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Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 1
Coutume ancestrale et droit coutumier : problèmes de connaissance et de
reconnaissance des droits fonciers à Madagascar
Ancestral custom and customary rights: problems of knowledge and
aknowledgement of land rights in Madagascar
Frank Muttenzer
Institut universitaire d’études du développement, Genève
RESUME
La politique environnementale voit dans la reconnaissance du droit coutumier une incitation pour que les
communautés locales s’engagent dans un arbitrage entre usages productifs et conservation de la nature.
Dans le cas analysé, des familles paysannes mettent en avant des droits de pâturage claniques pour
justifier une participation dans la gestion de la « forêt des ancêtres ». Une coutume précoloniale est
réinterprétée pour permettre sa constatation dans le cadre d’un contrat de gestion. S’agit-il d’une
reconnaissance ou une instrumentalisation de la coutume ancestrale ? Pour les décideurs, la
reconnaissance vise à enrayer les défrichements familiaux en transférant la gestion forestière aux clans
autochtones. L’ancestralité est dissociée des droits issus de la mise en valeur et réduite aux droits de
première occupation. Pour les destinataires, la reconnaissance vise à organiser l’appropriation de terres
forestières par le défrichement. Les familles locales réinterprètent leurs droits de descendants de clans
pour justifier une mise en culture de la terre ancestrale. Le dualisme juridique n’est pas nouveau. Dans les
années 1960, la question se posait de savoir si le droit coutumier était compatible avec un développement
« authentique ». Deux conceptions de la transformation coloniale de la coutume ont alors émergé, l’une
affirmant la continuité du droit foncier endogène, l’autre insistant sur sa dénaturation sous l’effet des
valeurs occidentales.
Mots clés : ancestralité, coutume, droit coutumier, foncier, réinterprétation
Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 2
ABSTRACT
Environmental policy looks at the recognition of customary law as an incentive for local communities to
engage in trade-offs between development and conservation. In the case analysed, peasant families claim
participation in managing their “ancestral forest” by referring to clan-based pasture rights. Pre-colonial
custom is re-invented in the framework of a forest management contract. Is it a way to recognise or to
manipulate ancestral custom? For policymakers, recognition should help reduce deforestation by
transferring land rights to local clans. Ancestral domain is thereby dissociated from working the land and
reduced to rights of prior occupation. For peasant families, recognition is a way to secure land rights out
of clearing the forests. Local families reinterpret their clan identity to justify working their ancestral lands.
Legal dualism is not a new phenomenon. During the 1960s, doubts arose as to whether colonial customary
law could be reconciled with Malagasy cultural identity. Two models of the evolution and transformation
of traditional custom thus emerged, one insisting on the continuity of customary land rights, the other on
its alteration by Western values.
Keywords : ancestrality, custom, customary law, property rights, reinterpretation
Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 3
INTRODUCTION
Les monographies récentes caractérisant les systèmes fonciers africains comme fluides, ambigus et
enchâssés dans les rapports sociaux sont souvent cités par les spécialistes des politiques foncières pour
montrer que des procédures négociées et particularistes sont préférables à un code foncier uniforme. Une
conception dynamiste des transformations contemporaines du droit originellement africain est conjuguée
avec une conception procédurale des politiques foncières et environnementales. Le discours
ethnographique oppose les règles foncières fluides, ambiguës et enchâssées à la dénaturation
occidentale/coloniale de la coutume originelle. Le discours des politiques foncières oppose cette
authenticité à la légalité domaniale occidentale. A Madagascar, on vise par exemple à rapprocher le droit
domanial importé de la légitimité coutumière par des négociations entre les services techniques étatiques
et les usagers locaux des ressources naturelles. Les contrats de gestion s’appliquent à tout type de
ressource et peuvent notamment être combiné avec une procédure de constatation de l’occupation des sols
dans le territoire concerné. Mais les forêts domaniales restent son principal champ d’application, l’objectif
étant de mettre fin à « l’insécurité foncière » et à « l’accès libre de fait » en invitant des associations
villageoises d’usagers d’assumer des responsabilités reconnues dans la gestion de leurs territoires
(Bertrand, Babin et Nasi, 1999 : 41).
Dans le cas analysé, des familles paysannes mettent en avant les droits de pâturage de leur clan pour
réclamer une participation dans la gestion étatique de la « terre des ancêtres ». Une coutume précoloniale
est réinterprétée pour permettre sa constatation à travers un contrat d’aménagement de l’espace forestier.
Faut-il y voir une reconnaissance ou une instrumentalisation de la coutume ancestrale par la nouvelle
politique foncière et forestière ? Pour les décideurs, la reconnaissance vise à enrayer les défrichements
agricoles des familles en transférant la gestion forestière aux responsables de clans. Le contrat dissocie
l’ancestralité des droits issus d’une mise en valeur en la réduisant aux droits de première occupation. Pour
les destinataires, la reconnaissance vise à organiser l’appropriation de terres forestières par le
défrichement. Les descendants des clans réinterprètent leurs droits de première occupation moins pour
enrayer la déforestation que pour justifier la mise en culture de la terre ancestrale.
L’observateur étranger confond souvent le « droit coutumier » avec la continuation de la « coutume
ancestrale » sous l’influence d’un droit étranger. Seule une analyse plus détaillée révèle la réinterprétation
sinon la dénaturation de la coutume précoloniale. Les phénomènes de colonisation agraire d’espaces
anciennement forestiers attestent que l’altération de la coutume est liée au caractère fluide et ambigu des
règles foncières, indéterminisme qui est généralement expliqué par l’enchâssement des règles foncières
Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 4
dans les rapports sociaux (cf. Berry, 1993). Mais les mécanismes de sécurisation foncière observables sur
la frontière agraire remettent en cause cette hypothèse. L’enchâssement des règles dans les rapports
sociaux n’est-il pas au contraire le principal frein à l’indéterminisme et la négociabilité des règles
foncières (Peters, 2002) et donc le principal facteur de continuité entre coutume ancestrale et droit
coutumier ?
LE REFERENT FONCIER PRECOLONIAL
Le référent foncier précolonial n’est pas directement accessible à la connaissance, mais seulement à
travers les images déformées de la tradition orale et des travaux ethnographiques. Le seul moyen pour
vérifier la continuité ou la rupture est donc de reconstruire la coutume originelle à partir d’observations
contemporaines des résistances aux politiques publiques, puis de recouper éventuellement les données
avec des ethnographies existantes. A l’occasion d’un transfert de gestion, la démarche courante pour
s’assurer que l’association bénéficiaire représente la diversité des intérêts réels est de définir le territoire
communautaire comme un ensemble d’unités résidentielles que l’on fait ensuite coïncider avec la zone
concernée par l’intervention administrative. Dans la commune de Miarinarivo1, l’espace forestier concerné
par le contrat de gestion et la zone habitée par les membres de l’association bénéficiaire correspondent
bien à un « territoire » au sens de la coutume traditionnelle. Mais cette correspondance est trompeuse en
ce qu’elle occulte la complexité réelle des rapports entre les représentations coutumière et administrative
du territoire.
Le territoire de la communauté locale
Il est constitué par une plaine rizicole et son bassin versant forestier s’étendant sur une superficie de 5’000
hectares. On y trouve une quinzaine de villages et hameaux dont les plus petits sont constitués par une
seule famille élargie et les plus grands de quelques centaines d’individus. Du point de vue administratif,
cet effectif de quelques milliers de personnes se répartit sur trois quartiers administratifs ou fokontany. Si
des communautés résidentielles et administratives existent comme partout ailleurs à Madagascar, les
fokonolona se greffent ici sur une structure segmentaire d’apparence plus archaïque. Ce parallélisme des
catégories administratives et ancestrales est courant dans les sociétés lignagères, mais si dans la plupart
des situation les deux référents se recouvrent, résidence et appartenance ancestrale renvoient ici à des
représentations d’espaces dissociées.
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Le principal critère d’identification d’un individu n’est pas le hameau ou village mais le clan : chacun se
sait d’abord descendant d’un « fagnahia ». Du point de vue de la coutume locale, la communauté qui
occupe le territoire correspondant au bassin versant est définie par les relations entre une dizaine de clans
qui exercent des droits ancestraux sur cet espace. Selon nos informateurs, ces groupes d’ancestralité ne
descendaient à l’origine pas d’un seul ancêtre commun puisque « quelques uns venaient de Malaisie et
d’autres de chez les Arabes ». Avant l’arrivée des émigrants « arabisés » en provenance de la côte Est, la
région ne connaissait pas d’entités politiques plus vastes que le vala (parc à bœufs) où le doyen du lignage
aîné ou du clan établi le premier jouissait d’une préséance d’honneur (Raherisoanjato, 1984 : 212). A cette
première couche de population vinrent s’ajouter au 17ème
et 18ème
siècle par vagues successives les Hova,
considérés dans la tradition betsileo comme un groupe étranger venu s’imposer aux premiers occupants de
la région. Descendants d’un prince Antemoro ayant quitté le royaume de son père à la suite d’un conflit de
succession, ces immigrants introduisirent des modèles d’organisation politique plus sophistiqués. Il se
formait ainsi deux systèmes d’organisation sociale superposés l’un sur l’autre, mais qui se trouvaient
rattaches par des liens de subordination : d’abord l’organisation des clans tompontany au dessus de
laquelle venait s’ajouter celle des clans Hova d’origine nobiliaire (p. 224-25).
Selon certains de nos interlocuteurs, les fagnahia furent instaurés du temps du royaume de Madagascar,
suite à la conquête des peuples betsileo par les armées de Radama I (1818-1828). Ont été élevés au rang
de fagnahia les groupes de descendants qui pouvaient constituer une communauté de résidence, avoir un
représentant auprès des dirigeants merina et fournir des soldats pour défendre la région. L’administration
royale avait reconduit le maillage existant de chefs locaux, les Hova, pour assurer la police des frontières
dans un territoire contesté par les populations voisines. Chaque Hova fut doté d’un territoire à l’intérieur
duquel il exerçait la juridiction territoriale comme représentant du roi2. Lorsque dans une période
ultérieure cette administration personnalisée fut remplacée par un système plus éloigné de la brousse puis
enfin par l’administration coloniale française, les lohovohitsy attribués par les premiers rois de
Madagascar seraient selon nos interlocuteurs « revenus aux fagnahia ». Une fois réappropriée par la
coutume ancestrale, la répartition des terres par le souverain ne pouvait plus être remise en cause, même si
le royaume qui les avait accordées s’était effondré.
Les fagnahia sont à peu près au même nombre que les villages du bassin versant, mais contrairement à ce
que l’on observe dans l’organisation territoriale par fokonolona, chaque fagnahia ne constitue pas une
1District d’Ambalavao, province de Fianarantsoa, Centre Sud de Madagascar.
2Radama I avait précisé dans son discours qu’il était le roi unique et que les Hova betsileo devenaient désormais
Zanak’andriana (fils du roi). Cette idée exprimait la volonté du roi merina de rattacher le pays betsileo au royaume
de Madagascar.
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communauté résidentielle. Un fagnahia se divise en environ 4 à 6 ankohonana, terme qui désigne les
descendants d’un groupe de germains sous l’autorité du loholona, aîné de la lignée localisée du clan. Les
villages et hameaux se composent d’une ou de plusieurs de ces familles étendues, qui partagent la
résidence quelles que soient leurs identifications ancestrales respectives. L’appartenance au fagnahia
n’intervient pas directement dans l’organisation des activités quotidiennes. En termes économiques, il est
une superstructure qui n’agit qu’à travers les ankohonana ou lignages qui le composent selon un principe
segmentaire. Il existe donc simultanément deux modes d’articulation de l’ensemble territorial, les familles
étendues regroupées en villages d’une part et les lignages regroupés en clans d’autre part. C’est pourquoi
le rapport territorial entre diverses « terres ancestrales » ne peut être expliqué par la seule co-résidence des
ankohonana issus de clans différents ; l’appartenance au village est secondaire par rapport à
l’appartenance territoriale commune aux descendants de tous les fagnahia.
La terre du fagnahia
Dans un passé lointain ou mythique, chaque fagnahia avait sa propre terre ancestrale constitué de bas
fonds pour la riziculture irriguée, de forêts pour les pâturages, le bois de construction et divers produits
non ligneux ; des ruches étaient mises dans les forêts et servaient entre autres à marquer la terre ancestrale
d’un groupe de descendants. Enfin, les tanety pour les cultures complémentaires (haricot, maïs, tubercules,
canne de sucre etc.) sont venus compléter depuis un temps plus récent la terre du fagnahia. Aujourd’hui,
seuls les droits sur le patrimoine forestier sont transmis selon le principe patrilinéaire du fagnahia. Les
usages traditionnels de la forêt par les clans ne se limitent pas aux aires de pâturage (kijana) ; elles
incluent une série d’autres pratiques à fonction identitaire ou économique, ou encore une combinaison des
deux. Tous ces usages sont réservés aux descendants en ligne paternelle du fagnahiana.
La forêt est le domaine des esprits, en particulier des ancêtres reposant dans les tombeaux qui y sont
cachés. Ainsi la forêt n’appartient à personne, mais tous les descendants de l’ancêtre commun peuvent y
exercer leurs droits. Elle est le lieu où se noue le dialogue entre les vivants et les ancêtres à travers une
série de pratiques associées à la notion de lohovohitsy. On peut citer les offrandes de miel aux ancêtres
(fanohofana) ; le marquage des oreilles des bœufs du troupeaux du fagnahia ; les rituels associés au
calendrier agricole ; le fait que certaines rizières soient cultivées en commun par les descendants du
fagnahia ; le respect d’interdits particuliers pour la culture dans le lohovohitsy, etc.
L’espace forestier servait autrefois de cachette, d’abri et d’espace de pâture pour les troupeaux. Les
représentations spatiales associées aux kijana ou pâturages traditionnels soulèvent une interrogation. Les
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pâturages étaient-ils communs aux descendants du fagnahiana, suivant la règle de répartition par clan, ou
communs à plusieurs fagnahia ayant des droits sur des portions contiguës de forêt ? A suivre certains
témoignages, les pâturages constituaient autrefois une ressource commune, alors qu’ils sont désormais
appropriés individuellement par des gens qui y plantent du manioc. D’autres affirment que les pâturages
étaient autrefois répartis par clan même s’ils éprouvent une grande difficulté à délimiter, voire même à
localiser le kijana de leur fagnahia sur un croquis. Ils évoquent une série de toponymes mais ne savent pas
les indiquer sur un fond de carte. Les deux types de témoignages contiennent une part de vérité. La
représentation « topocentrique » d’une forêt répartie entre plusieurs groupes ancestraux dont chacun se
définit par rapport à son lohovohitsy n’est pas en contradiction avec la représentation « odologique » d’un
espace de pâture commun à plusieurs fagnahia, qui suppose une certaine liberté de mouvement pour les
bêtes de chacun : ce qui importe sont les chemins que le troupeau doit parcourir pour se déplacer d’un lieu
à un autre.
La forêt, ce n’est pas seulement des pâturages, mais aussi une réserve de richesses pour les villages.
Réserve de nourriture, surtout, grâce à la cueillette des fruits (plantations d’orangers et de pêchers) et des
tubercules sauvages, à la chasse aux sangliers, au miel récolté par les descendants du fagnahia dans les
lohovohitsy et indispensable aux cérémonies traditionnelles. Les produits forestiers jouent depuis toujours
un rôle important dans le système de production de la région, en complément à la riziculture irriguée et à
l’élevage. Dans les représentations endogènes, la forêt n’est pas considérée comme un bloc homogène de
végétation, mais des distinctions son faites entre les surfaces boisées et les clairières incluant ou non des
marécages, et des utilisations distinctes correspondent à chacun de ces milieux. De nos jours, la pression
foncière amène les gens à utiliser de plus en plus les marécages pour la riziculture irriguée et les clairières
pour les cultures sèches.
La notion de « terre du clan » occupe une place centrale dans le discours endogène. Suivant la coutume
traditionnelle, tous les droits sur la terre ancestrale sont investis dans le fagnahia. Mais paradoxalement,
l’objet spatial de ce contrôle foncier est flou, en tout cas impossible à délimiter dans l’étendue. S’agirait-il
d’une survivance sans rapport avec les pratiques économiques contemporaines ? Oui si on imagine que la
« terre du clan » n’existe réellement que si l’on peut en indiquer une limite au moins approximative qui la
sépare des terres ancestrales voisines. Le fait est que, dans le bassin versant de Miarinarivo, les terres
ancestrales des clans individuels ne peuvent absolument pas être délimitées, mais tout au plus situées par
rapport à la colline de l’ancêtre fondateur et à des toponymes permettant d’identifier les droits de pâturage
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des uns et des autres3. La terre ancestrale est associée à une représentation d’espace topocentrique, le
fagnahia ne contrôlant pas son territoire, mais seulement son lohovohitsy. Faut-il pour autant y voir une
survivance ? Non si on raisonne en termes d’un territoire commun à plusieurs clans où chaque clan
individuel exerce, non pas un droit foncier sur une étendue, mais un droit administratif sur les descendants
du même ancêtre fondateur. Ainsi que le notait R. Verdier, « à tout lignage est associé un espace socio-
juridique, la terre du lignage, expression par laquelle nous désignons, non point l’étendue sur laquelle les
membres du groupe exercent des droits de culture, de chasse, de pêche (le domaine lignager ne pouvant
avoir aucune unité territoriale), mais l’ensemble des droits fonciers exercés par les individus en qualité de
membres de ce groupe, sous l’autorité ou la surveillance de son chef » (Verdier, 1965 : 348).
Les parcelles familiales
L’étendue sur laquelle vivent et cultive les descendants du fondateur peut ne pas former une unité
territoriale lorsque les membres du fagnahia se trouvent dispersés par manque de terre ou par le jeu des
règles de résidence matrimoniale. Les rizières se situent en proximité des villages, essentiellement dans la
plaine mais pas seulement puisque la technique de construction de rizières en terrasses est bien maîtrisée
en pays betsileo. Par contraste, les champs de cultures sur tanety se situent sur des terrains à pente
anciennement forestiers. Une autre différence tient à la quantité de travail incorporée dans la parcelle en
sus de la culture qu’elle porte. Le fait d’aménager une rizière crée un droit de culture plus durable que la
préparation un champ où l’on plante du manioc pour quelques saisons seulement. Une dernière différence
enfin concerne le moment de la transmission du droit de culture. La succession au droit de défricher ou de
nettoyer une jachère sur la terre ancestrale a lieu entre vivants, alors que « les fils remplacent leurs pères »
sur les parcelles aménagées du patrimoine familial.
Contrairement à la composante forestière de la terre ancestrale, où la zone d’influence de chaque fagnahia
se matérialise dans le lohovohitsy, les composantes agraires de la terre ancestrale constituent du point de
vue spatial un fond commun à plusieurs clans sur lequel les descendants exercent le droit de culture en
ligne indifférenciée. L’identité principale patrilinéaire, qui régit les droit sur l’espace forestier, ne joue pas
le même rôle dans les deux autres niches écologiques de la terre ancestrale que sont les bas-fonds utilisés
pour la riziculture irriguée et l’espace intermédiaire entre bas-fonds et forêt utilisés pour les cultures
3 « Est-ce que vous pouvez nous donner juste en général, mais pas avec tellement de précision, les délimitations ?
Les délimitations entre les fanahia, c’est tout... Non, je ne peux pas. Je ne peux pas, parce que c’est mélangé partout,
et des gens vous ont déjà dit cela avant, c’est entremêlé et il est difficile de montrer les parcelles individuelles des
gens ».
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secondaires sur tanety. Pour accéder à une parcelle de culture il suffit en principe d’avoir l’accès de l’aîné
compétent du côté paternel ou maternel.
La succession indifférenciée au droit de culture exclut la possibilité d’utiliser le fagnahia selon sa
définition technique patrilinéaire comme mécanisme de répartition territoriale des terres ancestrales.
L’idée d’ancestralité est conservée mais projetée sur l’échelle englobante du territoire. Les rizières et
autres parcelles de cultures d’un descendant ne se situent donc pas forcément sur sa terre ancestrale, à
supposer que celle-ci ait eu auparavant la consistance que l’idéologie patrilinéaire lui prête. Les unités
d’exploitation des sols sont tout aussi éclatées dans l’étendue que les terres ancestrales elles-mêmes. Les
patrimoines fonciers familiaux ne sont circonscrits que par les limites des parcelles individuelles qui les
composent . Au lieu de se cantonner dans un espace du clan, les parcelles qui composent le patrimoine de
l’ankohonana se dispersent. Les droits sur chacune de ces parcelles sont sécurisés par la mémoire
collective. En cas de litige, la « généalogie de la parcelle » est retracée avec le concours des aînés des
fagnahia non impliqués.
L’éclatement des divisions spatiales entre terres ancestrales autorise une « marchandisation imparfaite »
(Le Roy, 1995) des parcelles aménagées, lesquelles deviennent aliénables entre les descendants du même
ancêtre. Puisque tous les descendants du clan ont des droits de culture sur la terre indivise et que tous les
clans sont alliés, le droit de culture est commun à tous les membres de la communauté territoriale. La
constitution de patrimoines transmissibles dans le cadre de la famille étendue suppose alors un régime
successoral qui autorise des stratégies d’accumulation foncière au moins pour certaines catégories de
parcelles. Par contraste avec les zones de migration où les contrats agraires constituent le mode le plus
fréquent d’accession au droit de culture, ici les transactions foncières se font entièrement dans le cadre de
la parenté. Ni le métayage ni la location de terres sont pratiquées. L’héritage, qui assure la circulation des
parcelles entre familles de générations différentes, et les ventes coutumières, qui en permettent la
circulation entre familles de la même génération, sont les seules manières d’accéder au droit de culture sur
les parcelles déjà constituées. Une transmission des rizières conçue sur le modèle de la succession à la
culture sur la terre ancestrale risquerait de faire éclater ankohonana qui repose sur la cohésion des effectifs
et des parcelles de terre qui en assurent la subsistance. L’héritage se fait ainsi de manière sélective de père
en fils, ou plutôt des grands parents aux petits-fils, si les divisions définitives des terres sont effectuées sur
la base des arrangements provisoires pris pour les besoins de leur exploitation. Même inégalitaire, le
partage risque de produire patrimoines non viables pour être exploité dans le cadre d’une nouvelle unité
résidentielle du type de l’ankohonana. La seule façon de récupérer la parcelle dans ce cas est qu’un
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germain de l’héritier rachète la parcelle, c’est l’institution du lova trahabidy signifiant littéralement rachat
d’héritage.
Concernant les ventes coutumières, « celui qui vient pour acheter » est mis sur le même plan que « celui
qui veut en recevoir parce qu’il est de la famille », les conditions minimales étant que l’acquéreur ne soit
pas étranger à la communauté territoriale et que l’ankohonana dispose d’un trop plein de parcelles par
rapport à ses effectifs, autrement dit que la vente ne nuise pas à sa viabilité économique. En dehors des
ventes coutumières, seul le dian-tany, don de terre promis en échange d’un service rendu et bien entendu
le mariage, permettent à quelqu’un d’extérieur à la famille d’accéder à une parcelle de culture. Ainsi, la
succession patrilinéaire au patrimoine forestier est-elle plus restrictive que la succession indifférenciée au
droit de culture, mais l’égalitarisme de l’accès à la terre ancestrale est à son tour modéré par l’héritage
familial des parcelles. Le maintien du principe agnatique dans l’espace forestier du lohovohitsy s’explique
du fait qu’en l’absence de problèmes réels de terre ce principe gère surtout les rituels, troupeaux et droits
de pâture claniques. L’organisation familiale du travail agricole en revanche suppose une égalité de
chances d’accéder aux terres disponibles, d’où l’écart entre la notion de terre ancestrale indivise et la
distribution réelle des parcelles familiales.
La notion d’une propriété familiale indivise et inaliénable semble être contredite par cette analyse4. Le
maintien du patrimoine familial suppose de déroger au principe de la succession indifférenciée aux droits
de culture. L’indivision ne peut être maintenue que si les droits acquis par le travail se limitent à la récolte.
Dès lors que le travail est incorporé dans la parcelle elle-même, celle-ci est soumise à un autre régime
juridique : les parcelles aménagées peuvent être hérités par les fils, ainsi que cédés aux descendants d’un
même ancêtre. Ces deux modes alternatifs de transmission du droit de culture répondent à des objectifs
complémentaires à l’échelle du territoire communautaire : a) transmettre à tous les descendants des
fagnahia la chance d’incorporer, par défrichement et amélioration, des parcelles de la terre ancestrale dans
leurs patrimoines familiaux respectifs ; b) permettre ensuite la circulation des parcelles aménagées entre
les différentes familles étendues du territoire.
FLUIDITE ET AMBIGUITE DES REGLES COUTUMIERES
Depuis les années 1980, les activités économiques à Miarinarivo se redéploient sur l’espace forestier :
agriculture de subsistance et de rente, exploitation forestière, chasse et cueillette. Le phénomène qui est dû
à la saturation de l’espace de plaine soulève le problème de l’acquisition et sécurisation des droits sur des
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parcelles de culture dans l’espace forestier. L’ambiguïté créée par le dualisme des référents étranger et
endogène et le manque de généralité de la règle coutumière caractérisant les nouvelles relations
économiques favorisent les stratégies individuelles et particularistes. La colonisation agraire entraîne ainsi
une dénaturation de la coutume originelle sous l’influence des nouvelles pratiques économiques. Comme
il s’agit de pratiques qui étaient inconnues par le référent précolonial, la question se pose de savoir
comment la coutume ancestrale est réinterprétée pour accommoder les droits fonciers issus de la
colonisation agraire, par contraste avec les définitions anciennes des patrimoines forestier et agricole.
La pratique la plus visible dans l’espace intermédiaire entre plaine et forêt est l’extension des cultures sur
tanety (maïs, haricot, tubercules). La colonisation agraire est justifiée par analogie avec règle de
succession bilatérale qui régit les parcelles de culture non encore incorporées dans un patrimoine familial.
Les terres ancestrales sont accessibles à la culture pour tous les descendants des fagnahia du territoire. Il
suffit d’informer les aînés d’ankohonana qui autorisent la mise en culture en tant que responsables
fonciers de la terre ancestrale. Mais ces derniers ne peuvent exclure les descendants d’un autre fagnahia
parce que les droits de culture sur la terre ancestrale se transmettent dans les deux lignes. La situation à
l’intérieur de la forêt est différente. Comme on l’a vu plus haut, les usages économiques de la forêt sont
traditionnels, y compris pour certaines formes d’agriculture. Plutôt que de colonisation agraire, il faudrait
à cet égard parler d’un recentrement des activités économiques sur la forêt qui passe par l’intensification
des modes de production existants. Les familles étendent les rizières et autres cultures (arbres fruitiers,
tabac, canne de sucre) dans l’espace forestier traditionnel de leur lohovohitsy.
Suivant la coutume traditionnelle, cet espace est réservé aux descendants en ligne paternelle du fagnahia.
Mais dans la pratique la règle agnatique n’est plus toujours respectée notamment par les gens qui
défrichent pour avoir des champs de cultures complémentaires. Les témoignages montrent également que
les fagnahia ne contrôlent plus aujourd’hui leurs espaces de pâturage. Le recoupement des entretiens fait
apparaître les affirmations répétées du contraire comme un discours traditionnaliste qui cache une perte
d’influence du fagnahia dans l’affectation des sols de la terre ancestrale. « Il n’y a plus ni troupeau ni
ruche, nous n’avons plus de preuve de nos droits sur la forêt ; c’est désormais l’Etat qui pose les règles ».
La distinction entre l’espace réservé à la culture sur tanety et les forêts ancestrales du clan se brouille
parce que le premier empiète progressivement sur le second. La tendance est renforcée par l’action du
droit étatique qui fait que les droits de culture sont attribués par le chef de cantonnement forestier, quel
que soit type de succession coutumière qui continue à opérer en complémentarité avec le droit étatique.
4Qui est cependant compatible avec l’indivision du patrimoine du fagnahia.
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Les organismes de conservation attribuent souvent la déforestation à l’appropriation de nouvelles terres
agricoles par des populations de migrants. On pourrait donc penser que la « coutume ancestrale » est plus
à même de contenir une course à la forêt que le « droit coutumier » caractéristique des zones
d’immigration. Les rapports fonciers à Miarinarivo dont on a vu qu’ils sont fondés sur la transmission de
terres ancestrales acquises dans un passé historique lointain et sur une exploitation des sols dans le cadre,
traditionnel, de la famille étendue n’autorisent pas une telle lecture. Il ne faut pas imaginer que la
déforestation est un phénomène étranger à la coutume traditionnelle car il se peut que « la superficie des
terres d’un lignage ne soit pas totalement délimitée et qu’il y ait un secteur adjacent à la surface cultivée
jusqu’à présent, qui ne soit pas encore « appropriée », mais qui lui est cependant destiné, car le lignage,
véritable société de prévoyance, est ouvert sur l’avenir et inclut déjà les générations futures » (Verdier,
1965 : 348).
Dans un contexte où le dualisme des référents paraissait autoriser toutes les stratégies, on retrouve ainsi la
justification coutumière de la colonisation agraire. Dans la mesure où la colonisation agraire s’inspire des
principes traditionnels de transmission des patrimoines, on ne saurait parler ni de dénaturation ni de
rupture. La « coutume traditionnelle » résout le problème de la croissance démographique endogène par le
même mécanisme que le « droit en action » résout celui de l’immigration dans les zones de composition
ethnique plus hétérogène : la colonisation agraire. Derrière la diversité des règles particulières, qui varient
selon les régions, ressources et historicités locales, se dessinent les contours d’un paradigme endogène de
la sécurité foncière où la forêt est d’abord considérée comme une ressource à valoriser pour assurer la
subsistance des familles élargies et/ou lignages. C’est seulement lorsque les réserves foncières s’avèrent
insuffisantes pour nourrir des migrants, ou lorsque certains produits forestiers (charbon de bois, fibres de
raphia, etc.) acquièrent une valeur marchande, que la forêt mérite d’être gérée et certaines ressources
conservées.
LES USAGES LOCAUX DE LA DOMANIALITE
L’aménagement d’un « espace forestier à fonctions multiples » est rendu impossible par des postulats
culturels qui ignorent, sinon la notion même d’espace forestier, du moins celle d’une limite qui le
séparerait de l’espace agricole. La réinterprétation d’un trait culturel, en l’occurrence la domanialité,
comprend aussi bien le processus par lequel d’anciennes significations sont attribuées à des éléments
nouveaux que celui par lequel de nouvelles valeurs changent la signification des formes anciennes
(Bastide, 1971 : 55). L’adoption d’usages nouveaux modifie le système dans son ensemble et affecte de ce
fait aussi la signification des usages traditionnels. Dans cette section nous verrons d’abord comment un
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trait culturel exogène, « l’affectation des terrains domaniaux selon leur vocation », est approprié selon les
catégories de la pensée endogène dégagées précédemment, à savoir le « territoire communautaire », la
« terre ancestrale » et la « parcelle familiale ». Il s’agira ensuite de comprendre comment – par une
extension de la représentation d’espace « parcellaire » aux autres niveaux de la structure – les catégories
empruntées transforment l’ancienne signification des notions de « terre ancestrale » et de « territoire ».
Les incidences du droit légal sur la régulation foncière locale varient selon que l’observateur les regarde
du point de vue, économique, de l’affectation des sols à différents usages ou du point de vue, politique,
des rapports territoriaux tissés par plusieurs groupes d’ancestralité. Les malentendus à propos de la
reconnaissance étatique du droit coutumier viennent de ce que la grammaire occidentale de la domanialité
ne distingue pas entre « terre ancestrales » et « territoire » parce qu’elle se fonde sur une représentation
d’espace géométrique suivant laquelle il n’existe que des « parcelles », clairement délimitées dans
l’étendue. De par sa logique conceptuelle, le droit domanial ne peut agir que sur la gestion des parcelles.
Mais puisque cette fiction ne peut être réalisée dans les pratiques, la réinterprétation de la domanialité à
travers les catégories de la coutume est rendue inévitable5.
La reconnaissance étatique de la colonisation agraire est antérieure d’une vingtaine d’années au moins à la
politique de transfert de gestion des ressources renouvelables aux populations locales. Depuis la deuxième
République (1972-1990), les descendants des fagnahia avaient l’habitude de sécuriser leurs occupations de
nouveaux terrains de culture dans la forêt en adressant des autorisations de défrichement au chef de
cantonnement forestier de la sous-préfecture d’Ambalavao. Le chef de cantonnement forestier assume ici
le rôle d’un service foncier de proximité. Selon les témoignages, il serait un fin connaisseur des parcelles
occupées dans la forêt par des membres des familles du bassin versant. La conservation intégrée du
« corridor biologique » entre les parcs nationaux Ranomafana et Andringitra vise à modifier ces pratiques
foncières en marge de la loi. L’objectif des quelques dizaines de contrats de transfert de gestion conclus
dans cette partie du corridor forestier n’est dans aucun des cas de reconnaître le droit coutumier de la
colonisation agraire en autorisant la mise en culture des terrains forestiers6. L’objectif de ces contrats est
bien plutôt d’empêcher la progression des défrichements en fermant les terroirs traditionnels à d’éventuels
immigrants qui souhaiteraient y établir une terre ancestrale pour leurs descendants. A Miarinarivo, un
territoire lointain et difficile d’accès qui ne fait pas face à une immigration importante, les défrichements
5La théorie (occidentale) de la propriété foncière serait trop simple pour encadrer la diversité des situations foncières
(Le Roy, 1997 : 324).6Ceci bien que les tenants de la multifonctionnalité de la forêt se prononcent explicitement contre une dissociation
des fonctions (protection, conservation, accueil, etc.) dans l’étendue qu’ils récusent comme une option
intellectuellement réductrice préconisée par les forestiers d’Amérique du Nord (Smouts, 2001 : 40).
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sont le fait de la population autochtone. Malgré les conditions favorables à une conservation intégrée du
paysage forestier, les membres de l’association bénéficiaire du transfert de gestion sont surtout intéressés
dans la fonction de réserve foncière des terrains forestiers dont la gestion leur a été transférée. La
croissance démographique endogène, une immigration « filtrée » par les relations de parenté et
l’augmentation conjoncturelle des cultures de rente (tabac, canne de sucre, etc.) peuvent expliquer
l’importance des défrichements. A court terme, le contrat de gestion de Miarinarivo visait à contenir une
exploitation forestière dans les limites existantes en transférant aussi rapidement que possible le reste de la
forêt à la population locale, objectif qui semble bien avoir été atteint même si l’intervention était venue
trop tard. Pour protéger la forêt des exploitants, il aurait fallu en transférer la gestion à une association
paysanne avant que l’administration n’y autorise une exploitation forestière. L’objectif principal, la
« conservation intégrée » du corridor forestier, semble en revanche plus difficile à réaliser. Dans un
premier temps, le chef de cantonnement forestier continuait à autoriser les défrichements dans la forêt
ancestrale dont une partie seulement avait été transférée. Par la suite, le bureau de l’association tolérait des
défrichements non autorisés à l’intérieur de la parcelle délimité, tout en donnant son consentement à un
permis d’exploitation minière en cours d’instruction.
Paradoxalement, la gestion contractuelle du territoire forestier de Miarinarivo par une association
paysanne n’exclut pas la gestion « en régie directe » des parcelles comprises dans ce même territoire par
les services techniques (Eaux et Forêts, Mines, etc.). En assimilant le contrôle associatif à l’histoire
politique précoloniale du territoire et les autorisations de défrichement informelles aux règles
traditionnelles d’accès à la terre ancestrale, le droit coutumier conserve la hiérarchie originelle de la
coutume ancestrale en la reproduisant dans sa propre structure. Alors que les deux modes de contrôle
associatif et administratif s’excluent mutuellement selon la théorie du droit domanial, le droit coutumier
dissocie les deux discours « modernes » en leur assignant des niveaux hiérarchiques distincts pour les faire
coexister parallèlement.
Les institutions nouvelles (autorisations de défrichement, gestion associative), en plus de leurs avantages
formels, qui est d’être conformes au discours juridique de l’Etat, doivent remplir les mêmes fonctions que
les anciennes institutions remplacées (terre ancestrale, territoire communautaire). Les modes traditionnels
de transmission des patrimoines ne cessent pas d’être opérants pour autant. On a plutôt affaire à des modes
alternatifs de satisfaction des mêmes besoins, car les deux équivalents fonctionnels ne sont pas
interchangeables. La réinterprétation endogène du droit étatique continue ainsi à autoriser le défrichement
de parcelles forestières de manière à la fois officieuse et traditionnelle, ce qui rend ineffective une gestion
associative axée sur la conservation intégrée du paysage. Mais en caractérisant la réinterprétation de
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manière purement négative, par les seuls échecs qu’elle produit en terme de protection des forêts, on
risque de s’enfermer dans une vision ethnocentrique qui ne rend compte que de l’aspect visible du droit
coutumier et d’occulter les dynamiques qui le génèrent.
LE RENOUVEAU DE LA COUTUME ANCESTRALE
La reconnaissance étatique du droit coutumier ne se résume pas à la constatation des significations
existantes à un moment donné, elle joue par ailleurs un rôle actif dans la création de significations
nouvelles. Il y a un double mouvement à l’œuvre dans les phénomènes de réinterprétation, qui peuvent se
faire aussi bien dans les termes de la culture endogène que dans ceux de la culture importée. Le trait
culturel emprunté « travaille » au cœur de la nouvelle structure et laissera son empreinte sur celle-ci en la
transformant progressivement. Dans le jargon des anthropologues, on dira que l’élément emprunté est
« pré-contraint » en ce qu’il garde, au sein de la nouvelle structure de signification, les traces de son
utilisation précédente. Il nous appartient ici à examiner comment les notions coutumières de « terre
ancestrale » et de « territoire » sont réinterprétées dans les termes d’un droit domanial qui, on l’a vu,
consiste à gérer des « parcelles ».
Si on prend le patrimoine du fagnahia, en se demandant comment les sols d’une terre ancestrale sont
affectés à des usages économiques, force est de constater que le droit étatique rend l’accès à l’espace
forestier plus égalitaire. Les autorisations de défrichement favorisent le principe la succession
indifférenciée au droit de culture à dépens du principe de la succession patrilinéaire aux fonctions
politiques et cérémonielles. Dans la mesure où un contrôle clanique des droits de culture n’intervient plus
que de manière subsidiaire, l’appropriation familiale des parcelles à l’intérieur de l’ensemble territorial
s’en trouve renforcée par rapport aux propriétés indivises de chaque fagnahia ; en conséquence de ce
processus, la notion de « terre ancestrale » désigne désormais autant le territoire commun à tous des clans
qu’un espace propre à chaque fagnahia.
La même dynamique est perceptible dans le changement de signification de la notion de « territoire » et
donc des règles de répartition du patrimoine communautaire entre les différents fagnahia qui occupent le
bassin versant. Nous avons vu que le transfert de gestion de (certaines) parcelles forestières comprises
dans le patrimoine territorial vise selon la logique de l’intervention la « conservation intégrée d’un
paysage multifonctionnel »7. Selon la perception d’un membre de l’association bénéficiaire, « c’est
7« Bien que toute forme de gestion autre que la protection stricte aurait probablement pour effet d’altérer la
biodiversité au niveau d’un site individuel, ceci n’est pas forcément le cas lorsque les actions sont planifiées et mises
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quelque chose de nouveau qu’on a apporté dans les coutumes ancestrales, tout le monde cherche
quelqu’un pour être responsable de la gestion de la forêt, par exemple, la mise en place d’un comité de
gestion, on remet tout en place ». Mais l’innovation produite par la reconnaissance officielle d’un contrôle
associatif du territoire réside plus dans une nouvelle manière de faire de la politique locale que dans les
aspects techniques de la gestion intégrée d’un paysage forestier.
Pour les besoins du transfert de gestion, les représentants des familles étendues qui constituent les villages
et hameaux du territoire ont été regroupés dans une association paysanne. Censée représenter les intérêts
de l’ensemble des groupes d’ancestralité, cette association est une création extérieure en rupture avec la
coutume traditionnelle, laquelle structurait les rapports territoriaux entre fagnahia sans pour autant
centraliser les pouvoirs locaux dans une seule autorité. La rupture avec la tradition n’est cependant pas
totale. La notion d’un « grand fagnahia » trouve une inspiration dans l’histoire orale qui atteste le rôle
fondateur du pouvoir étatique précolonial dans la création des ancestralités claniques individuelles. La
procédure d’institution ou de reconnaissance des fagnahia par les souverains précoloniaux contient déjà en
germe l’idée d’une ancestralité politique à l’échelle du territoire, se substituant aux ancestralités claniques
issus d’une première occupation par le fondateur. La différence est qu’actuellement, les clans se
consacrent uniquement à faire de la politique territoriale, alors qu’ils jouaient auparavant un rôle plus
perceptible dans l’organisation des activités de subsistance.
Qui a droit d’occuper quelles terres en forêt ? D’avoir affaire aux exploitants forestiers, de négocier avec
les ONG, le service forestier, la commune rurale ? Ces enjeux relèvent tous de la compétence du fagnahia
qui garde une autorité significative sur le plan politique, bien qu’il l’ait perdu sur le plan économique
parce que l’agriculture est devenue une affaire familiale et que le grand élevage appartient au passé. La
politisation du fagnahia soulève également le problème de la légitimité de certaines revendications
« ancestrales » formulées soit à l’intérieur de l’association bénéficiaire par ses membres, soit à l’encontre
de l’association par des descendants qui en sont exclus parce qu’ils n’habitent pas suffisamment proche de
la lisière pour être pris en compte par les intervenants externes qui ont préparé le contrat de gestion. Du
moment où bailleurs de fonds instrumentalisent la coutume ancestrale dans l’objectif de conclure des
contrats de gestion, ils doivent en principe accepter que tous les clans concernés soient effectivement
représentés dans association, même si on peut s’attendre à ce que les discussions à ce propos ne trouveront
jamais de réponse définitive.
en œuvre dans le cadre d’une échelle plus grande, telle que le paysage ou l’écorégion, composée d’une mosaïque de
sites avec différents objectifs de gestion : protection, droits d’usage, production » (WWF Madagascar, 2005 : 2).
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Quoiqu’il en soit sur ce dernier point qui relève de l’éthique des interventions de développement, la
renaissance sinon l’invention de discours ancestraux dans le cadre des projets de conservation intégrée du
corridor biologique est décalée, aussi bien des modes d’utilisation réelles des terrains forestiers que des
règles coutumières qui les définissent. Le décalage entre la pratique de la colonisation agraire et une
idéologie autochtone est suscitée et alimentée par les projets de conservation intégrée et doit être compris
comme un effet de politique identitaire locale. Depuis que certaines compétences politiques – en réalité
minimes mais n’oublions pas l’effet d’annonce de la mesure – sont dévolues à un groupement associatif
paysan, l’ethnohistoire locale des fagnahia a acquis le statut de savoir politique pertinent parce que la
représentation des familles au sein de l’association paysanne et l’accès à d’éventuels bénéfices passe à
nouveau par l’identité ancestrale. Si la gestion contractuelle du corridor est ineffective en termes de
protection des forêts, elle n’en est pas moins légitime dans l’imaginaire politique d’une population
« créolisée » par la mouvance internationale de la conservation intégrée.
CONCLUSION
La reconnaissance du droit coutumier par une politique contractuelle représente pour certains une
« véritable révolution culturelle qui, même si elle ne se traduira que progressivement dans les
comportements et les mentalités, rompt avec un monopole étatique en crise de légitimité » (Bertrand,
Babin et Nasi, 1999 : 41-42). Au vu des expériences de terrain, l’hypothèse de la rupture avec le modèle
domanial est difficile à admettre. L’usage stratégique et sélectif des catégories importées assure à la
légalité domaniale (post)coloniale une légitimité suffisante pour permettre aux acteurs en dehors du haut
de l'appareil de l'Etat de s’y reconnaître. Mais la perpétuation des coutumes ancestrales sous le couvert des
formes importées interdit une effectuation systématique des normes légales dont dépend la mise en œuvre
d’une politique foncière. La question se pose de savoir si des interventions étrangères ponctuelles captées
par les services techniques de l’Etat peuvent constituer une sortie du dualisme foncier hérité du droit
colonial8.
Si les populations locales, au lieu de bénéficier de droits contractuels, étaient reconnues comme
propriétaires coutumiers des ressources dont elles dépendent, elles auraient plus de poids dans les
négociations avec des parties externes (Lynch, 1998 : 55). A Madagascar, un scénario alternatif de
reconnaissance expérimente actuellement avec une constatation des droits à l’échelle communale, fondée
8 Les 500 contrats de gestion conclus depuis 1996 l’ont tous été à la demande et avec l’appui des projets d’aide
internationale. D’une évaluation d’environ 350 contrats, il ressort non seulement que l’administration forestière n’a
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sur la notion d’une « présomption coutumière » qui remplace l’ancienne présomption domaniale. Selon les
règles domaniales en vigueur, les communes et collectivités traditionnelles peuvent déjà obtenir des
dotations foncières leur attestant la propriété coutumière du sol à travers un acte domanial (Teyssier,
2000). Si un dispositif de la sorte pouvait être généralisé à travers une réforme du code foncier, les
problèmes de gestion des forêts domaniales trouveraient peut-être une solution car seules les forêts
classées resteraient sous le contrôle du service forestier (les aires protégées étant déjà gérées par une
autorité indépendante).
La problématique du dualisme juridique n’est pas nouvelle. Suite à l’indépendance, la question s’était
posée de savoir si la constatation du droit coutumier pouvait être conciliée avec le respect d’une certaine
authenticité (Poirier, 1965 ; Rarijaona, 1967). Deux conceptions de la transformation de la coutume
originelle ont alors émergé, l’une affirmant la continuité du droit foncier endogène durant la colonisation,
l’autre insistant sur sa dénaturation sous l’effet des valeurs occidentales. Dans la dernière hypothèse, la
constatation de la coutume apparaît comme la négation même d’un développement authentique.
L’invention coloniale d’un « droit coutumier » ayant dénaturé la coutume ancestrale en tribalisant les
sujets de droit indigènes, une politique foncière culturellement appropriée suppose des délibérations
démocratiques. Dans l’hypothèse de continuité, le droit coutumier constate les bricolages issus du contact
de deux traditions incompatibles. Des règles juridiques « ancestrales » et « importés » sont réinterprétées
en fonction de postulats culturels qui laissent peu de place à la délibération démocratique.
ni les effectifs ni les moyens nécessaires pour suivre des milliers de contrats d’aménagement locaux, mais aussi
qu’elle tend à sectoriser la démarche pour monopoliser les financements extérieurs (CIRAD-FOFIFA/IRD, 2005).
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