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Joseph Sheridan Le Fanu CRÉATURES DE L’OMBRE Oncle Silas Dans un miroir piqué Thé vert Le guetteur M. le juge Harbottle La chambre de l’auberge du Dragon Volant Carmilla D’une fenêtre, à mi-voix Préface et chronologie d’Alain Pozzuoli Avant-propos de Patrick Reumaux

CRÉATURES DE L’OMBRE

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Page 1: CRÉATURES DE L’OMBRE

Joseph Sheridan Le Fanu

CRÉATURES DE L’OMBRE

Oncle SilasDans un miroir piqué

Thé vertLe guetteur

M. le juge HarbottleLa chambre de l’auberge du Dragon Volant

Carmilla

D’une fenêtre, à mi- voix

Préface et chronologie d’Alain PozzuoliAvant- propos de Patrick Reumaux

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Illustrations originales de la nouvelle « Le guetteur » © Georges Bru.

Uncle Silas, Oncle Silas © Patrick Reumaux pour la traduction française ; Green Tea, « Thé vert » : pour la traduction française © Editions Denoël, 1960. Publié avec l’autorisation des Editions Denoël ; The Familiar (The Watcher), « Le Guetteur » © Patrick Reumaux pour la traduction française ; Mr. Justice Harbottle, « M. le juge Harbottle » : pour la traduction française © Editions Denoël, 1960. Publié avec l’autorisation des Editions Denoël ; The Room in the Dragon Volant, « La chambre de l’auberge du Dragon Volant » : © ayant droit de Noël Arnaud pour la traduction française ; Carmilla, « Carmilla » © Patrick Reumaux pour la traduction française ; « A Doggrel in a Dormant Window », « D’une fenêtre, à mi- voix » © Patrick Reumaux pour la traduction française.

© 2014, Editions Omnibus, pour la présente éditionISBN  : 978-2- 258-10833-2 N° Editeur  : 813

Dépôt légal : Juin 2014

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Joseph Sheridan Le Fanu, par son fils Brinsley, 1916

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Le prince invisible de Dublinpar Alain Pozzuoli

Joseph Thomas Sheridan Le  Fanu fut, et reste, l’un des plus grands auteurs fantastiques irlandais, en compa-gnie de Jonathan Swift, l’auteur des Voyages de Gulliver, Charles Robert Maturin, celui de Melmoth, l’homme errant, Bram Stoker, père de Dracula, et Oscar Wilde, créateur du Portrait de Dorian Gray. Son œuvre, vaste et touffue, s’étend sur de nombreuses années d’écriture et couvre une période intense de la littérature dublinoise.

Homme de plume et de terrain (il fut journaliste, puis directeur de plusieurs magazines importants de Dublin), il demeure à ce jour l’exemple parfait de l’homme de lettres de ce pays si proche de ses écrivains et de ses artistes1.

Joseph Thomas Sheridan Le Fanu voit le jour à Dublin, le 28 août 1814, à cinq heures du matin, dans la demeure de ses parents sise au 45 Lower Dominick Street2, au centre de la ville, à quelques centaines de mètres de l’artère principale de Dublin, aujourd’hui O’Connell Street. Son père, Dean Thomas Philip Le  Fanu (1784-1845), est pasteur à l’église St Mary3, à Dublin, et sa mère, Emma Lucrecia Dobbin, fille du recteur Dobbin, femme cultivée

1. Se promener dans les rues de Dublin revient à consulter un véritable

dictionnaire des écrivains, car chacun d’eux, ou presque, possède une plaque

sur la façade de la maison où il est né ou dans laquelle il a vécu.

2. La maison où Le  Fanu naquit est aujourd’hui démolie, à sa place se

trouve un ensemble d’immeubles modernes en brique rouge dans le plus pur

style architectural dublinois.

3. St Mary’s Church était située entre Stafford Street (aujourd’hui rebaptisée

Wolfe Tone Street) et Jervis Street.

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et passionnée par les légendes et l’histoire irlandaises, est une parfaite épouse et mère de famille, s’occupant jusque- là de leur fille unique, Catherine Frances, née un an avant Joseph.

Les Le  Fanu sont d’origine française. Leurs ancêtres normands, de vieille souche huguenote, ont fui la France lors de la révocation de l’édit de Nantes pour se réfugier en Irlande, à Mandeville, en 1730. Le père de Joseph veille très étroitement à l’éducation de ses enfants, et tout particulièrement à celle de Joseph  : il lui enseignera lui- même les matières élémentaires ainsi que l’anglais et le français, langue dans laquelle le jeune garçon semble particulièrement exceller. Homme intègre et très apprécié dans son ministère, Dean Thomas Philip Le Fanu est bientôt promu, en 1815, recteur et doyen de l’Eglise protes-tante irlandaise, à la Royal Hibernian Military School, située à Phoenix Park1, qui offre une grande étendue d’arbres, de prairies, d’étangs et de bosquets propres à alimenter l’imagi-naire du jeune Joseph. Les Le  Fanu s’installent dans le petit village de Chapelizod, en lisière de Phoenix Park.

L’année 1816 voit arriver un nouveau venu, le petit William, qui deviendra un inséparable compagnon de jeu pour Joseph. Cette même année est aussi celle de la dispa-rition d’un autre membre, plus éloigné, de la famille Le Fanu, Richard Brinsley Sheridan, le grand- oncle de Joseph, auteur célébré des Rivaux (1775) et de L’Ecole de la médisance (1777), qui s’éteint à Dublin à l’âge de soixante- cinq ans. La famille Le Fanu compte une autre célébrité dans ses rangs, le grand acteur Thomas Sheridan (1719-1788), l’un des plus réputés de son temps. Plus tard encore, Rhoda Broughton2, l’une des nièces de Joseph, deviendra une femme de lettres reconnue, tant en Irlande qu’en Angleterre.

1. Phoenix Park doit son nom au gaélique « Fionn Ulsage » qui signifie

« eau pure » car une source émerge dans le parc, lui- même situé au bord

de la rivière Liffey qui arrose Dublin. Phoenix Park est considéré comme le

poumon de la ville avec ses sept cents hectares qui en font le plus grand parc

urbain du monde, devançant même en superficie le Central Park de New York.

2. Rhoda Broughton (1840-1920) connut le succès grâce à une multitude

de nouvelles et de romans, parmi lesquels Belinda en 1883, Doctor Cupid en

1886, Dear Faustina en 1897, etc.

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L’enfance de Joseph se déroule sans problème entre une sœur aînée qu’il adore et son jeune frère William qui partage avec allégresse ses escapades à Phoenix Park et dans les ruelles de Chapelizod. A cette époque, le village était un lieu de garnison de l’artillerie royale et les environs servaient de terrain de manœuvres pour l’armée.

En 1826, la famille Le  Fanu s’installe à Abington, dans le comté de Limerick, que Joseph ne quittera qu’en 1832, à l’âge de dix- huit ans. En effet, comme tout Irlandais de bonne famille, le jeune homme fait son entrée à l’université de Trinity College1 de Dublin, la seule et unique université d’Irlande à la réputation d’excellence. Dans ses murs ont déjà défilé les plus grands noms du pays, Jonathan Swift, Oliver Goldsmith, Thomas Moore, etc2. Joseph y étudiera notamment le droit, sans grande conviction, mais son père l’encouragera fortement à devenir avocat. Il deviendra membre de la Historical Society, et en sera même élu prési-dent. A la fin de ses études, diplôme en poche, le jeune Le Fanu intègre, selon le souhait de son père, le barreau de Dublin, mais il se rend rapidement compte que cet univers n’est pas le sien et ne plaidera jamais.

Joseph est un intellectuel, de surcroît il voue une passion à la littérature et ambitionne davantage de devenir journaliste et écrivain plutôt qu’austère homme de loi. C’est ainsi qu’il commence à publier dans la presse locale quelques nouvelles de son cru qui trouveront rapidement les faveurs du public.

En 1838, Le Fanu publie coup sur coup deux nouvelles dans un magazine littéraire mensuel, le Dublin University Magazine3  : Passage in the Secret History of an Irish Countess et The Ghost and the Bone- Setter4, son premier texte réellement

1. Fondée en 1591 par la reine Elizabeth Ire, Trinity College était une cita-

delle du protestantisme ; elle restera interdite aux catholiques jusqu’en 1956 !

2. Par la suite, d’autres grands noms viendront s’ajouter à la liste, tels

que Bram Stoker, Oscar Wilde, George Bernard Shaw, William Butler Yeats,

Samuel Beckett, etc.

3. Ce magazine fut créé en 1833 par Isaac Butt.

4. Cette nouvelle fera partie de l’ensemble de nouvelles qui seront publiées

par la suite sous le titre général de The Purcell Papers.

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fantastique imprégné de folklore irlandais. Dès ses premiers écrits, l’univers qui fera sa spécificité est en place. Ils baignent déjà dans une ambiance inquiétante et lourde dans laquelle les pires secrets sont minutieusement cachés, le tout plongé dans un contexte historique très précis, celui de la vieille Irlande traditionnelle, celle de la paysannerie, avec ses mœurs, ses codes, ses interdits et ses non- dits. Au fil de ses écrits, Le Fanu va devenir virtuose dans l’art de la « short story », de courts récits, ciselés, riches de détails et à l’intrigue prenante, voire terrifiante pour l’époque, et qui seront sa marque de fabrique.

Un an plus tard, en 1839, Joseph saisit l’opportunité d’être embauché comme journaliste dans l’un des plus importants journaux de la ville, The Dublin Evening Mail, journal antica-tholique, bastion du Tory Unionism, le parti conservateur, dont les bureaux sont situés au cœur de la capitale, non loin de Trinity College, dans le quartier de Temple Bar1. Cette même année, il écrit A Chapter in the History of a Tyrone Family (Histoire d’une famille de Tyrone), une nouvelle qui, pour bon nombre de spécialistes, aurait fortement inspiré Charlotte Brontë dans la rédaction de son chef- d’œuvre, Jane Eyre, publié en 1847.

Jusqu’ici, tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes pour le jeune homme, mais bientôt un drame va endeuiller toute la famille, et particulièrement Joseph. Sa sœur aînée, Catherine, meurt brutalement, à vingt- huit ans, et cette disparition plonge Le  Fanu dans un profond désarroi. Catherine représentait tout pour lui, une sœur, une amie, une confidente ; sa perte est une terrible épreuve et il mettra des années à s’en relever.

Néanmoins, professionnellement, les choses continuent d’avancer et d’évoluer dans le bon sens. Quelques mois après la disparition de Catherine, Joseph devient directeur et propriétaire du journal The Warder, qui fait de lui une figure importante de la ville de Dublin. Il prendra également des parts dans un autre journal, The Dublin Evening Mail.

1. A cette même adresse, à l’angle de Parliament Street et de Dame Street,

se trouve aujourd’hui le Thomas Read Pub.

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Sa carrière de journaliste démarre en flèche et s’annonce plus que prometteuse ; bientôt, Le  Fanu comptera parmi les personnalités les plus en vue de la capitale irlandaise.

En 1842, Le  Fanu fait la connaissance d’une jeune fille bien sous tous rapports, la charmante Susanna Bennett, fille de George Bennett, célèbre avocat du barreau de Dublin ; il la courtise pendant deux ans avant d’oser demander sa main (on peut penser que le fantôme de sa sœur Catherine, qui le hante encore, explique cet atermoiement).

Finalement, les noces ont lieu en 1844. Le couple s’installe au 2 Nelson Street, dans le nord de la ville, avant d’émigrer au 1 Warrington Place, près de Grand Canal, entre Upper Street et Lower Mount Street, pour déménager quelques mois plus tard, au 15 de la même place.

L’année suivante, le 10  février  1845, le premier enfant du couple, une fille prénommée Eleanor Frances, voit le jour, tandis que survient le décès de Thomas Philip Le Fanu, le père de Joseph, qui disparaît dans sa soixante et unième année.

1845 est une année de malheur pour l’Irlande : un champi-gnon, le mildiou, se répand partout et détruit les récoltes de pomme de terre, l’alimentation de base des Irlandais. Il s’ensuit un désastre économique et humain. Des milliers d’Irlandais, privés de ressources (le pays à l’époque est essentiellement rural), sont jetés sur les routes ; on estime à cinq cent mille les décès dus à la famine. Un véritable exode commence, qui poussera plus de deux millions d’Irlandais à abandonner leur pays pour aller chercher subsistance ailleurs (le pays compte alors 8,5  millions d’habitants). La plupart d’entre eux rallient les Etats- Unis, d’autres s’exilent en Angleterre ou même en France. Deux ans plus tard, en 1847, une seconde invasion du même champignon ravagera de nouveau les champs de pomme de terre, mettant ainsi à genoux toute une population, affamée et désespérée. Cette période sera celle de la Grande Famine, qui restera ancrée dans la mémoire des Irlandais pendant des décennies1.

1. On peut visiter à Dublin le Famine Memorial, le musée de la Grande

Famine, installé à bord du Jeanie Johnson Tall Ship, un bateau de l’époque

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Les Le  Fanu comptent pourtant parmi les privilégiés en cette période critique et la vie du couple suit son cours sans trop subir les rigueurs du moment. En 1845, Joseph publie The Cock and the Anchor, un roman à la Walter Scott rapportant l’histoire d’un amour impossible entre deux êtres que tout oppose. L’aventure se situe au XVIII

e  siècle et comporte tous les ressorts traditionnels de ce genre d’ouvrage. Le livre suscite un certain engouement auprès du public et met son auteur sur la voie du succès.

1847 – année de naissance d’un futur autre auteur fantas-tique de renom, Bram Stoker, à Dublin le 8  novembre – est une année finalement positive pour la  famille Le  Fanu qui voit arriver son deuxième enfant, un garçon prénommé Thomas Philip, en hommage au père de Joseph. Celui- ci naît le 3 septembre ; une seconde fille verra le jour, un an plus tard, le 21 mai 1848, la petite Emma Lucrecia.

Nationaliste convaincu, Le  Fanu, en cette année 1847, affiche son soutien, par le biais de son journal The Dublin Evening Mail, à deux figures politiques irlandaises impor-tantes, John Mitchel1 et Thomas Francis Maegher2, qui font campagne contre, selon eux, l’indifférence du gouvernement anglais face à la Grande Famine. Il publie par ailleurs un nouveau roman, The Fortunes of Colonel Torlogh O’Brien. Le Fanu fait désormais partie du Tout Dublin qui le consi-dère comme l’une des plus importantes personnalités de la ville, un des grands noms du monde culturel et intellectuel de la capitale irlandaise. Il n’est pas rare de le voir assister à des dîners mondains et à diverses représentations théâtrales en compagnie de son épouse Susanna. Il est décrit comme un homme élégant et affable, une sorte de dandy, que l’on s’arrache aux meilleures tables et à côté duquel il est recom-mandé de figurer en public comme en privé. Le  Fanu est

amarré à Custon House Quay, retraçant l’historique de cette terrible période.

1. John Mitchel (1815-1875) était un activiste nationaliste irlandais, journa-

liste, membre de la Young Ireland and Irish Confederation. Il sera poursuivi

par la justice en 1848 pour sédition.

2. Thomas Francis Maegher (1823-1867) fut brigadier général dans l’armée

américaine pendant la guerre de Sécession.

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dorénavant un notable, même si, en dépit de ses multiples obligations professionnelles, il vit de façon discrète et on ne peut plus bourgeoise avec son épouse et ses enfants.

En apparence, l’existence du couple Le Fanu est idyllique, mais la réalité est bien plus complexe. En fait, Joseph semble s’intéresser à sa belle- sœur Bessie, la sœur aînée de Susanna, ou du moins s’en rapprocher inexorablement. La relation de Joseph avec les femmes a toujours été ambiguë. Nombre d’auteurs ont glosé sur les rapports réels entre Joseph et sa sœur Catherine, certains y voyant des liens incestueux. Ceux qu’il entretient avec Bessie sont teintés d’une équivoque suspecte qui sera sans doute l’une des causes du dérèglement psychique de Susanna. En effet, beau- frère et belle- sœur font montre d’une complicité presque exagérée au regard de leurs liens de parenté, laquelle n’échappe pas à la suspicion de Susanna. Celle- ci fait tout d’abord mine de ne pas s’en offusquer, ni même de s’en apercevoir. Le climat est encore au beau fixe, mais les choses vont changer peu à peu.

Joseph, tout en respectant ses obligations dans ses diffé-rents journaux, écrit de plus en plus. En 1850, il publie son poème le plus connu, Shamus O’Brien, rédigé en 1837, et se lance dans l’écriture d’une nouvelle subtile et intrigante, The Mysterious Lodger (« Le mystérieux locataire ») qu’il publie tout d’abord anonymement dans le Dublin University Magazine. Ce sera l’une des plus marquantes de sa produc-tion. Elle contient tous les ingrédients qui ont fait le succès de son auteur, une maîtrise dans l’écriture, une intrigue trouble et un climat pesant dans lequel on devine sans peine sa source d’inspiration. Entre mysticisme religieux et troubles psychiques, l’héroïne de cette nouvelle forte et originale se voit confrontée à une image du diable qui met à mal la profondeur de sa foi. On y retrouve évidemment l’univers mystique et quelque peu sclérosé qui semble être celui du quotidien de l’écrivain et de sa femme.

L’année suivante, à la suite de la disparition du Dr Dobbyn, grand- père maternel de Joseph, celui- ci hérite de son appar-tement dublinois. Le couple Le Fanu abandonne alors son logement de Wallington Place pour s’installer au 18 Merrion

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Square1, dans l’un des quartiers les plus élégants et les plus résidentiels de la ville. Ils y auront pour voisins les parents2 du futur poète Oscar Wilde, le médecin- chirurgien William Robert Wilde et  son épouse, lady Jane Francesca Wilde3, poétesse et nationaliste irlandaise, « Speranza » de son nom de plume. Joseph Le  Fanu y demeurera jusqu’à sa mort.

18, Merrion Square

L’année 1851 représente une étape importante dans la carrière d’auteur de Le  Fanu ; il publie son tout premier recueil de nouvelles fantastiques, rassemblant pour la plupart des textes publiés dans la presse, Ghost Stories and Tales of

1. Aujourd’hui le 70 Merrion Square.

2. La famille Wilde demeurait à l’époque juste en face de l’immeuble des

Le Fanu, au 1 Merrion Square, où se trouve aujourd’hui une plaque commé-

morative au nom d’Oscar Wilde.

3. Jane Francesca Wilde était la nièce du célèbre romancier Charles Robert

Maturin (1780-1824), auteur de Melmoth the Wanderer.

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Mysteries, qui rencontre aussitôt un franc succès. C’est à cette occasion qu’il fait la connaissance du couple Wilde. Cette même année, Le  Fanu se lance dans l’écriture d’une autre nouvelle très typique de son œuvre, The Murdered Cousin (« Comment ma cousine a été assassinée »). Ce texte est d’une importance toute particulière, car non seulement il reprend tous les thèmes chers à Le  Fanu, mais il est une sorte de brouillon, de premier jet et de version courte de ce qui sera plus tard considéré par tous comme son chef- d’œuvre, le roman Uncle Silas (Oncle Silas), qui paraîtra en 1864. L’histoire est celle d’une jeune orpheline recueillie par un oncle peu recommandable, lequel a un fils sans scrupules qui tente par tous les moyens de faire disparaître la jeune fille afin de s’emparer de sa fortune. Ce récit gothique et terrifiant se situe dans la campagne et met en scène une Irlande renfermée sur elle- même dans laquelle tous les prota-gonistes sont mus par des sentiments ambigus et exécrables. Le Fanu donne à l’histoire une vraie crédibilité en la narrant à la première personne pour la rendre plus proche, plus vivante, plus authentique, ce qu’il réussit parfaitement.

En revanche, dans sa vie privée, les choses en vont tout autre-ment. Susanna devient de plus en plus irascible, soupçonneuse, voire capricieuse. Le climat est lourd et Joseph commence à entretenir une correspondance régulière et secrète avec sa belle- sœur Bessie, dans laquelle il raconte les tracas quoti-diens de son couple. Par souci de discrétion, il demande à sa belle- sœur de lui écrire, non pas à Merrion Square, mais à son bureau du Dublin Evening Mail. Susanna est sujette à des attaques d’angoisse et de dépression répétées qui n’arrangent pas la situation. Pourtant, contre toute attente, le 1er août 1854, un nouvel enfant voit le jour, George Brinsley1 qui, plus tard, illustrera les livres de son père. Ce sera leur dernier rejeton.

Les années qui suivent s’enchaînent entre les soins à apporter à leurs quatre enfants et les crises nerveuses

1. Brinsley Sheridan Le Fanu (1854-1929) sera un illustrateur très estimé ;

outre les œuvres de son père (The Cock and the Anchor, The Watcher, Carmilla),

il illustrera de grands textes de la littérature, notamment Alice's Adventures in

Wonderland (Alice au pays des merveilles) de Lewis Carroll.

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régulières dont Susanna est victime. Joseph, de son côté, trouve le détachement nécessaire en se jetant à corps perdu dans son métier de directeur de journaux. L’existence du couple suit ainsi son cours cahin- caha jusqu’à ce qu’un jour de 1858 la maladie frappe Susanna. Tout d’abord victime d’une scarlatine contractée auprès de ses enfants, elle s’enfonce de plus en plus dans les problèmes dus à sa fragilité nerveuse, entretenus par la relation parallèle qui semble toujours lier Joseph et Bessie. L’état de Susanna s’aggrave de jour en jour, et elle finit par rendre l’âme au matin du 28 avril, à bout de forces. Ce drame marque une étape capitale dans la vie et dans l’œuvre de Le  Fanu.

Culpabilisant, fou de douleur, le dandy fêté dont tout Dublin parle avec admiration sombre alors à son tour dans une grave dépression, rejetant le monde, et il s’enfermera pendant des semaines, des mois, à son domicile du 18 Merrion Square, refusant de voir quiconque. Sa fille Frances qui vit avec lui confiera à des proches que certaines nuits elle l’entend pleurer dans sa chambre et hurler le prénom de sa femme. C’est pendant cette période difficile et douloureuse que Le  Fanu sera surnommé par la bonne société dublinoise qu’il fréquente depuis des lustres « le prince invisible de Dublin ».

Pendant ces longs mois de silence et d’isolement, Le Fanu trouve le réconfort de façon inattendue en découvrant l’œuvre du théosophe suédois Emmanuel Swedenborg1, notamment grâce à l’une de ses surprenantes théories. Selon celle- ci, tout corps sur Terre (qu’il soit humain ou animal) possède son double céleste, et Le Fanu puise dans cette idée l’espoir fou de retrouver un jour son épouse Susanna et sa sœur Catherine. Le  Fanu passe donc des journées entières à la bibliothèque nationale de Kildare Street pour s’imprégner de l’œuvre de

1. Emmanuel Swedenborg (1688-1772), scientifique, théologien et philosophe

suédois, fut surnommé « le Léonard de Vinci du Nord ». A l’âge de cinquante- six

ans, il sombre dans le mysticisme et prétend être en contact avec des créatures

supérieures, des anges, et même avec le Créateur. A la suite de cette véritable

révélation, Swedenborg rédigera un grand nombre d’ouvrages racontant ses

fameux contacts, à la grande suspicion des intellectuels de son temps. Pourtant,

en 1787, l’Eglise de la nouvelle Jérusalem s’inspirera largement de ses principes.

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Swedenborg, et, peu à peu, il semble retrouver un peu de force et de volonté. C’est ainsi que, deux ans plus tard, l’homme abattu qu’il était reprend goût à la vie, continue d’écrire, plus que jamais, et rachète un nouveau journal. Cette fois- ci, il s’agit du Dublin University Magazine, qui fut l’un des tout premiers à avoir publié ses nouvelles au début de sa carrière.

Même s’il n’est plus tout à fait le même homme depuis la disparition de sa femme, Le Fanu compte de nouveau dans le paysage culturel et intellectuel de Dublin. Ainsi, en 1862, il publie un nouveau roman palpitant (sous le pseudonyme de Charles de Cresseron, nom de l’un de ses ancêtres français), The House by the Churchyard (La Maison près du cimetière), l’histoire d’une maison hantée, qui développe, une fois de plus, ses thèmes de prédilection  : le complot, la jalousie, l’intrusion du mal dans un univers jusque- là protégé, du moins en apparence. Ce roman s’appuie en partie sur les souvenirs que garde Joseph de sa vie à Chapelizod, et la maison du titre1 est celle de son enfance, qui jouxtait le cimetière du village. Lequel lui avait déjà inspiré un ouvrage entier consacré aux contes et superstitions liés à Chapelizod, Ghost Stories of Chapelizod, paru en 18512.

L’année suivante, en 1864, Le Fanu se montre encore plus prolifique ; il publie deux nouveaux livres, deux romans  : Wylder’s Hand (La Main de Wylder), et surtout Uncle Silas (Oncle Silas), qui paraît en feuilleton dans les colonnes du Dublin University Magazine. Le premier épisode s’intitule alors Maud Ruthyn et les deux autres Maud Ruthyn and Uncle Silas. Cette histoire, inspirée comme on l’a vu de l’un de ses premiers écrits, The Murdered Cousin, fait les délices des lecteurs et remporte un succès qui dépasse les frontières de l’Irlande. Avant la fin de l’année, Uncle Silas est adapté au théâtre et se voit monté au Shaftesbury Theatre de Londres ! Une consécration.

1. Cette maison existe encore, on peut la voir, à Chapelizod, à côté du pub

du village, près du Anna Livia Bridge ; elle jouxte toujours le cimetière qui

ceinture le temple du village.

2. L’une de ces nouvelles, Trois fantômes de Chapelizod, a été traduite par

Jacques Finné dans le recueil Schalken le peintre, paru en 1977 chez José Corti,

dans la collection « Domaine romantique ».

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Pourtant, malgré sa réussite, Le Fanu se lasse visiblement de son mode de vie et lui qui vit seul depuis plus de dix ans avec sa fille Frances décide de se replier à nouveau sur lui- même et sur l’écriture. En 1869, il vend ses parts du Dublin University Magazine pour n’en rester que le directeur. Puis, trois ans plus tard, il met un terme définitif à cette aventure et abandonne complètement la direction du journal. Il met alors à profit cette liberté retrouvée pour se consacrer plus encore à son œuvre. Cette même année 1872, il publie l’un de ses livres majeurs, le recueil de nouvelles fantastiques qui restera sans doute le plus célèbre de ses ouvrages, In a Glass Darkly (Dans un miroir piqué1 ou Les papiers du docteur Hesselius).

Celui- ci contient en effet ses nouvelles les plus fameuses : Green Tea (« Thé vert »), Mr  Justice Arbottle (« M. le juge Arbottle »), The Familiar (« Le guetteur »)2, The Room in the Dragon Volant (« La chambre de l’auberge du Dragon Volant »), et surtout Carmilla, le  premier récit de vampire féminin moderne.

A sa sortie, en 1872, Carmilla rencontre un étonnant succès car ses allusions érotiques et sexuelles possèdent tous les ingrédients propres à provoquer le scandale dans cette société sclérosée, pudibonde et étriquée qu’est alors la société irlan-daise. Pourtant, il n’en est rien. Le récit aux relents saphiques de la séduction d’une jeune fille (Laura) par une étrangère plus âgée venue d’un mystérieux pays de l’Est (Carmilla) conquiert au contraire un large public. Un homme en particulier, le jeune Bram Stoker3, sera profondément marqué par cette histoire : vingt- cinq ans plus tard, en 1897, il saura s’en souvenir en

1. Ou Les Créatures du miroir dans la traduction de Michel Arnaud parue

chez Eric Losfeld en 1967.

2. The Familiar parut également sous le titre The Watcher et fut adapté au

théâtre par la suite, dans les années 1940, au Gate Theatre de Dublin, de même

que Carmilla.

3. Bram Stoker (1847-1912), né à Dublin comme Le Fanu, sera son voisin

à Merrion Square, il demeurera un temps au 30 Kildare Street, à deux pâtés

de maison de la demeure de Le Fanu. Outre Carmilla, Stoker s’inspirera aussi

d’un autre récit de Le  Fanu, « M. le juge Arbottle », en écrivant « La maison

du juge » à l’intrigue étrangement proche et qui sera publiée en 1891.

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publiant à son tour son fabuleux roman d’épouvante, Dracula, posant les codes définitifs de la figure du vampire.

Dans les dernières années de sa vie, Le Fanu vivra totale-ment en reclus dans son appartement du 18 Merrion Square, ne mettant pratiquement plus jamais les pieds hors de son domicile, passant ses journées au lit, s’alimentant à peine, et ne prenant pour tout reconstituant que du thé noir très fort qu’il absorbe en grandes quantités, au grand dam de sa fille Frances qui lui sert de garde- malade et de dame de compagnie. Il passera ainsi ses derniers mois au lit, écrivant sans arrêt, nuit et jour, au point de pousser son corps et son esprit aux limites de l’épuisement.

Il s’éteint, exténué, au petit matin du 7 février 1873, alors qu’il était en train d’écrire une ultime histoire au titre prophétique  : Willing to Die (« Prêt à mourir »). L’un des grands maîtres de la littérature de genre a traversé le miroir en ce jour d’hiver pour rejoindre les créatures qui l’avaient hanté toute sa vie. Il sera inhumé quelques jours plus tard au Mount Jerome Cemetery, le plus grand cimetière dublinois, situé au sud de la ville. Le Dublin University Magazine publiera un long et élogieux article en hommage à sa mémoire, louant ses qualités humaines et intellectuelles, son sens de la famille et de la religion.

En 1880, sept ans après la mort de Le  Fanu, paraît The Purcell Papers, un ensemble de treize nouvelles de jeunesse, parues à l’origine dans le Dublin University Magazine entre 1838 et 1940, mettant en scène un prêtre catholique, le père Francis Purcell.

La postérité de Le  Fanu est considérable. On sait qu’il comptait parmi ses admirateurs Edgar Poe lui- même, Bram Stoker également, qui s’en est inspiré à loisir, de même que Robert Louis Stevenson1. Plus tard, James Joyce dira toute l’estime qu’il a pour cet auteur incomparable, mais l’influence de celui- ci va encore bien au- delà. Comme le rapporte Jacques Finné dans sa préface à Shalken le peintre, Roland Stragliati

1. Robert Louis Stevenson (1850-1894) s’inspirera, comme Bram Stoker, de

la nouvelle M. le juge Arbottle en écrivant Hermiston, le juge pendeur en 1896.

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et Peter Penzoldt ont fait le rapprochement entre l’œuvre de

Le Fanu et celle de… Julien Green. En effet, l’écrivain irlandais

est à la croisée des chemins : il emprunte au courant gothique

britannique du XIXe siècle le décor et l’emballage (cimetières,

demeures abandonnées, personnages isolés dans un monde

hostile) tout en annonçant la littérature du XXe  siècle, avec

des références psychanalytiques, la mise en abyme de ses

personnages et de leurs pulsions secrètes. En cela il demeure

un écrivain étonnamment moderne, dont l’influence sur la

littérature fantastique fut déterminante : Arthur Conan Doyle,

Bram Stoker, Henry James, Arthur Machen, voire Jean Ray,

ont trempé leur plume dans l’encrier Le Fanu.

Tombe de Le Fanu au Mount Jerome Cemetary de Dublin

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