-ment primaire, parce qu'il est lui-même la société civile-bourgeoise du pouvoir législatif. Le « pouvoir législatif » est la totalité de l'État po-litique partant justement sa contradiction poussée jusqu'à être ren-due apparente. Le pouvoir qui pose la loi est tout autant la dissolution posée de l'État politique. Des principes tout différents carambolent en lui. Ceci au reste apparaît sous forme d'opposition des éléments du principe du prince et du principe de l'élément des états. Mais à la vé-rité, c'est là l'antinomie de l'État politique et de la société civile-bourgeoise, la contradiction de l'État politique abstrait avec soi-même. Le pouvoir qui pose la loi est la révolte posée. (La faute princi-pale de Hegel consiste en ceci qu'il saisit la contradiction du phéno-mène comme unité dans l'essence, dans l'Idée, alors qu'assurément cette contradiction a pour essence quelque chose de plus profond :

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une contradiction essentielle, comme par exemple ici la contradiction du pouvoir législatif en lui-même est seulement la contradiction [149] de l'État politique avec lui-même, par conséquent aussi la contradic-tion de la société civile-bourgeoise avec elle-même.

La critique vulgaire donne dans une erreur dogmatique opposée. Elle critique par exemple la constitution. Elle attire l'attention sur l'opposition des pouvoirs, etc. Elle découvre partout des contradic-tions. - C'est là encore une critique dogmatique qui combat avec son objet, un peu comme avant on voulait se débarrasser du dogme de la Sainte-Trinité par la contradiction entre un et trois. La vraie critique en revanche montre la genèse intérieure de la Sainte-Trinité dans le cerveau humain. Elle décrit son acte de naissance. C'est ainsi que la critique vraiment philosophique de l'actuelle constitution politique ne se contente pas d'exhiber des contradictions dans leur existence : elle les explique, elle conçoit leur genèse, leur nécessité. Elle les saisit dans la signification qui leur est propre. Mais se concevoir ne consiste pas, comme le croit Hegel, à reconnaître partout les déterminations du concept logique, mais à saisir la logique qui est propre à l'objet en ce que cet objet est en propre.) .

Hegel exprime cela en ces termes : dans la position de l'élément des états socio-corporativement politique par rapport à l'élément du prince, « réside seulement la possibilité de l'accord et partant aussi la possibilité d'une opposition hostile ».

La possibilité de l'opposition réside partout où des volontés diffé-rentes se rencontrent. Hegel dit lui-même que la « possibilité de l'ac-cord » est la « possibilité de l'opposition ». Il lui faut donc nécessai-rement former maintenant un élément qui est l'« impossibilité de l'opposition » et la « réalité de l'accord ». Un tel élément serait par conséquent pour lui la liberté de décision et de pensée du côté opposé à la volonté du prince et au gouvernement. Il n'appartiendrait donc plus à l'élément des « états socio-corporativement politique ». Ce se-rait bien plutôt un élément de la volonté du prince et du gouvernement et il se trouverait dans la même opposition à l'élément des états réel que le gouvernement lui-même.

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Mais il est déjà bien rabattu de cette exigence par la fin de ce pa-ragraphe :

« De même que du côté du pouvoir du prince le pouvoir gou-vernemental (§ 300) a déjà cette détermination, il faut aussi que, du côté des états, un moment de ceux-ci soit tourné vers la détermination d'exister essentiellement en tant que le mo-ment du médian. »

[150] Le moment qui, du côté des États, est détaché doit nécessai-rement avoir la détermination inverse de celle qu'a du côté du prince le pouvoir gouvernemental, étant donné que, élément du prince et élé-ment des états sont des extrêmes qui s'opposent. Tout comme le prince se démocratise dans le pouvoir gouvernemental, cet élément des « états » doit nécessairement se monarchiser dans sa députation. Par conséquent ce que veut Hegel, c'est un moment du prince du côté des états. De même que le pouvoir gouvernemental est un moment des états du côté du prince, il est censé y avoir aussi un moment du prince du côté des états.

La « réalité de l'accord » et l'« impossibilité de l'opposition » se transforment dans la revendication suivante : il « faut que du côté des états un moment de ceux-ci soit tourné vers la détermination d'exister essentiellement comme moment du médian. Être tourné vers la détermination ! Selon le § 302 les états en général ont cette dé-termination. Il faudrait ici, non plus « détermination » mais « déter-minité ».

Et quelle détermination est-ce donc que d'exister « essentielle-ment en tant que moment du médian » ? D'être, selon son « essence », « âne de Buridan ».

La chose est simplement celle-ci :

Les états sont censés être « médiation » entre prince et gouver-nement d'un côté, et peuple de l'autre côté, or ils ne le sont pas : ils

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sont tout au contraire l'opposition politique organisée de la société civile-bourgeoise. Le « pouvoir législatif » a besoin en lui-même de la médiation, et c'est justement, comme on l'a montré, d'une médiation du côté des états. L'accord moral présupposé des deux volontés, dont l'une est la volonté de l'État en tant que volonté du prince et l'autre la volonté de l'État comme volonté de la société, civile-bourgeoise, ne suffit pas. Il est vrai que c'est le pouvoir législatif d'abord qui est l'État organisé, l'État politique total, mais c'est que justement en lui apparaît aussi, parce qu'en son plus haut développement, la contradic-tion sans voile de l'État politique avec lui-même. Il faut donc que soit posée l'apparence d'une identité réelle entre volonté du prince et vo-lonté des états. Il faut que l'élément des états soit posé comme vo-lonté du prince ou il faut que la volonté du prince soit posée comme élément des états. Il faut que l'élément des états se pose comme la réalité d'une volonté qui n'est pas la volonté de l'élément des états. L'unité qui n'est pas présente dans l'essence (dans le cas contraire c'est [151] par l'activité et l'efficace qu'il faudrait qu'elle se prouve et non par la façon d’être de l'élément des états) il faut, à tout le moins, qu'elle soit présente comme existence : une existence du pou-voir législatif (de l'élément des états) a la détermination d'être cette unité du non-uni. Ce moment de l'élément des états, chambre des pairs, chambre haute, etc., est la plus haute synthèse de l'État politi-que dans l'organisation considérée. Certes, ce que veut Hegel n'est pas atteint par là : « la réalité de l'accord » et l' « impossibilité d'une opposition hostile ». On en reste bien plutôt à la « possibilité de l'ac-cord ». Mais ce moment est l’illusion posée de l'unité de l'État politi-que avec lui-même (de la volonté du prince et de la volonté des états, d'une manière plus large du principe de l'État politique et de la socié-té civile-bourgeoise) - l'illusion de cette unité comme principe maté-riel, c'est-à-dire telle que ce ne sont pas seulement deux principes opposés qui s'unifient mais que leur unité est nature, fondement exis-tentiel. Ce moment de l'élément des états est le romantisme de l'État politique, les rêves de son essentialité ou de son accord avec soi-même. C'est une existence allégorique.

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Il dépend maintenant du statu quo réel du rapport entre élément des états et élément du prince que cette illusion soit illusion efficace ou que la conscience s'illusionne elle-même en en étant consciente. Aussi longtemps qu'états et pouvoir du prince s'accordent de fait, ils se supportent, l'illusion leur unité d'essence une illusion réelle, effi-cacement agissante. Dans le cas contraire, là où ils doivent faire pas-ser dans les actes leur vérité, celle-ci se change en non-vérité cons-ciente et devient ridicule *.

§ 305. « L'un des états de la société civile-bourgeoise contient le principe qui est capable pour soi d'être constitué en cette relation politique : l'état de la vie éthique naturelle qui a pour sa base la vie de famille, et eu égard à la subsistance la possession foncière, partant, eu égard à sa particularité a, en commun avec le prince, un vouloir qui repose sur soi et la dé-termination de nature que l'élément du prince inclut en lui. »

Nous avons déjà mis en évidence l'inconséquence de Hegel : 1. sai-sir l'élément des états au plan politique dans son abstraction moderne d'avec la société civile-bourgooise, après qu'il a fait [152] sortir cet élément des corporations ; 2. le déterminer de nouveau maintenant selon la différence des états de la société civile-bourgeoise après avoir déjà déterminé les états politiques considérés comme tels en tant que l' « extrême de l'universalité empirique ».

Ce qui serait alors conséquent c'est de considérer les états politi-ques pour eux-mêmes, comme élément nouveau et désormais de cons-truire maintenant à partir d'eux la médiation politique requise au § 304.

Voyons simplement maintenant comment Hegel réintroduit la dif-férence civile des états, suscitant en même temps l'apparence fausse que ce n'est pas la réalité ni l'essence particulière de la différence civile des états qui détermine la sphère politique la plus haute, le pou-voir législatif, mais qu'elle déchoit au contraire au rang de pur maté-

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riel que la sphère politique forme et construit selon son besoin à par-tir d'elle-même suscité.

« L'un des états de la société civile-bourgeoise contient le principe qui est capable pour soi d'être constitué en cette rela-tion politique, à savoir l'état de la vie éthique naturelle. » (L'état des paysans.)

Or, en quoi consiste cette capacité principielle ou cette capacité du principe de l'état paysan ? Il a

« la vie de famille et eu égard à la subsistance la possession foncière pour sa base, partant, eu égard à sa particularité, a en commun avec le prince, un vouloir qui repose sur soi et la dé-termination de nature que l'élément du prince inclut en lui ».

Le « vouloir qui repose sur soi » se rapporte à la subsistance, à la « possession foncière », la « détermination de nature » qui est com-mune avec l'élément du prince, à la « vie de famille » comme base.

La subsistance de la « possession foncière » et un « vouloir qui re-pose sur soi » sont deux choses différentes. C'est bien plutôt d'un « vouloir qui repose sur le fond et sur le sol » qu'il devrait être ques-tion. Mais il devrait bien plutôt être question d'une volonté reposant sur « le sens de l'État », non d'une volonté reposant sur soi mais d'une volonté reposant dans le tout.

[153] À la place du « sens de l'État », de la « possession de l'es-prit de l'État » vient la « possession foncière ».

Pour ce qui a trait en outre à la « vie de famille » comme base, l'éthique « sociale » de la société civile-bourgeoise paraît être plus élevée que cette « éthique naturelle ». En outre, la « vie de famille » est l'« éthique naturelle » des autres états, de l'état bourgeois de la

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société civile-bourgeoise aussi bien que de l'état paysan. Or, que la « vie de famille » dans l'état des paysans ne soit pas seulement le principe de la famille mais la base de son existence réelle en général, c'est ce qui paraît bien plutôt le rendre incapable des tâches politi-ques les plus hautes : il appliquera des lois patriarcales à une sphère qui ne l'est pas, il fera valoir l'enfant ou le père, le maître et le valet là où il s'agit de l'État politique, de la qualité de citoyen.

En ce qui concerne la détermination de nature de l'élément du prince, Hegel n'a pas développé un roi patriarcal mais un roi constitu-tionnel moderne. Sa détermination de nature consiste en ce qu'il est le représentant corporel de l'État et qu'il naît comme roi, ou que la royauté est son héritage familial, mais qu'est-ce que cela a de com-mun avec la vie de famille comme base de l'état paysan, qu'est-ce que l'éthique naturelle a de commun avec la détermination naturelle de la naissance en tant que telle ? Le roi partage avec le cheval qu'il naît roi comme le cheval naît cheval.

Si Hegel avait érigé comme telle en différence politique la diffé-rence des états qu'il admet, l'état des paysans comme tel était déjà une partie auto consistante de l'élément des états, et s'il est comme tel un moment de la médiation avec le prince, quel besoin était-il alors de la construction d'une nouvelle médiation ? Et pourquoi le tirer à part du moment des états à proprement parler, étant donné que c'est seulement par la séparation d'avec lui que celui-ci s'engage dans la position « abstraite » à l'endroit de l'élément du prince ? Or, com-ment Hegel qui vient précisément de développer l'élément des états socio-corporativement politique comme un élément qui possède un ca-ractère propre, comme une transsubstantiation de l'état privé en la qualité de citoyen, et qui précisément pour cette raison a découvert qu'il a besoin de la médiation, comment Hegel a-t-il maintenant le droit de résoudre de nouveau cet organisme dans la différence de l'état privé, par conséquent dans l'état privé, et d'aller chercher chez celui-ci la médiation de l'État politique avec lui-même ?

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Au total, quelle anomalie que la synthèse suprême de l'État [154] politique ne soit rien d'autre que la synthèse de la possession foncière et de la vie de famille !

En un mot :

Dès lors que les états civils comme tels sont des états politiques, il n'est pas besoin de cette médiation-là, et dès lors qu'il est besoin de cette médiation, l'état civil n'est pas politique et par conséquent cet-te médiation ne l'est pas non plus. Alors, ce n'est pas à titre de paysan mais à titre de citoyen membre de l'État que le paysan est une partie de l'élément des états socio-corporativement politique, tandis qu'à l'inverse ([là où c'est] à titre de paysan [qu'il] est citoyen ou à titre de citoyen qu'il est paysan) sa qualité de citoyen est la qualité de paysan, il n'est pas citoyen à titre de paysan mais au contraire paysan à titre de citoyen !

Nous sommes par conséquent ici en présence d'une inconséquence de Hegel à l'intérieur de sa propre manière de voir et une telle in-conséquence est accommodation. L'élément des états au plan politi-que, au sens moderne, le sens développé par Hegel, est la séparation posée et accomplie de la société civile-bourgeoise d'avec son état pri-vé et les différences de celui-ci. Comment Hegel peut-il faire de l'état privé la solution des antinomies du pouvoir législatif en lui-même ? Hegel veut le système médiéval des états, mais dans le sens moderne du pouvoir législatif, et il veut le pouvoir législatif moderne mais dans le corps du système médiéval des états ! C'est le pire des syncrétismes.

Il est dit au début du § 304 :

« L'élément des états socio-corporativement politique contient en même temps dans sa détermination propre la diffé-rence des états déjà présente dans les sphères antérieures. »

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Mais, dans sa propre détermination, l'élément des états au sens politique ne contient. cette différence que par cela qu'il l'annule, qu'il la frappe en lui de nul et non avenu, qu'il fait abstraction d'elle.

Si de l'état des paysans en tant que tel, ou, comme nous l'appren-drons plus loin, de la puissance à laquelle cet état aura été élevé, la possession foncière noble, on fait, de la façon qui a été décrite, la médiation de l'État politique total, du pouvoir législatif en lui-même, c'est là assurément la médiation de l'élément des états [155] socio-corporativement politique avec le pouvoir du prince, au sens où cet élément est la dissolution de l'élément des états socio-corporativement politique comme élément politique réel. Ce n'est pas l'état des paysans mais au contraire l'état, l'état privé, l'analyse (ré-duction) de l'élément des états socio-corporativement politique en l'état privé qui est ici l'unité restaurée de l'État politique avec soi-même. (Ce n'est pas l'état des paysans considéré comme tel qui est ici la médiation mais au contraire sa séparation d'avec l'élément des états socio-corporativement politique en qualité d'état privé civil ; c'est le fait que son état privé lui donne une position séparée dans l'élément des états socio-corporativement politique et que par consé-quent aussi l'autre partie de l'élément des états socio-corporativement politique reçoit la position d'un état privé particu-lier, cessant ainsi de représenter la qualité de citoyen de la société civile-bourgeoise.) Ce n'est plus désormais l'État politique qui est présent sous la forme de deux volontés opposées, mais l'État politique (gouvernement et prince) qui se tient d'un côté et la société civile-bourgeoise dans sa différence d'avec l'État politique de l'autre. (Les différents états.) C'est par là même alors aussi l'État politique com-me totalité qui est abrogé.

Le sens immédiat du doublement en lui-même de l'élément des états socio-corporativement politique comme médiation avec le pou-voir du prince est tout simplement que la séparation de cet élément en lui-même, sa propre opposition en lui-même est son unité restaurée avec le pouvoir du prince. Le dualisme foncier entre l'élément du prin-ce et l'élément des états du pouvoir législatif est neutralisé par le

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dualisme de l'élément des états en lui-même. Mais chez Hegel cette neutralisation se produit par la séparation de l'élément des états so-cio-corporativement politique d'avec son élément politique lui-même.

En ce qui concerne la possession foncière considérée comme sub-sistance qui est censée correspondre à la souveraineté de la volonté, à la souveraineté du prince, et la vie de famille considérée comme base de l'état des paysans, qui est censée correspondre à la détermination naturelle du pouvoir du prince, nous y reviendrons plus tard. Ici dans le § 305 ce qui est développé c'est le « principe » de l'état des paysans Il qui est capable pour soi d'être constitué en cette relation politique ».

Au § 306 on entreprend la « constitution » « pour la position et la signification politiques ». Elle se réduit à ceci : « la fortune devient » « un bien héréditaire inaliénable obéré d'un majorat ». Le « majorat » [156] serait donc la façon dont l'état des paysans se constitue politi-quement.

« La fondation du majorat », lit-on dans l'additif, « réside en ce que l'État n'est pas censé compter sur une simple possi-bilité de la disposition d'esprit mais sur son caractère de né-cessité. Cela étant, la disposition d'esprit n'est pas sans doute liée à une fortune, mais la connexion relativement nécessaire est que celui qui a une fortune autonome n'est pas limité par des circonstances extérieures et peut ainsi sans entraves en-trer en scène et agir pour l'État. »

Première proposition. À l'État ne suffit pas « la simple possibilité de la disposition d'esprit », il est censé compter sur « son caractère de nécessité ».

Deuxième proposition. « La disposition d'esprit n'est pas liée à une fortune », c'est-à-dire : la disposition d'esprit de la fortune est une « simple possibilité ».

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Troisième proposition. Cependant « une connexion relativement né-cessaire » a lieu, à savoir celui qui a une fortune autonome, etc. peut agir pour l'État, c'est-à-dire : la fortune donne la « possibilité » du sens de l'État, mais justement, selon la première proposition, la « possibilité » n'est pas suffisante.

En outre, Hegel n'a pas développé que la possession foncière est l'unique « fortune autonome ».

La constitution de sa fortune en fortune indépendante est la cons-titution de l'état des paysans « pour la position et la signification po-litiques ». Ou : « l'indépendance de la fortune » est sa « position et signification politiques ».

Cette indépendance est ensuite développée ainsi :

Sa « fortune » est « indépendante de la fortune de l'État ». Par fortune de l'État on entend manifestement ici la caisse gouvernemen-tale. Sous ce rapport, « l'état universel », « en tant qu'essentielle-ment dépendant de l'État », se situe : « en regard » de. C'est ainsi qu'il est dit dans la Préface [à la Philosophie du Droit de Hegel] p. 13 :

« Du reste la philosophie n'« est » pas chez nous exercée comme un art privé, ainsi que c'était le cas par exemple chez les Grecs », « mais » elle a « une existence [157] publique, qui touche le public, principalement ou exclusivement dans le servi-ce d'État. »

Par conséquent la philosophie aussi est « essentiellement » dépen-dante de la caisse gouvernementale.

Sa fortune est indépendante « de l'insécurité de l'industrie, de la recherche du gain et de la variabilité de la possession en général ». De ce point de vue, il est en regard de l'« état de l'industrie », auquel il s'oppose, « en tant qu'il est l'état dépendant du besoin et qu'il lui est assigné ».

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Cette fortune est ainsi indépendante « de la faveur de la masse comme de la faveur du pouvoir gouvernemental ».

Il est enfin assuré même contre l'arbitraire propre par le fait que les membres de cet état qui ont été appelés à cette détermination « sont privés du droit qu'ont les autres citoyens, partie de disposer librement de toute leur propriété, partie de savoir qu'elle est trans-mise aux enfants selon l'égalité de l'amour qu'on leur porte ».

Les oppositions ont revêtu ici une forme toute nouvelle et très ma-térielle comme nous serions à peine autorisés à en attendre du ciel de l'État politique.

L'opposition telle que Hegel la développe est, énoncée dans son acuité, l'opposition de la propriété privée et de la fortune.

La possession foncière est la propriété privée x∞π' (mot grec) [par excellence], la propriété privée à proprement parler. Sa nature privée exacte s'accuse 1. comme « indépendance par rapport à la for-tune de l'État », à la « faveur du pouvoir gouvernemental », à la pro-priété telle qu'elle existe comme « propriété universelle de l'État politique », une fortune particulière à côté d'autres fortunes d'après la construction de l'État politique ; 2. « comme indépendance à l'égard du besoin » de la société ou de la « fortune sociale », de la « faveur de la masse ». (Il est aussi caractéristique que la participation à la fortune de l'État soit saisie comme « faveur du pouvoir gouvernemen-tal », de même que la participation à la fortune sociale est saisie comme « faveur de la masse ».) La fortune de l'« état universel » et de l'« état de l'industrie » n'est pas à proprement parler une proprié-té privée parce que, directement dans un cas, indirectement dans un autre, elle est conditionnée par sa connexion à la fortune universelle ou à la propriété comme propriété sociale, parce qu'elle est une parti-cipation à celle-ci, ce pourquoi elle est au reste médiatisée des deux côtés par la « faveur », c'est-à-dire par le « hasard de la volonté ». En regard de quoi se dresse la [158] possession foncière comme pro-priété privée souveraine qui n'a pas encore atteint à la forme de la fortune, c'est-à-dire d'une propriété posée par la volonté sociale.

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La constitution politique culmine par conséquent dans la constitu-tion de la propriété privée. La disposition d'esprit politique la plus haute est la disposition d'esprit de la propriété privée. Le majorat est simplement le phénomène extérieur de la nature intérieure de la possession foncière. Du fait qu'il est inaliénable ses nerfs sociaux sont coupés, et son isolement de la société civile-bourgeoise est assu-ré. Du fait qu'il ne se transmet pas selon « l'égalité de l'amour pour les enfants » il est même dégagé de toute attache avec la société en petit, la société naturelle de la famille, avec sa volonté et ses lois, il est indépendant d'elles et préserve par conséquent la nature têtue de la propriété privée également du passage dans la fortune familiale.

§ 305 Hegel avait déclaré l'état de la possession foncière capable d'être constitué en « relation politique » parce que sa base est la « vie de famille ». Or il a lui-même déclaré que l'« amour » était la base, le principe, l'esprit de la vie de famille. Dans l'état qui a la vie de famille pour sa base fait défaut par conséquent la base de la vie de famille, l'amour comme principe réel et partant efficace et détermi-nant. C'est la vie de famille plate et sans esprit, l'illusion de la vie de famille. Dans son plus haut développement le principe de la propriété privée contredit au principe de la famille. C'est donc en opposition à l'état de la vie éthique naturelle, de la vie de famille, et bien plutôt seulement dans la société civile-bourgeoise que la vie de famille accè-de à la vie de la famille, à la vie de l'amour. Le premier état est bien plutôt la barbarie de la propriété privée vis-à-vis de la vie de famille.

Ce serait donc là la souveraine grandeur de la propriété privée, de la possession foncière qui a donné lieu dans les temps modernes à tant de sentimentalisme et sur laquelle on a répandu tant de larmes de crocodile et de toutes les couleurs.

Il ne sert à rien à Hegel de dire que le majorat est simplement une exigence de la politique et qu'il est nécessaire de le saisir dans sa po-sition et sa signification politiques. Il ne lui sert à rien de dire : « La sécurité et la solidité de cet état peuvent encore être accrues par l'institution d'un majorat laquelle n'est pourtant souhaitable que dans une perspective politique, car il s'y lie un sacrifice pour la fin politi-

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que, celle-ci étant que le premier-né puisse vivre d'une manière indé-pendante. » Il y a [159] chez Hegel une certaine décence qui est bien-séance de l'entendement. Il ne veut pas le majorat en soi et pour soi, il veut le légitimer et le construire seulement en relation à un autre, non à titre d'autodétermination mais au contraire à titre de détermi-nité d'un autre, non comme fin mais comme moyen en vue d'une fin. À la vérité le majorat est une conséquence de la possession foncière exacte, la pétrification de la propriété privée, la propriété privée (quand même *) au plus haut point de l'autonomie et de la rigueur de son développement, et ce que Hegel présente comme le but, comme le déterminant, comme la prima causa du majorat est bien plutôt un ef-fet de celui-ci, une conséquence, la puissance que la propriété privée abstraite exerce sur l'État politique, tandis que Hegel présente le majorat comme la puissance de l'État politique sur la propriété privée. Il fait de la cause l'effet et de l'effet la cause, du déterminant le déterminé et du déterminé le déterminant.

Seulement, quel est le contenu de la constitution politique, quelle est la fin de cette fin ? Quelle est sa substance ? Le majorat, le su-perlatif de la propriété privée, la propriété privée souveraine. Quelle puissance l'État politique exerce-t-il alors sur la propriété privée dans le majorat ? C'est de l'isoler de la famille et de la société, de l'amener à réaliser sa subsistance autonome abstraite. Quelle est par conséquent la puissance de l'État politique sur la propriété privée ? La propre puissance de la propriété privée, son essence promue à l'exis-tence. Que reste-t-il à l'État politique en opposition à cette essence ? L'illusion que c'est lui qui détermine alors que c'est lui qui est déter-miné. Il brise assurément la volonté de la famille et de la société mais seulement pour donner existence à la volonté de la propriété privée qui ne connaît ni famille ni société, et pour reconnaître cette existen-ce comme l'existence la plus haute de l'État politique, comme la plus haute existence de la vie éthique.

Considérons la manière dont les différents éléments se rapportent et comportent ici dans le pouvoir législatif, l'État total parvenu à la réalité et à la cohérence, à la conscience, l'État politique réel, en liai-

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son avec la détermination et la figure idéelle ou qui doit être, avec la détermination logique de ces éléments.

(Le majorat n'est pas comme dit Hegel « une chaîne qui est impo-sée à la liberté du droit privé », c'est bien plutôt la « liberté du droit privé qui s'est libérée de toutes les autres chaînes sociales et éthi-ques » « La plus haute construction politique est ici la construction de la propriété privée abstraite. »)

Avant que de mettre en place cette comparaison nous avons [160] lieu de regarder de plus près une détermination de ce paragraphe, celle selon laquelle la fortune de l'état des paysans, la possession fon-cière, la propriété privée se trouve grâce au majorat « établie, même contre l'arbitraire propre, les membres de cet état qui ont été appe-lés à cette détermination étant privés du droit des autres citoyens de disposer librement de toute leur propriété ».

Nous avons déjà fait ressortir la manière dont par l'« inaliénabilité » de la possession foncière les nerfs sociaux de la propriété privée sont coupés. La propriété privée (la possession fon-cière) est établie contre l'arbitraire propre du propriétaire, par le fait que la sphère de son arbitraire s'est renversée subitement d'un arbitraire universellement humain en l'arbitraire spécifique de la pro-priété privée, que la propriété privée est devenue le sujet de la volon-té, que la volonté n'est plus que le prédicat de la propriété privée. La propriété privée n'est plus un objet déterminé de l'arbitraire, mais l'arbitraire est au contraire le prédicat déterminé de la propriété privée. Comparons pourtant ce que Hegel lui-même dit à l'intérieur de la sphère du droit privé :

§ 65. « Je peux aliéner ma propriété étant donné qu'elle n'est mienne que dans la mesure où j'y mets ma volonté [...] mais dans la mesure seulement où la Chose est selon sa nature un extérieur. »

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§ 66. « Sont inaliénables par suite les biens ou plutôt les déterminations substantielles - tout comme est imprescriptible le droit qui s'y rapporte - qui constituent ma personne dans ce qu'elle a de plus propre et l'essence universelle de ma cons-cience de soi : ainsi ma personnalité en général, la liberté de ma volonté, ma vie éthique, ma religion, dans leur universalité. »

Dans le majorat par conséquent la possession foncière, la proprié-té privée exacte devient un bien inaliénable, par conséquent une dé-termination substantielle qui constitue la « personne dans ce qu'elle a de plus propre, l'essence universelle de la conscience de soi n de l'état majoritaire, sa « personnalité en général, la liberté de sa volon-té, son éthique, sa religion dans leur universalité ». Il est par suite aussi cohérent de dire que si la propriété privée, la possession fonciè-re sont inaliénables, la liberté de la volonté dans son universalité (à quoi ressortit aussi la libre disposition de quelque chose d'extérieur tel que la possession foncière) et la vie [161] éthique (à quoi ressortit l'amour en ce qu'il fait foi de l'esprit réel et qu'il est aussi à ce titre la loi réelle de la famille) sont aliénables. L'« inaliénabilité » de la pro-priété privée est identiquement 1'« aliénabilité » de la liberté de la volonté et de la vie éthique dans leur universalité. La propriété n'est plus ici pour autant que « j'y mets ma volonté » mais au contraire ma volonté est « pour autant qu'elle repose dans la propriété ». Ce n'est pas ma volonté qui possède ici mais au contraire elle qui est possédée. Ce qui fait la titillation romantique du privilège du majorat, c'est jus-tement qu'ici la propriété privée, partant l'arbitraire privé dans sa figure la plus abstraite, que la volonté parfaitement bornée, immorale, la volonté brute apparaît comme la synthèse la plus haute de l'État politique, comme le plus haut dessaisissement de l'arbitraire, comme le combat le plus dur, le plus coûteux avec la faiblesse humaine, car c'est comme faiblesse humaine qu'apparaît ici l'humanisation, l'homi-nisation de la propriété privée. Le majorat est la propriété privée de-venue à soi-même religion, la propriété privée abîmée en elle-même, absorbée dans le ravissement de son autonomie et de son droit souve-

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rain. De même que le majorat est retiré de l'aliénation directe, il l'est aussi du contrat. Hegel présente le passage de la propriété au contrat de la façon suivante :

§ 71. « L'être-là est, comme être déterminé, essentielle-ment être-pour-un-autre ; [...] la propriété, selon l'aspect où el-le est, en tant que Chose extérieure, un être-là, est pour d'au-tres extériorités et dans la texture de cette nécessité et contingence. Mais, en tant qu'être-là de la volonté, elle n'est pour un autre que pour la volonté d'une autre personne. Cette relation de la volonté à la volonté est le sol propre et vrai où la liberté a de l'être-là. Cette médiation : avoir propriété non plus seulement par la médiation d'une chose et de ma volonté sub-jective mais au contraire par la médiation d'une autre volonté et en cela dans une volonté commune, constitue la sphère du contrat. »

(Dans le majorat, il devient loi politique d'avoir la propriété non dans une volonté commune mais au contraire seulement « par la mé-diation d'une Chose et de ma volonté subjective ».) Alors qu'ici, dans le droit privé, Hegel interprète l'aliénabilité et la dépendance [162] de la propriété privée par rapport à une volonté commune comme son idéalisme vrai, il fait valoir inversement dans le droit politique la sou-veraineté imaginaire d'une propriété indépendante, par opposition à l'« insécurité de l'industrie, la passion du gain, la variabilité de la pos-session, la dépendance à l'endroit de la fortune publique ». Bel État qui ne peut même pas tolérer l'idéalisme du droit privé ! Belle philoso-phie du droit, où l'autonomie de la propriété privée a dans le droit privé une autre signification que dans le droit politique !

En regard de la stupidité inculte de la propriété privée indépen-dante, l'insécurité de l'industrie est élégiaque, la passion du gain pa-thétique (dramatique), l'insécurité de la possession est un destin sé-vère (tragique), la dépendance à l'égard de la fortune publique un ca-ractère éthique. Bref, dans toutes ces qualités, le cœur humain bat à

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travers la propriété : c'est la dépendance de l'homme par rapport à l'homme. Quoi qu'il en soit de cette dépendance, elle est humaine en regard de l'esclave qui se croit libre parce que la sphère qui le limite n'est pas la société mais la glèbe. La liberté de cette volonté est sa vacuité de tout contenu autre que celui de la propriété privée.

Définir des monstres tels que le majorat comme détermination du droit privé par l'État politique est absolument inévitable quand on in-terprète une ancienne vision du monde dans le sens d'une nouvelle, quand on donne à une chose, ici la propriété privée, une double signifi-cation : telle signification au tribunal du droit abstrait et telle signi-fication opposée dans le ciel de l'État politique.

Venons-en à la comparaison annoncée plus haut.

Le § 257 dit :

« L'État est la réalité de l'idée éthique, l'esprit éthique en tant que la volonté manifeste, claire à elle-même, substantiel-le... Il a son existence immédiate dans les mœurs et dans la tradition, il a son existence médiatisée dans la conscience de soi de l'individu... de même que cette conscience de soi, par la disposition d'esprit, possède sa liberté substantielle en lui, qui est son essence, but et produit de son activité. »

Le § 268 dit :

« La disposition d'esprit politique, le patriotisme en général en tant que certitude qui l'est en vérité [...] [163] et le vouloir devenu habitude n'est que résultat des institutions qui subsis-tent dans l'État, en ce qu'en lui la raison est réellement pré-sente aussi bien qu'elle obtient sa mise en action par la condui-te qui leur est conforme. Cette disposition d'esprit est tout simplement la confiance (qui peut passer à une appréciation plus

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ou moins formée) : la conscience que mon intérêt substantiel et particulier est préservé et contenu dans l'intérêt et dans le but d'un autre (ici de l'État) dans le rapport qu'il entretient avec moi comme être singulier, ce qui fait justement que, de manière immédiate, celui-ci n'est pas un autre pour moi et que moi je suis libre dans cette conscience. »

La réalité de l'idée éthique apparaît ici comme la religion de la propriété privée (parce que la propriété privée dans le majorat se rapporte à soi-même sur un mode religieux, il advient qu'à notre épo-que moderne la religion est devenue ni plus ni moins une qualité inhé-rente à la possession foncière et que tous les écrits de droit majori-taire sont pleins d'onction religieuse. La religion est la forme intellec-tuelle supérieure de cette brutalité). La « volonté manifeste claire à elle-même, substantielle », se transforme en une volonté obscure qui s'est brisée sur la glèbe, une volonté qui est précisément enivrée par l'impénétrabilité de l'élément auquel elle tient. « La certitude qui l'est en vérité », qu'« est la disposition d'esprit politique », est la certitude qui se tient sur le « sol propre » (au sens littéral). Le « vou-loir » politique « devenu habitude » n'est plus « seulement résultat », etc. mais une institution qui subsiste en dehors de l'État. La disposi-tion d'esprit politique n'est plus la « confiance » : elle est bien plutôt au contraire le fait de se confier à l'idée, à la conscience que mon in-térêt substantiel et particulier ne dépend pas de l'intérêt et du but d'un autre (ici de l'État) dans son rapport à moi comme « individu sin-gulier ». C'est la conscience de ma liberté par rapport à l'État.

Le « maintien de l'intérêt universel de l'État », etc. était (§ 289) la tâche du « pouvoir gouvernemental ». En lui résidait « l'intelligence cultivée et la conscience du Droit que possède la masse d'un peuple » (§ 297). Il rend « à proprement parler les états superflus », car ils « peuvent sans états faire le meilleur de même qu'ils doivent néces-sairement aussi le faire en permanence pendant les assemblées d'états » (§ 301 Remarque). L'« état universel qui se

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consacre plus directement au service du gouvernement a immédia-tement pour détermination d'avoir l'universel pour but de son activité essentielle » [§ 303].

Et comment l'état universel, le pouvoir gouvernemental apparaît-il maintenant ? « Comme dépendant essentiellement de l'Éֹtat », comme la « fortune dépendante de la faveur du pouvoir gouvernemental ». Il s'est passé la même transformation pour la société civile-bourgeoise qui auparavant a atteint sa vie éthique dans la corporation. C'est une fortune qui dépend de « l'insécurité de l'industrie, etc. » et de la « faveur de la multitude ».

Quelle est ainsi la qualité prétendument spécifique du titulaire du majorat ? Et en quoi donc peut en général consister la qualité éthique d'une fortune inaliénable ? Dans l'incorruptibilité. L'incorruptibilité apparaît comme la vertu politique la plus haute, vertu abstraite. Ce faisant elle est quelque chose de tellement à part dans l'ֹÉtat cons-truit par Hegel qu'elle doit nécessairement être construite comme un pouvoir politique particulier : on se rend compte justement par là qu'elle n'est pas l'esprit de l'ֹÉtat politique, qu'elle n'est pas la règle mais au contraire l'exception et que c'est aussi à ce titre qu'elle est construite. On achète les majorataires a par leur propriété indépen-dante pour les préserver de la vénalité. Alors que selon l'Idée, la dé-pendance à l'égard de l'ֹÉtat et le sentiment de cette dépendance étaient censés être la liberté politique la plus haute (cette dépendan-ce est en effet le sentiment de la personne privée comme personne abstraite, dépendante et celle-ci ne se sent et ne se doit sentir indé-pendante que comme citoyen de l'ֹÉtat) c'est ici la personne privée indépendante qu'on construit. « Sa fortune est [aussi] indépendante de la fortune de l'ֹÉtat que de l'insécurité de l'industrie », etc. Lui fait face « l'état de l'industrie, en ce qu'il est l'état qui est indépen-

a [Tel quel dans le livre. JMT.]

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dant du besoin et lui est assigné, et l'état universel en ce qu'il est essentiellement dépendant de l'Éֹtat ». Il y a donc ici indépendance à l'endroit de l'Éֹtat et de la société civile-bourgeoise, et cette abs-traction des deux, cette abstraction réalisée qui est realiter la plus fruste dépendance de la glèbe, forme dans le pouvoir législatif la mé-diation et l'unité des deux. La fortune privée indépendante, c'est-à-dire la fortune privée abstraite et la personne privée qui lui corres-pond sont la construction la plus haute de l'État politique. L'« indépendance » politique est construite comme « propriété privée indépendante » et « personne de cette propriété privée indépendan-te ». Nous verrons tout prochainement ce qu'il en est, re vera [en vé-rité] [165] de l'« indépendance » et de l'« incorruptibilité » et du sens de l'État qui en procède.

Que le majorat soit bien héréditaire, voilà qui de soi-même est as-sez éloquent. On y regardera de plus près plus tard. Que le majora-taire soit le premier-né, comme Hegel le fait remarquer dans l'addi-tif, est chose purement historique.

§ 307. « Certes, de cette façon, le droit de cette partie de l'état substantiel est fondé d'un côté sur le principe naturel de la famille, mais ce dernier est en même temps perverti par de durs sacrifices consentis à la fin politique, moyennant quoi cet état est essentiellement assigné à l'activité qui s'exerce en vue de la fin, s'y trouvant, par voie de conséquence, appelé de droit par la naissance sans qu'intervienne la contingence d'une élec-tion. »

Hegel n'a pas développé en quoi le droit de cet état substantiel est fondé sur le principe naturel de la famille, à moins qu'il n'entende par là que la possession foncière existe à titre de bien héréditaire. Ce n'est pas un droit de cet état au sens politique qui est développé par là, mais seulement le droit par naissance du majorataire sur la posses-sion foncière. « Celui-ci », le principe naturel de la famille, est « ce-

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pendant en même temps perverti par de durs sacrifices consentis à la fin politique ». Assurément nous avons vu comment est ici « le principe de nature de la famille », ce qui n'est cependant en aucune façon « dur sacrifice consenti à fin politique » mais n'est au contraire que l'abstraction réalisée de la propriété privée. Bien plus, par cette per-version du principe de nature de la famille trouve aussi pervertie la fin politique quoi ( ?) cet état essentiellement assigné à 'activité s'exerce en vue de ce but », - par la réalisation de la subsistance au-tonome de la propriété privée ? - « s'y trouvant par voie de consé-quence appelé droit par la naissance sans qu'intervienne la contingen-ce d'une élection.

Ici par conséquent la participation au pouvoir législatif est un droit de l'homme inné. Ici nous avons des législateurs-nés, la médiation-née de l'État politique avec lui-même. On s'est beaucoup moqué et en par-ticulier du côté des majorataires des droits avec lesquels les hommes naissent. N'est-il pas plus bouffon encore que le droit à la plus haute dignité du pouvoir législatif soit confié à une race [166] d'hommes particulière. Rien n'est plus risible que la manière hégélienne d'oppo-ser la vocation de législateur, de représentant de la citoyenneté poli-tique par la « naissance », à la « vocation par la contingence d'une élection ». Comme si l'élection, le produit conscient de la confiance civile et civique, n'entretenait pas avec le but politique une liaison né-cessaire d'une tout autre nature que le hasard physique de la naissan-ce. Partout Hegel déchoit de son spiritualisme politique dans le maté-rialisme le plus épais. Aux sommets de l'État politique, c'est partout la naissance qui fait d'individus déterminés des incarnations des tâ-ches politiques les plus hautes. Les plus hautes activités de l'État coïncident avec les individus par la naissance, de même que la place de l'animal, son caractère, sa manière de vivre, l'animal tient tout cela de naissance de manière immédiate. L'ֹÉtat dans ses plus hautes fonc-tions reçoit une réalité animale. La nature se venge sur Hegel pour le mépris qu'on lui a témoigné. Si la matière était censée n'être plus rien pour soi en regard de la volonté humaine, la volonté humaine ici ne conserve plus rien pour soi en dehors de la matière.

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La fausse identité, l'identité fragmentaire, sporadique entre natu-re et esprit, corps et âme, apparaît comme incarnation. Étant donné que la naissance ne donne à l'homme que l'être-là individuel et ne le pose tout d'abord que comme individu naturel, alors que les détermi-nations politiques telles que le pouvoir législatif, etc. sont des pro-duits sociaux, des enfantements de la société et non des générations de l'individu naturel, c'est justement l'identité immédiate, c'est pré-cisément la coïncidence non médiatisée entre la naissance de l'individu et l'individu considéré comme individuation d'une position sociale dé-terminée, comme fonction, etc. qui est la chose frappante, le miracle. Dans ce système la nature fait immédiatement des rois, elle fait im-médiatement des pairs *, etc., comme elle fait des yeux et des nez. Ce qui est frappant, c'est de regarder comme produit immédiat de l'espèce physique ce qui est seulement le produit de l'espèce cons-ciente de soi-même. Homme, je le suis par la naissance, sans le consentement de la société ; pair ou roi cette naissance déterminée ne l'est que par le consentement général. C'est seulement le consen-tement qui fait de la naissance de tel homme la naissance d'un roi. Si, à la différence des autres déterminations, la naissance donne immé-diatement à l'homme une position, c'est alors son corps qui fait de lui ce Fonctionnaire déterminé de la Société. Son corps est son droit so-cial. Dans ce système, la dignité corporelle de l'homme ou la dignité du [167] corps humain (ce qui, développé plus avant, peut s'énoncer : la dignité de l'élément de nature physique de l'État) apparaît ainsi : des dignités déterminées et qui sont les dignités sociales les plus hau-tes, sont les dignités de certains corps déterminés prédestinés par la naissance. C'est par suite chez la noblesse naturellement la fierté du sang, de l'extraction, bref la biographie de son corps ; c'est naturel-lement cette vision zoologique des choses qui possède dans l'héraldi-que la science qui lui correspond. Le secret de la noblesse, c'est la zoologie.

En ce qui concerne le majorat héréditaire, il y a lieu de faire res-sortir deux moments :

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1. Ce qui demeure est le bien héréditaire, la possession foncière. C'est ce qui persiste dans le rapport : la substance. Le majorataire, le possesseur n'est à proprement parler qu'accident. La possession fon-cière s'anthropomorphise dans les différentes lignées. La possession foncière hérite toujours pour ainsi parler le premier-né de la maison comme l'attribut attaché à cette maison. Chaque premier né dans la série des possesseurs fonciers est la part d'héritage, la propriété de la possession foncière inaliénable, la substance prédestinée de sa vo-lonté et de son activité. Le sujet est la Chose et le prédicat l'hom-me. La volonté devient propriété de la propriété.

2. La qualité politique du majorataire est la qualité politique de son bien héréditaire, qualité politique inhérente à ce bien héréditaire. La qualité politique apparaît donc ici pareillement comme propriété de la propriété foncière, comme une qualité qui ressortit immédiatement à la terre (la nature) purement physique.

En ce qui concerne le premier point, il s'ensuit que le majorataire est le serf de la propriété foncière et que, dans les serfs qui lui sont assujettis, ne fait qu'apparaître la conséquence pratique du rapport théorétique dans lequel il se tient lui-même en regard de la possession foncière. La profondeur de la subjectivité germanique apparaît par-tout comme la grossièreté d'une objectivité dénuée d'esprit.

II y a lieu d'analyser aussi le rapport 1. entre propriété privée et héritage, 2. entre propriété privée, héritage et le privilège qui en dé-coule pour certaines lignées de participer à la souveraineté politique, 3. le rapport historique réel, c'est-à-dire le rapport germanique.

Nous avons vu que le majorat est l'abstraction de la « propriété privée indépendante ». II s'y adjoint une seconde conséquence. Dans l'État politique dont nous avons jusqu'ici poursuivi la construction, [168] l'indépendance, l'autonomie est la propriété privée, ce qui appa-raît à sa pointe comme possession foncière inaliénable. L'indépendan-ce politique ne découle donc pas de l'État politique ex proprio sinu [de son sein même], elle n'est pas un don que l'État politique fait à ses membres, elle n'est pas l'esprit qui l'anime. Les membres de l'État

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politique au contraire reçoivent leur indépendance d'une essence qui n'est pas l'essence de l'État politique, d'une essence du droit privé abstrait, de la propriété privée abstraite. L'indépendance politique est un accident de la propriété privée et non la substance de l'État politique. Comme nous l'avons vu, l'État politique, et en lui le pouvoir législatif, est le mystère dévoilé de la valeur et de l'essence vraies des moments de l'État. La signification qu'a dans l'État politique la propriété privée est sa signification essentielle, sa signification vraie. La signification que la différence d'état social a dans l'État politique est la signification essentielle de la différence d'état. De même l'es-sence de la [puissance] du prince et du gouvernement apparaît dans le « pouvoir législatif ». C'est ici, dans la sphère de l'État politique que les moments singuliers de l'État se rapportent à eux-mêmes comme à l'essence du genre, à l'essence générique ; l'État politique est en ef-fet la sphère de leur· détermination universelle, leur sphère religieu-se. L'État politique est, pour les différents moments de l'État concret, le miroir de la vérité.

Par conséquent, si la « propriété privée indépendante » a dans l'État politique la signification de l'indépendance politique, cette pro-priété privée est l’indépendance politique de l'État. La « propriété privée indépendante » ou la « propriété privée réelle » est alors non seulement « le support de la constitution » mais la « constitution elle-même ». Et le support de la constitution est pourtant bien la constitu-tion des constitutions, la constitution primaire, réelle ?

Lors de la construction du monarque héréditaire Hegel, quasiment surpris lui-même, faisait sur le « développement immanent d'une science, la déduction de tout son contenu à partir du Concept simple » (§ 279 Remarque), la remarque suivante :

« C'est ainsi le moment fondamental de la personnalité, d'abord abstraite dans le droit immédiat, qui a poursuivi sa formation à travers ses différentes formes de subjectivité et qui ici dans le droit absolu, dans l'État, l'objectivité parfaite-

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ment [169] concrète de la volonté, est la personnalité de l'État, sa certitude de soi-même. »

C'est-à-dire qu'il apparaît dans l'État politique que « la personnali-té abstraite » est la personnalité politique la plus haute, la base poli-tique de l'État tout entier. De même, le droit de cette personnalité abstraite, son objectivité, la « propriété privée abstraite » considé-rée comme la plus haute objectivité de l'État, comme son droit le plus haut, vient à l'existence dans le majorat.

L'État est monarque héréditaire, personnalité abstraite, ne veut dire rien autre chose que : la personnalité de l'État est abstraite ou : c'est l'État de la personnalité abstraite. C'est ainsi par exemple que les Romains ont développé le droit du monarque d'une manière qui est purement intérieure aux normes du droit privé, ce qui revient à dire qu'ils ont développé le droit privé comme. la norme la plus haute de droit politique.

Les Romains sont les rationalistes de la propriété privée souverai-ne, les Germains en sont les mystiques.

Hegel caractérise le droit privé comme le droit de la personnalité abstraite ou comme le droit abstrait : Et à la vérité, il faut nécessai-rement qu'il soit développé comme l'abstraction du droit et partant comme le droit illusoire de la personnalité abstraite, de même que la morale développée par Hegel est l'existence illusoire de la subjectivi-té abstraite. Hegel développe le droit privé et la morale comme des abstractions de ce type, mais il ne s'ensuit pas chez lui que l'État, la vie éthique dont le droit et la morale sont les présuppositions ne puis-se être rien autre chose que la société (là vie sociale) de ces illusions ; à l'inverse, sa conclusion est que ce sont des moments subalternes de cette vie éthique. Mais le droit privé est-il quelque chose d'autre que le droit, la morale quelque chose d'autre que la morale de ces sujets de l'État ? Ou plutôt, la personne du droit privé et le sujet de la mo-rale sont la personne et le sujet de l'État. On a maintes fois attaqué Hegel au sujet de son développement de la morale. Il n'a rien fait

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d'autre que de développer la morale de l'État moderne et du droit privé moderne. On a voulu séparer davantage la morale de l'État, l'émanciper davantage. Qu'a-t-on prouvé par là ? Que la séparation de l'État d'aujourd'hui d'avec la morale est morale, que la morale n'est pas chose d'État et que l'État est immoral. C'est tout au contraire un grand mérite de Hegel, encore qu'à un certain point de vue incons-cient (celui qui consiste à faire passer pour l'idée réelle de la vie éthique l'État [170] qui a une telle morale pour sa présupposition), que d'avoir assigné sa vraie place à la morale moderne.

Dans la constitution où le majorat est une garantie, la propriété privée est la garantie de la constitution politique. Dans le majorat cela apparaît de telle façon que c'est une espèce particulière de propriété privée qui est cette garantie. Le majorat est simplement une existen-ce particulière du rapport universel de la propriété privée et de l'État politique. Le majorat est le sens politique de la propriété privée, la propriété privée dans sa signification politique, c'est-à-dire dans sa signification universelle. Par conséquent la constitution est ici consti-tution de la propriété privée.

Là où nous rencontrons le majorat dans sa formation classique, chez les peuples germaniques, nous trouvons aussi la constitution de la propriété privée. La propriété privée est la catégorie universelle, le lien d'État universel. Même les fonctions universelles apparaissent comme propriété privée, tantôt d'une corporation, tantôt d'un état.

Commerce et industrie sont dans leurs nuances particulières la propriété privée de corporations particulières. Dignités de cour, droit de rendre la justice, etc. sont la propriété privée d'états particuliers. Les différentes provinces sont la propriété privée de différents prin-ces singuliers, etc. Le service du pays est le privilège particulier de celui qui domine. L'esprit est la propriété privée du clergé. Mon action conforme au devoir est la propriété privée d'un autre, tout comme mon droit est à son tour une propriété privée particulière. La souve-raineté, ici la nationalité, est la propriété privée de l'empereur.

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On a souvent dit qu'au moyen âge toute figure du droit, de la li-berté, de l'existence sociale apparaît comme un privilège, comme une exception à la règle. On ne pouvait pas ne pas voir le fait empirique que ces privilèges apparaissent sous la forme de la propriété privée. Quelle est la raison universelle de cette coïncidence ? La propriété privée est l'existence générique du privilège, du droit comme excep-tion.

Là où les princes, comme en France, ont attaqué l'indépendance de la propriété privée, ils portèrent atteinte à la propriété des corpora-tions avant de porter atteinte à la propriété des individus. Mais en attaquant la propriété privée des corporations ils attaquaient la pro-priété privée en tant que corporation, en tant qu'elle était le lien so-cial.

Dans le système de la souveraineté féodale, il apparaît carrément que la puissance du prince est la puissance de la propriété privée [171] et c'est dans le pouvoir du prince que se trouve consigné le mystère qu'est l'universelle puissance, la puissance de tous les cercles de l'État.

(Dans le prince en tant que représentant de la puissance de l'État se trouve formulé ce qu'est le moment de la puissance dans l'État. Le prince constitutionnel exprime par suite l'idée de l'État constitution-nel dans son abstraction la plus aiguë. Il est d'un côté l'Idée de l'État, la consécration de la majesté de l'État et cela, sous les espè-ces de cette personne-ci. En même temps, il est une pure imagination : comme personne et comme prince, il n'a ni puissance réelle ni activité réelle. C'est ici, exprimée dans sa contradiction la plus forte, la sépa-ration de la personne politique et de la personne réelle, de la formelle et de la matérielle, de l'universelle et de l'individuelle, la séparation de l'homme d'avec l'homme social.)

La propriété privée a l'entendement romain et l'âme germanique. Il sera instructif à cet endroit de faire une comparaison entre ces deux développements extrêmes du même principe. Cela nous permettra d'obtenir la solution du problème politique débattu.

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À proprement parler, les Romains sont les premiers à avoir élaboré le droit de propriété privée, le droit abstrait, le droit privé, le droit de la personne abstraite. Le droit privé romain est le droit privé dans son élaboration classique. Mais nous ne trouvons nulle part chez les Romains que le droit de propriété privée ait été traité de manière mystifiante comme ce fut le cas chez les Allemands. Nulle part non plus il ne devient droit politique.

Le droit de propriété privée est le jus utendi et abutendi [droit d'utilisation et de disposition], le droit de l'arbitraire sur la chose. L'intérêt principal des Romains consiste à développer et à déterminer les rapports qui se donnent comme rapports abstraits de propriété privée. Ce qui est à proprement parler le fondement de la propriété privée, la possession, est un fait réel, un fait inélucidable, non un droit. Ce n'est qu'avec les déterminations juridiques que la société donne à la possession de fait que celle-ci reçoit la qualité de posses-sion légale, de la propriété privée.

En ce qui concerne chez les Romains la connexion entre constitu-tion politique et propriété privée les choses apparaissent ainsi :

1. L'homme (comme esclave), de même que chez les peuples de l'antiquité en général, apparaît comme objet de la propriété privée.

Ce n'est là rien de spécifique.

2. Les pays conquis sont traités comme propriété privée ; on y fait valoir le jus utendi et abutendi.

[172] 3. Dans l'histoire des Romains elle-même apparaît le combat entre pauvres et riches (patriciens et plébéiens), etc.

Au reste, comme chez les peuples anciens en général la propriété privée vaut au total comme propriété publique, soit, ainsi qu'aux bon-nes époques, comme dépenses de la République ou comme bienfait pu-blic somptueux envers la multitude (thermes, etc.).

La manière dont l'esclavage est expliqué est le droit de guerre, le droit d'occupation : c'est justement parce que leur existence politi-que est frappée de néant que les esclaves sont esclaves.

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Dans ce qui fait la différence d'avec les Germains nous faisons ressortir principalement deux rapports :

1. Le pouvoir impérial n'était pas le pouvoir de la propriété privée mais la souveraineté de la volonté empirique considérée comme telle ; celle-ci était bien éloignée de considérer la propriété privée comme un lien entre elle-même et ses sujets ; elle en usait au contraire de la propriété privée comme du reste des biens sociaux. C'est pourquoi aussi le pouvoir impérial n'était héréditaire que de fait. Sans doute, le développement le plus haut du droit de propriété privé tombe dans l'époque impériale, mais ce développement est plus une conséquence de la décomposition politique, que la décomposition politique n'est une conséquence de la propriété privée. En outre, quand à Rome le droit privé parvient à son plein développement, le droit politique est abrogé, pris dans le moment de sa décomposition tandis qu'en Allemagne les choses se comportèrent inversement.

2. Les dignités politiques à Rome ne sont jamais héréditaires, c'est-à-dire que la propriété privée n'est pas la catégorie politique dominante.

3. En opposition au majorat germanique, la liberté de tester appa-raît à Rome comme une émanation de la propriété privée. Toute la dif-férence entre le développement romain et le développement germani-que de la propriété privée réside dans cette dernière opposition.

(Dans le majorat, le fait que la propriété privée est le rapport à la fonction politique, apparaît sous la forme d'une inhérence de l'exis-tence politique qui devient accident de la propriété privée immédiate, de la possession foncière. En ses plus hauts sommets, l'État apparaît ainsi comme propriété privée alors qu'ici la propriété privée était censée apparaître comme propriété d'État. Au lieu de faire de la pro-priété privée une qualité du citoyen de l'État, Hegel fait de la ci-toyenneté, de l'existence politique et du sentiment de l'État une qua-lité de la propriété privée.)

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§ 308. « À l'autre partie de l'élément des états échoit l'as-pect mouvant de la société civile-bourgeoise qui, extérieure-ment en raison du grand nombre de ses membres, mais essen-tiellement en raison de la nature de sa détermination et de son occupation, ne peut faire son entrée qu'à travers des députés. Dans la mesure où ceux-ci sont députés par la société civile-bourgeoise on voit immédiatement que celle-ci accomplit cet acte à titre de ce qu'elle est, partant non en tant qu'elle est décomposée de manière atomistique en individus singuliers qui ne font que se rassembler un instant et sans autre permanence pour un acte singulier et temporaire, mais au contraire en tant qu'elle est articulée dans ses associations, communautés et corporations par ailleurs constituées et qui reçoivent de cette façon une texture politique. C'est dans le droit qu'elle a à une telle députation convoquée par le pouvoir du prince, comme c'est dans le droit qu'a le premier état de faire son apparition (§ 307), que l'existence des états et de leur assemblée trouve une garantie constituée et qui leur est propre. »

Nous découvrons ici une nouvelle opposition à l'intérieur de la so-ciété civile-bourgeoise et des états : une partie mobile et par consé-quent aussi une partie non mobile de ceux-ci (celle de la possession foncière). Cette opposition, on l'a aussi figurée comme l'opposition de l'espace et du temps et selon le schème conservateur-progressif. Voir là-dessus le paragraphe précédent. Au demeurant Hegel a, par les corporations, etc., fait de la partie mobile de la société également une partie stable.

La seconde opposition est que la première partie de l'élément des états, celle qui vient d'être développée, les majorataires sont en tant que tels législateurs, que le pouvoir législatif est un attribut de leur personne empirique, qu'ils ne sont pas des députés mais qu'ils sont au

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contraire eux-mêmes alors que dans le cas du deuxième état ont lieu élection et députation.

Hegel avance deux raisons pourquoi c'est seulement par le biais de députés que cette partie mobile de la société civile-bourgeoise peut faire son entrée dans l'État politique, dans le pouvoir législatif. La première raison, celle du grand nombre il la caractérise lui-même comme extérieure, nous dispensant par là de cette réplique.

[174] Mais la raison essentielle serait « la nature de sa détermina-tion et de son occupation ». L'« activité politique » et l'« occupation politique » sont un élément étranger « à la nature de sa détermination et de son occupation ».

Et Hegel en revient toujours à sa même antienne, à ces états considérés comme « députés de la société civile-bourgeoise ». Il fau-drait nécessairement que celle-ci« accomplisse cet acte à titre de ce qu'elle est ». Il faut nécessairement bien plutôt que celle-ci « accom-plisse cet acte à titre de ce qu'elle n'est pas, car elle est société non politique et elle est censée accomplir ici un acte politique et l'accom-plir comme un acte qui lui est essentiel et procède d'elle-même. Elle est par là « décomposée de manière atomistique en individus singu-liers » et « qui ne font que se rassembler un instant et sans autre permanence pour un acte singulier et temporaire ». En premier lieu, son acte politique est un acte singulier et temporaire qui dans sa ré-alisation ne peut apparaître que comme tel. Il est un acte de la socié-té civile-bourgeoise qui fait un éclat, une extase de celle-ci, et il faut nécessairement aussi qu'il apparaisse comme tel. Secondement Hegel n'a pas été choqué, - et même il construit la chose comme nécessaire - de ce que la société civile-bourgeoise se sépare matériellement de sa réalité civile-bourgeoise (c'est seulement comme une deuxième société députée par elle, qu'elle entre en scène) -, posant ce qu'elle n'est pas comme étant elle-même : comment peut-il alors vouloir reje-ter cela formellement ?

Hegel est d'avis que puisque la société députe dans ses corpora-tions, etc., « ses associations par ailleurs constituées », etc. reçoivent

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« de cette façon une texture politique ». Mais ou bien elles reçoivent une signification qui n'est pas leur signification, ou bien leur texture est en tant que telle la texture politique, et il n'y a pas un moment où cette texture « reçoit » la teinture * politique comme développé plus haut : c'est au contraire la « politique » qui, de leur texture, reçoit la sienne. Par le fait qu'il caractérise seulement cette partie de l'élé-ment des états comme la partie de « ce qui est député », Hegel a ca-ractérisé inconsciemment l'essence des deux chambres (par l'aspect où elles entretiennent l'une envers l'autre le rapport qu'il décrit). Chambre des députés et chambre des pairs (quel que soit le nom qu'on leur donne) ne sont pas ici des existences différentes du même prin-cipe mais ressortissent au contraire à deux principes et à des situa-tions sociales essentiellement différents. La chambre des députés est ici la constitution politique de la société [175] civile-bourgeoise, au sens moderne, la chambre des pairs l'étant de la société civile au sens des états. Chambre des pairs et chambre des députés se font face comme représentation par états et représentation politique de la so-ciété civile-bourgeoise. L'une est le principe des états existant de la société civile, l'autre la réalisation de son existence politique abstrai-te. C'est pourquoi il s'entend de soi que la seconde ne saurait être-là derechef comme représentation des états, corporations, etc., puis-qu'elle représente justement non pas l'être-là d'état mais au contrai-re l'existence politique de la société civile-bourgeoise. Il va de soi alors que ne siègent dans la première chambre que la partie de la so-ciété civile-bourgeoise qui est d'état, la « souveraine possession fon-cière », la noblesse d'assise héréditaire : cette dernière n'est pas un état parmi d'autres états mais au contraire le principe d'état de la société civile-bourgeoise comme principe social réel, donc comme principe politique, n'existe plus qu'en elle. Elle est l'état. La société civile-bourgeoise a alors dans la chambre d'états le représentant de son existence moyenâgeuse, dans la chambre des députés celui de son existence politique (moderne). Au regard du moyen âge le progrès consiste seulement en ceci : la politique des états est rabaissée à une existence politique particulière à côté de la politique des citoyens. L'existence politique empirique que Hegel a devant les yeux (Angle-

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terre) a par conséquent un sens tout autre que celui que Hegel lui im-pute abusivement.

En cela également la constitution française est un progrès. Elle a certes rabaissé la chambre des pairs à une pure inanité, mais il est de la nature de cette chambre qu'elle ne puisse être, à l'intérieur du principe de la royauté constitutionnelle tel que Hegel prétendait le développer, qu'une instance frappée de nul et non avenu, la fiction d'une harmonie entre prince et société civile-bourgeoise, du pouvoir législatif avec lui-même ou de l'État politique avec lui-même sous les espèces d'une existence particulière et par là justement de nouveau contradictoire.

Les Français ont laissé subsister la perpétuité des pairs pour ex-primer leur égale indépendance du choix du gouvernement et de celui du peuple. Mais ils ont aboli l'expression moyenâgeuse : l'hérédité. Leur progrès consiste en ceci : ils ne font plus sortir non plus la chambre des pairs de la société civile-bourgeoise réelle mais l'ont au contraire également créée en faisant abstraction de celle-ci. Ils font procéder le choix qui en est fait de l'État politique existant, du prin-ce, sans l'avoir lié par ailleurs à quelque qualité [176] civile-bourgeoise que ce soit. Dans cette constitution, la dignité de pair est réellement un état dans la société civile-bourgeoise, un état qui est purement politique, qui est créé à partir du point de vue de l'abstraction qui est celle de l'État politique. Mais il apparaît davantage comme décoration politique que comme état réel pourvu de droits particuliers. La cham-bre des pairs sous la Restauration était une réminiscence. La chambre des pairs de la révolution de Juillet est réellement une créature de la monarchie constitutionnelle.

Du moment qu'à l'époque moderne l'idée de l'État ne pouvait appa-raître autrement que dans cette abstraction qu'est « l'État seule-ment politique » c'est-à-dire dans l'abstraction de la société civile-bourgeoise d'avec soi-même, abstraction d'avec sa situation réelle, il est un mérite des Français d'avoir tenu bon cette réalité abstraite, de l'avoir produite et partant d'avoir produit le principe politique lui-même. L'abstraction dont on leur fait reproche est par conséquent

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véritable conséquence et produit du sens retrouvé de l'État et du po-litique, même si c'est d'abord à l'intérieur d'une opposition, mais d'une opposition nécessaire. Le mérite des Français est par consé-quent ici d'avoir posé la chambre des pairs comme produit propre de l'État politique ou tout simplement d'avoir fait du principe politique dans ce qu'il a de propre le principe déterminant et efficace.

Hegel fait encore la remarque qu'avec la députation construite par lui « l'existence des états et de leur assemblée trouve une garantie constituée et qui leur est propre » en ce « droit qu'ont les corpora-tions, etc. à une telle députation ». La garantie de l'existence de l'as-semblée d'états, son existence primitive vraie devient par conséquent le privilège des corporations, etc. Hegel est par là entièrement re-tombé au point de vue du moyen âge et a complètement renoncé « son abstraction de l'État politique comme sphère de l'État en tant qu'État, l'Universel en soi et pour soi ».

Au sens moderne l'existence de l'assemblée d'états est l'existen-ce politique de la société civile-bourgeoise, la garantie de son être-là politique. Le fait de mettre en doute l'existence de cette assemblée est par conséquent le doute quant à l'être-là de l'État. De même qu'antérieurement le « sens de l'État », l'essence du pouvoir législa-tif, trouve chez Hegel sa garantie dans la « propriété privée indépen-dante », de même son existence trouve la sienne dans les « privilèges des corporations ».

Or, l'un des deux éléments d'état est bien plutôt à lui seul le [177] privilège politique de la société civile-bourgeoise ou le privilège qui consiste pour elle à être politique. Il ne peut en aucun lieu être le pri-vilège d'un mode particulier, civil de son existence, encore moins trouver en lui sa garantie, étant donné qu'il est censé être bien plutôt la garantie universelle.

C'est ainsi que partout Hegel s'abaisse à dépeindre l'« État politi-que » non comme la réalité la plus haute, en soi et pour soi, de l'exis-tence sociale, mais au contraire à lui donner une réalité précaire, en relation à un autre dont elle dépend : non à le dépeindre comme l'exis-

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tence vraie des autres sphères mais bien plutôt à faire en sorte qu'il rencontre dans les autres sphères sa vraie existence. Il a besoin par-tout de la garantie des sphères qui lui restent extérieures. Il n'est pas la puissance réalisée. Il est l'impuissance appuyée, non la puissan-ce qui domine ces appuis mais la puissance de l'appui. C'est l'appui qui est le puissant.

Belle et haute existence que celle qui a besoin pour exister d'une garantie extérieure à elle-même et qui est censée être en même temps l'existence universelle de cette garantie et donc sa garantie réelle ! Dans le développement du pouvoir législatif Hegel retombe absolument partout du point de vue philosophique dans l'autre point de vue qui ne considère pas la chose en relation à soi-même.

Si l'existence des états a besoin d'une garantie, ils ne sont pas dans l'État une existence politique réelle mais au contraire rien qu'une existence politique fictive. Dans les États constitutionnels, la garantie concernant l'existence des états est la loi. Leur existence est donc existence posée par la loi, existence qui dépend de l'essence universelle de l'État et non de la puissance ou de l'impuissance de corporations, d'associations singulières : elle est au contraire la réali-té de l'association qu'est l'État. (Les corporations, etc., les cercles particuliers de la société civile-bourgeoise sont même justement cen-sés n'obtenir qu'ici et alors leur existence universelle, or voici que Hegel anticipe de nouveau en saisissant cette existence universelle comme privilège, comme l'existence de ces particularités.)

Le droit politique comme droit de corporations, etc. contredit en-tièrement au droit politique comme politique, comme droit de l'État, droit qui ressortit à la qualité de citoyen de l'État politique, droit qui est censé justement ne pas être le droit de cette existence comme existence particulière, le droit sous les espèces de cette existence particulière.

Avant que nous examinions la catégorie de l'élection comme acte [178] politique par lequel la société civile-bourgeoise se détache dans

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une commission politique, ajoutons encore quelques déterminations prises de la remarque à ce paragraphe.

« Que tous doivent avoir part chacun individuellement à la consultation et à la décision concernant les affaires de l'État dans leur universalité parce que ces Tous sont membres de l'État, que les affaires de l'État sont les affaires de tous, et que tous aient un droit d'y être avec leur savoir et leur volonté, la raison pour laquelle cette représentation qui voudrait poser en dehors de toute forme raisonnable l'élément démocratique dans l'organisme de l'État (qui n'est que par une telle forme) vient à l'esprit avec une telle facilité, est qu'elle s'arrête à de la détermination abstraite : être membre de l'État et que la pensée superficielle s'en tient à des abstractions. » [§ 308.]

Tout d'abord, « être membre de l'État », Hegel appelle cela une « détermination abstraite » bien que cela soit, et même selon l'idée, l'avis de son propre développement, la détermination et destination sociale la plus concrète et la plus haute de la personne juridique, du membre politique. S'arrêter à la « détermination : être membre de l'État » et saisir l'individu singulier dans cette détermination, cela par suite ne paraît pas précisément « être la pensée superficielle qui s'en tient à des abstractions ». Mais que la « détermination : être membre de l'État » soit une détermination « abstraite » n'est pas la faute de cette pensée mais du développement hégélien et des rap-ports modernes réels qui présupposent la séparation de la vie réelle d'avec la vie politique et qui font de la qualité politique une « déter-mination abstraite » du membre réel de l'Éֹtat politique.

La participation immédiate de tous à la consultation et à la décision concernant les affaires de l'État dans leur universalité, accueille, se-lon Hegel, « l'élément démocratique en dehors de toute forme raison-nable dans l'organisme de l'État qui n'est que par cette forme ». Ce qui veut dire : dans un organisme d'État qui n'est que le formalisme de l'État, l'élément démocratique ne peut être accueilli qu'à titre

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d'élément formel. Ce qu'il faut, c'est bien plutôt que l'élément démo-cratique soit l'élément réel qui se donne, dans l'organisme politique total, sa forme raisonnable. Si c'est en revanche [179] sous les espè-ces d'un élément « particulier » qu'il fait son entrée dans l'organisme ou le formalisme de l'État, c'est, par « forme raisonnable » de son existence, le dressage, l'accommodation que l'on entend, une forme dans laquelle il ne donne pas à voir ce qui est le caractère propre de son essence, c'est-à-dire qu'il ne pénètre qu'à titre de principe for-mel.

Une fois déjà nous avons indiqué que Hegel développe seulement un formalisme de l'État. Le principe matériel à proprement parler est pour lui l'Idée, la forme abstraite du penser de l'État considérée comme un sujet, l'Idée absolue qui n'a en elle-même aucun moment passif, aucun moment matériel. En regard de l'abstraction de cette Idée, les déterminations du formalisme de l'État dans sa réalité et dans son empirie apparaissent comme contenu, et partant le contenu réel apparaît comme matière dénuée de forme, inorganique (en l'oc-currence l'homme réel, la société réelle, etc.).

L'essence de l'élément des états, Hegel l'avait mise en ceci que l'« universalité empirique » devient le sujet de l'Universel qui est en soi et pour soi. Cela veut-il dire autre chose que : les affaires de l'État sont les « affaires de tous » et « tous ont le droit d'y être avec leur savoir et leur volonté ». Les états ne sont-ils pas censés être justement ce droit de tous réalisé ? Et est-ce qu'il est alors étonnant que les Tous veulent aussi maintenant la « réalité » de ce droit qui est le leur ?

« Que tous doivent avoir part, chacun singulièrement à la consultation et à la décision concernant les affaires de l'État dans leur universalité. »

Dans un État raisonnable, pourrait-on répondre : « tous ne doivent pas avoir part chacun singulièrement à la consultation et décision

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concernant les affaires de l'État dans leur universalité », car les « individus singuliers » ont part à titre de « tous ») à la consultation et à la décision concernant les affaires universelles, c'est-à-dire à l'intérieur de la société et comme membres de la société. Non tous chacun singulièrement, mais au contraire les individus singuliers à ti-tre de tous.

Hegel se pose lui-même le dilemme : ou bien la société civile-bourgeoise (le grand nombre, la multitude) prend part à la délibéra-tion et à la décision concernant les affaires de l'État dans leur uni-versalité par l'intermédiaire de députés, ou bien tous le font à titre d'individus singuliers. Ce n'est pas là opposition de l'essence, [180] comme Hegel plus tard tente de présenter les choses, mais de l'exis-tence, et de l'existence la plus extérieure, du nombre, en quoi la rai-son que Hegel lui-même a caractérisée comme « extérieure », le grand nombre des membres, demeure la meilleure raison qui va contre la participation immédiate de tous. La question de savoir si la société civile-bourgeoise doit avoir part au pouvoir législatif soit, de deux choses l'une, qu'elle y entre par l'intermédiaire de députés, ou que « tous chacun individuellement » immédiatement y participent, est elle-même une question à l'intérieur de l'abstraction de l'État politi-que ou à l'intérieur de l'État politique abstrait. C'est une question politique abstraite.

Il s'agit dans les deux cas, comme Hegel l'a lui-même développé, de la signification politique de l' « universalité empirique ».

Dans sa vraie forme, l'opposition est la suivante : les individus sin-guliers le font tous ou les individus singuliers le font à titre de petit nombre, à titre de pas-tous. Dans les deux cas, la totalité reste plura-lité extérieure seulement, c'est-à-dire somme totale des singuliers. La totalité n'est pas une qualité essentielle, spirituelle, réelle du sin-gulier. La totalité n'est pas quelque chose par quoi il perdrait la dé-termination de la singularité abstraite, au contraire la totalité est seulement le nombre total de la singularité. Une singularité, beaucoup de singularité, toutes les singularités. Un, beaucoup, tous, aucune de ces déterminations ne change l'essence du sujet, de la singularité.

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« Tous » doivent avoir part « singulièrement » à la « consultation et décision » concernant les affaires de l'État dans leur « universali-té » ; c'est-à-dire par conséquent : tous doivent avoir cette part non en tant que tous mais au contraire en tant que « singuliers ».

À un double égard la question parait être en contradiction avec el-le-même.

Les affaires de l'État dans leur universalité sont l'affaire politi-que, l'État comme affaire réelle. La consultation et décision est l'ef-fectuation de l'État comme affaire réelle. Que par conséquent tous les membres de l'État aient un rapport à l'État comme à leur affaire réelle, c'est ce qui parait aller de soi. Dans le concept de membre po-litique est déjà contenu qu'ils sont un membre de l'État, une partie de celui-ci ; que l'État les reçoit comme sa partie. Or, s'ils sont la part d'État qui leur revient, leur existence sociale est déjà, c'est évident, leur participation réelle à cet État. Ils ne sont pas seulement part de l'État, mais l'État est leur part Être part consciente de quelque cho-se est en prendre avec conscience une [181] part consciente. Sans cette conscience le membre de l'État serait un animal.

Si l'on dit : « les affaires universelles de l'État », on produit la fausse apparence que les « affaires universelles » et l'État sont quel-que chose de différent. Mais l'État est 1'« Affaire universelle », donc realiter les « affaires universelles ».

Prendre part aux affaires universelles de l'État et prendre part à l'État sont par conséquent la même chose. Que par conséquent un membre de l'État, une partie d'État prenne part à l'État et que cette participation ne puisse apparaître que comme consultation ou décision ou dans des formes semblables, que par conséquent tout membre de l'État participe à la consultation et décision (si ces fonctions sont saisies comme les fonctions de la participation réelle de l'État) est une tautologie. S'il est par conséquent question de membres réels de l'État, il ne peut pas être question de cette participation sur le monde du devoir-être. Dans ce cas, il serait bien plutôt question de sujets

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qui doivent être à ce qu'on dit les membres de l'État et peuvent l'être mais ne le sont pas réellement.

S'il est question d'un autre côté d'affaires déterminées, d'un ac-te singulier de l'État, il va de soi une fois de plus que ce ne sont pas tous singulièrement qui l'accompliront. Sinon le singulier serait la vraie société et rendrait superflue la société. Il faudrait que l'indivi-du fit tout à la fois alors que la société fait œuvrer les autres pour lui autant qu'elle le fait œuvrer pour les autres.

La question de savoir si tous singulièrement doivent avoir part à la « consultation et décision concernant les affaires universelles de l'État » est une question qui résulte de la séparation de l'État politi-que d'avec la société civile-bourgeoise.

Nous avons vu : l'État existe seulement comme État politique. La totalité de l'État politique est le pouvoir législatif. Prendre part au pouvoir législatif est par suite prendre part à l'État politique, est prouver et réaliser son existence comme membre de l'État politique, comme membre-politique. Que par, conséquent tous singulièrement veuillent prendre part au pouvoir législatif n'est rien que la volonté de tous d'être des membres politiques réels (actifs), ou de se donner une existence politique, ou de prouver et effectuer leur existence comme une existence politique. Nous avons vu en outre que l'élément des états est la société civile-bourgeoise comme pouvoir législatif, son existence politique. Que par conséquent la société civile-bourgeoise pénètre en masse et si possible entièrement dans le pou-voir législatif, que la société civile-bourgeoise [182] réelle veuille se substituer à la société civile-bourgeoise fictive du pouvoir législatif, cela n'est rien autre chose que l'effort de la société civile-bourgeoise pour se donner une existence politique ou à faire de l'existence poli-tique son existence réelle. L'effort de la société civile-bourgeoise pour se changer en la société politique ou pour faire de la société poli-tique la société réelle se montre comme l'effort de la participation la plus universelle possible au pouvoir législatif·

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Ici le nombre n’est pas dénué de signification. Si l'accroissement de l'élément des états est déjà un accroissement physique et intel-lectuel d'une des forces ennemies, - et nous avons vu que les diffé-rents éléments du pouvoir législatif se font face comme des forces ennemies en présence -, la question de savoir si tous singulièrement doivent être membres du pouvoir législatif ou doivent entrer en scène par l'intermédiaire de députés est en revanche la mise en question du principe représentatif à l'intérieur du principe représentatif, à l'in-térieur de la représentation fondamentale de l'État politique qui trouve son existence dans la monarchie constitutionnelle. 1. Est-ce une représentation de l'abstraction de l'État politique que le pouvoir législatif est la totalité de l'État politique ? Parce que cet acte et rien que lui est l'acte politique unique de la société civile-bourgeoise, tous doivent et veulent à la fois y avoir part. 2. Tous en tant qu'indi-vidus singuliers. Dans l'élément des états, l'activité législative est considérée non comme une activité sociale, comme une fonction de la socialité mais au contraire bien plutôt comme l'acte où les individus singuliers entrent seulement réellement et consciemment en fonction sociale, c'est-à-dire entrent dans une fonction politique. Le pouvoir législatif n'est pas ici une émanation, une fonction de la société mais tout d'abord sa formation. La formation en vue du pouvoir législatif exige que tous les membres de la société civile-bourgeoise se consi-dèrent comme des individus singuliers ; et ils s'affrontent réellement comme des individus singuliers. La détermination « être membre de l'État » est leur « détermination abstraite », une détermination qui n'est pas réalisée dans leur vivante réalité.

De deux choses l'une : ou a lieu la séparation de l'État politique et de la société civile-bourgeoise et alors ce n'est pas tous singulière-ment qui peuvent participer au pouvoir législatif. L'État politique est une existence séparée de la société civile-bourgeoise. D'un côté la société civile-bourgeoise se renoncerait elle-même si tous étaient lé-gislateurs et d'un autre côté, l'État politique qui lui [183] fait face ne la peut supporter que dans une forme qui est conforme à sa propre norme. Ou encore : c'est la participation de la société civile-

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bourgeoise à l'État politique par l'intermédiaire de députés qui est précisément l'expression de leur séparation et de leur unité seule-ment dualiste.

Ou bien inversement la société civile-bourgeoise est société politi-que réelle, et alors c'est un non-sens de poser une exigence qui est issue de la seule représentation de l'État politique comme de l'exis-tence séparée de la société civile-bourgeoise, qui est issue de la seule représentation théologique de l'État politique. Dans ces conditions la signification du pouvoir législatif considéré comme un pouvoir repré-sentatif disparaît entièrement. Le pouvoir législatif est ici représen-tation au sens où chaque fonction est représentative, au sens où le cordonnier, par exemple, dans la mesure où sa fonction répond à un besoin social est mon représentant, où chaque activité sociale déter-minée comme activité générique, représente seulement le genre c'est-à-dire une détermination de ma propre essence, où chaque homme est le représentant de l'autre. Ici il est représentant non par quelque chose d'autre qu'il représente mais au contraire par ce qu'il est et fait.

On s'efforce d'obtenir le pouvoir législatif non en raison de son contenu mais de sa signification politique formelle. En soi et pour soi par exemple, le pouvoir gouvernemental devait bien davantage être le but auquel aspire le peuple, que la fonction législative de l'État, la fonction politique métaphysique. La fonction législative est la volonté non dans son énergie pratique mais au contraire dans son énergie théorique. La volonté n'est pas censée ici tenir lieu de loi : il s'agit au contraire de découvrir et de formuler la loi réelle.

De cette nature discordante du pouvoir législatif comme fonction législative réelle et comme fonction représentative, abstraitement politique, est issu un caractère distinctif qui s'impose surtout en France, pays de l'éducation politique.

(Dans le pouvoir gouvernemental, nous avons toujours deux cho-ses : le faire réel et la raison d'État de ce faire comme une autre

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conscience réelle qui est, dans son articulation totale, la bureaucra-tie.)

Le contenu véritable du pouvoir législatif (pour autant que les inté-rêts particuliers dominants n'entrent pas de manière significative en conflit avec l'objectum quaestionis [objet de la recherche]) est traité très à part * , comme chose secondaire. Une question n'éveille d'at-tention particulière qu'à partir du moment où elle devient politique, c'est-à-dire : ou bien dès qu'une question ministérielle, [184] par conséquent la puissance du pouvoir législatif sur le pouvoir gouverne-mental, peut y être rattachée, ou bien dès qu'il s'agit tout simplement de droits qui se trouvent en liaison avec le formalisme politique. D'où vient ce phénomène ? C'est que le pouvoir législatif est en même temps la représentation de l'existence politique de la société civile-bourgeoise, que l'essence politique d'une question consiste tout sim-plement dans son rapport aux différents pouvoirs de l'État politique, que le pouvoir législatif représente la conscience politique et que cel-le-ci ne peut faire ses preuves comme politique que dans le conflit avec le pouvoir gouvernemental. Cette exigence essentielle qui veut que chaque besoin social, chaque loi soit mise au jour politiquement dans son sens social, c'est-à-dire en tant que déterminé par le tout de l'État, prend dans l'État de l'abstraction politique le tour suivant : à cette exigence est donné un tour formel en opposition à une autre puissance (contenu) en dehors de son contenu réel. Ceci n'est pas une abstraction des Français mais c'est au contraire la conséquence né-cessaire de ce que l'État réel n'existe que comme le formalisme poli-tique de l'État qui est en considération ici. L'opposition à l'intérieur du pouvoir représentatif est l'existence politique (mot grec) [par ex-cellence] du pouvoir représentatif. La question mise au jour prend toutefois à l'intérieur de cette constitution représentative un autre tour que celui dans lequel Hegel l'a considéré. Il ne s'agit pas ici de savoir si la société civile-bourgeoise doit exercer le pouvoir législatif par l'intermédiaire de députés ou si tous sont censés le faire singuliè-rement : il s'agit au contraire de l'extension et de la plus grande uni-versalisation possible de l'élection, tant en ce qui concerne le droit de

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vote qu'en ce qui concerne l'éligibilité. C'est là qu'est, à proprement parler, le point litigieux de la réforme politique tant en France qu'en Angleterre.

On considère l'élection d'une manière qui n'est pas philosophique, c'est-à-dire qui ne s'adresse pas à son essence propre, quand on la saisit tout aussitôt en relation au pouvoir du prince ou au pouvoir gou-vernemental. L'élection est le rapport réel de la société civile-bourgeoise réelle à la société civile-bourgeoise du pouvoir législatif, à l'élément représentatif. Ou : l'élection est le rapport immédiat, le rapport direct, qui n'est pas simplement de représentation mais d'être, de la société civile-bourgeoise à l'État politique. Il va de soi par suite que l'élection forme l'intérêt politique principal de la socié-té civile-bourgeoise réelle. C'est seulement dans le droit de vote aussi bien que dans l'éligibilité, sans limitations que la société civile-bourgeoise [185] s'est réellement élevée à l'abstraction d'elle-même, à l'existence politique comme à sa vraie existence universelle et es-sentielle. Mais l'accomplissement de cette abstraction est en même temps l'abrogation de l'abstraction. En posant de manière réelle son existence politique comme son existence vraie, la société civile-bourgeoise a en même temps posé comme inessentielle son existence de société civile-bourgeoise dans sa différence d'avec son existence politique : avec l'un des termes de la séparation tombe aussi son au-tre, son contraire. La réforme électorale est donc à l'intérieur de l'État politique abstrait l'exigence de sa dissolution mais en même temps de la dissolution de la société civile-bourgeoise.

Nous rencontrerons la question de la réforme électorale plus tard, sous une autre forme, à savoir du côté des intérêts. De même, nous développerons plus tard les autres conflits qui proviennent de la dou-ble détermination du pouvoir législatif (pour être une première fois député, mandataire de la société civile-bourgeoise, l'autre fois bien plutôt d'abord son existence politique et une existence qui a un ca-ractère propre à l'intérieur du formalisme politique de l'État).

Nous revenons en attendant à la remarque à notre paragraphe.

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« La considération raisonnable, la conscience de l'Idée est concrète et coïncide dans cette mesure avec le vrai sens prati-que qui n'est lui-même rien d'autre que le sens raisonnable, le sens de l'Idée. » « L'État concret est le tout articulé en ses cercles particuliers. Le membre de l'État est un membre de tel état. Ce n'est que dans cette détermination objective qui est la sienne qu'il peut venir en considération dans l'État. » [§ 308.]

On a déjà dit là-dessus plus haut ce qu'il fallait.

« Sa détermination universelle en général » (celle du mem-bre de l'État) « contient le moment double d'être personne privée et tout autant, en tant qu'il pense, conscience et vouloir de l'universel. Mais c'est seulement quand cette conscience et ce vouloir sont remplis de la particularité - et celle-ci est l'état particulier et la détermination - qu'ils ne sont pas vides mais au contraire remplis et réellement vivants. Ou : l'individu est gen-re mais il a sa réalité universelle immanente comme genre pro-chain. »

[186] Tout ce que dit Hegel est correct, avec la restriction : 1. qu'il pose comme identique état particulier et détermination, 2. que cette détermination, l'espèce, le genre prochain devrait nécessaire-ment être posée réellement aussi, non seulement en soi mais pour soi comme espèce du genre universel, comme sa particularisation. Or, dans l'État que Hegel démontre comme l'être-là conscient de soi de l'esprit éthique, il lui suffit que cet esprit éthique soit le déterminant seulement en soi, selon l'Idée universelle. Il ne laisse pas la société devenir un déterminateur réel parce que, pour cela, il faut un sujet réel, et qu'il n'a qu'un sujet abstrait, une imagination.

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§ 309. « Étant donné que la députation a lieu en vue de la consultation et décision concernant les affaires universelles, elle a le sens que par la confiance se trouvent déterminés à cela des individus qui, dans ces affaires, s'y entendent mieux que leurs mandants, le sens également pour ces individus de ne pas faire prévaloir l'intérêt particulier d'une communauté, corpora-tion contre l'intérêt universel, mais au contraire essentielle-ment ce dernier. Par là, leur rapport n'est pas d'être des man-dataires commis ou remettant des instructions, et cela d'au-tant moins que leur réunion a pour détermination et destination d'être une assemblée vivante dont les membres s'instruisent et se persuadent réciproquement dans une délibération en com-mun. »

Les députés sont censés : 1. ne pas être « des mandataires commis ou remettant des instructions », parce qu'ils sont censés « ne pas fai-re prévaloir l'intérêt particulier d'une communauté, corporation contre l'intérêt universel mais au contraire essentiellement ce der-nier ». Hegel a construit les représentants d'abord comme représen-tants des corporations, etc. pour amener ensuite de nouveau l'autre détermination politique selon laquelle ils n'ont pas à faire prévaloir l'intérêt particulier de la corporation, etc. Il abroge par là sa propre détermination puisque dans leur détermination essentielle comme re-présentants, il les sépare entièrement de leur existence de corpora-tion. Par là également il sépare la corporation d'avec soi comme d'avec son contenu réel, car elle n'est pas censée élire de son point de vue mais au contraire du point de vue de l'État, c'est-à-dire qu'el-le est censée élire dans sa non-existence comme [187] corporation. Hegel reconnaît par conséquent dans la détermination matérielle ce qu'il pervertissait dans la détermination formelle, l'abstraction que dans son acte politique la société civile-bourgeoise fait d'elle-même, son existence politique n'étant rien autre chose que cette abstrac-tion. Hegel allègue comme raison qu'ils sont précisément élus en vue de la mise en œuvre des « affaires universelles ». Or les corporations ne sont pas des existences des affaires universelles.

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2. La « députation » est censée avoir « le sens que par la confiance se trouvent déterminés à cela des individus qui dans ces affaires s'y entendent mieux que leurs mandants », ce dont il est de nouveau cen-sé s'ensuivre que les députés n'ont pas par conséquent le rapport de « mandataires ».

Qu'ils s'y entendent « mieux » au lieu de « simplement » s'y en-tendre, Hegel ne peut le faire sortir que par un sophisme. On ne pour-rait arriver à cette conclusion que si les mandants avaient le choix ou de délibérer eux-mêmes et de décider des affaires universelles ou de déléguer pour leur exécution des individus déterminés, c'est-à-dire précisément si la délégation, la représentation n'appartenait pas de manière essentielle au caractère du pouvoir législatif de la société civile-bourgeoise, ce qui précisément constitue dans l'État construit par Hegel son essence propre, comme précisément on vient de l'expo-ser.

C'est là un exemple très caractéristique de la façon dont Hegel renonce à demi intentionnellement la Chose en son caractère propre pour lui imposer faussement dans sa figure bornée le sens opposé à ce caractère borné.

La vraie raison Hegel la donne tout à la fin. Les députés de la so-ciété civile-bourgeoise se constituent en une « assemblée » et c'est seulement cette assemblée qui est l'existence politique réelle et le vouloir de la société civile-bourgeoise. La séparation de l'État politi-que d'avec la société civile-bourgeoise apparaît comme la séparation des députés d'avec ses mandataires. La société délègue simplement à partir d'elle-même les éléments pour son existence politique.

La contradiction apparaît double :

1. formelle. Les députés de la société civile-bourgeoise sont une société qui n'est pas en liaison avec ses commettants par la forme de l'« instruction », de la commission. Formellement, ils sont commis, mais dès qu'ils le sont réellement ils ne sont plus des commis. Ils sont censés être des députés et ne le sont pas.

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[188] 2. matérielle. En ce qui concerne les intérêts. On en parlera après. Ici c'est l'inverse qui a lieu. Ils sont commis en tant que repré-sentants de l'affaire universelle mais représentent réellement des affaires particulières.

Il est caractéristique que Hegel caractérise ici la confiance comme la substance de la députation, comme le rapport substantiel entre dé-putants et députés. La confiance est un rapport personnel. Dans l'ad-ditif il est dit en outre à ce sujet :

« La représentation se fonde sur la confiance mais la confiance est quelque chose d'autre que si moi, en tant que : un tel, je donne ma voix. La majorité des voix va elle aussi à l'en-contre du principe selon lequel, dans ce qui doit nécessairement m'obliger, je suis censé être présent en tant que : un tel. À voir confiance en un homme c'est considérer qu'il aura l'intelligence de traiter ma Chose comme sa Chose en donnant le meilleur de son savoir et de toute sa conscience morale. » § 310. « La garantie des qualités et de la disposition d'es-prit qui correspondent à ce but - la fortune indépendante ré-clamant déjà son droit dans la première partie des états - se montre surtout, pour ce qui est de la seconde partie qui pro-vient de l'élément mobile et changeant de la société civile-bourgeoise, dans le sentiment, la pratique habile et la connais-sance des mécanismes et intérêts de l'État et de la société ci-vile-bourgeoise, tels qu'ils s'acquièrent par la conduite réelle des affaires dans les fonctions d'autorité supérieure ou fonc-tions politiques et font par l'action la preuve de leur vérité, - et dans le sens de l'autorité supérieure et le sens de l'État qui par là se forme et s'éprouve. »

D'abord la première chambre, la chambre de la propriété privée indépendante a été construite dans l'intérêt du prince et du pouvoir gouvernemental comme garantie contre la disposition d'esprit de la

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deuxième chambre considérée comme l'existence politique de l'affai-re universelle, et maintenant Hegel exige à nouveau une nouvelle ga-rantie, qui est censée garantir elle-même la disposition d'esprit, etc. de la deuxième chambre.

Tout d'abord c'était la confiance - la garantie des mandants - .

[189] qui était la garantie des députés. Maintenant la confiance a elle-même à nouveau besoin d'une garantie de sa valeur.

Hegel aurait grandement envie de faire de la deuxième chambre la chambre des fonctionnaires d'État en retraite. Il n'exige pas seule-ment le « sens de l'État » mais aussi le sens de « l'autorité supérieu-re », le sens bureaucratique.

Ce qu'il exige réellement ici c'est que le pouvoir législatif soit le pouvoir réellement gouvernant. C'est ce qu'il exprime en exigeant la bureaucratie deux fois, une première fois comme représentation du prince et la seconde fois comme représentante du peuple.

Si dans les États constitutionnels les fonctionnaires sont aussi admis comme députés, c'est seulement parce que, d'une manière gé-nérale, il est fait abstraction de l'état, de la qualité civile-bourgeoise, et que l'abstraction que constitue la citoyenneté politique est le do-minant.

Hegel oublie en ceci qu'il a fait partir la représentation des corpo-rations et que le pouvoir gouvernemental fait face directement à cel-les-ci. Il va si loin dans cet oubli - ce qu'à nouveau également il oublie dans le paragraphe suivant - qu'il crée une différence essentielle en-tre les députés de la corporation et les députés des états.

Dans la remarque à ce paragraphe il est dit :

« L'opinion subjective qu'on a de soi-même trouve facile-ment superflue voire offensante la demande de telles garanties

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quand elle est faite eu égard à ce qu'on appelle le peuple. Mais l'État a pour sa détermination ce qui est objectif et non une opinion subjective et sa confiance en soi. Les individus ne peu-vent être pour lui que ce qui en eux est objectivement connais-sable et a fait ses preuves et il a d'autant plus à avoir l'œil sur ce point, quand il s'agit de cette partie de l'élément des états, que ce dernier a sa racine dans les intérêts et occupations qui sont dirigées sur le particulier où la contingence, le changement et l'arbitraire ont le droit de se trouver. »

C'est ici que l'inconséquence sans pensée et de sens de l' « autorité supérieure » de Hegel finissent réellement par être dé-goûtants. Il est dit, à la fin de l'additif au paragraphe précédent :

[190] « Que le député l'accomplisse et la promeuve » (la tâ-che décrite plus haut), « ceux qui élisent ont besoin d'en avoir la garantie. »

Cette garantie pour ceux qui élisent s'est développée en sous-main en une garantie contre ceux qui élisent, contre leur « confiance en soi ». Dans l'élément des états, l' « universalité empirique » était censée parvenir « au moment de la liberté formelle subjective ». En lui, « la conscience publique en tant qu'universalité empirique des vues et des idées du grand nombre, était censée parvenir à l'existence ». (§ 301.)

Maintenant ces « vues et idées » sont censées fournir auparavant au gouvernement une preuve de ce qu'ils sont ( ses » vues et idées. Hegel parle ici en effet bêtement de l'État comme d'une existence achevée bien qu'il en soit seulement à achever de construire l'État dans l'élément des états. Il parle de l'État comme d'un sujet concret qui « ne s'arrête pas à l'opinion subjective et à sa confiance en soi », pour qui les individus se sont d'abord « rendus connaissables » et « ont fait leurs preuves ». Il ne manque plus que Hegel demande que

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les états passent un examen devant l'honorable gouvernement. Hegel va presque ici jusqu'à la servilité. On le voit de part en part infecté de l'arrogance mesquine du monde des fonctionnaires prussiens qui, avec leur distinction de bureaucrates bornés, jettent un regard condescendant sur la « confiance en soi » de « l'opinion subjective du peuple sur lui-même ». L'« État » est ici partout pour Hegel identique au « gouvernement ».

Sans doute dans un État réel la « simple confiance », l' « opinion subjective » ne suffisent pas. Mais, dans l'État construit par Hegel, la disposition d'esprit politique de la société civile-bourgeoise est une simple opinion et justement parce que son existence politique est une abstraction de son existence réelle, justement parce que le tout de l'État n'est pas l'objectivation de la disposition d'esprit politique. Si Hegel voulait être cohérent il devrait bien plutôt tout sacrifier pour construire l'élément des états en conformité avec sa détermination et destination essentielle (§ 301) : comme l'être pour soi de l'affaire universelle dans les idées, etc. du grand nombre - par conséquent jus-tement pour le construire d'une manière entièrement indépendante des autres présuppositions de l'État politique.

De la même façon que Hegel caractérisait précédemment comme une vue de la populace le fait de présupposer la mauvaise volonté [191] chez le gouvernement, c'est tout autant et encore davantage la vue de la populace - que de présupposer chez le peuple la mauvaise volon-té. Hegel ne doit pas alors trouver « superflu » ni « infâmant » non plus, chez les théoriciens qu'il méprise, que soient exigées des garan-ties « eu égard à ce qu'on est convenu d'appeler l’État, le soi-disant * État, le gouvernement, des garanties que la disposition d'esprit de la bureaucratie coïncide avec le sens de l’État.

§ 311. « La députation en tant qu'elle provient de la société civile-bourgeoise a en outre le sens que les députés sont fami-liers avec les besoins spéciaux de celle-ci, ses obstacles et ses intérêts particuliers et même ressortissent à eux. Provenant, selon la nature de la société civile-bourgeoise, de ses différen-

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tes corporations (§ 308), et comme la simplicité de son cours n'est pas troublée par des abstractions et par des représenta-tions atomistiques, elle satisfait par là de manière immédiate à ce point de vue, et l'élection, ou bien est tout simplement quel-que chose de superflu, ou se réduit à un jeu mineur de l'opinion et de l'arbitraire. »

Tout d'abord Hegel rattache par un simple : « en outre » la dépu-tation dans sa détermination comme « pouvoir législatif » (§ 309, 310) à la députation comme « provenant de la société civile-bourgeoise », c'est-à-dire à sa détermination représentative. Les formidables contradictions que contient cet « en outre » il les énonce avec la mê-me absence de pensée.

Selon le § 309 les mandants sont censés « faire prévaloir non l'in-térêt particulier d'une communauté, corporation contre l'intérêt uni-versel mais au contraire essentiellement celui-ci ».

Selon le § 311 ils sortent des corporations, représentent ces inté-rêts particuliers et ces besoins, et ne se laissent pas déranger par des abstractions comme si l'« intérêt universel » n'était pas aussi une telle abstraction, une abstraction justement de leurs intérêts de cor-poration, etc.

Selon le § 310 on demande « que par une conduite réelle des affai-res, etc. ils aient acquis le sens de l'autorité supérieure et le sens de l'État » et qu'ils en aient fourni la preuve. Ce qu'on demande au § 311, c'est le sens de la corporation et le sens civil.

Dans l'additif au § 309 il est dit : « la représentation se fonde sur la confiance ». Selon le § 311, l'« élection », cette réalisation de [192] la confiance, cette mise en action, le phénomène de cette conscience est « ou bien tout simplement quelque chose de superflu ou se réduit à un jeu mineur de l'opinion et de l'arbitraire ».

Ce sur quoi se fonde la représentation, son essence, est par consé-quent pour la représentation « ou bien tout simplement quelque chose de superflu », etc. Hegel pose donc sans reprendre souffle les

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contradictions absolues : la représentation est fondée sur l'entière confiance, la confiance de l'homme en l'homme, et n'est pas fondée sur l'entière confiance. C'est bien plutôt un pur jeu formel.

Ce n'est pas l'intérêt particulier qui est l'objet de la représenta-tion par un autre mais au contraire l'homme et sa citoyenneté politi-que, l'intérêt universel. D'un autre côté, l'intérêt particulier est la matière de la représentation par un autre, l'esprit de cet intérêt est l'esprit du représentant.

Dans la remarque à ce paragraphe, que nous prenons maintenant, en considération, ces contradictions sont soutenues d'une manière encore plus criante. La première fois la représentation représente l'homme, la seconde fois elle représente l'intérêt particulier, la ma-tière particulière.

« On voit tout de suite l'intérêt qu'il y a à ce qu'il se trouve parmi les députés pour chaque grande branche particulière de la société, par exemple pour le commerce, pour les usines, etc., des individus qui la connaissent à fond et qui appartiennent à cette branche même. Dans la représentation d'une élection li-bre : indéterminée, cette circonstance importante est aban-donnée à la seule contingence. Or chaque branche de ce type a le même droit que les autres à être représentée. Quand les dé-putés sont considérés comme représentants, cela n'a de sens organiquement raisonnable que dans le cas où ils ne sont pas re-présentants d'individus, d'une masse mais représentants d'une des sphères essentielles de la société, représentants de ses grands intérêts. Par là, le fait de représenter n'a plus non plus la signification que quelqu'un est à la place d'un autre : c'est au contraire l'intérêt lui-même qui est dans son représentant réel-lement présent, tout comme le représentant est là dans l'inté-rêt de son propre élément objectif. [193] Au sujet de l'élection par le grand nombre des indivi-dus singuliers on peut encore faire remarquer qu'elle comporte nécessairement, particulièrement dans les grands États, qu'en-

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tre en scène l'indifférence envers le fait de donner sa voix, en tant que celle-ci a dans la masse un effet insignifiant, et que ceux qui ont le droit de vote, de quelque haut prix qu'on leur affiche la chose et qu'on la leur représente, n'apparaissent pas pour donner la voix ; si bien que de telle institution, il s'ensuit bien plutôt le contraire de sa détermination et destination, et que l'élection tombe au pouvoir d'un petit nombre, d'un parti, partant d'un intérêt particulier, contingent, qui était censé de-voir être neutralisé. »

On en a fini dans ce qui précède avec les deux paragraphes 312 et 313 qui ne méritent pas de discussions particulières. Aussi les ajou-tons-nous ici.

§ 312. « Des deux aspects que renferme l'élément des états (§ 305-308) chacun apporte dans la consultation une modifica-tion particulière, et parce que de plus l'un des moments a la fonction propre de la médiation à l'intérieur de cette sphère et cela entre des existants, il s'ensuit également pour ce dernier une existence séparée. C'est ainsi que l'assemblée des états se divise en deux chambres. »

O Jerum !

§ 313. « Par cette séparation, ce n'est pas seulement la ma-turité de la résolution qui, moyennant une pluralité d'instances, reçoit sa garantie la plus grande, ni seulement la contingence d'une disposition du moment, de même que la contingence que peut revêtir la décision par le jeu de la majorité numérique des voix, qui se trouvent écartées : avant tout, l'élément des états en est moins exposé à l'éventualité de s'opposer directement au gouvernement ; ou, dans le cas où [194] l'élément médiati-sant se rencontre également du côté du second état, le poids de sa manière de voir s'en trouve d'autant plus renforcée

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qu'elle apparaît ainsi plus impartiale et que son opposition appa-raît neutralisée 26. »

26 Ici prend fin Je manuscrit à la quatrième page du feuillet numéro-

té par Marx XL. Sur la première page du feuillet suivant, par ail-leurs entièrement vide, i! est encore écrit en haut :

Index Au sujet du passage et de l'explication hégéliens.

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ANNEXE

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CONTRIBUTION À LA CRITIQUE

DE LA PHILOSOPHIE DU DROIT DE HEGEL

INTRODUCTION

Retour à la table des matières

En ce qui concerne l'Allemagne, la critique de la religion est pour l'essentiel terminée, et la critique de la religion est la condition préli-minaire de toute critique.

L'existence profane de l'erreur est compromise dès que son oratio pro aris et focis 27 céleste est réfutée. L'homme qui n'aura trouvé, dans la réalité fantasmagorique du ciel où il cherchait un surhomme, que le reflet de lui-même, n'inclinera plus à trouver seulement l'appa-rence de lui-même, le non-homme, là où il cherche et doit nécessaire-ment chercher sa vraie réalité.

Le fondement de la critique irréligieuse est : c'est l' homme qui fait la religion, ce n'est pas la religion qui fait l'homme. C'est-à-dire que la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi qu'a l'homme qui ne s'est pas encore atteint lui-même, ou bien s'est déjà reperdu. Mais l'homme, ce n'est pas une essence abstraite blottie

27 Discours pour la défense des autels et des foyers, c'est-à-dire

plaidoyer pour sa propre défense.

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quelque part hors du monde. L'homme, c'est le monde de l'homme, l'État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, cons-cience inversée du monde, parce qu'ils sont eux-mêmes un monde à l'envers. La religion est la théorie universelle de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d'honneur * spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, le fondement universel de sa consolation et de sa justifica-tion. Elle est la réalisation fantasmagorique de l'essence humaine, par-ce que l'essence humaine ne possède pas de réalité véritable. Lutter contre la religion c'est [198] donc indirectement lutter contre le mon-de dont la religion est l'arôme spirituel.

La détresse religieuse est, pour une part, l'expression de la dé-tresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, la chaleur d'un monde sans cœur, comme elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple.

Abolir la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, c'est exi-ger son bonheur réel. Exiger qu'il renonce aux illusions sur sa situation c'est exiger qu'il renonce à une situation qui a besoin d'illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l'auréole.

La critique a dépouillé les chaînes des fleurs imaginaires qui les re-couvraient, non pour que l'homme porte des chaînes sans fantaisie, désespérantes, mais pour qu'il rejette les chaînes et cueille la fleur vivante. La critique de la religion détruit les illusions de l'homme pour qu'il pense, agisse, façonne sa réalité comme un homme désillusionné parvenu à l'âge de la raison, pour qu'il gravite autour de lui-même, c'est-à-dire de son soleil réel. La religion n'est que le soleil illusoire qui gravite autour de l'homme tant que l'homme ne gravite pas autour de lui-même.

C'est donc la tâche de l'histoire, après la disparition de l'Au-delà de la vérité, d'établir la vérité de ce monde-ci. C'est en premier lieu la tâche de la philosophie, qui est au service de l'histoire, une fois dé-

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masquée la forme sacrée de l'auto-aliénation de l'homme, de démas-quer l'auto-aliénation dans ses formes non sacrées. La critique du ciel se transforme par là en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politi-que.

Le développement qui suit 28 - contribution à ce travail -- s'atta-che d'abord non à l'original, mais à une copie, la philosophie allemande de l'État et du droit, pour la seule raison qu'il se rattache à l'Allema-gne.

Si l'on voulait partir du statu quo allemand lui-même, et même si on le faisait de la seule manière adéquate, c'est-à-dire en le niant, le ré-sultat en demeurerait toujours un anachronisme. Même la négation, le refus de notre situation politique actuelle est déjà une poussiéreuse affaire rangée dans le débarras historique des [199] peuples moder-nes. Si je nie les perruques poudrées, j'aurai encore les perruques non poudrées. Si je nie la situation de l'Allemagne en 1843, je me trouve, d'après le calendrier français, à peine en 1789, et bien moins encore au cœur de la brûlante actualité.

Oui, l'histoire allemande se flatte d'une évolution qui n'a pris exemple sur aucun peuple au firmament historique et sur laquelle au-cun peuple ne prendra exemple. Nous avons en effet partagé les res-taurations des peuples modernes sans partager leurs révolutions. Nous avons connu des restaurations, premièrement parce que d'autres peu-ples ont osé faire une révolution, et deuxièmement parce que d'autres peuples ont subi une contre-révolution ; la première fois parce que nos maîtres avaient peur, la seconde parce que nos maîtres n'avaient pas peur. Nos bergers à notre tête, nous ne nous sommes jamais trouvés en compagnie de la liberté qu'en une seule occasion, le jour de son en-terrement.

28 Sur ce point voir les explications données dans l'Avertissement p.

10 et dans l'Introduction p. 25.

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Il existe une école qui légitime l'abjection d'aujourd'hui par l'ab-jection d'hier, une école qui qualifie de rébellion le moindre cri du serf contre le knout dès lors que le knout est un knout chargé d'années, un knout de vieille souche, un knout historique ; une école à qui l'histoire ne montre, comme le dieu d'Israël à son serviteur Moïse, que son a posteriori : c'est l'école historique du droit 29 ; elle aurait donc inven-té l'histoire allemande si elle n'était pas elle-même une invention de l'histoire allemande. C'est Shylock, mais un Shylock valet qui, pour chaque livre de chair arrachée au cœur du peuple, fait serment sur son apparence, sur son historique apparence, sur sa germano-chrétienne apparence.

Il est par contre des enthousiastes débonnaires, teutomanes par atavisme et libéraux par réflexion, qui vont chercher l'histoire de no-tre liberté par-delà notre histoire, dans les forêts vierges teutonnes. Mais en quoi l'histoire de notre liberté se distingue-t-elle de l'histoire de la liberté du sanglier, si on ne peut la trouver que dans les forêts ? En outre, c'est bien connu, ce qu'on crie dans la forêt en ressort comme écho. Alors, paix aux forêts vierges teutonnes !

Guerre à la situation de l'Allemagne ! Ah oui ! Elle est au-dessous du niveau de l'histoire, au-dessous de toute critique, mais elle demeu-re [200] un objet de critique, comme le criminel qui est au-dessous du niveau de l'humanité, mais demeure l'objet des soins du bourreau. À lutter contre cette situation la critique n'est pas une passion de la tête, elle est la tête de la passion. Elle n'est pas un scalpel anatomi-que, elle est une arme. Son objet est son ennemi, qu'elle veut non pas réfuter, mais anéantir. Car l'esprit de cette situation est déjà réfuté. En et pour soi, elle n'est plus un objet digne d'être pensé, mais une existence de fait, aussi méprisable que méprisée. La critique pour soi n'a pas besoin de se définir par un accord avec cet objet, car ses rap-ports avec lui sont réglés. Elle ne se donne plus pour une fin en soi,

29 L'école historique du droit était une école réactionnaire de la

science juridique allemande, dont le représentant le plus important fut le juriste Friedrich Karl von Savigny (1779-1861).

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mais seulement pour un moyen. La passion essentielle qui l'anime est l'indignation, sa tâche essentielle la dénonciation.

Il s'agit de décrire une sourde pression réciproque de toutes les sphères sociales ; un mécontentement général et passif, une étroites-se qui se reconnaît tout autant qu'elle se méconnaît, tout cela dans le cadre d'un système de gouvernement qui, parce qu'il vit de la conser-vation de toutes les médiocrités, n'est lui-même que la médiocrité fai-te gouvernement.

Quel spectacle ! La division à l'infini de la société en une multiplici-té de races qui s'opposent l'une à l'autre avec leurs antipathies mes-quines, leur mauvaise conscience et leur médiocrité brutale, et que leurs maîtres, précisément en raison de la position ambiguë et méfian-te de chacune vis-à-vis des autres, traitent toutes sans distinction, encore qu'en y mettant des formes différentes, comme des existen-ces concédées. Et même le fait d'être dominées, gouvernées, possé-dées, elles sont obligées de le tenir et le proclamer pour une conces-sion du ciel ! Et de l'autre côté, ces princes eux-mêmes, dont la gran-deur est inversement proportionnelle à leur nombre !

La critique qui a pour objet un tel état de choses est une critique dans la mêlée, et dans la mêlée il ne s'agit pas de savoir si l'adversaire est noble, s'il est votre égal par la naissance, s'il est intéressant, il s'agit de l'atteindre. Il s'agit de ne pas accorder aux Allemands un seul instant d'illusion et de résignation. Il faut rendre l'oppression réelle encore plus pesante, en y ajoutant la conscience de l'oppression, rendre la honte encore plus infamante en la publiant. Il faut décrire chaque sphère de la société allemande comme la partie honteuse * de la société allemande, il faut contraindre ces rapports pétrifiés à en-trer dans la danse, en leur chantant leur propre chanson ! Il faut ap-prendre au peuple [201] à avoir peur de lui-même pour lui donner du courage *. On satisfera ainsi un besoin inéluctable du peuple allemand, et les besoins des peuples sont en personne les raisons dernières de leur satisfaction.

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Et même pour les peuples modernes, cette lutte contre le contenu borné du statu quo allemand ne peut être sans intérêt, car le statu quo allemand est l'accomplissement avoué de l'ancien régime * et l'ancien régime * est le défaut caché de l'État moderne. La lutte contre la si-tuation politique présente de l'Allemagne, c'est la lutte contre le pas-sé des peuples modernes, et les réminiscences· de ce passé viennent toujours les importuner. Il est instructif, pour eux, de voir l'ancien régime *, qui a connu chez eux sa tragédie, reparaître en Allemagne et y jouer sa comédie. Son histoire a été tragique tant qu'il a été le pou-voir préexistant de ce monde, alors que la liberté était une idée per-sonnelle, en un mot, tant qu'il a cru lui-même et a été forcé de croire à sa justification. Tant que l'ancien régime *, étant l'ordre existant du monde, luttait contre un monde qui n'était qu'en devenir, il représen-tait une erreur historique universelle, mais non une erreur personnelle. Sa chute était donc tragique.

Par contre, le régime allemand actuel, anachronique, en contradic-tion flagrante avec tous les axiomes universellement reconnus, étalant le néant de l'ancien régime * aux yeux du monde, s'imagine seulement qu'il croit en lui-même, et exige que le monde partage cette illusion. S'il avait foi en sa propre essence, chercherait-il à le cacher sous l'apparence d'une essence étrangère, chercherait-il son salut dans l'hypocrisie et le sophisme ? L'ancien régime * moderne n'est plus que le comédien d'un ordre politique dont les héros réels sont morts. L'histoire fait les choses à fond, elle passe par des phases nombreu-ses lorsqu'elle porte en terre une forme vieillie. La phase ultime d'une forme dépassée de l'histoire mondiale est sa comédie. Les dieux de la Grèce, qui avaient déjà été blessés à mort, tragiquement, dans le Pro-méthée enchaîné d'Eschyle, durent subir une nouvelle mort, comique cette fois, dans les dialogues de Lucien. Pourquoi ce cours de l'histoi-re ? Afin que l'humanité se sépare avec gaîté de son passé. C'est cet-te fonction historique de la gaîté que nous revendiquons pour les puis-sances politiques d'Allemagne.

Cependant, dès lors que la réalité politico-sociale moderne est elle-même soumise à la critique, dès lors donc que la critique s'élève à des

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problèmes vraiment humains, elle se trouve en dehors [202] du statu quo allemand, ou sinon, c'est qu'elle irait chercher son objet au-dessous de son objet même. Un exemple : les rapports de l'industrie, d'une manière générale, du monde de la richesse, avec le monde politi-que, sont un problème essentiel de l'époque moderne. Sous quelle for-me ce problème commence-t-il à préoccuper les Allemands ? Sous la forme du protectionnisme douanier, du système prohibitif, de l'éco-nomie nationale. La teutomanie a laissé l'homme pour la matière et c'est ainsi qu'un beau matin, nos chevaliers du coton et nos héros du fer se sont réveillés transformés en patriotes. On commence donc en Allemagne à reconnaître la souveraineté du monopole à l'intérieur en lui accordant la souveraineté à l'extérieur. On est donc maintenant en Allemagne en train de commencer par là où, en France et en Angleter-re, on est en train de finir. Le vieil état de choses vermoulu, contre lequel ces pays sont en rébellion théorique et qu'ils ne supportent plus que comme on supporte des chaînes, est salué en Allemagne comme l'aurore radieuse d'un bel avenir qui ose à peine passer de l'astucieu-se 30 théorie à la plus implacable pratique. Alors que l'alternative po-sée, en France et en Angleterre, est : économie politique ou domination de la société sur la richesse, en. Allemagne c'est : économie nationale ou domination de la propriété privée sur la nationalité. Il s'agit donc, en France et en Angleterre, d'abolir le monopole qui est allé jusqu'au bout de ses ultimes conséquences ; il s'agit, en Allemagne, d'aller jus-qu'au bout des ultimes conséquences du monopole. Là-bas, il s'agit de trouver la solution, ici, on en est seulement au conflit. C'est là un exemple suffisant de la forme allemande des problèmes modernes ; cet exemple montre comment notre histoire, semblable à une recrue malhabile, n'a eu jusqu'ici pour tâche que de refaire après les autres des exercices historiques rebattus.

30 Astucieux, en allemand : listig ; jeu de mots sur le nom de Frie-

drich List, allusion à son agitation protectionniste. Friedrich LIST (1789-1846) : économiste et partisan du protectionnisme, théori-cien de la bourgeoisie montante en Allemagne avant 1848, promo-teur de l'Union douanière (Zollverein) dont bénéficiera la Prusse.

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Si donc le développement allemand dans son ensemble ne dépassait pas le niveau du développement politique de l'Allemagne, un Allemand pourrait tout au plus se mêler des questions actuelles comme peut le faire un Russe. Mais si l'individu singulier n'est pas lié par les limites de la nation, la nation dans son ensemble est [203] encore bien moins libérée parce qu'un individu se libère. Ce n'est pas parce que la Grèce compte un Scythe parmi ses philosophes 31 que les Scythes ont fait un pas vers la culture grecque.

Par bonheur, nous autres Allemands, nous ne sommes pas des Scy-thes.

De même que les peuples de l'antiquité ont vécu leur préhistoire en imagination dans la mythologie, de même nous autres Allemands avons vécu notre histoire à venir en pensée, dans la philosophie. Nous som-mes sur le plan philosophique les contemporains de l'actualité, sans en être historiquement les contemporains. La philosophie allemande est le prolongement idéal de l'histoire allemande. Donc, si au lieu des œuvres incomplètes * de notre histoire réelle nous faisons la critique des œu-vres posthumes * de notre histoire idéale, c'est-à-dire de la philoso-phie, notre critique se trouvera au centre des problèmes, dont l'actua-lité dit : That is the question. Ce qui, chez les peuples avancés, est conflit pratique avec la situation politique moderne est, en Allemagne, où une telle situation n'existe même pas encore, en premier lieu, conflit critique avec le reflet philosophique d'une telle situation.

La philosophie allemande du droit et de l'État est la seule histoire allemande qui se trouve al pari [au niveau] de l'actualité moderne offi-cielle. Le peuple allemand doit donc ajouter cette histoire imaginaire à la situation de fait qu'il connaît aujourd'hui, et soumettre à la criti-que, non seulement la situation existante, mais encore son prolonge-ment abstrait. Son avenir ne peut se limiter, ni à la négation immédiate de sa situation politique et juridique réelle, ni à la réalisation immédia- 31 Il s'agit du philosophe ANACHARSlS, Scythe d'origine princière

par sa naissance, qui, au témoignage de Diogène Laërce, fut compté par les Grecs parmi les 7 Sages de la Grèce.

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te de sa situation idéale, car pour ce qui est de la négation immédiate de sa situation réelle, c'est chose faite dans sa situation idéale ; quant à la réalisation immédiate de sa situation idéale, là encore il est déjà presque au-delà, en contemplant les peuples voisins. En Allemagne, le parti politique pratique a donc raison d'exiger la négation de la philo-sophie. Son tort n'est pas cette exigence, c'est de s'en tenir à une exigence qu'il ne réalise pas, et ne peut sérieusement réaliser. Il croit réaliser cette négation en tournant le dos à la philosophie et en lui je-tant, d'un air de mépris, quelques phrases irritées et banales. C'est l'étroitesse de l'horizon historique de ce parti qui explique qu'il ne [204] compte pas la philosophie comme faisant également partie de la réalité allemande, ou qu'il se l'imagine comme au-dessous de la prati-que allemande, et des théories dont elle use. Vous voulez que nous par-tions de germes de vie réels, mais vous oubliez que le germe de vie réel du peuple allemand n'a proliféré jusqu'ici que sous son crâne. En un mot ; vous ne pouvez abolir 32 la philosophie sans la réaliser.

La même erreur, mais cette fois avec des facteurs inverses, a été commise par le parti politique théorique, dont le point de départ a été la philosophie.

Celui-ci n'a vu dans le combat actuel que le combat critique de la philosophie contre le monde allemand ; il n'a pas pris garde que la phi-losophie que nous avons connue jusqu'ici faisait elle-même partie de ce monde, et en était le complément, en idée il est vrai. Critique à l'égard de son adversaire, il se comportait de façon non critique à son propre égard, en partant des présupposés de la philosophie et en s'en tenant aux résultats acquis par elle, ou bien en donnant des exigences et des résultats puisés ailleurs pour des exigences et des résultats immé-diats de la philosophie ; alors qu'au contraire ces derniers - en admet-tant qu'ils soient fondés - ne sauraient être obtenus que par la néga-tion de la philosophie qui a eu cours jusqu'ici, de la philosophie en tant que philosophie. Nous nous réservons de faire une description plus

32 Marx utilise ici aufheben.

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précise de ce parti. Son défaut principal peut se résumer ainsi : Il a cru pouvoir réaliser la philosophie sans l'abolir.

La critique de la philosophie allemande de l'État et du droit dont Hegel a donné la plus conséquente, la plus riche et l'ultime version, est tout à la fois l'analyse critique de l'État moderne et de la réalité cor-rélative, et la négation résolue de tout mode antérieur de la conscien-ce politique et juridique allemande, conscience dont la philosophie spé-culative du droit constitue précisément l'expression la plus éminente, la plus universelle, portée au niveau d'une science. C'est seulement en Allemagne que pouvait naître la philosophie spéculative du droit, cette façon abstraite et exaltée de penser l'État moderne dont la réalité demeure un au-delà (même si cet au-delà se situe simplement au-delà du Rhin) ; mais inversement, la représentation allemande de l'État mo-derne, qui fait abstraction de l'homme réel, n'était possible que parce que et dans la mesure où l'État moderne lui-même fait abstraction de l'homme [205] réel, ou ne satisfait l'homme tout entier que de maniè-re imaginaire. En politique, les Allemands ont pensé ce que les autres peuples ont fait. L'Allemagne était leur conscience morale théorique. L'abstraction et l'élévation orgueilleuse de la pensée sont toujours allées de pair avec l'étroitesse et la trivialité de la réalité allemande. Si le statu quo du système étatique allemand exprime bien l'ancien ré-gime * dans sa perfection, - la perfection de l'épine enfoncée au plus profond de la chair de l'État moderne, - le statu quo de la science al-lemande de l'État exprime l'État moderne dans son imperfection : il traduit la flétrissure de la chair elle-même.

Ne serait-ce que par sa nature d'adversaire résolu du mode anté-rieur de la conscience politique allemande, la critique de la philosophie spéculative du droit ne cherche pas en elle-même sa propre fin, mais débouche sur des tâches pour la solution desquelles il n'y a qu'un moyen ; la pratique.

La question se pose alors : l'Allemagne peut-elle parvenir à une pra-tique à la hauteur des principes *, c'est-à-dire à une révolution qui l'élève non seulement au niveau officiel des peuples modernes mais à la hauteur humaine qui sera l'avenir prochain de ces peuples ?

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Sans doute, l'arme de la critique ne peut-elle remplacer la critique des armes ; la puissance matérielle ne peut être abattue que par la puissance matérielle, mais la théorie aussi, dès qu'elle s'empare des masses, devient une puissance matérielle. La théorie est capable de s'emparer des masses dès qu'elle démontre ad hominem 33 et elle dé-montre ad hominem dès qu'elle devient radicale. Être radical, c'est prendre les choses à la racine. Or la racine, pour l'homme, c'est l'homme lui-même. La preuve évidente du radicalisme de la théorie al-lemande, donc de son énergie pratique, est qu'elle a pour point de dé-part l'abolition résolue et positive de la religion. La critique de la reli-gion aboutit à cet enseignement que l'homme est pour l'homme l'être suprême, c'est-à-dire à l'impératif catégorique de renverser tous les rapports qui font de l'homme un être humilié, asservi, abandonné, mé-prisable, rapports qu'on ne saurait mieux caractériser que par cette exclamation d'un Français à l'occasion d'un projet de taxe sur les chiens : « Pauvres chiens ! On veut vous traiter comme des hommes ! »

Même historiquement, l'émancipation théorique a pour l'Allemagne [206] une signification spécifiquement pratique. Le passé révolution-naire de l'Allemagne est en effet théorique, c'est la Réforme. Comme jadis dans le cerveau du moine, c'est maintenant dans celui du philoso-phe que commence la révolution.

Luther a, sans doute, vaincu la servitude par dévotion en lui substi-tuant la servitude par conviction. Il a brisé la foi dans l'autorité en restaurant l'autorité de la foi. Il a transformé les clercs en laïcs en transformant les laïcs en clercs. Il a libéré l'homme de la religiosité extérieure, en faisant de la religiosité l'homme intérieur. Il a émanci-pé le corps de ses chaînes, en en chargeant le cœur.

Mais si le protestantisme n'était pas la vraie solution, il était la vraie façon de poser le problème. Il ne s'agissait plus désormais du combat du laïc contre le clerc extérieur à lui, mais du combat contre son propre clerc intime, avec sa nature cléricale. Et de même que la 33 Démontrer « ad hominem », c'est fonder la démonstration sur les

propres paroles ou actes de celui à qui on s'adresse.

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métamorphose des laïcs allemands en clercs - œuvre du protestantis-me - a émancipé ces papes laïcs, les princes, avec tout leur clergé de privilégiés et de philistins, de même la métamorphose par la philoso-phie des Allemands cléricalisés en hommes émancipera le peuple. Mais pas plus que l'émancipation ne s'arrêta aux princes, la sécularisation des biens ne s'arrêtera à la spoliation de l'Église qu'a surtout prati-quée l'hypocrite Prusse. Jadis la guerre des paysans, le fait le plus radical de l'histoire allemande, échoua sur l'obstacle de la théologie. Aujourd'hui que la théologie elle-même a échoué, le fait le moins libre de l'histoire allemande, notre statu quo, se brisera sur la philosophie. À la veille de la Réforme, l'Allemagne officielle était le valet le plus soumis de Rome. À la veille de sa Révolution, elle est le valet le plus soumis de bien moins que Rome, de la Prusse, et de l'Autriche, le valet de hobereaux et de philistins.

Il semble cependant qu'une difficulté essentielle barre la route à une révolution allemande radicale.

Les révolutions ont en effet besoin d'un élément passif, d'une base matérielle. La théorie ne se réalise jamais dans un peuple que dans la mesure où elle est la réalisation de ses besoins. L'énorme fossé qui sépare les exigences de la pensée allemande et les réponses que lui fournit la réalité allemande aura-t-il pour pendant le même fossé qui sépare la société civile-bourgeoise de l'État et d'elle-même ? Les be-soins théoriques seront-ils immédiatement des besoins pratiques ? Il ne suffit pas que la pensée pousse à se réaliser, il faut que la réalité pousse elle-même à penser.

[207] Or l'Allemagne n'a pas gravi en même temps que les peuples modernes les échelons intermédiaires de l'émancipation politique. Mê-me les échelons qu'elle a dépassés en théorie, elle ne les a pas encore atteints dans la pratique. Comment franchirait-elle, d'un seul salto mortale [saut de la mort], non seulement ses propres barrières, mais en même temps les barrières qui retiennent les, peuples modernes, barrières qui doivent en réalité lui apparaître comme la libération de ses barrières réelles et qu'elle doit donc s'efforcer de gagner ? Une révolution radicale ne peut être que la révolution des besoins radicaux

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à qui semblent précisément faire défaut les conditions préalables et le terrain propice.

Mais si l'Allemagne s'est bornée à accompagner par l'activité abs-traite de sa pensée l'évolution des peuples modernes, sans activement prendre parti dans les combats réels qui ont marqué cette évolution, elle a d'autre part partagé les souffrances de cette évolution sans en partager les jouissances, la satisfaction partielle. À l'activité abstrai-te d'une part correspond la souffrance abstraite de l'autre. Aussi l'Allemagne se trouvera-t-elle, un beau matin, au niveau de la décaden-ce européenne, avant d'avoir jamais été au niveau de l'émancipation européenne. On pourra la comparer à un fétichiste rongé par les mala-dies du christianisme.

Si l'on considère tout d'abord les gouvernements allemands, on trouvera que les circonstances, la situation de l'Allemagne, l'état de la culture allemande, enfin un heureux instinct les ont poussés à allier les défauts civilisés de l'État moderne, dont nous ne possédons pas les avantages, aux défauts barbares de l'ancien régime *, dont nous jouissons pleinement ; en sorte que l'Allemagne doit participer de plus en plus, sinon à la raison, du moins à la déraison, même des formes d'État qui sont au-delà de son propre statu quo y a-t-il par exemple un autre pays au monde que l'Allemagne dite constitutionnelle pour parta-ger avec autant de naïveté toutes les illusions du régime constitution-nel sans avoir part à ses réalités ? Ou bien est-ce que ce ne devait pas être, de toute nécessité, la trouvaille d'un gouvernement allemand que d'allier la géhenne de la censure à celle des lois françaises de septem-bre 34 qui présupposent [208] l'existence de la liberté de la presse ?

34 Le ministère Thiers, sous Louis-Philippe, prenant le prétexte de

l'attentat commis contre le roi le 28 juillet, déposa sur le bureau de l'Assemblée en août 1835, des projets de loi particulièrement réactionnaires qui furent adoptés le mois suivant et portent le nom de Lois de septembre. La justice recevait le droit d'abréger la procédure dans les cas de rébellion et de faire appel à des jurés, choisis par elle, et dont elle fixait le nombre ; la presse fut intimi-

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Tout comme on trouvait, au Panthéon romain, les dieux de toutes les nations, on trouvera, dans le Saint Empire Romain Germanique, les pé-chés de toutes les formes de gouvernement. Cet éclectisme atteindra un niveau jusqu'ici insoupçonné : c'est surtout la gourmandise politico-esthétique d'un roi allemand 35 qui en est le garant ; ce monarque son-ge à jouer tous les rôles de la royauté, féodale ou bureaucratique, ab-solue ou constitutionnelle, sinon par le truchement du peuple, du moins en sa propre personne, sinon pour le peuple, du moins pour lui-même. L'Allemagne - c'est-à-dire les déficiences de la réalité politique pré-sente faites monde - ne pourra jeter bas les barrières spécifiquement allemandes sans jeter bas la barrière générale de la réalité politique actuelle.

Ce qui est un rêve utopique pour l'Allemagne, ce n'est pas la révolu-tion radicale, ce n'est pas l'émancipation humaine universelle, mais au contraire la révolution partielle, la révolution uniquement politique, la révolution qui laisserait debout les piliers de l'édifice. Quelle est la base d'une révolution partielle, uniquement politique ? Celle-ci : une partie de la société civile-bourgeoise s'émancipe et parvient à dominer l'ensemble de la société, une classe déterminée entreprend, à partir de sa situation particulière, l'émancipation générale de la société. Cet-te classe libère la société entière, mais seulement à la condition que la société entière se trouve dans la situation de cette classe, donc pos-sède par exemple argent et culture, ou puisse les acquérir à son gré.

Aucune classe de la société civile-bourgeoise ne peut jouer ce rôle sans susciter, en son sein et dans la masse, un moment d'enthousiasme, un moment où elle fraternise et converge avec la société en général, où celle-ci sent et reconnaît en elle son représentant universel, où ses revendications et ses droits sont véritablement les droits et les re-vendications de la société elle-même, où elle est réellement la tête et

dée par des menaces d'amendes énormes et la censure introduite au moins en ce qui concernait l'illustration et les dessins.

35 Il s'agit du roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV.

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le cœur de la société. Ce n'est qu'au nom des droits généraux de la société qu'une classe particulière peut revendiquer la domination gé-nérale. Pour prendre d'assaut cette position émancipatrice, et, par là, pour parvenir à exploiter politiquement toutes les sphères de la socié-té dans l'intérêt de la [209] sienne propre, l'énergie révolutionnaire et le sentiment de sa valeur intellectuelle ne suffisent pas. Pour que la révolution d'un peuple et l'émancipation d'une classe particulière de la société civile-bourgeoise coïncident, pour qu'un de ses états sociaux passe pour l'état social de la société tout entière, il faut, à l'inverse, que tous les défauts de la société se concentrent dans une autre clas-se, il faut qu'un état social déterminé soit un sujet de scandale univer-sel, l'incarnation de la barrière universelle, il faut qu'une sphère socia-le particulière personnifie le crime notoire de toute la société, en sor-te que se libérer de cette sphère apparaisse comme se libérer soi-même de toutes chaînes. Pour qu'un état social soit par excellence * l'état social libérateur, il faut qu'à l'inverse un autre état soit, de toute évidence, l'état qui asservit. Le caractère négatif général de la noblesse française et du clergé français ont été la condition du carac-tère positif général de la classe qui était la plus proche d'eux, et s'op-posait le plus à eux : la bourgeoisie.

Mais ce qui manque à chaque classe particulière en Allemagne, ce n'est pas seulement la conséquence, le mordant, le courage, le cynisme qui pourraient faire d'elles les représentants négatifs de la société. Il manque tout autant à chaque état social cette largeur d'esprit qui lui permette de s'identifier, ne fût-ce que momentanément, avec l'âme du peuple, ce génie qui exalte la puissance matérielle et la mue en pouvoir politique, cette audace révolutionnaire qui lance comme un défi à l'ad-versaire ce mot d'ordre : Je ne suis rien et je devrais être 36 tout L'élément principal de la morale et de l'honnêteté allemandes, non

36 Allusion au titre de la fameuse brochure publiée par Sieyès en

1789 : Qu'est-ce que le Tiers État ? Tout. Qu'a-t-il été jusqu'à présent dans l'ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? Devenir quelque chose.

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seulement des individus mais encore des classes, c'est au contraire cet égoïsme modeste qui fait parade de son étroitesse et la laisse uti-liser contre soi. C'est pourquoi les rapports des différentes sphères de la société allemande ne sont pas de nature dramatique mais épique. Chacune d'elles, commence à prendre conscience de soi et à s'installer à côté des autres avec ses ambitions particulières, non pas dès qu'elle subit une pression, mais dès que les circonstances, sans qu'elle y soit pour quelque chose, créent une couche sociale plus basse sur laquelle elle peut elle, exercer une pression. Même le sentiment moral qu'a d'elle-même la classe moyenne allemande ne repose que sur la cons-cience d'être le représentant universel de la [210] médiocrité philisti-ne de toutes les autres classes. Ce ne sont pas seulement les rois alle-mands qui accèdent au trône mal à propos *, ce sont toutes les sphères de la société civile-bourgeoise qui connaissent la défaite avant d'avoir fêté leur victoire, qui élèvent leur propre barrière avant d'avoir dé-passé la barrière qui les arrête, dont l'essence se montre dans son étroitesse avant d'avoir pu se montrer dans sa grandeur, si bien que même l'occasion de jouer un grand rôle est toujours passée avant de s'être présentée, si bien que chaque classe, dès qu'elle engage la lutte avec la classe au-dessus d'elle, est déjà empêtrée dans la lutte qui l'appose à la classe au-dessous. Les princes se trouvent donc en lutte avec la royauté, le bureaucrate en lutte avec la noblesse, le bourgeois en lutte avec eux tous, tandis que le prolétaire entre déjà en lutte avec le bourgeois. À peine la classe moyenne 37 ose-t-elle, de son point de vue, s'emparer de l'idée d'émancipation, que, déjà, l'évolution des conditions sociales, comme le progrès de la théorie politique, procla-ment que ce point de vue lui-même est périmé, ou au moins problémati-que.

En France, il suffit qu'on soit quelque chose pour vouloir être tout. En Allemagne, il faut n'être rien pour ne pas devoir renoncer à tout. En France, l'émancipation partielle est le fondement de l'émancipation

37 Il s'agit de la bourgeoisie. Ce terme est également employé par

Engels dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre.

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universelle. En Allemagne, l'émancipation universelle est la conditio sine qua non [condition décisive] de toute émancipation partielle. En France, c'est de la réalité d'une libération par étapes, en Allemagne de son impossibilité, que naîtra la liberté totale. En France, toute clas-se du peuple est un idéaliste politique et ne prend pas d'abord cons-cience de soi en tant que classe particulière, mais en tant que repré-sentant des besoins sociaux en général. Le rôle d'émancipateur revient donc, par un mouvement dramatique, tour à tour aux différentes clas-ses du peuple français, avant d'aboutir enfin à la classe qui réalise la liberté sociale non plus en supposant remplies au préalable certaines conditions extérieures à l'homme et pourtant créées par la société humaine, mais au contraire en organisant toutes les conditions de l'existence humaine en partant de la liberté sociale. En Allemagne par contre, où la vie pratique est aussi dépourvue d'esprit que la vie de l'esprit est dépourvue de pratique, pas une classe de la société civile-bourgeoise n'éprouve le besoin ni n'a la capacité de [211] promouvoir l'émancipation générale, avant d'y être contrainte par sa situation im-médiate, par la nécessité matérielle, par ses chaînes elles-mêmes.

Où réside donc la possibilité positive de l'émancipation allemande ?

Réponse : dans la formation d'une classe aux chaînes radicales, d'une classe de la société civile qui ne soit pas une classe de la société civile-bourgeoise, d'un état social qui soit la dissolution de tous les états sociaux, d'une sphère qui possède un caractère d'universalité par l'universalité de ses souffrances et ne revendique pas de droit particulier, parce qu'on lui fait subir une injustice particulière mais l'injustice tout court, qui ne puisse plus se targuer d'un titre histori-que, mais seulement du titre humain, qui ne soit pas en contradiction par un côté avec les conséquences, mais en contradiction de tous les côtés avec les conditions préalables du régime politique allemand, d'une sphère enfin qui ne puisse s'émanciper sans s'émanciper de tou-tes les autres sphères de la société et sans émanciper de ce fait tou-tes les autres sphères de la société, qui soit en un mot, la perte totale de l'homme et ne puisse donc se reconquérir elle-même sans une re-

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conquête totale de l'homme. Cette dissolution de la société réalisée dans un état social particulier, c'est le prolétariat.

Le prolétariat commence seulement à se former en Allemagne, grâ-ce aux débuts du développement industriel, car ce n'est pas la pauvre-té résultant de facteurs naturels, mais la pauvreté artificiellement produite, ce n'est pas l'écrasement des états sociaux provoqué méca-niquement par le poids de la société, mais la masse humaine provenant de la dissolution brutale de celle-ci, et, en premier lieu, de la dissolu-tion des couches moyennes, qui forme le prolétariat, bien que peu à peu, comme il va de soi, les pauvres naturellement pauvres et les serfs de la société germano-chrétienne rejoignent également ses rangs.

En annonçant la dissolution de l'ordre antérieur du monde, le prolé-tariat ne fait qu'énoncer le secret de sa propre existence, car il est la dissolution de fait de cet ordre. En réclamant la négation de la pro-priété privée, le prolétariat ne fait qu'élever en principe de la société ce que la société a posé en principe pour lui, ce qu'il personnifie, sans qu'il y soit pour quelque chose, puisqu'il est le résultat négatif de la société. Le prolétaire se trouve alors, par rapport au monde à venir, avoir même droit que le roi allemand par rapport au monde existant, quand il dit du peuple qu'il est [212] son peuple, comme il dit du cheval qu'il est son cheval. Le roi, en proclamant que le peuple est sa proprié-té privée, ne fait qu'énoncer que le propriétaire privé est roi.

La philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles comme le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes intellectuel-les, et dès que l'éclair de la pensée aura frappé jusqu'au cœur ce sol populaire vierge, s'accomplira l'émancipation qui fera des Allemands des hommes.

Résumons le résultat obtenu :

La seule libération de l'Allemagne possible dans la pratique est sa libération du point de vue de la théorie qui proclame que l'homme est l'essence suprême de l'homme. En Allemagne, s'émanciper du moyen âge n'est possible que si on s'émancipe, en même temps, des dépasse-ments partiels du moyen âge. En Allemagne aucune forme de servitude

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ne peut être brisée sans briser toute forme de servitude. L'Allema-gne, qui va au fond des choses, ne peut faire de révolution sans faire de révolution de fond en comble. L'émancipation de l'Allemand, c'est l'émancipation de l' homme. La tête de cette émancipation est la philo-sophie, son cœur le prolétariat. La philosophie ne peut se réaliser sans abolir le prolétariat, le prolétariat ne peut s'abolir sans réaliser la phi-losophie.

Quand toutes les conditions internes seront remplies, le jour de la résurrection allemande sera annoncé par le chant éclatant du coq gau-lois.

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[213]

Critique du droit politique hégélien (1843)

GLOSSAIRE Retour à la table des matières

[215]

Allheit somme totale

allgemein universel

Allgemeinheit universalité

besonder particulier

Besonderheit particularité

einzel singulier

Einzelheit singularité

Einzelne (der) individu singulier

aufheben abroger

Aufhebung abrogation

Bestimmtheit déterminité

Bestimmung détermination, destination

bürgerlich civil, civil-bourgeois

Gesellschaft (bürgerliche) société civile-bourgeoise ; parfois,

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Karl Marx, Critique du droit politique hégélien (1843) 250

société civile

Darstellung présentation

Dasein être-là (chez Hegel) ; existence

Einsicht intelligence, intellection

Entgegensetzung opposition

Gegensatz opposition, contraire

wieschlächtig antagoniste

[216] Gemeinde-Gemeinwesen communauté

Gesinnung disposition d'esprit ; parfois senti-ment

Gestalt figure

Gewissen conscience morale

Mischung mixte

Mitte médian

Mittel moyen

mittelbar médiat

Mittelstand état médian

selbständig autonome, autoconsistant

Selbständigkeit autonomie

verselbständigen réaliser la subsistance autonome

sittlich éthique

Sittlichkeit vie éthique

Staat État, État politique

Staatsbürger citoyen (de l'État)

Staatsbürgertum citoyenneté (politique)

Staatsgewalt pouvoir politique

Staatsorganismus organisme-État

Staatsrecht droit politique

Page 251: Critique Droit Hegelien

Karl Marx, Critique du droit politique hégélien (1843) 251

Gewalt pouvoir (politique)

Stand état, état social, civil

ständig qui est la constante d'un état

ständischs d'état (socio-politique)

politisch·ständisch socio-corporativement politique

unveräusserlich inaliénable

Unveräusserlichkeit inaliénabilité

Veränderlichkeit insécurité, variabilité

Vermenschlichung Hominisation

[217] Voraussetzung présupposition

vernünftig raisonnable

Vernunft-Vernünftigkeit raison

wirklich réel

Wirklichkeit réalité

Wirksamkeit efficace

Zusammenhang corrélation, connexion, texture

Page 252: Critique Droit Hegelien

Karl Marx, Critique du droit politique hégélien (1843) 252

[219]

Critique du droit politique hégélien (1843)

INDEX DES PARAGRAPHES DE HEGEL CITÉS PAR MARX

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[221]

Préface. - 156

§ 12. - 55

§ 65. -160

§ 66. - 160

§ 71. - 161

§ 155. - 35

§ 201. - 131

§ 257. - 162

§ 261. - 35, 37

§ 261, Remarque. - 36

§ 262. - 37, 38

§ 263. - 41

Page 253: Critique Droit Hegelien

Karl Marx, Critique du droit politique hégélien (1843) 253

§ 264. - 41

§ 265. - 41, 42

§ 266. - 42

§ 267. - 42

§ 268. - 43, 162, 163

§ 269. - 43, 45, 46

§ 270. - 48, 49, 50

§ 270, Additif. - 52 .

§ 271. - 52, 53

§ 271, Additif. – 53

§ 272. - 53, 55

§ 273. - 54

§ 274. - 54

§ 275. - 55

§ 276. - 56

§ 276, Additif. - 56

§ 277. - 56, 57, 66

§ 278. - 57, 58, 66

§ 279. - 59, 60, 61, 62

§ 279, Remarque. - 63, 80, 168

§ 280. - 72

§ 280, Remarque. - 73, 74

§ 281. - 75, 76

§ 282. - 76

§ 283. - 76, 77

§ 284. - 77

Page 254: Critique Droit Hegelien

Karl Marx, Critique du droit politique hégélien (1843) 254

§ 285. - 78

§ 286. - 78

§ 287. - 83, 93

§ 288. - 83

§ 289. - 84, 94, 163

§ 290. - 85

§ 291. - 86, 95

§ 292. - 86

§ 293. - 86, 98

§ 294. - 87, 98

§ 295. - 87, 98

§ 296. - 87, 88, 99

§ 297. - 88, 99, 100, 163

§ 297, Additif. - 88, 100

§ 297, Remarque. - 168

§ 298. - 100, 101, 105

§ 298, Additif. - 102, 103, 104

[222]

§ 299. - 105

§ 299, Remarque. – 106

§ 299, Note. - 107, 108

§ 299, Additif, - 108

§ 300. - 108, 109, 120, 127,

140, 142, 149

§ 301. - 109, 190

§ 301, Additif. - 116, 117

Page 255: Critique Droit Hegelien

Karl Marx, Critique du droit politique hégélien (1843) 255

§ 301, Remarque. - 111, 112, 129, 130, 163

§ 302. - 117, 118, 142, 143, 150

§ 302, Remarque. - 120, 127,

139, 143, 147

§ 302, Additif. - 122

§ 303. - 122, 131, 134, 163

§ 303, Remarque. - 122, 123

§ 304. - 127, 137, 152, 154

§ 305. - 127, 151, 155, 158

§ 306. - 127, 128, 155

§ 306, Additif. - 128, 156

§ 307. - 128, 129, 133, 165, 173

§ 308. - 173, 178, 179, 185, 191

§ 308, Remarque. - 100, 178

§ 309. - 186, 191

§ 309, Additif. - 188, 190

§ 310. - 188, 191

§ 310, Remarque. - 189

§ 311. - 191

§ 311, Remarque. -192

§ 312. - 193

§ 313. - 193

Page 256: Critique Droit Hegelien

Karl Marx, Critique du droit politique hégélien (1843) 256

TABLE DES MATIÈRES

Avertissement de l'Éditeur 7

Introduction 13

Critique du Droit politique hégélien 35

I. Constitution intérieure pour soi 53

a) Le pouvoir du prince 55

b) Le pouvoir gouvernemental 83

c) Le pouvoir législatif 100

Annexe

Contribution à la critique de la Philosophie du Droit de Hegel. Introduction 197

Glossaire 215

Index des paragraphes de Hegel cités par Marx 221

Page 257: Critique Droit Hegelien

Karl Marx, Critique du droit politique hégélien (1843) 257

Achevé d'imprimer le 20 août 1980

par Volksdruck erei, à Zwick au République démocratique allemande.

N° d'édition 1919

Dépôt légal : 3e trimestre 1980

Fin du texte